La démocratie athénienne : Christophe Pébarthe

Christophe Pébarthe : « Athènes, l’autre démocratie, cinquième siècle avant J.-C. », 2022, Passés composés.

La démocratie athénienne a duré un siècle. Les régimes actuels qui se nomment « démocraties » sont en fait des régimes représentatifs, c’est-à-dire des oligarchies, ce qui n’a rien à voir avec la démocratie telle que la définissent les Athéniens. De ce point de vue, le syntagme « démocratie représentative » est un oxymore, un « en même temps » irrationaliste (et on sait, avec le Lukacs de « La destruction de la raison », qu’en Allemagne l’irrationalisme a conduit au nazisme).

Dans nos « démocraties », il n’y a pas dans la prise de parole d’égalité des citoyens, puisque les médias et les institutions de délibération sont sous le pouvoir de quelques oligarques et de leurs serviteurs corrompus, naïfs ou idiots – les moutons.

On pourrait créer une structure proposant d’assurer la survie de peuples conduits à la destruction et à la guerre par la logique sociale ségrégationniste ou raciste (exploitation du prolétariat par la bourgeoisie, mépris de la classe bourgeoise – le prolétariat n’est rien –, xénophobie, russophobie, sinophobie). Une telle structure comporterait, premièrement, une assemblée du grand nombre, reconnaissant que tout citoyen dit vrai, assurant la délibération des discours et contre-discours, et l’élaboration dans le calme d’une décision toujours provisoire (c’est-à-dire une décision, une loi, une action, toutes incontestables, puisque ayant pris en compte tous les discours – les discours minoritaires ne sont pas stigmatisés – , des décisions, des lois, des actions pouvant être à tout moment remises en question par une nouvelle délibération). Deuxièmement, une telle structure favoriserait, parallèlement, la mobilisation de tous les acteurs (les acteurs de l’éducation, de la culture, des associations et de la politique) pour former les peuples à une culture démocratique et améliorer le vrai et le juste de la délibération et de la décision.

L’égalité des citoyens à prendre la parole est le premier acte de la démocratie.

En 508, le peuple athénien se libère, instaurant l’égalité entre les citoyens, et en particulier, très concrètement, l’égalité des citoyens à prendre la parole.

 L’iségorie, c’est pouvoir parler librement, sans contrainte, et cette capacité de prendre la parole suppose une décision, c’est-à-dire une action, une action au moins virtuelle – ce qui est plus que l’isonomie, qui n’est que l’égalité en droit.

Par sa cohésion et l’égalité entre combattants, la démocratie gagne les batailles face à des empires dont la seule unité consiste à obéir au roi.

Dans les délibérations, selon les Athéniens, la lenteur à l’avantage d’atténuer l’indignation (et même la décision peut être prise en deux temps, pour laisser un temps de réflexion). Le calme a l’avantage d’éloigner du sentiment personnel.

 Pour les Athéniens, il faut éviter la joute oratoire où on fait des propositions contraires à son opinion, plus généralement il ne faut pas parler contre son raisonnement ou chercher à plaire.

 Dans les délibérations, il  faut aussi ne pas craindre de dire son opinion, et pour cela il ne faut pas donner d’honneur à celui qui propose la bonne décision, ni déshonorer celui dont la proposition n’est pas adoptée.

Dans la délibération démocratique, il y a le risque de la division et le risque de la mauvaise décision : il faut confronter les discours aux faits et ne pas engager une action sans en avoir délibéré.

 Il faut aussi évidemment vérifier, et éviter les fraudes.

La définition de la démocratie par les Athéniens.

Les Athéniens font la théorie de leur régime, une théorie mise en scène dans les représentations théâtrales et dans les délibérations.

 La démocratie, gouvernement du peuple, pouvoir de la totalité libre et délibérante du corps civique, est opposée à la tyrannie, pouvoir d’un tyran, à l’oligarchie, pouvoir donné à une minorité, et à la monarchie, pouvoir donné à un seul.

Dans la démocratie, on met les affaires au milieu : chacun peut intervenir, y compris au gouvernement, ce qui renvoie à une égalité : la démocratie est la mise en forme institutionnelle du principe du pouvoir du grand nombre, un grand nombre qui exerce un an les magistratures, parcelles provisoires de pouvoir sur les autres, par tirage au sort, pour empêcher les magistrats de justifier leur autorité par les mérites personnels.

 La magistrature est soumise à la reddition des comptes, sanctionnant que les actions accomplies par les magistrats sont conformes à l’intérêt du grand nombre. Cette magistrature transmet au collectif les propositions de délibération : la concentration du pouvoir est évitée.

 Nous avons, par l’égal accès à la délibération publique, la production collective d’une décision politique.

 Le régime démocratique est institué par le peuple s’affirmant comme peuple et se libérant lui-même de ce fait. L’égalité, pour devenir démocratique, doit s’incarner dans des institutions rendant effective le gouvernement du peuple, l’égale participation à la délibération, et donc à la décision, fondement du pouvoir du peuple. Les décisions sont prises en direction du plus grand nombre.

 Parce que les lois sont élaborées dans l’intérêt du plus grand nombre, chacun est égal de tous les autres pour ses affaires privées. L’autorité que le magistrat exerce sur les citoyens dépend de la loi qui est la même pour tous, parce qu’elle est vers le plus grand nombre.

Celui qui est distingué des autres doit son estime publique non pas à son appartenance à un groupe particulier, à son ascendance familiale prestigieuse, mais à sa vertu, à ses actes, à ses succès. Chaque année, quelques Athéniens exercent une autorité partielle sur le plus grand nombre : ce sont des magistratures électives qui rompent avec l’égalité affirmée, mais le mérite reconnu est collectif, et l’autorité est justifiée démocratiquement, puisque légitimée par l’élection, une élection limitée par l’obligation associée au gouvernement démocratique de gouverner dans l’intérêt du plus grand nombre.

Dans Euripide, Thésée considère qu’Athènes n’est pas gouvernée par un seul homme, qu’elle est libre, que le peuple règne par l’exercice chaque année à tour de rôle des magistratures, ne donnant pas la part la plus importante aux riches, car le pauvre en a une égale. Il y a l’égalité devant la loi, contre le pouvoir arbitraire d’un seul : au cœur de la délibération du peuple, il y a l’égal privilège reconnu de chaque Athénien de prendre la parole et de pouvoir parler selon l’intérêt général.

Aristophane parle de la domination de la démocratie athénienne sur les autres cités de la Ligue de Delos. Si le peuple athénien peut-être un tyran pour d’autres cités, il ne saurait l’être sur lui-même parce qu’il est une totalité indivisible, lorsqu’il est démocratiquement défini (ce que vise la démocratie, c’est l’intérêt général).

Les opposants à la démocratie : Platon.

Platon considère que cette démocratie est une aristocratie avec l’approbation du plus grand nombre, ce à quoi il est répondu que ce régime est bien démocratique du point de vue de la dénomination, dans la mesure où le gouvernement a pour finalité l’intérêt du plus grand nombre, même si dans les faits un stratège est à l’origine des grandes décisions.

Les opposants à la démocratie qualifient le peuple de foule : ce n’est plus un collectif politique, mais un agrégat incapable de se contrôler. On confie le pouvoir à ceux qui ne peuvent l’exercer, des gens qui manquent de connaissance des affaires publiques et qui ne réfléchissent pas avant de prendre des décisions : mettons au pouvoir les meilleurs citoyens, qui prendront les meilleures décisions (les partisans de la démocratie disent que les décisions sont en direction du petit nombre).

Il y a aussi les opposants à l’oligarchie : si la démocratie est une alliance entre les mauvais (de plus, la démocratie est une fiction, parce qu’il est soit un gouvernement de minorités agissantes, soit le gouvernement d’un grand homme, tel Périclès), le pouvoir d’un seul homme, le meilleur, est supérieur à l’oligarchie, une oligarchie qui débouche sur la monarchie car, dans un régime oligarchique, les dissensions au sein du petit nombre, chacun cherchant à imposer son avis, crée de la violence et aboutit à la prise du pouvoir d’un seul. Le peuple confie à un seul homme le pouvoir après avoir été convaincu qu’il se laissait gouverner par un groupe de mauvais.

Les poètes comiques laissent entendre que la prééminence de Périclès s’accorde mal avec la démocratie.

Les opposants de la « Constitution des Athéniens » considèrent que la démocratie athénienne avantage les mauvais au détriment des honnêtes. Chez les meilleurs, il y a moins de licence, d’injustice et plus de discipline, alors que dans le peuple, il y a plus d’ignorance, d’indiscipline et de bassesse, la pauvreté conduisant vers les actes honteux, l’absence d’éducation et l’ignorance. Dans la démocratie, les mauvaises personnes, les pauvres et les gens du peuple ont plus, tandis que les honnêtes gens et les personnes riches ont moins. Il faut abolir le droit de produire un discours, de donner son avis sur une décision à prendre, de l’amender et de faire une proposition de délibération : il faut arrêter la participation au conseil, à la préparation des délibérations de l’assemblée et à la délibération elle-même.

