Le processus de destruction nazi : Raul Hilberg

Raul Hilberg : « La destruction des Juifs d’Europe », 1961, lecture jusqu’à la page 875 et de la page 1595 à la page 1945.

Le processus de destruction nazi, qui concerne l’assassinat de masse des Juifs, mais aussi des membres d’autres nationalités et des membres de divers groupes, se présente comme organisé, humanitaire et idéaliste.

Les motivations égoïstes, sadiques ou sexuelles ainsi que les bénéfices individuels sont refusés aux tueurs : sont seuls autorisés les massacres sur ordre, ainsi que les massacres pour des motifs politiques ou par idéalisme. Les nazis mettent au point des systèmes et des méthodes « humanitaires », freinant la propension à des conduites incontrôlées et allégeant l’écrasante charge psychologique imposée aux meurtriers (camions à gaz, utilisation d’auxiliaires pour les tueries).

Les massacres des unités mobiles de tuerie sont standardisés. On choisit un lieu d’exécution en dehors de la ville, on prépare une fosse commune, on concentre les victimes, on amène les victimes par fournées successives, chacune remettant ses objets de valeur. Les condamnés, face au fossé, sont tués à la mitraillette, en tirant dans la nuque. Certaines unités préfèrent les tirs massifs à distance. Une autre méthode consiste à faire s’étendre la première fournée au fond de la fosse, puis à la fusiller d’en haut par des tirs croisés. À la cinquième ou sixième couche, les morts sont recouverts soigneusement, les chefs étant ainsi persuadés que les fusillés ont été traités humainement. La tuerie se termine pour les tueurs par des soirées de détente et de thérapie de groupe.

Dans les déportations vers les centres de mise à mort, le nouvel arrivant qui descend du train de la mort est immédiatement trié, gazé, son cadavre brûlé et ses vêtements expédiés en Allemagne. Certains détenus de ces centres de mise à mort s’occupent des tâches d’entretien ordinaire (personnel de cuisine, personnel d’infirmerie, vidange de latrines, électricien, pompiers, etc.), d’autres participent aux opérations d’anéantissement (nettoyage des wagons de marchandises, triage des objets de valeur, coupe des cheveux des femmes, extraction des dents en or des cadavres, utilisation de la graisse humaine produite par les corps incinérés pour accélérer la crémation), d’autres fabriquent des articles comme des paniers et des galoches ou transportent le ciment au pas de course, pour les SS ou pour les sociétés comme IG Farben, dont les directeurs ont assimilé la mentalité des SS. Dans des expérimentations médicales, des détenus sont utilisés comme des cobayes.

 Il est important de comprendre que la destruction des Juifs s’inscrit dans un ensemble de destructions visant diverses nationalités considérées comme non aryennes (Russes, Asiatiques, etc.) et divers groupes (personnes infligées de maladie ou de handicap, individus réputés menaçants ou dangereux en raison de leur comportement – les communistes et d’autres opposants politiques, les Témoins de Jéhovah, les criminels endurcis, les asociaux ou les tire-au-flanc, les homosexuels).

Au moment où le destin frappe les Juifs, les nazis définissent une série d’objectifs pour engloutir d’autres groupes. Dans cette destruction élargie, on peut repérer les premiers décrets caractéristiques : rédaction de définitions, taxes spéciales, marquages, circulation restreinte. Le processus met en cause un nombre croissant de services, de bureaux, d’entreprises, de commandements, puisant dans les réserves de la communauté allemande tout entière.

Au départ du processus des assassinats de masse, il y a toujours un racisme, que ce soit le racisme antisémite, le racisme antirusse, le racisme anti-asiatique, le racisme anti-tzigane, permettant de cibler des gens considérés comme ennemis ou dangereux ou inutiles ou trop coûteux. Une personne ou un média ou un gouvernement qui se permet de diffuser des informations non vérifiées, des contrevérités, des mensonges sur un pays, sur un groupe ou sur une personne, ou qui se permet de censurer des informations vérifiées sur ce pays, sur ce groupe ou sur cette personne, divisant les populations selon des caractères non pertinents, manifeste du racisme, cette première étape dans tout processus de destruction.

Une nation ou un groupe ne peut être détruit que d’une seule manière : il faut d’abord « définir » les membres de la nation ou du groupe (la « définition » est constituée par les mensonges racistes), il faut ensuite l’expropriation, les arrestations et la concentration, il faut enfin procéder à l’anéantissement.

Tout processus de destruction se résume par la séquence « définition/expropriation/concentration/anéantissement ».

Le processus de destruction est à l’échelle européenne.

Le mécanisme de la destruction était un processus organisé, mis en œuvre par des bureaucrates qui commandèrent un réseau administratif à l’échelle d’un continent. Il y a donc les fonctionnaires qui transmettaient des mémorandums de bureau à bureau, conférant des définitions et des classifications, élaborant des lois publiques ou des directives secrètes. Les Allemands établirent la théorie, décidèrent des premières mesures pratiques et furent les exécuteurs, modelant le cadre dans lequel participèrent les collaborateurs des pays de l’Axe ou des pays occupés.

Les précédents historiques au processus : la conversion forcée au christianisme (et encore, on suspecte le nouveau converti d’hérésie), l’exclusion, l’expulsion, l’extermination, le racisme antisémite (le Juif doit être détruit).

Nous traitons d’abord des parallèles historiques, des événements et des modèles sociaux d’avant les temps du nazisme et qui reparurent dans les années 1933-1945 : il s’agit des précédents du processus de destruction.

 La première mesure contre les Juifs est la conversion (vous n’avez pas le droit de vivre parmi nous si vous restez juifs). Si la Papauté n’autorisait pas les pressions individuelles, elle a usé de moyens de coercition collectifs, protégeant les chrétiens des conséquences nocives des rapports avec les Juifs en édictant une législation rigide contre les mariages mixtes, en proscrivant les discussions sur les matières de religion, en interdisant aux uns et aux autres de résider dans les mêmes lieux, en brûlant le Talmud et en excluant les Juifs des fonctions publiques.

Le clergé catholique se sent mal assuré des conversions : tout nouveau chrétien est considéré comme un ancien Juif et on le suspecte d’hérésie.

La deuxième mesure contre les Juifs est l’expulsion ou l’exclusion, dans la mesure où on est convaincu qu’on ne peut ni changer, ni convertir, ni assimiler les Juifs (vous n’avez pas le droit de vivre parmi nous).

La troisième mesure contre les Juifs est l’extermination, l’annihilation (vous n’avez pas le droit de vivre).

La bureaucratie nazie s’est appuyée sur des précédents, se référant à des recettes élaborées par l’Église (le droit canonique) et l’État (la législation) dans leur activité destructrice des Juifs. Les politiques antijuives de conversion et d’expulsion ne poussaient la destruction que jusqu’à une certaine limite. La levée des interdits amena les administrateurs allemands à improviser et innover, faisant en 12 ans infiniment plus de mal que l’Église n’en avait pu faire en 12 siècles.

 Pour se donner bonne conscience, les criminels couvrent leur victime d’un manteau d’infamie, la représentant comme une chose qui doit être détruite. Il suffit à Hitler de reprendre les stéréotypes de Luther et des politiciens racistes de la fin du dix-neuvième siècle.

Réactions historiques des victimes : résistance armée, fuite, clandestinité, suppliques, soumission, organisation des secours, paralysie, etc.

Dans leurs rapports réciproques, tant les victimes que les bourreaux utilisèrent une expérience séculaire. Celle-là mena les Allemands au succès, les Juifs au désastre.

 L’attaque préventive, la résistance armée, la vengeance ou l’apologie des résistances et des exploits guerriers sont presque totalement absentes de l’attitude juive.

La communauté juive, traditionnellement, essaye de soulager ses maux par des suppliques et des accords de protection ou de libération obtenus contre argent, par des soumissions préventives, par des secours charitables et des sauvetages de personnes ou de biens, par des efforts de reconstruction – bref, toutes les actions propres à écarter le danger ou à en atténuer les effets.

Dans l’arsenal des réactions d’allégement des peines, il y a la soumission anticipée : la victime désignée combat le péril en présentant elle-même des propositions conciliatoires avant que la menace ne se concrétise.

 Les communautés savent aussi très bien, et de longtemps, comment réagir après une catastrophe : l’organisation des secours et des sauvetages de personnes ou de biens est passée à l’état d’institution traditionnelle, la reconstruction étant synonyme du maintien de la continuité de la vie juive.

 La réaction d’évasion ou de fuite ou de dissimulation ou de clandestinité est moins fortement marquée que celle d’apaisement, d’allégement : les Juifs essayèrent même de coexister avec Hitler, une attitude qui les empêcha de s’enfuir à temps, qui les dissuada à la dernière minute de toute velléité d’échapper à l’arrivée des tueurs.

Quand l’imminence de la catastrophe conduit les victimes à penser que toute réaction ne fera qu’aggraver les souffrances, il peut s’ensuivre une situation de paralysie.

 La soumission aux lois et aux ordres dirigés contre les Juifs a toujours représenté un moyen de survivre (aux mesures restrictives, ils opposaient la supplication ; parfois ils tentaient de ne pas obéir, mais quand ces attitudes échouaient, la soumission automatique devenait la ligne d’action normale : pendant les massacres nazis, on vit souvent les Juifs se rassembler auprès des tombes en priant).

Le couple allégement-soumission apparaît aux débuts de l’ère chrétienne, avec le philosophe Philon et l’historien Flavius Josèphe, qui marchandent avec les Romains au nom des Juifs et recommandent à ceux-ci de n’offenser aucun autre peuple ni en parole ni en acte, ce qui permit au peuple juif de survivre.

Les Juifs ont souvent joué le jeu selon les règles de l’agresseur, de façon délibérée et calculée, sachant que c’était l’attitude qui réduirait au minimum les atteintes à leurs biens et à leur vie.

Les organisations juives s’abstiennent d’attaquer Hitler, refusent de manifester avec les sociaux-démocrates et les communistes et même les condamnent, donnant comme seul conseil d’exécuter avec la plus parfaite exactitude tous les ordres et directives officiels.

L’image du Juif comme ennemi, la législation antijuive, les manifestations du parti nazi pour créer un climat, sans opposition du monde administratif et économique, sont les antécédents immédiats du processus.

Les antécédents de la destruction, ce sont l’image du Juif comme ennemi, les législations passées contre les Juifs (en particulier les décisions du gouvernement allemand de 1932), l’appareil administratif complexe et efficace, l’action du parti nazi (exhortations, manifestations, boycottages) qui pousse les bureaucraties et l’ensemble du corps social à l’action contre les Juifs, tout un climat qui va pousser à la destruction.

 Le monde économique ne s’oppose pas à l’action antijuive, mais aux actions « illégales », aux actions isolées, aux actions « sauvages » : la question juive doit être résolue de façon légale. Les pogroms de novembre 1938, qui entraînent des dégâts économiques, sont la dernière occasion laissée à la violence antijuive de se déchaîner dans les rues, des violences qui risquent d’échapper au contrôle des dirigeants. Dorénavant on s’occuperait des Juifs dans la légalité – c’est-à-dire selon les méthodes éprouvées qui permettraient de tout planifier correctement et entièrement par des rapports, des échanges de correspondance, et la tenue de conférences. La bureaucratie avait pris les choses en main.

La destruction (définition/expropriation/concentration/extermination) devient secrète.

La destruction fut une opération poursuivie pas à pas : on commença par élaborer la définition du Juif. Puis on engagea les procédures d’expropriation, puis la concentration dans les ghettos. Enfin, la décision fut prise d’anéantir tous les Juifs d’Europe. Alors on envoya en Russie des équipes mobiles de tueurs, tandis que dans les autres pays on déportait les victimes vers des centres d’abattage.

La notion de processus de destruction n’inclut pas les initiatives prises par le parti nazi, ce qu’on appelle les actions isolées ou les actions sauvages.

La définition du Juif, la définition de la victime, constitue une condition indispensable à l’action ultérieure : une mesure prise dans le cadre d’un processus de destruction, si elle ne cause pas toujours de dommages directs, a toujours des conséquences. Chaque étape contient en germe la suivante.

Le processus recouvre deux périodes marquées par des politiques différentes : la solution de l’émigration de 1933 à 1940 (avec trois étapes, la définition, l’expropriation, la concentration), la solution de l’annihilation de 1941 à 1945.

Au cours du processus, il arriva aux bureaucrates de percevoir comme autant d’obstacles les vieux principes de la procédure légale. Ressentant le besoin d’agir sans contrainte, ils créèrent un climat qui leur permit d’écarter progressivement le modus operandi du formalisme écrit.

 La transition qui mena du monde de la législation publique à celui des opérations secrètes peut se figurer par une succession de stades : au début il y a des lois, suivies des décrets d’application, puis ce sont bientôt seulement les ordonnances ou règlements des autorités ministérielles ou territoriales, puis les mesures annoncées à la population en exécution des lois et décrets, puis les mesures annoncées par des fonctionnaires locaux agissant en fonction des seules nécessités présumées – directives écrites, non publiées, puis les larges délégations de pouvoir aux subordonnés, non publiées – directives et autorisations orales, et enfin les accords implicites et généralisés entre fonctionnaires, aboutissant à des décisions prises sans ordre précis ni explication.

 En dernière analyse, la destruction ne fut pas tant accomplie par l’exécution des lois et des ordres que par suite d’un état d’esprit, d’une compréhension tacite, d’une consonance et d’une synchronisation.

La hiérarchie ministérielle, celle des forces armées, celle de l’économie et celle de parti se confondent dans une communauté de pensée.

L’appareil de destruction était diversifié et avant tout décentralisé.

Parler de la machine de destruction, c’est parler de l’État allemand considéré dans une de ses fonctions spécialisées. L’appareil administratif allemand comprenait, sous l’autorité d’Adolf Hitler, la hiérarchie de la bureaucratie ministérielle, la hiérarchie des forces armées, la hiérarchie de l’économie et la hiérarchie du parti. 

La bureaucratie des ministères fut aux premiers stades de la destruction l’agent principal de l’application des mesures antijuives, rédigeant décrets et règlements, définissant le concept de « Juif », organisant l’expropriation des biens juifs, entreprenant la concentration en ghettos de la communauté juive allemande, en bref déterminant l’orientation initiale du processus entier. L’administration civile n’en joua pas moins un rôle d’une ampleur étonnante dans les actions antijuives postérieures et plus radicales : les Affaires étrangères négocièrent avec divers États la déportation de leurs Juifs vers les centres de mise à mort, l’administration des chemins de fer pris en charge leur transport, la police, amalgamée avec les SS du parti, fut très largement utilisée dans les opérations de massacre. Les fonctionnaires civils firent pénétrer dans les autres services leurs habitudes d’organisation prévoyante et leur méticuleuse conscience bureaucratique.

De son côté, l’armée fut entraînée à participer au processus de destruction quand la guerre eut éclaté, du fait qu’elle contrôlait de vastes territoires d’Europe orientale et occidentale. Unités combattantes et bureaux militaires durent prendre part à la mise en œuvre de toutes les mesures antijuives, y compris aux massacres confiés aux détachements mobiles spécialisés et à l’acheminement des Juifs vers les camps de la mort. Dans l’armée, la machine de destruction emprunta la précision, la discipline et l’insensibilité militaires.

 L’industrie et la finance jouèrent un rôle important dans l’expropriation, dans le système du travail forcé et même dans le fonctionnement des chambres à gaz. L’influence du monde des affaires se traduisit par la grande importance accordée à la comptabilité, à la recherche des plus petites économies, à la récupération systématique de tous les sous-produits, ainsi que par l’efficacité technique des centres de mise à mort, calquée sur celle des usines.

Enfin, le parti prit en main tous les problèmes délicats portant sur les rapports entre Allemand et Juifs et, de façon générale, poussa à la radicalisation de l’action. Les SS furent chargés des opérations de tueries les plus radicales. Le parti insuffla à l’appareil entier son « idéalisme », son « esprit de mission » et l’idée qu’il « faisait l’Histoire ».

Les quatre bureaucraties ne se confondirent pas seulement dans l’action, mais dans une communauté de pensée. Pour détruire les Juifs d’Europe, il ne fut créé ni organisme spécial, ni budget particulier. Chacune des branches devait jouer dans le processus un rôle spécifique, et chacune trouver en elle-même les moyens d’y accomplir sa tâche.

La définition des victimes (première mesure du processus).

Un procédé de destruction consiste en une suite de mesures administratives, qui doit viser un groupe défini. Assurément, la bureaucratie allemande connaissait quelque peu sa cible.

La première mesure du processus de destruction est la définition du groupe à démanteler. Dans son premier stade, le processus de destruction ne fait qu’établir une série de définitions (parmi les non-aryens, on distingue les Juifs – qui ont deux grands-parents juifs ou qui sont de religion juive ou qui ont un conjoint juif – et les Mischlings de premier et deuxième degré). Ce stade n’en est pas moins d’une extrême importance. Il a pour résultat de délimiter une cible que l’adversaire peut désormais atteindre à volonté.

L’expropriation (deuxième mesure du processus) : révocations des employés, liquidation, rachat ou aryanisation (volontaire ou forcée) des entreprises – ce qui augmente la concentration de l’économie –, impôt sur la fortune et sur les revenus des émigrants, travail forcé avec réglementation des salaires, impôts spécifiques sur le revenu, famine organisée (restriction des rations de base, blocage des colis venant de l’étranger).

La deuxième mesure du processus de destruction comprend les révocations, les aryanisations, les impôts sur la fortune, les blocages de fonds, le travail forcé et la réglementation des salaires, les impôts spécifiques sur le revenu et la famine organisée.

Pendant les quelques années qui suivirent la définition du groupe à démanteler, l’appareil de destruction prit pour objectif la « richesse » juive. L’une après l’autre, les familles juives se découvrirent appauvries. Aux Juifs on prenait de plus en plus et en retour ceux-ci recevaient de moins en moins. Les Juifs perdirent leur métier, leur entreprise, leur épargne et leur fonds, leur salaire, leur droit à la nourriture et au logement, pour finir leurs dernières possessions personnelles, leur linge de corps, leurs dents en or, et, pour les femmes, leur chevelure. Nous dénommons ce processus « expropriation ».

La première mesure d’expropriation consiste en les révocations, les renvois, dans chacune des quatre hiérarchies dirigeantes de l’Allemagne nazie.

La deuxième mesure d’expropriation concerne la liquidation des entreprises juives (l’entreprise juive disparaît totalement), ou l’aryanisation de ces entreprises, ou le rachat de l’entreprise juive.

 L’aryanisation « volontaire » met en présence le vendeur juif et l’acheteur allemand. En Autriche et en Tchécoslovaquie, la crainte pousse les Juifs à agir avant même que l’adversaire ne fut en mesure d’exercer une pression réelle.

L’aryanisation « forcée » met en présence un mandataire allemand représentant le Juif et un acheteur allemand.

Pour contraindre des ventes des entreprises juives à bas prix, on coupe les entrepreneurs juifs à la fois de leurs clients (boycottage) et de leurs fournisseurs (refus de vente des fournisseurs allemands, diminution ou suppression des quotas attribués, réduction des sommes en devises étrangères allouées par l’État en vue de priver les industriels juifs de matériaux importés).

Comme beaucoup d’entrepreneurs juifs cèdent leurs actifs, il se crée un « marché ». Les firmes allemandes se mettent à rechercher les affaires juives qu’elles appellent des « objets ». Les banques se spécialisent dans la recherche des objets, mettant en contact vendeur et acheteur, percevant des intérêts sur les prêts consentis à l’acheteur et bénéficiant d’opérations effectuées ultérieurement pour le compte de l’entreprise aryanisée – en vertu d’une clause du contrat qui stipule que l’acquéreur choisit la banque pour principal partenaire. Les banques achètent aussi des objets pour leur propre compte.

Pour qu’il n’y ait plus de surenchère entre les acheteurs, plusieurs firmes allemandes s’allient pour acquérir une entreprise juive, ou bien plusieurs entreprises juives sont attribuées chacune à un acheteur spécifique.

A partir de 1938, le ministère décide que les acheteurs allemands n’ont plus qu’à payer les actifs matériels de l’entreprise juive, les entreprises juives n’ayant pas de valeur morale, si bien que le ministère ne donne son approbation qu’à des actes de cession où le prix ne représente qu’entre les deux tiers et les trois quarts de l’évaluation initiale.

Les entreprises Hermann Goering mettent la main sur de nombreuses sociétés non-allemandes, pratiquant l’exploitation de l’entreprise sans l’avoir rachetée, avec l’appropriation des bénéfices.

Les entrepreneurs juifs essayent de résister. Certains se proclament indispensables et même affirment avoir toujours professé des idées nazies.

Les aryanisations accroissent la concentration dans l’économie. En effet, malgré les dirigeants nazis et le ministère de l’intérieur qui veulent soutenir le petit entrepreneur, les ministères de l’économie et des finances et Hermann Goering se joignent aux grands hommes d’affaires pour défendre un point de vue libéral, donnant au monde des affaires un supplément de force qui le rend plus redoutable pour les autres hiérarchies : l’acquéreur allemand est toujours de plus grande taille que le vendeur juif.

La troisième mesure d’expropriation est l’impôt sur la fortune et sur les revenus des émigrants (taxe se montant à un quart de la valeur des biens), impôt qui au début visaient à décourager l’émigration des riches citoyens qui souhaitaient faire sortir leurs capitaux et leurs biens matériels, et qui ensuite vise à tirer avantage de l’émigration. Il faut ajouter le paiement expiatoire de novembre 1938 qui concerne seulement les Juifs et qui se monte à un quart de la valeur des biens déclarés. Il y a aussi le blocage des fonds pour les Juifs qui veulent émigrer. Les Juifs qui veulent émigrer n’ont que deux moyens, soit le soutien financier que fournirait au titre de la solidarité communautaire les Juifs d’autres pays, soit des transferts d’argent accordés à titre exceptionnel, ou accomplis de manière détournée, voire franchement illégaux. Dans la mesure où l’assistance des Juifs étrangers faisait défaut, qui voulait émigrer devait absolument réussir à exporter ou emporter de l’argent (l’émigrant n’a droit qu’à une toute petite somme en monnaie étrangère et à quelques biens).

La quatrième mesure d’expropriation est le travail forcé et la réglementation des salaires. Les institutions caritatives juives perdent les exemptions fiscales, les Juifs perdent le droit à l’Assistance Publique. On prélève sur les revenus, on réduit les salaires, on ne paye pas les congés légaux, les allocations familiales, les aides à la maternité et au mariage, les secours aux décès, les gratifications d’anniversaire, les indemnités pour accident. Les Juifs, y compris les handicapés, doivent accepter toute affectation, pouvant travailler de nuit comme de jour : à leur égard, les employeurs reçoivent le droit de se livrer à une exploitation presque sans limites, en payant un minimum de salaire pour un maximum de travail.

La cinquième mesure d’expropriation est constituée par des impôts spécifiques sur le revenu.

La sixième mesure d’expropriation consiste en la famine organisée, l’étranglement économique par la restriction réglementaire des attributions de produits alimentaires, y compris les rations de base ordinaire, aussi bien pour les handicapés que pour les enfants, et par le blocage des colis venant de l’étranger.

Ainsi, de quelques traits de plume, la bureaucratie avait-elle réduit une communauté naguère florissante, riche d’une longue expérience et de capitaux considérables, à n’être plus qu’un troupeau d’affamés, contraint aux plus durs travaux et venant au soir quémander une maigre pitance.

La concentration-ghettoïsation : premièrement, rupture des relations de sociabilité entre Juifs et Allemands (ségrégation, licenciement, interdiction des conversations, des visites, des mariages, interdiction de l’accès aux lieux publics – écoles, hôpitaux, plages, commerces à certaines heures), deuxièmement, concentration matérielle dans certains immeubles, troisièmement, restriction de la liberté de déplacement et de communication, quatrièmement, l’identification (marques spécifiques sur les papiers, sur les personnes et sur les logements), cinquièmement, installation de Conseils juifs.

Le troisième stade du processus de destruction fut celui de la concentration de la communauté juive, c’est-à-dire l’entassement incontrôlé des Juifs dans les grandes villes (du fait de l’appauvrissement et de la dépendance à l’égard des organisations caritatives) et la séparation des Juifs de la population allemande. Les mesures systématiques tendant à isoler la communauté juive de la population allemande environnante constitue ce qu’on peut appeler le processus de ghettoïsation.

Le processus de ghettoïsation comporte, comme première étape, la rupture imposée des relations de sociabilité entre Juifs et Allemands : révocation et licenciement de Juifs dans la fonction publique et dans l’industrie, aryanisations ou liquidation des entreprises juives, interdiction aux Juifs d’employer des femmes allemandes, de fréquenter les hôtels et pensions de famille ayant des employés allemands, interdiction de certains mariages, interdiction des conversations dans la rue et des visites à domicile, interdiction d’accès aux lieux publics, aux wagons-lits, aux wagons-restaurants, aux salles d’attente, aux hôpitaux, aux lieux de villégiature, aux plages, aux commerces à certaines heures, expulsion des Juifs du système scolaire.

À ces décrets de ségrégation s’ajoute, comme deuxième mesure de ghettoïsation, une concentration plus matérielle, en relogeant les couples non privilégiés à l’écart du reste de la population, dans des immeubles, sous le regard vigilant de la population allemande.

La troisième étape du processus de ghettoïsation consiste en des restrictions de la liberté de déplacement et de communication (zones et horaires interdits, interdiction des transports en commun à certaines heures, interdiction du téléphone).

La quatrième étape du processus de ghettoïsation comporte des mesures d’identification. Ce sont des marques spécifiques aux papiers personnels, aux passeports, aux cartes d’alimentation, l’imposition de noms spécifiquement juifs, le marquage matériel des personnes et des logements, l’interdiction du salut allemand et de la fréquentation de certaines églises. Ce système d’identification assure le respect des restrictions et exerce sur les victimes un effet paralysant, poussant les Juifs à être encore plus dociles face à une population qui les surveille dans tous leurs actes.

La cinquième et dernière étape du processus de ghettoïsation est l’appareil administratif juif, qui met la population juive à la merci des Allemands. L’organisation religieuse juive se centralise, accepte de parler des « Juifs d’Allemagne » à la place de « Juifs allemands », s’occupe d’éducation, d’assistance et d’émigration, accepte de gérer les Juifs qui ne sont pas de confession juive, informe la population juive des règlements allemands, rend compte au Allemands de la démographie de la communauté, accepte le contrôle de la Gestapo sur les comptes en banque, concentre elle-même les Juifs dans les logements désignés, étudie les plans d’ensemble de la déportation en établissant les cartes et les listes, en fournissant les locaux, l’approvisionnement et le personnel, permettant ainsi aux Allemands d’économiser leurs ressources en hommes et en argent tout en renforçant leur emprise sur leurs victimes, réduites à l’obéissance absolue à tous les ordres et règlements.

Trois vagues de concentration.

En Pologne, au cours de la première phase de concentration, on transfère 600 000 Juifs des territoires incorporés vers le Gouvernement général, dont la population juive passe de 1,4 millions à 2 millions. Ces 2 millions seront rassemblés dans des quartiers clos – dans des ghettos. C’est la première vague d’expulsion.

Puis – deuxième phase de concentration –, on décide de déplacer des territoires incorporés vers le Gouvernement général 400 000 Polonais. C’est la deuxième vague d’expulsion.

On décide enfin – troisième phase de concentration – d’expulser vers le Gouvernement général les Juifs et les Tziganes du Reich. C’est la troisième vague d’expulsion.

Le Conseil juif s’occupe du transport, de l’approvisionnement, de l’administration, de la fiscalité, de la police et de l’organisation du travail forcé. Certains Conseils apparaissent comme les exécutants des ordres nazis (les bureaucrates, commerçants et spéculateurs forment une classe supérieure imposante, leurs membres fréquentant des clubs dansants, mangeant dans des restaurants luxueux et se faisant véhiculer en pousse-pousse par leurs concitoyens, répandant l’image d’un ghetto prospère).

Chaque communauté juive doit se doter d’un Conseil s’occupant de l’évacuation des Juifs et de leur expédition au point de concentration, de leur approvisionnement en cours de transport et de leur logement à l’arrivée.

La concentration des Juifs dans des ghettos fermés est conçue au début comme un expédient qui permettrait de préparer la phase finale de l’émigration en masse vers Madagascar.

Au cours des six premiers mois, il y eu peu d’organisation et beaucoup de confusion. Les étapes préliminaires de la ghettoïsation comportèrent le marquage des personnes, l’imposition de restrictions de déplacement et la création d’organismes de contrôle juif. Est considéré comme Juif toute personne née d’au moins un grand parent juif. Les personnes et les magasins juifs sont marqués. Les déplacements sont limités.

Dans les ghettos, des fonctionnaires juifs accompagnés d’auxiliaires de police de souche allemande sont dépêchés dans la plupart des foyers juifs afin de collecter l’impôt communautaire. Les Conseils doivent transmettre à la population juive les ordres et règlements allemands, utiliser une police juive pour exécuter la volonté allemande, livrer à l’ennemi allemand les biens des Juifs, le travail des Juifs, la vie des Juifs, s’épuisant à vouloir atténuer les souffrances et combattre la mortalité massive tout en se pliant par automatisme à toute exigence allemande, et invoquant l’autorité allemande pour contraindre leur communauté à y obéir. Ces dirigeants juifs sauvèrent leur peuple et à la fois le détruisirent. Ils sauvèrent des Juifs et en tuèrent d’autres.

Les Conseils juifs deviennent de moins en moins capables d’accomplir leurs tâches d’assistance, apparaissant comme les exécutants des ordres nazis. Certains responsables juifs ressentent irrésistiblement le besoin de ressembler à leurs maîtres allemands. Les bureaux du Conseil sont luxueux. Les dirigeants juifs sont devenus des maîtres absolus. Les conseillers sont tenus responsables de l’exécution de tous les ordres. Ces dirigeants tremblent à ce point devant leurs seigneurs allemands que les officiers nazis n’ont qu’à exprimer leurs désirs.

Dans les ghettos, les Juifs sont forcés de sacrifier aux achats de première nécessité les biens privés qui leur restent – argent liquide, objets de quelque valeur, mobilier, vêtements.

Les dirigeants du ghetto ont à compenser l’épuisement des réserves individuelles avant qu’il ne soit trop tard. Devant les inégalités, l’appel à la charité ne peut jouer que dans d’étroites limites. Le Conseil juif organise des taxations sur les salaires, sur les rations de pain, sur les personnes exemptées du travail obligatoire, sur les loyers, sur les enterrements, sur les médicaments. La structure fiscale tant à pressurer les pauvres pour faire survivre les plus misérables.

 La bureaucratie juive, jusque-là embryonnaire et réduite à quelques employés affectés à l’enregistrement des personnes ou à la comptabilité, prolifère et se diversifie pour traiter les problèmes immédiats du logement, de la santé publique, du maintien de l’ordre, etc. L’appareil se gonfle d’une multitude de fonctionnaires parfois rémunérés, parfois bénévoles, parfois compétents, parfois incapables, dévoués parfois à la communauté et parfois à leurs seuls intérêts personnels. Le clientélisme, le favoritisme, la pure et simple corruption deviennent vite des tentations, et bientôt monnaie courante.

Pour les Conseils, vouloir venir en aide aux Juifs, c’était se faire les exécutants des volontés allemandes. À la communauté désarmée il ne reste que l’espérance. Les Juifs attendent la fin de la guerre et pendant ce temps se tiennent tranquilles, ne manifestant aucune velléité de résistance.

Les bureaucrates, commerçants et spéculateurs formèrent une classe supérieure imposante, leurs membres fréquentant des clubs dansants, mangeant dans des restaurants luxueux et se faisant véhiculer en pousse-pousse par leurs concitoyens, répandant l’image d’un ghetto prospère.

En attendant la construction des camps de la mort, on entrepose les Juifs dans des ghettos. L’expropriation consiste à piller les entreprises et les résidences, à confisquer les biens abandonnés, à saisir les biens à l’intérieur du ghetto, à faire organiser le travail forcé par les Conseils juifs, jusqu’à la constitution de camps de travail en liaison avec des entreprises industrielles et à réduire les rations alimentaires (distribuées de manière inégalitaire par les Conseils juifs).

En octobre 1941, on commence les déportations de masse dans le territoire du Reich, des déportations qui n’allaient prendre fin qu’une fois le processus de destruction mené à son terme. Comme les centres de mise à mort n’étaient pas encore construits, il fut décidé qu’en attendant la mise en service des camps de la mort on entreposerait les Juifs dans les ghettos situés dans les territoires incorporés ou, plus à l’est, dans la zone soviétique occupée.

En Pologne, contrairement à l’Allemagne, la ghettoïsation précède les confiscations, le travail forcé et les privations alimentaires.

