Le courant irrationaliste : Juan José Sebreli

Juan José Sebreli : « L’Oubli de la raison », 2006, traduit en 2012. Le courant irrationaliste ou anti-Lumières : Herder, Schopenhauer, Dostoïevski, Nietzsche, Heidegger, Freud, Lévi-Strauss, Bataille, Foucault.

Il s’agit d’une reprise critique et d’une actualisation de la « Destruction de la raison » de Lukacs, mais d’un point de vue plutôt de sociologie de la philosophie.

 Les critiques de Lukacs ne s’appuient pas sur des citations : Lukacs par opportunisme politique ferait croire deux choses : 1) le stalinisme représente l’héritage des Lumières et constitue une alternative à l’irrationalisme et 2) le capitalisme est identique au fascisme, l’irrationalisme étant la forme intellectuelle de la décadence de la bourgeoisie. Pour l’auteur l’irrationalisme ne reflète pas une unique classe sociale (il suppose que telle est la thèse de Lukacs) puisque des secteurs importants de la bourgeoisie n’ont pas adhéré au fascisme et que de nombreux intellectuels en ont profité pour augmenter leur influence.

A la louche, l’auteur identifie stalinisme et national-socialisme et du coup Heidegger et Lukacs : ces deux penseurs auraient aspiré à se convertir en mentor intellectuel – Machiavel derrière le prince – de chacun des dictateurs. Les deux auraient été convaincus qu’ils comprenaient mieux la nature du fait politique que leur propre chef d’État. Aucun des deux n’aurait atteint  son objectif. Devant cet échec ils auraient choisi de faire un pas de côté, se résignant à un rôle obscur dans des régimes auxquels ils continuaient à croire mais avec réticence, obéissant et maintenant leurs critiques en silence.

 Avec Herder et le romantisme – les précurseurs – se met en place les caractères essentiels du courant irrationaliste c’est-à-dire anti-moderne et anti-Lumières : dédain de la raison, de la science, des « abstractions dépersonnalisantes », rejet des modèles étrangers et des normes universelles, insistance sur ce qui sépare et différencie les hommes et les communautés (nationalité, ethnie, race, coutumes), sur ce qui est intransmissible, récusation d’un développement historique à l’échelle de l’humanité, mise en avant de l’émotion, du sentiment, de l’intuition, de l’imagination, des rêves, de l’inconscient, remplacement de la philosophie, de la science et de la politique par la poésie, la littérature et l’art, réhabilitation de la religion

À la conception universaliste, séculière et rationnelle du siècle des Lumières (la raison et la science permettent de concevoir l’humanité dans sa totalité) s’oppose une réaction irrationnelle contre les Lumières et anti-moderne devançant le climat romantique du dix-neuvième siècle (dédaignant la raison et la science, rejetant les modèles étrangers et les normes universelles, cette réaction met l’accent sur ce qui sépare les hommes : la nationalité, l’ethnie, la race, la religion, le folklore, les arts populaires, les coutumes, le singulier intransmissible de chaque communauté).

Gottfried Herder est le principal promoteur du particularisme anti-universaliste, opposant les différences à l’égalité, l’esprit des peuples à l’universalisme et au rationalisme des Lumières, les cultures à la civilisation, révoquant un développement historique extensif à toute l’humanité et surgissant des relations réciproques des différentes sociétés, devançant les philosophies cycliques de l’histoire et le relativisme culturel des structuralistes du vingtième siècle. Herder nie les concepts généraux considérés comme des abstractions dépersonnalisantes. La particularité de chaque culture et intransmissible à une autre et exprimable non par la raison mais seulement à travers l’émotion, le sentiment et l’intuition. L’autarcie culturelle de Herder se manifeste par le mépris et la répugnance pour tout ce qui est extérieur, ce qui se métamorphose en haine et en hostilité.

 Kant exprime le danger qu’entraînent ces idées et expose sa propre conception rationnelle, universelle et progressiste de l’histoire. Cette discussion entre rationalité moderne et irrationalisme anti-moderne se répète dans l’affrontement entre Heidegger et Cassirer ou entre Lévi-Strauss et Sartre, discussion mise en scène dans la Montagne magique de Thomas Mann.

Les thèmes clés du romantisme ne sont pas étrangers à l’ambiance de la psychanalyse : le rêve, la nuit, la folie, l’enfance, l’amour passionnel, la mort, la maladie, le secret, le primitif, l’anormal, le sinistre, le mystérieux. L’âme, l’esprit et la voix intérieure précèdent l’opposition de l’inconscient et du conscient, l’inconscient étant le concept fondamental de la psychanalyse, du surréalisme, du structuralisme, du lacanisme et de la déconstruction. La clé de la connaissance se situe dans la région de l’inconscient. Les mythes et les rêves sont importants. La conscience réprime l’imagination et des rêves, ces expressions de la liberté absolue.

La répudiation de la société moderne conduit à la découverte des valeurs du monde oriental et en particulier de l’irrationalisme religieux hindou.

Face au projet des Lumières de remplacer la religion par la philosophie et la science, les romantiques se donnent le projet de remplacer la philosophie et la science par l’art et la poésie comme chemins vers la connaissance de la vérité, le perfectionnement moral et la rédemption des peuples, comme points culminants de la philosophie. Les philosophes adoptent un langage plus poétique que scientifique. La poésie est le langage premier de l’humanité, le poète étant un mage, un prophète, un sacerdote médiateur de l’absolu, un herméneute de la divinité dont la mission de caractère métaphysique et mystique est la réconciliation de l’humanité, récupérant l’harmonie perdue de l’homme avec la communauté et la nature. Cette langue des origines dévoile les énigmes de l’humanité que la raison discursive est incapable de comprendre, atteint les suprêmes aspirations de l’homme que le développement de la civilisation empêche. L’extase provoquée par la poésie ou l’art et non la forme discursive rationnelle rend accessible le contenu idéal de la philosophie. Toutes les sciences doivent être poétisées.

Les aspects irrationalistes en France

Chez Jean-Jacques Rousseau, à côté de ses idées protoromantiques (prédominance du sentiment sur l’intellect, la civilisation comme corruptrice et les prêches du retour à la nature) perdurent en lui des aspects des Lumières : le républicanisme et la théorie du contrat social.

Le romantisme allemand arrive à Paris tardivement avec le symbolisme, Baudelaire, Mallarmé, et le décadentisme.

Schopenhauer : Dans un très beau style littéraire se mettent en scène la volonté (contre l’intellect), l’inconscient, la sexualité. Le seul philosophe de Hitler

Schopenhauer systématise les thèmes ébauchés par les préromantiques et les romantiques.

La volonté comme obscure pulsion inconsciente et irrationnelle provient de l’ « âme » romantique et réapparaît transfigurée en volonté de puissance chez Nietzsche, en vie chez les vitalistes, en élan chez Bergson et en la libido freudienne.

L’inconscient est la racine d’où naît la conscience (« Psyché », 1846, roman de Carus) : l’intellect fournit des motifs à la volonté mais il ne pénètre pas dans le labyrinthe secret de ses déterminations. L’intelligence est subordonnée à la volonté. L’intelligence se fatigue pendant que la volonté reste infatigable.

Dans le rêve, alors que l’intellect abandonne et ne soumet plus de motifs, la volonté travaille comme force vitale.

Malgré le voile qui la recouvre, la sexualité est le principe conservateur de la vie, celui qui assure une existence infinie dans le temps, l’essence même de l’homme. L’instinct sexuel est l’essence même de la volonté de vivre. C’est donc là que se concentre la volonté générale. Les organes génitaux sont le foyer de la volition.

Dostoïevski : dans le cadre d’un panslavisme en relation avec le pangermanisme, un Dieu vengeur veut expulser par la guerre tout autre divinité. Exaltation de la sagesse populaire par rapport aux intellectuels, mise en place de l’homme de l’absurde et de la liberté totale. Trois modes Dostoïevski

Dostoïevski produit comme Sartre des romans métaphysiques.

 Sa pensée bien qu’embryonnaire est exprimée par l’intermédiaire de paraboles et de dialogues énoncés par ses personnages, parfois les personnages secondaires.

 Dostoïevski ne se considère pas comme un artiste pur : il se préoccupe de manifester ses doctrines, il proclame son intention de changer la société russe et éventuellement la société européenne.

 Dostoïevski est un slavophile opposé aux occidentalistes Tourgueniev et Herzen : il faut rejeter la sécularisation, la modernité, l’Occident pourri, le rationalisme, la science et la démocratie, responsables de la décadence de l’Europe. Dostoïevski idéalise le retard de la « Sainte Mère Russie », la tradition asiatique, la religion orthodoxe, la mystique de l’autocratie : le génie russe est supérieur au génie européen.

