Les salariés écrasés jusqu’au bout : Claire Baglin

Claire Baglin : « En salle », premier roman, 2022, Les Éditions de Minuit.

Dans notre monde soi-disant moderne et civilisé, les salariés sont écrasés non seulement dans leur travail, mais aussi dans leurs loisirs, dans leur vie familiale, écrasés jusqu’au bout.

Nous entrons de manière jubilatoire et distanciée (une écriture constamment renouvelée dans la forme comme dans le contenu, suscitant une attente constante) dans le monde fou où les employés et ouvriers, pleins de volonté de vivre, sont traités comme des robots au service des robots, où la consommation est une caricature du bonheur, où la liberté consiste à accepter de continuer le travail avec cet événement tout à fait secondaire, insignifiant, tout à fait normal, d’une main brûlée ou de deux mains électrocutées, où on n’a pas les moyens de se payer un restaurant normal, des vacances correctes sans promiscuité et avec un matelas qui ne se dégonfle pas, et où les enfants sont enrégimentés dans la nouvelle société, hors de l’influence de la famille.

Il s’agit de deux histoires parallèles et alternatives de deux portions de vie. Premièrement, la portion de vie d’une employée de fast-food écrite à la première personne par elle-même – la vie déshumanisante, terrible et dangereuse dans les fast-food (ou dans les livraisons à domicile), avec une main marquée, blessée. Deuxièmement, la portion de vie d’une famille, dont le père est chahuté par la précarité, la violence sociale – un travail posté en trois huit, lui aussi inhumain, dangereux et sans les protections nécessaires, un travail qui marque les mains de manière pathologique et indélébile – écrit par une de ses filles, Claire.

Le contexte est un contexte d’aliénation à la marchandise, où des machines qui fonctionnent sont mises au rebut, comme déchets, où des objets sont accumulés sans servir, simplement accumulés, des machines et des objets qu’on peut éventuellement réparer.

Les accidents du travail ne sont pas pris en compte par la direction et l’institution : ou bien la direction, pour éviter de faire une déclaration d’accident de travail, donne une récompense à la victime (un poste meilleur, une bonne note, une médaille avec un repas dans un château), ou bien la victime décide de ne pas déclarer l’accident du travail pour éviter son licenciement.

La première partie, c’est « L’entretien », l’entretien d’embauche au fast-food. Le directeur est sympathique, il met les conditions : ne pas arriver en retard, etc. Par contre, le départ peut être retardé sans augmentation de salaire. L’employé a un uniforme. Il passe d’un poste à l’autre, quelques fois dans la même journée, et il y a des postes qui sont plus faciles et plus recherchés. Il s’agit d’un travail à la chaîne, sans appel important à la créativité de l’employé, un employé considéré comme un imbécile. Personne ne croit à ce système, y compris les cadres qui sont bien obligés de faire ce qu’on leur demande.

Pendant ce temps, Jérôme, le père, Sylvie, la mère, et Nico, le petit frère, se rendent en voiture dans un fast-food, à la demande de Nico. Il faut faire la queue et Nico reçoit un extraterrestre à piles. À Quiberon, la voiture, qui est repartie, s’arrête devant un restaurant. Nico veut obstinément un fast-food. Les parents ressortent avec une adresse, et la voiture cherche, passe devant une crêperie, et finalement va au camping. Il faut installer la tente, et pendant ce temps Nico joue sur un tourniquet, la narratrice debout sur une balançoire. La maman dit aux enfants d’être gentils avec leur père : Jérôme est naze. Sur la plage, il pense à son travail, il se ronge l’ongle du pouce, et Sylvie lui met un bandage pour qu’il arrête. Puis Jérôme se met à réparer un poste de radio, et il réserve au téléphone pour le lendemain pour l’accro branche. La narratrice y perd une boucle d’oreille : on ne la retrouve pas. Sylvie lui désinfecte les oreilles à tour de rôle et tue les poux qu’elle trouve. La nuit, il y a le chant karaoké des voisins et le bruit de la circulation, comme à la maison. Le matelas de Jérôme se dégonfle, malgré toutes les réparations. On range les valises et on se baigne juste avant de partir. Dans la voiture, Nico et la narratrice se battent comme frère et sœur. La voiture passe devant l’usine de Jérôme, un sous-traitant automobile. Jérôme a fui deux entreprises pour choisir celle-ci. Il montre les bennes où il récupère des trucs, des trucs qui remplissent la maison et que le père passe son temps à réparer, parce qu’on n’a pas les moyens d’acheter du neuf. Les salariés, épuisés, sont tellement mal payés qu’ils n’arrivent pas à assurer pour eux et leur famille un minimum de plaisir.

La deuxième partie, c’est « En salle », la salle du fast-food.