L’administration des biens confisqués confisque puis revend le produit aux acheteurs intéressés moyennant le respect de quelques priorités. La première phase de l’expropriation pille les entrepôts et entreprises ou réquisitionne les plus belles résidences. La deuxième phase de l’expropriation confisque les biens abandonnés par les Juifs enfermés dans les ghettos. La troisième phase de l’expropriation consiste en la saisie de certains biens à l’intérieur du ghetto (serviettes, draps, fourrures).

Pour ce qui concerne le travail forcé, au début, les autorités ramassent les Juifs dans les rues et leur font enlever les détritus, combler les fossés antichars, pelleter la neige, etc. Puis, en octobre 1939, l’administration du Gouvernement général institue le principe général du travail forcé. Chaque fois qu’un service a besoin de Juifs, on en prend dans les rues, on les forme en unités et on les met à l’ouvrage. Le Conseil juif inscrivit parmi ses premiers objectifs la suppression de ces réquisitions au hasard. À cette fin il constitue un bataillon de travail dont les Allemands disposeraient selon leurs besoins. Le chef des SS et de la Police autorisent tous les Conseils juifs à organiser des détachements de travail forcé. Désormais, toute administration qui avait besoin de main-d’œuvre pouvait présenter ses demandes au Conseil juif.

  Les détachements constituent une main-d’œuvre à bas prix. Bien souvent les employeurs allemands ne paient rien. Les Conseils juifs exemptent du travail forcé des hommes recensés comme valides et disposés à payer pour leur liberté. Tout contremaître juif qui n’atteint pas les objectifs de production est automatiquement rétrogradé au rang de travailleur ordinaire.

Première forme d’utilisation du travail juif, les détachements ne convenaient qu’à des tâches d’urgence effectuée au jour le jour, ou à certaines certains chantiers. Peu à peu, il s’en dégagea une nouvelle organisation du travail forcé de caractère plus stable, celle des camps de travail. Ceux-ci furent créés en vue d’employer les Juifs en plus grande masse et à des réalisations de tout autre envergure (construction de fossés antichars, de canaux et de voies ferrées). Des entreprises industrielles vinrent installer des ateliers dans certains camps. Corrélativement, on créa d’autres camps à proximité des grandes usines.

Les camps sont rudimentaires. On y travaille sept jours sur sept, de l’aube au crépuscule. La mortalité est importante.

 Il y a aussi l’exploitation du travail juif dans les ghettos, dans des ateliers municipaux ou dans des entreprises privées. Les autorités favorisent les productions à fort taux de main-d’œuvre : uniformes, caisses de munition, chaussures de cuir, de paille tressée et de bois, petite quincaillerie, balais, matelas, récipients divers, et aussi la réparation des meubles et le ravaudage des vieux vêtements. Le principal client est l’armée. Les ghettos deviennent partie intégrante de l’économie de guerre, ce qui va poser de sérieux problèmes à l’époque des déportations.

En ce qui concerne le rationnement, les autorités allemandes réduisent de plus en plus les fournitures de produits alimentaires et les combustibles. Les produits destinés à la population juive passent successivement par deux organismes de répartition. Le premier, aux mains des Allemands, décide des quantités globales. Le second, institué par les Conseils juifs, décide de la part du total attribuée individuellement à chacun. Dès les premiers jours, le système assure le bien-être de quelques-uns au détriment des autres. Le partage inégal représente pour les malchanceux un véritable désastre. L’inégalité est partout présente. Le favoritisme, les détournements et la corruption s’étalent au grand jour.

La mortalité augmente du fait de la pénurie de charbon et de savon, et du surpeuplement des logements, qui favorisent la prolifération des poux, du fait de la nutrition insuffisante, qui diminue la résistance aux maladies (typhus intestinal, tuberculose, grippe).

L’anéantissement comporte deux ensembles d’opérations, la première consistant en des opérations mobiles de tueries, la deuxième dans les transports dans les camps de la mort.

Quand la bureaucratie eut achevé de définir les Juifs, de saisir leurs biens et de les concentrer dans les ghettos, elle avait atteint une limite au-delà de laquelle toute nouvelle étape signifiait forcément que les Juifs cesseraient d’exister dans l’Europe nazie. Le vocabulaire officiel allemand dénomme le passage à ce dernier stade « solution finale de la question juive ». Le terme « final » signifie, d’une part, que l’objectif est définitivement fixé – la mort – et d’autre part, qu’après cela, il n’y aurait plus jamais de problème juif.

L’anéantissement se réalisa en deux grands ensembles d’opérations.

Le premier ensemble d’opérations commença dès l’invasion de l’Union soviétique, le 22 juin 1941. De petites unités des SS et de la Police avançaient en territoires occupés, avec mission de tuer sur place toute la population juive (et aussi les Tsiganes et les communistes).

Peu de temps après, le deuxième ensemble d’opérations, que nous verrons dans le chapitre sur les déportations, aboutit à transporter les Juifs d’Europe centrale, occidentale et sud-orientale dans les camps munis d’installations de gazage.

Les unités mobiles de tuerie et des polices auxiliaires des pays alliés multiplient les exécutions collectives. Les massacres sont standardisés. On choisit un lieu d’exécution en dehors de la ville, on prépare une fosse commune, on amène les victimes par fournées successives, chacune remettant ses objets de valeur. Les condamnés, face au fossé, sont tués à la mitraillette, en tirant dans la nuque. Certaines unités préfèrent les tirs massifs à distance. Une autre méthode consiste à faire s’étendre la première fournée au fond de la fosse, puis à la fusiller d’en haut par des tirs croisés. À la cinquième ou sixième couche, les morts sont recouverts soigneusement, les chefs étant ainsi persuadés que les fusillés ont été traités humainement. La tuerie se termine par des soirées de détente et de thérapie de groupe (avec des justifications). Des organisations armées de résistances se constituent, avec des communistes et des sionistes, luttant contre les espoirs illusoires auxquels la population juive a tendance à s’abandonner, résolvant les conflits entre les orientations politiques. Dans certains ghettos, la police juive épaule un mouvement armé de résistance. Il y a des tentatives d’évasion pour rejoindre des partisans communistes. Dans les forêts, certains Juifs subsistent isolément, d’autres se joignent aux partisans soviétiques et certains forment des unités spécifiquement juives.

Nous commençons donc par le premier ensemble d’opérations, les opérations mobiles de tuerie. Commençons par la première vague.

Contrairement au parti, aux organismes de l’administration civile et aux grandes entreprises privées, les forces armées restèrent à l’arrière-plan durant la phase préliminaire du processus de destruction, phase organisée par les unités mobiles de tueries, mais l’avance inexorable de ce processus de destruction finit par entraîner dans l’œuvre d’anéantissement tous les éléments organisés de la société allemande.

Pendant la guerre en Union soviétique, le seul service admis dans la zone des opérations fut le RSHA, l’Office central de la sécurité du Reich.

Cet organisme est la fusion de l’Office central de la police de sécurité (regroupant la Gestapo et la Kripo), organe de l’État, et de l’Office central de sécurité, organe du parti. Dans les zones envahies, l’organisme prend la forme d’unités mobiles de tueries, 4 Einsatzgruppen qui comprennent des Einsatzkommandos et des Sonderkommandos.

Les unités mobiles de tueries collaborent avec les militaires, avec des relations cordiales. L’armée livre des Juifs, requiert elle-même certaines opérations, participe à des exécutions collectives, fusille des otages juifs « en représaille pour des attaques contre les troupes d’occupation ». Les militaires vont franchement au-delà de leurs attributions en apportant leur aide aux unités mobiles. On note une insensibilité croissante à l’égard de l’assassinat de masse. L’armée pousse pratiquement les unités mobiles de tueries à multiplier les massacres.

Les Hongrois sont réticents, mais les Roumains font preuve d’actes de sauvagerie, inquiétant les Allemands eux-mêmes.

Les groupes mobiles de tuerie purent trouver, au moins dans certaines catégories de la population, et particulièrement en Lituanie, en Lettonie, en Estonie, en Pologne, en Ukraine et en Galicie, un soutien sous la forme de participations à des pogroms et d’engagements dans des polices auxiliaires. Les groupes mobiles de tuerie voulaient que la population prenne une part de la responsabilité des massacres.

Les Juifs n’étaient pas préparés à se battre contre les Allemands, mais la plupart d’entre eux n’étaient pas non plus prêts à fuir. Les autorités soviétiques évacuèrent, quand elles en eurent le temps, des groupes entiers de gens, privilégiés ou nécessaires, équivalents de nos professions libérales, étudiants ou ouvriers qualifiés. Même s’ils étaient en position de fuir, les Juifs restaient sur place, comme s’ils ne comprenaient pas que leur vie était menacée. Il y avait la conviction traditionnelle que le mauvais venait de Russie et le bon d’Allemagne. De vieux Juifs se rappelaient avoir, pendant la première guerre mondiale, senti l’occupation allemande comme une quasi-libération, ne se doutant pas que les Allemands venaient les persécuter et les tuer. De trop nombreux Juifs de Russie étaient d’autant moins vigilants que la presse et la radio soviétiques ne parlaient pas de ce qui se passait au-delà des frontières, dans le cadre de la politique d’apaisement. Les groupes mobiles de tuerie découvraient que leurs auxiliaires les plus précieux n’étaient autres que les Juifs eux-mêmes. Pour attirer et rassembler les Juifs en foule, il suffisait de les duper par de très simples ruses. On demandait aux rabbins de convoquer les Juifs, soit disant pour réinstallation, etc.

Dans la routine quotidienne, les unités mobiles s’occupent de préparatifs, de logistique, d’entretien du matériel et de rédaction de rapports. Elles doivent planifier leurs déplacements, choisir les sites des exécutions, maintenir leurs armes en bon état et décompter leurs prisonniers un par un – hommes, femmes, enfants, Juifs, communistes, Tziganes, aliénés.

Si les Allemands accomplissaient leurs besognes rapidement et efficacement, c’est que les massacres étaient standardisés. Dans chaque ville, les unités mobiles répétaient le même processus, choisissaient un lieu d’exécution, généralement en dehors de la ville, et y préparaient une fosse commune (approfondir un fossé antichars ou un trou d’obus, creuser une nouvelle tombe collective). À partir du point de rassemblement, on amenait les victimes par fournées successives. Le site était en principe interdit à toute personne étrangère à l’opération. Les prisonniers remettaient tout objet de quelque valeur aux chefs des tueurs.

Les méthodes d’exécution sont variables. Les condamnés, face au fossé, sont tués à la mitraillette, en tirant dans la nuque. D’autres unités préfèrent les tirs massifs à distance. Une autre méthode consiste à faire s’étendre la première fournée au fond de la fosse, puis à la fusiller d’en haut par des tirs croisés. À la cinquième ou sixième couche, ont recouvre la tombe par des explosions.

Afin de minimiser l’impact des tueries, les chefs se rendent sur les lieux, surveillant l’embarquement dans les camions de façon que la population non juive ne fût pas indisposée, empêchant les gardiens de battre les prisonniers et de prendre leurs objets de valeur. Les morts sont recouverts soigneusement. Les chefs sont persuadés que les fusillés ont été traités humainement.

La population n’accepte pas tranquillement et avec reconnaissance l’élimination des Juifs. Les opérations sont alors organisées de telle manière que la population ne s’en aperçoive qu’à peine. La population a l’impression que les victimes ont été transférées ailleurs. Mais il y a des rumeurs (est-il vrai que les Allemands veulent éliminer tous les hommes et femmes de plus de 50 ans ?)

Le retentissement des tueries ne s’arrêta pas à la population civile. Il atteint également l’armée. On y ressent l’apparition d’un esprit critique : la tuerie de masse est contraire aux coutumes allemandes et à l’éducation allemande. Les dirigeants allemands apportent alors des justifications (il faut des sanctions sévères mais justes contre la sous-humanité juive, ce qui sert à prévenir les attaques dans le dos, etc.). Des commandants s’aperçoivent avec effroi que le spectacle fascine les hommes qui regardent, photographient, racontent et parlent, si bien que l’information est diffusée, ce à quoi la propagande répond que ce sont des rumeurs.

 L’administration décide que les unités mobiles doivent opérer autant que possible de nuit, à l’exception des exécutions pour intimider la population. Comme les scènes de tueries ne peuvent jamais être hors de portée de témoins involontaires, sans parler des volontaires, il faut mener auprès des troupes une campagne d’éducation : il est interdit de tuer spontanément, sans ordre, car on se rend coupable d’atrocités gratuites (l’armée ne doit fusiller les Juifs et les Tziganes que lorsqu’ils sont des partisans ou ont aidé les partisans ; dans les autres cas, il faut les remettre à la police).

Les tueurs souffrent de difficultés psychologiques. Les commandants essayent d’utiliser des termes tendant à justifier ou à obscurcir la réalité des faits (liquidation, action spéciale, traitement spécial, nettoyage, réinstallation, activité d’exécution, mesure, mesure conforme, solution, apurement de la question juive, zone libérée des Juifs) : on donne l’impression que les opérations de tueries ne sont qu’une procédure bureaucratique entrant dans le cadre normal des activités policières. On utilise des justifications (le péril juif ; le Juif est accusé d’attitude non coopérative ; le Juif sabote sa « réinstallation », il empiète, il a allumé un incendie, il a répandu des rumeurs et de la propagande, il a menacé les Allemands d’un bain de sang, il a un esprit d’opposition, et de toute façon les Juifs ont provoqué la guerre et doivent payer cet acte de leur vie ; en plus, il faut éviter la contamination ; les soldats doivent obéir inconditionnellement à tous les ordres reçus, le commandant portant la responsabilité de tout ce qui se passe : regardez la nature : partout il y a combat, quiconque est trop fatigué pour lutter doit succomber, est bon ce qui est utile, mauvais ce qui est nuisible, et l’homme a le droit de se défendre contre la vermine).

Les commandants prévoient des soirées de détente où les événements du jour peuvent être évoqués, des séances de thérapie de groupe, avec nourriture, musique, mais pas d’alcool, et l’organisation de dons pour des familles SS en difficulté.

 Des camions à gaz sont mis en place.

Après avoir parcouru la première vague des opérations de tuerie, abordons les exécutions de prisonniers de guerre.

Est organisée l’exécution des prisonniers soviétiques. 5 700 000 soldats soviétiques se rendirent aux forces allemandes. Sur ce total plus de 40% vont mourir en captivité. 3 350 000 ont été faits prisonniers avant la fin de l’année 1941. Parmi les prisonniers on repère, par des équipes de filtrage, les révolutionnaires professionnels, les commissaires politiques, les communistes fanatiques et les Juifs. Les exécutions, quand elles ont lieu sous les yeux des soldats, sont justifiées (puisque le bolchevisme mène contre le national-socialisme un combat jusqu’à la mort, les prisonniers soviétiques ne peuvent espérer le même traitement que ceux des pays occidentaux : le Reich use à l’égard de la sous-humanité bolchevique un droit naturel de défense).

 Après avoir étudié la première vague des opérations mobiles de tueries et les exécutions de prisonniers de guerre, arrive un stade intermédiaire dans les opérations de tuerie.

Il reste au moins 2 millions de Juifs, ce qui représente pour les unités mobiles un immense travail. En attendant la construction des camps de la mort, dans un stade intermédiaire, on utilise la ghettoïsation, le travail forcé.

Nous abordons enfin la deuxième vague des opérations mobiles de tuerie.

La deuxième vague des opérations mobiles de tuerie mobilise un grand nombre d’auxiliaires recrutés sur place, des milices et agents locaux, avec les dénonciations venues de la population. Cette deuxième vague est brève et sanglante, ralentie quelquefois par les besoins de main-d’œuvre. Les actions commencent à l’aube. La plupart des Juifs se rendent au point de rassemblement fixé et quand certains Juifs ferment leurs portes, les Allemands lancent des grenades dans les caves. Les maisons sont incendiées. Les morts et les blessés sont brûlés avec des bidons d’essence. Des Juifs rassemblés sont emportés dans des camions jusqu’à la fosse préparée à l’avance, et on les fusille soit alignés le long du fossé soit entassés au fond selon le  « système des sardines », le style des exécutions dépendant de l’état d’ébriété des tueurs. Après chaque nettoyage, ce sont des festivités officielles avec l’éloge du travail fait.

Les ghettos deviennent des foyers de résistance. Des organisations armées de résistances se constituent, avec des communistes et des sionistes, luttant contre les espoirs illusoires auxquels la population juive a tendance à s’abandonner, résolvant les conflits entre les orientations politiques. Dans certains ghettos, la police juive épaule un mouvement armé de résistance. Il y a des tentatives d’évasion pour rejoindre des partisans communistes. Dans les forêts, certains Juifs subsistent isolément, d’autres se joignent aux partisans soviétiques et certains forment des unités spécifiquement juives.

À partir d’août 1944, plusieurs milliers de Juifs sont transférés dans des camps de concentration à l’intérieur du Reich. Les détenus juifs sont exécutés juste avant l’arrivée de l’Armée rouge.

Vers la fin de la seconde vague, un grave problème obsède les SS et la Police, comme aussi les autorités civiles : comment garder le secret sur la grande opération qui s’achève ? On avait rigoureusement contrôlé l’activité des amateurs d’images dans les rangs allemands, mais des officiers hongrois ou slovaques avaient photographié un grand nombre d’exécutions, et il y avait lieu de supposer que des clichés étaient parvenus en Amérique. Pis encore, l’armée soviétique pouvait mettre au jour les fosses communes dont étaient semées toutes les territoires occupés. Un commando spécial est chargé d’effacer les traces des exécutions : on ouvre les fosses et brûle les cadavres, mais l’essence fait souvent défaut.

Les déportations exigent de définir et de remplacer les forces juives de production, de construire les centres de mise à mort et de programmer les trains de la mort : le nouvel arrivant descend du train, il est immédiatement trié, gazé, son cadavre brûlé et ses vêtements expédiés en Allemagne. Certains détenus s’occupent des tâches d’entretien ordinaire (personnel de cuisine, personnel d’infirmerie, vidange de latrines, électricien, pompiers, etc.), d’autres participent aux opérations d’anéantissement (nettoyage des wagons de marchandises, triage des objets de valeur, coupe des cheveux des femmes, extraction des dents en or des cadavres, utilisation de la graisse humaine produite par les corps incinérés pour accélérer la crémation), d’autres fabriquent des articles comme des paniers et des galoches ou transportent le ciment au pas de course, pour les SS ou pour les sociétés comme IG Farben, dont les directeurs ont assimilé la mentalité des SS. Dans des expérimentations médicales, des détenus sont utilisés comme des cobayes.

Nous avons vu que le premier ensemble d’opérations en vue de l’anéantissement consistait en des opérations mobiles de tueries. Le deuxième ensemble – une entreprise encore plus vaste – concerne les déportations qui aboutissent à transporter les Juifs d’Europe centrale, occidentale et sud-orientale dans les camps munis d’installations de gazage. L’idée compulsive d’exterminer les Juifs existe chez Luther, chez un député au Reichstag en 1895 et chez Hitler en janvier 1939 (avec les mots de destruction totale, d’extermination, d’anéantissement). Hitler, contrairement à ces prédécesseurs, a les moyens administratifs de passer à l’acte, avec en plus l’opportunité de la guerre.

Ayant épuisé les possibilités d’émigration (les gouvernements polonais ou français ne désirent pas accueillir les Juifs venant d’Allemagne, à tel point que Goebbels, en décembre 1942, remarque que les Anglais et les Américains sont heureux que les nazis exterminent la population juive ; il faut aussi tenir compte de la lourdeur de la bureaucratie allemande), Hitler adopte la solution de l’élimination.

Certains Juifs allemands sont déportés en France dans la zone non occupée et en Pologne, et le plan Madagascar n’aboutit pas. En juillet 1941, on envisage des camps, plus facilement gardés que des ghettos, mais, à la fin de l’été, Hitler ordonne l’extermination physique des Juifs.

Les déportations commencent, ce qui constitue une vaste entreprise administrative, consistant, dans tous les territoires, à désigner les victimes, à confisquer leurs biens, à restreindre leur liberté de mouvement. Dans les territoires où les Allemands n’exercent pas de contrôle absolu, il faut faire appel à un appareil étranger pour accomplir les objectifs. Il faut remplacer les forces juives de production, régulariser leurs dettes, éliminer les répercussions psychologiques de leur départ sur la population non juive. Il y a le problème du transport, assuré par la division voyageurs de la Reichsbahn, avec la formation et la programmation des trains de la mort, et la nécessité de préciser le point de départ et le lieu d’arrivée, en tenait compte du fait que les convois de la mort sont souvent en attente du fait de la priorité donnée au transport des forces armées, aux approvisionnements vitaux et aux communications habituelles.

En 1942, des réunions règlent le problème des Mischlings et des Juifs des mariages mixtes (souvent parents des Mischlings). Les Juifs âgés, les Juifs anciens combattants invalides à 50 pour cent ou hautement décorés et les Juifs « en vue » sont, pour certains, envoyés à Theresienstadt. Les Juifs effectuant un travail de première nécessité, les Juifs étrangers (qui peuvent bénéficier de la protection des gouvernements étrangers) et les membres de l’appareil administratif juif seront bientôt déportés (ce sont les Juifs en sursis). Il y a enfin les Juifs internés, comprenant les Juifs retenus dans diverses institutions, les malades mentaux (ils sont tous exterminés, mais les Juifs sont exterminés à part), les détenus des prisons (ils sont remis à la Gestapo, de même que les Tziganes, les Polonais, les Russes, les Ukrainiens, les Tchèques et les « Allemands asociaux »), les Juifs des camps de concentration, qui sont envoyés dans les centres de mise à mort (les camps de concentration deviennent ainsi « libres de Juifs »).

Les camps de concentration sont gérés par un bureau centralisé et gardés par des unités « Tête de mort ». En 1944, il y a 20 camps de concentration et 165 camps de travail satellites.

Les centres de mise à mort sont sur le modèle de l’euthanasie des malades mentaux et des handicapés, qui se pratique par des surdoses ou des gazages. Succédant à l’holocauste psychiatrique, les centres de mise à mort fonctionnent vite et bien : le nouvel arrivant descend du train le matin, le soir son cadavre est brûlé, ses vêtements expédiés en Allemagne. On utilise le monoxyde de carbone et l’acide cyanhydrique (Zyklon). Les corps sont brûlés dans des fosses communes ou dans des crématoires. Les camps sont agrandis et modernisés, ce qui prend du temps. Il faut fait des rails pour les convois.

Les gardes, du fait de la distance séparant les SS des détenus, perdent tout sens des proportions. Pour eux, les Juifs ont cessé de vivre, si bien qu’ils mettent en scène des amusements, des parodies de mariage, des orchestres, des chiens dressés à mutiler. Il y a des cas de sadisme et de corruption, plus ou moins réprouvés, car quelqu’un qui a un idéal ne peut se livrer à des orgies ou se remplir les poches. Le logement est primitif : pas d’eau, pas de couverture, pas d’oreiller, 15 par lit, pas de vêtements, peu de nourriture. La répartition du pouvoir parmi les détenus, déterminée par la hiérarchie raciale, concerne les responsables de baraquements, les responsables des équipes de travail (Kapos des Kommandos) et les espions. Les gardes sont mal armés et trop peu nombreux. Il y a quelques révoltes et quelques évasions.

Il y a les détenus qui s’occupent des tâches d’entretien ordinaire (personnel de cuisine, personnel d’infirmerie, vidange de latrines, électricien, pompiers, etc.) et ceux qui participent aux opérations d’anéantissement (nettoyage des wagons de marchandises, triage des objets de valeur, emplois dans les crématoires). Les détenus sont aussi utilisés pour la construction des camps. Les SS font fabriquer des articles comme des paniers et des galoches, ce qui n’exige pas une grosse mise de fonds et convient à l’exploitation d’une main-d’œuvre esclave. Les SS exigent un rythme de travail très soutenu : on décharge les pommes de terre au pas de course, les brouettes pleines de gravier doivent être escaladées au trot.

 Les sociétés privées font leur entrée dans les camps de concentration avec de gros capitaux, ainsi IG Farben : il faut construire une usine dans l’ancien camp ou étendre le camp pour inclure l’usine.  IG Farben réclame des punitions pour les détenus qui ne respectent pas le règlement. Elle ajoute un peu de soupe au régime alimentaire. Les détenus meurent à la tâche. Il faut transporter le ciment à la course : les directeurs d’IG Farben ont assimilé la mentalité des SS. L’espérance de vie des détenus juifs est de trois à quatre mois, et d’un mois dans les mines de charbon de la périphérie : IG Farben n’a pas l’art de maintenir en vie ses détenus ! Plusieurs firmes puisent dans les réserves de main-d’œuvre des camps et installent des camps satellites à des kilomètres à la ronde.

Dans des expérimentations médicales, les détenus, non consentants, sont utilisés comme des cobayes. Pour assurer la domination de l’Allemagne sur l’Europe, on expérimente des stérilisations à l’insu des victimes, on tue les détenus pour étudier leur crâne, etc.

Des équipes de détenus confisquent les bagages, les vêtements, les objets de valeur, coupent les cheveux des femmes, extraient des cadavres les dents en or, reversent la graisse humaine produite par les corps incinérés sur les flammes pour accélérer la crémation. Les articles sont vendus ou offerts aux familles SS.

La première préoccupation, c’est le secret. Pour cela, il faut faire vite et efficace, il faut utiliser un langage codé, il faut éviter d’éveiller la méfiance des Juifs, il faut contrôler les visiteurs et effacer les traces de la tuerie.

La destruction des Juifs s’inscrit dans un ensemble de destructions visant diverses nationalités considérées comme non aryennes (Russes, Asiatiques, etc.) et divers groupes (personnes infligées de maladie ou de handicap, individus réputés menaçants ou dangereux en raison de leur comportement – les communistes et d’autres opposants politiques, les Témoins de Jéhovah, les criminels endurcis, les asociaux ou les tire-au-flanc, les homosexuels). Au moment où le destin frappe les Juifs, on définit une série d’objectifs pour engloutir d’autres groupes. Dans cette destruction élargie, on peut repérer de nombreux décrets caractéristiques : rédaction de définitions, taxes spéciales, marquages, circulation restreinte, etc. Le processus met en cause un nombre croissant de services, de bureaux, d’entreprises, de commandements, puisant dans les réserves de la communauté tout entière. Une nation ou un groupe ne peut être détruit que d’une seule manière : il faut d’abord définir les membres de la nation ou du groupe, il faut ensuite les arrestations et la concentration, il faut enfin procéder à l’anéantissement.

L’effort de destruction évolue. Il y a l’alignement des organismes au sein de la machine de destruction, et ensuite le processus se dirige contre de nouvelles victimes. Loin d’être un événement isolé, la destruction des Juifs s’inscrit dans tout un ensemble d’actions visant divers groupes. L’entreprise de destruction prend un tour nouveau. Au moment où le destin frappe les Juifs, on définit une véritable série d’objectifs pour engloutir d’autres groupes.

 Il s’agit de priver des hommes de leurs biens et de tout espace et, dans certains cas, d’infliger la mort. Dans cette destruction élargie, on peut repérer de nombreux décrets caractéristiques : rédaction de définitions, taxes spéciales, marquages, circulation restreinte.

Le processus met en cause un nombre croissant de services, de bureaux, d’entreprises, de commandements, puisant dans les réserves de la communauté tout entière. Le processus s’appuie sur les procédures existantes, mais peu à peu les frontières qui empêchent la résolution des nouveaux problèmes s’effacent. Les lois fondamentales se font rares, les décrets d’application ont de moins en moins de rapport avec les lois, les ordonnances ne sont même pas publiées au journal officiel, les directives écrites font place aux instructions verbales et le bureaucrate moyen prend conscience des courants et des possibilités, c’est lui qui déclenche l’action, même en l’absence de toute consigne, ou même en contradiction avec les lois ou les consignes.

S’il n’y a aucun schéma de base, aucun plan directeur, aucune vision clairement définie des actions, le processus de destruction possède une structure inhérente : un groupe dispersé ne peut être vraiment détruit que d’une seule manière. Il faut d’abord définir les membres du groupe, il faut ensuite les arrestations et la concentration, il faut enfin procéder à l’anéantissement.

Il existe des étapes supplémentaires dans une entreprise moderne de destruction, des mesures nécessaires non pour l’anéantissement de la victime, mais pour la préservation de l’économie. Ces mesures sont constituées, après la définition, par des expropriations des entreprises commerciales, des révocations d’employés, et après la concentration, par l’exploitation de la main-d’œuvre et la famine, la confiscation des biens personnels accompagnant la mise à mort.

Ces activités de destruction embrassent les personnes infligées de maladie ou de handicap (en Allemagne, euthanasie d’au moins 100 000 adultes et enfants), les individus réputés menaçants ou dangereux en raison de leur comportement (les communistes et d’autres opposants politiques, les Témoins de Jéhovah, les criminels endurcis, les asociaux ou les tire-au-flanc, les homosexuels) et les membres des nationalités visées (on met en place une hiérarchie de nations).

Pour parer aux symptômes de désintégration psychologique des tueurs, on utilise la discipline, où sont seuls autorisés les massacres sur ordre ou pour des motifs politiques ou idéalistes, et l’allégement de la charge psychologique par la construction de camions et de chambres à gaz, et par le recours à des auxiliaires ukrainiens, lituaniens et lettons pour construire les camions et les chambres à gaz, et le recours à des Juifs pour enterrer et incinérer les cadavres.

Pour la bureaucratie, il y a certes les problèmes d’approvisionnement, les pénuries, les malentendus et autres contretemps divers et variés, mais il y a les obstacles propres au seul processus de destruction.

À mesure que le processus de destruction progresse, les gains diminuent et les dépenses augmentent.

Par ailleurs, les commandants parent aux symptômes de désintégration psychologique d’abord par la discipline. Les motivations égoïstes, sadiques ou sexuelles ainsi que les bénéfices individuels sont refusés. Sont seuls autorisés les massacres sur ordre, ainsi que les massacres pour des motifs politiques ou par idéalisme. Sont seuls autorisés les prélèvements autorisés. On dépense des efforts pour mettre au point des systèmes et des méthodes « humanitaires » freinant la propension à des conduites incontrôlées et allégeant l’écrasante charge psychologique imposée aux meurtriers, par la construction de camions et de chambres à gaz, et par le recours à des auxiliaires ukrainiens, lituaniens et lettons pour construire les camions et les chambres à gaz, et le recours à des Juifs pour enterrer et incinérer les cadavres.

On pare aux symptômes de désintégration psychologique des tueurs par le refoulement : l’information est fermée à tous ceux qui n’ont pas à être au courant, tous ceux qui savent doivent participer aux tueries (tout le monde doit être complice), la critique est interdite, on ne parle pas des massacres, on utilise un vocabulaire spécial.

On pare aux symptômes de désintégration psychologique premièrement par le refoulement. Le premier stade de refoulement consiste à fermer la source d’information à tous ceux qui n’ont pas à être au courant. Les communications radio sont remplacées par des messages acheminés par estafette. Les photos sont interdites.

Le deuxième stade de refoulement consiste à s’assurer que tous ceux qui savent doivent participer. Tout le monde doit être complice.

Le troisième stade du processus de refoulement est l’interdiction de toute critique (il est possible de critiquer des mesures au nom de la nation allemande, on peut mentionner les effets psychologiques nocifs des massacres).

Au quatrième stade, le mécanisme du refoulement bannit le processus de destruction des conversations mondaines. Il est de mauvais ton de parler des massacres, c’est une question de tact.

La cinquième et dernière étape du processus de refoulement consiste à omettre toute mention de massacres ou d’installations de mise à mort, même dans la correspondance secrète. On parle de solution finale, de possibilités de solution, de traitement spécial, d’évacuation, d’installation spéciale, d’internement, d’action spontanée, d’épuration.

On pare aux symptômes de désintégration psychologique des tueurs par la rationalisation, les justifications. Premièrement, par la propagande généralisée et continue, il faut montrer aux populations que les actions nazies sont des actions défensives : le complot juif contre l’Allemagne (la guerre contre la juiverie internationale est justifiée), les Juifs criminels (nécessité d’une action judiciaire), les Juifs sont de la vermine (nécessité d’un nettoyage). Deuxièmement, pour se justifier, les tueurs disent que les ordres donnés doivent être respectés de manière inconditionnelle (une question de devoir), qu’ils ne sont pas antisémites (leurs bonnes actions à l’égard de Juifs en sont la preuve), que ce sont les autres dans la chaîne qui sont des criminels, que leurs actions n’est qu’une goutte d’eau impuissante dans le mouvement général, que la lutte et la destruction sont une nécessité de la nature.

Deuxièmement, on pare aux symptômes de désintégration psychologique par la rationalisation, la justification, qui prend deux formes.