 Le nationalisme indissolublement lié à l’Église russe forme une espèce de théocratie que Dostoïevski appelle « socialisme russe ».

 Dieu assume la personnalité synthétique de chaque peuple, le peuple étant le corps de Dieu. « Une nation ne mérite pas ce nom tant qu’elle n’a pas son dieu personnel et rejette obstinément tous les autres, et tant qu’elle ne compte pas sur son dieu vengeur pour expulser du monde toutes les divinités étrangères ». Le peuple russe non encore contaminé par la civilisation, enfant de la terre, doit incarner le Dieu unique.

Dostoïevski oppose la sagesse instinctive et spontanée du peuple, l’homme de l’absurde, la liberté totale à la fausse connaissance des intellectuels : « Que m’importent des lois de la nature et de l’arithmétique, quand pour une raison quelconque… ces lois me dégoûtent ».

 En fait, la slavophilie est d’origine exclusivement germanique : les jeunes des classes supérieures russes du milieu du dix-neuvième siècle, pour éviter les convulsions de la France post-révolutionnaire, sont envoyés dans les universités de l’Allemagne conservatrice et à leur retour, après avoir influencé la jeunesse allemande, ils se montrent influencés par Herder, Fichte, Schelling, à tel point que Herzen parle des Allemands russes et des Russes allemands, pangermanisme et panslavisme se développant parallèlement.

La première mode Dostoïevski commence en 1886 avec le « Roman russe » d’Eugène Melchior, comte de Voguë, ancien secrétaire de l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg, avec « Très russe », roman du décadent Jean Lorrain : dans les salons élégants ou l’écrivain russe n’aurait jamais été invité eu égard à son aspect négligé et à sa mauvaise éducation, se développe l’ « âme russe » tourmentée, si attrayante pour ces snobs en manque d’émotions fortes et d’exotisme, une âme russe qui est plus épaisse que les antithèses de classe, les intérêts et les droits de classe.

Les décadents pour la plupart catholiques portent intérêt au péché et au diable, selon un mélange de mysticisme et de perversion.

La deuxième mode Dostoïevski est en Allemagne une version plus dure que celle du décadentisme : les tortueux personnages se transforment en prophètes de l’Apocalypse de la civilisation occidentale.

La troisième mode en France, par l’intermédiaire de Léon Chestov, de Nikolaï Berdiaev et d’Emmanuel Mounier, fonde l’existentialisme chrétien.

« La guerre nettoie l’air que nous respirons et qui nous étouffe, avachis comme nous sommes dans l’inutile putréfraction et l’asphyxie spirituelle… La guerre est nécessaire pour atteindre quelque objectif, elle est salutaire et apaise l’humanité ».

Nietzsche. Sous forme d’aphorismes et de fragments, sous forme poétique, de manière polysémique, il arrive à affirmer tout et son contraire.

Avec Kierkegaard et les romantiques, Nietzsche veut faire de sa propre vie une œuvre d’art : sa pensée ne doit pas être l’expression d’idées générales mais celle d’une personnalité singulière, son œuvre se convertissant toujours un peu plus en autobiographie. La pensée asystémique et fragmentaire s’exprime sous forme d’aphorismes et d’essais brefs.

La première mode Nietzsche débute en 1890 au sein des milieux bohèmes, auprès des poètes maudits, dans les salons élégants où rôde sa figure d’anachorète et d’individu supérieur contre le troupeau des médiocres, en France dans les cénacles symbolistes, parnassiens, nihilistes, anarchistes et décadents (Jules Laforgue, Daniel Halévy, Fernand Gregh, Robert Dreyfus, Maurice Barrès, Paul Bourget, La Revue blanche, Le Banquet, la Nouvelle revue), en Allemagne, en Russie et en Italie avec l’expressionnisme (futurisme italien et futurisme russe, fauvisme).

L’esprit dionysiaque, avec son climat d’enivrement, de jeux, de fêtes orgiaques et de transgressions qui attire la contre-culture juvénile, s’oppose à l’esprit apollinien comme l’âme s’oppose à l’esprit, la vie à la raison, l’intuition à la réflexion, la communauté à la société, la culture à la civilisation.

La deuxième mode Nietzsche apparaît dans les années 30.

 Il s’agit de vivre dangereusement, de justifier les castes, le racisme, l’esclavage, l’oppression des plus faibles, l’infériorité de la femme et sa nécessaire subordination à l’homme.

 Il s’agit de mépriser la démocratie (« forme de décadence de l’État, de dégénérescence des races, de prépondérance des misérables, un déchaînement de paresses, de fatigues, de faiblesses »), le suffrage universel, « domaine des hommes inférieurs » et d’adorer la « bête blonde qu’il y a au fond de toutes les races aristocratiques ».

 Il s’agit d’éliminer les faibles : « Les faibles et les misérables doivent périr ; c’est la première proposition de notre amour aux hommes. Et il faut les aider à périr ».

 Il s’agit de « confesser que la guerre est pour l’État de nécessité aussi urgente que l’esclavage l’est pour la société… Je vous conseille non pas le travail mais la lutte ; non la paix mais la victoire… Eh bien je vous dis qu’une bonne guerre sanctifie toutes les causes. La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain… Une bonne et saine aristocratie accepte le sacrifice de la multitude des hommes qui devraient être humiliés et rabaissés à l’état d’êtres mutilés, d’esclaves, d’instruments.… Maintenant que les enthousiasmes des excitations chrétiennes se sont épuisés, les guerres sont les grandes pourvoyeuses de fantaisie ». Il s’agit d’une guerre « qui dirait oui au barbare, y compris à l’animal sauvage qu’il y a en nous ».

« Là où l’on parle « d’aristocrates de l’esprit », il ne manque pas de raisons pour occulter une chose ; comme chacun le sait, c’est un vocabulaire commun aux juifs ambitieux. L’esprit, en lui-même, n’anoblit pas ; il est avant tout nécessaire qu’une chose anoblisse son esprit. Que faut-il pour cela ? Le sang … À Rome on considérait le Juif comme « convaincu de haine contre tout le genre humain » : à bon droit, dans la mesure où on a le droit de lier le salut et l’avenir du genre humain à la suprématie absolue des valeurs aristocratiques, des valeurs romaines… La Judée triomphe une fois de plus de l’idéal classique avec la Révolution française : la dernière noblesse politique de l’Europe, celle du dix-septième et du dix-huitième siècle français, s’écroule sous la poussée des instincts populaires du ressentiment ». Qui dit qu’avec la démocratie, l’anarchisme et surtout cette tendance qu’on observe aujourd’hui chez tous les socialistes d’Europe à instaurer une Commune, « la race des conquérants et des « maîtres », celle des Aryens, ne soit pas en train de succomber même physiologiquement ? »

Les nietzschéens de gauche dissimulent l’antisémitisme en alléguant que Nietzsche a des liens avec des Juifs.

L’art est la suprême activité métaphysique. Il ne s’agit pas de fusionner la pensée et l’art ou la philosophie et la poésie mais de remplacer l’un par l’autre.

Les politiques sont des artistes, des poètes, des philosophes. L’idée de l’histoire comme œuvre d’art contient deux appréciations : la reconnaissance de l’artiste, du génie créateur, des grandes individualités, et le rôle des masses prises comme matière par le condottiere-artiste pour façonner son œuvre. Ainsi le romancier et auteur dramatique Mussolini et le peintre et architecte en herbe Hitler.

« C’est la démence qui fraye la voie de la pensée, qui lève l’interdit d’une coutume, d’une superstition respectée… Partout où il y a démence il y a aussi une pointe de génie et de sagesse : quelque chose de « divin »… Tous les hommes supérieurs qui se sentirent irrésistiblement poussés à briser le joug d’une moralité quelconque et à instaurer de nouvelles lois n’eurent pas d’autre solution, s’ils n’étaient pas réellement déments, que de se rendre déments ou de se donner pour tels ».

La folie et le crime sont sacralisés en un affrontement avec la rationalité.

Nietzsche soutient passionnément une position et son contraire et parfois aussi une troisième. Son unique cohérence est l’auto contradiction : « L’homme le plus sage serait le plus riche en contradiction ». Derrière la fragmentation, il y a un système unique qui s’ignore ou se dissimule.

Ce Nietzsche polysémique pour tous les usages offre ainsi la possibilité de s’attarder sur ses fragments apparemment rationnels ou chrétiens.

 Le nihilisme de Nietzsche ne doute pas : il a la certitude qu’il n’existe aucune vérité.

La troisième mode Nietzsche prend place dans l’immédiate après-guerre.