Dans Euripide, le contradicteur de Thésée met en valeur Thèbes, qui n’est pas gouvernée par la foule. Ce contradicteur considère que le peuple ne peut estimer les discours, qu’il ne peut gouverner convenablement, qu’il ignore la rationalité politique qui seule permet de prendre les bonnes décisions. Le savoir, au centre de la production de la bonne délibération, interdit la participation aux pauvres, qui ne disposent ni du temps pour s’instruire ni du temps pour délibérer.

Les hommes de la démocratie : Périclès.

Parmi les hommes politiques, il y a l’avisé qui réfléchit vite et prévoit juste, qui, après réflexion et délibération en conscience, passe rapidement du jugement à l’action.

 L’intelligence du collectif suppose non seulement la reconnaissance d’un droit égal à la parole, mais la valeur du discours tenu, sa capacité à dire vrai pour tous, à parler le vocabulaire de l’intérêt général.

 Le citoyen doit être protégé du danger de dire le vrai et le juste sur le monde social, il doit pouvoir parler sans contrainte, sans être sous l’autorité de quelqu’un, il doit avoir la possibilité de juger et d’émettre une sentence, il ne doit pas être préoccupé de plaire à tous et ne doit pas parler pour être approuvé, ce qui n’apporte rien au débat. Le citoyen doit pouvoir expliquer pourquoi il considère que son avis est bon pour tous.

Les intérêts privés ne doivent pas l’emporter sur le bien commun : il faut s’inquiéter du clientélisme de grands hommes achetant le vote de certains citoyens, il faut s’inquiéter des démagogues qui recherchent le plaisir du peuple (ils usent de flatteries, de déclarations d’amour et de promesses, exprimant ce que le peuple est supposé aimer entendre, tout en insistant sur leurs mérites personnels). Il faut s’inquiéter de l’ambitieux soucieux de son seul pouvoir personnel, il faut s’inquiéter du tyran dépensant avec excès pour assouvir tous ses désirs, défendant la guerre pour s’enrichir et pour connaître la gloire personnelle. Il faut s’inquiéter de tous ceux qui raisonnent en fonction de leurs intérêts privés, et en particulier du marchand qui n’est sur l’agora que pour son seul profit ou de l’étranger qui défend un intérêt autre que celui de la cité.

Périclès, s’il a une légitimité avant même de prendre la parole, n’en doit pas moins faire exister le débat, faire que les citoyens aient une bonne connaissance de l’économie publique, et argumenter. Périclès exerce une autorité mais ne détient pas le pouvoir : il doit convaincre à chaque fois. Les décisions ne sont pas les conséquences de la passivité du peuple : si la décision est mauvaise, le peuple n’a qu’à s’en prendre à lui-même et non à Périclès.

Périclès est critiqué : il est corrompu, il a recours à des largesses avec les revenus de l’État, il rend le peuple bavard et avide d’argent par l’établissement d’une rémunération pour les charges publiques, achetant ainsi les votes du peuple.

La sophistique, vilipendée par  Socrate, est la théorie de la démocratie.

L’action délibérative est accomplie par le sujet collectif, considéré comme un tout et non pas comme un agrégat de sujets individuels, ce qui manifeste la libération de la tyrannie : c’est le peuple qui délibère et décide (la légitimité de la délibération est dans le grand nombre, permettant aux citoyens présents de prétendre légitimement être le peuple : la partie peut devenir le tout). À l’origine d’un décret, il y a le logos d’un citoyen (prétention reconnues à tous les citoyens de pouvoir dire le vrai) et, à la fin du décret, il y a la doxa d’un peuple (il ne faut pas oublier qu’il y a la réflexion et le raisonnement qui précèdent la décision).

Pour Socrate, de manière inverse, il y a, à l’origine, la doxa, qui provient du grand nombre, qui n’est pas informée, qui ne rend possible aucun jugement stable, qui est irrationnelle et prétend savoir ce qu’elle ne sait pas, et à la fin il y a le logos, qui est stable, juste, vrai, individuel et universel, qui crée l’accord entre les esprits, qui instaure l’unité du vrai, qui critique ce qui est prétendu su.

Xénophane et Héraclite considèrent que nous sommes dans l’incertitude sur la réalité. Pour Parménide, le logos permet de dissocier la vérité et l’être du non-être et de l’opinion, la pensée saisit le « est » de l’étant (c’est-à-dire de la doxa). La doxa n’est pas ce qui n’est pas, elle est un point de départ, constituant l’apparence, le présent.

Alors que Platon considère que le très grand nombre des humains n’accède qu’aux apparences, la sophistique, philosophie de la démocratie, rend raison de la délibération démocratique : alors que le citoyen énonce une proposition en raison de sa prétention légitime de dire vrai sur le monde, le peuple dans les décrets cherche à rendre raison du présent sans pour autant prétendre en épuiser la vérité, formulant une opinion, opinant.

D’une part, c’est le discours qui fait advenir l’être – l’erreur est proche du vrai, le mensonge est proche du vrai, ils ne peuvent être distingués avec certitude, et la démonstration l’emporte sur la vérité – et d’autre part le logos agit sur les émotions, qui ne sont pas distinctes de la raison – il y a l’éros qui, par le plaisir suscité, agit à la manière du logos. Persuader et convaincre relèvent d’un seul et même geste : on fait émerger les passions ou on les apaise et ensuite la décision est prise. Pour convaincre il faut, par le logos (qui fait exister une réalité), modifier la doxa, la croyance, l’opinion.

Chaque citoyen prend la parole et propose un logos, un discours rationnel prétendant dire le vrai (seul le citoyen dit vrai), et les auditeurs, confrontés à cette réalité, ont à se prononcer, à exprimer leur opinion à ce sujet. La décision prise reste une doxa, une opinion, car elle prétend au seul efficace de la loi, du nomos, qui peut toujours être discuté de nouveau : le peuple, le démos, opine. Il y a toujours au moins deux points de vue, et celui du perdant est pris en compte.

Pour dire vrai, les citoyens disposent de connaissances et d’informations – une véritable culture démocratique –, grâce aux délibérations, aux représentations théâtrales et à « la rue », où les non-citoyens peuvent participer.

Les intérêts individuels et les conflits d’intérêts sont une menace sur les délibérations.

La signification imaginaire de la démocratie est l’égalité des citoyens entre eux.

Le régime démocratique suppose une vision partagée du monde social, qui peut être remis en cause par le collectif délibérant, grand nombre représentant le peuple.

 Ce régime n’a rien à voir avec la citoyenneté, qui réduit la démocratie à l’individu, et à la notion de représentation, qui conçoit la politique comme une activité de spécialistes.

 Le processus démocratique commence par une délibération collective composée d’un discours et de contre-discours, se continue par une décision collective, une action collective, et se termine par un retour délibératif éventuel sur l’action accomplie.

La démocratie s’institue quand le peuple devient acteur de son histoire, c’est-à-dire lorsqu’il se libère de toute autorité, n’existant que par sa cohésion : il faut adopter le point de vue du collectif, gouverner en direction de l’intérêt du plus grand nombre, ce qui suppose d’intégrer tous les points de vue (la minorité ne peut donc que respecter la décision).

 L’orateur, qui a la légitimité de dire le vrai pour tous, n’est sous le contrôle de personne et sait distinguer l’intérêt privé de l’intérêt général.

 La décision prise n’est pas une vérité, puisqu’elle peut être discutée à nouveau.

La démocratie athénienne est une création humaine à laquelle on peut associer des significations imaginaires comme l’égalité des citoyens entre eux, une égalité qui exclut qu’un individu puisse représenter d’autres, parce que le droit pour chacun de dire le vrai ne se délègue pas, parce que nul citoyen ne peut imposer un universel à tous les autres et considérer une loi comme un dogme.

En 508, le peuple athénien se libère, instaurant l’égalité entre les citoyens, et plus encore : l’égalité des citoyens à prendre la parole. L’iségorie, c’est pouvoir parler librement, sans contrainte, et cette capacité de prendre la parole suppose une action, une action au moins virtuelle – ce qui est plus que l’isonomie, c’est-à-dire l’égalité en droit. Par sa cohésion et l’égalité entre combattants, la démocratie gagne les batailles face à des empires dont la seule unité est d’obéir au roi. Dans les délibérations, selon les Athénien, la lenteur à l’avantage d’atténuer l’indignation (la décision peut être prise en deux temps, pour laisser un temps de réflexion). Le calme a l’avantage d’éloigner du sentiment personnel. Pour les Athénien, il faut éviter la joute oratoire où on fait des propositions contraires à son opinion, plus généralement il ne faut pas parler contre son raisonnement ou chercher à plaire. Il faut aussi ne pas craindre de dire son opinion, et pour cela il ne faut pas donner d’honneur à celui qui propose la bonne décision, ni déshonorer celui dont la proposition n’est pas adoptée. Dans la délibération démocratique, il y a le risque de la division et le risque de la mauvaise décision : il faut confronter les discours aux faits et ne pas engager une action sans en avoir délibéré. Il faut vérifier, éviter les fraudes.

Certains commentateurs considèrent Clystène comme l’homme par lequel la démocratie est arrivée, ou du moins celui qui l’a rendue possible, d’autres considèrent un démos sans chef prenant le pouvoir pour l’exercer directement.

