Georges Lukacs : « La destruction de la raison, de Schelling, Schopenhauer, Kirkegaard, Nietzsche, à Heidegger et Hitler », 1954, traductions par Didier Renault et Aymeric Monville, 2010, éditions Delga.
Quatre parties : l’irrationalisme en philosophie et dans les conceptions du monde, le néohégélianisme, l’irrationalisme en sociologie, la théorie des races, avec une introduction, une conclusion et une postface concernant l’irrationnalisme dans l’immédiat après-guerre.
Introduction.
L’irrationalisme, sous l’influence de l’appartenance de classe, de l’atmosphère intellectuelle et des interdits, se dérobe aux questions posées par la science et la philosophie. Avant la Révolution française, il s’agissait de s’opposer à la bourgeoisie ascendante, et après, il s’agit de s’opposer à la science qui menace la religion et au socialisme.
Les irrationalistes ont tendance à présenter l’histoire de la philosophie comme une lutte entre rationalisme et irrationalisme, et dans cette présentation ils ont tendance à mettre dans le camp des irrationalistes des philosophes qui ne sont pas du tout irrationalistes.
L’irrationalisme, dans une première étape, dit constater l’échec de l’entendement, de la méthode conceptuelle face à la complexité du réel, et dans une deuxième étape, il considère ce qu’il dit sur le réel comme une connaissance supérieure obtenue par une méthode plus essentielle que la raison, un au-delà de la rationalité, à savoir l’intuition.
Les prises de position, les choix, les concessions, les convictions intimes ou non, les modes de pensée, l’approche des problèmes, la tendance vers le passé ou l’avenir, vers l’ancien ou le nouveau, peuvent s’expliquer par la répression directe, par les prescriptions et les interdits sociaux manifestes, mais surtout par l’appartenance de classe, par les efforts progressistes ou rétrogrades de cette classe, par les fluctuations de la lutte des classes, par les efforts sociaux, scientifiques et artistiques de son temps et de son pays.
L’irrationalisme se dérobe à la problématique philosophique, qui implique des questions de méthode et de conception du monde. C’est ainsi qu’il réagit aux questions posées par la science et la philosophie en les transformant en cette affirmation (qui constitue pour lui une réponse et une preuve de la supériorité de sa compréhension du monde) de l’impossibilité de principe de donner une réponse. Pour lui, ces questions posées par la science et la philosophie ne peuvent recevoir de réponse, elles sont insolubles, au nom de l’exactitude scientifique en philosophie. Par conséquent il est justifié d’éluder la réponse, ou de s’y soustraire, ou de prendre la fuite devant elle, d’autant plus que ces attitudes permettent d’atteindre vraiment le réel.
L’irrationalisme moderne de la première époque s’oppose à la bourgeoisie ascendante et à la liquidation des vestiges du féodalisme, tandis que l’irrationalisme moderne actuel devient l’allié et parfois le dirigeant de l’aile réactionnaire radicale de l’idéologie bourgeoise, le soutien sur le plan de la conception du monde d’une bourgeoisie face aux luttes du prolétariat, dans une phase du capitalisme où l’essor des forces productives est entravé par les rapports de production (crises économiques), où le développement des sciences de la nature est une question de survie et est en partie entravé (crises de la physique) et où la conception du monde et la philosophie deviennent non scientifiques, voire anti-scientifiques, avec la prise de conscience de la bourgeoisie des conséquences sur la conception du monde, la philosophie et la religion du développement de la science.
Les sciences de la nature ne sont pas seulement hostiles à la religion dans leurs fondements et leurs conséquences philosophiques, mais dans leurs recherches particulières et leurs résultats exacts qui sapent les fondements de la religion, si bien que la religion ne peut plus construire à partir des principes religieux une image du monde intégrant les principes, la méthode et les résultats des sciences et de la philosophie, et en conséquence la religion prend une attitude défensive, des positions agnostiques ou nominalistes, avec aussi la création de nouvelles religions, par des bourgeois incapables de renoncer radicalement à la conscience religieuse, incapables d’expliquer le monde par lui-même, de l’expliquer rationnellement dans son mouvement dialectique propre, incapables de tirer les conséquences philosophiques des faits que la science établit, et ces bourgeois se tournent vers l’irrationalisme.
Les conséquences philosophiques des sciences de la nature, des sciences sociales, de l’économie et de l’histoire (prendre le parti de progresser dans la méthode et dans la vision du monde grâce à la dialectique, ou prendre le parti de la fuite dans l’irrationalisme et contre le progrès) dépendent de la position des philosophies dans la lutte des classes, de leurs positions sur les questions socio-historiques et économiques.