Le monde se prête à une chaîne continue d’interprétations et adaptations toujours nouvelles, non nécessairement en rapport les unes avec les autres, se succédant ou se remplaçant les unes les autres de façon purement accidentelle.

 Il n’y a de vision que perspective, il n’y a de connaissance que perspective : éliminer la volonté, écarter tous les sentiments, c’est châtrer l’intellect. La connaissance en soi manque d’objectivité, n’est qu’une illusion, une erreur, une falsification.

 Si tout est relatif, s’il n’y a que des interprétations, alors la théorie de la volonté de puissance ne serait qu’une théorie parmi d’autres, une interprétation relative, sans aucune validité objective. Toute théorie est relative exceptée la théorie relativiste.

 Nietzsche postule une métaphysique aussi dogmatique et indémontrable que celle qu’il s’était proposé de détruire, une synthèse fermée et concluante échappant au relativisme : l’humanité est divisée entre forts et faibles, sains et malades, hommes et femmes, les forts et les sains formant l’élite des surhommes destinés à commander. La division en classes est légitime. Toute tentative des plébéiens de se lever contre leurs maîtres est qualifiée de ressentiment. Le « préjugé démocratique » est l’obstacle à la reconnaissance de l’origine aristocratique des valeurs.

La relativité éthique du par-delà le bien et le mal n’accepte pas que toutes les valeurs soient équivalentes, que toutes les morales soient valides. Le relativisme est relativisé. Derrière le dépassement moral, il y a une nouvelle morale basée sur la force. Derrière la proclamation de la fin des valeurs, il y a une valeur de plus.

 La possibilité d’aller par-delà le bien et le mal, la liberté de créer ses propres valeurs et l’esprit critique contre les valeurs établies ne sont accordés qu’à ceux qui disposent de la volonté de puissance comme volonté des meilleurs, comme espèce de vie la plus haute au sein de la hiérarchie des différentes espèces de vie, hiérarchie objective, réalité de fait, clef de toute réalité humaine et contre laquelle il n’est pas possible de s’opposer.

De ce point de vue les valeurs de justice et donc de droit manquent de fondement. L’exploitation, la destruction et l’infraction ne sont pas injustes puisque la vie procède par exploitation, destruction, infraction.

Le droit n’est qu’un état d’exception, une restriction partielle de la volonté de vie. Il ne peut que se subordonner au but général de cette volonté de vie comme l’un de ses moyens, moyen de créer des unités de puissance plus grandes, instrument de lutte entre les complexes de puissance. Le droit ne doit pas être une arme contre toute lutte en général, il ne doit pas considérer toutes les volontés comme égales car il serait ainsi hostile à la vie, agent de destruction et de dissolution de l’homme, attentat à l’avenir de l’homme, symptôme de fatigue, chemin détourné vers le néant.

Heidegger

La philosophie de Heidegger n’est pas à l’écart des influences, en particulier celle de l’expressionnisme, séquelle diffuse du romantisme, du symbolisme et du décadentisme, reflétant l’angoisse et la sensation de déroute provoquées par la guerre et ses conséquences économiques, politiques, sociales et culturelles (après Dostoïevski, Kierkegaard, Nietzsche: Georg Trackl, Rainer Maria Rilke, Gottfried Benn, Stéfan George) et celle du pessimisme culturel ou révolution de droite ou révolution conservatrice (Tonnies, Spengler, Scheler, Jünger, Klages, Schmitt, etc.).

Le langage est délibérément et inutilement ardu, sibyllin et fréquemment énigmatique : on ne peut avoir la prétention de comprendre un penseur « étant donné qu’aucun penseur, de la même manière qu’aucun poète, ne se comprend lui-même ».. C’est un jargon dont on ne sait s’il veut dire quelque chose ou tout son contraire, ou peut-être rien. C’est une façon de s’opposer aux Lumières qui tâchaient de se rendre clairs et compréhensibles, pensant que les idées pouvaient et devaient être communiquées, croyant au potentiel d’égalité entre les hommes et aspirant à ce que tous aient accès à la connaissance.

L’incompréhensibilité de la forme répond à l’irrationalité du contenu, à la pensée ineffable, l’être restant insondable, retiré, seulement accessible à une élite d’initiés. Il faut éloigner la philosophie et la pensée d’une science qui ne pense pas. La philosophie et la pensée doivent être alogiques et irrationnelles : il n’est pas possible de les circonscrire dans les règles fixes de la logique, du discours rationnel et même de la grammaire, ces chaînes dont il faut libérer le langage.

 Pour Heidegger, contrairement à la métaphysique occidentale, la philosophie ne doit pas être comprise à travers le rationalisme et l’argument mais « se sentir » comme un poème ou « se vivre » comme une expérience mystique ou religieuse, le dialogue avec le lecteur étant remplacé par l’écoute du message, par la voix du prophète qui parle depuis le sommet de la montagne et dont les phrases deviennent des postulats indiscutables surgis d’une révélation de l’être même. Heidegger pense l’être à travers le langage, cette maison de l’être, et il s’agit du langage premier que seule la poésie conserve (Maître Eckart, Sancta Clara, Pascal, Rimbaud, René Char), une poésie qui conçoit le langage comme une fin en soi, un langage indifférent à la réalité qu’il nomme, un langage où prédomine le signifiant sur le signifié.

Les traductions transforment des banalités ou une invention facile en concept fréquemment tératologique.

Heidegger affirme que ses livres sont intraduisibles car seuls le grec et l’allemand sont aptes à parler philosophie, à accéder aux essences dans la mesure où elles ont même souche ethnique, héléno-germanique. De même que les vieux catholiques, effrayés par une interprétation hétérodoxe, interdisaient la traduction de la Bible, de même, considérant les langues et les cultures comme des cercles fermés incommunicables, les universaux génériques, historiques, sociaux n’existant pas, le langage n’étant pas l’essence de ce qui est humain, Heidegger croit que seuls les aspects superficiels peuvent être transmis, toute traduction n’étant qu’une approximation analogique.

« Aux alentours de 1933 j’espérais du national-socialisme une rénovation spirituelle de la vie toute entière, une réconciliation des oppositions sociales et la sauvegarde de l’existence occidentale face aux dangers du communisme ». Le national-socialisme d’Heidegger est apparemment dans l’essence de sa philosophie : le philosophe de 1933-1934 n’est pas complètement différent de celui d’avant 1933 et ce d’autant moins qu’il exprime sa justification enthousiaste de l’État nazi en termes philosophiques. Tandis que l’idéologie peut ne pas laisser d’empreinte sur l’œuvre artistique, le philosophe, dont les thèmes fondamentaux sont la relation entre l’homme et le monde et la qualification du comportement humain en authentique et inauthentique, ne peut dissocier son engagement politique de sa pensée.

La politique est pensée d’un point de vue exclusivement philosophique, selon un rêve philosophique ou une politique imaginaire qui ignore les faits réels et qui méconnaît la spécificité du politique. La politique est vécue de manière utopique comme un roman policier métaphysique, spéculatif, romantique, fanatique, abstrait et mystique.

Heidegger substitue à la pensée de Descartes centrée sur le moi par une autre qui trouve son fondement dans le sol et permet de penser l’individu non comme une conscience mais comme une partie de la communauté nationale. Descartes ne reconduit pas la philosophie à elle-même, à son fondement et à son sol, mais il la repousse encore plus loin du questionnement de sa question fondamentale.

L’homme ne doit pas être le moi limité à son caprice, abrité dans son caractère arbitraire. Il ne doit pas être simple individu ou simple membre de la corporation ou simple membre de l’humanité en général ou sujet glissant vers l’abus de subjectivisme dans le sens d’un individualisme négateur de tout rendement et efficacité pour la communauté.

 L’apparence d’individualisme existentialiste de l’individu solitaire opposé à la massification se dilue dans les concepts de peuple et de communauté utilisés avec une tournure collectiviste : « Le co-destin ne se compose pas de destins individuels, pas plus que l’être-l’un-avec-l’autre ne peut être conçu comme une co-survenance de plusieurs sujets… C’est dans la communication qui partage et dans le combat que se libère la puissance du co-destin ». Autrement dit le « destin » prive l’individu du droit de choisir son propre peuple puisqu’il est jeté dans un peuple en particulier et est par conséquent obligé de vivre immergé dans son histoire, sa culture et l’héritage de la tradition transmise. La liberté individuelle est annulée devant l’obéissance aux valeurs traditionnelles. À cause de l’être avec les autres, l’authenticité de l’être-ici s’affirme dans l’être-avec, c’est-à-dire être ensemble avec les autres mais pas n’importe quel autre, sinon les hommes de la même patrie, de la même langue, du même sang, de la même race. L’immanence essentielle de l’être avec les autres nie à l’individu toute autonomie et le transforme en une simple partie de la collectivité. Qui n’est pas intégré à la communauté tombe dans l’inauthenticité de la banalité quotidienne.