A la fin du sixième siècle, c’est l’assassinat de Hipparque (514) par Harmodios et Aristugiton, puis quatre années de tyrannie avec Hippias, puis la chute de  la tyrannie d’Hippias (510), grâce aux Spartiates et aux Alcméonides. La tyrannie produisait la lâcheté, l’asservissement, la division. Isagora et Clystène s’affrontent et le dernier, vaincu, se tourne du côté du peuple, du démos. En 508, Isagoras résiste et fait appel aux Spartiates. Clystène part en exil. Le peuple se soulève, assiégeant l’Acropole. Les exilés sont rappelés. C’est une révolution.

Ce n’est pas tant l’isonomie, qui peut être octroyée par un individu ou une puissance extérieure, c’est l’iségorie, l’égalité de tous devant la prise de parole, permettant à tous de parler d’une seule voix.

 À l’origine de la démocratie, il n’y a pas d’autre acteur essentiel que le peuple qui, s’instituant totalité, prend le pouvoir. La liberté du peuple rend possible la démocratie. Ce droit fondateur est collectif et non pas individuel. Parce que cette libération est collective, elle institue une égalité entre les Athéniens.

 En 506, c’est la victoire militaire athénienne contre les Chalcidiens et les Béotiens, et les Athéniens gagnent à Marathon (490) et à Salamine (480) (entre 499 et 479, les troupes athéniennes affrontent les Perses) : preuve de l’efficacité de la démocratie, selon Hérodote.

Hérodote parle de tout cela dans « L’Enquête », en 430 – 420. Né à Halicarnasse, il est proche des Alcméonides, les descendants de la famille de Clystène. Son récit historique se termine en 479. Dans la seconde moitié du cinquième siècle, à son époque, c’est-à-dire entre 450 et 420, ce sont les affrontements entre Athènes et Sparte.

L’égalité des citoyens à prendre la parole (iségorie : pouvoir parler librement, sans contrainte) est une chose excellente. Soumis à leurs tyrans, les Athéniens ne l’emportaient en rien sur leurs voisins. Libérés, ils deviennent les premiers. Tant qu’ils sont soumis à un maître, ils choisissent de se conduire comme des lâches alors que, libérés, chacun agit dans son propre intérêt et accomplit la tâche collective.

Entre 499 et 494, les Grecs d’Asie Mineure se révoltent contre la domination perse (les Ioniens ont été vaincus par les Perses au sixième siècle).

Aristagoras, le tyran de Milet, renonce en parole (logos) à la tyrannie, institue l’égalité en droit (isonomie), pour que le peuple s’associe à sa rébellion. Il recourt donc au logos et non à un acte (ergon).

Les Athéniens agissent et décident en délibérant de leurs actes communs. L’iségorie suppose une action, au moins virtuelle, en ce qu’elle implique une capacité, la capacité à prendre la parole, c’est-à-dire à proposer un acte, un ergon. Avant tout logos égalitaire, il y a un ergon, la libération d’un groupe humain par lui-même.

Dans « Les Suppliantes » d’Eschyle, le peuple est le tout, pas seulement la majorité.

Dans « Les Perses », dans la bataille de Salamine, le nombre ne suffit pas, et même la volonté majoritaire ne suffit pas à prouver la vérité d’un projet politique qui engage toute la communauté politique. Tout citoyen doit être responsable de ses armes. Le nombre (plétos) ne suffit pas à donner la puissance (kratos) au peuple (démos). S’il y a victoire, c’est parce qu’elle met aux prises une patrie, une communauté d’émotions partagées faisant de chaque combattant l’égal de l’autre par leur identité en affects, face à un empire disparate dont la seule unité est d’obéir au roi.

La démocratie, ce n’est pas réduire les citoyens à l’obéissance à une décision majoritaire, même s’il s’agit d’une très forte majorité.

 Il n’est pas possible de s’affranchir de la réalité au nom du nombre. En effet, il y a la nature de la richesse, les forces et faiblesses militaires, la justesse du projet d’expansion, etc. Une vision politique est aussi une prise de position sur la réalité.

Quel est le nombre des Athéniens participant aux assemblées ? Le nombre de 6000 votants apparaît pour trois institutions athéniennes, pour les jugements concernant des affaires très graves, pour l’ostracisme, une fois par an, et pour certaines décisions de l’assemblée.

Chaque orateur donne son opinion.

Certains orateurs défendent la rapidité et la colère (la lenteur conduit à atténuer l’indignation, le calme éloigne du sentiment personnel et de l’action, se rapprochant du discours), l’immédiateté des faits et le recours à la force, au nom d’une évidence qui n’a pas besoin d’être démontrée.

Dans les joutes oratoires, il y a le risque de faire des propositions contraires à son opinion et de ne plus avoir de prise sur le réel, les citoyens cessant de délibérer.

Pour d’autres orateurs, il faut que le bon citoyen ne craigne pas ses contradicteurs et qu’au contraire il fasse entendre ce qu’il pense être bon ; il faut, d’autre part, que la cité ne donne pas d’honneur particulier à celui qui aura proposé la bonne décision, ne punissant pas ou ne déshonorant pas celui dont la proposition n’a pas été adoptée.

De plus, nul ne doit parler contre son raisonnement, ni chercher à plaire pour conduire le grand nombre.

Il y a le risque de la division, il y a le risque de la mauvaise décision. Il faut confronter les discours aux faits et ne pas engager une action sans en avoir réellement délibéré. La décision peut être prise en deux temps, pour laisser un temps de réflexion.

Il faut éviter les fraudes, vérifier la citoyenneté, vérifier le décompte des votes.

Les Athéniens font la théorie de leur régime, une théorie mise en scène dans les représentations théâtrales et dans les délibérations. La démocratie, gouvernement du peuple, pouvoir de la totalité libre et délibérante du corps civique, est opposée à la tyrannie, pouvoir d’un tyran, à l’oligarchie, pouvoir donné à une minorité, et à la monarchie, pouvoir donné à un seul. Dans la démocratie, on met les affaires au milieu : chacun peut intervenir, y compris au gouvernement, ce qui renvoie à une égalité : la démocratie est la mise en forme institutionnelle du principe du pouvoir du grand nombre, un grand nombre qui exerce un an les magistratures, parcelles provisoires de pouvoir sur les autres, par tirage au sort, pour empêcher les magistrats de justifier leur autorité par les mérites personnels. La magistrature est soumise à la reddition des comptes, sanctionnant que les actions accomplies par les magistrats sont conformes à l’intérêt du grand nombre. Cette magistrature transmet au collectif les propositions de délibération : la concentration du pouvoir est évitée. Nous avons, par l’égal accès à la délibération publique, la production collective d’une décision politique. Le régime démocratique est institué par le peuple s’affirmant comme peuple et se libérant lui-même de ce fait. L’égalité, pour devenir démocratique, doit s’incarner dans des institutions rendant effective le gouvernement du peuple, l’égale participation à la délibération, et donc à la décision, fondement du pouvoir du peuple. Les décisions sont prises en direction du plus grand nombre. Parce que les lois sont élaborées dans l’intérêt du plus grand nombre, chacun est égal de tous les autres pour ses affaires privées. L’autorité que le magistrat exerce sur les citoyens dépend de la loi qui est la même pour tous, parce qu’elle est vers le plus grand nombre. Celui qui est distingué des autres doit son estime publique non pas à son appartenance à un groupe particulier, à son ascendance familiale prestigieuse, mais à sa vertu, à ses actes, à ses succès. Chaque année, quelques Athéniens exercent une autorité partielle sur le plus grand nombre : ce sont des magistratures électives qui rompent avec l’égalité affirmée, mais le mérite reconnu est collectif, et l’autorité est justifiée démocratiquement, puisque légitimée par l’élection, une élection limitée par l’obligation associée au gouvernement démocratique de gouverner dans l’intérêt du plus grand nombre.

Les opposants à la démocratie qualifient le peuple de foule : ce n’est plus un collectif politique, mais un agrégat incapable de se contrôler. On confie le pouvoir à ceux qui ne peuvent l’exercer, des gens qui manquent de connaissance des affaires publiques et qui ne réfléchissent pas avant de prendre des décisions : mettons au pouvoir les meilleurs citoyens, qui prendront les meilleures décisions (les partisans de la démocratie disent que les décisions sont en direction du petit nombre).

Il y a aussi les opposants à l’oligarchie : si la démocratie est une alliance entre les mauvais (de plus, la démocratie est une fiction, parce qu’il est soit un gouvernement de minorités agissantes, soit le gouvernement d’un grand homme, tel Périclès), le pouvoir d’un seul homme, le meilleur, est supérieur à l’oligarchie, une oligarchie qui débouche sur la monarchie car, dans un régime oligarchique, les dissensions au sein du petit nombre, chacun cherchant à imposer son avis, crée de la violence et aboutit à la prise du pouvoir d’un seul. Le peuple confie à un seul homme le pouvoir après avoir été convaincu qu’il se laissait gouverner par un groupe de mauvais.

Aristophane parle de la domination de la démocratie athénienne sur les autres cités de la Ligue de Delos. Si le peuple athénien peut-être un tyran pour d’autres cités, il ne saurait l’être sur lui-même parce qu’il est une totalité indivisible, lorsqu’il est démocratiquement défini (ce que vise la démocratie, c’est l’intérêt général).

