La cinquième colonne nazie : Lukacs

Lukacs : « Le délire raciste, ennemi du progrès humain », 1943, « Tournant du destin », 1944, « Dans quel but la bourgeoisie a-t-elle besoin du désespoir ? », 1948, « De la responsabilité des intellectuels », 1948. Traductions de Jean-Pierre Morbois. Éditions Critiques.

Lukacs a vu en 1918 en Allemagne le gouvernement social-démocrate faire assassiner les militants communistes et syndicaux par les Corps francs, précurseurs des nazis. Il a vécu, en 1920, comme ministre de la culture, l’assassinat de la révolution hongroise par une coalition étrangère instaurant le premier régime fasciste en Europe, celui de Horthy. Réfugié en URSS, il a vécu la montée du fascisme en Italie, du nazisme en Allemagne, du franquisme en Espagne, la montée des ligues fascistes en France à partir de 1924, puis nazies à partir de 1933, des événements qu’il voyait bien qu’ils étaient aidés par le capital financier et, le plus souvent, par les gouvernements des États-Unis, d’Angleterre et de France. Il a vu comment les agressions nazies étaient encouragées par les mêmes forces financières et politiques, avec, au départ, la non-intervention en Espagne (c’est-à-dire les sanctions pour étrangler le régime républicain espagnol, qui avait le tort de comporter dans sa direction des communistes, jusqu’à interdire le commerce des oranges, et l’acceptation, signifiée à l’ambassadeur de Hitler à Paris, des interventions des armées fascistes et nazies en faveur de Franco) et le pacte de Munich des gouvernements français et anglais avec Hitler et Mussolini.

En 1945, il constate le recyclage des nazis dans la lutte anticommuniste de la Guerre froide, et la possibilité d’une renaissance du nazisme.

Au moment où il écrit les textes de ce livre, il n’a pas encore connu la grande réussite de l’impérialisme occidental en 1953 dans sa Guerre froide contre les pays communistes, à savoir l’assassinat réussi du groupe Staline par la bande à Kroutchev, et la social-démocratisation de l’URSS et du mouvement communiste qui en sera la conséquence, comme prélude à leur liquidation. Mais il connaîtra en 1956, comme ministre de la Culture, les assassinats de populations hongroises par l’armée de l’antistalinien Kroutchev, l’exécution du premier ministre hongrois et sa propre relégation, avant de connaître la censure de ses écrits et, en 1961, le mur de Berlin, conduits à l’initiative du même Kroutchev et de ses fidèles opportunistes.

Du point de vue de son affirmation sur la renaissance du nazisme, Lukacs est clairvoyant : c’est actuellement la réhabilitation des assassins de juifs en Ukraine et dans d’autres pays. C’est la politique de type génocidaire du régime de Kiev, composé de nombreux nazis bandéristes (des soldats ukrainiens formés par l’armée française en France ont des croix gammées comme tatouages, d’après Médiapart), politique de type génocidaire, en particulier à l’égard des populations parlant russe. C’est, en Europe occidentale et aux États-Unis, le déni de ces faits par presque tous les hommes politiques, ce qui constitue une complicité.

Ce que Lukacs appelle la cinquième colonne du fascisme est très présente, dans les mises en question de l’égalité, au niveau du discours comme dans la réalité, dans les mises en question de la liberté d’expression et de la liberté de manifester, dans la promotion de l’irrationalisme, dans la réécriture de l’histoire, dans l’acceptation au quotidien de différentes formes de racisme.

Notons qu’un discours raciste à l’égard d’un groupe essaye de se « justifier » en affirmant avec ostentation son refus du racisme contre un autre groupe, en multipliant même ces démarches antiracistes, comme preuve de son antiracisme (je pense à ce chef d’État qui, au moment choisi et avec l’accompagnement des médias, va visiter Oradour-sur-Glane, tout en affirmant qu’il n’y a pas de nazi en Ukraine). N’oublions pas qu’un groupe objet d’un racisme peut voir certains de ses membres être racistes à l’égard d’un autre groupe (je pense à ces ministres israéliens qui considèrent les Palestiniens comme des animaux humains).

De manière perverse, les partis et les hommes traditionnellement antisémites (les partis fondés par des Waffen-SS et qui n’ont jamais dénoncé cette origine, les hommes qui ont récemment essayé de réhabiliter Pétain ou Maurras), les puissances financières qui ont participé au nazisme, à travers les médias qu’elles possèdent dans leur totalité, non seulement disent qu’il n’y a pas de nazis en Ukraine, mais sèment la confusion en identifiant antisémitisme et antisionisme (critiquer le gouvernement colonialiste d’Israël qui pratique actuellement selon l’ONU une politique génocidaire, ce serait être antisémite !) et en définissant ce qui est antisémite et ceux qui sont antisémites !

Plus généralement, donner une information négative, partiellement ou complètement fausse, ou cacher une information positive, sur un pays, sur un groupe, sur une personne, sans que cette personne puisse répondre avec une présence effective, sans qu’un représentant reconnu du groupe ou du pays visé par l’information négative soit effectivement présent, c’est du racisme. De même que le racisme contre les Juifs et contre les Slaves était utile à Hitler pour faire la guerre (même si Hitler ne croyait pas à la vérité des théories racistes), de même, le racisme antirusse, le racisme antichinois, le racisme antipalestinien, présents quotidiennement dans les médias et les discours politiques, et rarement dénoncés, sont utiles aux marchands d’armement et à ses représentants politiques quand ils envisagent de faire la guerre contre la Russie, contre la Chine, contre la Palestine.

Notons que pour minimiser le racisme (le racisme fait penser à Hitler, aux États-Unis de l’apartheid, au colonialisme) on utilise des termes de russophobie, sinophobie, islamophobie, xénophobie, judéophobie, etc., si bien qu’il n’y a plus de raciste.

Enfin il existe, de manière centrale, le racisme de classe, tel que le manifestent les dirigeants politiques et économiques qui se sont succédé en France, ce qu’on euphémise par mépris la classe, attitude hautaine, mégalomanie, orgueil, narcissisme, jupitérisme, grande intelligence, force de travail exceptionnelle, compétence, supériorité « naturelle ». Alors que le racisme contre un groupe social ou contre la population d’un pays permet de justifier l’investissement financier et moral du capital et de ses propriétaires et valets dans le complexe militaro-financier, dans la guerre et dans l’extermination, le racisme de classe permet de justifier la propriété privée des moyens de production et l’exploitation du prolétariat par ses propriétaires capitalistes.

Gens désarmés, désespérés, terrorisés, fanatisés, hypnotisés, robotisés, uniformisés, ivres et racialisés pour le service des maîtres de l’industrie d’armement.

La quantité de terreur contre le progrès entraîne quelque chose de qualitativement nouveau, avec la mobilisation  de tout le social, l’idéologique et les manifestations vitales, uniformisés de manière réactionnaire, avec la participation active de millions de gens hypnotisés, fanatisés par la suggestion de masse, ou intimidés, désarmés, sans protestation.

 Derrière les contradictions et incohérences du programme nazi, l’objectif réel est de faire de l’impérialisme allemand le maître absolu du monde entier, transformant les peuples en ilotes robotisées au service des grands propriétaires et des maîtres de l’industrie d’armement.

 Désespéré à la suite de la crise, le peuple, qui n’a pas saisi les incohérences du programme nazi et qui est placé en état d’ivresse et d’hypnose par la démagogie, renonce à toute critique pour espérer, non en la renaissance nationale et sociale, mais en la domination allemande raciste sur le monde, en la transformation des structures qui ne seraient pas adaptées au caractère racial allemand, en la pureté raciale.

 La seule différence sociale est la différence raciale, déterminée de manière secrète, mystique et arbitraire par le Führer, qui tranche avec autorité les mots d’ordre pour chaque action barbare.

La théorie raciale, c’est l’inégalité, c’est-à-dire la barbarie.

 La théorie raciale est la base idéologique de la lutte contre la civilisation, la culture, la raison, l’entendement, en promouvant la barbarie au rang de principe de l’action, c’est-à-dire en écartant l’égalité en droit des hommes et des peuples.

 L’histoire est un combat entre progrès et réaction, entre liberté et oppression, entre égalité en droit et inégalité. La connaissance est possible pour chaque être humain. La littérature met en scène des grandes figures plébéiennes.

La protestation réactionnaire veut instaurer une inégalité naturelle.

 Les déceptions face aux inégalités entraînent des utopies, des luttes de libération nationale, des dénonciations, mais aussi des tendances à éliminer par la pensée les inégalités, pour promouvoir de manière réactionnaire une « inégalité naturelle ».