Première partie : l’irrationalisme en philosophie et dans les conceptions du monde.
Pascal (le monde sans Dieu) et Jacobi (le savoir immédiat, c’est-à-dire l’intuition).
La dialectique apparaît souvent sous forme métaphysique.
Souvent métaphysique, le matérialisme (dénoncer l’illusion idéaliste et humaniste du libre arbitre et affirmer que la pensée est déterminée par l’être, envisager une société des athées chez Bayle, considérer le vice comme le fondement du progrès social chez Mandeville) se bat contre l’idéalisme de Descartes.
Pascal et Jacobi s’opposent de manière romantique aux progrès sociaux et scientifiques.
Pour Pascal, la morale nihiliste et l’ennui, signes d’une déréliction et d’une solitude désespérées et irrémédiables dans le monde sans Dieu, ne peut se surmonter que par la religion ; le cosmos peuplé de représentations anthropomorphiques, mythiques et religieuses se transforme avec la géométrie en un infini inhumain et vide, étranger à l’homme : l’homme, perdu dans l’infiniment petit et l’infiniment grand, ne peut trouver de sens que dans la religion.
Jacobi oppose l’intuition purement subjective (« le savoir immédiat ») à la connaissance conceptuelle (métaphysique) qui n’a qu’un rôle pragmatique ; le saut vers la religion permet d’accéder à la véritable réalité ; Dieu, c’est le suprasensible indéterminé ; soi est divinisé ; les frontières entre théorie de la connaissance et psychologie sont brouillées (ce que fera la phénoménologie) ; Jacobi s’oppose à l’athéisme et au matérialisme ; il est caractérisé comme un nihiliste, un sceptique, un immoraliste, un anti-philosophe qui récuse la pensée philosophique discursive, un idolâtre mystique, un irrationaliste sans phrase, un pur intuitionniste.
Les panthéistes comme Spinoza considèrent la matière comme un attribut de Dieu (la dialectique idéaliste ne peut surmonter ses vestiges théologiques) ; Hegel anime cette matière, cette substance inanimée par un esprit, par une activité propre, par une autodétermination, par une conscience de soi, qui sont ainsi des attributs de la substance.
Quelques matérialistes et dialecticiens, et l’apparition de Burke, de l’école du droit historique, de Carlyle.
Vico, Hamann, Rousseau, Herder sont dans la lutte des classes du côté du nouveau, du progrès, contre la pensée métaphysique dans la maîtrise des phénomènes mécaniques de la nature, pour une pensée philosophique envisageant l’histoire comme rationnelle, avec des lois dialectiques en perpétuelle évolution, pour une quête de la raison immanente à la société et à l’histoire.
Goethe a une vision dialectique et matérialiste de l’histoire de la nature ; Vico considère que l’histoire est faite par les hommes eux-mêmes, qu’elle est rationnelle et accessible à la connaissance, que les fins individuelles bornées deviennent des moyens servant à atteindre des fins plus importantes pour le salut du genre humain ; Herder envisage le langage comme le produit non de Dieu, mais des forces spirituelles de l’homme ; Rousseau parle des origines de la société civile, où la propriété privée engendre des inégalités au potentiel révolutionnaire ; Descartes et Bacon se situent eux aussi dans la recherche de la rationalité du monde.
Face à la conception dialectique de l’histoire dans la philosophie classique allemande, à l’historiographie française de la Restauration, à l’esprit historique en littérature, face à Gracchus Babeuf, aux socialistes utopistes et à leurs prédécesseurs (Mandeville, Ferguson, Linguet, Rousseau), à une histoire et une philosophie qui deviennent dialectiques, et à une science de la nature qui adopte une perspective historiciste contre la pensée mécaniste et métaphysique, l’irrationalisme (Burke, école du droit historique, Carlyle) fait table rase de l’évolution historique et du progrès, défend le passé, les temps prérévolutionnaires, prétend revenir au Moyen Âge.
Kant identifie la dialectique avec l’entendement intuitif.
Emmanuel Kant, confronté aux problèmes dialectiques de la vie, introduit à côté de la pensée (entendement discursif), identifiée avec la pensée métaphysique et mécaniste, l’intuition (l’entendement intuitif), identifiée à la dialectique.
Fichte (éliminer la chose en soi).