Les poètes comiques laissent entendre que la prééminence de Périclès s’accorde mal avec la démocratie.

Platon considère que cette démocratie est une aristocratie avec l’approbation du plus grand nombre, ce à quoi il est répondu que ce régime est bien démocratique du point de vue de la dénomination, dans la mesure où le gouvernement a pour finalité l’intérêt du plus grand nombre, même si dans les faits un stratège est à l’origine des grandes décisions.

Les opposants de la « Constitution des Athéniens » considèrent que la démocratie athénienne avantage les mauvais au détriment des honnêtes. Chez les meilleurs, il y a moins de licence, d’injustice et plus de discipline, alors que dans le peuple, il y a plus d’ignorance, d’indiscipline et de bassesse, la pauvreté conduisant vers les actes honteux, l’absence d’éducation et l’ignorance. Dans la démocratie, les mauvaises personnes, les pauvres et les gens du peuple ont plus, tandis que les honnêtes gens et les personnes riches ont moins. Il faut abolir le droit de produire un discours, de donner son avis sur une décision à prendre, de l’amender et de faire une proposition de délibération : il faut arrêter la participation au conseil, à la préparation des délibérations de l’assemblée et à la délibération.

Dans Euripide, Thésée considère qu’Athènes n’est pas gouvernée par un seul homme, qu’elle est libre, que le peuple règne par l’exercice chaque année à tour de rôle des magistratures, ne donnant pas la part la plus importante aux riches, car le pauvre en a une égale. Il y a l’égalité devant la loi, contre le pouvoir arbitraire d’un seul : au cœur de la délibération du peuple, il y a l’égal privilège reconnu de chaque Athénien de prendre la parole et de pouvoir parler selon l’intérêt général. Son contradicteur met en valeur Thèbes, qui n’est pas gouvernée par la foule : le peuple ne peut estimer les discours, il ne peut gouverner convenablement, il ignore la rationalité politique qui seule permet de prendre les bonnes décisions. Le savoir, au centre de la production de la bonne délibération, interdit la participation aux pauvres, qui ne disposent ni du temps pour s’instruire ni du temps pour délibérer.

Le mot démocratie apparaît dans les années 420. Les Athéniens et leurs contemporains ont besoin de caractériser leur régime politique, que ce soit pour le singulariser ou pour le rapprocher d’autres. L’émergence du mot démocratie est associée à l’élaboration de théorie de la démocratie.

Hérodote oppose le gouvernement du peuple au gouvernement d’un tyran. La liberté, c’est-à-dire la fin de la tyrannie, est une condition nécessaire, mais non suffisante, pour l’institution de la démocratie : le débat entre la démocratie et l’oligarchie n’est pas secondaire. Le mot démos, comme celui de démocratie, marque le pouvoir de la totalité du corps civique. Ce régime implique un collectif qui n’est pas une agrégation d’individus, mais qui est une totalité délibérante, libre et exprimant sa volonté.

Hérodote, dans le livre 3, parle d’un débat entre Otanes qui défend la démocratie, Mégabyse qui défend l’oligarchie et Darius qui défend la monarchie.

Pour le premier, Otanes, dans la démocratie, on met les affaires au milieu, c’est-à-dire chacun peut intervenir, y compris au gouvernement, ce qui renvoie à une égalité plus qu’à un partage, à l’iségorie.

La démocratie est un aboutissement. La première étape consiste dans le rejet de la monarchie : le peuple critique le pouvoir donné à un seul, quels que soient les qualités personnelles du roi. Ensuite vient le gouvernement du grand nombre, l’isonomie, l’égalité dans l’exercice du pouvoir. Puis vient la mise au milieu des affaires, l’iségorie.

 La démocratie est la mise en forme institutionnelle du principe du pouvoir du grand nombre. Le grand nombre exerce les magistratures par tirage au sort. L’exercice d’une magistrature est soumis à la reddition de comptes. Cet exercice transmet au collectif les propositions de délibération. Ainsi la concentration du pouvoir est évitée.

Le tirage au sort pour désigner des détenteurs d’une parcelle d’autorité – qui exerce donc à ce titre une autorité publique sur les autres – empêche ces derniers de pouvoir justifier leur autorité par des mérites personnels.

La remise des comptes sanctionne le fait que les actions accomplies par les magistrats sont conformes à l’intérêt du grand nombre.

Plus généralement, nul individu, nul petit groupe, ne peut décider pour la totalité.

L’égal accès à la délibération publique définit ce régime politique. Il faut insister sur le nombre, le plus grand nombre, la pluralité, le collectif, la production collective d’une décision politique.

Pour le second, Mégabyse, le démos est réduit au grand nombre, qui ne désigne donc plus la totalité et qui autorise la défense de l’oligarchie. Il parle de la foule, qui n’est plus un collectif politique, mais un agrégat incapable de se contrôler. Le grand nombre apparaît comme une faiblesse puisqu’il implique de confier le pouvoir à ceux qui ne peuvent l’exercer, mettant en avant leur manque de connaissance des affaires publiques et l’absence de réflexion avant de prendre des décisions.

 Choisissons parmi les meilleurs citoyens un groupe de personnes à qui nous remettons le pouvoir : il est normal d’attendre des meilleurs citoyens les décisions les meilleures.

Le troisième, Darius, poursuit la critique du grand nombre tout en ajoutant celle de l’oligarchie et proclame la supériorité du pouvoir d’un seul homme, le meilleur. L’aptitude personnelle est concentrée dans un seul individu. Darius défend le secret de la prise de décision contre l’égale participation du peuple à la délibération.

L’oligarchie débouche sur la monarchie car, dans un régime oligarchique, les dissensions au sein du petit nombre, chacun cherchant à imposer son avis, crée de la violence et aboutit à la prise du pouvoir d’un seul.

 Pour Darius, la démocratie se résume à une alliance entre les mauvais. Avec la monarchie, le peuple n’est plus un collectif délibérant. Il confie à un seul homme le pouvoir après avoir été convaincu qu’il se laissait gouverner par un groupe de mauvais. Le régime démocratique est une fiction : il est soit un gouvernement de minorités agissantes, soit le gouvernement d’un grand homme (Périclès est souvent accusé d’être le seul véritable gouvernant). Il y a trois modalités du pouvoir d’un seul, le monarque, le tyran et le roi.

Qui donne la liberté ? Le peuple, l’oligarchie ou la monarchie ? En tout cas, le régime démocratique ne peut être institué que par le peuple s’affirmant tel et se libérant lui-même de ce fait. Un individu institue tout au plus une isonomie, une égalité qui, pour devenir démocratique, doit s’incarner dans des institutions rendant effectifs le gouvernement du peuple, l’égale participation à la délibération, et donc à la décision, fondement du pouvoir du peuple.

Aristophane, dans « Les Acharniens », pièce datée de 425, met en question la domination de la démocratie athénienne sur les autres cités de la Ligue de Delos.

L’historien Thucydide rend compte des discours du stratège Périclès (443 jusqu’à 430) pour honorer les morts de la guerre. Ce n’est pas tant la victoire qui est célébrée que la mort au combat, l’action pour la cité, c’est-à-dire la disparition de l’individualité au profit du collectif combattant, du regret à l’éloge de la cité. L’éloge des morts devient l’éloge de la cité démocratique, dans le contexte d’une rivalité avec d’autres cités grecques pour le prestige.

Périclès parle d’un régime politique (politeia : aussi bien les principes de répartition du pouvoir que les valeurs qui sous-tendent le fonctionnement de la société et le comportement quotidien des Athéniens, autrement dit l’organisation du gouvernement) qui n’a rien à envier aux lois des autres, étant un exemple pour eux.

Parce que les décisions politiques sont prises non pas en direction du petit nombre mais du plus grand nombre, ce régime est nommé démocratie.

Il y a aussi les façons de faire qui renvoient aux manières d’agir collectivement ayant permis d’atteindre la puissance, tandis que l’organisation du gouvernement et les mœurs fondent la domination exercée sur les autres cités. La puissance de la cité ne s’appréhende qu’à l’aune de la seule dimension humaine et sociale.

L’organisation du gouvernement renvoie aux modalités de délibération : les décisions sont prises en direction du plus grand nombre.

Sparte, l’ennemi, est désigné comme une oligarchie : les décisions sont prises en direction du petit nombre.

La question est : à qui profite l’organisation du gouvernement ? Au petit nombre ou au grand nombre ?

Le pouvoir du petit nombre peut être pensé comme pouvoir tyrannique, ce qui est le cas pour qualifier les changements de régime politique à Athènes intervenant en 411 – celui des Quatre Cents – et en 404 – celui des Trente.

 Si le peuple athénien peut être un tyran pour d’autres cités, il ne saurait l’être sur lui-même parce qu’il est une totalité indivisible, lorsqu’il est démocratiquement défini.

Ce que vise la démocratie est l’intérêt général.

Le gouvernement est en direction du plus grand nombre.

De plus, au regard des lois, parce que les lois sont élaborées dans l’intérêt du plus grand nombre, chacun est égal de tous les autres pour ses affaires privées.