Le nazisme, c’est l’absence de limites, la décomposition morale, la transformation des hommes en bourreaux.

 Le nazisme n’anéantit pas seulement les hommes et les peuples qu’il combat, il est l’ennemi de ceux qui le suivent volontairement ou contraints par la terreur : avec l’absence des limites, celles de la loi, comme celles de la religion ou de la coutume, c’est la décomposition morale d’un peuple, réduit en esclavage, outil de la terreur hitlérienne, constituant une armée de bourreaux contre les hommes qui pensent autrement et contre les peuples épris de liberté.

Le nazisme doit être anéanti.

 Le nazisme doit être anéanti pour que le monde puisse retrouver le chemin de la civilisation.

La connaissance du camp d’extermination est un dévoilement, une péripétie.

Dès 1925, Hitler surenchérit sur l’impérialisme par sa volonté de réduction en esclavage des peuples.

L’Allemagne a toujours rêvé d’expansion impérialiste. La démocratie de Weimar n’a pas sanctionné les responsables et les complices de la première catastrophe.

 Dans Mein Kampf, Hitler revendique l’annexion de nouveaux territoires en Europe, particulièrement en Russie, puis en outre-mer, en utilisant des méthodes agressives et bestiales. À la notion de Nation, il faut substituer celle de race, qui permet de dissoudre l’ordre établi et de lui substituer un nouvel ordre, un nouveau droit international organisant le grand espace du Reich, avec l’élimination physique ou la réduction en esclavage des peuples slaves et de tous les leaders et hommes épris de liberté ou d’un sentiment national.

Le camp d’extermination représente une scène de reconnaissance sur la nature de l’hitlérisme.

La mégalomanie chauvine se concrétise par la « démocratie germanique » où chacun est supérieur sadique et inférieur masochiste.

 Comme toute entreprise industrielle, le camp d’extermination a vu le jour grâce à la coopération d’hommes issus de couches les plus diverses. Hitler a fait un formidable « travail d’éducation » par la destruction du sentiment de l’égalité des hommes.

Cette mégalomanie chauvine se concrétise par la folie morale de la « démocratie germanique », avec l’ivresse et l’enthousiasme masochistes et suicidaires des subordonnés à être opprimés, à être rabaissés inconditionnellement, et l’intégration de cette soumission servile à la hiérarchie, de telle sorte que chacun est à la fois supérieur sadique et tyrannique dans l’espace vital, et subordonné masochiste, et celui qui n’a pas trouvé dans la vie publique de subordonnés les trouve à la maison.

Hitler favorise la corruption.

 De manière systématique, Hitler favorise la corruption, le « enrichissez-vous ! » (quand on connaît les crimes des fonctionnaires indélicats, on les tient mieux) et la brutalité la plus extrême (l’homme de la rue ne veut que la force, la sauvagerie, pour pouvoir trembler).

L’Allemagne surestime sa démocratie et choisit la nation et la puissance au détriment de la justice et de la liberté.

Alors qu’en France les tromperies bonapartistes de la problématique démocratie bourgeoise relayent des périodes révolutionnaires et démocratiques, ce qui conduit à la chute du bonapartisme, en Allemagne, non seulement on se dissimule l’absence de liberté, mais on dit qu’on possède les meilleures solutions aux problèmes de la démocratie bourgeoise, ce qui rend inutile l’autonomie à contre-courant et personnelle des intellectuels qui en appellent à l’opinion publique et lui sont profondément liés, ce qui atrophie le respect de la personnalité véritable et de l’humanité véritable des autres, qu’il s’agisse d’individus ou de peuples entiers.

 De plus, le respect de l’humanité en elle-même et de l’autre, que ce soit dans son propre peuple ou dans un peuple étranger, fait défaut à la spiritualité allemande depuis que, face au dilemme entre la nation et la puissance, d’une part, la justice et la liberté, d’autre part, l’Allemagne a choisi la nation et la puissance. Ce dilemme est de plus en plus dissimulé. L’Allemagne a choisi la nation et la puissance, c’est-à-dire le soutien à l’impérialisme réactionnaire agressif, à l’esclavage, à la servilité (déguisée en « vraie liberté »).

 L’Allemagne après 1945 est à la croisée des chemins.

Le monde civilisé ne peut pas tolérer une troisième répétition de l’agression allemande contre l’univers. Pour chaque Allemand, le tournant du destin est arrivé, l’heure de la péripétie a sonné. Pour chaque Allemand attaché à l’honneur et lié à son peuple, il y a dans le camp d’extermination tous les éléments de la péripétie. La décision d’aujourd’hui sera dès demain la condition préalable objective de la vie du peuple allemand, et si elle est mauvaise, elle entraînera une poursuite de l’aggravation de la situation du peuple allemand et de chaque Allemand, de la même façon que les décisions omises jusqu’ici ou prises de manière erronée ont aplani le chemin pour Hitler et ses combinats de la mort.

L’idéologie de la bourgeoisie, c’est l’idéalisation, le silence sur les horreurs et les absurdités.

L’idéologie de la bourgeoisie est le happy end conceptuel, l’idéalisation, la disparition des oppositions, des horreurs, de la réalité effroyable, du chaos absurde.

Face aux protestations et révoltes, la bourgeoisie soutient le pessimisme comme « distingué », « révolutionnaire », contre l’action « superficielle » des militants progressistes, pour la « civilisation » du capitalisme.

 Pour que l’indignation ne se tourne pas vers le changement de société, pour que le révolté devienne un philistin passif et patient, la bourgeoisie favorise une idéologie pessimiste où insatisfaction, malaise, désespoir, nihilisme, absence de perspective individuelle produisent un monde vide, sans but, inhumain et absurde, où toute réforme sociale est considérée comme médiocre, mesquine, sans signification.

De plus, le pessimisme et le désespoir apparaissent comme un comportement moral révolutionnaire, « distingué » par rapport au « banal » optimisme, comme une attitude réservée et « offensée » par rapport à l’action « superficielle », ce qui implique une antipathie à l’encontre de la société démocratique ou socialiste qui exige une participation active et un soutien à la société capitaliste, à la « civilisation », plus favorable que la société progressiste qui exige une participation active.

La bourgeoisie soutient le mysticisme fasciste de l’attente du miracle, du prêt à tout, de l’obéissance aveugle aux Führer.

Comme le nihilisme et l’absence de perspectives ne donnent pas lieu à une action sociale concrète, les philistins cherchent de nouveaux rapports, des superstitions, des mysticismes, des crédulités, ce qu’encourage la bourgeoisie, par exemple dans la propagande fasciste de l’attente du miracle, du désespoir du prêt à tout, de l’obéissance aveugle à tout ordre du Führer.

Combattre la cinquième colonne anglo-saxonne du fascisme.

 L’impérialisme essaye de faire revivre le fascisme. Il n’a rien fait pour liquider idéologiquement les conceptions du monde qui ont préparé le fascisme.

 Il faut mener le combat contre ces conceptions du monde, même si elles n’affichent pas encore des tendances expressément réactionnaires. Ces conceptions du monde sont la cinquième colonne du fascisme. Il faut se mettre au clair, sobrement et consciemment, sur notre propre situation, nos objectifs et aspirations, les transformer en réalité par la voie de l’action consciente.

Les bases économiques, politiques et idéologiques du fascisme hitlérien ont été préservées par la réaction anglo-saxonne avec leurs critiques sur la croyance « vulgaire » en l’égalité des hommes, sur le progrès, sur la raison et sur la démocratie.

 L’essence de la réaction impérialiste est la prétention à la domination du capital monopoliste et ses conséquences qui sont la dictature fasciste, la guerre mondiale, l’oppression des peuples, la brutalité et la destruction.

L’activisme cynique nihiliste d’Hitler est remplacé par la démagogie atlantiste de l’hypocrisie nihiliste qui dévalorise l’économie politique pour fétichiser, c’est-à-dire détruire, la démocratie, la paix, la nation, la civilisation.

Les impérialistes doivent  cependant mobiliser les masses populaires : l’activisme cynique nihiliste d’Hitler est remplacé par la démagogie de l’hypocrisie nihiliste qui dévalorise l’économie politique comme superficielle ou inessentielle, ce qui fétichise la démocratie (non interrogée), l’aspiration à la paix (le pacifisme abstrait), la nation (le gouvernement mondial supranational, la pax americana), la civilisation (cordon sanitaire contre la civilisation russe, pour préparer la guerre).

  Pour désorienter l’intelligentsia, la bourgeoisie parle de l’impossibilité de comprendre le monde.