La connaissance de soi provient du fait d’être co-possesseur de la vérité du peuple-nation. L’être-avec est la camaraderie forgée dans l’appartenance à une structure de l’État, renforcée par l’agir commun. Dans la mesure où cette camaraderie est exposée à un grand danger, la communauté devient virtuellement héroïque : l’intégration du peuple s’obtient par des actes héroïques et non par le travail, par le respect des lois ou par l’obéissance aux institutions mais par la soumission au leader. L’individu authentique est responsabilisé par ce destin collectif et l’assume volontairement, il aspire au sacrifice de la vie pour son peuple, et la vie exemplaire qu’il peut et doit choisir est celle d’être héros.

Dans le héros, l’existence individuelle et l’existence collective s’unissent pour vivre une existence authentique.

L’individu ne vaut rien. Le destin du peuple dans son État vaut tout. L’État est l’être (l’État doit évidemment être entendu dans sa conception totalitaire lorsqu’il intervient dans tous les aspects de la vie de l’individu et non comme l’État de droit de la démocratie libérale limitée qui surévalue l’individu sur la communauté), le peuple est l’étant.

La politique est l’affirmation de soi d’un peuple ou d’une race.

Pour dissoudre l’individu dans le peuple-nation, pour éviter que l’effort pour le « moi-même » expose l’individu à perdre ses appuis en orientant sa recherche vers un faux lieu, un moi dissocié, on peut remplacer le moi par le nous, l’expression « dans tous les cas moi » par « dans tous les cas nous », le « soi-même » par le « nous autres ». Le soi-même se trouve seulement dans le « nous », bien que pas dans n’importe quelle congrégation d’hommes, car il y a un « nous » inauthentique, le « un » anonyme des événements banals, et le « nous » authentique du peuple, « notre » peuple.

Le tout d’un peuple est un homme en grand. L’homme authentique s’identifie avec le peuple et lui-même avec l’État. Le peuple est notre être même. La volonté de l’État est la volonté de domination d’un peuple sur lui-même.

L’Europe est prise dans un étau entre la Russie et l’Amérique qui sont du point de vue métaphysique la même chose (le bolchevisme, du seul fait qu’il découle d’une doctrine occidentale, est amalgamé au nord américanisme). Le destin de l’Europe décide du destin de la planète et donc de la question vers l’être. Le peuple allemand, peuple métaphysique, est au centre de l’Europe : son destin historique est universel.

Si l’existence inauthentique s’incarne dans l’individu isolé de son peuple, une existence individuelle authentique est cependant possible pour les grands hommes ou surhommes, les poètes, les penseurs et les fondateurs d’État, ceux qui fondent et justifient l’existence historique d’un peuple, les véritables créateurs, les demi-dieux, médiateurs entre les dieux et le peuple. L’existence historique des peuples, son commencement, son apogée et son crépuscule, a son origine dans la poésie et la philosophie. Le temps originel et historique des peuples est le temps des poètes, des penseurs et des créateurs de l’État, c’est-à-dire de ceux qui fondent et assoient l’existence humaine d’un peuple.

Si le national-socialisme se situe dans la tendance romantique et anti-moderniste, il est cependant mélangé au modernisme réactionnaire où le culte de la technologie la plus avancée est placée au service d’une conception du monde prémoderne (il est question d’adapter la technique à la mythologie romantique et de mettre en déroute par son dynamisme et par sa force la modernité rationnelle bourgeoise et les valeurs culturelles et morales décadentes de l’humanisme des Lumières). Heidegger gardera toujours une position anti-moderne avec le rejet de la vie urbaine et le retour à la communauté rurale : « si aujourd’hui on se doit être prévenant envers les peuples tant de fois appelés sous-développés par rapport aux rendements, réussites et utilités de la technique moderne, alors survient la question de savoir si, de cette manière, on ne leur enlevait et détruisait pas ce qui leur était le plus propre et ce qu’ils avaient de plus enraciné, si de cette manière on ne les déplaçait pas de ce qui était pour eux familier vers l’étrange ».

L’existence authentique réussit dans l’être pour la mort ou l’être vers la mort. Toute vie qui n’est pas une préparation à la mort signifie l’inauthenticité de la fuite dans la banalité du quotidien, l’égarement dans l’un anonyme, l’oubli de l’être.

Le courir à la rencontre de la mort du héros et du martyr guerriers ouvre pour l’existence la possibilité extrême de renoncer à soi-même et d’accéder à l’être total : le héros livre sa vie pour atteindre l’authenticité de la plénitude de l’être. Un tel héros détient le bonheur d’expérimenter le destin le plus beau. La valeur de mourir au combat est un des fondements de la communauté, affermissant la camaraderie des soldats au front.

 Heidegger oppose au concept de société civile celui de communauté fondée doublement sur le sang, à la fois par la naissance et par la mort au combat.

 La vie vécue par elle-même manque de sens : le genre humain n’a pas de capacité créative (autrement dit, Heidegger considère qu’il n’est pas vrai que l’homme, tant qu’il existe et jusqu’au dernier moment, doit continuer à se projeter vers l’avenir, aussi imprévisible soit-il : se transcender dans l’immanence du monde par l’action, le travail ou la lutte, ce n’est pas une manière d’oublier l’être, c’est une manière de combattre la mort, et bien que celle-ci triomphe à la fin, cela n’annule pas le chemin parcouru).

Heidegger ne se considère pas comme un existentialiste car ce qui le préoccupe n’est pas l’existence de l’homme mais « l’être dans son ensemble et en tant que tel ».

Il ne se considère pas non plus comme un humaniste, car tous les humanismes sont des interprétations de la nature et de l’histoire du monde de sorte qu’ils partagent les faiblesses de la métaphysique, qu’ils ne s’intéressent qu’à l’étant et qu’ils ne se demandent pas de quelle manière l’homme appartient à l’essence de l’être.

Le sujet, la conscience, l’ego, les concepts fondamentaux de la philosophie occidentale moderne sont niés.

La subjectivité n’est plus le caractère constitutif de l’homme, l’être sujet comme partie de l’humanité n’est pas la seule possibilité du futur de l’homme historique.

L’homme n’est pas l’essentiel, c’est l’être qui est l’essentiel : le structuralisme et la mort de l’homme sont annoncés.

Freud : la libre association, le rêve, le laisser-aller, l’arbitraire prennent la place de la réflexion

Freud veut faire de la psychanalyse une nouvelle science naturelle dans laquelle les profondeurs de la psyché seraient régies par les lois de la nature. Il s’interroge sur les corrélations entre les structures cérébrales et le psychisme, ce dernier étant déterminé par des particules matérielles et neuronales. En 1920 il persiste à s’accrocher à la nécessité de trouver des fondements biologiques au psychisme.

 Mais le côté romantique de Freud est très important. Preuve en est que la diffusion de la psychanalyse n’est pas venue des cercles médicaux mais des milieux littéraires et artistiques qui avaient été préparés à la réception de Freud par la lecture de Schopenhauer et Nietzsche, et la psychanalyse entre à Paris par la voie du surréalisme.

 Freud essaye cependant coûte que coûte de rendre l’irrationnel rationnel et l’inconscient conscient. Il refuse d’identifier l’inconscient avec l’irrationnel. Freud admet la rationalité occulte de l’irrationnel et la possibilité de la révéler au moyen de procédures rationnelles.

Le caractère scientifique que Freud veut imprimer à la psychanalyse se voit démenti par l’organisation de la société psychanalytique qui apparaît comme une sorte de loge maçonnique présidée par un chef charismatique à l’autorité indiscutée et à qui on doit une stricte obéissance, garant de l’orthodoxie doctrinaire et détenteur d’une connaissance d’initié qui ne se partage pas avec le profane. Les nouveaux adeptes sont incorporés de manière peu démocratique, toute critique est rejetée, les fractions et la démocratie interne ne sont pas admises, les dissidences sont expulsées et traitées en hérétiques.

Freud marque une avancée face à la psychologie lorsqu’il abandonne l’individu isolé et le conçoit dans le contexte familial. Mais en même temps ses limites sont de prendre la famille comme modèle abstrait, fixe et inamovible, isolé du cadre d’une classe sociale, d’une société déterminée et d’une période historique. L’enfant perçoit la classe sociale de ses parents dès son plus jeune âge : un père humilié soumis par sa condition sociale ou incapable d’être pourvoyeur économique principal voit son autorité ébranlée auprès de son fils. Cela a une signification qui n’est pas de nature physiologique, sexuelle ou psychique mais sociale et économique.

