La nouvelle guerre froide de l’Occident : Michael Hudson

Premier article : Michael Hudson : « La fin de la civilisation occidentale : pourquoi elle manque de résilience, et ce qui la remplacera », discours du 11 juillet 2022 lors du neuvième forum sur la durabilité à l’université Lingnan de Hong Kong sur le thème de l’effondrement de la civilisation moderne et de l’avenir de l’humanité, Le Grand Soir, 18 juillet 2022. Deuxième article : Michael Hudson : « De l’économie de pacotille à une fausse vision de l’histoire : là où la civilisation occidentale s’est fourvoyée », conférence du 7 juillet 2022 à Lyon sur l’héritage de David Greaber, Le Grand Soir, 3 août 2022.

La nouvelle guerre froide se définit comme la guerre des États-Unis et de ses satellites, plus précisément de leurs oligarchies rentières des 1% constituées par les banques, les assurances, l’immobilier, l’industrie financiarisée et le commerce financiarisé, contre les pays ayant un État qui limite les oligarchies rentières par la volonté de développer l’industrie et le commerce pour le bien-être et le bonheur des 99% et non pour l’intérêt des 1% de rentiers.

La diplomatie américaine insiste sur le fait que l’histoire ne doit prendre aucun chemin qui ne culmine par dans son propre empire financier régnant par le biais d’oligarchies clientes. Les diplomates américains espèrent que leurs menaces militaires et le soutien qu’ils apportent à des mandataires forceront d’autres pays à se soumettre aux exigences néolibérales – pour éviter d’être bombardé, ou de subir des « révolution de couleur », des assassinats politiques et des prises de pouvoir par l’armée, à la manière de Pinochet. Mais la seule véritable façon de mettre en termes à l’histoire – leur « fin de l’histoire » comme réalisation mondiale et définitive du néolibéralisme –, c’est la guerre atomique qui mettra fin à la vie humaine sur cette planète.

Aujourd’hui, la Chine, l’Inde, l’Iran et d’autres économies eurasiennes rejettent l’insistance de l’Amérique pour qu’ils se joignent aux sanctions commerciales et financières américaines contre la Russie. Ces pays se rendent compte que si les États-Unis parviennent à détruire l’économie de la Russie et à remplacer son gouvernement par des mandataires de type Eltsine orientés vers les États-Unis, les autres pays d’Eurasie seront les prochains à suivre.

Au lieu de privatiser les infrastructures économiques de base pour créer des fortunes privées par l’extraction de rentes monopolistiques, la Chine garde cette infrastructure dans les mains du public. L’argent et les crédits sont traités comme un service public alloué par le gouvernement, au lieu de laisser les banques privées créer du crédit, avec une dette qui s’accumule sans développer la production pour augmenter le niveau de vie. La Chine garde la santé, l’éducation, les transports et les communications entre les mains de l’État, afin de fournir à la population les droits de l’homme fondamentaux. La politique de la Chine revient aux idées fondamentales de résilience (au sens zoologique de capacité de reproduction et d’expansion d’une espèce plutôt qu’au sens figuré de force morale) qui caractérisaient les civilisations avant la Grèce et la Rome classiques, créant un État suffisamment fort pour résister à l’émergence d’une oligarchie financière qui prendrait le contrôle de la terre et des actifs générateurs de rentes.

Premier article.

L’Antiquité mettait en question la volonté d’acquérir de l’argent, l’avarice, la cupidité, l’égoïsme, l’orgueil démesuré, l’addiction à la richesse (l’amour de l’argent), la consommation ostentatoire et le luxe, tandis que les princes servaient les dieux et la démocratie en protégeant le faible, le débiteur contre le puissant et le créancier (l’objectif implicite de la démocratie est bien de protéger le faible contre le puissant). Les princes étaient contre le clientélisme, l’accaparement des terres et des individus par les créanciers, contre la dépendance de la dette.

 Le pouvoir, qui était créancier et ne dépendait pas des créanciers privés, considérait que les motivations personnelles devaient être subordonnées à la promotion du bien-être général et de l’aide mutuelle.

 Une aristocratie mafieuse de chefs de guerre, profitant de l’absence d’un pouvoir fort, conquiert le monde occidental, contrôle les terres et le système politique, lie la main-d’œuvre par différentes formes de clientélisme coercitif et d’endettement, abolit l’autorité royale, transfère la charge fiscale sur les classes inférieures, endette non seulement la population, mais aussi le gouvernement et l’industrie.

 La nouvelle guerre froide est la tentative d’imposer au monde entier ce régime économique basé sur l’endettement.

Au sixième siècle avant J.-C., les tyrans grecs annulaient les dettes qui maintenaient en servitude, redistribuaient les terres et développaient les infrastructures pour le commerce (Lycurgue, législateur à Sparte, les poètes Archilocus et Solon) et à Rome les rois légendaires empêchaient toute oligarchie d’exploiter la population, tandis que les philosophes stoïciens et les sites religieux se développaient.

 Les créanciers prennent le pouvoir en collectant les impôts et en pillant les provinces, consacrant une partie de leurs revenus à une philanthropie ostentatoire lors des campagnes électorales – laissant à leurs esclaves et à leurs hommes de main le prêt et le commerce.

 Toutes les nations occidentales ont hérité de Rome l’inviolabilité de la dette, la priorité aux demandes des créanciers, la légitimité du transfert aux créanciers des biens des débiteurs défaillants, le transfert des impôts sur la main-d’œuvre et sur l’industrie, ce qui provoque l’austérité nationale qui conduit à rechercher la prospérité par la conquête étrangère, pillant les pays dépendants et les laissant appauvris.

 Au seizième siècle, l’Espagne pille L’Amérique du Sud, mais n’investit pas dans l’industrie nationale.

 À la fin de la première guerre mondiale, la Grande-Bretagne, à cause des dettes d’armement envers les États-Unis, impose une austérité antiouvrière et inclut la zone sterling au dollar américain. Avec Thatcher et Tony Blair, et leur privatisation et monopolisation du logement et des infrastructures publiques – augmentant le coût de la vie et donc le niveau des salaires – la compétitivité industrielle anglaise s’effondre.

 Les États-Unis pratiquent une expansion impériale excessive au détriment de leur économie nationale. La colonisation de la Russie et de la Chine a conduit l’économie américaine à se désindustrialiser.

 Actuellement, la Russie, la Chine et d’autres pays se détachent du système de commerce et d’investissement dollarisé. L’Occident subit l’aggravation des endettements, l’austérité et l’aggravation des inégalités et n’est plus qu’une station-service dotée de bombes atomiques, avec un contrôle sur le commerce du pétrole, un excédent dans le domaine agricole et dans la vente d’armes, et une activité sur les gains financiers (intérêts, bénéfices sur les investissements étrangers, création de crédit par les banques centrales pour gonfler les gains en capital).

La mondialisation n’est qu’une forme financière de colonialisme, soutenu par la menace militaire de la force et du changement de régime secret, cherchant à endetter les pays faibles et à les forcer à confier le contrôle de leur politique au FMI et à la Banque  mondiale (l’obéissance aux conseils néolibéraux antiouvriers conduit à une crise de la dette qui force le taux de change des pays débiteurs à se déprécier : le FMI les sauve alors de l’insolvabilité à la condition qu’ils vendent le domaine public et transfèrent les impôts des riches et des investisseurs étrangers vers le travail).

 Les États-Unis s’endettent auprès des gouvernements étrangers et de leur banque centrale, sans que ces pays étrangers puissent s’attendre à être remboursés un jour.

La plupart des crédits occidentaux sont créés pour gonfler les prix des actions, des obligations et de l’immobilier, et non pour financer de nouveaux investissements dans les moyens de production, tandis qu’une extrême richesse se concentre au sommet.

Les économies occidentales ont conservé les lois romaines sur la dette.

 Malgré les réformes politiques démocratiques nominales élargissant les droits de vote, le 1% des créanciers est devenu une oligarchie politiquement puissante, capturant les agences de régulation gouvernementale, contrôlant et planifiant l’économie.

 Aristote reconnaissait que les démocraties évoluaient vers des oligarchies – qui se targuent d’être démocratiques à des fins de relations publiques, tout en prétendant que la concentration de la richesse au sommet est bénéfique.

 Actuellement les banques et les gestionnaires financiers dirigeraient l’épargne de manière efficace pour produire de la prospérité pas seulement pour eux-mêmes, mais pour l’ensemble de l’économie : c’est la théorie du ruissellement.

 Les autres régimes seraient autocratiques. Ce qu’ils appellent autocratie, c’est un gouvernement suffisamment fort pour empêcher une oligarchie financière cupide d’endetter la population, de détourner les terres et autres biens dans ses propres mains et dans les mains de ses bailleurs de fonds américains et étrangers, d’acheter le contrôle des monopoles et des infrastructures publiques, d’extraire de la rente partout où c’est possible, de réduire en esclavage pour dette les débiteurs, de mettre en question les moyens de subsistance de la population.

 L’oligarchie rentière a parrainé une contre-révolution fiscale et idéologique, redéfinissant un marché libre non comme un marché exempt de revenus non gagnés (rente foncière, rente liée aux ressources naturelles, rente de monopole, intérêts financiers et privilèges connexes), mais comme un marché libre pour les rentiers d’extraire une rente économique, un revenu non gagné.

 La régulation publique du crédit et des monopoles est démantelé (ce qui permet de facturer comme on veut le crédit et le produit qu’on vend), le privilège de création de monnaie est privatisé (le secteur financier assume le rôle d’attribution de la propriété), la planification est centralisée par les centres financiers impériaux.

 La nouvelle guerre froide consiste à protéger ce système de capitalisme financier néolibéral centré sur les États-Unis en détruisant ou en isolant les systèmes alternatifs, tout en cherchant à financiariser davantage l’ancien système colonialiste par le parrainage des créanciers, l’imposition de l’austérité au lieu de la croissance, l’irréversibilité de la perte de propriété par saisie ou vente forcée.

Toutes les économies anciennes fonctionnaient à crédit, accumulant des dettes de récolte pendant l’année agricole, mais les perturbations empêchaient souvent le paiement des dettes accumulées, si bien que, pour éviter à leurs citoyens soldats et à leurs ouvriers corvéables à merci de perdre leurs terres de subsistance au profit des créanciers, le souverain annulait les dettes.

 Le système juridique de Rome manifestait l’intérêt des rentiers monopolisant la terre, prenant le contrôle du gouvernement et des tribunaux, n’hésitant pas à recourir à la force et à des assassinats politiques ciblés contre les réformateurs.