La bourgeoisie impérialiste essaye d’anéantir la capacité socio-historique d’orientation de l’intelligentsia : il serait impossible de s’orienter socialement, le monde serait incompréhensible.

La quantité de terreur contre le progrès entraîne quelque chose de qualitativement nouveau, avec la mobilisation  de tout le social, l’idéologique et les manifestations vitales, uniformisés de manière réactionnaire, avec la participation active de millions de gens hypnotisés, fanatisés par la suggestion de masse, ou intimidés, désarmés, sans protestation. Derrière les contradictions et incohérences du programme nazi, l’objectif réel est de faire de l’impérialisme allemand le maître absolu du monde entier, transformant les peuples en ilotes robotisées au service des grands propriétaires et des maîtres de l’industrie d’armement. Désespéré à la suite de la crise, le peuple, qui n’a pas saisi les incohérences du programme nazi et qui est placé en état d’ivresse et d’hypnose par la démagogie, renonce à toute critique pour espérer, non en la renaissance nationale et sociale, mais en la domination allemande raciste sur le monde, en la transformation des structures qui ne seraient pas adaptées au caractère racial allemand, en la pureté raciale. La seule différence sociale est la différence raciale, déterminée de manière secrète, mystique et arbitraire par le Führer, qui tranche avec autorité les mots d’ordre pour chaque action barbare. La théorie raciale est la base idéologique de la lutte contre la civilisation, la culture, la raison, l’entendement, en promouvant la barbarie au rang de principe de l’action, c’est-à-dire en écartant l’égalité en droit des hommes et des peuples. L’histoire est un combat entre progrès et réaction, entre liberté et oppression, entre égalité en droit et inégalité. La connaissance est possible pour chaque être humain. La littérature met en scène des grandes figures plébéiennes. Les déceptions face aux inégalités entraînent des utopies, des luttes de libération nationale, des dénonciations, mais aussi des tendances à éliminer par la pensée les inégalités, pour promouvoir de manière réactionnaire une inégalité naturelle. Le nazisme n’anéantit pas seulement les hommes et les peuples qu’il combat, il est l’ennemi de ceux qui le suivent volontairement ou contraints par la terreur : avec l’absence des limites, celles de la loi, comme celles de la religion ou de la coutume, c’est la décomposition morale d’un peuple, réduit en esclavage, outil de la terreur hitlérienne, constituant une armée de bourreaux contre les hommes qui pensent autrement et contre les peuples épris de liberté. Le nazisme doit être anéanti pour que le monde puisse retrouver le chemin de la civilisation.

De larges couches sont devenues, sciemment ou inconsciemment, les complices actifs ou passifs des atrocités des nazis.

 La barbarie nazie est un phénomène sans précédent. Certes, l’humanité a connu des régressions cruelles, où l’on se déchaînait de toutes ses forces contre le progrès (oppressions et persécutions d’une religion par une autre, d’une classe et de son parti par une autre classe).

Mais l’extension et l’élargissement quantitatif de la terreur réactionnaire ont entraîné quelque chose de qualitativement nouveau. Le nazisme opprime toutes les tendances sociales et idéologiques, uniformise la vie de manière réactionnaire, s’étend de manière totale à toutes les manifestations vitales de l’homme.

 Cette transformation de la cruauté, par sa quantité, en une qualité nouvelle, se manifeste aussi dans sa technique de mise en œuvre. Alors qu’aux époques antérieures, les organes de la régression réactionnaire étaient des mercenaires – une soldatesque payée et fanatisée –, le lumpenprolétariat et la bourgeoisie déclassée, les larges couches populaires restant des spectateurs épouvantés et intimidés, le nazisme, pour ses mesures cruelles d’oppression contre tout progrès humain, s’est appuyé sur un puissant parti de masse comptant des millions de membres et sur de nombreuses organisations d’aide, la propagande touchant des millions de gens devenant complices des atrocités.

La démagogie nationale et sociale des nazis fanatise et hypnotise, conduisant à la participation active à la terreur, et les masses qui ne succombent pas ou qui succombent partiellement à cette hypnose sont tellement intimidées et désarmées par la suggestion de masse qu’elles laissent produire les atrocités sans protestation, y participant même.

Cette effroyable puissance de masse repose sur un arbitraire parfait : faire de l’impérialisme allemand les maîtres absolus du monde entier, à l’aide d’une Allemagne militarisée, transformant les peuples en ilotes robotisés au service des grands propriétaires fonciers et des maîtres de l’industrie d’armement. Cet objectif concret ne figure pas dans le programme nazi. Le programme nazi est une accumulation, une juxtaposition de revendications qui se contredisent.

Le peuple n’a pas saisi ces contradictions, ou bien de façon très insuffisante. Les masses populaires désespérées, dans la crise de 1929, sont placées dans un état d’ivresse et d’hypnose, fruit de la démagogie des nazis, démagogie par laquelle les masses renoncent à toute critique pour mieux espérer en le miracle de la révolution national-socialiste. La direction nazie sait exploiter cette ivresse de masse avec le plus grand cynisme grâce au moyen de la théorie raciale.

La théorie raciale permet de détourner l’aspiration à une renaissance nationale et sociale au profit d’une doctrine démagogique de domination allemande sur le monde. Les Allemands sont la race appelée à la domination mondiale. Les institutions ne sont pas adaptées au caractère racial allemand. La révolution national-socialiste doit ramener le peuple allemand à la pureté raciale, avec une structure politique et sociale adaptée au caractère racial allemand.

 Les différences sociales, les classes, sont des inventions d’éléments étrangers à la race, en premier lieu les juifs.

 La théorie raciale se présente comme l’idéologie de la réduction en esclavage de tous les peuples.

 Les nazis décident qui doit être considéré comme de race pure.

La théorie de la race demeure un secret, un mystère, un mythe. Toute résolution est une proclamation mystique du Führer. Raison et entendement sont persécutés. Hitler tranche avec autorité les mots d’ordre pour chaque action barbare.

 La théorie raciale est la base idéologique d’une nouvelle irruption barbare dans la civilisation, une tentative de détourner l’humanité du chemin qu’elle a parcouru pendant des millénaires, de réduire à néant les résultats d’une lutte millénaire pour la civilisation et la culture.

La théorie raciste promeut la barbarie au rang de principe de l’action humaine, écartant l’égalité en droit des hommes et des peuples.

 Le combat contre le nazisme est donc un combat pour la liberté et l’égalité en droit des hommes et des peuples.

Les nazis édictent comme loi suprême une inégalité fondamentale, une contestation du principe de l’égalité en droit entre les hommes et les peuples.

Évidemment, il y a des controverses quant à l’interprétation du principe de l’égalité en droit des hommes et des peuples. Ces différences d’opinion engendrent des forces qui entraînent un progrès intellectuel. À chaque fois que l’humanité gravit un échelon de plus dans l’égalité en droit des hommes et des peuples, la réaction essaye d’empêcher ce mouvement de progrès, de l’annuler, et de remettre en vigueur l’inégalité archaïque.

La nécessité historique n’est jamais un fatalisme aveugle. Les grands penseurs, au nom de l’avenir de l’humanité, élèvent des contradictions à l’inégalité existant à leur époque. L’histoire est un combat entre progrès et réaction, entre liberté et oppression, entre égalité en droit et inégalité. Avec la Révolution française, l’humanisme gagne une bataille décisive, un progrès dans l’évolution de l’humanité. Le sens de l’histoire signifie la conquête de la liberté par l’humanité.

L’humanité progressiste et civilisée a salué la grande Révolution française, avec le sentiment que l’humanisme avait gagné une bataille décisive dans la conquête de la liberté. Si la civilisation orientale est l’époque où seul le despote est libre, si l’Antiquité est la période de la liberté pour quelques-uns, les temps modernes se caractérisent tendanciellement dans le fait que tous sont libres.

Ainsi, Hegel trouve révoltant que Schelling admette que la connaissance de la vérité par l’intuition n’est pas possible à chaque être humain.

Ainsi, l’expérience de l’égalité s’exprime par la représentation littéraire de grandes figures plébéiennes. La poésie de chaque peuple est totalement égale en valeur et en droit à celle des autres et une culture véritablement humaine ne peut naître que des contacts réciproques des poésies nationales.

Cependant, la chute des barrières féodales, l’élimination de l’inégalité féodale et l’établissement de l’égalité en droit devant la loi dévoilent l’inégalité dans les relations économiques et sociales, ce qui provoque une déception, point de départ des utopies (Saint-Simon, Fourier, Owen) et des œuvres de Balzac, Dickens, Tolstoï, Disraeli, Anatole France. Il y a aussi la déception quant à l’égalité en droit des peuples, d’où les luttes de libération nationale.