Les erreurs freudiennes ne proviennent pas seulement de la fausse universalisation : quand il réduit le développement de la personnalité d’un individu à ses expériences infantiles, il exclut toutes les autres étapes.

L’histoire sociale est psychologisée : le complexe d’Œdipe apparaît au cours des temps primordiaux. La psychologie individuelle est sociologisée : chaque enfant répète le parricide originel, etc.

Freud s’est opposé souvent en vain à ce que les instances psychiques soient ontologisées.

La séance analytique est décrite comme l’interprétation d’observations méticuleusement vérifiées tout en admettant la possibilité d’obtenir des informations de l’intuition ou de l’inspiration du patient et de l’analyste : la séance devient irrationnelle quand il est question d’atteindre l’inconscient en dépassant les illusions du conscient etquand Freud presse le patient de dire n’importe quoi ou de ne pas penser, le rêve se substituant à la veille, le laisser-aller de la libre association remplaçant la réflexion. Sur ce point Freud coïncide avec la philosophie irrationnelle considérant la raison comme un obstacle à la spontanéité instinctive et celle-ci comme le moyen le plus adapté à la connaissance de soi. On aboutit à des interprétations totalement arbitraires et à des résultats de soins problématiques.

Si l’imagination et même les fantaisies sont indispensables à la création de théories scientifiques, celles-ci doivent être par la suite mises à l’épreuve puis corrigées ou abandonnées si elles ne peuvent être corroborées. Cette seconde étape n’a pas été envisagée.

Lévi-Strauss

Le structuralisme correspond au glissement d’une ancienne notion méthodologique en une conception totale du monde de la vie. Il affirme la prédominance ou l’hégémonie de la conscience sur le conscient, de la structure sur le sujet, du signifiant sur le signifié, de synchronique sur le diachronique, du symbolique sur le réel, de la discontinuité sur la continuité, du signe sur le sens, de la forme sur le contenu, de la langue sur la parole, du texte sur le contexte, du mythe sur l’histoire, de la spatialité sur la temporalité, de la variable sur le changement, de la particularité sur l’universalité, de la nature sur la culture, de la nécessité sur la liberté, du relativisme sur l’objectivité.

Léo Frobenius rompt avec l’anthropologie évolutionniste et universaliste de Lewis Morgan en introduisant en 1900 le concept de milieux ou cercles culturels, conçus comme des unités supra-individuelles et anti-universelles, des organismes autosuffisants, ces cercles étant les véritables sujets de l’histoire. Chaque culture reste ainsi limitée à son espace vital et à l’esprit dont dépendent les institutions sociales et les coutumes. Spengler en 1918 introduit les cycles culturels fermés et incommunicables, et l’opposition entre culture et civilisation, défendant lui aussi une conception cyclique de l’histoire.

Ces deux anthropologues qui font partie du climat culturel préparant l’avènement du national-socialisme ne sont évidemment pas cités par Lévi-Strauss quand ses structures sont des cercles fermés et hermétiques, ne communiquant pas entre eux et quand l’attraction envers les peuples primitifs et le rejet du monde moderne se justifient de l’opposition de la culture à la civilisation : « il fallut pour cela que la notion de civilisation, connotant un ensemble d’aptitudes générales, universelles et transmissibles, céda la place à celle de culture, prise dans une nouvelle acception, car elle dénote alors autant de styles de vie particuliers, non transmissibles ».

 Remarquons que cette antinomie civilisation-culture n’est qu’une falsification historique parce qu’elle méconnaît le fait que non seulement la civilisation actuelle mais toute civilisation passée tend toujours à l’universalité comme le montrent les phénomènes politiques ou religieux. Les cultures particulières n’ont pu éviter les influences externes, la synthèse et l’hybridation, alors que les cultures qui sont restées fermées furent vouées à la disparition.

Pour Lévi-Strauss, il ne s’agit pas de s’intéresser aux similitudes existantes entre les hommes de différentes sociétés. Au contraire il s’agit de décrire et analyser les différences entre les cultures, selon une conception du monde fondée sur un particularisme anti-universaliste : « les cultures attachées chacune à un style de vie, à un système de valeurs, veillent sur leur particularisme ; cette disposition est saine, nullement comme on voudrait nous le faire croire pathologique ». Il ne s’agit donc pas de s’intéresser aux niveaux de développement des cultures mais à ce qui les différencie. La véritable contribution des cultures n’est pas dans la liste de leurs inventions particulières mais dans l’écart différentiel qu’elles offrent entre elles.

 D’ailleurs le relativisme culturel affirme qu’aucun critère ne permet de juger dans l’absolu une culture supérieure à une autre. Comme il n’y a pas l’existence de vérité objective et de concept universel aussi bien dans l’histoire, dans les sociétés que dans la connaissance, chaque culture doit être comprise en fonction de ses propres systèmes de valeurs : chaque société fait un certain choix, des choix incomparables entre eux.

Quelques éléments « d’oubli de la raison » : le retour aux origines, le mythe du bon sauvage, la culture contre la civilisation, le retour à la nature, les diatribes contre la société moderne, la supériorité de l’œuvre d’art ou du spectacle de la nature, le refuge de la spontanéité de la pensée sauvage dans l’art dans le contexte actuel de pensée domestiquée, la nécessité de compléter l’attitude intellectuelle par des préoccupations esthétiques, la musique comme art par excellence (car parlant aux sentiments et non à la raison, sa structure étant dépourvue de signification et de représentation), la musique wagnérienne comme révélant au mieux les structures occultes du mythe, la vérité de l’histoire étant dans le mythe, Wagner père irrécusable de l’analyse structurelle des mythes (avec la mise en relation arbitraire de Tristan et Iseult avec les mythes sud-américains).

Lévi-Strauss avance la certitude que les lois de la linguistique peuvent s’appliquer à la connaissance de toute la réalité humaine : la culture possède une architecture similaire à celle du langage. Tout phénomène social, toute culture peut être vu comme un système de signes ayant une structure spécifique où le synchronique prédomine sur le diachronique, le signifiant sur le signifié (c’est dire en particulier le caractère insignifiant du signifié).

Il est vrai que le langage est donné aux individus dès leur naissance, qu’il se transmet de génération en génération de manière coercitive, que chaque langue est un cercle fermé avec son propre code, qu’il n’y a pas de langage universel, mais ce sont des caractères propres à la langue. La langue a une relative immobilité historique par rapport à d’autres institutions. Le sujet a de faibles possibilités d’intervention sur la langue. La parole a un caractère individuel qui contraste avec l’ingérence des sujets collectifs de classe, de nation, de groupe, de génération dans les structures politiques, économiques et culturelles.

Alors que les linguistes classiques voient dans le langage un instrument de communication entre les hommes, la linguistique structuraliste considère le langage comme un système de signes fermé, des signes qui ne font référence à rien sinon à eux-mêmes. On met l’accent sur l’arbitraire du signe, sur la subordination du signifié et l’oubli du référent, sur la prédominance des symboles sur le réel, symboles plus réels que ce qu’ils symbolisent, le signifiant précédant et déterminant le signifié, un signifié insondable du fait du grand nombre de signifiants (on ne sait pas quel signifiant allouer à un signifié donné).

L’histoire qui s’intéresse aux motifs conscients de l’action des individus est une science superficielle face a l’anthropologie préoccupée par les conditions inconscientes de la vie sociale. Comme l’histoire ne résulte pas d’une création de l’homme libre et responsable ni d’une interaction entre le sujet et l’objet, elle est un phénomène sans intérêt, une simple superstructure en comparaison des structures atemporelles et anhistoriques qui lui sont sous-jacentes.

Les primitifs concentrent leurs efforts à maintenir les choses telles qu’elles sont, c’est-à-dire dans l’état où on les trouvait dans les temps mythiques. L’histoire ne les préoccupe pas. Pour nous, nous cherchons dans le passé des significations capables de nous faire comprendre le présent et de nous permettre de préparer le futur : nous investissons l’histoire de la fonction mythique.

Lévi-Strauss renie la continuité et la causalité historique, le dépassement d’une structure par la suivante : son concept de structure a un caractère relativement statique car il perdure comme un invariant malgré la modification de certains de ses éléments. Il privilégie le synchronique sur le diachronique, les éléments statiques sur les éléments dynamiques, l’équilibre sur le développement, la structure sur le processus. On ne peut que constater une coupure brutale entre une structure et une autre, le passage d’une étape à une autre n’étant ni continu ni cumulatif mais à l’origine de paradigmes incomparables.