La première forme de rationalisation montre que les actions nazies sont des représailles, des actions défensives contre les Juifs, ce qui implique une propagande intensive, constante, sur la question juive, par les médias, par les livres, par les conférences.

En premier lieu, on présente la théorie du complot juif permanent contre l’Allemagne : la guerre contre la juiverie internationale est justifiée.

 En deuxième lieu, les Juifs sont décrits comme des criminels : le processus de destruction est une sorte d’action judiciaire contre la criminalité juive.

 En troisième lieu, le judaïsme est présenté comme une forme de vie inférieure ; on parle des poux, de la vermine et des Juifs : l’anéantissement est une question d’hygiène, de nettoyage, d’épuration contre la vermine juive.

La deuxième forme de rationalisation est destinée aux agents du processus de destruction. On peut distinguer cinq catégories de rationalisation.

 La première rationalisation est que les ordres donnés doivent être respectés de manière inconditionnelle, c’est une question de devoir.

La deuxième rationalisation est qu’il faut distinguer entre son devoir et ses sentiments personnels, ses bonnes actions, faisant tout ce qui est possible, témoignant qu’on n’est pas antisémite.

 La troisième rationalisation place la ligne de démarcation morale toujours au-delà de soi : mon action n’est pas criminelle, ce sont les autres maillons de la chaîne qui sont criminels.

La quatrième rationalisation présente soi-même comme une goutte d’eau impuissante dans la vague, dans le mouvement général, avec l’espérance utopique d’un changement de régime.

 La cinquième rationalisation justifie la lutte et la destruction comme une nécessité de la nature.

Dans la communauté juive, il y a de la soumission. La soumission est un obstacle à la résistance. Il s’agit d’atténuer ou de neutraliser le danger par de l’argent, par des requêtes ou des pétitions, ou en se montrant utile, en espérant le salut par le travail gratuit. Il s’agit d’apprivoiser les Allemands, d’éviter les provocations, de se soumettre aux décrets et aux ordres, en espérant que la pression s’émousse. Pour survivre, il s’agit d’apaiser l’ennemi, de se le concilier. La soumission permet d’éliminer les souffrances non nécessaires, le chagrin inutile : il s’agit de rendre l’épreuve supportable, la mort facile, en évitant la brutalité directe des tueurs. La communauté lutte pour durer, soignant les malades, nourrissant les gens sans travail, instruisant les enfants, avec des termes masquant, refoulant, les visions de mort. La docilité est rationalisée comme une manière de sauver les vies. Le sacrifice est rationalisé comme sauvant beaucoup d’autres vies.

Confrontés à la force, les Juifs réagissent en résistant (mais la prise de conscience arrive souvent trop tard), ou en essayant d’atténuer ou de neutraliser le danger (requêtes écrites ou orales, pétitions, corruptions, se montrer utile, trouver le salut par le travail), ou par la fuite (se cacher),ou  par la paralysie (l’inutilité de toutes les alternatives paralyse), ou par la soumission automatique.

Les Juifs tentent d’apprivoiser les Allemands, évitant les provocations, se soumettant aux décrets et aux ordres, espérant que la pression allemande s’émousse. Il s’agit, pour survivre, d’apaiser l’ennemi, de se le concilier, et d’éviter de résister. La soumission n’est pas aisée, et elle est considérablement plus pesante dans sa phase ultime, quand les pertes augmentent. La tendance à résister fait brusquement surface. La résistance devient un obstacle à la soumission, de la même façon que la soumission est un obstacle à la résistance. Les communautés juives luttent pour durer, soignant les malades, nourrissant les gens sans travail, instruisant les enfants.

 Le mécanisme de refoulement de l’insupportable fonctionne automatiquement, avec des termes masquant les visions de mort.

Les victimes recourent aux rationalisations pour justifier leurs actions. La docilité est présentée comme une manière de sauver les vies. Le sacrifice de quelques-uns est rationalisé comme sauvant beaucoup d’autres. La soumission stricte permet d’éliminer les souffrances non nécessaires, le chagrin inutile. La communauté juive veut rendre l’épreuve supportable, la mort facile (les rafles et les transports par des membres juifs sont plus doux).

Les voisins adoptent souvent une stratégie de neutralité, évitant les risques d’hébergement, mais il y a des cas d’assistance. Enfin, il y a ces voisins qui prêtent main forte aux bourreaux ou qui profitent du malheur juif par des enrichissements.

Les communautés juives sont souvent à l’écart, quant à leur lieu de résidence, quant à leur lieu de travail, quant à la langue et à la culture, quant à la religion. Face aux arrestations, les voisins adoptent le plus souvent une stratégie de neutralité : on évite les risques et les frais d’hébergement et on évite le poids moral qu’il faudrait supporter en prenant le parti des bourreaux. Il y a toujours de bonnes raisons pour expliquer qu’on n’a pas protesté ouvertement, mais il y a des cas d’assistance. En dehors des jeunes hommes qui prêtent main forte aux bourreaux, il y a l’ardeur à profiter du malheur des Juifs, avec des enrichissements passifs ou actifs.

Le mécanisme de la destruction était un processus organisé, mis en œuvre par des bureaucrates qui commandèrent un réseau administratif à l’échelle d’un continent. Il y a donc les fonctionnaires qui transmettaient des mémorandums de bureau à bureau, conférant des définitions et des classifications, élaborant des lois publiques ou des directives secrètes. Les Allemands établirent la théorie, décidèrent des premières mesures pratiques et furent les exécuteurs, modelant le cadre dans lequel participèrent les collaborateurs des pays de l’Axe ou des pays occupés.

Préface et avant-propos.

Préface à l’édition française de 2006. Quelques années après la fin de la seconde guerre mondiale, la mort en masse des Juifs d’Europe suscitait peu d’attention aux États-Unis. Il est vrai que les progrès rapides de la guerre froide éclipsaient la découverte des camps de concentration allemands. La première édition du livre a paru en 1961 chez un petit éditeur, après divers retards. Il fallut attendre les années 1980 pour que paraissent les éditions augmentées. La première publication en langue étrangère fut l’édition allemande, la seconde la version française (1988).

Avant-propos (1984). Le livre est l’aboutissement d’un travail entrepris en 1948. Je me suis rendu compte que le mécanisme de la destruction était un processus organisé, mis en œuvre par des bureaucrates qui commandèrent un réseau administratif à l’échelle d’un continent.

 Il y a donc les fonctionnaires qui transmettaient des mémorandums de bureau à bureau, conférant des définitions et des classifications, élaborant des lois publiques ou des directives secrètes. Il y a les victimes, pris au piège de cette prolifération hostile, agissant ou ne n’agissant pas pour réagir à l’assaut. Il y a les spectateurs, assistant au drame et par là-même y participant.

 Il reste que l’acte de destruction fut allemand. Les Allemands établirent la théorie, décidèrent des premières mesures pratiques et furent les exécuteurs, modelant le cadre dans lequel les collaborateurs de l’Axe ou les collaborateurs des pays occupés participèrent à l’opération, contraignant les Juifs à affronter soit l’enfermement des ghettos, soit le hasard des rafles, bien souvent le seuil d’une chambre à gaz.

Nous traitons d’abord des parallèles historiques, des événements et des modèles sociaux d’avant les temps du nazisme et qui reparurent dans les années 1933-1945 : il s’agit des précédents du processus de destruction.

 La première mesure contre les Juifs est la conversion (vous n’avez pas le droit de vivre parmi nous si vous restez juifs). Si la Papauté n’autorisait pas les pressions individuelles, elle a usé de moyens de coercition collectifs, protégeant les chrétiens des conséquences nocives des rapports avec les Juifs en édictant une législation rigide contre les mariages mixtes, en proscrivant les discussions sur les matières de religion, en interdisant aux uns et aux autres de résider dans les mêmes lieux, en brûlant le Talmud et en excluant les Juifs des fonctions publiques. Le clergé catholique se sent mal assuré des conversions. Tout nouveau chrétien est considéré comme un ancien Juif et on le suspecte d’hérésie.

La deuxième mesure contre les Juifs est l’expulsion ou l’exclusion, dans la mesure où on est convaincu qu’on ne peut ni changer, ni convertir, ni assimiler les Juifs (vous n’avez pas le droit de vivre parmi nous).

La troisième mesure contre les Juifs est l’extermination, l’annihilation (vous n’avez pas le droit de vivre).

La bureaucratie nazie s’est appuyée sur des précédents, se référant à des recettes élaborées par l’Église (le droit canonique) et l’État (la législation) dans leur activité destructrice des Juifs. Les politiques antijuives de conversion et d’expulsion ne poussaient la destruction que jusqu’à une certaine limite. La levée des interdits amena les administrateurs allemands à improviser et innover, faisant en 12 ans infiniment plus de mal que l’Église n’en avait pu faire en 12 siècles.

 Pour se donner bonne conscience, les criminels couvrent leur victime d’un manteau d’infamie, la représentant comme une chose qui doit être détruite. Il suffit à Hitler de reprendre les stéréotypes de Luther et des politiciens racistes de la fin du dix-neuvième siècle.

Dans leurs rapports réciproques, tant les victimes que les bourreaux utilisèrent une expérience séculaire. Celle-là mena les Allemands au succès, les Juifs au désastre.

 L’attaque préventive, la résistance armée, la vengeance ou l’apologie des résistances et des exploits guerriers sont presque totalement absentes de l’attitude juive.

La communauté juive, traditionnellement, essaye de soulager ses maux par des suppliques et des accords de protection ou de libération obtenus contre argent, par des soumissions préventives, par des secours charitables et des sauvetages de personnes ou de biens, par des efforts de reconstruction – bref, toutes les actions propres à écarter le danger ou à en atténuer les effets.

Dans l’arsenal des réactions d’allégement des peines, il y a la soumission anticipée : la victime désignée combat le péril en présentant elle-même des propositions conciliatoires avant que la menace ne se concrétise.

 Les communautés savent aussi très bien, et de longtemps, comment réagir après une catastrophe : l’organisation des secours et des sauvetages de personnes ou de biens est passée à l’état d’institution traditionnelle, la reconstruction étant synonyme du maintien de la continuité de la vie juive.

 La réaction d’évasion ou de fuite ou de dissimulation ou de clandestinité est moins fortement marquée que celle d’apaisement, d’allégement : les Juifs essayèrent même de coexister avec Hitler, une attitude qui les empêcha de s’enfuir à temps, qui les dissuada à la dernière minute de toute velléité d’échapper à l’arrivée des tueurs.

Quand l’imminence de la catastrophe conduit les victimes à penser que toute réaction ne fera qu’aggraver les souffrances, il peut s’ensuivre une situation de paralysie.

 La soumission aux lois et aux ordres dirigés contre les Juifs a toujours représenté un moyen de survivre (aux mesures restrictives, ils opposaient la supplication ; parfois ils tentaient de ne pas obéir, mais quand ces attitudes échouaient, la soumission automatique devenait la ligne d’action normale : pendant les massacres nazis, on vit souvent les Juifs se rassembler auprès des tombes en priant).

Le couple allégement-soumission apparaît aux débuts de l’ère chrétienne, avec le philosophe Philon et l’historien Flavius Josèphe, qui marchandent avec les Romains au nom des Juifs et recommandent à ceux-ci de n’offenser aucun autre peuple ni en parole ni en acte, ce qui permit au peuple juif de survivre.

Les Juifs ont souvent joué le jeu selon les règles de l’agresseur, de façon délibérée et calculée, sachant que c’était l’attitude qui réduirait au minimum les atteintes à leurs biens et à leur vie.

Dans l’histoire de l’Occident, trois politiques successives ont été mises en œuvre contre les Juifs.

La première, la conversion, fut le fait de l’empire romain, au quatrième siècle après J.-C. (la Rome préchrétienne n’eut pas de politique antijuive : les Juifs jouissaient de l’égalité des droits, pouvaient être exécuteurs testamentaires, contracter avec des Romains ou Romaines des mariages légaux, exercer des fonctions de tutelle, occuper des fonctions publiques).

Peu après l’an 300, sous le règne de Constantin, l’église chrétienne prit à Rome une telle influence que le christianisme devint religion d’État. Dès ce moment, l’église inspira l’action de l’autorité civile. L’église considérait que tous devaient être chrétiens. Le vrai croyant doit sauver les incroyants de la condamnation aux flammes éternelles de l’enfer. Par son zèle à convertir, le chrétien donnait la mesure de la valeur de sa foi. Le christianisme n’était pas une religion entre les religions, mais la vraie religion et la seule. Qui n’était pas dans le sein de l’église n’en restait vraisemblablement à l’écart que par ignorance, ou par erreur.

Aux premiers temps de la croyance nouvelle, les Juifs la considéraient comme une secte juive. Mais tout changea quand fut proclamée la divinité du Christ : les Juifs n’ont qu’un Dieu, un Dieu indivisible, qui n’admet pas d’autres dieux. Ce dieu n’est pas le Christ. A partir de là, judaïsme et christianisme demeurèrent forcément inconciliables.

Si la Papauté n’autorisait pas les pressions individuelles, elle a usé de moyens de coercition collectifs, protégeant les chrétiens des conséquences nocives des rapports avec les Juifs en édictant une législation rigide contre les mariages mixtes, en proscrivant les discussions sur les matières de religion, en interdisant aux uns et aux autres de résider dans les mêmes lieux, en brûlant le Talmud et en excluant les juifs des fonctions publiques. Ces mesures furent des actions destructrices qui allaient constituer des précédents.

Le clergé catholique se sent mal assuré des conversions. Tout nouveau chrétien est considéré comme un ancien Juif et on le suspecte d’hérésie : des prosélytes sont l’objet d’enquêtes inquisitoriales. En Espagne, en délivre des certificats de « pureté » aux chrétiens de parfaite ascendance, pour les autres, on définit des catégories de « demi nouveau chrétien », « nouveau chrétien au quart », « nouveau chrétien au huitième » et ainsi de suite. Les insuccès de la conversion amènent l’église à considérer les Juifs comme un groupe spécifique, différent des chrétiens, sourd à l’appel du christianisme, dangereux pour la foi chrétienne. La chrétienté, ayant trop investi dans sa politique de conversion et y ayant trop peu gagné, présente au Juifs des ultimatums ne leur laissant le choix qu’entre la conversion et l’expulsion.

L’expulsion fut donc la deuxième modalité historique de la politique antijuive. À l’origine, elle était une alternative à la conversion, et les Juifs restaient libres de leurs décisions. Mais bientôt, la haine montant contre les Juifs, l’expulsion et l’exclusion demeurèrent les objectifs établis du militantisme antijuif. Les antisémites du dix-neuvième siècle, haïssant les Juifs, assurés d’avoir pour eux la justice et la raison, reprenant l’antijudaïsme catholique avec la conviction qu’on ne pouvait ni changer, ni convertir, ni assimiler les Juifs, qu’ils étaient une sorte de produit fini, immuable dans ses comportements, rigidifié dans ses idées, inébranlable dans ses croyances, se donnent pour but de faire émigrer les Juifs.

Adoptée par les nazis, la politique d’expulsion et d’exclusion continue à inspirer toutes les opérations antijuives jusqu’en 1941. Mais cette année marqua un point tournant dans l’histoire de l’antisémitisme actif. Plusieurs millions de Juifs étaient emprisonnés dans les ghettos, et l’émigration devenait impossible. Les nazis décident l’extermination, l’annihilation.

En résumé, il y a eu trois politiques antijuives successives, celle de la conversion, celle de l’expulsion, celle de l’annihilation. La deuxième apparut en remplacement de la première, et la troisième surgit en remplacement de la deuxième.

Les missionnaires du christianisme disaient en substance « vous n’avez pas le droit de vivre parmi nous si vous restez juifs ». Après, les dirigeants séculiers proclamèrent « vous n’avez pas le droit de vivre parmi nous ». Enfin, les nazis allemands décrétèrent « vous n’avez pas le droit de vivre ».

 Les nazis n’ont pas rejeté le passé : ils ont bâti sur les fondations anciennes. Ils n’ont pas été à l’origine d’un mouvement, ils l’ont poursuivi jusqu’à son terme. La bureaucratie allemande s’est appuyée sur des précédents, se référant à des recettes. Ses fonctionnaires puisaient à volonté dans une vaste réserve d’expérience administrative, que l’église et l’État leur avaient constituée en 1500 ans d’activité destructrice.

Pour protéger la communauté chrétienne de pernicieuses influences et pour miner l’inadmissible obstination juive, les Juifs cessent d’être des citoyens égaux aux autres, par les décisions des conciles et les lois impériales, des mesures qui ne couvrent pas la totalité de l’Europe catholique du jour de leur conception, mais qui deviennent autant de précédents pour l’ère nazie. Il suffit de comparer les mesures nazies avec le droit canonique (tableau page 33) et de comparer la législation nazie avec la législation des États (tableau page 38).

En 1870, dans le ghetto romain, pour louer une maison ou un local commercial hors des limites du ghetto, les Juifs doivent obtenir l’autorisation du cardinal. Toute acquisition immobilière hors des limites du ghetto était interdite. Le commerce des produits industriels et le commerce des livres étaient interdits. Les études supérieures étaient interdites. Les professions d’avocat, pharmacien, notaire, peintre, architecte, étaient interdites. Un Juif pouvait être médecin, mais à condition de ne soigner que des Juifs. Aucun Juif ne pouvait occuper de fonction publique.

Beaucoup des découvertes de l’administration nazie se situaient sur un terrain que les prédécesseurs n’avaient jamais tenté d’explorer. Les précédents administratifs créés par l’église et par l’État étaient forcément restés incomplets, la voie de la destruction s’interrompant à mi-parcours. Les politiques antijuives de conversion et d’expulsion ne pouvaient pousser la destruction que jusqu’à un certain point. Il y avait des limites infranchissables. La levée des interdits amena les administrateurs allemands à improviser et innover : la bureaucratie allemande fit en 12 ans infiniment plus de mal que l’église catholique n’en avait pu faire en 12 siècles.

Les précédents administratifs ne furent pas les seuls éléments historiques qui jouèrent. Les problèmes que pose le processus de destruction ne sont pas seulement d’ordre administratif, mais aussi d’ordre psychologique. Un chrétien a le devoir de choisir le bien et de rejeter le mal. L’un des principaux moyens dont dispose le criminel pour se donner bonne conscience est de couvrir sa victime d’un manteau d’infamie, de la représenter comme une chose qui doit être détruite. Sur l’étendue des siècles et des continents, se diffusent les stéréotypes fournissant une justification à la volonté de destruction, une excuse à l’action destructrice.

Les nazis avaient besoin d’un stéréotype. Au moment où Hitler arrive au pouvoir, l’image existe déjà. Quand Hitler parle des juifs, il parle aux Allemands un langage familier. La représentation du Juif que nous rencontrons dans la propagande nazie a été composée plusieurs siècles auparavant par Luther et reprise au dix-neuvième siècle et au vingtième siècle par des politiques.

Pour Luther, les Juifs sont des chiens assoiffés du sang de toute la chrétienté et meurtriers des chrétiens par volonté acharnée. Ils ont empoisonné l’eau et les puits, volé des enfants pour les démembrer et les couper en morceaux afin de refroidir leur rage avec du sang chrétien. Les Juifs nous tiennent prisonniers en notre pays, nous font travailler à la sueur de notre front pour gagner à leur profit argent et bien. Ils sont nos seigneurs, nous leurs valets. Ils volent et brigandent quotidiennement. Ils diffusent les maladies et les malheurs. Ils veulent régir le monde entier. Ce sont des archicriminels, les assassins du Christ et de toute la chrétienté. Ils sont une plaie, une pestilence et un pur malheur. En 400 ans, l’image n’a pas bougée. Les Juifs ont mérité le mépris de Dieu et un châtiment pire que le tonnerre et les éclairs qui détruisirent Sodome et Gomorrhe. Ils sont en proie à la furie et à l’aveuglement. La rage est dans leur cœur.

Un député, en 1895, les qualifie de microbes du choléra, avec un pouvoir de contagion et d’exploitation. De même qu’un cheval dans une étable de vaches n’est pas une vache, un Juif en Allemagne n’est pas Allemand. De par sa race, un Juif ne peut s’empêcher de nuire.

Le régime nazi reprend et développe ces représentations en un flot quasiment ininterrompu.

Pour Hitler en 1940, la juiverie est une puissance satanique qui s’est emparée du peuple, qui occupe toutes les positions clés de la vie spirituelle, intellectuelle, politique et économique, qui contrôle toute la nation et qui lui a déclaré la guerre. Pour Streicher, le peuple juif a le Diable pour père, il a ruiné le peuple allemand corps et âmes pendant la première guerre mondiale, il va dans le monde faire travailler les autres à son profit et sucer leur sang, il va chasser les paysans de leur maison et du foyer familial, il appauvrit les pères et des réduit au désespoir, il tue les animaux, les torture à mort, c’est un corps de criminels organisés à l’échelle mondiale contre lequel avait déjà combattu le Christ, le plus grand antisémite de tous les temps. Pour Himmler, Frank et Thierack, le Juif est une espèce biologique inférieure, une vermine dont le seul contact transmet des maladies mortelles (le lait d’une Juive constitue un dommage pour des enfants allemands). Les Juifs sont des poux, des parasites.

L’attitude juive face à l’entreprise de destruction comporte des réactions typiques. L’attaque préventive, la résistance armée, la vengeance sont presque totalement absentes de l’histoire des Juifs.

Il y a aussi des tentatives d’allégement, des évasions, mais aussi la paralysie et la soumission.

Au Moyen Âge, les communautés juives n’envisageaient plus de combattre, et leurs poètes ne chantaient pas les exploits guerriers.

 Les Juifs d’Europe s’étaient placés sous la protection des autorités, s’en remettant à elles juridiquement, physiquement et psychologiquement (du coup, en 1096, les Juifs des villes d’Allemagne sont massacrés par les Croisés, et en 1944, les Juifs des Pays-Bas sont anéantis – le Conseil de juifs de Hollande considérait que les atrocités contre les Juifs polonais n’étaient pas une raison pour penser que les Allemands se conduiraient de la même manière envers les Juifs hollandais). En mars 1933, une organisation d’anciens combattants juifs, en Allemagne, de crainte de voir empirer la situation intérieure, se déclare publiquement hostile aux déclarations antiallemandes d’émigrés juifs à l’étranger.

La communauté juive traditionnellement essaye de soulager ses maux par des suppliques, des accords de protection ou de libération obtenus contre argent, de soumission préventive, de secours charitable, de sauvetage de personnes ou de biens, d’efforts de reconstruction – bref, toutes les actions propres à écarter le danger ou à en atténuer les effets. En 1142, les Juifs bulgares envoient une députation suppliaient qu’on ne les expulsa pas de leur logement. Sous l’occupation nazie, les Juifs européens essayèrent d’échapper à la mort en offrant de l’argent ou d’autres valeurs.

Dans l’arsenal des réactions d’allégement des peines, il y a la soumission anticipée. Flairant le péril, la victime désignée le combat en présentant elle-même des propositions conciliatoires avant que la menace ne se concrétise. Les communautés juives d’Europe voulurent un profond changement dans la structure socioprofessionnelle de la population juive et dans l’image qui s’y attache, en poussant les Juifs à devenir non plus seulement des commerçants ou des juristes mais aussi des ingénieurs, des ouvriers qualifiés, des agriculteurs, espérant qu’en occupant de nouvelles positions dans l’économie ils se trouveraient moins exposés aux regards du public, moins vulnérables, moins souvent dénoncés comme improductifs. Sous l’occupation nazie, les Conseils juifs font des efforts pour essayer d’aller au devant des exigences et des ordres. Le Conseil juif de Varsovie envisage de procéder lui-même à la confiscation des biens juifs convoités par les Allemands, et ce même conseil organise la réquisition de la main-d’œuvre juive de manière à en exempter les juifs aisés, moyennant une compensation financière qui permettrait de secourir les familles les plus pauvres mobilisées sans salaire au service des différentes agences allemandes.

Les communautés savaient aussi très bien, et de longtemps, comment réagir après une catastrophe. L’organisation des secours et des sauvetages de personnes ou de biens était passé à l’état d’institution traditionnelle. La reconstruction était synonyme du maintien de la continuité de la vie juive. L’effort de reconstruction d’après 1945 est considérable.

La réaction d’évasion ou de fuite ou de dissimulation ou de clandestinité est moins fortement marquée que celle d’apaisement, d’allégement. Les Juifs essayèrent même de coexister avec Hitler, une attitude qui les empêcha de s’enfuir à temps, qui les dissuada à la dernière minute de toute velléité d’échapper à l’arrivée des tueurs.

Quand l’imminence de la catastrophe conduit les victimes à penser que toute réaction ne fera qu’aggraver les souffrances, il peut s’en suivre une situation de paralysie. En 1941, les Juifs de Galicie attendaient la mort dans un état de nervosité désespéré. En 1941 et 1942, quand commença en Europe la grande annihilation, les Juifs du reste du monde se montrèrent eux aussi impuissants à réagir.

La soumission aux lois et aux ordres dirigés contre les Juifs a toujours représenté un moyen de survivre. Aux mesures restrictives, ils opposaient la supplication. Parfois ils tentaient de ne pas obéir, mais quand ces attitudes échouaient, la soumission automatique devenait la ligne d’action normale. Pendant les massacres nazis, on vit souvent les Juifs se rassembler auprès des tombes en priant.

Les tentatives d’allégement ou la soumission caractérisent les Juifs des ghettos. Le couple allégement-soumission apparaît aux débuts de l’ère chrétienne, avec le philosophe Philon et l’historien Flavius Josèphe, qui marchandent avec les Romains au nom des Juifs et recommandent à ceux-ci de n’offenser aucun autre peuple ni en parole ni en acte, ce qui permit au peuple juif de survivre.

Les Juifs ont souvent joué le jeu selon les règles de l’agresseur, de façon délibérée et calculée, sachant que c’était l’attitude qui réduirait au minimum les atteintes à leurs biens et à leur vie, dans la mesure où leur existence leur semblait indispensable. 133, devant les nazis, les réactions traditionnelles jouèrent à nouveau, mais cette fois avec un résultat catastrophique. Incapable de renverser son attitude pour entreprendre de résister, la communauté juive accentue à sa coopération à mesure que s’accélérer l’action nazie : ainsi atteint-elle sa propre destruction.

On voit donc que, dans leurs rapports réciproques, tant les victimes que les boureaux utilisèrent une expérience séculaire. Celle-là mena les Allemands au succès, les Juifs au désastre.

Les antécédents de la destruction, ce sont l’image du Juif comme ennemi, les législations passées contre les Juifs (en particulier les décisions du gouvernement allemand de 1932), l’appareil administratif complexe et efficace, l’action du parti nazi (exhortations, manifestations, boycottages) qui pousse les bureaucraties et l’ensemble du corps social à l’action contre les Juifs, tout un climat qui va pousser à la destruction. Le monde économique ne s’oppose pas à l’action antijuive, mais aux actions « illégales », aux actions isolées, aux actions « sauvages » : la question juive doit être résolue de façon légale. Les pogroms de novembre 1938, qui entraînent des dégâts économiques, sont la dernière occasion laissée à la violence antijuive de se déchaîner dans les rues, des violences qui risquent d’échapper au contrôle des dirigeants. Dorénavant on s’occuperait des Juifs dans la légalité – c’est-à-dire selon les méthodes éprouvées qui permettraient de tout planifier correctement et entièrement par des rapports, des échanges de correspondance, et la tenue de conférences. La bureaucratie avait pris les choses en main.

Les organisations juives s’abstiennent d’attaquer Hitler, refusent de manifester avec les sociaux-démocrates et les communistes et même les condamnent, donnant comme seul conseil d’exécuter avec la plus parfaite exactitude tous les ordres et directives officiels.

Nous allons décrire le climat dans lequel le processus de destruction prit naissance, en nommant antécédents les actions qui eurent pour but exprès de créer ce climat.

Dans quelle mesure, en 1933, le terrain était-il préparé pour une action antijuive ? Nous savons que la représentation des Juifs comme peuple antagoniste, l’image qui montrait le Juif comme un ennemi, un criminel et un parasite, était élaborée de longue date. Nous savons aussi que les mesures administratives dirigées contre les Juifs européens avaient une origine encore plus ancienne, que les Juifs étaient objets de législation depuis le Moyen Âge. Nous savons encore que depuis des siècles s’était construit en Allemagne un appareil administratif capable de mener efficacement des opérations complexes. Hitler n’eu donc pas besoin d’imaginer une propagande, d’inventer des lois, de créer une machine. La seule chose qu’il lui fallait, c’était prendre le pouvoir.

 Pour la bureaucratie allemande, l’accession de l’Hitler à la chancellerie signifiait qu’elle avait désormais liberté de s’engager dans l’action antijuive. Dès ce moment, tout ce que pouvait vouloir le mouvement nazi devenait le but commun de toute l’Allemagne. Le parti nazi se donnait pour tâche de pousser à l’action les bureaucraties et l’ensemble du corps social, mais sans prescrire lui-même de traitement spécifique. En 15 ans d’existence, il n’avait élaboré aucun plan précis pour l’application de ses idées.

En 1920, le parti avait défini des orientations : un citoyen est un frère de race ; le frère de race est celui qui est de sang allemand ; aucun juif ne peut donc être un frère de race ; qui n’est pas citoyen doit être soumis à la réglementation sur les étrangers ; le droit de décider de la direction et des lois de l’État ne peut appartenir qu’à des citoyens (toutes les fonctions officielles doivent être exercées par des citoyens) ; toute nouvelle entrée de non-Allemand doit être interdite ; il y a la possibilité d’exproprier des biens fonciers dans l’intérêt de la communauté. Au début des années 1930, le parti s’organise de façon à posséder des sections juridiques et politiques spécialisées.

Le 3 octobre 1932, le ministre de l’intérieur envisage d’exiger 20 ans de résidence en Allemagne pour la naturalisation des étrangers « appartenant à une culture inférieure » et le 23 décembre, un haut fonctionnaire du ministère de l’intérieur rédige une circulaire à usage interne où il ordonne à son administration de s’opposer aux demandes de changement d’état civil présentées par des Juifs, qui sans doute souhaitaient « dissimuler leur origine ».

 En mars-avril 1933, les études des ministères visant à exclure les Juifs de la fonction publique étaient déjà assez avancées pour permettre bientôt la rédaction des premières lois antijuives. Le parti n’en jugeait pas moins devoir utiliser ses services et ses organisations pour créer un climat qui pousserait le gouvernement, le monde des affaires et l’ensemble de la population à agir contre les Juifs. À cette fin, il multiplia les exhortations, les manifestations, les campagnes de boycottage, ce qui n’était pas bien vu par la bonne société et par l’étranger..

Le monde économique demande que les actions « illégales » contre les Juifs cessent. Il ne s’oppose pas à l’action antijuive, mais aux actions isolées, aux actions sauvages. La question juive doit être résolue de façon légale.

En novembre 1938, Goebbels organise des pogroms, ce qui est catastrophique pour l’économie et pour la réputation de l’Allemagne. C’est la dernière occasion laissée à la violence antijuive de se déchaîner dans les rues allemandes. Ce serait cette chose indigne du « mouvement » si ses membres exerçaient des violences sur des Juifs pris individuellement. Si les dirigeants se sentent choqués ou même horrifiés à l’idée des pogroms et des violences de rue, c’était pour la seule et unique raison que ce genre d’action échappait à leur contrôle. Si on lâche les rênes à la populace, on perd inévitablement la maîtrise de la situation. Les pogroms coûtaient trop chers, et en fin de compte ne servent à rien. Chaque responsable officiel est désormais convaincu que les mesures contre les Juifs devaient être conçues systématiquement, et qu’il ne fallait en aucun cas laisser des amateurs se mêler de l’affaire. Dorénavant on s’occuperait des Juifs dans la légalité – c’est-à-dire selon les méthodes éprouvées qui permettraient de tout planifier correctement et entièrement par des rapports, des échanges de correspondance, et la tenue de conférences. La bureaucratie avait pris les choses en main.

Face à ces violences, les Juifs adoptèrent vis-à-vis des excès du parti, et sur des points cruciaux, des attitudes parallèles à celles de la bureaucratie.

Au long des années qui précédèrent l’accession d’Hitler au pouvoir, les Juifs s’étaient abstenus d’attaquer verbalement Hitler, se refusant à manifester dans la rue aux côtés des sociaux-démocrates comme aux côtés des communistes. En 1933, les organisations juives condamnent les manifestations qui ont lieu à l’étranger. Les Juifs sont persuadés qu’ils allaient vivre des temps difficiles, mais n’imaginent pas que leur position pu devenir invivable : « on peut nous condamner à avoir faim, mais pas à mourir de faim ». Les Juifs attendent avec impatience la publication des décrets qui mettraient fin à l’incertitude et définiraient leur statut. En 1939, les dirigeants de la communauté juive ne donnent qu’un seul conseil : exécuter avec la plus parfaite exactitude tous les ordres et directives officiels.