Si la tendance à la restauration de l’inégalité précapitaliste disparaît peu à peu, il y a des tentatives visant à éliminer par la pensée les contradictions, mais ces tentatives sont vaines car elles échouent devant les contradictions réellement existantes.

Si le rejet de l’inégalité existante ne débouche pas sur l’exigence d’une égalité d’un type plus évolué, ce rejet peut dégénérer en une critique réactionnaire de l’égalité en droit en général : l’état actuel d’égalité n’est pas adapté à la nature humaine, il faut une inégalité naturelle (Carlyle, Sorel, Nietzsche, Chesterton, George, Gobineau, Chamberlain, Adolphe Bartels).

Le nazisme fait sortir hors des salons d’intellectuels les idées réactionnaires, pour l’anéantissement de la culture et de la civilisation. Le cœur idéologique de cette barbarie organisée sur la base des acquis les plus évolués de la technique est la théorie raciale, qui récuse l’égalité en droits des hommes et des peuples conquise au cours de combats millénaires. Le nazisme n’anéantit pas seulement les hommes et les peuples qu’il combat, il est un ennemi de ceux qui le suivent volontairement ou contraints par la terreur : avec le tout est permis (il n’y a plus de règles juridiques, il y a plus de limites fixées par la coutume, les mœurs, les prescriptions religieuses, il n’y a plus de système défini de droits et de devoirs), c’est la décomposition morale du peuple allemand, réduit en esclavage, avili en un outil docile de la terreur hitlérienne, constituant une armée de sbires et de bourreaux contre les hommes qui pensent autrement et contre les peuples épris de liberté.

Le front uni de tous les hommes et peuples épris de liberté contre le nazisme est donc une profonde nécessité historique pour le salut de la civilisation humaine. Il faut admirer la lutte héroïque des catholiques allemands et des chrétiens de l’église confessante, qui défendent contre la barbarie des étapes du progrès de l’humanité, de l’élaboration de l’égalité en droit des hommes et des peuples. Le nazisme, qui signifie l’anéantissement de toute civilisation et culture humaine, doit être anéanti pour que le monde puisse retrouver enfin le chemin de la civilisation, avec des discussions sur les possibilités de développement.

« Tournant du destin », 1944.

La connaissance du camp d’extermination est un dévoilement, une péripétie. L’Allemagne a toujours rêvé d’expansion impérialiste. La démocratie de Weimar n’a pas sanctionné les responsables et les complices de la première catastrophe. Hitler revendique l’annexion de nouveaux territoires en Europe, particulièrement en Russie, puis en outre-mer, en utilisant des méthodes agressives et bestiales. La notion de Nation, il faut substituer celle de race, qui permet de dissoudre l’ordre établi et de lui substituer un nouvel ordre, un nouveau droit international organisant le grand espace du Reich, avec l’élimination physique ou la réduction en esclavage des peuples slaves et de tous les leaders et hommes épris de liberté ou d’un sentiment national. Le camp d’extermination représente une scène de reconnaissance sur la nature de l’hitlérisme. Comme toute entreprise industrielle, le camp d’extermination a vu le jour grâce à la coopération d’hommes issus de couches les plus diverses. Hitler a fait un formidable « travail d’éducation » par la destruction du sentiment de l’égalité des hommes. Cette mégalomanie chauvine se concrétise par la folie morale de la « démocratie germanique », avec l’ivresse et l’enthousiasme masochistes et suicidaires des subordonnés à être opprimés, à être rabaissés inconditionnellement, et l’intégration de cette soumission servile à la hiérarchie, de telle sorte que chacun est à la fois supérieur sadique et tyrannique dans l’espace vital, et subordonné masochiste, et celui qui n’a pas trouvé dans la vie publique de subordonnés les trouve à la maison. De manière systématique, Hitler favorise la corruption, le « enrichissez-vous ! » (quand on connaît les crimes des fonctionnaires indélicats, on les tient mieux) et la brutalité la plus extrême (l’homme de la rue ne veut que la force, la sauvagerie, pour pouvoir trembler). Alors qu’en France les tromperies bonapartistes de la problématique démocratie bourgeoise relayent des périodes révolutionnaires et démocratiques, ce qui conduit à la chute du bonapartisme, en Allemagne, non seulement on se dissimule l’absence de liberté, mais on dit qu’on possède les meilleures solutions aux problèmes de la démocratie bourgeoise, ce qui rend inutile l’autonomie à contre-courant et personnelle des intellectuels qui en appellent à l’opinion publique et lui sont profondément liés, ce qui atrophie le respect de la personnalité véritable et de l’humanité véritable des autres, qu’il s’agisse d’individus ou de peuples entiers. De plus, le respect de l’humanité en elle-même et de l’autre, que ce soit dans son propre peuple ou dans un peuple étranger, fait défaut à la spiritualité allemande depuis que, face au dilemme entre la nation et la puissance, d’une part, la justice et la liberté, d’autre part, un dilemme de plus en plus dissimulé, l’Allemagne a choisi la nation et la puissance, c’est-à-dire le soutien à l’impérialisme réactionnaire agressif, à l’esclavage, à la servilité déguisée en « vraie liberté ». Le monde civilisé ne peut pas tolérer une troisième répétition de l’agression allemande contre l’univers. Pour chaque Allemand, le tournant du destin est arrivé, l’heure de la péripétie a sonné. Pour chaque Allemand attaché à l’honneur et lié à son peuple, il y a dans le camp d’extermination tous les éléments de la péripétie. La décision d’aujourd’hui sera dès demain la condition préalable objective de la vie du peuple allemand, et si elle est mauvaise, elle entraînera une poursuite de l’aggravation de la situation du peuple allemand et de chaque Allemand, de la même façon que les décisions omises jusqu’ici ou prises de manière erronée ont aplani le chemin pour Hitler et ses combinats de la mort.

La péripétie est le point de basculement tragique, l’apogée de l’action dramatique, l’apogée des exploits du héros, et c’est en même temps le point où la corrélation et la contradiction entre le personnage central et le destin tragique se manifestent de manière évidente. Dans la scène de la reconnaissance, le héros passe de l’ignorance à la connaissance.

Ibsen concentre toute la forme dramatique sur la péripétie. L’intrigue est une analyse qui extrait l’essence de l’illusion trompeuse du quotidien dans sa superficialité, et ce qui apparaît à la fin comme résultat est donc depuis longtemps présent dans la réalité objective : l’action ne fait que déchirer les voiles qui recouvraient l’essence.

On touche à une vérité profonde du déroulement de l’histoire.

Nous avons toujours su ce que représentait Hitler. La bestialité de ses méthodes politiques s’était déjà manifestée au grand jour, avant sa prise du pouvoir. Les camps de concentration, les autodafés, la synchronisation de tous les aspects de la vie ont montré dans la pratique gouvernementale ce que les écrits d’Hitler et de Rosenberg avaient annoncé comme programme. Mais nous comprenons maintenant que ce que nous savions de tout cela était incomplet : nous n’étions pas au courant de tous les crimes et nous n’étions pas au courant de l’essence de l’hitlérisme, de la profondeur de l’empoisonnement du peuple allemand, du caractère diabolique du dispositif. Chaque pas qu’Hitler a fait, chaque succès, chaque défaite, a contribué en même temps à dévoiler aussi la nature de son action passée, a contribué à ce processus de dévoilement. En URSS, Hitler a érigé de manière épouvantable du sang et de la boue, mais ce qui s’est passé dans le camp d’extermination représente néanmoins une péripétie dans le cours des événements. En apparence, nous avons une simple aggravation quantitative des crimes hitlériens. Il ne s’agit cependant pas seulement ici d’une simple aggravation de la cruauté, mais de quelque chose d’effroyablement nouveau, du tableau qui concentre tout le système. L’hitlérisme dans son ensemble, son rapport au monde, sa liaison avec toutes les couches du peuple allemand, se manifeste en un seul endroit, se résume en une « entreprise » : c’est l’effrayante « scène de reconnaissance » entre le monde et Hitler.

Toute personne qui a à cœur l’avenir de l’humanité se demande en tremblant : comment une telle chose est-elle possible ? Pour pouvoir répondre à cette question, il faut d’abord examiner la manière dont l’Allemagne a réagi à l’effondrement de ses rêves impérialistes durant la première guerre mondiale. L’Allemagne ne s’était pas encore relevée de sa défaite militaire qu’elle commençait déjà à rêver d’une nouvelle expansion impérialiste. La démocratie de Weimar était beaucoup trop faible à l’encontre des vieilles forces de l’Allemagne impériale, dont elle n’a pas brisé l’appareil, qu’elle a laissé fonctionner, les responsables et les complices de la première catastrophe préparant de nouvelles catastrophes, sans sanction ni obstacle.