Les magistrats usent à l’égard de certains étrangers les mêmes lois que pour les autres Athéniens. L’autorité qu’ils exercent sur les citoyens dépend de la loi qui est la même pour tous. L’autorité qu’ils exercent sur les citoyens dépend de la loi qui est la même pour tous parce qu’elle est vers le plus grand nombre.

 Ensuite, celui qui est estimé – distingué, donc, des autres – par ses concitoyens doit cette estime publique non pas à son appartenance à un groupe particulier, mais à la vertu qui donne accès aux honneurs (les magistratures électives rompent avec l’égalité affirmée, le mérite reconnu est collectif : chaque année, quelques Athéniens exercent une autorité partielle sur le plus grand nombre). Périclès exerce depuis longtemps une magistrature – la stratégie – qui donne un grand prestige à celui qui l’exerce, d’autant que cet exercice est accompagné de grandes victoires militaires : il ne doit son prestige qu’à ses actes, non à son ascendance familiale prestigieuse, et sa position d’autorité est justifiée démocratiquement, puisque sa vertu est légitimée par l’élection, une élection limitée par l’obligation associée au gouvernement démocratique de gouverner dans l’intérêt du plus grand nombre. Dès lors, nul Athénien favorable au régime démocratique ne peut critiquer l’autorité de Périclès.

La cité est bien gouvernée dans l’intérêt du plus grand nombre et l’assemblée délibère sur les affaires communes, mais il faut reconnaître que Périclès gouverne Athènes. Les poètes comiques laissent entendre que la prééminence de Périclès s’accorde mal avec la démocratie.

Platon considère que cette démocratie est une aristocratie avec l’approbation du plus grand nombre. Périclès répond que, tant que le gouvernement a pour finalité l’intérêt du plus grand nombre, il est démocratique du point de vue de la dénomination, même si dans les faits, un stratège est à l’origine des grandes décisions impliquant l’avenir de la cité.

Dans la « Constitution des Athéniens », écrit au cours de la décennie 420 « par un oligarque voulant réserver le pouvoir à une élite de la naissance, de la culture et de l’argent », on considère que la démocratie athénienne avantage les mauvais au détriment des honnêtes. Chez les meilleurs, il y a moins de licence, d’injustice et plus de discipline, alors que dans le peuple, il y a plus d’ignorance, d’indiscipline et de bassesse, la pauvreté conduisant vers les actes honteux, l’absence d’éducation et l’ignorance. Dans la démocratie, les mauvaises personnes, les pauvres et les gens du peuple ont plus, tandis que les honnêtes gens et les personnes riches ont moins. L’auteur met en question le droit de produire un discours, de donner son avis sur une décision à prendre, de l’amender et de faire une proposition de délibération. Il met en question aussi bien le fait de participer au Conseil, donc de contribuer au sein de cette institution à la préparation des délibérations de l’assemblée que de délibérer au sein de cette assemblée. L’auteur dit que, à Athènes, n’importe qui, y compris les étrangers et les esclaves, a le droit de parler.

Dans « Les Suppliantes » d’Euripide, représentée entre 424 et 420, l’échange entre Thésée, roi d’Athènes, et un héraut thébain, met en scène la tyrannie et la démocratie.

Pour Thésée, Athènes n’est pas gouvernée par un seul homme, mais elle libre. Le peuple règne par l’exercice chaque année à tour de rôle des magistratures, ne donnant pas la part la plus importante aux riches, car le pauvre en a une égale.

Son interlocuteur met en avant Thèbes, qui n’est pas gouvernée par la foule. Alors que le peuple ne peut estimer les discours, comment le peuple pourrait-il gouverner convenablement ? Le peuple ignore la rationalité politique qui seule permet de prendre les bonnes décisions. Le savoir, au centre de la production de bonne délibération, interdit la participation aux pauvres, qui ne dispose ni du temps pour s’instruire ni du temps pour délibérer.

Thésée répond en invoquant l’égalité devant la loi, contre le pouvoir arbitraire d’un seul, citant la formule utilisée dans les assemblées : «  Y a-t-il quelqu’un qui veut faire une proposition utile à la cité et la mettre en partage ? » Au cœur de la délibération du peuple, il y a l’égal privilège reconnu à chaque Athéniens de prendre la parole et de pouvoir parler selon l’intérêt général.

Parmi les hommes politiques, il y a l’avisé qui réfléchit vite et prévoit juste, qui, après réflexion et délibération en conscience, passe rapidement du jugement à l’action. L’intelligence du collectif suppose non seulement la reconnaissance d’un droit égal à la parole, mais la valeur du discours tenu, sa capacité à dire vrai pour tous, à parler le vocabulaire de l’intérêt général. Le citoyen doit être protégé du danger de dire le vrai et le juste sur le monde social, il doit pouvoir parler sans contrainte, sans être sous l’autorité de quelqu’un, il doit avoir la possibilité de juger et d’émettre une sentence, il ne doit pas être préoccupé de plaire à tous et ne doit pas parler pour être approuvé, ce qui n’apporte rien au débat. Le citoyen doit pouvoir expliquer pourquoi il considère que son avis est bon pour tous.

Les intérêts privés ne doivent pas l’emporter sur le bien commun : il faut s’inquiéter du clientélisme de grands hommes achetant le vote de certains citoyens, il faut s’inquiéter des démagogues qui recherchent le plaisir du peuple (ils usent de flatteries, de déclarations d’amour et de promesses, exprimant ce que le peuple est supposé aimer entendre, tout en insistant sur leurs mérites personnels), il faut s’inquiéter de l’ambitieux soucieux de son seul pouvoir personnel, il faut s’inquiéter du tyran dépensant avec excès pour asservir tous ses désirs, défendant la guerre pour s’enrichir et pour connaître la gloire personnelle, il faut s’inquiéter de tout ceux qui raisonnent en fonction de leurs intérêts privés, et en particulier du marchand qui n’est sur l’agora que pour son seul profit ou de l’étranger qui défend un intérêt autre que celui de la cité.

Périclès, s’il a une légitimité avant même de prendre la parole, n’en doit pas moins faire exister le débat, faire que les citoyens aient une bonne connaissance de l’économie publique, et argumenter. Périclès exerce une autorité mais ne détient pas le pouvoir : il doit convaincre à chaque fois. Les décisions ne sont pas les conséquences de la passivité du peuple : si la décision est mauvaise, le peuple n’a qu’à s’en prendre à lui-même et non à Périclès.

Périclès est critiqué : il est corrompu, il a recours à des largesses avec les revenus de l’État, il rend le peuple bavard et avide d’argent par l’établissement d’une rémunération pour les charges publiques, achetant ainsi les votes du peuple.

L’historien Thucydide distingue deux grands types d’hommes politiques, l’ambitieux soucieux de son seul pouvoir personnel (le Spartiate Pausanias) et l’avisé qui réfléchit vite et prévoit juste (l’Athénien Thémistocle). Périclès demeure pour lui la personnalité dominante, ce qui permet implicitement de dénier au régime démocratique tout rôle dans l’émergence de la puissance d’Athènes.

Si la puissance de la cité dépend de l’intelligence du collectif, alors il est nécessaire de créer les conditions de la possibilité de cette intelligence, des conditions qui ne peuvent se réduire à la reconnaissance d’un droit égal à la parole. La valeur du discours tenu, à travers sa capacité à dire vrai pour tous, est nécessaire. Le doute existe quant à la réalité d’une telle capacité reconnue à tous. Dans une cité qui ne semble pas avoir connu de système public d’enseignement, comment les connaissances permettant d’élaborer une opinion politique se transmettent-t-elles ? Une telle transmission existe-t-elle seulement ? Au-delà même de l’éducation, les intérêts privés ne l’emportent-t-ils pas sur le bien commun ? Cette inquiétude se retrouve dans le problème du clientélisme réel ou supposé de certains citoyens auprès de quelques grands hommes achetant ainsi des votes. Cette inquiétude nourrit aussi la figure du démagogue qui conduit le peuple tout en lui laissant penser qu’il est conduit par celui-ci, un démagogue qui recherche le plaisir du peuple, ce qui a pour conséquence un peuple mal conduit.

L’historien rend compte du discours des Corinthiens sur les Athéniens devant les Spartiates. Pour eux, la démocratie n’explique pas la force d’Athènes (les Corinthiens, d’une cité oligarchique, ne vont pas défendre le régime démocratique devant un parterre de partisans de l’oligarchie). Le peuple athénien est pensé comme un sujet collectif.

D’abord, il ressemble à un héros épique : pour posséder toujours plus, les Athéniens souffrent leur vie durant les épreuves et les périls, ils passent rapidement du jugement à l’action, ils délibèrent en conscience, après réflexion ; les différences sociales sont abolies par une participation.

Ensuite le peuple athénien ressemble à un tyran, surtout après Périclès, avec Alcibiade, qui se comporte comme un tyran, dépensant avec excès pour assouvir tous ses désirs, défendant la guerre pour s’enrichir et pour connaître la gloire personnelle. Alcibiade se trompe en menant une expédition en Sicile, une expédition qui se termine par une défaite, en 416. Le bon jugement aurait été de ne pas raisonner en fonction de son intérêt privé, mais bien d’envisager un intérêt autre, celui de la cité.