 La leçon de l’histoire est qu’un pouvoir réglementaire gouvernemental fort est nécessaire pour empêcher les créanciers privés d’accaparer des terres pour transformer les citoyens en débiteurs, en locataires, en clients et finalement en serfs.

Dès le Moyen Âge, les familles bancaires internationales imposent le contrôle des monopoles publics et des ressources naturelles.

À la fin de la deuxième guerre mondiale, pour ne pas payer ses dettes de guerre, la Grande-Bretagne ouvre la zone sterling aux exportateurs américains, s’abstient de relancer son industrie en dévaluant la livre sterling.

 Depuis 1945, le volume de la dette augmente jusqu’à la bulle de 2008 des prêts hypothécaires à haut risque, la fraude bancaire massive, la pyramide des dettes financières surchargeant les économies, la monétisation de la banque fédérale pour sauver les avoirs et patrimoines financiers de l’élite en actions, obligations et prêts hypothécaires (et non pour sauver l’économie industrielle, les infrastructures, le revenu et le niveau de vie de la population, et plus particulièrement sauver les victimes des prêts hypothécaires pourris et les pays étrangers surendettés).

 L’assujettissement à la dette, comme privation de liberté, est présenté comme une loi de la nature, une forme d’équilibre, sans réglementation gouvernementale, par la magie du marché, avec l’hypothèse que toutes les dettes peuvent être payées, sans polariser, ce qui laisse les mains libres aux créanciers, aux accapareurs de terre et aux privatiseurs : la privatisation du domaine public et la prise en charge de la planification par le secteur financier apporterait la prospérité, et donc tout pays doit volontairement adhérer à un tel système contrôlé par les États-Unis, ce qui constitue la fin de l’histoire, sans alternative possible.

 Il s’agit de remodeler le pays à contrôler en privatisant les ressources naturelles et les autres actifs publics entre les mains de kleptocrates qui enregistrent les richesses publiques en leur nom propre et empochent la cagnotte en vendant leurs gains à des investisseurs occidentaux.

 Se constitue en réaction un ordre alternatif avec le contrôle public de la monnaie et des banques, la gratuité de la santé et de l’éducation, les subventions des besoins de base, sans financement par la dette.

Deuxième article.

Les économistes de la privatisation et du libre marché limitent l’action de l’État à imposer coûte que coûte les contrats de dette, et considèrent que, de toute éternité, « la cupidité est une bonne chose » et que toute régulation publique est mauvaise.

Autrefois, les proclamations royales d’effacement des dettes, de libération des esclaves et de distribution des terres étaient normales, pour éviter la polarisation de la société et la crise économique, et assurer la liberté des citoyens : une dette portant intérêt n’était adoptée qu’avec des freins et des contrepoids, il n’était pas question d’attribuer de la richesse monétaire et financière aux créditeurs sans savoir comment elle allait être accumulée et dépensée, sans polariser la société, sans appauvrir, déposséder, exiler ou asservir la population

Selon la vision individualiste, les individus défrichent la terre, en font leur propriété, tout en faisant un peu d’artisanat et en échangeant leurs produits, et l’État prédateur et extractif intervient avec une armée envahissant les terres et demandant simplement des impôts et un service militaire.

 Les individus font spontanément du transport, du troc, font du métal de la monnaie avec des prix très variables, sans intervention de l’État.

 Dans cette fable économique et historique, la fraude est ignorée ou tolérée, à tel point qu’un banquier central en 2008 ne reconnaît pas qu’il y a eu des dettes hypothécaires frauduleuses et ne prononce aucune sanction.

L’accaparement de la propriété et la confiscation des droits de propriété par les créditeurs suite à une dette sont considérés comme des épreuves de force légitimes. Les sectateurs de ce conte pour enfants en arrivent même à oublier ou à ignorer les impôts, qui sont pourtant destinés à fournir des services sociaux de base. De toute façon ces gens font la guerre au socialisme, tout en déformant l’histoire.

Dans le scénario non individualiste, la terre est attribuée par la communauté, en échange d’obligations de travail de corvée et de service militaire, proportionnellement aux besoins et capacités de chaque famille : la taxation crée le droit d’occupation, la terre est de caractère social, l’État est un coordinateur, un organisateur, un planificateur. Pour éviter la contrefaçon monétaire, les fraudes, la violation de la loi, l’État régule, frappe la monnaie, normalise les alliages, supervise les poids et mesures, normalise les prix

Avec Rome, les oligarchies pro-crédit prennent le pas sur les palais qui protégeaient les intérêts des populations endettées. Selon ces oligarchies, il faut laisser les individus agir par eux-mêmes. Pour elles, tout est une question de choix (il n’y a pas de nécessité de manger ou de payer), tout repose sur la sécurité des contrats et les droits de propriété. En bref, pour elles, il n’y a pas d’alternative.

 Si les sociétés anciennes avaient fait cela, la population se serait enfuie ou aurait fait défection devant un ennemi promettant d’annuler les dettes et de redistribuer les terres, ou les élites auraient été renversées ou poussées à l’exil. Quand la monnaie est apparue, les  réformateurs et les philosophes avertissaient que la richesse était addictive et poussait au mal.

Pour la périphérie occidentale, toute régulation protectrice de l’État est autocratique. Pour elle, la richesse ne doit pas être subordonnée à la croissance économique et il est naturel de concentrer la propriété de la terre et des biens. Selon sa conception, la classe des débiteurs est une classe héréditaire dépendante des créditeurs, tandis que l’inégalité et la fraude n’existent pas. Par conséquent, il faut le moins possible de contrôle de l’État. Selon cette vision fabuleuse de l’histoire, les dettes ne peuvent être effacées (il n’est pas vrai que l’effacement des dettes permet aux économies de ne pas tomber en dépression). Pour cette oligarchie occidentale de la banque, de l’assurance, de l’immobilier, de l’industrie financiarisée et du commerce financiarisé, il faut imposer partout et par la force l’appropriation de la propriété publique des terres, des droits miniers et des services publics de base.

Premier article.

L’Antiquité mettait en question la volonté d’acquérir de l’argent, l’avarice, la cupidité, l’égoïsme, l’orgueil démesuré, l’addiction à la richesse (l’amour de l’argent), la consommation ostentatoire et le luxe, tandis que les princes servaient les dieux en protégeant le faible, le débiteur contre le puissant, le créancier (l’objectif implicite de la démocratie), contre le clientélisme, l’accaparement des terres et des individus par les créanciers, contre la dépendance de la dette. Le pouvoir, qui était créancier et ne dépendait pas des créanciers, considérait que les motivations personnelles devaient être subordonnées à la promotion du bien-être général et de l’aide mutuelle. Une aristocratie mafieuse de chefs de guerre, profitant de l’absence d’un pouvoir fort, conquiert le monde occidental, contrôle les terres et le système politique, lie la main-d’œuvre par différentes formes de clientélisme coercitif et d’endettement, abolit l’autorité royale, transfère la charge fiscale sur les classes inférieures, endette non seulement la population, mais aussi le gouvernement et l’industrie. La nouvelle guerre froide est la tentative d’imposer au monde entier ce régime économique basé sur l’endettement.

Le plus grand défi est de savoir comment mener le commerce et le crédit sans laisser les marchands et les créanciers s’enrichir en exploitant leurs clients et leurs débiteurs. L’Antiquité reconnaissait que la volonté d’acquérir de l’argent créait une dépendance et avait tendance à être une forme d’exploitation et donc à être socialement nuisible. Les valeurs morales s’opposaient à l’égoïsme, surtout sous la forme de l’avarice et de l’addiction à la richesse (amour de l’argent chez les Grecs). Les personnes et les familles qui se livraient à une consommation ostentatoire avaient tendance à être ostracisées, car il était reconnu que la richesse était souvent obtenue aux dépens des autres, en particulier des faibles. Le concept grec hubris impliquait un comportement égoïste causant du tort aux autres. L’avarice et la cupidité devaient être punies par la déesse de la justice Nemesis. À Sumer une déesse protègeait le faible contre le puissant, le débiteur contre le créancier. C’est cette protection que les souverains étaient censés assurer en servant les dieux. C’est pourquoi les souverains étaient dotés d’un pouvoir suffisant pour éviter que la population ne soit réduite à la dépendance de la dette et au clientélisme. Les chefs, les rois et les temples étaient chargés d’allouer des crédits et des terres de culture pour permettre aux petits exploitants de servir dans l’armée et de fournir une main-d’œuvre pour la corvée. Les souverains qui se comportaient de manière égoïste étaient susceptibles d’être destitués, ou leurs sujets pouvaient s’enfuir, ou soutenir des chefs rebelles ou des attaquants étrangers promettant d’annuler les dettes et de redistribuer les terres équitablement.

La fonction la plus fondamentale de la royauté proche-orientale était de proclamer l’ordre économique, l’annulation des dettes, dont l’année jubilaire du judaïsme se fait l’écho.

Il n’y avait pas de démocratie au sens où les citoyens élisaient leurs dirigeants et administrateurs, mais la royauté divine était tenue d’atteindre l’objectif économique implicite de la démocratie : protéger les faibles contre les puissants.

 Le pouvoir royal s’appuyait sur des temples et des systèmes éthiques ou religieux. Les religions de Bouddha, de Lao-Tseu et de Zoroastre considéraient que les motivations personnelles devaient être subordonnées à la promotion du bien-être général et de l’aide mutuelle.

Les palais, les temples et les gouvernements civiques étaient créanciers. Ils n’étaient pas obligés d’emprunter pour fonctionner et n’étaient donc pas soumis aux exigences politiques d’une classe de créanciers privés.

Ce qui semblait peu probable il y a 2500 ans, c’est qu’une aristocratie de chefs de guerre allait conquérir le monde occidental. En créant l’Empire romain, une oligarchie a pris le contrôle des terres et, le moment venu, du système politique, abolissant l’autorité royale ou civique, transférant la charge fiscale sur les classes inférieures et endettant la population et l’industrie.

L’endettement de la population, de l’industrie et même des gouvernements auprès d’une élite oligarchique, c’est ce qui s’est produit en Occident, celui-ci tentant maintenant d’imposer la variante moderne de ce régime économique basé sur l’endettement – le capitalisme financier néolibéral centré sur les États-Unis – au monde entier. Voilà en quoi consiste la nouvelle guerre froide d’aujourd’hui.

Selon la morale traditionnelle des premières sociétés, l’Occident – à partir de la Grèce classique et de l’Italie vers le huitième siècle avant J.-C. – était barbare. L’Occident était en effet à la périphérie du monde antique lorsque les commerçants syriens et phéniciens ont apporté du Proche-Orient l’idée de la dette portant intérêt à des sociétés qui n’avaient pas de tradition royale d’annulation périodique des dettes. L’absence d’un pouvoir palatial fort et d’une administration du temple a permis l’émergence d’oligarchies des créanciers dans tout le monde méditerranéen. La Grèce a fini par être conquise, d’abord par la Sparte oligarchique, puis par la Macédoine et enfin par Rome.