L’hitlérisme est irrésistible dans la mesure où les nazis sont les représentants les plus conséquents de l’impérialisme réactionnaire et aventuriste allemand, sans compromis de realpolitik. Pour Hitler, réclamer les frontières de 1914 est un véritable crime : le Reich aurait dû s’annexer de nouveaux territoires et par extension des territoires coloniaux. « Si nous parlons aujourd’hui de nouvelles terres en Europe, nous ne saurions penser d’abord qu’à la Russie et aux pays limitrophes qui en dépendent. » Hitler n’a pas renoncé à un empire colonial outre-mer : il veut simplement inverser l’ordre des choses, soumettre tout d’abord l’Europe continentale avec l’aide ou la passivité des puissances occidentales, pour ensuite une fois ses forces rassemblées, soulever à nouveau la question d’un nouveau partage du monde, avec une efficacité plus grande que celle de l’ancien impérialisme allemand. C’est la « ruse nordique » du fascisme allemand.

Plus important encore que cette aggravation des visées impérialistes de l’Allemagne est le tournant opéré dans les méthodes de la colonisation continentale. Hitler écarte les demi-mesures de la période précédente, selon le principe que « la germanisation ne s’applique qu’au sol, jamais aux hommes. » Il s’agit de transformer le patriotisme outragé en un chauvinisme agressif et bestial, avec les contours d’un programme d’anéantissement planétaire.

Ce n’est que dans ce contexte que l’on peut comprendre ce que représente politiquement pour Hitler la théorie raciste, portée par la propagande au rang de doctrine rédemptrice mystique. Il faut laisser tomber la notion de Nation et lui substituer le principe de la race, même si Hitler sait qu’il n’y a pas de race au sens scientifique du mot. « Moi, qui suis un homme politique, j’ai besoin aussi d’une notion qui me permette de dissoudre l’ordre établi dans le monde et de lui substituer un nouvel ordre, de construire une anti-histoire. » La tâche serait de détruire les frontières nationales, avec l’idée de race et un droit international excluant les neutres et les ingérences de puissances étrangères, organisant le grand espace du Reich. Si l’objectif d’Hitler est de faire du continent européen une zone continue sous domination allemande, il en résulte la tache inévitable d’éliminer physiquement les peuples.

Hitler est devant l’alternative, là où des nations différentes sont unies dans un même État : soit la voie de la liberté, de l’égalité en droit et de la fraternité des peuples, soit une lutte incessante entre les nations oppressives et les nations opprimées, lutte qui se termine par la libération des opprimés. Hitler résout cette alternative par un tiers exclu bestial, par l’élimination systématique des peuples. Les conséquences de ce principe ne se manifestent en pleine clarté qu’à l’occasion de sa mise en pratique.

Certes, les nazis ont tenté de susciter différents mouvements à la Quisling, mais c’était dans les pays éthniquement apparentés. Pour les peuples slaves, le programme était d’emblée l’asservissement complet par l’élimination physique de tous les éléments susceptibles d’exercer un leadership national et social.

La guerre fait apparaître la logique de l’impérialisme hitlérien : le troisième Reich hitlérien ne peut exister que si l’on élimine physiquement, dans tous les peuples d’Europe, tous les hommes épris de liberté ou d’un sentiment national et si l’on réduit le reste à l’état de bêtes de somme pour la caste des seigneurs allemands, des bêtes dépourvues de toute direction et de toute cohérence. Telle est l’essence de la guerre hitlérienne, guerre de pillage et de meurtre.

Le camp d’extermination montre, en concentré, l’image horrible de la nature de l’impérialisme hitlérien. Le camp est le rassemblement des martyrs de la liberté et de l’indépendance nationale. Un homme qui arrive au camp cesse d’être un homme : il devient un objet à anéantir. Il est inquiétant de voir l’ordre, l’organisation et les techniques mis au service de tels attentats à la liberté et à la dignité humaine, d’autant plus que l’organisation et la technique se transforment en politique : le camp apparaît comme la conséquence nécessaire, logique, du troisième Reich hitlérien, de la conquête du monde par l’Allemagne, de la politique coloniale fasciste. La découverte de la vérité sur le camp est vraiment une scène de reconnaissance bouleversante : la nature de l’hitlérisme se dresse soudain dramatiquement face à nous, même si cela a été préparé par un développement logique de l’action. Le camp est bien davantage qu’un symbole effroyable, éclairant le règne d’Hitler, c’est l’outil de gouvernement qui lui est adéquat, c’est l’incarnation de sa nature parfaitement réalisée.

Comme toute entreprise industrielle à la pointe de la technique de son époque, le combinat de la mort du camp n’a pu voir le jour que par la coopération d’hommes issus de couches les plus diverses d’Allemagne. Une décennie de règne hitlérien a provoqué une corruption morale du peuple allemand. Hitler a fait un formidable « travail d’éducation ». L’instrument idéologique en a été surtout la théorie raciale.

 Dans l’éducation hitlérienne par la théorie raciale, il s’agit non pas d’inculquer un mythe biologique absurde et scientifiquement insoutenable, mais de détruire radicalement le sentiment et la conviction de l’égalité des hommes. La propagande hitlérienne enfonce dans le crâne que l’inégalité est une loi de nature avec l’objectif que chaque Allemand, aussi asservi qu’il soit chez lui, se sente un surhomme par rapport aux autres peuples. Ce n’est pas nouveau dans l’histoire de l’Allemagne. On a cultivé une mégalomanie chauvine. « Mais cette confiance en soi doit être donnée aux enfants de notre peuple par l’éducation dès leurs premières années. Tout le système d’éducation et de culture doit viser à leur donner la conviction qu’ils sont absolument supérieurs aux autres peuples. La force et l’adresse corporelle doivent leur rendre la foi en l’invincibilité du peuple auquel ils appartiennent. »

Cette mégalomanie n’est pas suffisante, le nazisme créé un appareillage organisationnel pour aiguiller les forces de cette mégalomanie de la germanité sur les voies de l’anéantissement hitlérien des peuples. Cet appareillage porte l’étiquette de démocratie germanique : « autorité de chaque chef sur ses subordonnés et responsabilités envers ses supérieurs ».

Cette invention d’Hitler n’a rien de radicalement nouveau dans l’histoire allemande : elle est la continuation de traditions réactionnaires visant à développer la servilité dans la conscience nationale, à la suite de l’humiliation de la Guerre de 30 ans, une servilité qui prend un nouveau visage, agressif, activiste, à la fin du dix-neuvième siècle. On ne se contente plus de la négation autoritaire de la dignité humaine de l’inférieur (le soldat allemand doit davantage redouter son sous-officier que l’ennemi), on cherche à éveiller chez les subordonnés une ivresse et un enthousiasme masochistes à être opprimé. Par le train militaire, les traitements, le jargon de caserne, il s’agit de mater les « gaillards », de rabaisser la dignité humaine à son dernier degré. Plus le soldat est misérable, plus il est inspiré par le respect et comme par un enthousiasme du suicide. Les récréations du sentiment, pendant lesquelles on a le droit de se rappeler qu’on est homme, sont supprimées. On n’en vient à l’état de vermine, de molécule, de matière première, que pétrit une incommensurable volonté. C’est crime ou folie que de s’insurger même en son for intérieur. C’est l’autorité inconditionnelle sur les subordonnés.

D’un autre côté, cette soumission enthousiaste servile s’intègre à la hiérarchie de telle sorte que chacun (à l’exception de la masse informe) est à la fois supérieur et subordonné, maître et esclave, traqueur et traqué. Et celui qui, dans la vie publique, n’a pas de subordonnés qu’il puisse dresser en trouve à la maison.

Un tel sadisme est la contrepartie artificiellement cultivée de l’ivresse enthousiaste de soumission.

La mobilisation de tout le peuple, la conquête de la moitié de l’Europe pendant la première guerre donne à cette hiérarchie une nouvelle base plus large : les peuples soi-disant alliés, soi-disant libérés, ne sont maintenant qu’un simple matériau, leur pays sont un espace vital dans lequel l’aspect tyrannique de l’enthousiasme pour la soumission peut se donner libre cours sans entrave.