Fichte, en éliminant la chose en soi, transforme l’idéalisme transcendantal en idéalisme subjectif ; au-delà du monde des apparences appréhendé de manière purement subjective, il y a la dialectique du Moi et du non-Moi, un Moi-substance-pensante engendrant un savoir-cosmos mû de son mouvement propre et s’engendrant de lui-même ; la prise en compte exclusive par Schelling de la substance dans le domaine des sciences de la nature invente l’idéalisme objectif.
Schelling : la contradiction est une catégorie de la réalité objective, de la société et de l’histoire, mais cette dialectique est accessible non par la raison mais par l’intuition ou par l’esthétique.
On ne peut surmonter les contradictions par la logique formelle ; le monde des sociétés humaines doit être considéré comme un processus contradictoire, dialectique, historique, unitaire (dont le résultat est pour Schelling l’Esprit qui parvient à la conscience de soi) ; le monde de la nature peut aussi être considéré comme un processus dialectique objectif.
Alors que pour Emmanuel Kant et Fichte il n’y a de contradiction dialectique que dans la relation des catégories de l’entendement – subjectives – avec une réalité objective présupposée inconnaissable ou subjectivisée comme Non-Moi, pour Schelling la contradiction est une catégorie de la réalité objective, de l’essence de la chose en soi, et comme le sujet et l’objet sont identiques, la dialectique apparaît dans la connaissance, comme conscience de soi de la productivité inconsciente de la nature, en opposition avec l’appréhension figée du pur entendement.
Élaborant des concepts supérieurs aux concepts des catégories de l’entendement, conscient de l’opposition entre logique formelle et logique dialectique, entre pensée métaphysique qui pose en absolu les lois de la raison commune et pensée dialectique, Schelling pense que cette pensée dialectique n’existe pas encore (qu’on pourrait la considérer non comme une dialectique scientifique et rationnelle, non comme une logique rationnelle, non comme un savoir accessible à la raison, mais à la rigueur comme une esthétique de la philosophie ou un éclectisme) et que la solution rationnelle est en définitive de faire le saut dans l’intuition intellectuelle, discipline suprême et libre, impossible à enseigner et à laquelle ne mènent aucunement les démonstrations, les syllogismes, les concepts ou les catégories de l’entendement, une philosophie de l’intuition sans les catégories de l’entendement.
L’abandon par Schelling de la croyance en une dialectique accessible à la raison, réduisant la connaissance à celle de la logique formelle, initie l’irrationalisme.
Il n’y a que des élus qui peuvent atteindre et apprendre aussi bien la dimension esthétique et créatrice de la connaissance philosophique, c’est-à-dire la dialectique, que l’intuition intellectuelle que cette dialectique exprime, une intuition qui s’exprime par un style déclaratif, discontinu, éloigné de toute discursivité.
L’intuition intellectuelle, qui part de l’absolument simple, de l’identique, qui n’est ni objectif ni subjectif, qui ne peut être saisi par la description ou les concepts, se découvre par l’activité esthétique : l’intuition esthétique objective l’intuition intellectuelle, l’art devient l’outil de la philosophie, l’esthétique dévoile l’univers des choses en soi
Dans l’art comme dans la philosophie de la nature, il est question de la réalité objective, de la présentation des formes esthétiques qui sont des formes des choses en soi, des formes belles, de la combinaison par analogie de ces formes.
La philosophie négative de Schelling montre le néant du monde des apparences et de la civilisation, la philosophie positive insiste sur la priorité de Dieu, sur les mythes, sur la « raison supérieure », sur l’immuabilité des institutions et l’absence d’histoire.
La philosophie négative montre le néant de toutes les antithèses finies, du poids mort de la volonté qui s’enchaîne à la connaissance du fini, le néant des contingences du corps, du monde des apparences et de la vie sensible ; la philosophie positive, épurée de toute pensée conceptuelle, de tout recours à la réflexion et à l’entendement, utilise l’intuition pour sauter dans l’au-delà, dans l’absolue simplicité (le simple ne peut être connu que par l’intuition alors que le composé peut être connu par une description), dans l’unité absolue de Dieu, dans l’infini, dans la foi, la piété, la prière, le monde et la civilisation n’étant plus que des déchéances hors de la divinité et des mythes anciens.
La conscience et l’activité pratique ne permettent pas de saisir adéquatement les processus naturels et sociaux et leur évolution ; il n’y a pas dans l’évolution de l’humanité et de la nature de progrès, mais seulement des créations successives d’une puissance transcendante ; les inégalités sociales sont impossibles à supprimer et les ordres juridiques et les constitutions doivent être immuables.