Rejetant l’idée de progrès ou de développement historique, rejetant l’idée que chaque génération puisse préparer consciemment ou non par son action, par son travail, par ses efforts les conditions dans lesquelles devraient vivre les générations postérieures, Lévi-Strauss est indifférent à ce que l’esprit humain s’améliore ou non, préférant penser que chaque génération initie sa propre déroute. Selon une philosophie de l’histoire eschatologique et déterministe de type régressif, un anti-progressisme mettant en récit une sorte de développement à l’envers, une décadence, Lévi-Strauss construit le récit de la chute d’un âge d’or, d’un paradis terrestre, la société se dégradant au fur et à mesure qu’elle s’éloigne de son origine première. L’humanité évolue dans le sens d’un esclavage progressif et chaque foie plus complet de l’homme vers le grand déterminisme naturel.

Lévi-Strauss oscille entre cette conception décadente et une conception relativiste du « tout se vaut » dans laquelle les sociétés primitives et civilisées sont égales. En opposition avec les écoles évolutionnistes, le structuralisme de Lévi-Strauss voit les sociétés primitives si intégrées et si organisées dans leurs aspects sociaux qu’elles peuvent se permettre de supporter la comparaison avec les plus avancées. L’idée de progrès et de modernité est une singularité propre à l’Europe des dix-huitième et dix-neuvième siècles. Il n’y a pas de valeurs universelles délimitant des niveaux de développement. Il n’y a pas d’influence profonde entre les peuples. Le retard ou l’avance n’est qu’une question de choix et de vocation.

Toute société est dans l’histoire et change mais chacune réagit de façon très différente à cette commune condition. Les sociétés froides ignorent l’histoire et tentent avec adresse de rendre aussi permanents que possible les états premiers de leur développement, elles cherchent grâce aux institutions qu’elles se donnent à annuler de façon quasi automatique l’effet que les facteurs historiques pourraient avoir sur leur équilibre et leur continuité. Les sociétés chaudes acceptent l’histoire de bon ou de mauvais gré et par la conscience qu’elles en prennent amplifient ses conséquences, elles intériorisent résolument le devenir historique pour en faire le moteur de leur développement.

Pour Lévi-Strauss, imposer aux peuples primitifs les conquêtes de la science et de la technique est une manière de les humilier et de les opprimer en montrant leur infériorité.

Il faut remarquer que l’idéalisation de la simplicité et de la pauvreté des sociétés pré-capitalistes, l’appel au rejet des innovations et du développement capitalistes sont justifiées par une perspective pseudo scientifique qui contredit l’attitude des sociétés froides qui acceptent les avantages des progrès scientifiques : en fait, il faut le constater, les sociétés froides se réchauffent et sont destinées à disparaître.

Le mépris pour l’histoire est nostalgie des « peuples sans histoire » et devient mythe des origines, croyance en la grandeur indéfinissable des commencements (depuis des millénaires l’homme n’est parvenu qu’à se répéter) mais aussi l’utopie qu’une société en dehors de l’histoire n’engendre pas de contradiction avec l’humanité.

Lévi-Strauss dit le « droit » des peuples primitifs à être régis par l’obéissance à la tradition et au principe d’autorité : pour lui la fidélité au passé conçu comme modèle intemporel plutôt que comme étape du devenir n’est pas une carence morale ou intellectuelle. L’éternel retour aux origines, l’attirance du passé lointain et exotique face a des sociétés modernes déconsidérées conduit Lévi-Strauss à ne voir sur le terrain d’enquête que le bon sauvage, conformément aux réminiscences des romans d’aventures et des paysages exotiques de la littérature, quitte à frauder, à cacher l’arrivée de la civilisation dans les tribus observées, à éviter les détails inopportuns, à se focaliser sur des visages et des corps d’indigènes entourés d’objets ethnographiques sélectionnés avec soin. Lévi-Strauss trouve dans l’anthropologie une excellente manière d’exprimer ses sentiments avec en plus pour les justifier de prétendus fondements scientifiques.

La pensée sauvage n’est pas une forme de pensée prélogique mais une alternative valable au rationalisme de l’homme civilisé (Lévi-Strauss soutient la même position qu’Henri Bergson dans sa polémique contre Lévy-Bruhl). La logique concrète des sociétés primitives n’est pas différente de la logique abstraite des sciences mathématiques des sociétés civilisées ; les raisons de la magie, caractéristiques de la pensée sauvage, ne sont pas pires que la pensée rationnelle, ne sont pas seulement une ébauche, mais donnent seulement des réponses distinctes et tout à fait articulées au même problème avec des résultats théoriques et pratiques différents.

  Lévi-Strauss termine dans la nostalgie de l’analphabétisme qui conserve une pureté virginale irrémédiablement perdue, quelque chose d’essentiel pour l’humanité. L’écriture sert à créer des divisions et des manipulations sociales entre l’élite des instruits et les analphabètes, favorisant de cette manière l’exploitation des hommes avant leur éducation : la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement, l’emploi de l’écriture à des fins désintéressées, en vue d’en tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques étant un résultat seulement secondaire, renforçant ou justifiant ou dissimulant le principal, c’est-à-dire l’exploitation.

L’humanité a fait des progrès gigantesques sans écriture alors que les civilisations alphabétisées d’Occident se sont arrêtées dans leur développement pour un long moment. Prenons en compte la félicité de l’homme simple par rapport à l’homme instruit et les avantages du pauvre sur le riche débordé de problèmes. Soulignons la liberté individuelle dans les sociétés primitives où l’existence est déterminée par l’imaginaire, les rêves, les croyances et les réflexions, où il suffit de trois ou quatre heures de travail quotidien pour assurer la subsistance de chaque famille et son indépendance par rapport au milieu naturel.

Le concept de culture encourage donc le critère de différenciation et sous-estime les similitudes, détruisant ainsi la conception du genre humain vu comme unité. Il n’existe ni éthique objective ni table de valeurs universelles. L’identité culturelle est surévaluée. C’est le respect inconditionnel des particularités. Lévi-Strauss fait l’éloge de la superstition populaire, la considérant comme une source de créativité.

Prétendant que toutes les sociétés sont égales, le structuralisme doit admettre les sociétés qui nient l’égalité de leurs membres et des autres cultures : la tolérance inconditionnelle oblige à tolérer les intolérants, la liberté pure permet d’autoriser ceux qui se proposent de la détruire.

Si l’on ne reconnaît pas l’existence de valeurs universelles, on relativise des valeurs comme l’égalité, la démocratie, les droits de l’homme, des valeurs que Lévi-Strauss admet qu’elles ne sont valables que pour un nombre limité de sociétés : dans les sociétés totalitaires les habitants peuvent se sentir très libres en accomplissant les lois imposées. Le fétichisme des droits de l’homme, les superstitions juridiques et la définition rationaliste et universaliste de la liberté s’opposent au pluralisme social.

L’identité culturelle est la nouvelle forme prise par le racisme : la naturalisation des attitudes collectives comme le repli sur soi, l’auto préférence et l’opposition aux autres fournit un fondement légitime à l’ethnocentrisme et à la xénophobie. Lévi-Strauss, en incorporant l’idée de race comme l’un des éléments qui compose la notion de culture (une culture qui détermine le rythme et l’orientation de l’évolution biologique des sociétés, et donc une race qui détermine les hommes et les peuples), en appelle à Gobineau, en remplaçant dans la lecture de ce dernier le mot « race » par le mot « culture ».

Le relativisme culturel de Lévi-Strauss n’est pas aussi relatif et encore moins neutre que ce que l’on aurait pu attendre : la dénonciation de l’ethnocentrisme occidental masque la préférence pour d’autres cultures également ethnocentriques, xénophobes et racistes. Même si toutes les cultures aussi répressives fussent-elles doivent être tolérées au nom de la différence, une seule, l’occidentale moderne, ne mérite aucune indulgence. Contredisant l’affirmation qu’il est impossible de juger une société avec les valeurs d’une autre, il qualifie d’inauthentiques les sociétés occidentales ou modernes et d’authentiques les sociétés archaïques ou traditionnelles, sociétés capables de préserver un équilibre originel structurel et donc supérieures aux sociétés historiques affectées par le progrès technologique et rendant les hommes esclaves pour rendre le progrès possible.

Le poids de l’inconscient et des structures inconscientes dans l’anthropologie structuraliste dilue le cogito cartésien et aussi par conséquent la conscience, le sujet, l’ego, le moi, l’être pour soi, l’individualité, la personne, comme l’ont conçu en accord avec la perspective épistémologique, ontologique, psychologique, éthique ou historique et chacun à leur manière les penseurs des Lumières français, les libéraux britanniques, les idéalistes allemands, les kantiens, les hégéliens ainsi que les marxistes, les phénoménologues, les personnalistes et les existentialistes.

Les hommes sont le produit des structures considérées comme l’unique réalité. Les individus sont réduits à des apparences ou des supports de la structure. Ils n’ont même pas conscience de la structure qui les régit parce qu’elle est sous-entendue comme les lois grammaticales dans la parole.