Cette évolution présente un autre aspect, celui de la corruption capitaliste. De la corruption, il y en a toujours eu dans la bureaucratie de la vieille Prusse. Mais le degré et l’extension de la corruption se sont aggravés avec le développement du capitalisme, d’autant plus que la structure hiérarchique, constitutionnelle en apparence, exclut tout contrôle de l’opinion sur l’activité de la bureaucratie. Le principe de « responsabilité autoritaire » signifie égoïsme et corruption. Pour la carrière et le confort, de multiples crimes vont être commis. Apparaissent de nouveaux types monstrueux de petit-bourgeois mesquins, de meurtriers et de voleurs sans conscience, qui sont par ailleurs des fonctionnaires convenables. Tel capitaine envoie un sous-officier à la mort, afin que la fraude sur le ravitaillement de la troupe ne soit pas découverte.

Avec Hitler, ce qui découlait spontanément pour l’essentiel du système allemand va être cultivé à dessein, à une échelle globale, dans toute l’Allemagne. La brutalité et la corruption sont les grands mots d’ordre de l’Hitler pour ce qui est de l’ « éducation ».

Dans son appareil de gouvernement, Hitler favorise la corruption, l’ « enrichissez-vous ! ». Quand on connaît les crimes de fonctionnaires indélicats, on les tient mieux en main. Chacun est tenu par chacun. Personne n’est plus son propre maître.

Tandis que toute morale se brise sur les chemins de la corruption, on exige et en obtient des mêmes hommes la brutalité la plus extrême. Selon Hitler, l’homme de la rue ne respecte que la force et la sauvagerie. Les gens éprouvent le besoin d’avoir peur. C’est l’effroi qui l’soulage. Ce que veulent les masses, ce sont la cruauté et les tortures. Elles ont besoin de trembler.

La machine de gouvernement de la « démocratie germanique » repose donc sur le fait que chacun est à la fois victime et bourreau. Du gardien de baraquement jusqu’à Hitler s’élève une pyramide de petits et de grands chefs, avec autorité vers le bas et responsabilité vers le haut, et l’on cultive systématiquement et simultanément le masochisme et le sadisme. Le peuple est contaminé par la folie morale universelle de la « démocratie germanique ».

Pour l’Allemagne, ce sont toutes les mauvaises possibilités des anciennes psychologies serviles qui se sont réalisées. Mais cela ne figurait cependant dans son aucun livre d’anticipation. La nécessité historique résulte toujours d’un jeu réciproque des circonstances, des conditions préalables et des actions, et les actions des pères sont à chaque fois les conditions préalables objectives des décisions des fils. Mais la corrélation entre circonstance, présupposé et action n’est pas déterminée par avance de manière fataliste et univoque ni chez l’individu, ni même chez un peuple. Il existe toujours des points nodaux de l’alternative, où l’orientation peut être modifiée.

Ce serait une utopie dangereuse que de croire qu’il suffirait d’éliminer Hitler et sa clique pour guérir l’Allemagne et qu’une restauration du statu quo externe et interne, tel qu’il existait avant la prise du pouvoir par Hitler, comporterait en soi les garanties d’une évolution ultérieure saine de l’Allemagne. Non. Hitler est tout autant le dernier mot de l’évolution allemande depuis la défaite de la révolution de 1848 que le camp d’extermination est le dernier mot de l’hitlérisme. Le règne d’Hitler n’est pas pour l’Allemagne un accès de fièvre. Il faut arracher toutes les racines.

Alors qu’en France les tromperies bonapartistes relayent des périodes révolutionnaires et démocratiques, si bien qu’un combat de principe ne tarde pas à s’engager contre elles, ce qui conduit à la chute du bonapartisme, en Allemagne, on idéalise ses chaînes, on se dissimule l’absence de liberté. Alors que dans les démocraties occidentales, avec Romain Rolland, Bernard Shaw ou Théodore Dreiser, on exprime le caractère problématique de la démocratie bourgeoise, selon une autocritique sévère sur une base progressiste libérale, Treitschke, Lagarde, Nietzsche, Dilthey, Tonnies (la communauté allemande contre la société occidentale), Sombart (les héros allemands contre les marchands anglais) proclament qu’il règne en Prusse une liberté plus grande qu’en France et en Angleterre, ou que la solution aux problèmes de la démocratie bourgeoise existe en Allemagne à un degré supérieur. Il y a donc en Allemagne une espèce de glorification de ce qui est en réalité un manque de liberté politique, une arriération, ce qui atrophie chez chaque Allemand tout amour-propre démocratique, ce qui rend impossible l’autonomie personnelle qui en appelle à l’opinion publique et lui est profondément liée, et qui de ce fait ose nager courageusement à contre-courant (Zola et Anatole France pendant l’affaire Dreyfus), ce qui atrophie le respect authentique de la personnalité véritable et de l’humanité véritable des autres, qu’il s’agisse d’individus ou de peuples entiers.

La liberté démocratique doit également être conçue sur le terrain politique afin de devenir un facteur efficace de l’évolution des conceptions du monde. Il ne faut pas sous-estimer l’importance en termes de morale et de conception du monde des décisions politiques ainsi que le poids politique des conceptions du monde.

Le respect de l’humanité en elle-même, de l’autre, que ce soit dans son propre peuple ou dans un peuple étranger, fait défaut à la spiritualité allemande depuis qu’une décision erronée et funeste fut prise lorsque le peuple allemand constitua une nation. « Une nation doit assurer la cohérence de ce qui lui appartient de droit. Se respecter soi-même, se tenir en haute estime, cet égoïsme grandiose est la première vertu d’une nation. C’est seulement en deuxième ligne que vient la justice à l’égard des autres nations. Le principe de l’unité nationale et de la puissance sont plus forts que le principe de la liberté. La démocratie a le tort d’exiger la liberté au détriment de l’unité. » Ce dilemme sera de plus en plus dissimulé, pour mener à l’esclavage intellectuel mensonger de soutien à l’impérialisme réactionnaire agressif. Cet état inconscient d’esclavage et de servilité déguisé en « vraie liberté » ouvre toutes grandes les portes à n’importe quelle idéologie réactionnaire de l’époque impérialiste.

Le monde civilisé ne peut pas tolérer une troisième répétition de l’agression allemande contre l’univers. Pour chaque Allemand, le tournant du destin est arrivé, l’heure de la péripétie a sonné. Chaque Allemand est à la croisée des chemins, devant des décisions fatidiques.

La péripétie dévoile les expériences les plus profondes de l’humanité objectivement, en tant que sommet des tendances évolutives, sommet qui résume et dévoile la nature des hommes qui se développent et de leur évolution.

Mais la péripétie dévoile les expériences les plus profondes de l’humanité aussi au sens subjectif, pour les personnes qui sont les acteurs du drame. Pour le sujet, la reconnaissance de soi-même et de ses co-acteurs – conséquence de sa compréhension des véritables corrélations essentielles – est en effet l’instant du véritable tournant du destin.

Toute forme artistique authentique, et surtout le drame, n’est rien de plus qu’une concentration des expériences les plus profondes de l’humanité. La péripétie dévoile des connaissances de ce genre, pas seulement au sens objectif (la péripétie résume et dévoile la nature des hommes qui se développent et de leur évolution), mais aussi au sens subjectif (la péripétie dévoile la nature des acteurs du drame, la nature de soi-même et la nature des autres, ce qui constitue l’instant d’un tournant du destin pour soi-même).

La pratique des grands dramaturges montre le contenu et la méthode des tournants du destin, d’une manière qui peut servir d’exemple dans tous les domaines de la vie. Dans la Maison de poupée, Nora prend brusquement conscience de la lâcheté et de la mesquinerie de son mari, qui vont de pair avec sa brutalité : il s’agit d’une scène de reconnaissance intériorisée. Elle ne voit pas la bassesse de son époux qui se fait jour dans la scène de reconnaissance comme un épisode horrible isolé, mais comme la manifestation d’une bassesse qui avait toujours existé, comme l’hypocrisie de leur relation construite sur le mensonge. Parce que sa compréhension pénètre si profondément les choses, parce que les conséquences qu’elle en tire vont jusqu’à la rupture radicale avec tout un passé marqué par la fausseté, la scène est authentiquement dramatique, c’est une authentique péripétie.

Pour chaque Allemand attaché à l’honneur et lié à son peuple, il y a dans le camp d’extermination tous les éléments de la péripétie. La décision d’aujourd’hui sera dès demain la condition préalable objective de la vie du peuple allemand, et si elle est mauvaise, elle entraînera une poursuite de l’aggravation de la situation du peuple allemand et de chaque Allemand, de la même façon que les décisions omises jusqu’ici ou prises de manière erronée ont aplani le chemin pour Hitler et son combinat de la mort.

« Dans quel but la bourgeoisie a-t-elle besoin du désespoir ? », 1948.