La destruction fut une opération poursuivie pas à pas : on commença par élaborer la définition du Juif. Puis on engagea les procédures d’expropriation, puis la concentration dans les ghettos. Enfin, la décision fut prise d’anéantir tous les Juifs d’Europe. Alors on envoya en Russie des équipes mobiles de tueurs, tandis que dans les autres pays on déportait les victimes vers des centres d’abattage. La notion de processus de destruction n’inclut pas les initiatives prises par le parti nazi, ce qu’on appelle les actions isolées ou les actions sauvages.

La définition du Juif, la définition de la victime, constitue une condition indispensable à l’action ultérieure : une mesure prise dans le cadre d’un processus de destruction, si elle ne cause pas toujours de dommages directs, a toujours des conséquences. Chaque étape contient en germe la suivante.

Le processus recouvre deux périodes marquées par de politiques différentes : la solution de l’émigration de 1933 à 1940 (avec trois étapes, la définition, l’expropriation, la concentration), la solution de l’annihilation de 1941 à 1945.

Au cours du processus, il arriva aux bureaucrates de percevoir comme autant d’obstacles les vieux principes de la procédure légale. Ressentant le besoin d’agir sans contrainte, ils créèrent un climat qui leur permit d’écarter progressivement le modus operandi du formalisme écrit. La transition qui mena du monde de la législation publique à celui des opérations secrètes peut se figurer par une succession de stades : lois – décrets d’application – ordonnances ou règlements des autorités ministérielles ou territoriales – mesures annoncées à la population en exécution des lois et décrets – mesures annoncées par des fonctionnaires locaux agissant en fonction des seuls nécessités présumées – directives écrites non publiées – larges délégations de pouvoir aux subordonnés, non publiées – directives et autorisations orales – accords implicites et généralisés entre fonctionnaires, aboutissant à des décisions prises sans ordre précis ni explication. En dernière analyse, la destruction ne fut pas tant accomplie par l’exécution des lois et des ordres que par suite d’un état d’esprit, d’une compréhension tacite, d’une consonance et d’une synchronisation.

L’appareil de destruction était diversifié et avant tout décentralisé.

Parler de la machine de destruction, c’est parler de l’État allemand considéré dans une de ses fonctions spécialisées. L’appareil administratif allemand comprenait, sous l’autorité d’Adolf Hitler, la hiérarchie de la bureaucratie ministérielle, la hiérarchie des forces armées, la hiérarchie de l’économie et la hiérarchie du parti. 

La bureaucratie des ministères fut aux premiers stades de la destruction l’agent principal de l’application des mesures antijuives, rédigeant décrets et règlements, définissant le concept de « Juif », organisant l’expropriation des biens juifs, entreprenant la concentration en ghettos de la communauté juive allemande, en bref déterminant l’orientation initiale du processus entier. L’administration civile n’en joua pas moins un rôle d’une ampleur étonnante dans les actions antijuives postérieures et plus radicales : les Affaires étrangères négocièrent avec divers États la déportation de leurs Juifs vers les centres de mise à mort, l’administration des chemins de fer pris en charge leur transport, la police, amalgamée avec les SS du parti, fut très largement utilisée dans les opérations de massacre. Les fonctionnaires civils firent pénétrer dans les autres services leurs habitudes d’organisation prévoyante et leur méticuleuse conscience bureaucratique.

De son côté, l’armée fut entraînée à participer au processus de destruction quand la guerre eut éclaté, du fait qu’elle contrôlait de vastes territoires d’Europe orientale et occidentale. Unités combattantes et bureaux militaires durent prendre part à la mise en œuvre de toutes les mesures antijuives, y compris aux massacres confiés aux détachements mobiles spécialisés et à l’acheminement des Juifs vers les camps de la mort. Dans l’armée, la machine de destruction emprunta la précision, la discipline et l’insensibilité militaires.

 L’industrie et la finance jouèrent un rôle important dans l’expropriation, dans le système du travail forcé et même dans le fonctionnement des chambres à gaz. L’influence du monde des affaires se traduisit par la grande importance accordée à la comptabilité, à la recherche des plus petites économies, à la récupération systématique de tous les sous-produits, ainsi que par l’efficacité technique des centres de mise à mort, calquée sur celle des usines.

Enfin, le parti prit en main tous les problèmes délicats portant sur les rapports entre Allemand et Juifs et, de façon générale, poussa à la radicalisation de l’action. Les SS furent chargés des opérations de tueries les plus radicales. Le parti insuffla à l’appareil entier son « idéalisme », son « esprit de mission » et l’idée qu’il « faisait l’Histoire ».

Les quatre bureaucraties ne se confondirent pas seulement dans l’action, mais dans une communauté de pensée. Pour détruire les Juifs d’Europe, il ne fut créé ni organisme spécial, ni budget particulier. Chacune des branches devait jouer dans le processus un rôle spécifique, et chacune trouver en elle-même les moyens d’y accomplir sa tâche.

La destruction fut une opération poursuivie pas à pas. Rares furent les cas où le fonctionnaire pouvait voir plus loin que le but de l’étape en cours. Les stades du processus ne s’en ordonnèrent pas moins en une suite précise.

On commença par élaborer la définition du Juif. Puis on engagea les procédures d’expropriation, puis la concentration dans les ghettos. Enfin, la décision fut prise d’anéantir tous les Juifs d’Europe. Alors on envoya en Russie des équipes mobiles de tueurs, tandis que dans les autres pays on déportait les victimes vers des centres d’abattage.

La notion de processus de destruction n’inclut pas les initiatives prises par le parti nazi, les actions isolées, qui n’avaient pas de signification administrative et qui disparurent totalement en Allemagne et demeurèrent rares dans les territoires occupés.

La définition du Juif, la définition de la victime, constitue une condition indispensable à l’action ultérieure. La chose en elle-même ne nuit à personne, mais elle fait partie d’une continuité administrative, et c’est là que se situe la différence entre un pogrom et un processus de destruction : un pogrom porte atteinte à des biens et à des personnes, mais il n’est pas source d’action ultérieure. Au contraire, une mesure prise dans le cadre d’un processus de destruction, si elle ne cause pas toujours de dommages directs, a toujours des conséquences. Chaque étape contient en germe la suivante.

Le processus recouvre deux périodes marquées par de politiques différentes : la solution de l’émigration de 1933 à 1940, celle de l’annihilation de 1941 à 1945. Ce changement d’orientation n’entraîna pas de rupture dans la continuité du processus de destruction. Les trois étapes parcourues avant 1940 (définition-émigration, expropriation-émigration, concentration-émigration), tout en incitant les Juifs à émigrer, représentaient chacune une nouvelle avancée sur la voie de la tuerie.

Nous sommes ici en présence d’une logique de l’évolution administrative qui allait devenir de plus en plus impérieuse. Au cours du processus, il arriva aux bureaucrates de percevoir comme autant d’obstacles les vieux principes de la procédure légale. Ressentant le besoin d’agir sans contrainte, ils créèrent un climat qui leur permit d’écarter progressivement le modus operandi du formalisme écrit. La transition qui mena du monde de la législation publique à celui des opérations secrètes peut se figurer par une succession de stades : lois – décrets d’application – ordonnances ou règlements des autorités ministérielles ou territoriales – mesures annoncées à la population en exécution des lois et décrets – mesures annoncées par des fonctionnaires locaux agissant en fonction des seuls nécessités présumées – directives écrites non publiées – larges délégations de pouvoir aux subordonnés, non publiées – directives et autorisations orales – accords implicites et généralisés entre fonctionnaires, aboutissant à des décisions prises sans ordre précis ni explication. En dernière analyse, la destruction ne fut pas tant accomplie par l’exécution des lois et des ordres que par suite d’un état d’esprit, d’une compréhension tacite, d’une consonance et d’une synchronisation.

L’opération ne fut pas confiée à une agence unique : la machine à détruire fut toujours un agrégat de pièces diverses. Sans doute, tel service particulier a-t-il parfois pu jouer un rôle de supervision dans la mise en œuvre de telle ou telle mesure, mais il n’y eu jamais d’organisme central chargé de diriger et coordonner à lui seul l’ensemble du processus. L’appareil de destruction était diversifié et avant tout décentralisé.

Le terme « État » recouvre un champ plus large que le terme de « machine de destruction ». Un grand service de l’État peut très bien n’avoir joué dans le mécanisme de destruction qu’un rôle tout à fait accessoire. Inversement, un service vital pour le fonctionnement de cet appareil de destruction peut très bien n’avoir pas été un élément important de la structure étatique. Parler de la machine de destruction, c’est parler de l’État allemand considéré dans une de ses fonctions spécialisées.

L’appareil administratif allemand comprenait, sous l’autorité d’Adolf Hitler, la hiérarchie de la bureaucratie ministérielle, la hiérarchie des forces armées, la hiérarchie de l’économie et la hiérarchie du parti. Malgré les origines historiquement différentes de ces quatre appareils, malgré leurs oppositions d’intérêt, ils purent se mettre d’accord pour décider la destruction des Juifs, et leur coopération fut si complète que nous sommes en droit de dire qu’ils se fondirent en une machine de destruction unique.

La bureaucratie des ministères fut aux premiers stades de la destruction l’agent principal de l’application des mesures antijuives, rédigeant décrets et règlements, définissant le concept de « Juif », organisant l’expropriation des biens juifs, entreprenant la concentration en ghettos de la communauté juive allemande, en bref déterminant l’orientation initiale du processus entier. L’administration civile n’en joua pas moins un rôle d’une ampleur étonnante dans les actions antijuives postérieures et plus radicales : les Affaires étrangères négocièrent avec divers États la déportation de leurs Juifs vers les centres de mise à mort, l’administration des chemins de fer pris en charge leur transport, la police, amalgamée avec les SS du parti, fut très largement utilisée dans les opérations de massacre. Les fonctionnaires civils firent pénétrer dans les autres services leurs habitudes d’organisation prévoyante et leur méticuleuse conscience bureaucratique.

De son côté, l’armée fut entraînée à participer au processus de destruction quand la guerre eut éclaté, du fait qu’elle contrôlait de vastes territoires d’Europe orientale et occidentale. Unités combattantes et bureaux militaires durent prendre part à la mise en œuvre de toutes les mesures antijuives, y compris aux massacres confiés aux détachements mobiles spécialisés et à l’acheminement des Juifs vers les camps de la mort. Dans l’armée, la machine de destruction emprunta la précision, la discipline et l’insensibilité militaires.

 L’industrie et la finance jouèrent un rôle important dans l’expropriation, dans le système du travail forcé et même dans le fonctionnement des chambres à gaz. L’influence du monde des affaires se traduisit par la grande importance accordée à la comptabilité, à la recherche des plus petites économies, à la récupération systématique de tous les sous-produits, ainsi que par l’efficacité technique des centres de mise à mort, calquée sur celle des usines.

Enfin, le parti prit en main tous les problèmes délicats portant sur les rapports entre Allemand et Juifs et, de façon générale, poussa à la radicalisation de l’action. Les SS furent chargés des opérations de tueries les plus radicales. Le parti insuffla à l’appareil entier son « idéalisme », son « esprit de mission » et l’idée qu’il « faisait l’Histoire ».

Les quatre bureaucraties ne se confondirent pas seulement dans l’action, mais dans une communauté de pensée. Pour détruire les Juifs d’Europe, il ne fut créé ni organisme spécial, ni budget particulier. Chacune des branches devait jouer dans le processus un rôle spécifique, et chacune trouver en elle-même les moyens d’y accomplir sa tâche.

Un procédé de destruction consiste en une suite de mesures administratives, qui doit viser un groupe défini. Assurément, la bureaucratie allemande connaissait quelque peu sa cible.

La première mesure du processus de destruction est la définition du groupe à démanteler. Dans son premier stade, le processus de destruction ne fait qu’établir une série de définitions (parmi les non-aryens, on distingue les Juifs – qui ont deux grands-parents juifs ou qui sont de religion juive ou qui ont un conjoint juif – et les Mischlings de premier et deuxième degré). Ce stade n’en est pas moins d’une extrême importance. Il a pour résultat de délimiter une cible que l’adversaire peut désormais atteindre à volonté.

La deuxième mesure du processus de destruction comprend les révocations, les aryanisations, les impôts sur la fortune, les blocages de fonds, le travail forcé et la réglementation des salaires, les impôts spécifiques sur le revenu et la famine organisée.

Pendant les quelques années qui suivirent la définition du groupe à démanteler, l’appareil de destruction prit pour objectif la « richesse » juive. L’une après l’autre, les familles juives se découvrirent appauvries. Aux Juifs on prenait de plus en plus et en retour ceux-ci recevaient de moins en moins. Les Juifs perdirent leur métier, leur entreprise, leur épargne et leur fonds, leur salaire, leur droit à la nourriture et au logement, pour finir leurs dernières possessions personnelles, leur linge de corps, leurs dents en or, et, pour les femmes, leur chevelure. Nous dénommons ce processus « expropriation ».

La première mesure d’expropriation consiste en les révocations, les renvois, dans chacune des quatre hiérarchies dirigeantes de l’Allemagne nazie.

La deuxième mesure d’expropriation concerne la liquidation des entreprises juives (l’entreprise juive disparaît totalement) ou l’aryanisation de ces entreprises, où l’entreprise juive est rachetée.

 L’aryanisation « volontaire » met en présence le vendeur juif et l’acheteur allemand. En Autriche et en Tchécoslovaquie, la crainte pousse les Juifs à agir avant même que l’adversaire ne fut en mesure d’exercer une pression réelle.

L’aryanisation « forcée » met en présence un mandataire allemand représentant le Juif et un acheteur allemand.

Pour contraindre des ventes à bas prix, en coupe les entrepreneurs juifs à la fois de leurs clients (boycottage) et de leurs fournisseurs (refus de vente des fournisseurs allemands, diminution ou suppression des quotas attribués, réduction des sommes en devises étrangères allouées par l’État en vue de priver les industriels juifs de matériaux importés).

Comme beaucoup d’entrepreneurs juifs cèdent leurs actifs, il se crée un « marché ». Les firmes allemandes se mettent à rechercher les affaires juives qu’elles appellent des « objets ». Les banques se spécialisent dans la recherche des objets, mettant en contact vendeur et acheteur, percevant des intérêts sur les prêts consentis à l’acheteur et bénéficiant d’opérations effectuées ultérieurement pour le compte de l’entreprise aryanisée – en vertu d’une clause du contrat qui stipule que l’acquéreur choisit la banque pour principal partenaire. Les banques achètent aussi des objets pour leur propre compte.

Pour qu’il n’y ait plus de surenchère entre les acheteurs, plusieurs firmes allemandes s’allient pour acquérir une entreprise juive, ou bien plusieurs entreprises juives sont attribuées chacune à un acheteur spécifique.

A partir de 1938, le ministère décide que les acheteurs allemands n’ont plus qu’à payer les actifs matériels de l’entreprise juive, les entreprises juives n’ayant pas de valeur morale, si bien que le ministère ne donne son approbation qu’à des actes de cession où le prix ne représente qu’entre les deux tiers et les trois quarts de l’évaluation initiale.

Les entreprises Hermann Goering mettent la main sur de nombreuses sociétés non-allemandes, pratiquant l’exploitation de l’entreprise sans l’avoir rachetée, avec l’appropriation des bénéfices.

Les entrepreneurs juifs essayent de résister. Certains se proclament indispensables et même affirment avoir toujours professé des idées nazies.

Les aryanisations accroissent la concentration dans l’économie. En effet, malgré les dirigeants nazis et le ministère de l’intérieur qui veulent soutenir le petit entrepreneur, les ministères de l’économie et des finances et Hermann Goering se joignent aux grands hommes d’affaires pour défendre un point de vue libéral, donnant au monde des affaires un supplément de force qui le rendait plus redoutable pour les autres hiérarchies : l’acquéreur allemand est toujours de plus grande taille que le vendeur juif.

La troisième mesure d’expropriation est l’impôt sur la fortune et sur les revenus des émigrants (taxe se montant à un quart de la valeur des biens), impôt qui au début visaient à décourager l’émigration des riches citoyens qui souhaitaient faire sortir leurs capitaux et leurs biens matériels, et qui ensuite vise à tirer avantage de l’émigration. Il faut ajouter le paiement expiatoire de novembre 1938 qui concerne seulement les Juifs et qui se monte à un quart de la valeur des biens déclarés. Il y a aussi le blocage des fonds pour les Juifs qui veulent émigrer. Les Juifs qui veulent émigrer n’ont que deux moyens, soit le soutien financier que fournirait au titre de la solidarité communautaire les Juifs d’autres pays, soit des transferts d’argent accordés à titre exceptionnel, ou accomplis de manière détournée, voire franchement illégales. Dans la mesure où l’assistance des Juifs étrangers faisait défaut, qui voulait émigrer devait absolument réussir à exporter ou emporter de l’argent (l’émigrant n’a droit qu’à une toute petite somme en monnaie étrangère et à quelques biens).

La quatrième mesure d’expropriation est le travail forcé et la réglementation des salaires. Les institutions caritatives juives perdent les exemptions fiscales, les Juifs perdent le droit à l’Assistance Publique. On prélève sur les revenus, on réduit les salaires, on ne paye pas les congés légaux, les allocations familiales, les aides à la maternité et au mariage, les secours aux décès, les gratifications d’anniversaire, les indemnités pour accident. Les Juifs, y compris les handicapés, doivent accepter toute affectation, pouvant travailler de nuit comme de jour : à leur égard, les employeurs reçoivent le droit de se livrer à une exploitation presque sans limites, en payant un minimum de salaire pour un maximum de travail.

La cinquième mesure d’expropriation est constituée par des impôts spécifiques sur le revenu.

La sixième mesure d’expropriation consiste en la famine organisée, l’étranglement économique par la restriction réglementaire des attributions de produits alimentaires, y compris les rations de base ordinaire, aussi bien pour les handicapés que pour les enfants, et par le blocage des colis venant de l’étranger.

Ainsi, de quelques traits de plume, la bureaucratie avait-elle réduit une communauté naguère florissante, riche d’une longue expérience et de capitaux considérables, à n’être plus qu’un troupeau d’affamés, contraint aux plus durs travaux et venant au soir quémander une maigre pitance.

Un procédé de destruction consiste en une suite de mesures administratives, qui doit viser un groupe défini. Assurément, la bureaucratie allemande savait que sa cible, c’était elle. Mais quel groupe il était prévu de démanteler, et qui précisément faisait partie de ce groupe ? Le ministère de l’intérieur, le pouvoir judiciaire et la chancellerie du Reich vont traiter de ces problèmes d’administration générale.

On va distinguer parmi les non-aryens (600 000 personnes, soit 1% du total de la population allemande), d’abord les Mischling au second degré, c’est-à-dire les personnes ayant seulement un grand-parent juif, ensuite les Mischling au premier degré, c’est-à-dire les personnes ayant deux grands-parents juifs, mais qui n’étaient pas de confession judaïque et n’avaient pas de conjoint juif à la date du 15 septembre 1935, enfin les Juifs, c’est-à-dire les personnes ayant deux grands-parents juifs, qui étaient de confession judaïque ou avaient un conjoint juif à la date du 15 septembre 1935, ainsi que les personnes ayant trois ou quatre grands-parents juifs.

Dans son premier stade, le processus de destruction n’avait fait qu’établir une série de définitions. Ce stade n’en était pas moins d’une extrême importance. Il avait eu pour résultat de délimiter une cible que l’adversaire pouvait désormais atteindre à volonté.

Pendant les quelques années qui suivirent, l’appareil de destruction prit pour objectif la « richesse » juive. L’une après l’autre, les familles juives se découvrirent appauvries. Aux Juifs on prenait de plus en plus et en retour ceux-ci recevaient de moins en moins. Les Juifs perdirent leur métier, leur entreprise, leur épargne et leur fonds, leur salaire, leur droit à la nourriture et au logement, pour finir leurs dernières possessions personnelles, leur linge de corps, leurs dents en or, et, pour les femmes, leur chevelure. Nous dénommons ce processus « expropriation ».

Les premières mesures d’expropriation visèrent à détruire cette « puissance satanique » qui avait « occupé toutes les positions clés de la vie spirituelle et intellectuelle, aussi bien que politique qu’économique, et, du haut de ces positions de contrôlait toute la nation ».

Les premières décisions d’ordre économique furent dirigées contre les Juifs qui occupaient une place dans une des quatre hiérarchies dirigeantes de l’Allemagne nazie (ainsi la fonction publique, soit 5000 personnes, soit 0,5% du total des personnels de la fonction publique). Ce sont les révocations et les renvois, la suppression des pensions, que ce soit chez les juges, les avocats, les administrateurs publics, les militaires, l’Église ou les administrateurs dans les entreprises privées, tenant de moins en moins compte des contrats et des problèmes d’efficacité.

À la demande de Hidenburg, il y a, au début, quelques exceptions, celles des invalides de guerre.

La deuxième mesure d’expropriation concerne l’aryanisation ou la liquidation.

La population juive, qui compte un très grand nombre de travailleurs indépendants – 46%, contre 16% pour les Allemands, tient une large place dans le commerce de détail, les transactions immobilières, les professions juridiques et médicales, dans le commerce en gros des produits alimentaires et des métaux, dans les banques d’affaires.

 En cas de liquidation, l’affaire disparaît totalement. En 1938, toute activité commerciale juive dans les domaines du gardiennage, de conseil en crédit, les transactions immobilières, du courtage en Bourse, du tourisme, des agences matrimoniales, du colportage, de la médecine, du droit, de l’industrie, de l’immobilier, des valeurs mobilières, des biens immobiliers sont interdits, ce qui revient à de pures et simples liquidations.

 En cas d’aryanisation, l’affaire est rachetée par une entreprise allemande. De janvier 1933 à novembre 1938, les aryanisations sont dites « volontaires », du fait que le transfert de propriété résultait d’un accord « volontaire » entre vendeurs juifs et acheteurs allemands (sous le régime nazi, il est évident qu’aucune vente de biens juifs ne fut « volontaire » au sens où on l’entend d’un contrat négocié dans le cadre d’une société libre : les Juifs étaient soumis à une pression, et plus ils tardaient, plus la pression augmentait, plus la compensation diminuait ; parfois les Juifs pouvaient opposer un Allemand à un autre et quelquefois faire traîner les choses, mais le temps jouait contre les Juifs).

À partir de novembre 1938, les aryanisations deviennent « forcées », les transferts s’effectuant sur ordre de l’État, qui oblige les propriétaires juifs à vendre. Le propriétaire juif est représenté par un « mandataire » : des deux côtés les négociateurs sont allemands. Les procédures obligatoires permettent d’aller plus vite, de fixer des dates limites et de prévoir l’achèvement des transferts de propriété dans le cadre de ces mesures, mais surtout ces procédures obligatoires permettent à la bureaucratie ministérielle d’avoir son mot à dire dans l’attribution des entreprises juives.

L’Autriche fut envahie en mars 1938, le territoire tchécoslovaque des Sudètes en octobre 1938, la Bohême Moravie, qui allait devenir le Protectorat, en mars 1939 : dans tous ces cas, des transactions intégrales eurent lieu alors que les troupes allemandes n’étaient pas encore arrivées : la crainte poussait les Juifs à agir avant même que l’adversaire ne fut en mesure d’exercer une pression réelle. Tout comme en Autriche, les sociétés juives de Prague se mirent à vendre avant l’écrasement définitif de l’État tchécoslovaque, en mars 1939.

Les entreprises juives qui préférèrent attendre la suite des événements subirent une forte pression visant à les contraindre à vendre au plus bas prix. La tactique consista pour l’essentiel à couper les entrepreneurs juifs à la fois de leurs clients et de leurs fournisseurs. Pour leur enlever leurs clients, on compta sur le boycottage, et pour les priver de fourniture, sur toute une série de mesures de répartition des produits.

En mars 1933, un comité de boycottage est constitué. On organise des rassemblements de masses. On place devant les magasins juifs des inscriptions ou des gardes de protection informant le public que le propriétaire de l’établissement était juif. Le boycottage devient obligatoire non seulement pour les services officiels de l’État, mais aussi pour tout son personnel.

Pour réduire les livraisons de matières premières, c’était le refus volontaire de vente de la part des fournisseurs allemands, l’action des groupements économiques qui pouvaient diminuer voire supprimer les quotas attribués à leurs membres juifs et enfin la réduction des sommes en devises étrangères allouées par l’État, en vue de priver les industriels juifs de matériaux importés.

Beaucoup d’entrepreneurs juifs acceptent l’idée de céder leurs actifs. Il se crée donc un « marché ». Les firmes allemandes se mettent à rechercher des affaires juives à leur convenance, des affaires qu’on appelait des objets. La recherche d’objets devient devint une véritable spécialité. Ce furent les banques qui prirent la chose en main, et celle-ci était des plus lucratives (la banque perçoit une commission de 2% sur le prix de vente, pour avoir mis en contact le vendeur et l’acheteur ; elle perçoit les intérêts sur les prêts consentis à l’acheteur ; elle bénéficie de toutes les opérations effectuées ultérieurement pour le compte de l’entreprise aryanisée – en vertu d’une clause du contrat signé entre la banque et l’acquéreur qui stipule que ce dernier choisit cette même banque pour principal partenaire bancaire de sa nouvelle entreprise). Les banques ne se limitaient pas à trouver des objets et à les présenter aux acheteurs intéressés, elles achetaient pour leur propre compte.

Pour déprécier les objets juifs, il fallait exercer une pression directe, et d’abord faire en sorte qu’il n’y eu plus de surenchère entre les acheteurs. Plusieurs firmes allemandes s’allient pour acquérir une entreprise juive, ou bien plusieurs entreprises juives étaient par commun accord attribuées chacune à un acheteur spécifique.

En avril 1938, la bureaucratie ministérielle décida que tout contrat transférant une entreprise des mains d’un Juif à celles d’un Allemand serait soumis à l’approbation administrative : les acheteurs n’ont plus qu’à payer les actifs matériels de l’entreprise et non les actifs immatériels, puisque les entreprises juives n’ont pas de valeur morale (la valeur morale de la firme, c’est-à-dire ses marques de fabrique, sa réputation, ses contrats avec la clientèle et autre facteurs impondérables relevant l’estimation du prix de vente d’une entreprise). Le ministère ne donna son approbation qu’à des actes de cession où le prix ne représenterait qu’entre les deux tiers et les trois quarts de l’évaluation initiale.

Les entreprises Hermann Goering, qui disent travailler dans l’intérêt étatico-politique et au bénéfice de la nation, mettent la main sur de grandes sociétés non allemandes dans les territoires nouvellement acquis. On pratique le refus du visa de sortie, l’exploitation de l’entreprise sans rachat et l’appropriation des bénéfices.

L’entrepreneur juif Weinmann se proclame indispensable et n’hésite pas à affirmer qu’il avait toujours professé des idées nazies. Bien entendu, il n’était pas plus réellement nazi qu’il était indispensable aux nazis. Il ne faisait que développer une des très anciennes attitudes juives, mais à plus grande échelle que ne le firent ses coreligionnaires. Les Allemands prirent le plaidoyer non pour une manifestation de servilité, mais pour une dérision provocatrice. Qu’un Juif pu se croire indispensable, que même il put s’imaginer être national-socialiste, cela ne pouvait se concevoir que comme une insulte délibérée.

Les aryanisations eurent pour effet d’accroître la concentration dans l’économie. On ne fit rien pour morceler les entreprises juives au bénéfice de petits acheteurs. Le plus souvent, l’acquéreur allemand est de plus grande taille que le vendeur juif. Les aryanisations modifient la structure de l’économie allemande dans le sens d’un renforcement du pouvoir des sociétés déjà puissantes. Le monde des affaires dans son ensemble, et surtout les grands industriels qui le représentaient, avait acquis un supplément de force qui le rendait plus redoutable pour les autres hiérarchies (il est vrai que la plupart des dirigeants nazis et le ministère de l’intérieur soutinrent le petit entrepreneur, tandis que les ministères de l’économie et des finances et Hermann Goering se joignaient aux grands hommes d’affaires pour défendre le point de vue « libéral »).

Il y a aussi les impôts sur la fortune. La taxe de fuite, instituée le 8 décembre 1931, s’applique à tous les émigrants, citoyens allemands possédant au 31 janvier 1931 des biens d’une valeur supérieure à 200 000 Reichsmark ou ayant perçu au cours de l’année civile 1931 des revenus supérieurs à 20 000 Reichsmark. Il s’agit de décourager l’émigration, en particulier celles des riches citoyens qui souhaitaient faire sortir leurs capitaux du pays, sous forme de biens matériels ou de transferts de capitaux.

Le 18 mai 1934, le décret concerne les émigrants qui avaient procédé au 31 janvier 1931 ou à toute date ultérieure d’une fortune de plus de 50 000 Reichsmark, ou bien avaient perçu en 1931, ou pour une année ultérieure, plus de 20 000 Reichsmark de revenus (par fortune il faut entendre les biens soumis aux impôts ordinaires, plus les actifs normalement soumis à imposition, comme les parts détenues dans des sociétés en nom collectif ou certains titres d’emprunt d’État). La taxe se monte à un quart de la valeur courante des biens – c’est-à-dire de leur valeur au moment de l’émigration. Il s’agit de tirer avantage de l’émigration.

Il faut ajouter le paiement expiatoire, mis en place en novembre 1938, qui concerne seulement les Juifs, à l’exception de ceux de nationalité étrangère, ayant déclaré des biens d’une valeur supérieure à 5000 Reichsmark. La taxe se monte à un quart de la valeur des biens déclarés.

Il y a aussi le blocage des fonds pour les Juifs qui veulent émigrer. Imaginons un Juif qui a vendu ses biens, payé les taxes et qui possède encore un peu d’argent : il ne peut pas le déposer en banque, le convertir en dollars et partir pour l’Amérique.

 Il y a l’idée que tout le capital juif existant en Allemagne appartient au peuple allemand, puisque ce capital n’a pas été obtenu honnêtement.

 De plus, depuis 1931, un strict contrôle des changes régit toutes les transactions en devises : tout Allemand disposant de sommes en monnaie étrangère devait les remettre à la Reichsbank. Ainsi l’exportateur allemand qui avait réalisé une vente à l’étranger était réglé en marks, les dollars, livres, francs ou autres allant à l’État. La mobilisation des devises avait pour but de garantir que toutes les devises que l’Allemagne pouvait se procurer serviraient uniquement à payer les importations les plus indispensables. Le contrôle des changes est donc un des principaux obstacles à une émigration massive.

Les Juifs n’ont que deux moyens, soit le soutien financier que fournirait au titre de la solidarité communautaire les Juifs d’autres pays, soit des transferts d’argent accordés à titre exceptionnel, ou accomplis de manière détournée, voire franchement illégales. Dans la mesure où l’assistance des Juifs étrangers faisait défaut, qui voulait émigrer devait absolument réussir à exporter ou emporter de l’argent, selon plusieurs méthodes plus ou moins légales.

Les émigrants ont droit d’emporter 10 Reichsmark en monnaie étrangère au cours officiel, des biens matériels d’une valeur maximale de 1000 Reichsmark, des biens à usage personnel, mobilier compris, après en avoir fourni la liste complète. L’émigrant peut payer le transport par chemin de fer ou par bateau en Reichsmark.

 Il est possible jusqu’en octobre 1938 de convertir des marks en monnaie étrangère, avec une perte de 50%.

Un Juif qui émigre en Palestine peut conclure un contrat avec un exportateur allemand, l’Allemand étant payé sur le compte bloqué du Juif émigrant, qui, à son arrivée, reçoit de l’Agence juive la contrepartie en livres palestiniennes : c’est ainsi que les produits allemands inondent le marché palestinien (l’accord est complété par un accord de troc, les oranges de Palestine s’échangeant contre du papier, des automobiles, etc). Ceci n’a été valable que jusqu’à la déclaration de guerre.

 Un Juif de nationalité étrangère peut se faire payer les aryanisations en devises étrangères.

Un Juif peut vendre des avoirs bloqués avec une perte de 50% dans le change.

 Un Juif pauvre peut exporter en contrebande des marks avec une perte dans le change de 90% (l’acheteur du pays d’accueil ne peut utiliser ces marks en espèces qu’en les réintroduisant en Allemagne en contrebande).

Un émigrant riche qui a des marks remet de l’argent à un particulier allemand pauvre et reçoit de la famille à l’étranger de ce particulier l’équivalent en dollars, en livres, en francs, etc.

Il y a ensuite le travail forcé et la réglementation des salaires.