La formatrice de la narratrice est Chouchou. La narratrice a les doigts blessés par les produits chimiques.

La narratrice emmène deux amis chez elle. Les parents n’apprécient pas. Elle ne doit pas recommencer. Le perroquet des voisins dit « Sarkozy pourri ». Le père lit les publicités. En voiture, la famille passe devant la déchetterie et récupère un magnétophone. La narratrice porte la tunique qu’on lui a offerte pour ses 10 ans : ils vont chez ses grands-parents et la tante qui ne sait pas manger toute seule. Les grands-parents accumulent les objets, tout est sale. Au retour, on s’arrête au supermarché. La narratrice reste dans la voiture.

 La narratrice en profite pour écrire une histoire, l’histoire de Natacha qui vit dans une cabane au cœur de la forêt et rentre le soir pour dormir chez ses parents. Sa mère est psychologue et son père écrivain ou professeur. Elle est agressée dans la rue par des garçons. La narratrice écrit son histoire sur l’ordinateur, et l’ordinateur tombe en panne. Son père essaye de le réparer.

 Pour son stage de troisième, la narratrice rédige son CV, et son père lui dit : « le boulot c’est pas toute la vie, on doit garder des loisirs, des passions, avoir des activités le week-end et il faut pas se laisser engloutir sinon c’est foutu. »

 La famille va à la médiathèque rencontrer des écrivains. La narratrice fait remplir son petit carnet à autographes. Un écrivain refuse de le signer. La table sur laquelle elle pose son carnet est celle où elle a joué au loto il y a quelques semaines (son père a gagné une banane assortie au sac à dos de l’année précédente). Il y a encore de la graisse. Le père emprunte « Les Comtes du Pays d’Auge ». La famille fait une promenade en forêt. Le père se fait inviter chez Lebrac pour que ce dernier signe des photos de la Guerre des boutons.

Dans la troisième partie « Dans l’huile », la narratrice du fast-food, qui s’occupe des frites, a une main brûlée. Il n’y a pas de déclaration d’accident. Elle est affectée dans un autre poste. « Dans le bureau des managers, ils me disent tu as rincé ? Je pense d’abord qu’ils évoquent un nettoyage poste, une session de plonge, avant de me rendre compte qu’ils désignent ma main. Ils ajoutent, on peut pas te donner de crème, c’est interdit mais va au robinet et on te donnera une paire de gants. Les mains sous l’eau, je revois la scène et ma main sous la panière qui ne devait pas y être. Un instant, j’ai oublié ce que le fast-food m’a appris : ce qui tombe reste au sol. »

Dans la voiture, Jérôme informe qu’il va recevoir une médaille du travail. Il dit aussi qu’à la naissance, il était mort-né, avec le cordon ombilical autour du cou, ne respirant plus. Nico ne le croit pas. La famille se rend à la salle des fêtes, pour un repas dansé. La mère aurait bien voulu danser, mais le père n’arrête pas de raconter qu’il va être invité dans un château pour sa médaille. À la maison, le père raconte qu’il a été appelé pour rien à l’usine. Le père se prépare pour la cérémonie, et il racontera.

Dans la quatrième partie, « Au Drive », la narratrice du fast-food est affectée au drive. Quelquefois, elle donne la marchandise à des livreurs. Chouchou met 20 à l’évaluation de la narratrice. Dans les vestiaires, l’évaluation tombe au sol «  et vient se coller à l’eau stagnante ».

La narratrice numéro 2 revient de pension à la maison, et le père montre les nouveaux vêtements de travail qu’il a reçu. La narratrice est avec Paul qui l’invite chez lui. Elle découvre la maison, les meubles, le home cinéma du père. Pendant que la mère de Paul rassemble les DVD sur la table de la cuisine, « à l’étage je fais l’amour peut-être. Sa mère nous appelle et la ceinture de Paul racle le parquet, il jure merde merde, comme moi… La mère de Paul me regarde avancer et dire petit pas, petit pas, je crois qu’elle me déteste parce qu’elle a vu mon T-shirt à l’envers » Tous les trois essayent de descendre le meuble à DVD, et finalement le laissent s’écraser au bas de l’escalier.

Pendant ce temps, Jérôme se fait électrocuté par un robot. « A l’infirmerie, la secrétaire dit qu’il faut l’inscrire en accident de travail, mais il sait que l’erreur va lui être imputée, qu’il peut se faire licencier pour avoir négligé ce point de sécurité, alors non non c’est bon. Un chef est présent et insiste pour le ramener chez lui comme on fait pour un enfant qui a mal au ventre. Dans la voiture le chef ne cesse de parler pour anéantir le temps. 15 minutes plus tard, devant l’immeuble, avant que Jérôme sorte de la voiture, le chef pose enfin la question qui le brûle depuis le début, c’était ta faute non ? »

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