 C’est le système juridique avare et pro-créancier de cette dernière qui a façonné la civilisation occidentale ultérieure. Aujourd’hui, un système financiarisé de contrôle oligarchique dont les racines remontent à Rome est soutenu et même imposé par la diplomatie, la force militaire et les sanctions économiques de la nouvelle guerre froide des États-Unis aux pays qui tentent d’y résister.

Au sixième siècle avant J.-C., les tyrans grecs annulaient les dettes qui maintenaient en servitude, redistribuent les terres et développent les infrastructures pour le commerce (Lycurgue, législateur à Sparte, les poètes Archilocus et Solon) et à Rome les rois légendaires empêchent toute oligarchie d’exploiter la population, tandis que les philosophes stoïciens et les sites religieux se développent. Les créanciers prennent le pouvoir en collectant les impôts et en pillant les provinces, consacrant une partie de leurs revenus à une philanthropie ostentatoire lors des campagnes électorales – laissant à leurs esclaves et à leurs hommes de main le prêt et le commerce. Toutes les nations occidentales ont hérité de Rome l’inviolabilité de la dette, la priorité aux demandes des créanciers, la légitimité du transfert aux créanciers des biens des débiteurs défaillants, le transfert des impôts sur la main-d’œuvre et sur l’industrie, ce qui provoque l’austérité nationale qui conduit à rechercher la prospérité par la conquête étrangère, pillant les pays dépendants et le laissant appauvris. Au seizième siècle, l’Espagne pille mais n’investit pas dans l’industrie nationale. À la fin de la première guerre mondiale, la Grande-Bretagne, à cause des dettes d’armement envers les États-Unis, impose une austérité antiouvrière et inclut la zone sterling au dollar américain, et avec Thatcher et Tony Blair, leur privatisation et monopolisation du logement et des infrastructures publiques – augmentant le coût de la vie et donc le niveau des salaires – la compétitivité industrielle s’effondre. Les États-Unis pratiquent une expansion impériale excessive au détriment de leur économie nationale. La colonisation de la Russie et de la Chine a conduit l’économie américaine à se désindustrialiser. Actuellement, la Russie, la Chine et d’autres pays se détachent du système de commerce et d’investissement dollarisé, l’Occident subit l’aggravation des endettements, l’austérité et l’aggravation des inégalités et n’est plus qu’une station-service dotée de bombes atomiques, avec un contrôle sur le commerce du pétrole, un excédent dans le domaine agricole et dans la vente d’armes et une activité sur les gains financiers (intérêts, bénéfices sur les investissements étrangers, création de crédit par les banques centrales pour gonfler les gains en capital). La mondialisation n’est qu’une forme financière de colonialisme, soutenu par la menace militaire de la force et du changement de régime secret, cherchant à endetter les pays faibles et à les forcer à confier le contrôle de leur politique au FMI et à la Banque  mondiale (l’obéissance aux conseils néolibéraux antiouvriers conduit à une crise de la dette qui force le taux de change des pays débiteurs à se déprécier : le FMI les sauve alors de l’insolvabilité à la condition qu’ils vendent le domaine public et transfèrent les impôts des riches et des investisseurs étrangers vers le travail). Les États-Unis s’endettent auprès des gouvernements étrangers et de leur banque centrale, sans que ces pays étrangers puissent s’attendre à être remboursés un jour. La plupart des crédits occidentaux sont créés pour gonfler les prix des actions, des obligations et de l’immobilier, et non pour financer de nouveaux investissements dans les moyens de production, tandis qu’une extrême richesse se concentre au sommet.

De 2200 à 750 av. J.-C., le changement climatique a provoqué une grave dépopulation, mettant fin aux économies de palais de type linéaire B (le linéaire B est un système d’écriture syllabique mycénien – forme archaïque de grec ancien – comportant 87 signes, avec des nombres décimaux et des poids et des mesures de type babylonien) de la Grèce, et la vie est revenue au niveau local pendant cette période. Certaines familles ont créé des autocraties mafieuses en monopolisant la terre et en y liant la main-d’œuvre par diverses formes de clientélisme coercitif et d’endettement. Le problème le plus important était celui de la dette portant intérêt que les commerçants du Proche-Orient avaient apportée dans les pays de la mer Égée et de la Méditerranée – sans le contrôle correspondant des annulations de dettes royales.

Des réformateurs grecs appelés « tyrans » au septième et sixième siècle avant J.-C., de Sparte à Corinthe, en passant par Athènes et les îles grecques (la dynastie des Cypsélides à Corinthe et de nouveaux dirigeants similaires dans d’autres villes) annulent les dettes qui maintenaient les clients en servitude sur les terres, redistribuent ces terres aux citoyens et entreprennent des dépenses d’infrastructure publique pour développer le commerce, ouvrant ainsi la voie au développement civique et aux rudiments de la démocratie. Sparte a adopté des réformes austères dites lycurgiennes (Lycurgue était un législateur de Sparte ayant notamment légiféré contre la thésaurisation) contre la consommation ostentatoire et le luxe. Les poèmes d’Archilocus, sur l’île de Paros, et de Solon, à Athènes, dénonçaient la soif de richesse personnelle comme une dépendance, conduisant à l’orgueil démesuré qui blesse les autres –  pour être puni par la déesse de la justice, Nemesis. L’esprit était similaire à celui des religions babyloniennes, judaïques et autres religions morales.

De 753 à 509 av. J.-C., Rome a connu 7 rois légendaires qui attiraient les immigrants et empêchaient une oligarchie de les exploiter. Mais les familles riches ont renversé le dernier roi. Il n’y avait pas de chef religieux pour contrecarrer ce renversement, car les principales familles aristocratiques contrôlaient le sacerdoce. Il n’y avait pas de dirigeant combinant une réforme économique nationale avec une école religieuse. Il n’y avait pas de tradition d’annulation des dettes. Il y avait de nombreux philosophes stoïciens et les sites religieux (Delphes, Delos) exprimaient une religion de la moralité personnelle pour éviter l’orgueil démesuré. Les aristocrates de Rome ont créé une Constitution et un Sénat antidémocratiques, ainsi que des lois qui rendaient irréversible la servitude pour dettes et la perte de terre qui en résultait. Bien que l’éthique politiquement correcte consistait à éviter de s’engager dans le commerce et le prêt d’argent, cette éthique n’a pas empêché l’émergence d’une oligarchie qui s’est emparée des terres et a réduit une grande partie de la population en servitude. Au deuxième siècle avant J.-C., Rome avait conquis toute la région méditerranéenne et l’Asie Mineure, et les plus grandes entreprises étaient les collecteurs d’impôts, qui pillaient les provinces de Rome. Il y avait des moyens pour les riches d’agir de manière moralisatrice en harmonie avec l’éthique altruiste, évitant la cupidité commerciale tout en s’enrichissant, ceci en évitant de prêter et de commercer eux-mêmes, en confiant ce sale boulot à leurs esclaves ou à leurs hommes de main, et en consacrant les revenus de ces activités à une philanthropie ostentatoire qui est devenue un spectacle attendu dans les campagnes électorales de Rome. Lorsque le christianisme est devenu la religion romaine au quatrième siècle de notre ère, l’argent achetait l’absolution en faisant des dons généreux à l’Église.

Ce qui distingue les économies occidentales des anciennes sociétés du Proche-Orient et de la plupart des sociétés asiatiques, c’est l’absence d’allégement de la dette pour rétablir l’équilibre de l’économie dans son ensemble. Toutes les nations occidentales ont hérité de Rome les principes de l’inviolabilité de la dette, qui donne la priorité aux demandes des créanciers et légitime le transfert permanent aux créanciers des biens des débiteurs défaillants. Les oligarchies occidentales se sont appropriées les revenus et les terres des débiteurs, tout en transférant les impôts sur la main-d’œuvre et l’industrie. Cela a provoqué l’austérité nationale et a conduit les oligarchies à rechercher la prospérité par la conquête étrangère, pour obtenir des étrangers ce qui n’était pas produit par les économies nationales endettées et soumises à des principes juridiques pro-créancier transférant les terres et autres biens à une classe de rentiers. Au seizième siècle, l’Espagne a pillé de vastes cargaisons d’argent et d’or du Nouveau Monde, mais cette richesse a été dissipée dans la guerre au lieu d’être investie dans l’industrie nationale. La Grande-Bretagne a connu une ascension et un déclin similaires : la première guerre mondiale lui a laissé de lourdes dettes d’armement envers les États-Unis, imposant une austérité antiouvrière à l’intérieur, et avec le prêt-bail de la deuxième guerre mondiale, la zone sterling est devenue un satellite du dollar américain. Les politiques néolibérales de Thatcher et Tony Blair ont augmenté le coût de la vie en privatisant et en monopolisant le logement et les infrastructures publiques, anéantissant l’ancienne compétitivité industrielle de la Grande-Bretagne en augmentant le coût de la vie et donc les niveaux de salaire. Les États-Unis ont suivi une trajectoire similaire d’expansion impériale excessive au détriment de leur économie nationale : leurs dépenses militaires à l’étranger à partir de 1950 ont obligé le dollar à se détacher de l’or en 1971. Ce changement a eu l’avantage inattendu de donner naissance à un « étalon dollar » qui a permis à l’économie américaine et à sa diplomatie militaire de s’affranchir du reste du monde, en accumulant des dettes en dollars auprès des banques centrales d’autres pays sans aucune contrainte pratique. La colonisation financière de la Russie dans les années 1990 par la « thérapie de choc » des cadeaux de privatisation, suivie par l’admission de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce en 2001 – avec l’espoir que la Chine devienne, comme la Russie d’Eltsine, une colonie financière américaine – a conduit l’économie américaine à se désindustrialiser en déplaçant l’emploi vers l’Asie. Pour échapper à la nouvelle guerre froide, la Russie, la Chine et d’autres pays se détachent du système de commerce et d’investissement dollarisé, laissant les États-Unis et l’Europe de l’OTAN subir l’austérité et l’aggravation de l’inégalité des richesses alors que les ratios d’endettement montent en flèche pour les particuliers, les entreprises et les organismes gouvernementaux. Les États-Unis ne sont plus qu’une station-service dotée de bombes atomiques. Les États-Unis font leur puissance économique mondiale sur le contrôle du commerce du pétrole en Occident, alors que leurs principaux excédents d’exportation sont les cultures agricoles et les armes. La combinaison de l’endettement financier et de la privatisation a fait de l’Amérique une économie à coût élevé, perdant son ancien leadership industriel, tout comme la Grande-Bretagne. Les États-Unis tentent désormais de vivre principalement de gains financiers (intérêts, bénéfices sur les investissements étrangers et création de crédit par les banques centrales pour gonfler les gains capital) au lieu de créer des richesses par leur propre travail et leur industrie. Leurs alliés occidentaux cherchent à faire de même. Ce système dominé par les États-Unis est euphémisé sous le nom de « mondialisation », mais il s’agit simplement d’une forme financière de colonialisme – soutenu par la menace militaire habituelle de la force et du « changement de régime » secret pour empêcher les pays de se retirer du système. Ce système impérial basé sur les États-Unis et l’OTAN cherche à endetter les pays plus faibles et à les forcer à confier le contrôle de leur politique au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale. L’obéissance au « conseils » néolibéraux antiouvriers de ces institutions conduit à une crise de la dette qui force le taux de change des pays débiteurs à se déprécier. Le FMI les « sauve » alors de l’insolvabilité à la « condition » qu’ils vendent le domaine public et transfèrent les impôts des riches (en particulier les investisseurs étrangers) vers le travail.