En 1939, la communauté juive était réduite de moitié, et déjà très appauvrie. Les membres des professions libérales avaient été exclus de leur profession, les capitalistes avaient perdu leur capital, le gros des travailleurs se voyaient privés de leurs emplois. L’émigration avait enlevé à la communauté ses éléments les plus jeunes et laissé sur place un fort excédent féminin, la masse de ceux qui n’étaient pas partis ayant une moindre capacité de survie. La proportion des Juifs de plus de 40 ans est passée de 47% à 74%, celle des femmes de 52% à 58%. En somme, la communauté tendait à présenter les traits d’une grande famille d’assistés. En mars 1938, les institutions caritatives juives perdent les exemptions fiscales. En novembre 1938 les Juifs perdent le droit au secours de l’Assistance Publique. Au cours des mois suivants, on impose aux Juifs indigents les tâches manuelles les plus dures (défrichements publics ou privés, manœuvres, en prenant soin d’isoler les Juifs des travailleurs non juifs). Puis on prélève sur les revenus, on réduit les salaires, on refuse de payer les congés légaux, les allocations familiales avec leur supplément, les aides à la maternité et au mariage, les secours aux décès, les gratifications d’anniversaire, les indemnités pour accident. Les Juifs, y compris les Juifs invalides civils ou du travail, doivent accepter toute affectation. Ils peuvent travailler de nuit comme de jour. Bref, les employeurs recevaient le droit de se livrer à une exploitation presque sans limites, en payant un minimum de salaire pour un maximum de travail.

Il y a de plus les impôts spécifiques sur le revenu.

La taxation est conçue comme une sorte de sanction pénale, du fait de la gravité des offenses commises par les Juifs en leur qualité d’ennemis du peuple. Comme les Juifs ne cotisent pas aux organismes nazis d’assistance et de secours, on leur fait payer un impôt spécial sur les revenus.

Il y a enfin la famine organisée.

L’étranglement économique de la communauté juive ne s’arrêta pas aux réductions de salaires et aux augmentations d’impôts. Après tous ses retranchements, les Juifs conservaient encore quelques revenus, que les bureaucrates considéraient comme équivalent à une masse de créances juives sur les biens et les services allemands.

La bureaucratie allemande se mit à restreindre réglementairement les attributions de produits alimentaires aux consommateurs juifs. En décembre 1939, les Juifs reçoivent moins de viande et de beurre, pas du tout de cacao ou de riz. En janvier 1940, les distributions de viande et de légumes ne concernent plus les Juifs. On s’attaque aux rations supplémentaires des enfants, des travailleurs de force et des handicapés, voire aux rations de base ordinaire. On fixe pour les Juifs des horaires d’approvisionnement particulier. On s’en prend aux colis reçus de l’étranger. En juin 1942, on interdit aux Juifs tout achat de viande. Pour les enfants juifs, on remplace le lait entier par du lait écrémé.

 Étant donné que 1942 fut l’année des déportations de masse, les Juifs encore présents sur le territoire du Reich devinrent de moins en moins nombreux. En 1943, le problème du rationnement se trouve simplifié : à Vienne, le Conseil juif ne sert plus qu’un seul repas par jour. Pour manger, les Juifs devaient se présenter avant 13 h et ceux astreints au travail forcé jusqu’à 19 h.

Ainsi, de quelques traits de plume, la bureaucratie avait-elle réduit une communauté naguère florissante, riche d’une longue expérience et de capitaux considérables, à n’être plus qu’un troupeau d’affamés, contraint aux plus durs travaux et venant au soir quémander une maigre pitance.

Le troisième stade du processus de destruction fut celui de la concentration de la communauté juive, c’est-à-dire l’entassement incontrôlé des Juifs dans les grandes villes (du fait de l’appauvrissement et de la dépendance à l’égard des organisations caritatives) et la séparation des Juifs de la population allemande. Les mesures systématiques tendant à isoler la communauté juive de la population allemande environnante constitue ce qu’on peut appeler le processus de ghettoïsation.

Le processus de ghettoïsation comporte, comme première étape, la rupture imposée des relations de sociabilité entre Juifs et Allemand : révocation et licenciement de Juifs dans la fonction publique et dans l’industrie, aryanisations ou liquidation des entreprises juives, interdiction aux Juifs d’employer des femmes allemandes, de fréquenter les hôtels et pensions de famille ayant des employés allemands, interdiction de certains mariages, interdiction des conversations dans la rue et des visites à domicile, interdiction d’accès aux lieux publics, aux wagons-lits, aux wagons-restaurants, aux salles d’attente, aux hôpitaux, aux lieux de villégiature, aux plages, aux commerces à certaines heures, expulsion des Juifs du système scolaire.

À ces décrets de ségrégation s’ajoute, comme deuxième mesure de ghettoïsation, une concentration plus matérielle, en relogeant les couples non privilégiés à l’écart du reste de la population, dans des immeubles, sous le regard vigilant de la population allemande.

La troisième étape du processus de ghettoïsation consiste en des restrictions de la liberté de déplacement et de communication (zones et horaires interdits, interdiction des transports en commun à certaines heures, interdiction du téléphone).

La quatrième étape du processus de ghettoïsation comporte des mesures d’identification. Ce sont des marques spécifiques aux papiers personnels, aux passeports, aux cartes d’alimentation, l’imposition de noms spécifiquement juifs, le marquage matériel des personnes et des logements, l’interdiction du salut allemand et de la fréquentation de certaines églises. Ce système d’identification assure le respect des restrictions et exerce sur les victimes d’un effet paralysant, poussant les Juifs à être encore plus docile face à une population qui les surveille dans tous leurs actes.

La cinquième et dernière étape du processus de ghettoïsation est l’appareil administratif juif, qui met la population juive à la merci des Allemands. L’organisation religieuse juive se centralise, accepte de parler des « Juifs d’Allemagne » à la place de « Juifs allemands », s’occupe d’éducation, d’assistance et d’émigration, accepte de gérer les Juifs qui ne sont pas de confession juive, informe la population juive des règlements allemands, rend compte au Allemands de la démographie de la communauté, accepte le contrôle de la Gestapo sur les comptes en banque, concentre elle-même les Juifs dans les logements désignés, étudie les plans d’ensemble de la déportation en établissant les cartes et les listes, en fournissant les locaux, l’approvisionnement et le personnel, permettant ainsi aux Allemands d’économiser leurs ressources en hommes et en argent tout en renforçant leur emprise sur leurs victimes, réduite à l’obéissance absolue à tous les ordres et règlements.

Le troisième stade du processus de destruction fut celui de la concentration de la communauté juive. En Allemagne, la concentration comporta deux aspects complémentaires : l’entassement incontrôlé des Juifs dans les grandes villes (le déplacement vers les villes fut un résultat indirect des actions économiques antijuives – un mouvement résultant surtout de l’appauvrissement progressif, qui entraînèrent le renforcement des liens de dépendance à l’intérieur de la communauté juive et particulièrement envers ses organisations caritatives), et la séparation des Juifs de la population allemande (le processus de ghettoïsation fut délibérément planifié, mesure après mesure – nous entendons par ghettoïsation l’ensemble des mesures tendant à isoler la communauté juive de la population allemande environnante).

Avant même l’accession au pouvoir des nazis, la population juive d’Allemagne était déjà pour une très grande part une population urbaine, mais à partir de 1933, cette tendance s’affirma : la proportion des Juifs vivants dans les villes de plus de 100 000 habitants passa de 74% en 1933 à 82% en 1939 (le recensement de 1939 dénombre 330 000 Juifs, dont 91 000 à Vienne et 82 000 à Berlin).

Cinq étapes marquèrent le processus de ghettoïsation. La première étape est la rupture imposée des relations de sociabilité entre Juifs et Allemands.

Les premiers stades de l’éloignement furent les révocations ou les licenciements de Juifs dans la fonction publique et dans l’industrie, mais aussi l’aryanisation ou la liquidation des entreprises juives (les objectifs étaient économiques, les effets sociologiques n’étant qu’une retombée secondaire).

D’autres mesures – cette fois calculées – visèrent les situations où Juifs et Allemands se trouvaient en rapport étroit, avec deux catégories de décrets, les uns partant du postulat que les Allemands ressentaient trop de sympathie pour les Juifs, et qu’il fallait interdire les manifestations d’amitié pour préserver la pureté du sang allemand en même temps que l’idéal national-socialiste (actions ne pouvant avoir d’efficacité administrative qu’à condition d’être également imposées aux Allemands), et à l’inverse, les autres se fondaient sur l’hostilité des Allemands envers les Juifs, supposées si profonde que la ségrégation était indispensable au maintien de l’ordre public (actions de séparation sociale par des limitations applicables aux seuls Juifs).

La loi sur la protection du sang et de l’honneur allemand de 1935 interdit aux familles juives d’employer des femmes allemandes de moins de 45 ans, ce qui s’étend bientôt aux hôtels et pensions de famille des stations thermales (si des Allemandes de moins de 45 ans y travaillent, l’accès devait en être interdit à la clientèle juive).

Les mariages sont interdits entre Allemands et Juifs, entre Mischling au second degré et Juifs, entre Mischlings au second degré et Mischlings au second degré, entre Mischlings au premier degré et Allemands, entre Mischlings au premier degré et Mischlings au second degré. Tout Allemand souhaitant des relations sexuelles extraconjugales avec n’importe quelle femme avait le devoir d’examiner ses papiers d’identité afin de s’assurer qu’elle n’était pas juive. Devant les tribunaux allemands, les plus faibles indices de relations amicales (conversation dans la rue, visites à domicile) avaient valeur de fortes présomptions pour des relations sexuelles extraconjugales.

Le processus de ghettoïsation comporte l’interdiction aux Juifs de l’accès aux lieux publics, soit en permanence, soit du moins à certaines heures (la présence des Juifs incommode les Aryens), l’expulsion progressive des Juifs du système scolaire, l’interdiction aux Juifs des wagons-lits, wagons-restaurants, salles d’attente, buffets, les lieux de villégiature, les plages, les hôpitaux, les coiffeurs Aryens, et il y a aussi les horaires d’achat imposés.

A ces décrets de ségrégation s’ajoute une concentration plus matérielle, en relogeant les Juifs à l’écart du reste de la population, ce qui implique la transplantation d’un très grand nombre de gens. Cependant, un ghetto sous forme d’un quartier complètement isolé où ne vivraient que des Juifs n’est pas retenu. Les Juifs habiteront dans des immeubles, sous le regard vigilant de toute la population allemande. Dans ces immeubles, seuls les couples non privilégiés peuvent y habiter (pour les couples sans enfants, le couple composé d’un mari juif et d’une femme allemande est non privilégié – on espère que la femme allemande divorcera –, et pour les autres couples, si les enfants sont élevés dans la religion judaïque, ces couples sont non privilégiés). Un propriétaire allemand est en droit d’expulser son locataire juif à condition de présenter un certificat prouvant que celui-ci a la possibilité de se réinstaller ailleurs, et les Juifs disposant encore de leur propre logement, sont obligés de recevoir comme locataires les familles juives sans abri. Finalement, les appartements réservés aux juifs se retrouvèrent pleins à craquer, les chambres étant cloisonnées par des couvertures suspendues, un locataire devant grimper sur les lits d’autres pour rejoindre le sien, le tout étant régi par les organisations de la communauté juive.

Outre cette politique restrictive du logement, la bureaucratie limite la liberté de déplacement et de communication. On retire au Juifs leur permis de conduire. On interdit aux Juifs de se trouver dans les rues après 8 h du soir. Des zones leur sont interdites. Les Juifs sont exclus des promenades boisées de l’environ. Les tramways et autobus sont interdit aux Juifs aux heures de pointe et sans permis spécial délivré par la police urbaine. Les Juifs sont privés de téléphone, sauf les médecins, les dentistes, les avocats et les organisations juives.

Ces restrictions systématiques allèrent de pair avec des mesures d’identification systématique qui s’appliquèrent d’abord aux papiers personnels, au passeport, aux cartes d’alimentation. On impose des noms spécifiquement juifs, les Juifs devant ajouter Israël et les Juive Sara à leur prénom courant – à moins que celui-ci ne figurera dans la liste officielle approuvée par le ministère. Enfin, on désigne matériellement les personnes et les logements par des marques apparentes. Le salut allemand (Heil Hitler et bras tendu) est interdit à la population juive, ainsi que le pavoisement avec le drapeau rouge, blanc, noir. Le marquage des Juifs avec l’étoile juive, noire sur fond jaune et large comme la paume de la main, avec en son centre l’inscription en noir Jude, s’institua d’abord en Pologne. L’Église luthérienne déclare que les chrétiens de race juive n’ont pas leur place dans une Église évangélique allemande. Les logements sont marqués avec, sur la porte, une étoile dessinée en noir sur papier blanc.

Le système d’identification dans son ensemble donnait à la police une arme puissante, contribuant à assurer le respect des restrictions de résidence et de déplacement, constituant un instrument de contrôle permettant de repérer chaque Juif en tout lieu et en tout temps, exerçant sur ses victimes un effet paralysant, poussant les Juifs à se montrer encore plus dociles, encore plus empressés à obéir (le porteur d’étoile se trouvait exposé, se sentait le point de mire de tous les regards : tout se passait comme si la population entière était devenue une force de police qui le fixait et le surveillait dans tous ses actes).

La dernière pièce de ce mécanisme que nous avons nommé processus de ghettoïsation fut l’appareil administratif juif, qui mit la population juive à la discrétion des Allemands, et ce sont les Juifs eux-mêmes qui ont créé cette bureaucratie.

Jusqu’en 1933, l’organisation communautaire était restée décentralisée. Au printemps 1933 apparut une organisation juive centrale, encore rudimentaire. Dans les années suivantes elle allait se transformer en un appareil administratif juif, doté de fonctions de plus en plus importantes.

Au cours des ans, les responsables juifs durent discuter avec des fonctionnaires de rang de plus en plus inférieur, et pour finir s’adresser à de simples capitaines SS.

Une partie des Juifs orthodoxes sont méfiants à l’égard du rabbin libéral Léo Baeck, ainsi que les Juifs assimilationnistes, partisans du nationalisme allemand et persuadés que les sacrifices qu’ils avaient consentis leur donnait plus de droits qu’aux autres Juifs, et, à l’autre extrémité du spectre politique, les sionistes révisionnistes, qui ne voyaient de salut que dans l’émigration générale.

À la direction, il fallut réserver des sièges pour les nouveaux venus sionistes, pour les autres grands mouvements et pour les grandes communautés, dont celle de Berlin. Il n’y a pas eu de place pour le philosophe Martin Buber ni pour le prix Nobel de chimie Richard Willstater, des personnalités qui auraient pu remplacer la direction en place.

 Au début, domine l’idée que les Juifs devaient tenir dans l’espoir que la politique antijuive finirait par s’assouplir, ne voyant dans l’émigration qu’une solution parmi d’autres.

Mais, à la fin de 1935, le régime impose que l’organisation parle non des « Juifs allemands », mais des « Juifs d’Allemagne ».

Grâce à des dons des organisations juives étrangères, des dons de plus en plus importants, l’organisation s’occupe d’éducation professionnelle et d’émigration, tout en continuant à s’occuper des œuvres d’assistance. En juillet 1938, les dirigeants de la communauté décrètent que toute personne de confession judaïque serait obligatoirement membre de l’organisation.

En juillet 1939, la Police de sécurité établit sur l’organisation son autorité dictatoriale. L’organisation est responsable de l’entretien des écoles juives et des secours aux indigents. Le décret désigne comme Juifs et soumis à l’autorité de l’organisation non seulement les personnes de confession judaïque mais toutes celles classées juives au terme de la définition légale.

Le ministère de l’Intérieur imposait à l’organisation des responsabilités supplémentaires, transformant l’appareil administratif juif en instrument de destruction de la communauté juive. L’organisation juive va devenir un rouage essentiel du mécanisme de la déportation. Le passage se fait sans changement du personnel de direction.

 Les dirigeants juifs, parce qu’ils étaient représentatifs, et malgré leur participation au processus de destruction, conservèrent jusqu’au bout leur statut et leur prestige personnel au sein de la communauté.

C’est parce que ces dirigeants continuèrent d’accomplir leurs tâches avec la même conscience qu’ils furent aussi efficaces au service de leurs maîtres allemands qu’ils l’avaient été du temps où ils se dévouaient pour le bien du peuple juif. Ils s’engagèrent dans l’attitude de soumission en commençant par rendre compte à l’Office central de sécurité du Reich des décès, naissances et autres données démographiques, et par informer la population des règlements allemands, ouvrant les comptes en banque accessibles au contrôle de la Gestapo, concentrant les Juifs dans les logements des immeubles désignés. Et ils finirent par se charger des préparatifs de la déportation en étudiant les plans d’ensemble, en établissement les cartes et les listes, en fournissant locaux, approvisionnement et personnel.

Le système permit aux Allemands d’économiser leurs ressources en hommes et en argent, tout en renforçant leur emprise sur leurs victimes. Contrôlant la direction juive, les Allemands étaient en mesure de contrôler la communauté tout entière. La communauté juive était réduite à l’obéissance absolue à tous les ordres et règlements.

Le taux de natalité tendait à se réduire à zéro. La communauté juive n’était plus qu’un organisme agonisant.

En Pologne, au cours de la première phase de concentration, on transfère 600 000 Juifs des territoires incorporés vers le Gouvernement général, dont la population juive passe de 1,4 millions à 2 millions. Ces 2 millions seront rassemblés dans des quartiers clos – dans des ghettos. C’est la première vague d’expulsion.

Puis – deuxième phase de concentration –, on décide de déplacer des territoires incorporés vers le Gouvernement général 400 000 Polonais. C’est la deuxième vague d’expulsion.

On décide enfin – troisième phase de concentration – d’expulser vers le Gouvernement général les Juifs et les Tziganes du Reich. C’est la troisième vague d’expulsion.

Chaque communauté juive doit se doter d’un Conseil s’occupant de l’évacuation des Juifs et de leur expédition au point de concentration, de leur approvisionnement en cours de transport et de leur logement à l’arrivée.

La concentration des Juifs dans des ghettos fermés est conçue au début comme un expédient qui permettrait de préparer la phase finale de l’émigration en masse vers Madagascar.

Au cours des six premiers mois, il y eu peu d’organisation et beaucoup de confusion. Les étapes préliminaires de la ghettoïsation comportèrent le marquage des personnes, l’imposition de restrictions de déplacement et la création d’organismes de contrôle juif. Est considéré comme Juif toute personne née d’au moins un grand parent juif. Les personnes et les magasins juifs sont marqués. Les déplacements sont limités.

Dans les ghettos, des fonctionnaires juifs accompagnés d’auxiliaires de police de souche allemande sont dépêchés dans la plupart des foyers juifs afin de collecter l’impôt communautaire. Les Conseils doivent transmettre à la population juive les ordres et règlements allemands, utiliser une police juive pour exécuter la volonté allemande, livrer à l’ennemi allemand les biens des Juifs, le travail des Juifs, la vie des Juifs, s’épuisant à vouloir atténuer les souffrances et combattre la mortalité massive tout en se pliant par automatisme à toute exigence allemande, et invoquant l’autorité allemande pour contraindre leur communauté à y obéir. Ces dirigeants juifs sauvèrent leur peuple et à la fois le détruisirent. Ils sauvèrent des Juifs et en tuèrent d’autres.

Les Conseils juifs deviennent de moins en moins capables d’accomplir leurs tâches d’assistance, apparaissant comme les exécutants des ordres nazis. Certains responsables juifs ressentent irrésistiblement le besoin de ressembler à leurs maîtres allemands. Les bureaux du Conseil sont luxueux. Les dirigeants juifs sont devenus des maîtres absolus. Les conseillers sont tenus responsables de l’exécution de tous les ordres. Ces dirigeants tremblent à ce point devant leurs seigneurs allemands que les officiers nazis n’ont qu’à exprimer leurs désirs.

Dans les ghettos, les Juifs sont forcés de sacrifier aux achats de première nécessité les biens privés qui leur restent – argent liquide, objets de quelque valeur, mobilier, vêtements.

Les dirigeants du ghetto ont à compenser l’épuisement des réserves individuelles avant qu’il ne soit trop tard. Devant les inégalités, l’appel à la charité ne peut jouer que dans d’étroites limites. Le Conseil juif organise des taxations sur les salaires, sur les rations de pain, sur les personnes exemptées du travail obligatoire, sur les loyers, sur les enterrements, sur les médicaments. La structure fiscale tant à pressurer les pauvres pour faire survivre les plus misérables.

 La bureaucratie juive, jusque-là embryonnaire et réduite à quelques employés affectés à l’enregistrement des personnes ou à la comptabilité, prolifère et se diversifie pour traiter les problèmes immédiats du logement, de la santé publique, du maintien de l’ordre, etc. L’appareil se gonfle d’une multitude de fonctionnaires parfois rémunérés, parfois bénévoles, parfois compétents, parfois incapables, dévoués parfois à la communauté et parfois à leurs seuls intérêts personnels. Le clientélisme, le favoritisme là, la pure et simple corruption deviennent vite des tentations, et bientôt monnaie courante.

Pour les Conseils, vouloir venir en aide aux Juifs, c’était se faire les exécutants des volontés allemandes. À la communauté désarmée il ne reste que l’espérance. Les Juifs attendent la fin de la guerre et pendant ce temps se tiennent tranquilles, ne manifestant aucune velléité de résistance.

Les bureaucrates, commerçants et spéculateurs formèrent une classe supérieure imposante, leurs membres fréquentant des clubs dansants, mangeant dans des restaurants luxueux et se faisant véhiculer en pousse-pousse par leurs concitoyens, répandant l’image d’un ghetto prospère.

En octobre 1941, on commence les déportations de masse dans le territoire du Reich, des déportations qui n’allaient prendre fin qu’une fois le processus de destruction mené à son terme. Comme les centres de mise à mort n’étaient pas encore construits, il fut décidé qu’en attendant la mise en service des camps de la mort on entreposerait les Juifs dans les ghettos situés dans les territoires incorporés ou, plus à l’est, dans la zone soviétique occupée.

En Pologne, contrairement à l’Allemagne, la ghettoïsation précède les confiscations, le travail forcé et les privations alimentaires.

L’administration des biens confisqués confisque puis revend le produit aux acheteurs intéressés moyennant le respect de quelques priorités. La première phase de l’expropriation pille les entrepôts et entreprises ou réquisitionne les plus belles résidences. La deuxième phase de l’expropriation confisque les biens abandonnés par les Juifs enfermés dans les ghettos. La troisième phase de l’expropriation consiste en la saisie de certains biens à l’intérieur du ghetto (serviettes, draps, fourrures).

Pour ce qui concerne le travail forcé, au début, les autorités ramassent les Juifs dans les rues et leur font enlever les détritus, combler les fossés antichars, pelleter la neige, etc. Puis, en octobre 1939, l’administration du Gouvernement général institue le principe général du travail forcé. Chaque fois qu’un service a besoin de Juifs, on en prend dans les rues, on les forme en unités et on les met à l’ouvrage. Le Conseil juif inscrivit parmi ses premiers objectifs la suppression de ces réquisitions au hasard. À cette fin il constitue un bataillon de travail dont les Allemands disposeraient selon leurs besoins. Le chef des SS et de la Police autorisent tous les Conseils juifs à organiser des détachements de travail forcé. Désormais, toute administration qui avait besoin de main-d’œuvre pouvait présenter ses demandes au Conseil juif.

  Les détachements constituent une main-d’œuvre à bas prix. Bien souvent les employeurs allemands ne paient rien. Les Conseils juifs exemptent du travail forcé des hommes recensés comme valides et disposés à payer pour leur liberté. Tout contremaître juif qui n’atteigne pas les objectifs de production est automatiquement rétrogradé au rang de travailleur ordinaire.

Première forme d’utilisation du travail juif, les détachements ne convenaient qu’à des tâches d’urgence effectuée au jour le jour, ou à certaines certains chantiers. Peu à peu, il s’en dégagea une nouvelle organisation du travail forcé de caractère plus stable, celle des camps de travail. Ceux-ci furent créés en vue d’employer les Juifs en plus grande masse et à des réalisations de tout autre envergure (construction de fossés antichars, de canaux et de voies ferrées). Des entreprises industrielles vinrent installer des ateliers dans certains camps. Corrélativement, on créa d’autres camps à proximité des grandes usines. Les camps sont rudimentaires. On y travaille sept jours sur sept, de l’aube au crépuscule. La mortalité est importante.

 Il y a aussi l’exploitation du travail juif dans les ghettos, dans des ateliers municipaux ou dans des entreprises privées. Les autorités favorisent les productions à fort taux de main-d’œuvre : uniformes, caisses de munition, chaussures de cuir, de paille tressée et de bois, petite quincaillerie, balais, matelas, récipients divers, et aussi la réparation des meubles et le ravaudage des vieux vêtements. Le principal client est l’armée. Les ghettos deviennent partie intégrante de l’économie de guerre, ce qui va poser de sérieux problèmes à l’époque des déportations.

En ce qui concerne le rationnement, les autorités allemandes réduisent de plus en plus les fournitures de produits alimentaires et les combustibles. Les produits destinés à la population juive passent successivement par deux organismes de répartition. Le premier, aux mains des Allemands, décide des quantités globales. Le second, institué par les Conseils juifs, décide de la part du total attribuée individuellement à chacun. Dès les premiers jours, le système assure le bien-être de quelques-uns au détriment des autres. Le partage inégal représente pour les malchanceux un véritable désastre. L’inégalité est partout présente. Le favoritisme, les détournements et la corruption s’étalent au grand jour. La mortalité augmente du fait de la pénurie de charbon et de savon, et du surpeuplement des logements, qui favorisent la prolifération des poux, du fait de la nutrition insuffisante, qui diminue la résistance aux maladies (typhus intestinal, tuberculose, grippe).

Quand, en septembre 1939, l’armée allemande entra en Pologne, le processus administratif de destruction en était déjà largement arrivé au stade de la concentration. En Pologne, on réalise la concentration avec beaucoup plus de hâte et de brutalité. Le personnel administratif allemand est composé d’une forte proportion d’hommes du parti. On impose aux Juifs polonais des densités d’occupation des logements très supérieurs à celles des Juifs allemands, on abaisse la ration alimentaire très en deçà de leur niveau en Allemagne.

Les Juifs polonais sous domination allemande sont 2 000 000. Le processus de concentration fut autre chose que l’ensemble de restrictions utilisées en Allemagne. Au lieu d’utiliser ce système de restrictions, la bureaucratie ressuscita en Pologne le ghetto médiéval entièrement coupé du reste du monde.

Les Juifs sont éliminés des régions majoritairement germanophones (Dantzig, Prusse orientale, Poznan, Haute Silésie orientale, ce qu’on appelle les territoires incorporés), chassés des campagnes polonaises et concentrés dans des ghettos situés dans les villes situées à un nœud du réseau ferré dans le Gouvernement général (le Gouvernement général est dirigé par Hans Frank, qui n’a cependant pas autorité sur l’armée, sur le réseau ferroviaire, sur les SS et la Police, les SS et la Police étant un appareil soumis à Himmler).

De manière autoritaire, chaque communauté juive doit se doter d’un Conseil des anciens, s’occupant de l’évacuation des Juifs des campagnes et de leur expédition au point de concentration, de leur approvisionnement en cours de transport et de leur logement à l’arrivée.

La mise en œuvre du processus de destruction est précédée, comme en Allemagne, par des actions violentes isolées, surtout de la part des SS.

Le plan pour la concentration des Juifs polonais s’applique en deux phases.

Au cours de la première, on transfère 600 000 Juifs des territoires incorporés vers le Gouvernement général, dont la population juive passe de 1,4 millions à 2 millions. Ces 2 millions seront rassemblés dans des quartiers clos – dans des ghettos. C’est la première vague d’expulsion.

Puis, on décide de déplacer des territoires incorporés vers le Gouvernement général 400 000 Polonais. C’est la deuxième vague d’expulsion.

Les trains se mettent en route le premier décembre 1939.

On décide alors d’expulser vers le Gouvernement général les Juifs et les Tziganes du Reich. C’est la troisième vague d’expulsion.

Les vides ainsi créés seraient comblés par des Allemands ethniques des Républiques baltes ou autres zones attribuées à la sphère d’influence soviétique. La fièvre d’évacuation ne devait pas se limiter à des déplacements des territoires incorporés vers le Gouvernement général : les Juifs furent également déplacés à l’intérieur même de ces régions. Frank, veut libérer Cracovie de ses 60 000 Juifs. Frank est débordé par l’afflux des populations. Il proteste.

La concentration des Juifs dans des ghettos fermés est conçue comme un expédient qui permettrait de préparer la phase finale de l’émigration en masse vers Madagascar.

Au cours des six premiers mois, il y eu peu d’organisation et beaucoup de confusion. Les étapes préliminaires de la ghettoïsation comportèrent le marquage des personnes, l’imposition de restrictions de déplacement et la création d’organismes de contrôle juif.

Est considéré comme Juif toute personne née d’au moins un grand parent juif. Les personnes et les magasins juifs sont marqués.

 Les déplacements sont limités : il est interdit aux Juifs de changer de domicile, sauf dans les limites de leur localité de résidence, et de sortir de chez eux entre 9 h du soir et 5 h du matin. Le voyage en chemin de fer est interdit.

Toute communauté juive doit élire un Conseil juif.

Des fonctionnaires juifs accompagnés d’auxiliaires de police de souche allemande sont dépêchés dans la plupart des foyers juifs afin de collecter l’impôt communautaire.

 Les Conseils doivent transmettre à la population juive les ordres et règlements allemands, utiliser une police juive pour exécuter la volonté allemande, livrer à l’ennemi allemand les biens des Juifs, le travail des Juifs, la vie des Juifs, s’épuisant à vouloir atténuer les souffrances et combattre la mortalité massive tout en se pliant par automatisme à toute exigence allemande, et invoquant l’autorité allemande pour contraindre leur communauté à y obéir. Ces dirigeants juifs sauvèrent leur peuple et à la fois le détruisirent. Ils sauvèrent des Juifs et en tuèrent d’autres.

Les Conseils juifs deviennent de moins en moins capables d’accomplir leurs tâches d’assistance, apparaissant comme les exécutants des ordres nazis. Certains responsables juifs ressentent irrésistiblement le besoin de ressembler à leurs maîtres allemands. Les bureaux du Conseil sont luxueux. Les dirigeants juifs sont devenus des maîtres absolus. Les conseillers sont tenus responsables de l’exécution de tous les ordres. Ces dirigeants tremblent à ce point devant leurs seigneurs allemands que les officiers nazis n’ont qu’à exprimer leurs désirs.

 L’expulsion et le transfert se font par surprise, afin d’obliger les Juifs à abandonner faute de temps une grande partie de leurs biens. Les Juifs sont dirigés vers des quartiers délabrés. Une clôture gardée est installée. La densité de population est importante.

La bureaucratie juive, jusque-là embryonnaire et réduite à quelques employés affectés à l’enregistrement des personnes ou à la comptabilité, prolifère et se diversifie pour traiter les problèmes immédiats du logement, de la santé publique, du maintien de l’ordre, etc. L’appareil se gonfle d’une multitude de fonctionnaires parfois rémunérés, parfois bénévoles, parfois compétents, parfois incapables, dévoués parfois à la communauté et parfois à leurs seuls intérêts personnels. Le clientélisme, le favoritisme là, la pure et simple corruption deviennent vite des tentations, et bientôt monnaie courante.

Au cours de la période 1939-1941 le programme d’émigration forcée disparaît progressivement pour laisser place à la politique de la Solution finale.

Les expulsions constituent donc des mesures temporaires visant seulement atteindre des objectifs intermédiaires.

En octobre 1941, on commence les déportations de masse dans le territoire du Reich, des déportations qui n’allaient prendre fin qu’une fois le processus de destruction mené à son terme. Cette fois l’expulsion n’avait plus pour objectif final l’émigration des juifs, mais leur annihilation. Pourtant, comme les centres de mise à mort destinés à les gazer n’étaient pas encore construits, il fut décidé qu’en attendant la mise en service des camps de la mort on entreposerait les Juifs dans les ghettos situés dans les territoires incorporés ou, plus à l’est, dans la zone soviétique occupée.

Le ghetto dépend du monde extérieur pour sa subsistance élémentaire. Comment faire subsister le ghetto ? Comment, privés des emplois et des entreprises qui les avaient fait vivre, tous les enfermés allaient-ils pouvoir se tirer d’affaire ? Comment le ghetto paierait nourriture, charbon, eau, électricité, gaz, loyers, enlèvement des ordures et impôts, et comment il s’acquitterait de ses dettes envers les organismes publics ou les créanciers polonais ?

 Il y a les Juifs travaillant sur des chantiers à l’extérieur du ghetto, sans variation des salaires courants, qui pourraient payer l’approvisionnement, mais cela n’assurerait pas le minimum vital.