Lévi-Strauss place l’anthropologue à la place de Dieu comme observateur d’une autre planète possédant une perspective absolument objective et complète sur les hommes et le monde.

Il faut éliminer les illusions de la subjectivité, les préoccupations personnelles, la conscience, le sujet, l’illusion de liberté : jusque dans ses manifestations les plus libres, l’esprit humain est soumis à des contraintes rigoureusement déterminées.

Sans l’existence de l’homme libre et responsable de ses actes, sans histoire comme fruit de la création humaine, sans évolution progressive de la société, sans universalité du genre humain et en intronisant la structure à la place de la conscience comme centre de la réalité, il est impossible de continuer à parler d’humanisme : le but des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme mais de le dissoudre.

Contre l’humanisme universaliste, effronté et générateur d’illusion, qui fait de l’homme un maître, un seigneur absolu de la création, et qui est incapable de fonder chez l’homme l’exercice de la vertu, l’effacement du sujet représente une nécessité d’ordre méthodologique.

L’universalité, qualité indissoluble de l’humanisme, le progrès, aspiration exclusive de la société européenne à l’époque de l’expansion impérialiste, sont propres à un entendement dont l’universalité n’est qu’hypothétique et virtuelle.

La polémique entre le particularisme de Herder et l’universalisme de Kant renaît.

L’anti-universalisme structuraliste opposant aux droits de l’homme abstraits la souveraineté des identités nationales ou ethniques, s’avère un authentique anti-humanisme quand il rejette l’extension des droits de l’homme à toute humanité (la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 est contestable car imposée à des sociétés qui ne l’acceptent pas), quand il ne dit rien sur l’inégalité des femmes, la mutilation du clitoris, la lapidation des femmes adultères et des homosexuels dans les sociétés islamiques, le cannibalisme de certaines tribus en Afrique et en Amérique du Sud, la crémation des veuves dans la tradition hindouiste ou le sacrifice des adolescents sur l’autel des dieux aztèques.

 Lévi-Strauss nie l’idée de l’homme comme être moral et le limite à sa condition d’être vivant à l’égal des différentes espèces de la flore et de la faune,  regrettant les peuples sauvages où les hommes et les animaux pouvaient communiquer entre eux, où l’homme était privé du droit à la domination de la nature. Précurseur de l’écologisme le plus radical, le structuralisme réintègre l’homme dans la nature et permet de faire abstraction du sujet, « cet insupportable enfant gâté qui a trop longtemps occupé la scène philosophique ». La distinction entre sciences naturelles et sciences humaines n’est qu’une question méthodologique et heuristique en attendant l’intégration future, dans la mesure où la différence entre nature et culture n’est pas ontologiquement réelle.

Répétant les lamentations typiques du pessimisme culturel face à l’avance de l’uniformisation du monde qui détruit sur son passage des localismes divers et variés, la défense de la diversité des cultures et des particularismes créateurs des valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie et qui sont recueillies dans les bibliothèques et musées, se réduit à une jérémiade contre la menaçante unité, contre la monotonie et l’uniformité et plus fondamentalement encore contre l’universalisme, ce  danger pour les diversités locales.

Cette diversité colorée dont le touriste ou le voyageur est nostalgique ne représente pour nombre des habitants que pauvreté et retard, oppression des femmes et des minorités au nom de traditions ancestrales dont beaucoup veulent se libérer parce qu’elles ont cessé de croire en elles.

Le pessimisme culturel de Lévi-Strauss, ses lamentations contre la société de masse moderne, en arrivent à penser que l’homme est une dégradation de l’ordre de la nature, l’espèce humaine étant venue au monde pour désagréger l’ordre originel : l’utopie antihumaniste peut-être alors représentée par un beau paysage vide d’une nature sans hommes.

Bataille

Bataille exalte par écrit le débordement dionysiaque, l’érotisme désinhibé, tous les excès, désordres et violations imaginables. Le style est sibyllin, l’écriture ressemble à un poème en prose ou poème philosophique. Bataille essaye de remplacer la communication par la communion en dépassant le langage considéré comme un pas vers le silence avec des phrases glissantes et des mots glissants. Il enseigne l’ivresse et non la philosophie : la philosophie, sauf celles de Kierkegaard, Nietzsche et Heidegger, exclut ce qui est intense émotion liée à la naissance, à la création de la vie ou à la mort. Cette philosophie est l’expression de l’humanité moyenne : elle est étrangère à l’humanité extrême, c’est-à-dire aux convulsions de la sexualité et de la mort. Les romans de Bataille sont une alternance typique de scènes orgiaques et de réflexions métaphysiques. Son esprit de chef de secte ou de prédicateur religieux conduit Bataille au milieu des années 30 à créer la revue Acéphale et le Collège de sociologie sacrée avec l’objectif de fusionner la religiosité et le nihilisme, de refonder les mythes et les rites, en particulier les sacrifices d’animaux, les tortures partielles et les danses orgiaques des religions de feu, de sang et de terreur, le tout sous l’égide du rejet de la pensée rationnelle et du signalement de l’incidence de la sexualité sur l’intellect des individus, avec comme héros des figures mythologiques, des personnages de la littérature et des faits divers, des écrivains du mal.

Au-delà de la sexualité, l’érotisme est imprégné de religiosité et la religion a un érotisme latent. L’acte sexuel ressemble au sacrifice religieux par la présence de chair dans les deux situations : volupté et cruauté sont liées. Le sexe pratiqué avec frénésie n’est que l’autre face de l’ascétisme, le sacré étant lié au désir et à la souffrance. La religiosité apparaît dans la profanation et la prière dans le blasphème. Le sadisme présuppose une religion qu’il faut violer. Le simple plaisir sensuel étant très différent de l’érotisme, les scènes de sexe cherchent à provoquer des sensations de répugnance et d’horreur, renvoyant ainsi à l’idée de péché.

L’exaltation de la cruauté conduit à l’extrême limite de la mort dans la torture d’orgie et le plaisir de la torture, dans l’agonie de la guerre, dans la pratique de la joie face à la mort : la mort est la seule issue à l’incandescence fulgurante des débauches, coïncidences de la vie et de la mort, de l’être et du néant. Le chemin vers l’érotisme, c’est-à-dire le chemin vers la destruction, vers l’anéantissement, vers l’acceptation de la mort est le chemin du rejet radical de la raison : oublions les enfantillages de la raison et du travail par la violence du dépassement, par la violation, par le désordre des rires et des sanglots, par l’excès des horreurs et des voluptés, des douleurs et des joies, par les excès dans les fêtes, les jeux, les orgies et les sacrifices.

L’interdiction de la liberté sexuelle est nécessaire pour maintenir la stabilité du monde du travail et de la raison mais en même temps l’interdiction est une source involontaire de plaisir. De la même manière l’impudeur ne devient excitante que dans une société qui valorise la pudeur. L’importance de l’interdit sexuel se révèle dans la transgression : il n’y a pas de plaisir sans le sentiment de l’interdit et l’interdit n’apparaît jamais sans la révélation du plaisir. Le mystère expressif de l’interdit introduit à la connaissance d’un plaisir qui se mêle aux mystères, l’interdit déterminant le plaisir en même temps qu’il le condamne.

 Bataille s’oppose donc à l’abolition de l’interdiction parce qu’avec elle disparaîtrait en même temps le plaisir de la transgresser, ce qui est contraire au concept laïc et démocratique de l’érotisme qui réclame la liberté pour le plaisir, en quoi Bataille voit un grossier matérialisme et une chute dans l’animalité. Par conséquent la transgression est le contraire de la libération. Bataille est opposé à la liberté sexuelle et à l’égalité des sexes, ce dont n’ont guère conscience les jeunes qui partagent son goût pour l’érotisme et la violence.

La folie est sacralisée en même temps que le rêve et l’érotisme. La folie est une forme d’expérience intérieure, un état d’extase, une transe mystique qui révèle l’essence dionysiaque de l’être humain. La folie est un mode de rébellion de l’individu contre la société et les médecins qui la représentent. La réhabilitation de la folie est une manière extrême d’attaquer le rationalisme.