L’oligarchie et la dette sont les caractéristiques essentielles des économies occidentales. Les dépenses militaires étrangères de l’Amérique et ses guerres quasi-permanentes ont laissé son propre Trésor profondément endetté auprès des gouvernements étrangers et de leurs banques centrales. Les États-Unis suivent ainsi la même chemin que celui par lequel l’impérialisme espagnol a laissé la dynastie des Habsbourg s’endetter auprès des banquiers européens, de même que la participation de la Grande-Bretagne à deux guerres mondiales dans l’espoir de maintenir sa position dominante dans le monde l’a laissé endettée et a mis fin à son ancien avantage industriel. L’augmentation de la dette extérieure de l’Amérique a été soutenue par le privilège de la sa « monnaie-clé » qui lui permet d’émettre sa propre dette en dollars selon « l’étalon dollar » sans que les autres pays puissent raisonnablement s’attendre à être payés un jour – sauf avec encore plus de « dollar papier ».

Comme en Grande-Bretagne avec Thatcher et Tony Blair, l’abondance monétaire permet à l’élite managériale de Wall Street d’accroître le pouvoir de rente des Américains par la financiarisation et la privatisation, en augmentant le coût de la vie et des affaires. Les entreprises industrielles ont répondu en déplaçant leurs usines vers des économies à bas salaires afin de maximiser leurs profits. Mais alors que l’Amérique se désindustrialise et devient de plus en plus dépendante des importations asiatiques, la diplomatie américaine poursuit une nouvelle guerre froide qui pousse les économies les plus productives du monde à se découpler de l’orbite économique américaine. L’augmentation de la dette détruit les économies lorsqu’elle n’est pas utilisée pour financer de nouveaux investissements dans les moyens de production. La plupart des crédits occidentaux actuels sont créés pour gonfler les prix des actions, des obligations et de l’immobilier, et non pour restaurer la capacité industrielle. Avec cette dette sans production, l’économie nationale américaine est submergée par la dette due à sa propre oligarchie financière. Malgré le « cadeau » de l’économie américaine sous la forme de l’augmentation continue de sa dette officielle envers les banques centrales étrangères, sans perspective visible de remboursement de sa dette internationale ou nationale – sa dette continue de s’étendre et l’économie est devenue encore plus endettée. L’Amérique s’est polarisée avec une extrême richesse concentrée au sommet tandis que la majeure partie de l’économie est profondément endettée.

Les économies occidentales ont conservé les lois romaines sur la dette. Malgré les réformes politiques démocratiques nominales élargissant les droits de vote, le 1% des créanciers est devenu une oligarchie politiquement puissante, capturant les agences de régulation gouvernementale, contrôlant et planifiant l’économie. Aristote reconnaissait que les démocraties évoluées vers des oligarchies – qui se targuent d’être démocratiques à des fins de relations publiques, tout en prétendant que la concentration de la richesse au sommet est bénéfique. Actuellement les banques et les gestionnaires financiers dirigeraient l’épargne de manière efficace pour produire de la prospérité pas seulement pour eux-mêmes, mais pour l’ensemble de l’économie, c’est la théorie du ruissellement. Les autres régimes ne seraient autocratiques. Ce qu’ils appellent autocratie, c’est un gouvernement suffisamment fort pour empêcher une oligarchie financière cupide d’endetter la population, de détourner les terres et autres biens dans ses propres mains et dans les mains de ses bailleur de fonds américains et étrangers, d’acheter le contrôle des monopoles et des infrastructures publiques, d’extraire de la rente partout où c’est possible, de réduire en esclavage pour dette les débiteurs, de mettre en question les moyens de subsistance de la population. L’oligarchie rentière a parrainé une contre-révolution fiscale et idéologique, redéfinissant un marché libre non comme un marché exempt de revenus non gagnés (rente foncière, rente liée aux ressources naturelles, rente de monopole, intérêts financiers et privilèges connexes), mais comme un marché libre pour les rentiers d’extraire une rente économique, un revenu non gagné. La régulation publique du crédit et des monopoles est démantelé (ce qui permet de facturer comme on veut le crédit et le produit qu’on vend), le privilège de création de monnaie est privatisé (le secteur financier assume le rôle d’attribution de la propriété), la planification est centralisée par les centres financiers impériaux. La nouvelle guerre froide consiste à protéger ce système de capitalisme financier néolibéral centré sur les États-Unis en détruisant ou en isolant les systèmes alternatifs, tout en cherchant à financiariser davantage l’ancien système colonialiste par le parrainage des créanciers, l’imposition de l’austérité au lieu de la croissance, l’irréversibilité de la perte de propriété par saisie ou vente forcée.

Les économies occidentales sont devenues oligarchiques du fait de leur incapacité à protéger les citoyens contre la dépendance à l’égard de la classe des créanciers propriétaires. Ces économies occidentales ont conservé les lois romaines sur la dette, basées sur les créanciers, notamment la priorité des créances sur les biens des débiteurs. Le un pour cent des créanciers est devenu une oligarchie politiquement puissante malgré les réformes politiques démocratiques nominales élargissant les droits de vote. Les agences de régulation gouvernementale ont été capturées et le pouvoir d’imposition a été rendu régressif, laissant le contrôle et la planification économique entre les mains d’une élite de rentiers.

Rome n’a jamais été une démocratie. Aristote reconnaissait que les démocraties évoluaient plus ou moins naturellement vers des oligarchies – qui se targuent d’être démocratiques à des fins de relations publiques tout en prétendant que leur concentration de plus en plus forte de richesse au sommet est tout à fait bénéfique. La rhétorique actuelle du ruissellement dépeint les banques et les gestionnaires financiers comme dirigeant l’épargne de la manière la plus efficace pour produire de la prospérité pour l’ensemble de l’économie, et pas seulement pour eux-mêmes. Le président Biden et ses néolibéraux du département d’État accusent la Chine et tout autre pays cherchant à maintenir son indépendance économique et son autonomie d’être « autocratique ». Ce qu’ils appellent autocratie, c’est un gouvernement suffisamment fort pour empêcher une oligarchie financière orientée vers l’Occident d’endetter la population envers elle-même – et ensuite de détourner ses terres et autres biens dans ses propres mains et dans les mains de ses bailleurs de fonds américains et étrangers.

Le marché libre serait libre de toute recherche de rente financière. La diplomatie de ces démocraties a endetté les pays, les forçant à vendre le contrôle de leurs infrastructures publiques et à transformer les sommets de leur économie en opportunité d’extraction de rentes monopolistiques. Les oligarchies grecques et romaines accusaient les réformateurs démocratiques de rechercher la tyrannie (en Grèce) ou la royauté (à Rome). Ce sont les tyrans grecs qui ont renversé les autocraties mafieuses au septième et sixième siècle avant J.-C., ouvrant la voie au décollage économique et proto-démocratique de Sparte, Corinthe et Athènes. Et ce sont les rois de Rome qui ont construit leur cité-État en proposant aux citoyens des régimes fonciers autonomes, une politique qui a attiré des immigrants des cités-États  italiennes voisines dont les populations étaient réduites à l’esclavage pour dettes. Le problème est que les démocraties occidentales ne se sont pas montrées aptes à empêcher l’émergence d’oligarchies et la polarisation de la distribution des revenus et des richesses. Les démocraties oligarchiques n’ont pas protégé leurs citoyens contre les créanciers qui cherchent à s’approprier la terre, son rendement locatif et le domaine public. Si nous demandons qui adopte et applique des politiques visant à contrôler l’oligarchie afin de protéger les moyens de subsistance des citoyens, la réponse est : ce sont les États socialistes qui le font. Seul un État fort a le pouvoir de contrôler une oligarchie financière et cupide.

Le Parti communiste chinois, guidé par une philosophie centrée sur le peuple, travaille dans l’intérêt du peuple et se consacre à la réalisation des aspirations du peuple à une vie meilleure : la Chine a fait progresser la démocratie, promu la protection juridique des droits de l’homme et défendu l’équité et la justice sociale, avec des droits démocratiques plus complets et plus étendus.

Presque toutes les premières sociétés non occidentales disposaient de protections contre l’émergence des oligarchies mercantiles et rentières. Ce qu’est devenue la civilisation occidentale représente une rupture avec le Proche-Orient, l’Asie du Sud et de l’Est, qui avaient leur propre système d’administration publique pour sauver leur équilibre social de la richesse commerciale et monétaire qui menaçait de détruire l’équilibre économique si elle n’était pas contrôlée. Mais le caractère économique de l’Occident a été façonné par les oligarchies rentières. La république de Rome a enrichi son oligarchie en dépouillant les régions qu’elle a conquises de leurs richesses, les laissant appauvries. Cela reste la stratégie d’extraction du colonialisme européen ultérieur et, plus récemment, de la mondialisation néolibérale centrée sur les États-Unis. L’objectif est de libérer les oligarchies des contraintes qui pèsent sur leurs intérêts personnels.

L’économie politique classique définissait un marché libre comme un marché exempt de revenus non gagnés (à savoir la rente foncière et les autres rentes liées aux ressources naturelles, la rente de monopole, les intérêts financiers et les privilèges connexes des créanciers). Mais à la fin du dix-neuvième siècle, l’oligarchie rentière a parrainé une contre-révolution fiscale et idéologique, redéfinissant un marché libre comme un marché libre pour les rentiers d’extraire une rente économique – un revenu non gagné, redéfinissant la démocratie comme exigeant un marché libre de nature oligarchique rentière anti-classique.