Schelling critique chez Hegel, de manière abstraite, l’aspect contemplatif, éloigné de la pratique, pour prôner le subjectivisme, l’agnosticisme quant au monde des phénomènes, l’irrationalisme du monde nouménal, la raison supérieure de la philosophie positive et la théologie.
La priorité de l’être sur la pensée devient la priorité de Dieu, transcendant toute raison : la philosophie positive, en dehors de la raison, est une « science antirationaliste » ; l’essence de la chose et son existence sont séparées de manière non dialectique ; l’aristocratisme ne se justifie plus par le génie artistique mais par la Révélation ; l’abandon de l’évolution et de l’histoire se termine par la négation de l’objectivité du temps, identifié au temps intuitif et à la vie ; la Révélation se prouve par la mythologie préhistorique.
Pour Schopenhauer, toute action est vaine (pessimisme). L’égoïsme sublime est une propriété cosmique justifiée par la compassion à l’égard de tous les existants (apologie indirecte du capitalisme). L’athéisme religieux admet le dogme du péché originel. Il n’y a pas de réalité objective mais seulement le mythe, la représentation, la volonté, les faits intimes, accessibles par l’intuition et générateurs de l’éthique sublime non contraignante. Derrière le monde des phénomènes, il y a le néant, sans temps, sans espace, sans causalité, sans historicité.
Schopenhauer s’identifie à la réaction bourgeoise ; écrivain rentier, son indépendance est celle illusoire du rentier, celle de l’individualiste décadent qui se tourne strictement vers l’intérieur, celle de l’égoïsme bourgeois.
L’apologie directe du capitalisme qui s’efforce de dissimuler ses contradictions ou de nier leur existence par des sophismes et par le silence, et qui le représente comme le meilleur des mondes possibles, se complète par l’apologie indirecte qui reconnaît les atrocités du capitalisme, mais les présente comme des caractères propres à l’existence humaine, ce qui justifie l’inutilité de l’action politique, le pessimisme.
Toute évolution est une illusion, toute société une apparence, toute lutte historique vaine, ce qui justifie philosophiquement le pessimisme.
L’égoïsme est considéré par le bourgeois comme une propriété anthropologique ; Schopenhauer dénonce l’égoïsme bourgeois ordinaire, mais affirme que cet égoïsme est une propriété immuable, cosmique de l’être humain, et même une propriété cosmique immuable de tout existant ; il glorifie moralement l’égoïsme sublime comme stricte autarcie individuelle, se détournant de la vie sociale, de toute obligation sociale et morale (y compris sa propre morale), et manifestant de la condescendance à l’égard de la plèbe et de la compassion, des effusions, de la sensiblerie à l’égard de toutes les créatures, à l’égard de tous les existants ; Schopenhauer défend tout ordre social qui protège la propriété privée en considérant cet ordre social comme irrationnel, dénué de sens et avec lequel il est inutile de participer ; Schopenhauer stigmatise les démagogues optimistes qui attribuent au gouvernement, de manière criminelle et infâme, les malheurs du monde.
Critiquant le panthéisme, qualifié d’athéisme courtois, et le déisme, Schopenhauer fait la promotion d’un athéisme religieux, en lutte contre le matérialisme, le rationalisme et la conception immanentiste et évolutionniste du monde, inculquant la passivité sociale et le soutien à l’ordre qui défend la propriété privée, et adhérant au dogme du péché originel.
Dans la conception de la chose en soi et dans la connaissance, Kant hésite entre matérialisme et idéalisme ; Fichte et Schopenhauer éliminent le matérialisme et Schopenhauer se rapproche de Berkeley, avec Mach, Avenarius et Poincaré (l’idéalisme, ce scandale de la philosophie pour Kant) ; Kant aborde les contradictions, Fichte puis Schelling en profitent pour développer la dialectique, tandis que Schopenhauer l’élimine.