L’historien rend compte des discours de Périclès. Si une certaine légitimité est reconnue au stratège avant même qu’il prenne la parole, il n’en doit pas moins argumenter. L’existence du débat et les nombreuses prises de paroles témoignent de la nécessité de l’argumentation qui permet à Périclès de conduire le grand nombre. Cette conduite n’est donc en rien la conséquence de la passivité du peuple. Pour Périclès, céder aux adversaires mène à terme à perdre sa liberté : les adversaires peuvent interpréter comme un signe de faiblesse, ce qui leur donne la possibilité de nouvelles exigences. Périclès insiste sur la nécessité pour les citoyens d’avoir une bonne connaissance de l’économie publique. Périclès exerce une autorité, mais ne détient pas le pouvoir : il doit convaincre à chaque fois. Il cherche à persuader en usant d’arguments politiques. Si Périclès a conseillé la guerre et s’il en a argumenté la nécessité, ce sont bien les Athéniens qui l’ont voté, après avoir été convaincus par une argumentation (après le désastre de 413, les citoyens n’ont pas à s’en prendre aux orateurs : c’est eux qui ont voté).

Remarquons qu’Aristophane et Platon critiquent Périclès. Six siècles plus tard, Plutarque parle d’un Périclès corrompu, ayant recours à des largesses faites avec les revenus de l’État. Dans le Gorgias de Platon, Socrate dit que Périclès a rendu les Athéniens paresseux, lâches, bavards et avides d’argent, par l’établissement d’une rémunération pour les charges publiques. Par des distributions d’argent public, Périclès aurait acheté le vote du peuple, mais, il faut le constater, contrairement à Socrate, la rémunération des charges publiques est très faible.

Dans les années 420, la mainmise de certains orateurs appelés parfois démagogues sur l’assemblée est de plus en plus dénoncée. Aristophane, comme plus tard Thucydide, met en question Cléon. Pour Aristophane, la conduite du peuple (démagogie) ne requiert pas un citoyen instruit et qui a de bonnes manières mais un ignorant et un infâme personnage. Les orateurs, dans la comédie d’Aristophane, usent de toutes les flatteries possibles, déclarations d’amour, révélant ce que le peuple est supposé aimer entendre, reprenant les accusations de corruption, de vol, et insistant sur leurs mérites personnels. Les orateurs finissent par un concours d’oracles qui ont toutes des promesses des plus insensées : victoire militaire, prospérité, etc. À travers la critique de Cléon, il y a une réflexion politique sur ce que doit être un discours politique.

Le peuple doit savoir choisir le bon orateur, celui qui parle le vocabulaire de l’intérêt général. Chaque délibération requiert de distinguer son intérêt personnel et celui de la cité. Chaque orateur ne doit pas l’oublier. Nul ne peut s’instituer durablement porte-parole, c’est-à-dire seul orateur légitime à dire l’intérêt général. Il faut faire attention au marchand, qui n’est sur l’agora que pour son seul profit.

On peut ostraciser quand on juge l’autorité d’un individu trop importante ou quand il n’a pas de moralité personnelle, ou quand il y a un désaccord politique, ou quand sa qualité d’orateur n’est pas reconnue, en bref quand il met en question le peuple comme totalité. Quand le peuple est fissuré, pour qu’il retrouve sa solidité d’antan, il faut éliminer des éléments étrangers. Il peut s’agir de l’exil temporaire d’un citoyen pour sauver la démocratie, mais aussi d’une guerre civile avec élimination d’un ou de plusieurs groupes de citoyens, pour restaurer la démocratie.

Il faut pouvoir dire ce que l’on pense, pouvoir participer à la délibération, c’est-à-dire à la définition de l’intérêt général, pour éviter d’être gouverné par d’autres, pour ne pas supporter l’ignorance des autres. Le citoyen doit pouvoir parler sans contrainte, sans être placé sous l’autorité de quelqu’un d’autre, être ainsi protégé du danger de dire le vrai. Il faut avoir la possibilité de juger, d’émettre une sentence. Il s’agit de dire le vrai et le juste sur le monde social. Notre avis ne doit pas être destiné à plaire à tous et, de fait, il ne remporte l’adhésion que d’une partie de l’auditoire. Il faut savoir distinguer ce qui concerne son propre domaine et le collectif. Il ne faut pas parler pour être approuvé, ce qui n’apporte rien au débat. Il faut savoir expliquer pourquoi mon avis est bon pour tous, pourquoi la cité gagnerait à me suivre. Il faut être libre de toute influence extérieure.

La restriction de la citoyenneté aux seuls fils d’un Athéniens ou d’une Athénienne est justifiée par le fait que les décisions ne doivent pas être influencées par un autre intérêt que celui de la cité.

Il est reconnu aux femmes de dire la vérité sur la paternité.

L’action délibérative est accomplie par le sujet collectif, considéré comme un tout et non pas comme un agrégat de sujets individuels, ce qui manifeste la libération de la tyrannie : c’est le peuple qui délibère et décide (la légitimité de la délibération est dans le grand nombre, permettant aux citoyens présents de prétendre légitimement être le peuple : la partie peut devenir le tout). À l’origine d’un décret, il y a le logos d’un citoyen (prétention reconnues à tous les citoyens de pouvoir dire le vrai) et, à la fin du décret, il y a la doxa d’un peuple (il ne faut pas oublier qu’il y a la réflexion et le raisonnement qui précèdent la décision).

Pour Socrate, de manière inverse, il y a, à l’origine, la doxa, qui provient du grand nombre, qui n’est pas informée, qui ne rend possible aucun jugement stable, qui est irrationnelle et prétend savoir ce qu’elle ne sait pas, et à la fin il y a le logos, qui est stable, juste, vrai, individuel et universel, qui crée l’accord entre les esprits, qui instaure l’unité du vrai, qui critique ce qui est prétendu su.

Xénophane et Héraclite considère que nous sommes dans l’incertitude sur la réalité. Pour Parménide, le logos permet de dissocier la vérité et l’être du non-être et de l’opinion, la pensée saisit le « est » de l’étant, c’est-à-dire de la doxa, une doxa qui n’est pas ce qui n’est pas et qui est un point de départ, l’apparence, le présent.

Alors que Platon considère que le très grand nombre des humains n’accède qu’aux apparences, la sophistique, philosophie de la démocratie, rend raison de la délibération démocratique : alors que le citoyen énonce une proposition en raison de sa prétention légitime de dire vrai sur le monde, le peuple dans les décrets cherche à rendre raison du présent sans pour autant prétendre en épuiser la vérité, formulant une opinion, opinant.

D’une part, c’est le discours qui fait advenir l’être – l’erreur est proche du vrai, le mensonge est proche du vrai, ils ne peuvent être distingués avec certitude, et la démonstration l’emporte sur la vérité – et d’autre part le logos agit sur les émotions, qui ne sont pas distinctes de la raison – il y a l’éros qui, par le plaisir suscité, agit à la manière du logos. Persuader et convaincre relèvent d’un seul et même geste : on fait émerger les passions ou on les apaise et ensuite la décision est prise. Pour convaincre il faut, par le logos (qui fait exister une réalité), modifier la doxa, la croyance, l’opinion.

Chaque citoyen prend la parole et propose un logos, un discours rationnel prétendant dire le vrai (seul le citoyen dit vrai), et les auditeurs, confrontés à cette réalité, ont à se prononcer, à exprimer leur opinion à ce sujet. La décision prise reste une doxa, une opinion, car elle prétend au seul efficace de la loi, du nomos, qui peut toujours être discuté de nouveau : le peuple, le démos, opine. Il y a toujours au moins deux points de vue, et celui du perdant est pris en compte.

Pour dire vrai, les citoyens disposent de connaissances et d’informations – une véritable culture démocratique –, grâce aux délibérations, aux représentations théâtrales et à « la rue », où les non-citoyens peuvent participer.

Les intérêts individuels et les conflits d’intérêts sont une menace sur les délibérations.

Sont distingués la formule de sanction qui ouvre la partie appelée « intitulé » (il a plu au peuple) et la formule de résolution qui annonce les décisions (plaise au peuple).

Après une courte invocation aux divinités, venaient l’intitulé – des informations relatives au processus institutionnel et à la datation –, les considérants – les attendus du décret – et les décisions prises.

La formule de sanction introduit l’intitulé (il a plu au peuple), signifiant que les dispositions contenues ont la force d’une décision collective. L’action délibérative est accomplie par le sujet collectif, considéré comme un tout et non pas comme un agrégat de sujets individuels. Certes, le principe d’un peuple délibérant en totalité ne peut apparaître que comme une fiction, tant la mise en application d’une telle réunion relève de l’impossibilité matérielle. Il n’en demeure pas moins que cette formulation manifeste la libération des Athéniens de la tyrannie. C’est le peuple qui délibère et décide. Incomplet sur le strict plan de l’arithmétique, la légitimité de la délibération est dans le grand nombre, permettant aux citoyens présents de prétendre légitimement être le peuple. Cette prétention finale suppose de penser la majorité, principe à partir duquel une partie peut devenir le tout.