Le gouvernement n’est plus le régulateur économique dans l’intérêt public : la réglementation publique du crédit et des monopoles est démantelé, ce qui permet aux entreprises de facturer ce qu’elles veulent pour le crédit qu’elles fournissent et les produits qu’elles vendent, la privatisation du privilège de création de la monnaie de crédit laissant le secteur financier assumer le rôle d’attribution de la propriété.

Le résultat a été de centraliser la planification économique à Wall Street, à la City de Londres, à la Bourse de Paris et dans d’autres centres financiers impériaux. La nouvelle guerre froide vise à protéger ce système de capitalisme financier néolibéral centré sur les États-Unis, en détruisant ou en isolant les systèmes alternatifs, tout en cherchant à financiariser encore davantage l’ancien système colonialiste en parrainant le pouvoir des créanciers au lieu de protéger les débiteurs, en imposant l’austérité liée à la dette au lieu de la croissance et en rendant irréversible la perte de propriété par saisie ou vente forcée.

Toutes les économies anciennes fonctionnent à crédit, accumulant des dettes de récolte pendant l’année agricole, mais les perturbations empêchaient souvent le paiement des dettes accumulées, si bien que, pour éviter à leurs citoyens soldats et à leurs ouvriers corvéables à merci de perdre leurs terres de subsistance au profit des créanciers, le souverain annulait les dettes. Le système juridique de Rome manifestait l’intérêt des rentiers monopolisant la terre, prenant le contrôle du gouvernement et des tribunaux, n’hésitant pas à recourir à la force et à des assassinats politiques ciblés contre les réformateurs. La leçon de l’histoire est qu’un pouvoir réglementaire gouvernemental fort est nécessaire pour empêcher les créanciers privés d’accaparer des terres pour transformer les citoyens en débiteurs, en locataires, en clients et finalement en serfs. Au Moyen Âge, les familles bancaires internationales imposent le contrôle des monopoles publics et des ressources naturelles. À la fin de la deuxième guerre mondiale, pour ne pas payer ses dettes de guerre, la Grande-Bretagne ouvre la zone sterling aux exportateurs américains, s’abstient de relancer son industrie en dévaluant la livre sterling. Depuis 1945, le volume de la dette augmente jusqu’à la bulle des prêts hypothécaires à haut risque, la fraude bancaire massive, la pyramide des dettes financières surchargeant les économies, la monétisation de la banque fédérale pour sauver les avoirs et patrimoines financiers de l’élite en actions, obligations et prêts hypothécaires (et non pour sauver l’économie industrielle, les infrastructures, le revenu et le niveau de vie de la population, et plus particulièrement sauver les victimes des prêts hypothécaires pourris et les pays étrangers surendettés). L’assujettissement à la dette comme privation de liberté est présenté comme une loi de la nature, une forme d’équilibre, sans réglementation gouvernementale, par la magie du marché, avec l’hypothèse que toutes les dettes peuvent être payées, sans polariser, ce qui laisse les mains libres aux créanciers, aux accapareurs de terre et aux privatiseurs : la privatisation du domaine public et la prise en charge de la planification par le secteur financier apporterait la prospérité, et donc tout pays doit volontairement adhérer à un tel système contrôlé par les États-Unis, ce qui constitue la fin de l’histoire, sans alternative possible. Il s’agit de remodeler le pays en privatisant les ressources naturelles et les autres actifs publics entre les mains de kleptocrates qui enregistrent les richesses publiques en leur nom propre et empochent la cagnotte en vendant leurs gains à des investisseurs occidentaux. Se constitue un ordre alternatif avec le contrôle public de la monnaie par les banques, la gratuité de la santé et de l’éducation, les subventions des besoins de base, sans financement par la dette.

Le système juridique de Rome différait radicalement des lois des sociétés antérieures qui contrôlaient les créanciers et la prolifération de la dette. La montée d’une oligarchie des créanciers qui utilisaient sa richesse pour monopoliser la terre et prendre le contrôle du gouvernement et des tribunaux (n’hésitant pas à recourir à la force et à des assassinats politiques ciblés contre les réformateurs potentiels) avait été évité pendant des milliers d’années au Proche-Orient et dans d’autres pays d’Asie. Mais la périphérie égéenne et méditerranéenne ne disposait pas des freins et des contrepoids économiques qui avaient assuré la résilience ailleurs au Proche-Orient. L’Occident se distingue par l’absence d’un gouvernement suffisamment fort pour empêcher l’émergence et la domination d’une oligarchie des créanciers.

Toutes les économies anciennes fonctionnaient à crédit, accumulant des dettes de récolte pendant l’année agricole. Les guerres, les sécheresses ou les inondations, les maladies et autres perturbations empêchaient souvent le paiement des dettes accumulées. Mais les souverains du Proche-Orient annulaient les dettes dans ces conditions. Cela évitait à leurs citoyens soldats et à leurs ouvriers corvéables à merci de perdre leurs terres de subsistance au profit des créanciers, qui étaient reconnus comme un pouvoir rival potentiel du palais. Au milieu du Ier millénaire avant J.-C., la servitude pour dettes n’était plus qu’un phénomène marginal en Babylonie, en Perse et dans d’autres royaumes du Proche-Orient. Mais la Grèce et Rome étaient au milieu d’un demi-millénaire de révoltes populaires réclamant l’annulation de la dette et la libération de la servitude pour dettes et l’annulation de la perte de la terre d’autosubsistance. Seuls les rois romains et les tyrans grecs ont pu, pendant un certain temps, protéger leurs sujets de l’asservissement par la dette, mais ils ont finalement perdu face aux oligarchies des chefs de guerre créanciers. La leçon de l’histoire est donc un pouvoir réglementaire gouvernemental fort et nécessaire pour empêcher les oligarchies d’émerger et d’utiliser les créances et l’accaparement des terres pour transformer les citoyens en débiteurs, en locataires, en clients et finalement en serfs.

Dans le monde antique, les palais et les temples étaient créanciers. Ce n’est qu’en Occident qu’une classe de créanciers privés est apparue.

Un millénaire après la chute de Rome, une nouvelle classe bancaire a obligé les royaumes médiévaux à s’endetter. Les familles bancaires internationales ont utilisé leur pouvoir de créanciers pour prendre le contrôle des monopoles publics et des ressources naturelles, tout comme les créanciers avaient pris le contrôle des terres individuelles dans l’Antiquité.

La première guerre mondiale a vu les économies occidentales atteindre une crise sans précédent en raison des dettes interalliées et des réparations allemandes : le commerce s’est effondré et les économies occidentales sont tombées dans la dépression. C’est la seconde guerre mondiale qui les en a sortis, et cette fois, aucune réparation n’a été imposée après la fin de la guerre. Au lieu des dettes de guerre, l’Angleterre a été obligée d’ouvrir sa zone sterling aux exportateurs américains et de s’abstenir de relancer ses marchés industriels en dévaluant la livre sterling. L’Occident est sorti de la seconde guerre mondiale relativement exempt de dette privée – et sous la domination des États-Unis. Mais depuis 1945, le volume de la dette a augmenté de façon exponentielle, atteignant des proportions de crise en 2008 avec l’explosion de la bulle des prêts hypothécaires à hauts risques, la fraude bancaire massive et la pyramide des dettes financières qui ont surchargé des économies. La banque fédérale de réserve américaine a monétisé 8000 milliards de dollars pour sauver les avoirs de l’élite financière en actions, obligations et prêts hypothécaires immobiliers conditionnés, au lieu de sauver les victimes des prêts hypothécaires pourris et les pays étrangers surendettés. La Banque centrale européenne a fait à peu près la même chose pour éviter aux Européens les plus riches de perdre la valeur marchande de leur patrimoine financier.

Mais il est trop tard pour sauver les économies américaine et européenne. La longue accumulation de dettes enclenchées après 1945 a suivi son cours. L’économie américaine s’est désindustrialisée, ses infrastructures s’effondrent et sa population est si lourdement endettée qu’il ne lui reste que peu de revenus disponibles pour soutenir son niveau de vie.

La réponse américaine consiste à essayer de maintenir la prospérité de sa propre élite financière en exploitant les pays étrangers. C’est l’objectif de la nouvelle diplomatie de la guerre froide. Il s’agit d’extraire un tribut économique en poussant les économies étrangères à s’endetter davantage, et pour payer ce tribut en s’imposant la dépression et l’austérité.

Cet assujettissement est dépeint par les économistes comme une loi de la nature et donc comme une forme inévitable d’équilibre, dans lequel l’économie de chaque nation reçoit ce qu’elle vaut. Les modèles économiques dominants sont fondés sur l’hypothèse irréaliste que toutes les dettes peuvent être payées, sans polariser les revenus et les richesses. Tous les problèmes économiques sont censés se régler d’eux-mêmes par la magie du marché, sans que l’autorité civique ait à intervenir. La réglementation gouvernementale est jugée inefficace et infructueuse, et donc inutile. Les créanciers, les accapareurs de terre et les privatiseurs ont donc toute latitude pour priver les autres de leur liberté. C’est le destin ultime de la mondialisation.

Le néolibéralisme dit que privatiser le domaine public et laisser le secteur financier prendre en charge la planification économique et sociale apportera la prospérité. Cet aspect bénéfique est censé rendre volontaire la soumission des pays étrangers à l’ordre mondial centré sur les États-Unis. Mais l’effet réel de la politique néolibérale est de polariser les économies du Sud et de les soumettre à une austérité criblée de dettes. Le néolibéralisme prétend que la privatisation, la financiarisation et le transfert de la planification économique du gouvernement vers les centres financiers sont le résultat d’une victoire parfaite manifestant la fin de l’histoire, comme si le reste du monde n’avait d’autre choix que d’accepter le contrôle américain du système financier, du commerce et de l’organisation sociale à l’échelle mondiale – c’est-à-dire néocoloniale. Pour s’en assurer, la diplomatie américaine cherche à soutenir son contrôle financier et diplomatique par la force militaire. L’ironie est que la diplomatie américaine elle-même contribue à accélérer une réponse internationale au néolibéralisme en renforçant des gouvernements suffisamment forts pour reprendre la longue tendance de l’histoire qui voit des gouvernements habilités à empêcher les dynamiques oligarchiques corrosives de faire dérailler le progrès de la civilisation.

Le vingt et unième siècle a commencé avec les néolibéraux américains qui imaginaient que leur financiarisation et leur privatisation par endettement allait couronner la longue remontée de l’histoire humaine comme l’héritage de la Grèce et de la Rome classiques.