L’idéologie de la bourgeoisie est le happy end conceptuel, l’idéalisation, la disparition des oppositions, des horreurs, de la réalité effroyable, du chaos absurde. Pour que l’indignation ne se tourne pas vers le changement de société, pour que le révolté devienne un philistin passif et patient, la bourgeoisie favorise une idéologie pessimiste où insatisfaction, malaise, désespoir, nihilisme, absence de perspective individuelle produisent un monde vide, sans but, inhumain et absurde, où toute réforme sociale est considérée comme médiocre, mesquine, sans signification. De plus, le pessimisme et le désespoir apparaissent comme un comportement moral révolutionnaire, « distingué » par rapport au « banal » optimisme, comme une attitude réservée et « offensée » par rapport à l’action « superficielle », ce qui implique une antipathie à l’encontre de la société démocratique ou socialiste qui exige une participation active et un soutien à la société capitaliste, à la « civilisation », plus favorable que la société progressiste qui exige une participation active. Comme le nihilisme, l’absence de perspectives ne donnent pas lieu à une action sociale concrète, les philistins cherchent de nouveaux rapports, des superstitions, des mysticismes, des crédulités, ce qu’encourage la bourgeoisie, par exemple dans la propagande fasciste de l’attente du miracle, du désespoir du prêt à tout, de l’obéissance aveugle à tout ordre du Führer. L’impérialisme essaye de faire revivre le fascisme. Il n’a rien fait pour liquider idéologiquement les conceptions du monde qui ont préparé le fascisme. Il faut mener le combat contre ces conceptions du monde, même si elles n’affichent pas encore des tendances expressément réactionnaires. Ces conceptions du monde sont la cinquième colonne du fascisme. Il faut se mettre au clair, sobrement et consciemment, sur notre propre situation, nos objectifs et aspirations, les transformer en réalité par la voie de l’action consciente.

L’idéologie traditionnelle et courante de défense de la bourgeoisie, son apologie, est l’idéalisation : il faut faire disparaître les oppositions et les horreurs de la société capitaliste. Cette orientation atteint sa forme la plus grossière dans les films hollywoodiens, mais souvent, la philosophie professorale elle aussi n’est rien d’autre qu’un film à happy end, sous une forme conceptuelle.

À côté de la réalité effroyable, l’idéalisation pure se révèle trop faible, inefficace. Le monde que l’idéologie bourgeoise tend à représenter comme un ensemble harmonieux se présente aux hommes comme un chaos effroyable et absurde, et il y a un début de révolte contre le monde impérialiste : le danger est que la fraction pensante de l’intelligentsia rejoigne le socialisme.

Une nouvelle ligne de défense s’avère alors nécessaire. Avec Nietzsche, Spengler ou l’existentialisme, une conception du monde naît spontanément, d’une image reflétant directement la situation dans laquelle vit l’intelligentsia a l’ère de l’impérialisme.

 Le point de départ est l’insatisfaction au sujet du monde environnant et le malaise, l’indignation, le désespoir, le nihilisme, l’absence de perspectives qui découlent de cette insatisfaction. Dans ce monde distordu, l’individu désespéré cherche une issue individuelle, mais ne la trouve pas (il ne peut pas la trouver car les questions sociales ne peuvent pas être résolues individuellement). En conséquence, ces idées reflètent un monde vide, sans but, inhumain et absurde. Ces conceptions du monde paraissent au premier abord exprimer une révolte, ou tout au moins le rejet résolu du monde existant. L’utilité pour la bourgeoisie tient dans le fait que cette indignation ne se tourne pas vers le changement de la société.

 Schopenhauer, pessimiste, refusait toutes les aspirations – méprisables à ses yeux – qui s’orienteraient vers un changement de société. Dans l’ombre du néant comme principe de la philosophie, à côté de la supériorité du nihilisme qui change le monde entier, toute réforme sociale « mesquine »,  « médiocre », se réduit à une absence totale de sens. Cette révolte ne produit qu’un philistin passif et patient.

Le pessimisme devient bientôt une autosatisfaction. Le pessimisme et le désespoir apparaissent comme un comportement « distingué » par rapport aux « banal » optimisme, comme une attitude réservée et « offensée » par rapport à l’action « superficielle ». L’intelligentsia, satisfaite d’elle-même, poursuit sa vie de philistin sur la base morale du pessimisme et du désespoir. Comme l’impérialisme tolère et même soutient ce comportement « révolutionnaire », il s’ensuit une antipathie à l’encontre de la société démocratique ou socialiste qui exige des hommes une participation active, et la conception du monde selon laquelle, pour la « civilisation » – c’est-à-dire pour l’attitude pessimiste d’autosatisfaction – la société capitaliste serait plus favorable que la société progressiste qui exige une participation active au travail de l’humanité.

Le nihilisme, le manque de perspective, ne donnent pas à l’action une mesure concrète, puis qu’ils arrachent le comportement individuel aux rapports de la société. Cette conception du monde cherche alors de nouveaux rapports, des superstitions, des mysticismes, de la crédulité : la politique impérialiste s’implique activement dans ces aspirations en matière de conception du monde, par exemple dans la propagande du fascisme, qui s’adresse à la crédulité, figée dans l’attente du miracle, figée au désespoir prêt à tout, une crédulité préparée par Nietzsche, Spengler ou Heidegger, Jaspers ou Klages. C’est ainsi que la passivité désespérée se transforme en une activité fondée sur la crédulité, en une obéissance aveugle à tout ordre du Führer.

Hitler a été renversé. Mais les tentatives de l’impérialisme agressif de faire revivre le fascisme sont aujourd’hui plus vivaces que jamais. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que rien n’ait été entrepris de la part de la bourgeoisie pour liquider idéologiquement ces conceptions du monde qui ont précédé le fascisme, l’ont préparé. Cette situation exige de nous de mener le combat le plus âpre contre ces conceptions du monde, même si provisoirement, elles n’affichent pas des tendances expressément réactionnaires. Ce n’est pas un hasard si la réaction de l’intelligentsia à la politique impérialiste vers la guerre est le nihilisme, l’absence de perspective, la passivité, la crédulité, le désespoir.

La politique du peuple travailleur indique aux peuples ainsi qu’aux individus la perspective de la paix, du travail et de la libération, avec une saine liaison de la conception du monde avec la réalité. Il faut se mettre au clair, sobrement et consciemment, sur notre propre situation, nos objectifs et aspirations, les transformer en réalité par la voie de l’action consciente : la réalité n’est pas un chaos étranger, hostile, mais au contraire un foyer à construire. Il faut liquider au plan des idées les conceptions du monde de la bourgeoisie, pour anéantir l’armée idéologique de réserve, la cinquième colonne du fascisme qui pourrait éventuellement apparaître, mais aussi pour amener l’intelligentsia égarée aux côtés de la classe ouvrière et de la paysannerie qui édifient le monde nouveau.

« De la responsabilité des intellectuels », 1948.

Les bases économiques, politiques et idéologiques du fascisme hitlérien ont été préservées par la réaction anglo-saxonne avec les critiques sur la croyance « vulgaire » en l’égalité des hommes, sur le progrès, sur la raison et sur la démocratie. L’essence de la réaction impérialiste edt la prétention à la domination du capital monopoliste et ses conséquences qui sont la dictature fasciste, la guerre mondiale, l’oppression des peuples, la brutalité et la destruction. Il faut cependant mobiliser les masses populaires : l’activisme cynique nihiliste d’Hitler est remplacé par la démagogie de l’hypocrisie nihiliste qui dévalorise l’économie politique comme superficielle ou inessentielle, ce qui fétichise la démocratie (non interrogée), l’aspiration à la paix (le pacifisme abstrait), la nation (le gouvernement mondial supranational, la pax americana), la civilisation (cordon sanitaire contre la civilisation russe, pour préparer la guerre). La bourgeoisie impérialiste essaye d’anéantir la capacité socio-historique d’orientation de l’intelligentsia : il serait impossible de s’orienter socialement, le monde serait incompréhensible.

L’idéologie de hitlérisme est une question d’actualité : les bases économiques et politiques du renouveau du fascisme hitlérien ont été préservées et développées par la réaction anglo-saxonne, et il en est de même dans le domaine idéologique.