La population des ghettos manque de travail. Il n’y a plus de cohésion économique de la communauté. Les entreprises juives ont été liquidées. Les clôtures coupent de leur marché les usines et ateliers artisanaux qui subsistent dans les enceintes. Les intermédiaires n’ont ni fournisseur ni client. Les emplois que certains ont conservés hors des limites leur sont interdits.

 Les Juifs sont forcés de sacrifier aux achats de première nécessité les biens privés qui leur restent – argent liquide, objets de quelque valeur, mobilier, vêtements.

Les dirigeants du ghetto ont à compenser l’épuisement des réserves individuelles avant qu’il ne soit trop tard. Devant les inégalités, l’appel à la charité ne peut jouer que dans d’étroites limites. Le Conseil juif organise des taxations sur les salaires, sur les rations de pain, sur les personnes exemptées du travail obligatoire, sur les loyers, sur les enterrements, sur les médicaments.

 La structure fiscale tant à pressurer les pauvres pour faire survivre les plus misérables.

Les autorités allemandes autorisent les Conseils à emprunter sur des fonds juifs séquestrés. Si les autorités veulent maintenir un minimum d’ordre et de possibilité de subsistance, cela ne les empêche pas d’imposer des règlements qui affectent la capacité de survie de la communauté, avec les confiscations qui enlèvent au ghetto une part de leurs ressources productives, réduisant les exportations, avec l’exploitation du travail en payant aux Juifs des salaires inférieurs, avec l’interdiction d’importation de produits alimentaires.

 Pour les Conseils, vouloir venir en aide aux Juifs, c’était se faire les exécutants des volontés allemandes. À la communauté désarmée il ne reste que l’espérance. Les Juifs attendent la fin de la guerre et pendant ce temps se tiennent tranquilles, ne manifestant aucune velléité de résistance.

Après la ghettoïsation, confiscation des biens, réquisitions du travail et privations alimentaires donnèrent lieu à des programmes administratifs concertés (en Allemagne, l’expropriation a précédé la ghettoïsation). En Pologne, contrairement à l’Allemagne, l’expropriation rapporta moins que l’exploitation du travail et que les économies de nutrition.

L’administration des biens confisqués confisque puis revend le produit aux acheteurs intéressés moyennant le respect de quelques priorités. La première phase de l’expropriation pille les entrepôts ou réquisitionne les plus belles résidences. La deuxième phase de l’expropriation confisque les biens abandonnés par les Juifs enfermés dans les ghettos, l’administrations prenant soin de laisser hors limites du ghetto le meilleur des maisons, appartements et immobiliers. Les directives de déplacement prennent les Juifs à l’improviste pour les contraindre à laisser sur place l’essentiel de leurs biens mobiliers, sans leur laisser le temps de s’arranger pour tout transporter dans le ghetto ou encore moins de trouver à stocker des objets encombrants. La troisième phase de l’expropriation consiste en la saisie de l’administration allemande de certains biens à l’intérieur du ghetto.

Sur le marché où l’on pouvait acquérir les biens juifs pour rien, les amateurs sont légions.

Dans les territoires incorporés, 76 000 petites entreprises, 9000 moyennes et 294 de grande taille sont liquidées. Dans le Gouvernement général, 112 000 entreprises juives sont liquidées. Le Conseil juif doit régulièrement fournir des objets d’usage courant, tels que draps et serviettes et, en décembre 1941, les fourrures.

C’est par leur nombre que les juifs de Pologne représentaient pour les Allemands un facteur économique important : 2 500 000 de personnes ne saurait être une force de production négligeable. En outre, de par leur qualification professionnelle, les Juifs tenaient dans l’économie polonaise une place beaucoup plus considérable que dans d’autres pays.

Au début, les autorités ramassent les Juifs dans les rues et leur font enlever les détritus, combler les fossés antichars, pelleter la neige, etc.

 Puis, en octobre 1939, l’administration du Gouvernement général institua le principe général du travail forcé. Chaque fois qu’un service avait besoin de Juifs, on en prenait dans les rues, on les formait en unités et on les mettait à l’ouvrage. La journée accomplie, ils étaient relâchés. Le lendemain matin, la même opération recommençait.

Le Conseil juif inscrivit parmi ses premiers objectifs la suppression de ces réquisitions au hasard. À cette fin il constitue un bataillon de travail dont les Allemands disposeraient selon leurs besoins. Le chef des SS et de la Police officialisa la mesure par un décret de décembre 1939, autorisant tous les Conseils juifs à organiser des détachements de travail forcé. Désormais, toute administration qui avait besoin de main-d’œuvre pouvait présenter ses demandes au Conseil juif.

 Le gouverneur général Frank parle de la bonne volonté des Juifs, non sans condescendance.

 Les détachements constituaient une main-d’œuvre à bas prix. Bien souvent les employeurs allemands ne paient rien. À Cracovie, la municipalité attribue une petite somme au Conseil juif. Les Conseils exemptent du travail forcé des hommes recensés comme valides et disposés à payer pour leur liberté.

 Tout contremaître juif qui n’atteignait pas les objectifs de production était automatiquement rétrogradé au rang des travailleurs ordinaires : ces privilégiés menaient les autres Juifs par des moyens brutaux.

Première forme d’utilisation du travail juif, les détachements ne convenaient qu’à des tâches d’urgence effectuée au jour le jour, ou à certaines certains chantiers. Peu à peu, il s’en dégagea une nouvelle organisation du travail forcé de caractère plus stable, celle des camps de travail. Ceux-ci furent créés en vue d’employer les Juifs en plus grande masse et à des réalisations de tout autre envergure.

On creuse un gigantesque fossé antichars en février 1940 sur les frontières orientales, on lance un programme d’aménagement fluvial et de construction de canaux et de voies ferrées. Par la suite, des entreprises industrielles vinrent installer des ateliers dans certains camps. Corrélativement, on créa d’autres camps à proximité des grandes usines.

 Comme pour les détachements, c’était les Conseils juifs qui recrutaient les Juifs affectés aux camps. Ils y envoyaient d’un coup le contingent complet, avec son superviseur et ses chefs de groupe juifs.

Les installations sanitaires étaient primitives. Les hommes dormaient à même le sol. On ne leur distribuait pas de vêtements. La nourriture était parfois fournie par le Conseil juif le plus proche : pain, soupe claire, pommes de terre, margarine et déchets de viande. Travaillant sept jours sur sept de l’aube au crépuscule, les hommes s’effondraient physiquement. Même dans les petits camps de 400 à 500 travailleurs ont comptait environ une douzaine de morts par jour. Le travailleur juif ne recevait de sa rémunération réduite qu’une partie, l’administration en gardant le plus gros pour l’entretien des camps.

Reste l’exploitation du travail juif dans les ghettos. La production est confiée soit des à ateliers municipaux, soit à des entreprises privées. Dans le premier système, les Conseils juifs assument la gestion. On fabrique des articles à bon marché. Les firmes allemandes ne se précipitent pas car elles se sont freinées par les coupures d’électricité, les déménagements entraînés par les rectifications des limites, les ordres de réquisitions de l’autorité militaire – sans parler de l’épuisement des travailleurs par la faim. On encourage le capitalisme juif, en débloquant des fonds d’investissement sur les comptes gelés.

 Les bureaucrates, commerçants et spéculateurs formèrent une classe supérieure imposante, leurs membres fréquentant des clubs dansants, mangeant dans des restaurants luxueux et se faisant véhiculer en pousse-pousse par leurs concitoyens, répandant l’image d’un ghetto prospère.

 Les autorités favorisent les productions à fort taux de main-d’œuvre : uniformes, caisses de munition, chaussures de cuir, de paille tressée et de bois, petite quincaillerie, balais, matelas, récipients divers, et aussi la réparation des meubles et le ravaudage des vieux vêtements. Le principal client est l’armée. Les ghettos deviennent partie intégrante de l’économie de guerre, ce qui va poser de sérieux problèmes à l’époque des déportations. Les Allemands en étaient venus à dépendre de ce que produisait la force de travail juive.

Les Juifs avaient une puissante raison de bien travailler : c’était en se montrant indispensable qu’il pouvait espérer survivre.

Les économies de nutrition, les privations alimentaires, le rationnement transforment les ghettos en piège mortel. Les autorités allemandes réduisent de plus en plus les fournitures de produits alimentaires et les combustibles. Les Conseils juifs sont le seul moyen de ravitaillement. Les Juifs sont placés entre la vie et la mort.

Les produits destinés à la population juive passent successivement par deux organismes de répartition. Le premier, aux mains des Allemands, décide des quantités globales. Le second, institué par les Conseils juifs, décide de la part du total attribuée individuellement à chacun. Dès les premiers jours, le système assure le bien-être de quelques-uns au détriment des autres. Le partage inégal représente pour les malchanceux un véritable désastre. L’inégalité est partout présente. Le favoritisme, les détournements et la corruption s’étalent au grand jour.

Les cantines populaires prirent fin avec la nationalisation des cantines, ce qui n’empêcha pas leurs employés de manger à leur faim et d’y voler des provisions pour les revendre. À côté des cantines, le ghetto avait aussi des magasins d’alimentation coopératifs. Ces coopératives ne vendaient au prix officiel qu’une partie des livraisons. Le reste passait par-dessous le comptoir. Dans ces conditions, seuls les riches parvenaient à se nourrir. En conséquence, les coopératives furent à leur tour nationalisées. Ceux qui avaient leur place dans le circuit n’en continuèrent pas moins à vivre convenablement. Le favoritisme devint une institution légalisée.

 Le Conseil juif attribue des talons de rations supplémentaires aux travailleurs de force, aux médecins, aux pharmaciens, mais les fonctionnaires et leurs familles furent de loin les premiers bénéficiaires des suppléments. Les salariés et ceux qui disposaient d’épargne avaient de quoi acheter leur ration officielle. Qui travaille pour l’armement ou pour de grosses entreprises d’exportation avaient droit au double, de même que les employés du Conseil juif et autre personnes professionnellement utiles. Pour les policiers du service d’ordre, la ration était quintuplée.

Des enfants meurent de faim.

Les Allemands considèrent leur livraison de produits alimentaires, charbon et savon comme autant de sacrifices de leur part, si bien qu’ils s’imaginent jouer envers la communauté juive un rôle non pas de spoliateurs mais de bienfaiteurs forcés. Aussi n’hésitent-t-ils pas à réduire les attributions bien au-dessous du minimum strictement indispensable. Les restrictions entraînent d’abord un accroissement de la morbidité. Le fait s’explique par la pénurie de charbon et de savon, et par le surpeuplement des logements, qui favorisent la prolifération des poux, et par la nutrition insuffisante, qui diminue la résistance aux maladies. On a un enchaînement ininterrompu d’épidémies : typhus intestinal en été, tuberculose en automne, grippe en hiver. Il y a en permanence 40% de personnes malades. La lutte pour la vie commence de tourner à la sauvagerie : un cas de cannibalisme du a la faim est enregistré, une mère mangeant un morceau de l’enfant décédé. Des mendiants affamés assaillent dans la rue les gens qui sortent des magasins d’alimentation pour leur arracher leur ration. Des personnes actives, travailleuses et pleines d’énergie se transforment en êtres apathiques et somnolents. Le passage de la vie à la mort s’opère comme dans les cas d’affaiblissement physiologique des vieillards. Il n’y a pas de symptôme violent. Toutes les fonctions vitales se détériorent simultanément, le pouls et le rythme respiratoire se ralentissent, l’attention devient de plus en plus difficile à éveiller. Certains s’endorment dans leur lit ou dans la rue et sont morts au matin, d’autres meurent au cours d’un effort physique, par exemple en allant à la recherche d’un peu de nourriture.

 La natalité est extrêmement faible.

Quand la bureaucratie eut achevé de définir les Juifs, de saisir leurs biens et de les concentrer dans les ghettos, elle avait atteint une limite au-delà de laquelle toute nouvelle étape signifiait forcément que les Juifs cesseraient d’exister dans l’Europe nazie. Le vocabulaire officiel allemand dénomme le passage à ce dernier stade « solution finale de la question juive ». Le terme « final » signifie, d’une part, que l’objectif est définitivement fixé – la mort – et d’autre part, qu’après cela, il n’y aurait plus jamais de problème juif.

L’anéantissement se réalisa en deux grands ensembles d’opérations.

Le premier ensemble d’opérations commença dès l’invasion de l’Union soviétique, le 22 juin 1941. De petites unités des SS et de la Police avançaient en territoires occupés, avec mission de tuer sur place toute la population juive (et aussi les Tsiganes et les communistes).

Peu de temps après, le deuxième ensemble d’opérations, que nous verrons dans le chapitre sur les déportations, aboutit à transporter les Juifs d’Europe centrale, occidentale et sud-orientale dans les camps munis d’installations de gazage.

Nous commençons donc par le premier ensemble d’opérations, les opérations mobiles de tuerie. Commençons par la première vague.

Contrairement au parti, aux organismes de l’administration civile et aux grandes entreprises privées, les forces armées restèrent à l’arrière-plan durant la phase préliminaire du processus de destruction, phase organisée par les unités mobiles de tueries, mais l’avance inexorable de ce processus de destruction finit par entraîner dans l’œuvre d’anéantissement tous les éléments organisés de la société allemande.

Pendant la guerre en Union soviétique, le seul service admis dans la zone des opérations fut le RSHA, l’Office central de la sécurité du Reich.

Cet organisme est la fusion de l’Office central de la police de sécurité (regroupant la Gestapo et la Kripo), organe de l’État, et de l’Office central de sécurité, organe du parti. Dans les zones envahies, l’organisme prend la forme d’unités mobiles de tueries, 4 Einsatzgruppen qui comprennent des Einsatzkommandos et des Sonderkommandos.

Les unités mobiles de tueries collaborent avec les militaires, avec des relations cordiales. L’armée livre des Juifs, requiert elle-même certaines opérations, participe à des exécutions collectives, fusille des otages juifs « en représaille pour des attaques contre les troupes d’occupation ». Les militaires vont franchement au-delà de leurs attributions en apportant leur aide aux unités mobiles. On note une insensibilité croissante à l’égard de l’assassinat de masse. L’armée pousse pratiquement les unités mobiles de tueries à multiplier les massacres.

Les Hongrois sont réticents, mais les Roumains font preuve d’actes de sauvagerie, inquiétants les Allemands eux-mêmes.

Les groupes mobiles de tuerie purent trouver, au moins dans certaines catégories de la population, et particulièrement en Lituanie, en Lettonie, en Estonie, en Pologne, en Ukraine et en Galicie, un soutien sous la forme de participations à des pogroms et d’engagements dans des polices auxiliaires. Les groupes mobiles de tuerie voulaient que la population prenne une part de la responsabilité des massacres.

Les Juifs n’étaient pas préparés à se battre contre les Allemands, mais la plupart d’entre eux n’étaient pas non plus prêts à fuir. Les autorités soviétiques évacuèrent, quand elles en eurent le temps, des groupes entiers de gens, privilégiés ou nécessaires, équivalents de nos professions libérales, étudiants ou ouvriers qualifiés. Même s’ils étaient en position de fuir, les Juifs restaient sur place, comme s’ils ne comprenaient pas que leur vie était menacée. Il y avait la conviction traditionnelle que le mauvais venait de Russie et le bon d’Allemagne. De vieux Juifs se rappelaient avoir, pendant la première guerre mondiale, senti l’occupation allemande comme une quasi-libération, ne se doutant pas que les Allemands venaient les persécuter et les tuer. De trop nombreux Juifs de Russie étaient d’autant moins vigilants que la presse et la radio soviétiques ne parlaient pas de ce qui se passait au-delà des frontières, dans le cadre de la politique d’apaisement. Les groupes mobiles de tuerie découvraient que leurs auxiliaires les plus précieux n’étaient autres que les Juifs eux-mêmes. Pour attirer et rassembler les Juifs en foule, il suffisait de les duper par de très simples ruses. On demandait aux rabbins de convoquer les Juifs, soit disant pour réinstallation, etc.

Dans la routine quotidienne, les unités mobiles s’occupent de préparatifs, de logistique, d’entretien du matériel et de rédaction de rapports. Elles doivent planifier leurs déplacements, choisir les sites des exécutions, maintenir leurs armes en bon état et décompter leurs prisonniers un par un – hommes, femmes, enfants, Juifs, communistes, Tziganes, aliénés.

Si les Allemands accomplissaient leurs besognes rapidement et efficacement, c’est que les massacres étaient standardisés. Dans chaque ville, les unités mobiles répétaient le même processus, choisissaient un lieu d’exécution, généralement en dehors de la ville, et y préparaient une fosse commune (approfondir un fossé antichars ou un trou d’obus, creuser une nouvelle tombe collective). À partir du point de rassemblement, on amenait les victimes par fournées successives. Le site était en principe interdit à toute personne étrangère à l’opération. Les prisonniers remettaient tout objet de quelque valeur aux chefs des tueurs.

Les méthodes d’exécution sont variables. Les condamnés, face au fossé, sont tués à la mitraillette, en tirant dans la nuque. D’autres unités préfèrent les tirs massifs à distance. Une autre méthode consiste à faire s’étendre la première fournée au fond de la fosse, puis à la fusiller d’en haut par des tirs croisés. À la cinquième ou sixième couche, ont recouvre la tombe par des explosions.

Afin de minimiser l’impact des tueries, les chefs se rendent sur les lieux, surveillant l’embarquement dans les camions de façon que la population non juive ne fût pas indisposée, empêchant les gardiens de battre les prisonniers et de prendre leurs objets de valeur. Les morts sont recouverts soigneusement. Les chefs sont persuadés que les fusillés ont été traités humainement.

La population n’accepte pas tranquillement et avec reconnaissance l’élimination des Juifs. Les opérations sont alors organisées de telle manière que la population ne s’en aperçoive qu’à peine. La population a l’impression que les victimes ont été transférées ailleurs. Mais il y a des rumeurs (est-il vrai que les Allemands veulent éliminer tous les hommes et femmes de plus de 50 ans ?)

Le retentissement des tueries ne s’arrêta pas à la population civile. Il atteint également l’armée. On y ressent l’apparition d’un esprit critique : la tuerie de masse est contraire aux coutumes allemandes et à l’éducation allemande. Les dirigeants allemands apportent alors des justifications (il faut des sanctions sévères mais justes contre la sous-humanité juive, ce qui sert à prévenir les attaques dans le dos, etc.). Des commandants s’aperçoivent avec effroi que le spectacle fascine les hommes qui regardent, photographient, racontent et parlent, si bien que l’information est diffusée, ce à quoi la propagande répond que ce sont des rumeurs. L’administration décide que les unités mobiles doivent opérer autant que possible de nuit, à l’exception des exécutions pour intimider la population. Comme les scènes de tueries ne peuvent jamais être hors de portée de témoins involontaires, sans parler des volontaires, il faut mener auprès des troupes une campagne d’éducation : il est interdit de tuer spontanément, sans ordre, car on se rend coupable d’atrocités gratuites (l’armée ne doit fusiller les Juifs et les Tziganes que lorsqu’ils sont des partisans ou ont aidé les partisans ; dans les autres cas, il faut les remettre à la police).

Les tueurs souffrent de difficultés psychologiques. Les commandants essayent d’utiliser des termes tendant à justifier ou à obscurcir la réalité des faits (liquidation, action spéciale, traitement spécial, nettoyage, réinstallation, activité d’exécution, mesure, mesure conforme, solution, apurement de la question juive, zone libérée des Juifs) : on donne l’impression que les opérations de tueries ne sont qu’une procédure bureaucratique entrant dans le cadre normal des activités policières. On utilise des justifications (le péril juif ; le Juif est accusé d’attitude non coopérative ; le Juif sabote sa « réinstallation », il empiète, il a allumé un incendie, il a répandu des rumeurs et de la propagande, il a menacé les Allemands d’un bain de sang, il a un esprit d’opposition, et de toute façon les Juifs ont provoqué la guerre et doivent payer cet acte de leur vie ; en plus, il faut éviter la contamination ; les soldats doivent obéir inconditionnellement à tous les ordres reçus, le commandant portant la responsabilité de tout ce qui se passe : regardez la nature : partout il y a combat, quiconque est trop fatigué pour lutter doit succomber, est bon ce qui est utile, mauvais ce qui est nuisible, et l’homme a le droit de se défendre contre la vermine).

Les commandants prévoient des soirées de détente où les événements du jour peuvent être évoqués, des séances de thérapie de groupe, avec nourriture, musique, mais pas d’alcool, et l’organisation de dons pour des familles en difficulté.

 Des camions à gaz sont mis en place.

Après avoir parcouru la première vague des opérations de tuerie, abordons les exécutions de prisonniers de guerre.

Est organisée l’exécution des prisonniers soviétiques. 5 700 000 soldats soviétiques se rendirent aux forces allemandes. Sur ce total plus de 40% vont mourir en captivité. 3 350 000 ont été faits prisonniers avant la fin de l’année 1941. Parmi les prisonniers on repère, par des équipes de filtrage, les révolutionnaires professionnels, les commissaires politiques, les communistes fanatiques et les Juifs. Les exécutions, quand elles ont lieu sous les yeux des soldats, sont justifiées (puisque le bolchevisme mène contre le national-socialisme un combat jusqu’à la mort, les prisonniers soviétiques ne peuvent espérer le même traitement que ceux des pays occidentaux : le Reich use à l’égard de la sous-humanité bolchevique un droit naturel de défense).

Après avoir étudié la première vague des opérations mobiles de tueries et les exécutions de prisonniers de guerre, arrive un stade intermédiaire dans les opérations de tuerie.

Il reste au moins 2 millions de Juifs, ce qui représente pour les unités mobiles un immense travail. En attendant la construction des camps de la mort, dans un stade intermédiaire, on utilise la ghettoïsation, le travail forcé.

Nous abordons enfin la deuxième vague des opérations mobiles de tuerie.

La deuxième vague des opérations mobiles de tuerie mobilise un grand nombre d’auxiliaires recrutés sur place, des milices et agents locaux, avec les dénonciations venues de la population. Cette deuxième vague est brève et sanglante, ralentie quelquefois par les besoins de main-d’œuvre. Les actions commencent à l’aube. La plupart des Juifs se rendent au point de rassemblement fixé et quand certains Juifs ferment leurs portes, les Allemands lancent des grenades dans les caves. Les maisons sont incendiées. Les morts et les blessés sont brûlés avec des bidons d’essence. Des Juifs rassemblés sont emportés dans des camions jusqu’à la fosse préparée à l’avance, et on les fusille soit alignés le long du fossé soit entassés au fond selon le  « système des sardines », le style des exécutions dépendant de l’état d’ébriété des tueurs. Après chaque nettoyage, ce sont des festivités officielles avec l’éloge du travail fait.

Les ghettos deviennent des foyers de résistance. Des organisations armées de résistances se constituent, avec des communistes et des sionistes, luttant contre les espoirs illusoires auxquels la population juive a tendance à s’abandonner, résolvant les conflits entre les orientations politiques. Dans certains ghettos, la police juive épaule un mouvement armé de résistance. Il y a des tentatives d’évasion pour rejoindre des partisans communistes. Dans les forêts, certains Juifs subsistent isolément, d’autres se joignent aux partisans soviétiques et certains forment des unités spécifiquement juives.

À partir d’août 1944, plusieurs milliers de Juifs sont transférés dans des camps de concentration à l’intérieur du Reich. Les détenus juifs sont exécutés juste avant l’arrivée de l’Armée rouge.

Vers la fin de la seconde vague, un grave problème obsède les SS et la Police, comme aussi les autorités civiles : comment garder le secret sur la grande opération qui s’achève ? On avait rigoureusement contrôlé l’activité des amateurs d’images dans les rangs allemands, mais des officiers hongrois ou slovaques avaient photographié un grand nombre d’exécutions, et il y avait lieu de supposer que des clichés étaient parvenus en Amérique. Pis encore, l’armée soviétique pouvait mettre au jour les fosses communes dont étaient semées toutes les territoires occupés. Un commando spécial est chargé d’effacer les traces des exécutions : on ouvre les fosses et brûle les cadavres, mais l’essence fait souvent défaut.

Quand la bureaucratie eut mis en application cet ensemble de mesures, quand elle eut achevé de définir les Juifs, de saisir leurs biens et de les concentrer dans les ghettos, elle avait atteint une limite au-delà de laquelle toute nouvelle étape signifiait forcément que les Juifs cesseraient d’exister dans l’Europe nazie. Le vocabulaire officiel allemand dénomme le passage à ce dernier stade « solution finale de la question juive ». Le terme « final » signifie, d’une part, que l’objectif est définitivement fixé – la mort – et d’autre part, qu’après cela il n’y aurait plus jamais de problème juif. L’anéantissement se réalisa en deux grands ensembles d’opérations. Le premier commença dès l’invasion de l’Union soviétique, 22 juin 1941. De petites unités des SS et de la Police avançaient en territoires occupés, avec mission de tuer sur place toute la population juive (et aussi les Tsiganes et les communistes). Peu de temps après, la deuxième grande opération aboutit à transporter les Juifs d’Europe centrale, occidentale et sud-orientale dans les camps munis d’installations de gazage.

Contrairement au parti, aux organismes de l’administration civile et aux grandes entreprises privées, les forces armées restèrent à l’arrière-plan durant la phase préliminaire du processus de destruction, mais son avance inexorable finit par entraîner dans l’œuvre d’anéantissement tous les éléments organisés de la société allemande.

OKW est le haut commandement de l’armée allemande, OKH, le commandement de l’armée de terres, OKM, le haut commandement de la marine de guerre et OKL, le haut commandement de l’armée de l’air. Pendant la guerre en Union soviétique, le seul service admis dans la zone des opérations fut le RSHA, l’Office central de la sécurité du Reich. Cet organisme est la fusion de l’Office central de la police de sécurité (regroupant la Gestapo et la Kripo), organe de l’État, et de l’Office central de sécurité, organe du parti. Dans les zones envahies, l’organisme prend la forme d’unités mobiles, 4 Einsatzgruppen qui comprennent des Einsatzkommandos et des Sonderkommandos.

Les unités mobiles de tueries collaborent avec les militaires, avec des relations cordiales. L’armée livre des Juifs, requiert elle-même certaines opérations, participe à des exécutions collectives, fusille des otages juifs en représaille pour des attaques contre les troupes d’occupations.. Les militaires vont franchement au-delà de leurs attributions en apportant leur aide aux unités mobiles. On note une insensibilité croissante à l’égard de l’assassinat de masse. L’armée pousse pratiquement les unités mobiles de tueries à multiplier les massacres. Les Hongrois sont réticents, mais les Roumains font preuve d’actes de sauvagerie, inquiétant les Allemands eux-mêmes.

Les Slaves sont peu nombreux à se ranger du côté allemand, ont de la réticence à dénoncer les Juifs, se réfugiant dans la neutralité. L’évêque de Lituanie interdit au clergé d’aider les Juifs ni d’intercéder pour eux en aucune manière.

Les groupes mobiles de tueries purent trouver, au moins dans certaines catégories de la population, et particulièrement en Lituanie, en Lettonie, en Estonie, en Pologne, en Ukraine et en Galicie, un soutien sous la forme de participation à des pogroms et d’engagement dans des polices auxiliaires. Les groupes mobiles de tueries voulaient que la population prenne une part de la responsabilité des massacres.

Les Juifs n’étaient pas préparés à se battre contre les Allemands, mais la plupart d’entre eux n’étaient pas non plus prêts à fuir. Les autorités soviétiques évacuèrent, quand elles en eurent le temps, des groupes entiers de gens privilégiés ou nécessaires, équivalents de nos professions libérales, étudiants ou ouvriers qualifiés. Même s’ils étaient en position de fuir, les Juifs restaient sur place, comme s’ils ne comprenaient pas que leur vie était menacée. Il y avait la conviction traditionnelle que le mauvais venait de Russie et le bon d’Allemagne. De vieux Juifs se rappelaient avoir, pendant la première guerre mondiale, senti l’occupation allemande comme une quasi-libération, ne se doutant pas que les Allemands venaient les persécuter et les tuer. De trop nombreux Juifs de Russie étaient d’autant moins vigilants que la presse et la radio soviétiques ne parlaient pas de ce qui se passait au-delà des frontières, dans le cadre de la politique d’apaisement.

 Les groupes mobiles de tueries découvrent que leurs auxiliaires les plus précieux ne sont autres que les Juifs eux-mêmes. Pour attirer et rassembler les Juifs en foule, il suffisait de les duper par de très simples ruses. On demande aux rabbins de convoquer les Juifs, soit disant pour réinstallation, etc.

Dans la routine quotidienne, les unités mobiles s’occupent de préparatifs, de logistique, d’entretien du matériel et de rédaction de rapports. Elles doivent planifier leurs déplacements, choisir les sites des exécutions, maintenir leurs armes en bon état et décompter leurs prisonniers un par un – hommes, femmes, enfants, Juifs, communistes, Tziganes, aliénés.

 Les Juifs ne furent jamais en mesure de mettre à profit leur supériorité numérique. Leurs ennemis étaient bien armés, ils savaient ce qu’ils avaient à faire, et ils travaillaient vite ; les Juifs étaient désarmés, désorientés et habitués à obéir. Si les Allemands accomplissaient leurs besognes rapidement et efficacement, c’est que les massacres étaient standardisés. Dans chaque ville, les unités mobiles répétaient le même processus, choisissaient un lieu d’exécution, généralement en dehors de la ville, et y préparaient une fosse commune (approfondir un fossé antichars ou un trou d’obus, creuser une nouvelle tombe collective). À partir du point de rassemblement, on amenait les victimes par fournées successives. Le site était en principe interdit à toute personne étrangère à l’opération. Les prisonniers remettaient tout objet de quelque valeur aux chefs des tueurs.

Les méthodes d’exécution sont variables. Les condamnés, face au fossé, sont tués à la mitraillette, en tirant dans la nuque. D’autres unités préfèrent les tirs massifs à distance. Une autre méthode consiste à faire s’étendre la première fournée au fond de la fosse, puis à la fusiller d’en haut par des tirs croisés. À la cinquième ou sixième couche, ont recouvre la tombe par explosion.

Les Juifs se laissaient tuer sans résistance. Les chefs s’inquiétaient des répercussions sur la population, sur l’armée et sur leurs propres hommes. Afin de minimiser l’impact des tueries, les chefs se rendre sur les lieux, surveillant l’embarquement dans les camions de façon que la population non juive ne fut pas indisposée, empêchant les gardiens de battre les prisonniers. Collectant les objets de valeur, les chefs veillent à ce que rien ne se perde dans les poches des hommes de la Police ou des Waffen-SS. Les morts sont recouverts soigneusement. Les chefs sont persuadés que les fusillés l’ont été humainement.

La population n’accepte pas tranquillement et avec reconnaissance l’élimination des Juifs. Les opérations sont alors organisées de telle manière que la population ne s’en aperçoive à peine. La population a l’impression que les victimes ont été transférées ailleurs. Mais il y a des rumeurs. Est-il vrai que les Allemands veulent éliminer tous les hommes et femmes de plus de 50 ans ?

Le retentissement des tueries ne s’arrêtae pas à la population civile. Il atteint également l’armée. On y ressent l’apparition d’un esprit critique. Les dirigeants allemands apportent alors des justifications. Il faut des sanctions sévères mais justes contre la sous-humanité juive, ce qui sert en à prévenir les attaques dans le dos contre les combattants allemands.

Des commandants s’aperçoivent avec effroi que le spectacle fascine les hommes qui regardent, photographient, racontent et parlent. L’information est diffusée : le commandement dit que ce sont des rumeurs. Un militaire témoin en compte la tuerie de masse commise en public auquel il assistait était contraire aux coutumes allemandes et à l’éducation allemande. L’administration décide que les unités mobiles doivent opérer autant que possible de nuit, à l’exception des exécutions pour intimider la population.

Comme les scènes de tueries ne peuvent jamais être hors de portée de témoins volontaires, sans parler des volontaires, il faut mener auprès des troupes une campagne d’éducation. Les soldats peuvent être témoins d’événements qui blessent le sentiment allemand de l’honneur : contempler avec curiosité de tels événements et les diffuser est indigne du soldat allemand. Il est interdit de tuer spontanément, sans ordre, car on se rend coupable d’atrocités gratuites. Et on devient un péril pour la communauté allemande. L’armée ne doit fusiller les Juifs et les Tziganes lorsqu’ils sont des partisans ou ont aidé les partisans. Dans les autres cas, il faut les remettre à la police.