La vision néolibérale fait écho à la vision des oligarchies de l’Antiquité dénigrant les rois de Rome et les réformateurs tyrans de la Grèce – qui avaient le tort d’avoir une intervention publique trop forte quand ils visaient à libérer les citoyens de l’esclavage de la dette et à assurer l’autosuffisance foncière – et considérant comme point de départ décisif la sécurité des contrats de l’oligarchie qui donne aux créanciers le droit d’exproprier les débiteurs.

Le rêve de la fin de l’histoire semblait proche quand les néolibéraux américains ont eu les coudées franches pour remodeler la Russie et d’autres États postsoviétiques consistant à privatiser les ressources naturelles et d’autres actifs publics entre les mains de kleptocrates orientés vers l’Occident qui enregistraient les richesses publiques en leur nom propre – et empochaient la cagnotte en vendant leurs gains à des investisseurs américains et occidentaux. La fin de l’histoire de l’Union soviétique était censée consolider la fin de l’histoire selon l’Amérique en montrant combien il serait futile pour les nations d’essayer de créer un ordre économique alternatif basé sur le contrôle public de la monnaie et des banques, la santé et l’éducation gratuites et d’autres subventions des besoins de base, sans financement par la dette. L’admission de la Chine au sein de l’OMC en 2001 était considérée comme la confirmation qu’il n’y avait pas d’alternative au nouvel ordre néolibéral parrainé par la diplomatie américaine.

Il existe une alternative économique, bien sûr. Le principal objectif des anciens dirigeants, de la Babylonie à l’Asie du Sud et l’Asie de l’Est, était d’empêcher une oligarchie mercantile et créancière de réduire la population au clientélisme, à la servitude pour dettes et au servage. Si le monde eurasien non américain suit maintenant cet objectif fondamental, il rétablira le cours de l’histoire à son cours prè-occidental. Ce ne serait pas la fin de l’histoire, mais cela permettrait de revenir aux idéaux fondamentaux du monde non occidental en matière d’équilibre économique, de justice et d’équité. Aujourd’hui, la Chine, l’Inde, l’Iran et d’autres économies eurasiennes ont fait le premier pas, comme condition préalable à un monde multipolaire, en rejetant l’insistance de l’Amérique pour qu’ils se joignent aux sanctions commerciales et financières américaines contre la Russie. Ces pays se rendent compte que si les États-Unis parviennent à détruire l’économie de la Russie et à remplacer son gouvernement par des mandataires de type Eltsine orienté vers les États-Unis, les autres pays d’Eurasie seront les prochains à suivre.

La seule façon possible pour que l’histoire se termine vraiment serait que l’armée américaine détruise toute nation cherchant une alternative à la privatisation et à la financiarisation néolibérales. La diplomatie américaine insiste sur le fait que l’histoire ne doit prendre aucun chemin qui ne culmine par dans son propre empire financier régnant par le biais d’oligarchies clientes. Les diplomates américains espèrent que leurs menaces militaires et le soutien qu’ils apportent à des mandataires forceront d’autres pays à se soumettre aux exigences néolibérales – pour éviter d’être bombardé, ou de subir des « révolution de couleur », des assassinats politiques et des prises de pouvoir par l’armée, à la manière de Pinochet. Mais la seule véritable façon de mettre en termes à l’histoire, c’est la guerre atomique qui mettra fin à la vie humaine sur cette planète.

La guerre par procuration de l’OTAN en Ukraine contre la Russie est le catalyseur qui divise le monde en deux sphères opposées aux philosophies économiques incompatibles. La Chine traite l’argent et le crédit comme service public alloué par le gouvernement au lieu de laisser le privilège monopolistique de la création de crédit être privatisé par les banques, des banques qui remplacent donc le gouvernement dans la planification économique et sociale. L’indépendance monétaire de la Chine, qui repose sur sa propre création monétaire intérieure au lieu d’emprunter des dollars électroniques américains, et qui libelle le commerce extérieur et les investissements dans sa propre monnaie plutôt qu’en dollar, est considérée comme une menace existentielle pour le contrôle de l’économie mondiale par l’Amérique. La doctrine néolibérale américaine appelle à la fin de l’histoire en « libérant » les classes aisées d’un gouvernement suffisamment fort pour empêcher la polarisation de la richesse, le déclin et la chute ultimes. Imposer des sanctions commerciales et financières contre les pays qui résistent à la diplomatie américaine, et finalement une confrontation militaire, voilà comment l’Amérique entend répandre la démocratie par l’OTAN. Grèce et Rome ont permis la croissance inexorable de la dette, conduisant à l’expropriation d’une grande partie des citoyens et les réduisant à l’esclavage d’une oligarchie des créanciers propriétaires de terres. Dans cette dynamique, l’Occident et sa « sécurité des contrats » sans aucune surveillance gouvernementale pour préserver l’intérêt public, supprime la prospérité chez soi, ce qui exige d’extraire des richesses des colonies ou des pays débiteurs, d’obtenir un tribut économique de ces pays.

Le conflit à venir durera et déterminera le type de système politique et économique que le monde aura. L’enjeu ne se limite pas à l’hégémonie américaine et à son contrôle dollarisé de la finance internationale et de la création monétaire. Sur le plan politique, ce qui est en jeu, c’est l’idée de « démocratie » qui est devenue un euphémisme pour une oligarchie financière agressive cherchant à s’imposer au niveau mondial par un contrôle financier, économique et politique prédateur soutenu par la force militaire.

Le contrôle oligarchique du gouvernement est le trait distinctif de la civilisation occidentale depuis l’antiquité classique, et la clé de ce contrôle a été l’opposition au gouvernement fort – c’est-à-dire un gouvernement civil suffisamment fort pour empêcher une oligarchie de créanciers d’émerger et de monopoliser le contrôle des terres et des richesses, se transformant en une aristocratie héréditaire, une classe de rentiers vivant des loyers fonciers, des intérêts et des privilèges de monopole qui réduisent la population à l’austérité. L’ordre unipolaire centré sur les États-Unis reflétait la dynamique économique et politique caractérisant la civilisation occidentale depuis que la Grèce et la Rome classique ont emprunté une voie différente de celle de la matrice proche-orientale au cours du premier millénaire avant J.-C. Pour éviter d’être emporté dans le tourbillon de destruction économique qui engloutit actuellement l’Occident, les pays du noyau eurasiatique, qui connaîssent une croissance rapide, développent de nouvelles institutions économiques fondées sur une philosophie sociale et économique alternative. Au lieu de privatiser les infrastructures économiques de base pour créer des fortunes privées par l’extraction de rentes monopolistiques, la Chine garde cette infrastructure dans les mains du public. L’argent et les crédits sont traités comme un service public alloué par le gouvernement, au lieu de laisser les banques privées créer du crédit, avec une dette qui s’accumule sans développer la production pour augmenter le niveau de vie. La Chine garde la santé, l’éducation, les transports et les communications entre les mains de l’État, afin de lui fournir en tant que droits de l’homme fondamentaux. La politique de la Chine revient aux idées fondamentales de résilience (au sens zoologique de capacité de reproduction et d’expansion d’une espèce plutôt qu’au sens figuré de force morale) qui caractérisaient les civilisations avant la Grèce et la Rome classiques, créant un État suffisamment fort pour résister à l’émergence d’une oligarchie financière qui prendrait le contrôle de la terre et des actifs générateurs de rentes. En revanche, les économies occidentales répètent la dynamique oligarchique qui a polarisé et détruit les économies de la Grèce classique et de Rome.

Michael Hudson : « De l’économie de pacotille à une fausse vision de l’histoire : là où la civilisation occidentale s’est fourvoyée », conférence du 7 juillet 2022 à Lyon sur l’héritage de David Greaber, Le Grand Soir, 3 août 2022.

Leséconomistes de la privatisation et du libre marché limitent l’action de l’État à imposer coûte que coûte les contrats de dette, et considèrent que, de toute éternité, « la cupidité est une bonne chose » et que toute régulation publique est mauvaise.

Autrefois, les proclamations royales d’effacement des dettes, de libération des esclaves et de distribution des terres étaient normales, pour éviter la polarisation de la société et la crise économique, et assurer la liberté des citoyens : une dette portant intérêt n’était adoptée qu’avec des freins et des contrepoids, il n’était pas question d’attribuer de la richesse monétaire et financière aux créditeurs sans savoir comment elle allait être accumulée et dépensée, sans polariser la société, sans appauvrir, déposséder, exiler ou asservir la population

Selon la vision individualiste, les individus défrichent la terre, en font leur propriété, tout en faisant un peu d’artisanat et en échangeant leurs produits, et l’État prédateur et extractif intervient avec une armée envahissant les terres et demandant simplement des impôts et un service militaire.

 Les individus font spontanément du transport, du troc, font du métal de la monnaie avec des prix très variables, sans intervention de l’État.

 Dans cette fable économique et historique, la fraude est ignorée ou tolérée, à tel point qu’un banquier central en 2008 ne reconnaît pas qu’il y a eu des dettes hypothécaires frauduleuses et ne prononce aucune sanction.

L’accaparement de la propriété et la confiscation des droits de propriété par les créditeurs suite à une dette sont considérés comme des épreuves de force légitimes. Les sectateurs de ce conte pour enfants en arrivent même à oublier ou à ignorer les impôts, qui sont pourtant destinés à fournir des services sociaux de base. De toute façon ces gens font la guerre au socialisme, tout en déformant l’histoire.

Dans le scénario non individualiste, la terre est attribuée par la communauté, en échange d’obligations de travail de corvée et de service militaire, proportionnellement aux besoins et capacités de chaque famille : la taxation crée le droit d’occupation, la terre est de caractère social, l’État est un coordinateur, un organisateur, un planificateur. Pour éviter la contrefaçon monétaire, les fraudes, la violation de la loi, l’État régule, frappe la monnaie, normalise les alliages, supervise les poids et mesures, normalise les prix

Avec Rome, les oligarchies pro-crédit prennent le pas sur les palais qui protégeaient les intérêts des populations endettées. Selon ces oligarchies, il faut laisser les individus agir par eux-mêmes. Pour elles, tout est une question de choix (il n’y a pas de nécessité de manger ou de payer), tout repose sur la sécurité des contrats et les droits de propriété. En bref, pour elles, il n’y a pas d’alternative.

 Si les sociétés anciennes avaient fait cela, la population se serait enfuie ou aurait fait défection devant un ennemi promettant d’annuler les dettes et de redistribuer les terres, ou les élites auraient été renversées ou poussées à l’exil. Quand la monnaie est apparue, les  réformateurs et les philosophes avertissaient que la richesse était addictive et poussait au mal.