La seconde formule (plaise au peuple) invite à considérer le décret comme le produit d’un processus délibératif, articulant des considérants (attendus que, etc.) à des décisions. Si les conditions préalables sont nécessaires (existence d’un peuple, appréhension de son autorité, prétention reconnue à tous les citoyens de pouvoir dire le vrai), la délibération a un temps et des institutions propres.

Cependant, les institutions délibératives ne doivent pas être réduites au bon plaisir du peuple : la décision ne peut être réduite à ce qui convient au peuple. Avec cela, la réflexion qui précède la décision disparaît sans qu’il soit possible de rendre raison de ce qui fonde la légitimité du processus jusqu’à son aboutissement : il est question de raisonnement. Après la formule de sanction et les éléments de datation, l’introduction des décrets s’achève par la formule « Untel a fait la proposition » : l’action de proposer correspond au substantif logos : à l’origine d’un décret, il y a le logos d’un citoyen et, à la fin du décret, il y a la doxa d’un peuple.

Pour Socrate (470-399), quand la doxa (l’opinion) provient du grand nombre, elle n’est pas informée et ne rend possible aucun jugement stable. L’opinion peut provenir aussi des poètes, dont les opinions sont irrationnelles, et des sophistes, qui prétendent savoir ce qu’ils ne savent pas. La validité d’une opinion ne repose donc pas sur le nombre de personnes qui la partagent, mais sur la qualité du savoir de celui qui la soutient. L’opinion de celui qui sait a pour caractères d’être stable et de créer l’accord entre les esprits, des caractères qui sont non pas donnés mais acquis. Cette stabilité et cet accord renvoient au logos : le logos se caractérise par l’unité, l’unité du Vrai, au contraire de la multiplicité des opinions. Le logos consiste en la critique de ce qui est prétendu su. Au vote à la majorité sur le fondement de l’opinion collective s’appliquant à un cas particulier (doxa), s’oppose le discours juste et vrai, individuel et universel (logos).

Ce point de vue de Socrate est le contraire du passage démocratique du logos d’un citoyen à la doxa du peuple, comme nature de la délibération démocratique.

Dans les textes philosophiques antérieurs à Platon, la doxa et les termes reliés y apparaissent sans être accompagnés à chaque fois d’une connotation négative, celle de l’opinion opposée à la vérité, de l’apparence contre les Idées.

Pour Xénophane (sixième siècle, 560-478), le sujet dit un logos qui n’est qu’une doxa, car il ne sait pas. Celui qui parle fait un discours sur les choses qui est une opinion pour celui qui l’écoute et qui demeure dans l’incertitude quant au rapport entre les mots et les choses auxquels ils s’appliquent : sur la réalité, il ne serait possible que d’avoir des opinions, sans que l’une d’entre elles s’impose par rapport aux autres.

Pour Héraclite (fin du sixième siècle, 544-480), la doxa est une apparence de connaissance que le sujet considère comme une connaissance.

Le grand nombre se contenterait des apparences au lieu de la réalité des choses ? Platon (fin du sixième siècle, 428-348) répondrait à l’évidence positivement à cette interrogation.

Cependant, il y a l’arrivée de Parménide (naissance à la fin du sixième siècle – 510 si les dialogues platoniciens sont en 450, mort au milieu du cinquième siècle : Parménide aurait rencontré Socrate quand ce dernier avait un peu moins de 20 ans).

Le logos s’est associé à la vérité et à l’être qu’il permet de dissocier du non-être et de l’opinion. La pensée consiste à saisir le « est » de l’étant, c’est-à-dire à extraire le « est » de la doxa. Cette extraction suppose de ne pas prendre sans y réfléchir les noms donnés aux choses pour la vérité de l’être : il y a la possibilité d’une réalité faite de mots seulement, d’un dire sans penser, du non-être pris pour l’être et on aborde le problème de la persuasion.

La doxa exprime cette oscillation entre ce qui est et ce qui n’est pas. Elle a à voir avec la vérité et ne peut simplement être reconduite à ce qui n’est ni à connaître ni à mettre en phrase. Il faut donc trouver la voie de l’être pour opérer la distinction avec le non-être et l’opinion. La voie de la doxa est celle de l’errance des humains, conséquence de l’incapacité de ces derniers à discriminer, pris qu’ils sont dans l’étant.

Si le logos dit la vérité de ce qui est, la doxa ne peut être confondue avec le mensonge ou l’erreur, avec ce qui n’est pas : elle constitue un point de départ, lorsqu’il s’agit d’extraire du présent ce qui relève de l’être et non des apparences.

Dans les décrets, le peuple cherche à rendre raison du présent sans pour autant prétendre en épuiser la vérité, au contraire du citoyen énonçant une proposition en raison de sa prétention légitime au dire-vrai sur le monde.

La sophistique rend compte, dans une certaine mesure, du fait que le peuple athénien opine dans les décrets selon la formule de sanction « il est apparu au peuple ».

Pour Platon, les sophistes ne s’occupent pas de l’être, se réfugient dans le non-être et l’accident, ils ne recherchent pas la vérité ni la rigueur dialectique, mais seulement l’opinion, la cohérence apparente, la persuasion et la victoire dans la joute oratoire. Ils n’ont pas en vue la sagesse et la vertu, ils visent le pouvoir personnel et l’argent. C’est une pseudo-philosophie, une philosophie des apparences et une apparence de philosophie.

Dans la caverne, les êtres humains ne voient que des ombres et non la réalité elle-même, prenant l’apparence pour le réel, ne voyant pas la forme du bien que voit celui qui désire agir de manière sensée. Celui qui est sorti de la caverne connaît la vérité de l’être. Un très grand nombre des humains n’accède qu’aux apparences : seul un petit nombre connaît la vérité.

Cependant, avec la sophistique et avec Gorgias (480 – 375), il faut envisager une démocratie dans la caverne. La sophistique rend raison a posteriori de la délibération démocratique. Elle est une philosophie de la démocratie.

Gorgias critique Parménide. Le « est » recherché par Parménide peut tout aussi bien avoir pour sujet l’étant que le non-étant : il n’est pas possible de distinguer le chemin sur lequel le discours est engagé. Seul le discours permet cette distinction entre l’être et le non-être, ce qui revient à considérer que le discours fait advenir l’être. L’erreur est proche du vrai, le mensonge est proche du vrai, ils ne peuvent être distingués avec certitude. Ce qui est démontré vaut plus que ce qui ne l’est pas : la démonstration l’emporte sur la vérité.

Si l’importance de la vérité n’est pas niée, tout comme l’importance de l’argumentation, il faut tenir compte que le logos agit sur les émotions, des émotions qui ne sont pas distinctes de la raison, et il y a aussi l’éros qui, par le plaisir suscité, agit à la manière du logos (certains orateurs cherchent à persuader en mettant en avant leur éros pour la cité, afin de provoquer cette émotion dans l’auditoire).

Persuader et convaincre relèvent d’un seul et même geste. D’abord, il s’agit de faire émerger des passions ou de les apaiser afin, ensuite, que le corps réagisse ou qu’une décision soit prise.

L’action renforce la croyance. Pour convaincre il faut, par le logos, modifier la doxa sur lesquels la croyance se fonde.

Chaque opinion produit une émotion différente et le logos agit sur cette opinion, car cette dernière est instable et incertaine. Au commencement, donc, est le logos, qui fait exister par les mots une réalité (l’effet monde). Cette réalité peut être vraie ou fausse.

Chaque citoyen peut prendre la parole et proposer un logos, un discours rationnel prétendant dire le vrai, à l’assemblée. Les concitoyens auditeurs sont alors confrontés à une réalité, produite par le discours, sur laquelle ils ont à se prononcer, à exprimer collectivement leur opinion à ce sujet.

 La décision prise reste une doxa, car elle ne prétend pas à une autre efficace qu’à celle de la loi, du nomos, qui peut toujours être discuté de nouveau. La discussion n’est toutefois possible qu’en raison du statut premier reconnu au logos citoyen, celui de vérité puisque tout discours a à voir avec l’être.

Parce que la décision ne prétend pas être vraie parce qu’elle a émergé à partir d’une délibération avec des logos, parce qu’elle ne peut être qu’une apparence, qu’une interprétation erronée de la réalité, elle ne peut être qu’une opinion.

 Dans la démocratie athénienne, seul le citoyen dit vrai : le peuple, le démos, lui, opine. Au moment de rendre la justice, il s’agit d’entendre au moins deux récits.

Les débats économiques et financiers comportent des éléments techniques et factuels allant au-delà des rumeurs. Les citoyens disposent de connaissances et d’informations au moment de leur arrivée à l’assemblée, locale ou non. Les pièces de théâtre apportent des éléments de réflexion. L’opinion se forme aussi hors des institutions délibératives, dans « la rue », où des non-citoyens peuvent participer. Il y a une véritable culture démocratique partagée, et qui ne ressemble en rien à une culture populaire, sauf si celle-ci s’applique au peuple et non à une partie de lui.

Le savoir du peuple est une condition à l’efficace de la délibération démocratique. Certes, chaque citoyen peut prétendre dire vrai pour lui et pour la cité. Mais cette prétention, légitime aux yeux des autres, n’en pose pas moins le problème de l’articulation entre le niveau individuel et le niveau collectif, entre ce qui est vrai pour l’orateur et ce qui est vrai pour tous. Cette prétention interroge également la prise de décision, notamment lorsque celle-ci parvient à un résultat presque à égalité des voix (le risque est que les partisans de l’autre avis raisonné contestent le résultat).