Les tueurs souffrent de difficultés psychologiques. Les commandants essayent d’utiliser des termes tendant à justifier ou à obscurcir la réalité des faits (liquidation, action spéciale, traitement spécial, nettoyage, réinstallation, activité d’exécution, mesure, mesure conforme, solution, apurement de la question juive, zone libérée des Juifs) : on donne l’impression que les opérations de tueries ne sont qu’une procédure bureaucratique entrant dans le cadre normal des activités policières. On utilise des justifications : le péril juif. Les Juifs sont accusés d’attitude non coopérative, de sabotage de leur réinstallation, d’empiètement, d’avoir allumé un incendie, de répandre des rumeurs et de la propagande, d’avoir menacé les Allemands d’un bain de sang, d’avoir un esprit d’opposition. Les Juifs ont provoqué la guerre et doivent payer cet acte de leur vie. Il faut éviter la contamination.

Les commandants prévoient des soirées de détente où les événements du jour peuvent être évoqués, des séances de thérapie de groupe, avec nourriture, musique, mais pas d’alcool. Les hommes conservent leur humanité quand ils transmettent des dons pour les familles en difficulté.

Les hommes agissent mécaniquement. La consommation d’alcool devient une habitude.

 Les soldats doivent obéir inconditionnellement à tous les ordres reçus, le commandant portant la responsabilité de tout ce qui se passe. Il faut regarder la nature : partout il y a combat. Quiconque est trop fatigué pour lutter doit succomber. Est bon ce qui est utile, mauvais ce qui est nuisible. L’homme a le droit de se défendre contre la vermine.

Des camions à gaz sont mis en place.

5 700 000 soldats soviétiques se rendirent aux forces allemandes. Sur ce total plus de 40% vont mourir en captivité. 3 350 000 ont été faits prisonniers avant la fin de l’année 1941.

Parmi les prisonniers on repère les révolutionnaires professionnels, les commissaires politiques, les communistes fanatiques et de tous les Juifs. On envoie des équipes de filtrage.

 On emploie les prisonniers sélectionnés aux opérations de déminage ou on les fusille. L’armée manifeste un esprit de coopération. Des commandants militaires demandent aux équipes mobiles d’envoyer des équipes de filtrage.

Puisque le bolchevisme mène contre le national-socialisme un combat jusqu’à la mort, les prisonniers soviétiques ne peuvent espérer le même traitement que ceux des pays occidentaux. Le Reich use à l’égard de la sous-humanité bolchevique un droit naturel de défense.

Un colonel regrette les exécutions accomplies sous les yeux des soldats, ce qui est dommageable au moral de l’armée, rend difficile le recrutement des agents secrets parmi les prisonniers et rend inefficaces les appels à la capitulation des hommes de l’armée rouge. Finalement, les exécutions ont lieu en dehors des camps. On distingue les musulmans et les Juifs. Des officiers militaires demandent que les prisonniers soviétiques souffrant d’une maladie incurable soit tués dans un camp de concentration.

Sur les 4 millions de Juifs qui avaient habité les régions conquises, 1 500 000 environ avaient pris la fuite, 500 000 avaient été tués. Il s’ensuivait qu’il en restait encore au moins 2 millions. Pour les unités mobiles, cela représentait un immense travail.

 La première vague n’ayant donné que des résultats insuffisants, il parut nécessaire de passer à un stade intermédiaire, au cours duquel les trois premières grandes mesures du processus de destruction – définition, expropriation et concentration – furent mises en œuvre avec une éthique, une méticulosité toute bureaucratiques. L’ordre habituel des opérations se trouva cependant dérangé : dans la période qui suivit les massacres initiaux, les fonctionnaires se soucièrent d’abord de ghettoïsation, plus tard seulement de confiscation et de définition. Les premières concentrations furent réalisées par les unités mobiles elles-mêmes.

La ghettoïsation permettait de remettre à plus tard l’anéantissement total, en raison d’une grave pénurie de main-d’œuvre qualifiée. On nomme des Conseils juifs, on forme des détachements de travailleurs et on refoule les Juifs dans des quartiers clos.

La « zone militaire » correspond aux territoires des trois groupes d’armées, comprenant les arrières des groupes d’ armée, des armées et des corps d’armée. Plus à l’ouest, ce sont les territoires de l’Ostland ((Riga, Minsk) et de l’Ukraine (Kiev, Nikolaiev) – des colonies avec à leur tête des gouverneurs. Le district de Bialystok est incorporé au Reich. La Galicie est incorporée au Gouvernement général. La Roumanie récupère la Bucovine du Nord, la Bessarabie et la zone entre le Dniestr et le Bug sous le nom de Transnistrie.

Contrairement à ce qui s’était passé un an et demi auparavant pour les ghettos du Gouvernement général, l’objectif était cette fois clairement défini : dès le départ, les responsables savaient parfaitement où ils allaient.

La première vague s’arrêta pour l’essentiel à la fin de l’année 1941, tout en se prolongeant durant le printemps et l’été 1942 sur les arrières des armées qui continuaient à avancer en Crimée et vers le Caucase. La deuxième vague commença dès l’automne 1941, du côté de la Baltique, avant de déferler l’année suivante sur tous les territoires occupés. La deuxième vague mobilisa des moyens plus amples et mieux coordonnés que la première, des unités militaires se joignant à celles d’Himmler dans des opérations mobiles ou locales conçues pour anéantir entièrement ce qui restait de Juifs en Union soviétique. Les Einsatzgruppen furent placées sous les ordres du chef suprême des SS et de la Police et se nommèrent BdS Ostland et BdS Ukraine. Les effectifs de la Police régulière augmentèrent par recrutement sur place, avec des Baltes, des Biélorusses et des Ukrainiens, formant la Schuma, répartie en unités. À la fin de l’année 1942, l’effectif est de 40 8000. Ces auxiliaires, qui jouèrent un rôle considérable pendant la deuxième vague, étaient 10 fois plus nombreux que les gendarmes et policiers allemands (Ostland : Allemands, 4428 ; personnel recruté sur place, 31 804 ; Ukraine : Allemands, 3849 dans la police, 5614 dans la gendarmerie, personnel recruté sur place : 14 163 dans la police et 54 794 dans la gendarmerie – à la date du premier octobre 1942). La police militaire, la police secrète de campagne et les chasseurs de partisans, organisations dirigées par l’armée, sont intégrés à cette structure, et aussi, dans les zones militaires, la police indigène de l’armée, relevant des maires et des chefs de rayons ruraux, agissant sous le contrôle de l’armée (des auxiliaires mis à disposition parfois des SS et de la Police). Il y a aussi, dans les régions boisées, les fonctionnaires et gardes, ayant une double formation de forestier  et de militaire, épaulés par une unité d’auxiliaires indigènes. Au cours de cette deuxième vague, des opérations de tueries furent parfois confiées également aux groupements de lutte contre les bandes, c’est-à-dire de lutte contre les partisans, groupements dirigés par l’armée. Sous couleur de combattre les partisans, ces groupements tuèrent des milliers de Juifs réfugiés dans les bois ou dans les marais.

Dans les régions militaires, la deuxième vague fut relativement brève et sanglante. Le ratissage était mené avec le concours de la milice locale, de tout un réseau d’agents, et de la masse de dénonciations venues de la population. Dans la portion occidentale, la seconde vague a été moins rapide, car les Juifs représentaient une part importante de la main-d’œuvre disponible. En Transnitrie, Isopescu, préfet de Golta, organise des enclos primitifs et massacre, fusille, incendie. À Bucarest, le maréchal Antonescu ne veut pas attendre les Allemands pour se débarrasser des Juifs d’Odessa. En Biélorussie, les policiers lituaniens exécutent, enterrant des gens non encore morts. Les officiels qui auparavant protestaient contre l’annihilation de leur main-d’œuvre et contre les méthodes des SS et de la Police se joignirent aux créatures d’Himmler pour rendre leur district « libre de Juifs ».

Dans les forêts, certains Juifs subsistent isolément, d’autres se joignent aux partisans soviétiques et certains forment des unités spécifiquement juives. Les ghettos deviennent des foyers de résistance. Des organisations armées de résistances se constituent, avec des communistes et des sionistes, luttant contre les espoirs illusoires auxquels la population avait tendance à s’abandonner, résolvant les conflits entre les orientations. Dans certains ghettos, la police juive protège et épaule un mouvement armé de résistance. Il y a des tentatives d’évasion pour rejoindre des partisans communistes.

Contre les Juifs des forêts, l’offensive commença au début de 1942.

Il y a le cas d’un vieux nazi qui s’oppose : il sera assassiné.

Himmler décide de mettre fin à tout le système des ghettos et de les transformer en camps de concentration.

La remise des pouvoirs aux SS et à la Police s’accompagne d’exécutions de masse de grande ampleur. On encercle et capture les Juifs, on creuse les tombes. L’action commence à l’aube. La plupart des Juifs se rendent au point de rassemblement fixé, mais d’autre ferment leurs portes. Les Allemands lancent des grenades dans les caves. Les maisons sont incendiées. Les morts et les blessés sont brûlés avec des bidons d’essence. Les Juifs rassemblés sont emportés dans des camions jusqu’à la fosse préparée et on les fusille soit alignés le long du fossé soit entassés au fond selon le système des sardines. Le style des exécutions dépend pour beaucoup de l’état d’ébriété des tueurs. La plupart étaient continuellement ivres. Seuls les « idéalistes » s’abstiennent de boire. Les Juifs se soumettent sans protestation ni résistance. Après chaque nettoyage, ce sont des festivités officielles, et on fait l’éloge des employés.

À partir d’août 1944, plusieurs milliers de Juifs sont transférés dans des camps de concentration à l’intérieur du Reich. Les détenus juifs sont exécutés juste avant l’arrivée de l’armée rouge.

Vers la fin de la seconde vague, un grave problème obsède les SS et la Police, comme aussi les autorités civiles : comment garder le secret sur la grande opération qui s’achève ? On avait rigoureusement contrôlé l’activité des amateurs d’images dans les rangs allemands, mais des officiers hongrois ou slovaques avaient photographié un grand nombre d’exécutions, et il y avait lieu de supposer que des clichés étaient parvenus en Amérique. Pis encore, l’armée soviétique pouvait mettre au jour les fosses communes dont étaient semées toutes les territoires occupés. Un commando spécial est chargé d’effacer les traces des exécutions : on ouvre les fosses et brûle les cadavres, mais l’essence fait défaut.

Nous avons vu que le premier ensemble d’opérations en vue de l’anéantissement consistait en des opérations mobiles de tueries. Le deuxième ensemble – une entreprise encore plus vaste – concerne les déportations qui aboutissent à transporter les Juifs d’Europe centrale, occidentale et sud-orientale dans les camps munis d’installations de gazage. L’idée compulsive d’exterminer les Juifs existe chez Luther, chez un député au Reichstag en 1895 et chez Hitler en janvier 1939 (avec les mots de destruction totale, d’extermination, d’anéantissement), Hitler qui a les moyens administratifs de passer à l’acte, avec l’opportunité de la guerre.

Ayant épuisé les possibilités d’émigration (les gouvernements polonais ou français ne désirent pas accueillir les Juifs venant d’Allemagne, à tel point que Goebbels, en décembre 1942, remarque que les Anglais et les Américains sont heureux que les nazis exterminent la population juive, et il y a la lourdeur de la bureaucratie allemande), Hitler adopte la solution de l’élimination.

Certains Juifs allemands sont déportés en France dans la zone non occupée et en Pologne, et le plan Madagascar n’aboutit pas. En juillet 1941, on envisage des camps, plus facilement gardés que des ghettos, mais, à la fin de l’été, Hitler ordonne l’extermination physique des Juifs.

Les déportations commencent, ce qui constitue une vaste entreprise administrative, consistant, dans tous les territoires, à désigner les victimes, à confisquer leurs biens, à restreindre leur liberté de mouvement. Dans les territoires où les Allemands n’exercent pas de contrôle absolu, il faut faire appel à un appareil étranger pour accomplir les objectifs. Il faut remplacer les forces juives de production, régulariser leurs dettes, éliminer les répercussions psychologiques de leur départ sur la population non juive. Il y a le problème du transport, assuré par la division voyageurs de la Reichsbahn, avec la formation et la programmation des trains de la mort, et la nécessité de préciser le point de départ et le lieu d’arrivée, en tenait compte du fait que les convois de la mort sont souvent en attente du fait de la priorité donnée au transport des forces armées, aux approvisionnements vitaux et aux communications habituelles.

En 1942, des réunions règlent le problème des Mischlings et des Juifs des mariages mixtes (souvent parents des Mischlings). Les Juifs âgés, les Juifs anciens combattants invalides à 50 pour cent ou hautement décorés et les Juifs « en vue » sont, pour certains, envoyés à Theresienstadt. Les Juifs effectuant un travail de première nécessité, les Juifs étrangers (qui peuvent bénéficier de la protection des gouvernements étrangers) et les membres de l’appareil administratif juif seront bientôt déportés (ce sont les Juifs en sursis). Il y a enfin les Juifs internés, comprenant les Juifs retenus dans diverses institutions, les malades mentaux (ils sont tous exterminés, mais les Juifs sont exterminés à part), les détenus des prisons (ils sont remis à la Gestapo, de même que les Tziganes, les Polonais, les Russes, les Ukrainiens, les Tchèques et les « Allemands asociaux »), les Juifs des camps de concentration, qui sont envoyés dans les centres de mise à mort (les camps de concentration deviennent ainsi « libres de Juifs »).

Les camps de concentration sont gérés par un bureau centralisé et gardés par des unités « Tête de mort ». En 1944, il y a 20 camps de concentration et 165 camps de travail satellites.

Les centres de mise à mort sont sur le modèle de l’euthanasie des malades mentaux et des handicapés, qui se pratique par des surdoses ou des gazages. Succédant à l’holocauste psychiatrique, les centres de mise à mort fonctionnent vite et bien : le nouvel arrivant descend du train le matin, le soir son cadavre est brûlé, ses vêtements expédiés en Allemagne. On utilise le monoxyde de carbone et l’acide cyanhydrique (Zyklon). Les corps sont brûlés dans des fosses communes ou dans des crématoires. Les camps sont agrandis et modernisés, ce qui prend du temps. Il faut fait des rails pour les convois.

Les gardes, du fait de la distance séparant les SS des détenus, perdent tout sens des proportions. Pour eux, les Juifs ont cessé de vivre, si bien qu’ils mettent en scène des amusements, des parodies de mariage, des orchestres, des chiens dressés à mutiler. Il y a des cas de sadisme et de corruption, plus ou moins réprouvés, car quelqu’un qui a un idéal ne peut se livrer à des orgies ou se remplir les poches. Le logement est primitif : pas d’eau, pas de couverture, pas d’oreiller, 15 par lit, pas de vêtements, peu de nourriture. La répartition du pouvoir parmi les détenus, déterminée par la hiérarchie raciale, concerne les responsables de baraquements, les responsables des équipes de travail (Kapos des Kommandos) et les espions. Les gardes sont mal armés et trop peu nombreux. Il y a quelques révoltes et quelques évasions.

Il y a les détenus qui s’occupent des tâches d’entretien ordinaire (personnel de cuisine, personnel d’infirmerie, vidange de latrines, électricien, pompiers, etc.) et ceux qui participent aux opérations d’anéantissement (nettoyage des wagons de marchandises, triage des objets de valeur, emplois dans les crématoires). Les détenus sont aussi utilisés pour la construction des camps. Les SS font fabriquer des articles comme des paniers et des galoches, ce qui n’exige pas une grosse mise de fonds et convient à l’exploitation d’une main-d’œuvre esclave. Les SS exigent un rythme de travail très soutenu : on décharge les pommes de terre au pas de course, les brouettes pleines de gravier doivent être escaladées au trop.

 Les sociétés privées font leur entrée dans les camps de concentration avec de gros capitaux, ainsi IG Farben : il faut construire une usine dans l’ancien camp ou étendre le camp pour inclure l’usine.  IG Farben réclame des punitions pour les détenus qui ne respectent pas le règlement. Elle ajoute un peu de soupe au régime alimentaire. Les détenus meurent à la tâche. Il faut transporter le ciment à la course : les directeurs d’IG Farben ont assimilé la mentalité des SS. L’espérance de vie des détenus juifs est de trois à quatre mois, et d’un mois dans les mines de charbon de la périphérie : IG Farben n’a pas l’art de maintenir en vie ses détenus ! Plusieurs firmes puisent dans les réserves de main-d’œuvre des camps et installent des camps satellites à des kilomètres à la ronde.

Dans des expérimentations médicales, les détenus, non consentants, sont utilisés comme des cobayes. Pour assurer la domination de l’Allemagne sur l’Europe, on expérimente des stérilisations à l’insu des victimes, on tue les détenus pour étudier leur crâne, etc.

Des équipes de détenus confisquent les bagages, les vêtements, les objets de valeur, coupent les cheveux des femmes, extraient des cadavres les dents en or, reversent la graisse humaine produite par les corps incinérés sur les flammes pour accélérer la crémation. Les articles sont vendus ou offerts.

La première préoccupation, c’est le secret. Pour cela, il faut faire vite et efficace, il faut utiliser un langage codé, il faut éviter d’éveiller la méfiance des Juifs, il faut contrôler les visiteurs et effacer les traces de la tuerie.

L’effort de destruction évolue. Il y a l’alignement des organismes au sein de la machine de destruction, et ensuite le processus se dirige contre de nouvelles victimes. Loin d’être un événement isolé, la destruction des Juifs s’inscrit dans tout un ensemble d’actions visant divers groupes. L’entreprise de destruction prend un tour nouveau. Au moment où le destin frappe les Juifs, on définit une véritable série d’objectifs pour engloutir d’autres groupes.

 Il s’agit de priver des hommes de leurs biens et de tout espace et, dans certains cas, d’infliger la mort. Dans cette destruction élargie, on peut repérer de nombreux décrets caractéristiques : rédaction de définitions, taxes spéciales, marquages, circulation restreinte.

Le processus met en cause un nombre croissant de services, de bureaux, d’entreprises, de commandements, puisant dans les réserves de la communauté tout entière. Le processus s’appuie sur les procédures existantes, mais peu à peu les frontières qui empêchent la résolution des nouveaux problèmes s’effacent. Les lois fondamentales se font rares, les décrets d’application ont de moins en moins de rapport avec les lois, les ordonnances ne sont même pas publiées au journal officiel, les directives écrites font place aux instructions verbales et le bureaucrate moyen prend conscience des courants et des possibilités, c’est lui qui déclenche l’action, même en l’absence de toute consigne, ou même en contradiction avec les lois ou les consignes.

S’il n’y a aucun schéma de base, aucun plan directeur, aucune vision clairement définie des actions, le processus de destruction possède une structure inhérente : un groupe dispersé ne peut être vraiment détruit que d’une seule manière. Il faut d’abord définir les membres du groupe, il faut ensuite les arrestations et la concentration, il faut enfin procéder à l’anéantissement.

Il existe des étapes supplémentaires dans une entreprise moderne de destruction, des mesures nécessaires non pour l’anéantissement de la victime, mais pour la préservation de l’économie. Ces mesures sont constituées, après la définition, par des expropriations des entreprises commerciales, des révocations d’employés, et après la concentration, par l’exploitation de la main-d’œuvre et la famine, la confiscation des biens personnels accompagnant la mise à mort.

Ces activités de destruction embrassent les personnes infligées de maladie ou de handicap (en Allemagne, euthanasie d’au moins 100 000 adultes et enfants), les individus réputés menaçants ou dangereux en raison de leur comportement (les communistes et d’autres opposants politiques, les Témoins de Jéhovah, les criminels endurcis, les asociaux ou les tire-au-flanc, les homosexuels) et les membres des nationalités visées (on met en place une hiérarchie de nations).

Pour la bureaucratie, il y a certes les problèmes d’approvisionnement, les pénuries, les malentendus et autres contretemps divers et variés, mais il y a les obstacles propres au seul processus de destruction.

À mesure que le processus de destruction progresse, les gains diminuent et les dépenses augmentent.

Par ailleurs, les commandants parent aux symptômes de désintégration psychologique d’abord par la discipline. Les motivations égoïstes, sadiques ou sexuelles ainsi que les bénéfices individuels sont refusés. Sont seuls autorisés les massacres sur ordre, ainsi que les massacres pour des motifs politiques ou par idéalisme. Sont seuls autorisés les prélèvements autorisés. On dépense des efforts pour mettre au point des systèmes et des méthodes « humanitaires » freinant la propension à des conduites incontrôlées et allégeant l’écrasante charge psychologique imposée aux meurtriers, par la construction de camions et de chambres à gaz, et par le recours à des auxiliaires ukrainiens, lituaniens et lettons pour construire les camions et les chambres à gaz, et le recours à des Juifs pour enterrer et incinérer les cadavres.

On pare aux symptômes de désintégration psychologique premièrement par le refoulement. Le premier stade de refoulement consiste à fermer la source d’information à tous ceux qui n’ont pas à être au courant. Les communications radio sont remplacées par des messages acheminés par estafette. Les photos sont interdites.

Le deuxième stade de refoulement consiste à s’assurer que tous ceux qui savent doivent participer. Tout le monde doit être complice.

Le troisième stade du processus de refoulement est l’interdiction de toute critique (il est possible de critiquer des mesures au nom de la nation allemande, on peut mentionner les effets psychologiques nocifs des massacres).

Au quatrième stade, le mécanisme du refoulement bannit le processus de destruction des conversations mondaines. Il est de mauvais ton de parler des massacres, c’est une question de tact.

La cinquième et dernière étape du processus de refoulement consiste à omettre toute mention de massacres ou d’installations de mise à mort, même dans la correspondance secrète. On parle de solution finale, de possibilités de solution, de traitement spécial, d’évacuation, d’installation spéciale, d’internement, d’action spontanée, d’épuration.

Deuxièmement, on pare aux symptômes de désintégration psychologique par la rationalisation, la justification, qui prend deux formes.

La première forme de rationalisation montre que les actions nazies sont des représailles, des actions défensives contre les Juifs, ce qui implique une propagande intensive, constante, sur la question juive, par les médias, par les livres, par les conférences.

En premier lieu, on présente la théorie du complot juif permanent contre l’Allemagne : la guerre contre la juiverie internationale est justifiée. En deuxième lieu, les Juifs sont décrits comme des criminels : le processus de destruction est une sorte d’action judiciaire contre la criminalité juive. En troisième lieu, le judaïsme est présenté comme une forme de vie inférieure ; on parle des poux, de la vermine et des Juifs : l’anéantissement est une question d’hygiène, de nettoyage, d’épuration contre la vermine juive.

La deuxième forme de rationalisation est destinée aux agents du processus de destruction. On peut distinguer cinq catégories de rationalisation. La première rationalisation est que les ordres donnés doivent être respectés de manière inconditionnelle, c’est une question de devoir. La deuxième rationalisation est qu’il faut distinguer entre son devoir et ses sentiments personnels, ses bonnes actions, faisant tout ce qui est possible, témoignant qu’on n’est pas antisémite. La troisième rationalisation place la ligne de démarcation morale toujours au-delà de soi : mon action n’est pas criminelle, ce sont les autres maillons de la chaîne qui sont criminels. La quatrième rationalisation présente soi-même comme une goutte d’eau impuissante dans la vague, dans le mouvement général, avec l’espérance utopique d’un changement de régime. La cinquième rationalisation justifie la lutte et la destruction comme une nécessité de la nature.

Confrontés à la force, les Juifs réagissent en résistant (la prise de conscience arrive trop tard), en essayant d’atténuer ou de neutraliser le danger (requêtes écrites ou orales, pétitions, corruptions, se montrer utile, trouver le salut par le travail), par la fuite (se cacher), par la paralysie (l’inutilité de toutes les alternatives paralyse), par la soumission automatique.

Les Juifs tentent d’apprivoiser les Allemands, évitant les provocations, se soumettant aux décrets et aux ordres, espérant que la pression allemande s’émousse. Il s’agit, pour survivre, d’apaiser l’ennemi, de se le concilier, et d’éviter de résister. La soumission n’est pas aisée, et elle est considérablement plus pesante dans sa phase ultime, quand les pertes augmentent. La tendance à résister fait brusquement surface. La résistance devient un obstacle à la soumission, de la même façon que la soumission est un obstacle à la résistance. Les communautés juives luttent pour durer, soignant les malades, nourrissant les gens sans travail, instruisant les enfants.

 Le mécanisme de refoulement de l’insupportable fonctionne automatiquement, avec des termes masquant les visions de mort.

Les victimes recourent aux rationalisations pour justifier leurs actions. La docilité est présentée comme une manière de sauver les vies. Le sacrifice de quelques-uns est rationalisé comme sauvent beaucoup d’autres. La soumission stricte permet d’éliminer les souffrances non nécessaires, le chagrin inutile. La communauté juive veut rendre l’épreuve supportable, la mort facile (les rafles et les transports par des membres juifs sont plus doux).

Les communautés juives sont souvent à l’écart, quant à leur lieu de résidence, quant à leur lieu de travail, quant à la langue et à la culture, quant à la religion. Face aux arrestations, les voisins adoptent le plus souvent une stratégie de neutralité : on évite les risques et les frais d’hébergement et on évite le poids moral qu’il faudrait supporter en prenant le parti des bourreaux. Il y a toujours de bonnes raisons pour expliquer qu’on n’a pas protesté ouvertement, mais il y a des cas d’assistance. En dehors des jeunes hommes qui prêtent main forte aux bourreaux, il y a l’ardeur à profiter du malheur des Juifs, avec des enrichissements passifs ou actifs.

Les opérations mobiles de tueries conduites en Russie occupée préludèrent à une entreprise plus vaste dans le reste de l’Europe de l’Axe. Une « Solution finale » allait être déclenchée dans tous les territoires sous contrôle allemand.

L’idée d’exterminer les Juifs avait prit corps dans un passé lointain. On y trouve une allusion chez Martin Luther, dans un discours prononcé au Reichstag par un député en 1895 et par Hitler en janvier 1939, avec les mots de destruction totale, d’extermination ou d’anéantissement. Avec Hitler qui n’est pas seulement un propagandiste mais un dirigeant d’État, qui a à sa disposition non seulement des mots et des phrases mais aussi un appareil administratif, qui est un homme animé par un besoin impérieux – une compulsion – de mettre ses menaces à exécution, on prophétise et par les mots on s’engage à passer à l’acte.

La guerre fournit le contexte physique et psychologique nécessaire pour entreprendre une action radicale contre les communautés juives tombant aux mains des Allemands. Alors que le régime intensifiait sa politique antijuive, un effort inhabituel et d’une ampleur peu commune fut entrepris pour réduire la population juive d’Europe par l’émigration massive. Les Juifs ne furent éliminés que lorsqu’on eut épuisé les possibilités de la politique d’émigration.

Quand Hitler arrive au pouvoir, l’Allemagne compte 520 000 juifs, cinq ans plus tard, l’émigration et la mort ramènent ce chiffre à 350 000. En mars 1938, lorsque les Allemands s’emparent de l’Autriche, 190 000 Juifs viennent s’ajouter à ces 350 000, portant leur nombre total à 540 000. On essaye d’accélérer l’émigration juive.

Le gouvernement polonais ne manifeste guère d’empressement à récupérer ses citoyens juifs. Des milliers de Juifs arrivent dans des trains plombés à la frontière polonaise. Arrivant en sens inverse, des trains polonais remplis de Juifs de nationalité allemande filent vers la frontière allemande. Finalement, les Polonaise laissent entrer 7000 Juifs et les Allemands reprennent quelques-uns de leurs ressortissants.

En décembre 1938, Georges Bonnet ne désire plus accueillir de Juifs venant d’Allemagne. Il demande qu’on les empêche de venir en France. Il dit que la France devrait expédier ses Juifs à Madagascar. Ribbentrop approuve : on veut tous être débarrassés des Juifs, mais la difficulté tient au fait qu’aucun pays ne souhaite les accueillir. Hitler, dans un discours de janvier 1939, parle du spectacle d’un monde démocratique qui se répand en larmes de pitié, mais ensuite, malgré son devoir d’aider, ferme son cœur au malheureux peuple juif torturé.

Goebbels, en décembre 1942, remarque que les Anglais et les Américains sont « heureux que nous exterminions la racaille juive ».

La bureaucratie allemande essaye de pousser sa politique d’émigration en 1939, mais la lourdeur administrative freine le processus.

La politique d’émigration demeure à l’ordre du jour après que la guerre est déclarée. La première réaction après la victoire remportée en Pologne et en France est de punir ces pays pour leur attitude à l’égard de l’émigration juive en leur envoyant une partie des Juifs qu’on avait précédemment empêchés de s’y rendre. 6500 Juifs sont déportés en France, dans la zone non occupée.

Le plan Madagascar est le plan le plus ambitieux. Madagascar est cédé par la France à l’Allemagne par un traité de paix. Les Juifs de Madagascar pourraient servir d’otages garantissant la bonne conduite de leurs camarades de race en Amérique. Mais le plan Madagascar n’aboutit pas. Il reposait sur un traité de paix avec la France, ce traité dépendait de la fin des hostilités avec l’Angleterre.

En juillet 1941, on envisage un camp pouvant être gardé plus facilement qu’un ghetto.

En mai 1941, en France occupée, l’émigration des Juifs est interdite : la « solution finale de la question juive, » est maintenant en vue. En juillet 1941, Goering signe une directive sur la réalisation de la solution finale. Vers la fin de l’été, le Führer ordonne l’extermination physique des Juifs. Les déportations vont commencer. Une conférence a lieu le 20 janvier 1942. Le 30 septembre 1942, dans un discours, Hitler déclare que la guerre a été imposée par le judaïsme pour anéantir les peuples aryens, mais ce sera le judaïsme qui sera anéanti.

La mise en œuvre de la prophétie d’Hitler constitue une vaste entreprise administrative. Il y a d’abord le processus préliminaire consistant à désigner des victimes, à confisquer leurs biens et à restreindre leur liberté de mouvement, ce qui doit être étendu à tous les territoires d’où partent les convois. Là ou les Allemands n’exercent pas de contrôle absolu, ils doivent faire appel à l’appareil étranger pour accomplir leurs objectifs. Le départ des Juifs crée de nouvelles tâches : il faut remplacer leurs forces de production, régulariser leurs dettes et éliminer les répercussions psychologiques de ce départ sur la population non juive. La machine qui mena à bonne fin la « Solution finale » consiste dans tout un déploiement de bureaux, allemands et non allemands, en tenue et en civil, centraux et municipaux. Le problème du transport doit préciser le point de départ et le lieu d’arrivée. C’est un problème de logistique. Le transport est assuré par la Reichsbahn. C’est aux responsables des trains de voyageurs qu’incombe la formation et la programmation des trains de la mort. Les convois sont souvent en attente : le transport des forces armées et des approvisionnements vitaux, ainsi que les communications habituelles, sont prioritaires.

Beaucoup de déportés en puissance appartiennent à des catégories sujettes à controverse : leur inclusion dans les listes des déportations crée des complications ou entraîne des inconvénients. Parmi ces personnes figurent les Mischlings, les Juifs ayant contracté un mariage mixte, les Juifs occupant une position importante, les vieillards, les anciens combattants, les Juifs étrangers et les Juifs qui travaillent dans l’industrie d’armement. Il y a aussi les Juifs internés dans les asiles d’aliénés, dans les camps de concentration et dans les prisons. Il y a donc obligation de négocier au plus haut niveau avec une quantité de bureaux. En 1942, des réunions règlent le problème des Mischlings et des Juifs des mariages mixtes (souvent parents des Mischlings). Les Juifs âgés, les Juifs anciens combattants invalides à 50 pour cent ou hautement décorés et les Juifs « en vue » sont, pour certains, envoyés à Theresienstadt. Les Juifs effectuant un travail de première nécessité, les Juifs étrangers (qui peuvent bénéficier de la protection des gouvernements étrangers) et les membres de l’appareil administratif juif seront bientôt déportés (ce sont les Juifs en sursis). Il y a enfin les Juifs internés, comprenant les Juifs retenus dans diverses institutions, les malades mentaux (ils sont tous exterminés, mais les Juifs sont exterminés à part), les détenus des prisons (ils sont remis à la Gestapo, de même que les Tziganes, les Polonais, les Russes, les Ukrainiens, les Tchèques et les « Allemands asociaux »), les Juifs des camps de concentration, qui sont envoyés dans les centres de mise à mort (les camps de concentration deviennent « libres de Juifs »).

Les opérations les plus secrètes du processus de destruction se déroulent dans six camps situés en Pologne. En trois ans, près de 3 000 000 de Juifs y sont acheminés. Les centres de mise à mort fonctionnent vite et bien. Le nouvel arrivant descend du train le matin, le soir son cadavre est brûlé, ses vêtements empaquetés et entreposés pour être expédiés en Allemagne. Ce genre d’opération est le résultat de toute une planification. Les opérations des centres de mise à mort s’apparentent aux méthodes de production complexe d’une usine moderne. Les opérations des centres de mise à mort, à la différence des phases préliminaires du processus de destruction, n’ont aucun précédent, aucun prototype, aucun ancêtre administratif. Cette caractéristique tient au fait qu’il est une institution composite comportant deux éléments : le camp proprement dit, et les installations de mise à mort situées à l’intérieur du camp. Chacune de ces deux parties a ses propres antécédents administratifs.