Pour la périphérie occidentale, toute régulation protectrice de l’État est autocratique. Pour elle, la richesse ne doit pas être subordonnée à la croissance économique et il est naturel de concentrer la propriété de la terre et des biens. Selon sa conception, la classe des débiteurs est une classe héréditaire dépendante des créditeurs, tandis que l’inégalité et la fraude n’existent pas. Par conséquent, il ne faut le moins possible de contrôle de l’État. Selon sa vision fabuleuse de l’histoire, : les dettes ne peuvent être effacées il n’est pas vrai que l’effacement des dettes permet aux économies de ne pas tomber en dépression. Pour cette oligarchie occidentale de la banque, de l’assurance, de l’immobilier, de l’industrie financiarisée et du commerce financiarisé, il faut imposer partout et par la force l’appropriation de la propriété publique des terres, des droits miniers et des services publics de base.

Les économistes de la privatisation et du libre marché limitent l’action de l’État à imposer coûte que coûte les contrats de dette, et considèrent que, de toute éternité, « la cupidité est une bonne chose » et que toute régulation publique est mauvaise.

Les économistes sont décrits comme autistes et antisociaux pour de bonnes raisons. Ils sont entraînés à penser abstraitement et à utiliser une déduction a priori – basée sur comment ils pensent que les sociétés devraient se développer, considérant la privatisation néolibérale et les idéaux du libre marché comme étant ceux qui apportent le revenu de la société et la richesse nécessaire pour atteindre un équilibre optimal sans le moindre besoin de régulation de l’État – et particulièrement pas de régulation du crédit et de la dette. Le seul rôle reconnu pour l’État est de faire appliquer le « caractère sacré des contrats » et la « sécurité des biens », ce qui veut dire l’imposition de contrats de dette, même quand leur mise en a place exproprie un large nombre de propriétaires endettés et de propriétaires d’autres types de bien.

Partant de cette approche basique, ces économistes disent de manière fantaisiste que la civilisation a suivi cette politique pro-crédit depuis son propre commencement. Cette vision mondiale individualiste et antisociale de la discipline économique qui imagine que le monde a toujours été comme ça est ingurgitée par des non-économistes, par des linguistes, des historiens et même des anthropologues, et par les politiciens qui insistent que le monde est divisé entre la « démocratie » avec un « libre marché » et « l’autocratie » avec une régulation publique.

Autrefois, les proclamations royales d’effacement des dettes, de libération des esclaves et de distribution des terres étaient normales, pour éviter la polarisation de la société et la crise économique, et assurer la liberté des citoyens : une dette portant intérêt n’est adoptée qu’avec des freins et des contrepoids, il n’est pas question d’attribuer de la richesse monétaire et financière aux créditeurs sans savoir comment elle allait être accumulée et dépensée sans polariser la société, sans appauvrir, déposséder, exiler ou asservir la population

A l’époque du néolithique et de l’âge de bronze, des Sumériens, des Babyloniens et des Égyptiens, les anciens chefs ou dirigeants n’organisaient pas leurs échanges, l’argent et la gestion des terres sur la base de « la cupidité est une bonne chose » et toute régulation publique est mauvaise, sinon les économies se seraient polarisées, les populations auraient fui ou bien auraient soutenu un réformiste local ou un révolutionnaire pour renverser le dirigeant, ou bien auraient accueilli des attaquants ennemis leur promettant d’annuler leurs dettes, de libérer les esclaves et de redistribuer la terre. Les proclamations royales d’effacement des ardoises des dettes, de libération des esclaves et de distribution des terres jouèrent un rôle normal et attendu, ce qui permettait de préserver la liberté de la population. Une dette portant intérêt était adoptée avec des freins et contrepoids pour éviter qu’elle ne polarise la société entre créditeurs et débiteurs.

Les pressions créées par l’émergence d’une richesse monétaire entre des mains individuelles ont mené à une crise économique et sociale qui a suscité l’apparition des grandes religions et des réformateurs sociaux. Effectivement, là où la monnaie est inventée, apparaît des religions et de la créativité philosophique. Bouddha, Lao-Tseu et Confucius cherchaient un contexte social dans lequel intégrer l’économie : il n’était pas question de laisser « le marché fonctionner » pour attribuer de la richesse et du profit sans avoir aucune idée sur comment ils pourraient être dépensés. Toutes les sociétés anciennes avaient une méfiance envers la richesse, et par-dessus tout la richesse monétaire et financière entre les mains des créditeurs, parce qu’elle tendait à être accumulée aux dépens de la société dans son ensemble.

L’histoire est une longue dynamique de déroulement de défis et de réponses aux intérêts centraux qui donnent forme aux civilisations. Le plus grand défi a été économique : qui doit profiter des surplus obtenus quand les échanges et la production augmentent et sont de plus en plus spécialisés et monétisés ? Comment la société doit-elle organiser le crédit et la dette nécessaires à la spécialisation des activités économiques – et entre les fonctions publiques et privées ? Presque toutes les premières sociétés avaient une autorité centrale chargée de décider comment répartir les surplus investis de manière à promouvoir un bien-être économique général. Le plus grand défi était d’éviter que les crédits ne mènent à ce que les dettes soient payées d’une manière qui appauvrisse la population, par exemple à travers la dette personnelle et l’usure – et amène à des pertes de liberté plus que temporaires (de la servitude à l’exil) ou à des droits de propriété des terres. Le grand problème que le Proche-Orient de l’âge de bronze a résolu – mais que l’Antiquité classique et la civilisation occidentale n’ont pas résolu – était de savoir comment faire face au paiement des dettes – particulièrement avec des intérêts – sans polariser les économies entre les créditeurs et les débiteurs et sans appauvrir finalement l’économie en réduisant la majeure partie de la population à une dépendance envers la dette. Les marchands s’engageaient dans le commerce, aussi bien pour eux-mêmes que comme agents des dirigeants des palais. Qui obtiendrait les bénéfices ? Et comment le crédit pourrait être fourni mais équilibré avec la capacité à être payé ?

Dans les sociétés anciennes qui reposaient sur une base agricole, le premier et le plus basique problème à résoudre était de décider comment répartir les terres. Même les familles qui vivaient dans les villes construites autour des temples et des centres de cérémonie civile et d’administration recevaient des terres d’autosubsistance.

Selon la vision individualiste, les individus défrichent la terre, en font leur propriété, tout en faisant un peu d’artisanat et en échangeant leurs produits, et l’État prédateur et extractif intervient avec une armée envahissant les terres et demandant simplement des impôts et un service militaire. Les individus font spontanément du transport, du troc, font du métal de la monnaie avec des prix très variables, sans intervention de l’État. On ignore la fraude, l’accaparement violent de la propriété et la confiscation des droits de propriété par les créditeurs suite à une dette, on ignore les impôts pour fournir des services sociaux de base, on fait la guerre au socialisme, on déforme l’histoire.

Dans l’autre scénario, la terre est attribuée par la communauté, en échange d’obligations de travail de corvée et de service militaire, proportionnellement aux besoins et capacités de chaque famille : la taxation crée le droit d’occupation, la terre est de caractère social, l’État est un coordinateur, un organisateur, un planificateur. Pour éviter la contrefaçon monétaire, les fraudes, la violation de la loi, l’État régule, frappe la monnaie, normalise les alliages, supervise les poids et mesures, normalise les prix

En ce qui concerne les origines du mode d’occupation des terres, il y a la vision individualiste dans laquelle le mode d’occupation des terres trouve son origine chez des individus agissant spontanément par eux-mêmes pour défricher de la terre, en faire leur propre propriété et produire de l’artisanat et d’autres produits (même du métal pour utiliser comme monnaie) pour échanger entre eux. John Locke imagine des individus se lançant dans le défrichage des terres – apparemment vides et boisées – par leur propre travail. Cet effort établit leur droit de propriété sur ces terres et sur leurs récoltes. Certaines personnes avaient plus de terres que d’autres, soit parce qu’elles étaient plus fortes à les défricher, soit parce qu’elles avaient une famille plus grande pour les aider. Et il y avait assez de terre pour tous pour défricher et planter. Dans cette perspective il n’y a aucun besoin pour une communauté de s’investir, même pour se protéger contre une attaque militaire – ou pour des aides mutuelles en cas d’inondation ou autre problème. Et il n’y a aucun besoin de crédit – même si dans l’Antiquité c’était le levier principal de rupture de la division des terres en transférant sa propriété aux riches créditeurs. À un certain point de l’histoire, les États interviennent, peut-être sous forme d’armées envahissant les terres, avec des dirigeants forçant les propriétaires terriens à payer une partie de leur récolte en impôt et à fournir un service militaire. L’État ne fait qu’interférer avec le droit du cultivateur d’utiliser la récolte comme il entendait – probablement pour échanger contre des choses dont il avait besoin, des choses faites par les familles dans leurs propres ateliers.

Il y a, en contradiction avec ce scénario individualiste, le scénario où la terre est attribuée par la communauté en échange d’obligations d’un travail de corvée et de service militaire. Les droits de propriété sont attribués en parcelles standardisées en fonction du rendement des récoltes. Pour fournir de la nourriture à leurs membres, les communautés attribuaient des terres aux familles proportionnellement à ce dont elles avaient besoin pour vivre et à combien elle pouvait donner en retour aux autorités du palais. Le rendement des impôts versés en contrepartie aux collecteurs du palais était la rente économique originale. Le régime foncier est venu avec une obligation fiscale de fournir des services en main-d’œuvre à des périodes définies de l’année et de servir dans l’armée. Ainsi c’est la taxation qui a créé les droits d’occupation des terres et pas l’inverse. La terre était de caractère social et pas individuel. Et le rôle de l’État était celui d’un coordinateur, d’un organisateur et d’un planificateur, et non un rôle prédateur et extractif.

Pour la vision individualiste, l’organisation de l’échange des récoltes contre des produits, la manière de payer les impôts et des dettes, cela relève d’un monde spontané d’individus faisant du transport et du troc. Les prix variaient radicalement puisque les individus n’avaient pas de référence de base du coût de production et des degrés de nécessité. Les individus devenus commerçants prenaient ce qu’ils avaient produit ou ce que d’autres avaient produit et mis en dépôt pour en faire des bénéfices. S’ils voyageaient sur de longues distances, les caravanes et les bateaux étaient nécessaires, et aussi la protection. Il y avait aussi le rôle de l’offre et de la demande, et l’apparition de l’argent comme dénominateur commun pour fixer les prix de ce qui est échangé ou payé en impôt ou en remboursement de dettes. Selon Menger, les individus préféreraient garder leurs économies sous forme de métal (le métal ne se détériore pas, au contraire du grain, il est de qualité uniforme). Les pièces d’argent en métal deviennent progressivement le moyen par lequel les autres produits sont mesurés lors des échanges en troc dans des marchés dans lesquels l’État ne joue aucun rôle.