Oreste, fils d’Agamemnon et de Clytemnestre, frère d’Iphigénie et d’Électre, est fiancée à Hermione, fille de Ménélas et d’Hélène (Hélène est enlevée par Pâris, et Ménélas demande à son frère Agamemnon de partir pour Troie, et Agamemnon, pour partir, égorge sa fille Iphigénie). Agamemnon, de retour de Troie, est assassiné par Égisthe, l’amant de Clytemnestre. Électre protège son frère qui, adulte, revient accompagné de Pylade, pour assassiner Égisthe et Clytemnestre.

Devant le tribunal, Oreste avoue, et il y a deux points de vue : on reconnaît une vérité aux deux camps. Seule la délibération peut produire la justice et l’ordre, à la condition de reconnaître à tous le droit au discours vrai. Dès lors, une fois la décision prise, il n’y a pas de perdants, surtout si le point de vue minoritaire, vrai tout autant que le majoritaire, est pris en compte. La définition de ce qui est juste relève de la délibération entre les citoyens (ce ne sont donc pas les dieux qui gouvernent, mais délibération des citoyens, et la cité n’est pas une famille).

Antigone est la fille de l’union incestueuse entre Œdipe et sa propre mère Jocaste (qui est donc à la fois la grand-mère et la mère d’Antigone). Les deux frères d’Antigone, Polynice et Étéocle, se disputent le trône laissé par Œdipe : les deux frères meurent. Créon ordonne que le corps de Polynice reste sans sépulture. Antigone annonce qu’elle enterrera son frère malgré tout : pour elle, Créon a rendu justice sans délibérer.

L’intérêt que les individus poursuivent et le conflit des intérêts sont les deux menaces qui pèsent sur les délibérations. L’argent va jusqu’à ruiner des cités, jusqu’à chasser des hommes de leur maison ; c’est lui qui fait dévier les bons esprits vers les mauvaises affaires. De plus, deux conceptions différentes de l’intérêt collectif peuvent s’affronter.

Les Athéniens cherchent à rendre possible le dépassement des intérêts personnels à travers les institutions délibératives et les manières de délibérer lors de la prise de décision. L’égal droit à la prise de parole, la reconnaissance du droit à prétendre dire le vrai et le souci de l’intérêt collectif qui constituent la citoyenneté pour les Athéniens sont à compléter par la réflexion collective modifiant la nature des réflexions individuelles : aux côtés des droits individuels constituant la citoyenneté politique, il y a les manières de délibérer ainsi que les institutions à l’origine de l’efficace des délibérations.

Aucune distinction fondamentale n’est établie entre le fait de prendre une décision particulière, de légiférer et de juger. Il s’agit dans tous les cas de décisions collectives, même si elles diffèrent par certains aspects, notamment le recours à des discussions ou non. Lorsqu’il s’agit de décréter, c’est-à-dire de décider une action collective particulière, on recourt au Conseil (500 membres tirés au sort et siégeant pendant une année). Lorsqu’il s’agit de légiférer, c’est-à-dire d’établir une disposition générale, on recourt à l’assemblée délibérative composée de tous les citoyens. Les jugements sont l’affaire de l’Héliée (6000 citoyens tirés au sort pour une année).

Le régime démocratique suppose une vision partagée du monde social, qui peut être remis en cause par le collectif délibérant, grand nombre représentant le peuple. Ce régime n’a rien à voir avec la citoyenneté, qui réduit la démocratie à l’individu, et à la notion de représentation, qui conçoit la politique comme une activité de spécialistes. Le processus démocratique commence par une délibération collective composée d’un discours et de contre-discours, se continue par une décision collective, une action collective, et se termine par un retour délibératif éventuel sur l’action accomplie. La démocratie s’institue quand le peuple devient acteur de son histoire, c’est-à-dire lorsqu’il se libère de toute autorité, n’existant que par sa cohésion : il faut adopter le point de vue du collectif, gouverner en direction de l’intérêt du plus grand nombre, ce qui suppose d’intégrer tous les points de vue (la minorité ne peut donc que respecter la décision). L’orateur, qui a la légitimité de dire le vrai pour tous, n’est sous le contrôle de personne et sait distinguer l’intérêt privé de l’intérêt général. La décision prise n’est pas une vérité, puisqu’elle peut être discutée à nouveau. La démocratie athénienne est une création humaine à laquelle on peut associer des significations imaginaires comme l’égalité des citoyens entre eux, une égalité qui exclut qu’un individu puisse représenter d’autres, parce que le droit pour chacun de dire le vrai ne se délègue pas, parce que nul citoyen ne peut imposer un universel à tous les autres et considérer une loi comme un dogme.

La possibilité d’un régime démocratique suppose une vision partagée du monde social, tout en envisageant sa possible remise en cause par le collectif délibérant. L’altérité avec les conceptions contemporaines de la démocratie n’en paraît que plus nette encore.

Il est nécessaire d’éloigner du travail historien la notion de citoyenneté, qui réduit la démocratie à l’individu, et la notion de représentation, qui implique de concevoir la politique comme une activité réservée à des spécialistes.

Pour les Athéniens, seul un groupe peut représenter le peuple : la totalité ne se manifeste qu’à travers le grand nombre. Chaque délibération réunit 10% environ du corps civique : la majorité de l’assemblée représente une minorité de citoyens.

Les délibérations politiques ne sont pas des débats entre experts : pour les Athéniens, nul ne peut prétendre à lui tout seul détenir la vérité du monde social.

Le droit de chaque Athéniens à délivrer devant l’assemblée un logos – un discours prétendant dire vrai pour tous – a pour pendant un peuple qui s’accorde sur une doxa. S’ébauche alors un processus démocratique sans fin : logos et antilogos (délibération collective composée à minima d’un discours et de contre-discours), doxa puis ergon (décision collective, c’est-à-dire action collective), logos sur l’ergon (retour délibératif éventuel sur l’action accomplie).

La démocratie athénienne s’institue quand le peuple devient acteur de son histoire, c’est-à-dire lorsqu’il se libère de toute autorité. Le moment décisif intervient lorsque le peuple assiège les partisans d’Isagoras et les Spartiates sur l’Acropole. Réunis par une conception partagée de ce que doit être leur régime politique, les Athéniens donnent ainsi naissance de leur démocratie. Rien ne permet de penser qu’un programme démocratique tout prêt anime les assiégeants en 508, mais se manifeste l’importance accordée au nombre et à la cohésion du groupe. Moins nombreux, on peut, par la cohésion, défaire l’adversaire. Le peuple n’est pas seulement le plus grand nombre, il n’existe que par sa cohésion, au-delà de tout principe majoritaire : les décisions prises par une assemblée sont attribuées au peuple. Parce que le peuple ne peut être assemblé en totalité, il faut un grand nombre pour représenter son pouvoir et le rendre effectif. Les Athéniens n’associent donc pas leur démocratie au principe majoritaire, mais au grand nombre. Il faut adopter le point de vue du collectif, gouverner en direction de l’intérêt du plus grand nombre, ce qui suppose d’intégrer tous les points de vue. L’adoption du point de vue de la cité, point de vue politique, conduit à rendre possible l’élaboration d’une décision qui est celle du peuple, et non celle de la majorité.

Chaque citoyen a une égale légitimité à pouvoir prétendre dire le vrai pour tous. Au-delà de la possibilité de pouvoir prendre la parole à l’assemblée, le logos démocratique suppose un orateur qui n’est sous le contrôle de personne et qui distingue l’intérêt privé de l’intérêt général. La délibération n’est pas un dialogue pouvant créer des effets d’autorité. La délibération fait que la décision prise ne peut être une vérité, elle peut être discutée à nouveau. Le théâtre et la participation régulière aux institutions démocratiques suffisent à garantir une éducation minimale.

La démocratie athénienne est une création humaine associée à des significations imaginaires comme l’égalité des citoyens entre eux.

 Nous pouvons nous interroger sur nos propres significations imaginaires. Nous concevons le régime démocratique comme démocratie représentative. À Athènes, au contraire, il n’est pas concevable qu’un individu puissant en représente d’autres, d’une part, parce que ce représentant disposerait d’un pouvoir qui romprait avec le principe d’égalité, et d’autre part, parce que le droit pour chacun de dire le vrai ne se délègue pas. Les magistrats, élus ou tirés au sort, exercent une autorité, mais celle-ci peut à tout moment être mise en cause par le peuple. La minorité respecte la décision parce que le nombre qui gouverne suppose une cohésion, celle du peuple et non celle d’une majorité : la décision est prise ensemble, dans l’intérêt de tous, et n’est jamais considérée comme définitive.

L’imaginaire athénien, c’est dire que le grand nombre n’a de pouvoir que par la cohésion qui l’anime, alors même que chacun exerce une responsabilité particulière, c’est dire que l’intérêt général n’est pas une évidence, mais un problème à résoudre, c’est dire que nul citoyen ne peut imposer un universel à tous les autres et c’est dire que nul ne doit considérer une loi comme un dogme.

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