Lacan

La langue de Lacan est un mélange de langage poétique, d’extase mystique et de raisonnement pseudo scientifique devenant un charabia. En écoutant une lecture publique d’Ulysse Lacan trouve l’assurance d’écrire à sa manière sans se soumettre à des règles syntaxiques ou logiques. Fasciné par le style de Heidegger, il le copie en exagérant jusqu’à la caricature. Il atteint un baroquisme qui dépasse celui du maître, créant lui aussi son propre idiolecte : « je n’ai pas une conception du monde, j’ai un style ». Lacan utilise un langage distinct du sens conventionnel. Il a l’habitude des jeux de mots, des homophonies, des calembours, des boutades, des équivoques, des antiphrases, des oxymores, des archaïsmes, de l’argot et des néologismes. Il utilise des signes, des tableaux, des diagrammes, des modèles mathématiques inventés, etc. Son enseignement tient de la prédication et du spectacle. La simplicité du contenu acquiert l’apparence de profondeur. L’exercice de style se substitue à l’argumentation logique. La tradition mallarméenne habitue à l’incompréhensible : « si vous croyez avoir compris, vous vous trompez sûrement ».

Foucault

« Les Mots et les Choses » de Foucault appartient à la philosophie de l’histoire, plus exactement il est la dernière manifestation des philosophies cycliques dont Foucault poursuit les traces en évitant de le mentionner, dans le sous-genre de la décadence de l’Occident.

L’histoire comme processus continu et irréversible, comme développement progressif, est remplacée par le mythe. L’écoulement temporel de l’histoire et la chronologie continue de la raison sont remplacés par des séquences discontinues d’epistémés ou séries se chevauchant les unes les autres.

Les fous sont des prophètes devant affronter l’exécrable société rationaliste moderne. La répression des malades, pervers sexuels, excentriques est la conséquence de la rationalité et des Lumières. Avec les anti-psychiatres, Foucault mène une campagne contre les hôpitaux psychiatriques, non pour leur amélioration mais pour leur destruction : il est indifférent à la demande des malades. La folie est un état de plénitude, manifestant la lutte des instincts dionysiaques contre l’oppression de la rationalité apollinienne. L’exaltation lyrico-métaphysique de la folie est une manipulation de ceux qui souffrent, plus dangereuse encore que la psychiatrie dénoncée. Plus généralement les médecins sont identifiés à des gardiens au service du pouvoir.

Délit et folie paraissent les seules formes possibles de rébellion contre une société disciplinaire qui réussit à assimiler tous les anticonformismes. Foucault s’intéresse donc aussi aux marginaux de tous types : vagabond, délinquants, pervers sexuels. Pierre Rivière, assassin de sa mère et de ses deux frères, est un surhomme et ses crimes sont une transgression qui mérite une sorte de révérence. Le crime est inscrit dans la nature humaine comme énergie et protestation de l’individu. Foucault milite contre les prisons, non pour leur amélioration (les demandes des prisonniers lui sont indifférentes) mais pour leur destruction : dans les prisons le pouvoir ne se cache pas, il se montre comme tyrannie poussée dans les plus infimes détails. Toute amélioration des prisons est perfectionnement du contrôle et de la surveillance.

 Foucault lutte aussi pour la disparition de la justice et des tribunaux : il faut aimer la violence et non la justice, aimer la lutte et non la paix.

Tous les criminels sont innocents : la responsabilité est dans la structure sociale.

La société disciplinaire qui commence avec la société bourgeoise rationaliste dont les mécanismes de contrôle annulent la liberté des individus et qui réduit toutes les institutions modernes à une simple tactique du pouvoir pour mieux subordonner les citoyens, s’étend au-delà de la prison ou de l’asile à d’autres institutions comme l’hôpital et l’école (remarquons que les prisons et les asiles ne peuvent être assimilés à d’autres organisations sociales parce qu’elles diffèrent des autres par le fait qu’elles sont des lieux totalement fermés avec une population isolée du monde extérieur; ne pas faire de différence s’avère une métaphore littéraire d’une grande force émotionnelle mais dépourvue d’objectivité).

Rejetant la modernité et le monde occidental qui la représente, oubliant l’absence de liberté d’expression et de liberté civile, la discrimination et la mutilation des femmes, les homosexuels fusillés et la lapidation des femmes adultères, Foucault défend le fondamentalisme islamique comme spiritualité politique que la Renaissance a fait disparaître et comme rébellion contre le monde moderne.

La microphysique du pouvoir est un système décentralisé qui existe dans les situations les plus intimes et quotidiennes qui deviennent ainsi politiques, dans la façon de manger, dans les rapports entre un ouvrier et son patron, dans la façon d’aimer, dans la manière dont la sexualité est réprimée, dans les contraintes familiales. Cette microphysique du pouvoir ne postule pas comme donnée initiale la souveraineté de l’État, l’existence de la loi ou l’unité globale d’une domination : celles-ci ne sont plutôt que les formes terminales de cette microphysique du pouvoir qui n’est donc ni l’ensemble d’institutions et d’appareils qui garantissent la sujétion des citoyens dans un État donné, ni un mode d’assujettissement qui par opposition à la violence aurait la forme de la règle, ni un système général de domination exercé par un élément ou un groupe sur un autre et dont les effets par dérivations successives traversent le corps social tout entier. Le pouvoir est donc cette chose énigmatique, à la fois visible et invisible, présente et cachée, investie partout.

La microphysique du pouvoir empêche de voir la macro politique.

 Les protagonistes de l’histoire ne sont plus l’appareil d’État, les classes sociales, les élites politiques, les armées, les églises, les intérêts économiques ou les masses mais des individus petits et moyens agissant dans des milieux circonscrits, des microenvironnements : le médecin, l’infirmière, le psychiatre, l’officier de police, le gardien de prison, le contremaître, le professeur, le chef de bureau, l’employé. Chacun est détenteur d’un pouvoir particulier, chacun d’une certaine manière véhicule le pouvoir. Ce sont ceux d’en bas qui dominent. Le pouvoir vient d’en bas. Le pouvoir s’exerce à partir de points innombrables, il n’est pas quelque chose qui s’acquiert, s’arrache ou se partage.

 Le pouvoir absolu national-socialiste se dissout en une myriade d’individus aussi insignifiants que le voisin d’à côté qui dépose une dénonciation : la faute pour les crimes commis est l’affaire de tous, quels que soient le niveau de responsabilité. Le pouvoir de tuer est donné non pas seulement à l’État mais à toute une série d’individus, à une quantité considérable de gens. A la limite tout le monde a le droit de vie et de mort sur son voisin dans l’État nazi ne serait-ce que par la conduite de dénonciation qui permet de supprimer ou de faire supprimer celui qui est à côté.

Contre Foucault il faut reconnaître que s’il est vrai qu’il existe dans toutes les relations humaines une dose diffuse de pouvoir, ce pouvoir est seulement délégué ou symbolique même quand il passe par l’arbitraire d’un employé ou d’un petit fonctionnaire. Reconnaître ces situations n’implique pas de méconnaître le poids du pouvoir central de l’État, des institutions politiques et économiques. Si les dictatures ne peuvent fonctionner sans l’appui d’innombrables citoyens (la banalité du mal), cela ne veut pas dire que le pouvoir se réduit à cette masse anonyme. De plus il ne faudrait pas oublier que les innombrables points, les réseaux complexes doivent se connecter et s’ajuster pour former un ordre social. Il ne faut pas oublier non plus de décrire correctement le fonctionnement des institutions de séquestration.

L’hypostase de ce microfascisme de la vie quotidienne empêche Foucault d’analyser le fascisme proprement dit, fascisme qu’il ne différencie pas des démocraties parce que dans celles-ci l’enrégimentement est caché. Foucault en arrive à traiter le national-socialisme en descendant ou héritier des Lumières et du pouvoir qu’elles avaient mis en place au dix-huitième siècle. Pour Foucault, les Lumières sont perverses : elles ont découvert les libertés mais aussi inventées les disciplines. Foucault fait abstraction de tous les bénéfices de liberté et d’expression, il ne voit que de nouvelles formes cachées d’oppression et dans toute tentative de réforme des complicités avec les discours du pouvoir.

La déception de Foucault quant aux possibilités de réforme le rapproche des conservateurs qui qualifient toute tentative de changement d’utopique. Foucault n’épousant pas non plus l’anarchisme puisque l’homme libre et responsable existe, il ne lui reste plus que le nihilisme. Il n’y a pas de stratégie globale car elle s’épuiserait dans le combat contre les micros pouvoirs. Il ne reste plus aux individus que les petites insubordinations locales, les petites résistances, les moments fugaces de subversion, de protestation, de désobéissance, avec la conscience que le triomphe des rebelles conduirait à une autre forme d’oppression.

La psychologie clinique, la sociologie, la pédagogie, la politologie, la criminologie et l’anthropologie culturelle sont des pouvoir-savoir, des collaboratrices efficaces de la technique du pouvoir, capables de remplacer l’État dans sa fonction de discipliner la société. Comment assurer que la généalogie et l’archéologie comme alternatives échappent à la domination du pouvoir ?

Une Réponse

  1. passionnant et éclairant. merci

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