C’est une fantaisie historique. L’argent et les autres métaux ne sont pas tous de qualité uniforme. La contrefaçon est une pratique vieille comme le monde, mais les théories individualistes ignorent le rôle de la fraude et donc la nécessité d’une autorité publique pour la prévenir (le président de la réserve fédérale n’était pas préparé à la crise des prêts hypothécaires de 2008). Là où l’argent est impliqué, la fraude est omniprésente. C’est ce qui arrive dans les marchés non régulés – comme nous pouvons le voir avec la fraude bancaire, l’évasion fiscale et le crime qui paye très très bien. Sans un gouvernement fort pour protéger la société contre la fraude, la violation des lois, l’usage de la force et l’exploitation, les sociétés se polarisent et s’appauvrissent. Les bénéficiaires de ces butins cherchent à affaiblir le pouvoir régulateur et sa capacité à empêcher de telles appropriations.

Pour prévenir la fraude monétaire, la monnaie était frappée dans les temples pour sanctifier sa qualité standardisée, dans des alliages de proportions normalisées. La pureté des métaux n’est pas le seul problème : il s’agit de peser et mesurer ce qui est acheté et vendu, ce qui est payé en impôt et en dette. Le temple supervisait les poids et mesures de même que la pureté des métaux.

Le commerce des produits de première nécessité se faisait en prix coutumiers ou en paiements normalisés au palais ou au temple. L’argent n’était nécessaire que pour payer les impôts ou acheter des produits au palais et, à la fin de la saison des récoltes, pour payer les dettes destinées à régler ces achats.

Selon la vision individualiste, il y aurait une civilisation sans surveillance réglementaire, sans rôle productif de l’État, sans besoin de lever des impôts pour fournir des services sociaux de base comme la construction publique ou même le service militaire. Il n’y a pas besoin de prévenir la fraude ou l’accaparement violent de la propriété ou la confiscation des droits de propriété par les créditeurs suite à une dette. Les grands vols sont perdus dans le brouillard du temps et légitimés sur des siècles, comme si tout cela était naturel. Ces angles morts sont nécessaires pour défendre l’idée des « marchés libres » contrôlés par les riches et plus que tout par les créditeurs. On prétend que c’est pour le mieux et que c’est ainsi que la société doit être gérée. C’est pourquoi la nouvelle guerre froide actuelle est menée par les néolibéraux contre le socialisme – menée avec violence et en excluant l’étude de l’histoire de l’économie des programmes académiques et donc de la conscience du public en général. C’est le combat entre le socialisme et la barbarie.

Avec Rome, les oligarchies pro-crédit prennent le pas sur les palais qui protégeaient les intérêts des populations endettées. Selon ces oligarchies, il faut laisser les individus agir par eux-mêmes, tout est une question de choix (il n’y a pas de nécessité de manger ou de payer), tout repose sur la sécurité des contrats et les droits de propriété, il n’y a pas d’alternative. Si les sociétés anciennes avaient fait cela, la population se serait enfuie ou aurait fait défection devant un ennemi promettant d’annuler les dettes et de redistribuer les terres, ou les élites auraient été renversées ou poussées à l’exil. Les réformateurs et les philosophes expliquent, quand la monnaie apparaît, que la richesse est addictive et pousse au mal.

Les taux d’intérêt étaient régulés et stables pendant de nombreux siècles. Les scribes savaient que si les dettes croissaient de manière exponentielle, les troupeaux de bétail et les autres productions économiques matérielles diminuaient. L’intérêt composé était interdit. C’est pourquoi il était nécessaire d’annuler les dettes périodiquement.

Si les dirigeants n’avaient pas annulé les dettes, le décollage de l’ancien monde aurait souffert prématurément du genre de déclin et de chute qui a appauvri la population de Rome et a amené au déclin et à la chute de sa République – laissant un système légal de lois pro-créditeurs former ultérieurement la civilisation occidentale. C’est ainsi que des oligarchies pro-crédit ont pris le pas sur des économies de palais qui protégeaient les intérêts des populations endettées.

La civilisation n’aurait pas pu se développer si les dirigeants avaient laissé les individus agir par eux-mêmes, en laissant les riches créditeurs réduire les débiteurs en esclavage, utiliser leur travail comme une armée pour renverser les rois et prendre le pouvoir pour eux-mêmes, créant une oligarchie.

Il n’y aurait eu ni monnaie frappée dans les temples, ni supervision des poids et mesures. La terre appartiendrait à qui pourrait s’en emparer, s’en saisir ou la conquérir. L’intérêt aurait reflété ce qu’un riche marchand pouvait forcer un cultivateur dans le besoin à payer.

Tout serait une question de choix, comme s’il n’y avait pas de nécessité absolue pour manger ou pour payer. Le progrès économique serait basé sur la sécurité des contrats et les droits de propriété, c’est-à-dire concrètement la priorité des droits des créanciers pour saisir les biens des débiteurs, la priorité des grandes propriétés, la priorité de réduire les populations à l’esclavage pour dettes.

La civilisation ne survit pas quand on donne le contrôle de l’État et de son pouvoir législatif à une classe de riches créditeurs monopolisant la terre et la propriété. Si les sociétés anciennes avaient fait cela, la vie économique aurait été appauvrie, la plupart de la population se serait enfuie, ou bien les élites auraient été renversées, ou bien les riches familles soutenant cette appropriation auraient été poussées à l’exil (villes grecques au septième et sixième siècle avant J.-C.), ou bien les populations mécontentes auraient quitté les lieux ou menacé de faire défection face aux troupes étrangères promettant de libérer les esclaves, d’annuler leurs dettes et de redistribuer la terre (sécession de la plèbe à Rome au cinquième et quatrième siècle avant J.-C).

Les grands réformateurs d’Eurasie sont apparus à l’époque où les économies ont été monétisées et de plus en plus privatisées – une époque pendant laquelle des familles riches accroissaient leur influence sur la manière dont les villes-États étaient gérées. Non seulement les grands réformateurs religieux mais aussi les plus grands philosophes, poètes et dramaturges grecs ont expliqué comment la richesse est addictive et mène à l’hybris qui les pousse à rechercher la richesse par des manières qui blessent les autres.

L’objectif principal des dirigeants anciens était de prévenir une oligarchie mercantile et créditrice d’émerger et de concentrer la propriété de la terre entre ses propres mains, en réduisant l’ensemble de la population au clientélisme, aux liens de dette et de servitude.

Nous vivons dans les contrecoups de la prise de pouvoir des créditeurs à Rome. Notre système légal reste pro-créditeur et pas en faveur de l’ensemble de la population endettée. C’est pourquoi les dettes personnelles, les dettes d’entreprise, les dettes publiques et les dettes internationales des pays du Sud ont augmenté jusque dans des conditions de crise menaçant d’enfermer leurs économies dans une déflation de la dette et une dépression prolongée. Nous sommes face à un secteur financier de plus en plus agressif, qui a créé une fausse histoire, une fausse conscience destinée à empêcher la révolte en affirmant qu’il n’y a pas d’alternative.

Pour la périphérie occidentale, toute régulation protectrice de l’État est autocratique, la richesse ne doit pas être subordonnée à la croissance économique, il est naturel de concentrer la propriété de la terre et des biens, la classe des débiteurs est une classe héréditaire dépendante des créditeurs, l’inégalité et la fraude n’existent pas, il ne faut pas de contrôle de l’État, les dettes ne peuvent être effacées, il n’est pas vrai que l’effacement des dettes permet aux économies de ne pas tomber en dépression, il faut imposer par la force l’appropriation de la propriété publique des terres, des droits miniers et des services publics de base.

Nous avons deux scénarios opposés décrivant comment les relations économiques ont commencé à exister. D’un côté, nous voyons les sociétés proche-orientales et asiatiques organisées de manière à maintenir un équilibre social en gardant les relations de dette et la richesse mercantile subordonnées au bien public. Cet objectif a caractérisé la société archaïque et les sociétés non occidentales. Mais la périphérie occidentale, autour de la mer Méditerranée et de la mer Égée, n’avait pas la tradition proche-orientale de « royauté divine » et les traditions religieuses asiatiques. Ce vide a permis à une riche oligarchie de créditeurs de prendre le pouvoir et de concentrer la propriété de la terre et des biens entre ses propres mains. Pour des objectifs de relations publiques, cette oligarchie prétend être une « démocratie » – et dénonce toute régulation protectrice de l’État comme étant, par définition, une « autocratie ». La tradition occidentale n’a pas une politique subordonnant la richesse à la croissance économique générale, elle n’a pas de solide contrôle de l’État pour empêcher une oligarchie accroc à la richesse d’émerger et de prendre la forme d’une aristocratie héréditaire. Faire des débiteurs une classe héréditaire, dépendante des riches créditeurs, est ce que les économistes d’aujourd’hui appelle un « libre marché », c’est-à-dire un marché sans frein et contrepoids public contre l’inégalité, la fraude et la privatisation du domaine public.

Les dirigeants politiques et intellectuels aujourd’hui entretiennent de tels fantasmes individualistes et néolibéraux sur la société archaïque, sans reconnaître que c’est ainsi que la République oligarchique de Rome s’est développée, menant à son inévitable déclin et à sa chute.

David Graeber a popularisé la manière dont les annulations de la dette existaient réellement. Il a aidé à faire de la dette un sujet public, comme ses efforts dans le mouvement Occupy Walt Street. L’administration Obama a envoyé la police et a tout fait pour détruire la conscience des problèmes de la dette qui affligent les économies, tandis que les médias et l’orthodoxie universitaire ont nié que les dettes puissent être effacées et même nécessitaient d’être effacées pour empêcher des économies de tomber en dépression.

Cette éthique néolibérale pro-créditeur est la racine de l’actuelle nouvelle guerre froide. Quand le président Biden décrit ce grand conflit mondial destiné à isoler la Chine, la Russie, l’Inde, l’Iran et leurs partenaires commerciaux eurasiatiques, il le caractérise comme une lutte existentielle entre « démocratie » et « autocratie ».

Par « démocratie », il veut dire oligarchie. Par « autocratie », il veut dire n’importe quel gouvernement assez fort pour empêcher l’oligarchie financière de renverser le gouvernement et la société et d’imposer des règles néolibérales – par la force. L’idéal est de rendre le reste du monde comme la Russie d’Eltsine, où les néolibéraux américains avaient la main libre pour s’approprier toute propriété publique des terres, des droits miniers et des services publics de base.

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