Le camp de concentration allemande voit le jour et se développe au sein de violentes luttes et dissensions des factions nazies. En Prusse, le ministre de l’intérieur Goering décide de rafler les communistes et crée des camps de concentration sous la direction de sa Gestapo. Simultanément des camps concurrents non autorisées apparaissent. À Munich, le président de la police, Himmler, organise sa propre Gestapo et crée, près de la ville de Dachau, un camp de concentration. En 1934, Himmler s’approprie la Gestapo de Goering et s’empare des camps de concentration, gardés par des unités « Tête de mort ». Les camps comportent les prisonniers politiques (communistes, sociaux-démocrates, témoins de Jéhovah, ecclésiastiques opposants, critiques du régime, nazis victimes de purge), les asociaux (délinquants) et les Juifs.

Après 1939, des millions de personnes affluent dans les camps – déportés juifs, Polonais, prisonniers de guerre soviétiques, résistants français, etc. Les chefs suprêmes des SS et de la police créent alors leur propre camp, les camps de transit à l’ouest et les camps de travail en Pologne, et aussi, durant la phase finale du processus de destruction, des camps de mise à mort.

Un bureau centralisé unifie le réseau des camps de concentration. Il met en place une chaîne d’entreprises SS. L’exploitation de la main-d’œuvre internée devient la raison de l’existence des camps, ce qui engendre, dans les opérations des centres de mise à mort, le dilemme entre choisir entre les besoins en main-d’œuvre et la « Solution finale », Une affaire interne à la SS. En 1944, il y a 20 camps de concentration et 165 camps de travail satellites.

Les six centres de mise à mort font leur apparition en 1941. Le premier perfectionnement produit le camion à gaz.

Il y a d’abord, qui sert de modèle, l’holocauste psychiatrique. Sont mis à mort les enfants infirmes ou handicapées par des comprimés. 70 000 adultes sont anéantis par du monoxyde de carbone pur en bouteille. Il y a aussi l’euthanasie sauvage dans plusieurs asiles par des surdoses.

 L’euthanasie est la préfiguration conceptuelle en même temps que technique et administrative de la Solution finale. Les chambres à gaz, camouflés en douches, utilisent du monoxyde de carbone et de l’acide cyanhydrique (Zyklon). Les corps sont brûlés dans des fosses communes, puis dans des crématoires. Les camps sont agrandis, cela prend du temps. Il faut aussi poser des rails pour les convois arrivants.

Les SS estiment que les Juifs qui arrivent dans les camps cessent de vivre au moment précis où ils descendent du train. Ils mettent en scène des parodies de mariage et autre amusements. Ils montent un orchestre de détenus. Un chien est dressé à mutiler les détenus au simple commandement. Du fait de la distance séparant les SS des détenus, beaucoup de gardes perdent tout sens des proportions et adoptent des schémas de comportement inconciliables avec la conduite souhaitée par les principes nazis, des écarts présentant un danger immédiat en risquant de compromettre l’efficacité générale du camp.

 Il y a d’abord le sadisme. Il ne s’agit pas de l’arsenal de tortures indirectes – faim, exposition au froid, surcharge de travail, santé, manque d’intimité. Il ne s’agit pas des punitions pour manquement à la discipline, ni de l’expérimentation médicale sur des êtres humains vivants, ni du gazage des victimes juives, des agissements jugés nécessaires, avec des directives destinées à réduire au minimum les possibilités d’action individuelle : l’administration de la souffrance doit rester impersonnelle. Parfois, les gardes font « faire du sport » aux détenus. Certains cas de sadisme ne sont pas poursuivis.

 Il y a aussi la corruption : un individu ne peut avoir un idéal et se remplir les poches, coucher avec des Juives, se livrer à des orgies avinées.

Il faut des détenus en quantité suffisante pour effectuer les corvées. Le logement est primitif : toit en carton, pas d’eau, pas de latrine, pas de lavabo. Les détenus dorment sans couverture ni oreiller sur des planches en bois : au lieu de cinq détenus par châlis, on en met 15. Il y a une pénurie de vêtements. Il n’y a pas d’objet de toilette. Et il y a le manque de nourriture, les maladies, les épidémies, les rats qui pullulent.

 La répartition du pouvoir parmi les détenus est déterminée par la hiérarchie raciale. La bureaucratie des détenus se divise en une partie responsable des baraquements et une partie responsable des équipes de travail. Il y a le marquage des détenus et un système d’espions.

Il y a un déficit de gardes. Les gardes sont mal armées. Il y a un déficit de véhicules.

Il faut noter quelques révoltes, très peu d’évasions.

Si l’on conserve une population de détenus, c’est essentiellement pour l’utiliser comme main-d’œuvre, bien que leur affectation n’est qu’une simple étape précédant leur destruction. L’ajournement des tueries à l’intérieur des camps est entièrement décidé et voulu par la SS. Les responsables des camps sont de piètres gardiens de la force de travail. On manque de main-d’œuvre, mais le médecin expédient la presque totalité du convoi à la chambre à gaz. Cela exaspère les responsables de l’allocation de main-d’œuvre du camp. Si l’administration du camp se montre d’une grande inefficacité en matière de sélection, elle fait preuve de léthargie et d’incapacité lorsqu’il s’agit de maintenir en vie ses prisonniers. Les réserves de main-d’œuvre du camp ressemblent à un tonneau percé. Les détenus employés sont organisés en équipes de travail (Kommandos) et placés sous la supervision d’autre détenus (Kapos). Il y a les détenus qui s’occupent des tâches d’entretien ordinaire (personnel de cuisine, personnel d’infirmerie, vidange de latrines, électricien, pompiers, etc.) et ceux qui participent aux opérations d’anéantissement (nettoyage des wagons de marchandises, triage des objets de valeur, emplois dans les crématoires). Les détenus sont utilisés pour la construction des camps. Les SS font fabriquer des articles comme des paniers et des galoches, ce qui n’exige pas une grosse mise de fonds et convient à l’exploitation d’une main-d’œuvre esclave. Les SS exigent un rythme de travail très soutenu : on décharge les pommes de terre au pas de course, les brouettes pleines de gravier doivent être escaladées au trop. Les sociétés privées font leur entrée dans les camps de concentration avec de gros capitaux, ainsi IG Farben. Il faut construire une usine dans l’ancien camp ou étendre le camp pour inclure l’usine. L’IG Farben construit les baraquements, la SS fournit le mobilier et les gardes, auquel IG Farben ajoute ses propres gardes. IG Farben réclame des punitions pour les détenus qui ne respectent pas le règlement. Elle ajoute un peu de soupe au régime alimentaire. Les détenus meurent à la tâche. Il faut transporter le ciment à la course. Les directeurs d’IG Farben ont assimilé la mentalité des SS. L’espérance de vie des détenus juifs est de trois à quatre mois, et d’un mois dans les mines de charbon de la périphérie. IG Farben n’avait pas l’art de maintenir en vie ses détenus. Plusieurs firmes puisent dans les réserves de main des camps et installent des camps satellites à des kilomètres à la ronde.

Numériquement, l’utilisation des détenus pour l’expérimentation médicale est loin d’atteindre l’ampleur de leur exploitation industrielle, mais, sur le plan psychologique, ces expériences posent un problème beaucoup plus grave.

Nous devons distinguer deux catégories d’expérience. La première comprend la recherche médicale habituelle et normale, à cela près qu’elle s’effectue sur des sujets non consentants. On utilise des êtres humains comme cobayes. La seconde est plus complexe et d’une plus grande portée, parce qu’il s’agit de recherches conduites ni avec des méthodes ordinaires ni à des fins ordinaires.

Himmler manifeste un grand intérêt pour ce genre d’activité. L’expérimentation le passionne et il a la conviction que les recherches en question sont d’une énorme importance. Il suit la progression des recherches, étudie les observations et suggère à l’occasion des améliorations, endossant l’entière responsabilité des agissements des médecins et faisant preuve de sévérité à l’encontre de leurs détracteurs (les adversaires des expériences, alors que des soldats allemands meurent au front, sont des traîtres).

Au-delà de vouloir venir en aide à des malades, on fait l’expérience sur un médicament ou sur des rayons X, expérience susceptible de stériliser les gens à leur insu, pour assurer la domination de l’Allemagne sur l’Europe. On tue des détenus pour étudier leur crâne.

Seule l’expropriation et la mise à mort sont mises en œuvre dans les six camps de la mort. La confiscation ne laisse strictement rien. Des équipes de détenus s’emparent des bagages dans les fourgons des convois et sur les quais. D’autres Kommandos de détenus rassemblent les vêtements et les objets de valeur. Les cheveux des femmes sont coupés à proximité des chambres à gaz. On arrache les dents en or des bouches des cadavres, et la graisse humaine produite par les corps qu’on incinère est reversée sur les flammes pour accélérer la crémation. On procède avec soin à l’inventaire. Chaque billet ou pièce de monnaie étrangère est compté. On trie les montres, on répare celles qui ont de la valeur. On pèse les vêtements inutilisables et les chiffons. Tout est comptabilisé. Il faut veiller à ce que le personnel allemand ne se serve pas au passage. Les fourrures sont expédiées à l’usine des vêtements de la SS. Les autres articles sont vendus. Certains sont offerts comme cadeau de Noël aux familles des SS.

Les camps de mise à mort ont trois préoccupations. La première est de garder le secret. La deuxième, l’efficacité. Et la troisième, d’effacer les traces de la tuerie.

Il ne faut de fuite à aucun stade. Pour cela, il faut travailler vite et utiliser un langage codé (on parle de camps de prisonniers de guerre, de camps de concentration, de migration vers l’est, de traitement spécial, de caves spéciales, de bain pour action spéciale, de traitement spécial, d’hébergement spécial). Il faut éviter d’éveiller la méfiance des Juifs par des allusions alarmantes. On contrôle les visiteurs (responsable de société, ingénieur, ouvrier du bâtiment) : on incinère les victimes d’une épidémie. Les rumeurs se répandent : les Allemands font de la graisse des cadavres du savon.

L’opération de mise à mort fait appel à un dispositif matériel et à l’action psychologique. Chaque pas des victimes est réglé par des ordres précis, depuis la rampe du train jusqu’aux chambres à gaz. L’étalage de la force leur font comprendre la gravité de l’indiscipline ou de la mauvaise volonté, et les explications les abusent, les rassurent. Les déportés qui arrivent avec des prémonitions sont habituellement incapables d’imaginer un moyen d’y échapper. La prise de conscience se transforme plus en fatalisme qu’en fuite ou en résistance. Les convois pénètrent dans l’enceinte en marche arrière. Les wagons sont déchargés par rames de plusieurs wagons à la fois. Sur la rampe, un orchestre de détenus accueille les Juifs. Les wagons, vidés des vivants et des morts, vont à la désinfection.

On choisit les déportés aptes au travail. On élimine les détenus trop malades ou trop faibles pour travailler davantage, un tri qui se fait au moment de l’appel, ou bloc par bloc, ou à l’hôpital.

En 15 minutes, tous les occupants de la chambre à gaz sont morts. On aère la chambre pour évacuer le gaz, on ouvre la porte au bout d’une demi-heure et les corvées juives, munies de masques à gaz, traînent les cadavres. On détruit les cadavres par l’inhumation, la crémation dans les fours et l’incinération à ciel ouvert.

Les camps sont libérés en 1945 par l’Armée rouge (Plaszow – janvier, Gross Rosen – février, Sachsenhausen – avril, Ravensbrück – avril, Stutthof – mai) par l’armée américaine (Buchenwald – avril, Dachau – avril, Mauthausen – mai) et par l’armée britannique (Bergen-Belsen – avril).

L’effort de destruction allemand évolue sur plusieurs plans. C’est d’abord l’alignement des organismes au sein de la machine de destruction. C’est ensuite une évolution des procédures destinées à l’accomplissement des tâches de destruction. C’est ensuite la cristallisation du processus de destruction, et enfin c’est la multiplicité des processus dirigés contre de nouvelles victimes.

A mesure que se déroule le processus, les exigences de l’appareil administratif deviennent plus complexes et l’accomplissement du processus met en cause un nombre croissant de services, de bureaux du parti, d’entreprises commerciales et de commandements militaires, un processus total comparable à une guerre moderne, à une mobilisation ou à une reconstruction nationale. Un processus administratif d’une telle ampleur ne peut être mené à bien par un organisme unique. Il doit puiser dans les réserves de la communauté organisée tout entière. Nous trouvons parmi les agents du processus des techniciens, des responsables de ministère, des agents des postes et du chemin de fer, des membres du clergé chrétien. L’appareil de destruction est la communauté organisée dans l’un de ses rôles particuliers. Les organismes en place appuient sur les procédures existantes : le ministère des finances recourt à des expropriations pour créer le camp de concentration, les chemins de fer allemands facturent à la police de transport des Juifs, calculant le prix d’un aller simple pour chaque déporté en fonction des kilomètres de voies ferrées, les notes de gaz et d’électricité impayées du fait du départ des Juifs sont réglées pour restaurer l’équilibre administratif. Cependant, l’appareil a beau s’évertuer à maintenir les modalités habituelles, on note une tendance à effacer les frontières de la liberté de l’administration lorsque ces frontières empêchent de s’attaquer à de nouveaux problèmes : les lois fondamentales se font rares, les décrets d’application ont de moins en moins de rapport avec les lois, les ordonnances ne sont même pas publiées au journal officiel, les directives écrites font place aux instructions verbales, le bureaucrate moyen prend conscience des courants et des possibilités, et c’est lui qui déclenche l’action, même en l’absence de toute consigne, ou même en contradiction avec les lois ou les consignes.

La bureaucratie n’a aucun plan directeur, aucun schéma de base, aucune vision clairement définie de ses actions, mais le processus de destruction possède une structure inhérente : un groupe dispersé ne peut être vraiment détruit que d’une seule manière. Il faut d’abord définir les membres du groupe, il faut ensuite les arrestations et la concentration, il faut enfin procéder à l’anéantissement.

Il existe des étapes supplémentaires dans une entreprise moderne de destruction, des mesures nécessaires non pour l’anéantissement de la victime, mais pour la préservation de l’économie. Ces mesures constituent des expropriations. Les décrets d’expropriations sont promulgués après chaque phase organique. Les révocations et les aryanisations viennent après la définition (révocation des employés et expropriation des entreprises commerciales). Les mesures d’exploitation et de famine suivent la concentration (exploitation de la main-d’œuvre et mesures de famine). La confiscation des biens personnels accompagne la mise à mort.

Si l’on cherche infliger le plus grand dommage possible à un groupe d’individus, il est inévitable qu’une bureaucratie, même si son appareil est décentralisé ou si ses activités ne sont pas planifiées, fasse passer ses victimes par ces différentes étapes.

Loin d’être un événement isolé, la destruction des Juifs s’inscrit dans tout un ensemble d’actions visant divers groupes. Il s’agit de priver des hommes de leurs biens et de tout espace et, dans certains cas, à infliger la mort. Dans cette destruction élargie, on peut repérer de nombreux décrets caractéristiques de l’action contre les Juifs : rédaction de définitions, taxes spéciales, marquages, circulation restreinte.

Ces activités de destruction embrassent les personnes infligées de maladie ou de handicap (en Allemagne, euthanasie d’au moins 100 000 adultes et enfants), les individus réputés menaçants ou dangereux en raison de leur comportement (les communistes et d’autres opposants politiques, les Témoins de Jéhovah, les criminels endurcis, les asociaux ou les tire-au-flanc, les homosexuels, pour lesquels sont crées les camps de concentration) et les membres des nationalités visées (on met en place une hiérarchie de nations : les Allemands de souche, les Norvégiens, les Danois, les Hollandais, les Flamands, qui doivent être germanisés, les Tchèques, les Français, les Wallons, les Italiens, les Grecs, les Serbes, les Estoniens, les Lettons, les Lituaniens, les Ukrainiens, les Biélorusses, les Russes, les Polonais, les Tziganes – Roms et Sintis – et enfin les Juifs).

L’entreprise de destruction, sans précédent dans l’histoire, prend un tour nouveau. Le réseau bureaucratique d’une nation entière participe aux opérations. Au moment où le destin frappe les Juifs, on définit une véritable série d’objectifs pour engloutir d’autres groupes.

La bureaucratie allemande n’a pas toujours une entière liberté de mouvement. De temps à autre, des obstacles lui barrent la route et provoquent des blocages momentanés. Il y a certes les problèmes d’approvisionnement, les pénuries, les confusions, les malentendus et autres contretemps divers et variés, mais il y a les obstacles administratifs et psychologiques propres au seul processus de destruction.

La destruction des Juifs ne constitue pas une opération rentable. Les effectifs des fonctionnaires sont limités. Chaque fonctionnaire a plusieurs fonctions. La destruction des Juifs se présente comme une tâche supplémentaire dont doit s’acquitter une machine bureaucratique submergée par les demandes émanant des champs de bataille. Les administrateurs allemands donnent le meilleur d’eux-mêmes. À mesure que le processus de destruction progresse, les gains diminuent et les dépenses augmentent. Au début, les gains financiers compensent les dépenses. Dans la phase de mise à mort les recettes n’équilibrent plus les pertes. Les confiscations sont limitées. Les coûts sont importants : transports, même si on utilise des wagons de marchandises, personnel peu nombreux, bâtiment construit à l’économie. Cependant, la destruction des Juifs passe avant l’armement. La main-d’œuvre juive disparaît.

Les problèmes majeurs du processus de destruction sont psychologiques. Les commandants restent attentifs aux symptômes de désintégration psychologique. Il faut empêcher que les hommes soient réduits à l’état de « brutes » ou de « névrosés », par la discipline et par la morale.

D’abord la discipline. Le pillage, la torture, les orgies et les atrocités sont, du point de vue administratif, un gaspillage et, du point de vue psychologique, un danger. L’entreprise de destruction doit être organisée, ne peut faire place qu’à des tâches organisées. L’administration veut des actions rapides et brutales, pour obtenir un effet de destruction maximal avec un effort de destruction minimal, avec un personnel censé ne regarder ni à droite ni à gauche, les motivations personnelles comme les bénéfices individuels lui étant refusés.

La première et la plus importante règle de conduite dictée par cette discipline est que tous les biens juifs appartiennent au Reich. Les prélèvements non autorisés sont sévèrement punis, mais les participants bénéficient des distributions autorisées : seule la corruption officielle est interdite.

En protège l’âme des Allemands donc en interdisant la corruption, mais aussi les massacres non autorisés, manifestant la domination de l’individu par sa propre abjection. Un massacre effectué sur ordre montre qu’on a surmonté la faiblesse de la morale chrétienne. Si les massacres sont dictés par des motifs purement politiques, s’ils constituent l’expression d’un d’idéalisme, le châtiment n’est pas nécessaire. Si on relève une motivation égoïste, sadique ou sexuelle, il doit y avoir châtiment pour meurtre ou homicide involontaire.

On dépense des efforts pour mettre au point des systèmes et des méthodes « humanitaires » freinant la propension à des conduites incontrôlées et allégeant l’écrasante charge psychologique imposée aux meurtriers, par la construction de camions et de chambres à gaz et par le recours à des auxiliaires ukrainiens, lituaniens et lettons pour construire les camions et les chambres à gaz, et de juifs pour enterrer et incinérer les cadavres.

Ensuite la morale, deux millénaires de moralité et d’éthique occidentales. Le bureaucrate allemand compose avec les interdits moraux au prix d’une lutte intérieure, conscient qu’il sait pouvoir choisir personnellement. En même temps, il n’est pas désarmé psychologiquement, avec un mécanisme de refoulement et un système de rationalisations.

Le refoulement comporte cinq étapes (le processus de refoulement est continu, mais jamais total : la mise à mort ne peut être entièrement cachée, si bien que la bureaucratie doit apporter des justifications).

 Le premier stade de refoulement consiste à fermer la source d’information à tous ceux qui n’ont pas à être au courant : tout est fait pour cacher le but ultime du processus de destruction. Il faut étouffer les rumeurs. Les communications radio sont remplacées par des messages acheminés par estafette. Les photos sont interdites. On tourne un film à destination du public étranger, cachant la famine et les morts. Malgré cela, l’information est passée.

Le deuxième stade de refoulement consiste à s’assurer que tous ceux qui savent doivent participer. Tout le monde doit être complice.

Le troisième stade du processus de refoulement est l’interdiction de toute critique. Un prêtre catholique qui prie pour les Juifs est exécuté. Il est possible de critiquer des mesures au nom de la nation allemande. On peut mentionner les effets psychologiques nocifs des massacres.

Au quatrième stade, le mécanisme du refoulement bannit le processus de destruction des conversations mondaines. Il est de mauvais ton de parler des massacres, c’est une question de tact.

La cinquième et dernière étape du processus de refoulement consiste à omettre toute mention de massacres ou d’installations de mise à mort, même dans la correspondance secrète. On parle de solution finale, de possibilités de solution, de traitement spécial, d’évacuation, d’installation spéciale, d’internement, d’action spontanée, d’épuration.

Les essais de justifications prennent deux formes. La première est censée montrer que toutes les actions sont des représailles, qu’il s’agit de mesures défensives contre les Juifs. L’autre approche, à usage interne, consiste à rassurer ceux qui accomplissent des actes spécifiques en vertu de leur position. Les deux stratégies sont complémentaires, chacune s’accompagnant de toute une série de thèmes propres à se disculper.

Les campagnes de propagande sont conçues pour présenter le Juif comme un être mauvais, nuisible. La propagande est nécessaire pour combattre les doutes et les sentiments de culpabilité. La presse doit revenir constamment sur la question juive. On crée des instituts de recherche, on écrit des thèses de doctorat et des volumes de littérature propagandiste, on mène des enquêtes spécialisées, des études économiques sur la puissance financière juive. L’image du juif doit justifier le processus de destruction.

En premier lieu, on trace le tableau d’un judaïsme international qui gouverne le monde et complote la destruction de l’Allemagne et de la vie allemande. La théorie de la domination juive sur le monde est celle d’un complot permanent des Juifs contre le peuple allemand, une théorie qui pénètre tous les services, devenant indissociable de la politique étrangère. La guerre contre la juiverie internationale est justifiée.

 Les hommes d’États étrangers qui ne manifestent qu’une sympathie mitigée à l’égard de l’Allemagne sont des Juifs ou inféodés à eux. Le pape est de sang juif. Si une puissance se montre amicale, on estime qu’elle n’est pas sous la coupe des Juifs.

Le thème du complot juif est utilisé pour justifier des opérations spécifiques. On presse les pays de l’Axe de procéder aux déportations en arguant du complot juif : les Juifs sont des espions, des agents ennemis. Il faut les déporter. Le processus de destruction est une forme de guerre préventive.

En deuxième lieu, les Juifs sont aussi décrits comme un peuple de délinquants et de criminels. Le judaïsme est par nature criminel, avec une criminalité héréditaire : l’anéantissement est aussi utile que la peine capitale ou la détention préventive. Les Juifs perpètrent des crimes rituels. Le processus de destruction est une sorte d’action judiciaire.

En troisième lieu, le judaïsme est présenté comme une forme de vie inférieure. On parle des poux, de la vermine et des Juifs : l’anéantissement est une question d’hygiène, de nettoyage, d’épuration.

S’ajoutant aux formulations employées pour justifier l’entreprise – guerre contre la juiverie internationale, action judiciaire contre la criminalité juive ou simplement mesure d’hygiène contre la vermine juive – il y a aussi les rationalisations pour permettre au bureaucrate de justifier sa participation personnelle au processus de destruction. La masse des bureaucrates composent des mémorandums, rédigent des projets, signent des lettres, envoient des coups de téléphone, participent à des conférences, étant en mesure de détruire tout un peuple en restant assis à leur bureau. Ils comprennent le lien qui existe entre leurs paperasses et les monceaux de cadavres dans l’est, des failles de raisonnement qui accusent les Juifs de tous les maux et parent les Allemands de toutes les vertus : c’est pourquoi ils sont tenus de défendre leurs activités individuelles. Ces justifications reconnaissent implicitement que leur travail se fait indépendamment des visées réelles du judaïsme mondial, indépendamment du comportement réel des Juifs qui allaient être tués. Nous pouvons répartir les rationalisations destinées aux agents du processus en cinq catégories.

La rationalisation la plus ancienne est la doctrine selon laquelle il existe des ordres de nature supérieure : il y a le devoir. Les ordres donnés doivent être respectés. Les soldats sont tenus d’obéir inconditionnellement aux ordres. Cependant, sur le terrain, il est parfois possible de refuser de participer à une exécution. Dans les bureaux, on peut se soustraire aux instructions. Le bureaucrate, redoutant sa propre conscience, demande des ordres lorsqu’ils n’existent pas.

La deuxième rationalisation ou justification est l’insistance avec laquelle le bureaucrate affirme qu’il n’agit pas par vindicte personnelle. Le bureaucrate établit une distinction entre son devoir et ses sentiments personnels. Il certifie qu’il ne haït par les Juifs, allant parfois jusqu’à accomplir quelques bonnes actions à leur bénéfice. Ces bonnes actions séparent le devoir des sentiments personnels, préservant un sentiment d’honnêteté : celui qui détruit les Juifs n’est pas antisémite. C’est après avoir fait tout ce qu’il est humainement possible de faire qu’un bureaucrate peut se consacrer en toute tranquillité à son activité de destruction.

La troisième justification est que l’action personnelle du bureaucrate n’est pas criminelle, alors que sont criminels les agissements du maillon suivant de la chaîne. La ligne de démarcation morale, on marche dans sa direction sans jamais pouvoir l’atteindre. L’existence de critères moraux adaptables constitue un des principaux facteurs permettant de maintenir l’autonomie du processus de destruction.

La quatrième rationalisation reconnaît implicitement que toutes les lignes de démarcation mouvantes sont irréelles : personne ne peut détruire seul les Juifs. Celui qui participe au processus de destruction est toujours en bonne compagnie. Parmi ses supérieurs, il y en a qui font plus que lui-même. Parmi ses subordonnés, il y en a qui ne demandent qu’à prendre sa place. Il n’est qu’un élément parmi des milliers d’autres. Son importance personnelle en sort diminuée, on peut le remplacer, se passer de ses services. Le bureaucrate apaise sa conscience en songeant qu’il fait partie du mouvement général et qu’une goutte d’eau a bien peu d’effet dans une vague de cette ampleur. Il se sent impuissant. Il attend un changement de régime.

La cinquième rationalisation, la plus élaborée, constitue un ultime retranchement psychologique pour ceux qui ne se laissent pas leurrer par les notions d’ordre de nature supérieure, de devoir impersonnel, par des critères moraux fluctuants et par l’argument de l’impuissance. C’est une rationalisation également faite pour ceux qui, du fait du caractère radical de leurs activités ou de leur position élevée, échappent aux ordres, aux devoirs, aux lignes de démarcation morales et à l’impuissance : c’est la théorie de la loi de la jungle. La guerre est la politique de tout vivant. La lutte et la vie sont identiques. L’homme s’éteint lorsque la volonté de lutter est éteinte. Dans la nature tout est combat. Tous ceux qui renoncent à se battre sombrent. On ne doit pas avoir pitié des gens que le destin voue à périr.

Les Allemands surmontent les obstacles d’ordre administratif et psychologique, les problèmes de la machine bureaucratique, mais ils ne sont pas les seuls protagonistes : les victimes élaborent elles aussi le processus. C’est l’interaction entre les agents du crime et leurs victimes qui constitue le « destin ». Il faut donc aborder les réactions de la communauté juive et analyser le rôle que jouèrent les Juifs dans leur propre destruction.

Confronté à la force, un groupe peut réagir de cinq manières différentes : en résistant, en essayant d’atténuer ou de neutraliser le danger, par la fuite, par la paralysie, par la soumission.

Le comportement des Juifs se caractérise par l’absence presque complète de résistance.

Pour détourner, dans la mesure du possible, l’impact des mesures allemandes, on recourt aux requêtes, écrites et verbales. En implorant leurs oppresseurs, les Juifs essayent de faire passer la lutte du plan physique au plan intellectuel et moral. Les Juifs multiplient les appels et les pétitions. La concentration dans les ghettos réduit les initiatives individuelles, les Juifs ne pouvant plus avoir normalement accès aux autorités de contrôle : les familles dépendent des conseils juifs ou des institutions juives pour être secourues. Les conseils deviennent les représentants de la communauté vis-à-vis des agents du crime, formulant leurs déclarations en pesant le moindre de leurs mots et les adressent aux services intéressés.

Dans de nombreux cas, les Juifs ont recours à la corruption. L’argent se montre plus efficace que les argumentations.

Dans certains cas, les Juifs devancent les désirs des Allemands, devinant leurs ordres, essayant de se montrer utiles en servant leurs besoins.

Le plus souvent, on essaye de trouver le salut par le travail.

Dans la fuite, la victime tente de se soustraire aux effets de la force en fuyant ou en se cachant.

L’inutilité de toutes les alternatives paralyse la victime. Les familles juives, incapables de lutter, incapables de pétitionner, incapables de fuir et même incapables de se rendre au lieu de rassemblement, attendent les nazis chez elles.

La cinquième réaction et la soumission automatique. La rédaction des décrets, la conduite des trains de déportés, les fusillades et les gazages ne font intervenir que les Allemands. Par contre, et il faut noter l’importance de cette collaboration administrative, les Juifs agissent quand ils déclarent leurs biens, quand ils demandent des papiers d’identité, quand ils se présentent en un lieu précis pour être soumis au travail forcé, déportés ou exécutés, quand ils fournissent une liste de noms, quand ils payent des amendes, quand ils remettent leurs biens, quand ils creusent leur propre tombe. Les organisations de résistance juive essayent de combattre cette inertie. Il y a aussi la soumission institutionnelle des conseils juifs, faisant appel à des auxiliaires, répercutant les exigences allemandes, livrant les biens juifs, construisant les murs, assurant le maintien de l’ordre, fournissant la main-d’œuvre.

Si nous examinons le schéma de comportement des Juifs, nous voyons deux caractéristiques consistant en une alternance de suppliques et de soumission. Les Juifs tentent d’apprivoiser les Allemands, évitant les provocations, se soumettant aux décrets et aux ordres, espérant que la pression allemande s’émousse. Il s’agit, pour survivre, d’apaiser l’ennemi, de se le concilier, et d’éviter de résister. La prise de conscience que le processus de destruction nazi allait détruire le monde juif européen arrive trop tard. La soumission n’est pas aisée, et elle est considérablement plus pesante dans sa phase ultime, quand les pertes augmentent. La tendance à résister fait brusquement surface. La résistance devient un obstacle à la soumission, de la même façon que la soumission est un obstacle à la résistance. Les communautés juives luttent pour durer, soignant les malades, nourrissant les gens sans travail, instruisant les enfants.

 Le mécanisme de refoulement de l’insupportable fonctionne automatiquement, avec des termes masquant les visions de mort.

Les victimes recourent aux rationalisations pour justifier leurs actions. La docilité est présentée comme une manière de sauver les vies. Le sacrifice de quelques-uns est rationalisé comme souvent beaucoup d’autres. La soumission stricte permet d’éliminer les souffrances non nécessaires, le chagrin inutile. La communauté juive veut rendre l’épreuve supportable, la mort facile. Les rafles et les transports par des membres juifs sont plus doux.

En 1933, les communautés juives sont spatialemrnt compactes. À cette segmentation résiduelle vient s’ajouter une différenciation dans l’économie. Dans l’ensemble, les lieux de travail ou des Juifs côtoient des non-Juifs sont une exception. Il y a aussi une séparation linguistique (ladino, yiddish, hébreu). Il y a les séparations religieuses et culturelles.

Les voisins adoptent une stratégie de neutralité, facile à suivre et à justifier, sans les risques (on risque la peine de mort si on héberge un Juif) et les frais en aidant quelqu’un, et sans le poids moral qu’il faut supporter en prenant le parti des bourreaux. Il y a toujours de bonnes raisons pour expliquer qu’on n’a pas protesté ouvertement : il faut penser à sa famille et prendre soin de soi. Les gens s’accrochent à un semblant de vie normale. Les enfants vont à l’école, les intellectuels sont dans les cafés. On va au cinéma, on fait du sport. On s’en tient à la routine. Les Juifs sont abandonnés..

Il y a des cas d’assistance, en particulier de la part d’institutions créées par la résistance. Le contraire de l’empressement à aider, avec les sacrifices que cela suppose, est l’ardeur à profiter du malheur des Juifs (enrichissements passif et actif) et, dans le cas de nombreux jeunes hommes, à prêter main-forte aux bourreaux.

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