Il ne peut y avoir de conception du monde réactionnaire et innocente. La bestialité organisée du fascisme à l’encontre de millions de gens aurait été beaucoup plus difficile à mettre en œuvre si Hitler n’était pas parvenu à ancrer dans les plus larges masses allemandes que celui qui n’était pas « de pure race » n’était pas à proprement parler un être humain. Rappelons les essais critiques « distingués », académiques, sur la croyance « vulgaire » en l’égalité des hommes, et les critiques analogues du progrès, de la raison ou de la démocratie, aussi bien en Allemagne que dans d’autres pays, créant une atmosphère intellectuelle dont la fascisation de la conception du monde a pu tirer une copieuse nourriture.

Nous serions bornés si nous croyions que la nouvelle réaction suit obligatoirement au plan idéologique le même chemin que l’ancienne, travaille nécessairement avec les mêmes moyens intellectuels. Naturellement, l’essence générale de toute réaction à l’époque de l’impérialisme est la prétention à la domination du capital monopoliste, le danger de la dictature fasciste et de guerre mondiale qui en découle, ceci dans l’oppression et la destruction, avec au moins la même brutalité que sous Hitler. L’agression d’hier venait d’impérialismes qui s’estimaient lésés dans le partage du monde. Aujourd’hui, la menace d’agression provient d’un impérialisme puissant qui veut une entière domination du monde, avec à sa suite des impérialismes qui le soutiennent dans l’espoir de pouvoir conserver leurs possessions. Les traits généraux de l’impérialisme subsistent : ses visées sont opposées aux intérêts de leurs masses populaires et à ceux des peuples qui défendent leur liberté, et cette opposition, c’est-à-dire la nécessité pour les impérialismes agressifs d’opprimer leur propre peuple et des peuples étrangers tout en mobilisant leurs propres masses populaires – démagogiquement – pour le nouveau partage du monde, montre la nécessité de la politique intérieure et extérieure fasciste.

Cette nouvelle étape de l’impérialisme ne s’appellera pas fascisme. L’impérialisme « affamé » des Allemands a entraîné un cynisme nihiliste qui rompait ouvertement avec toutes les traditions de l’humanité. Les tendances fascistes qui se développent aux États-Unis travaillent avec la méthode démagogique d’une hypocrisie nihiliste, anéantissant l’autodétermination interne et externe des peuples au nom de la démocratie, réalisant l’oppression et l’exploitation des masses au nom de l’humanité et de la civilisation.

La passivité fataliste de Toynbee, qui considère que toute tentative d’influencer le cours de l’évolution est condamnée à l’échec, ressemble au fatalisme de Spengler, en opposition à l’activisme cynique nihiliste de Hitler.

Il faut un savoir clair de là où nous nous trouvons, de là où mène le chemin de l’évolution et de ce que nous pouvons faire pour influencer son orientation. La physique newtonienne au dix-huitième siècle a joué un grand rôle progressiste pour libérer l’intelligentsia française des préjugés théologiques et de l’idéologie monarchiste absolutiste transmise par ceux-ci. Elle a été dans la France d’alors un moteur de la préparation idéologique de la grande Révolution. Il serait urgent que l’économie politique (comme science des formes d’existence, des déterminations existentielles primaires des hommes, comme science des relations réelles des hommes entre eux, des lois et tendances d’évolution de ces relations) prenne cette place dans l’intelligentsia, à une époque où on rabaisse les approches économiques, où on les diffame comme « superficielles »,  « inessentielles », comme indignes d’une conception du monde « plus profonde ».

La conséquence est que l’intelligentsia ne voit pas les bases objectives de sa propre existence sociale et devient victime de la fétichisation des problèmes sociaux et, par l’intermédiaire de cette fétichisation, devient la victime impuissante de n’importe quelle démagogie sociale.

Il y a la fétichisation de la démocratie : on ne demande jamais : démocratie pour qui, et exclusion de qui ? On ne demande jamais le contenu social réel de la démocratie concrète. Ce non-questionnement est un point d’appui pour le néofascisme qui se prépare.

Il y a la fétichisation de l’aspiration des peuples à la paix, le plus souvent sous la forme d’un pacifisme abstrait, où le désir de paix non seulement dégénère en passivité, mais devient même un mot d’ordre pour l’amnistie des criminels de guerre fascistes, et facilite ainsi la préparation d’une nouvelle guerre.

Il y a la fétichisation de la nation : derrière cette façade disparaissent les différences entre les intérêts vitaux nationaux justifiés d’un peuple, et les tendances agressives du chauvinisme impérialiste. Cette fétichisation a été à l’œuvre dans la démagogie nationale de Hitler. Elle est efficiente sur sa forme immédiate actuellement. À côté de cela, il y a une exploitation non moins dangereuse de cette fétichisation, avec l’idéologie d’un prétendu supranationalisme, d’un gouvernement mondial supranational. De même que la forme directe, hitlérienne, visait à instaurer dans le monde une pax germanica, de même la forme indirecte court dans la direction d’une pax américana. Les deux, en cas de réalisation, signifient l’anéantissement de toute autodétermination nationale, de tout progrès social.

Il y a la fétichisation de la civilisation, quand on nie l’unité de la culture de l’humanité. Denis de Rougemont et Toynbee défendent la civilisation d’Europe occidentale pour la protéger de la civilisation russe. Ces théories exploitent avec démagogie le fait que la civilisation russe – et à plus forte raison la civilisation soviétique – se présente directement, de prime abord, comme étrangère à l’intelligentsia d’Europe occidentale (mais la réception de Shakespeare en France a été beaucoup plus difficile que celle de Tolstoï, et pourtant ces auteurs n’édifient pas une muraille de Chine des civilisations entre la France et l’Angleterre). On ne peut imaginer la littérature de Bernard Shaw, de Roger Martin du Gard, de Romain Rolland ou de Tomas Mann sans Léon Tolstoï. Que signifient ces théories socialement ? Le développement de la civilisation en Russie incarne tout autant l’avenir qui bourgeonne dans notre civilisation que ce qu’a fait la civilisation anglaise pour la France au dix-huitième siècle ou ce qu’a fait l’année 1793 pour tous les Européens progressistes au dix-neuvième siècle. La fétichisation de la civilisation est un masque employé pour contester ce qui est prometteur d’avenir. Il s’agit d’édifier un cordon sanitaire culturel autour de la Russie et les auteurs se font les complices de la préparation idéologique à la guerre.

Que signifie fétichisation ? Cela veut dire que n’importe quel phénomène historique va être détaché de son terreau social et historique, que son concept abstrait (la plupart du temps quelques traits de ce concept abstrait) va être fétichisé en un existant prétendument autonome, en une entité propre. L’économie politique authentique dissipe cette fétichisation en montrant concrètement ce que signifie tel phénomène historique dans le processus de l’évolution, ce qu’est son passé, ce qu’est son avenir.

La bourgeoisie réactionnaire sait donc très précisément pourquoi elle cherche par son idéologie à diffamer l’économie politique authentique, tout comme la réaction cléricale, du seizième au dix-huitième siècle, savait précisément pourquoi elle combattait la nouvelle physique.

Aujourd’hui, c’est un intérêt vital de la bourgeoisie impérialiste que d’anéantir la capacité socio-historique d’orientation de l’intelligentsia. Même si une part considérable de l’intelligentsia ne peut pas être transformée en partisans inconditionnels de la réaction impérialiste, il faut que l’essentiel de cette intelligentsia erre, impuissante, sans capacité d’orientation, dans un monde incompréhensible. Ainsi des représentants de cette intelligentsia ont créé une philosophie qui veut apporter la preuve qu’il serait philosophiquement impossible de s’orienter socialement. C’est indigne. L’intelligentsia a-t-elle obtenu ses capacités, son savoir, sa culture intellectuelle et morale pour, au moment où la liberté et l’oppression barbare s’affrontent dans le combat décisif, se demander : qu’est-ce que la vérité ?, faisant passer ce non-savoir, ce refus de savoir, comme une profondeur philosophique ? Nous avons acquis notre savoir, développé notre culture intellectuelle, pour comprendre le monde mieux que l’homme moyen, mais, si nous tombons dans le panneau de chaque menée démagogique de l’impérialisme, nous devrons admettre que de simples travailleurs ont percé les faits à jour. De nombreux intellectuels sentent que la liberté et la civilisation sont menacées, se dressent contre l’impérialisme et contre les préparatifs de guerre. Ils doivent faire de ce sentiment un savoir, ce qui ne peut être atteint que par la science de l’économie politique.

L’intelligentsia se trouve à la croisée des chemins. Devons-nous nous transformer en précurseurs et en combattants d’avant-garde d’un tournant progressiste du monde (ce qui est digne de la nature, du savoir, de la culture de l’intelligentsia) ou bien, comme l’intelligentsia allemande de la première moitié du vingtième siècle, être les victimes impuissantes, les complices sans volonté d’une réaction barbare ?

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