Le phénomène, l’objet, le monde extérieur, la réalité objective, c’est la représentation, c’est la conscience individuelle, c’est la connaissance scientifique qui n’a qu’une fonction pragmatique dans la lutte pour l’existence et qui est au service de la volonté (la morphologie nous présente des formes incompréhensibles, l’étiologie ne nous apprend rien sur la mystérieuse force naturelle qui se manifeste par la loi naturelle) ; la chose en soi, c’est la volonté, la force naturelle, la non-réalité, accessibles par l’intuition
Schopenhauer utilise l’intuition et l’analogie, élevées en un geste souverain au rang de mythe et proclamées comme vérité ; il s’agit d’une anthropologisation de la nature tout entière, une nature transformée en un vaste mystère (du point de vue philosophique, tout reste inexplicable, irrationnel) : la volonté désigne l’essence de toutes choses dans la nature, de toutes les énergies, des phénomènes de toute espèce (l’homme étant l’espèce la plus parfaite) ; le principe d’individuation est aboli ; seuls les faits intimes ont une réalité véritable, ce qui dévalorise toute action ; l’ascèse, qui consiste à se détourner de toutes les atrocités du monde, à surmonter l’égoïsme courant pour promouvoir une éthique sublime non contraignante propulsant l’individu au rang de puissance cosmique jetant un regard condescendant sur toute activité sociale.
Pour Schopenhauer, l’art permet une fuite devant la réalité sociale et la pratique, il exprime le monde tel qu’il est réellement et n’est accessible qu’aux génies ; Schopenhauer fonde philosophiquement n’importe quelle superstition (la voyance sous forme de rêve, de somnambulisme ou de double vue, l’influence des morts), allant au-delà du plat empirisme qui refuse la généralisation la théorie, la pensée.
Schopenhauer sépare strictement essence et apparence (alors que la solution du problème de la chose en soi passe par la transformation de la chose en soi en chose pour nous dans le cours d’une approximation dialectique infinie de la connaissance à ces objets), forme et contenu, théorie et pratique (la théorie véritable est une pure contemplation isolée de toute pratique) ; il considère la causalité comme appartenant, avec l’espace et le temps, au monde phénoménal, ce qui signifie la négation absolue de toute objectivité et de toute loi dans le domaine des choses en soi et d’y postuler un indéterminisme irrationnel.
Schopenhauer soutient chez Kant l’esthétique transcendantale comme conception de l’espace (juxtaposition) et du temps (succession) purement subjective, tout en accentuant leur dualisme métaphysique, mais ne retient dans l’analytique transcendantale, qui amorce à travers les catégories la logique dialectique, que la catégorie de causalité
Derrière le monde bariolé et changeant des phénomènes se dissimule un monde sans espace, sans temps, sans causalité, sans historicité, c’est-à-dire le néant : il ne reste plus qu’un individu qui contemple le néant du monde avec la satisfaction d’être à l’écart de toute action sociale.
Alors que la méthode dialectique de Hegel devient un instrument de préparation idéologique de la révolution (sous son aspect rationnel, la dialectique est un scandale pour les classes dirigeantes parce que dans la conception des choses elle inclut l’intelligence de leur négation fatale, toute forme n’étant qu’une configuration transitoire), le système de Hegel est marqué par une adhésion à l’État prussien, si bien qu’à partir d’un certain moment, la contradiction entre la méthode et le système devient l’objet d’une critique.
Avec sa théorie de l’identité sujet-objet et du mouvement autonome des catégories logiques, et une vision de la réalité considérée comme indépendante de la conscience individuelle, mais qui n’est cependant que la réalité d’un Esprit, théorie et vision qui constituent la dialectique de Hegel, on se pose la question de la nature de cette réalité ; pour les marxistes, la dialectique apparaît comme la forme objective du mouvement de la réalité avec un reflet dialectique dans la pensée comme dialectique subjective (le processus de ce reflet dépouille la forme historique et les hasards perturbateurs en une forme abstraite de type logique avec des corrections de la suite des idées selon des lois que le cours de l’histoire fournit en ses moments de maturité), ou bien la dialectique est éliminée ou remplacée par une dialectique qui nie le mouvement et les lois qui le régissent, qui nie la transformation de la quantité en qualité, une dialectique qui utilise les formes, les catégories, les termes de la dialectique et qui est une pure et simple négation de la dialectique et un retour à la logique formelle et à la métaphysique.
Pour Kirkegaard, il n’y a pas de dialectique dans l’histoire, qui ne peut être connue que par Dieu. Le seul événement de l’histoire est l’apparition du Christ. L’histoire vécue et l’existence, la réalité subjective, l’intérêt passionné, l’action dégagée de tout contenu social, sont supérieurs, authentiques par rapport à la contemplation sans relation avec la vie. L’éthique se manifeste dans le mariage, étape supérieure de l’amour : les participants sont indifférents l’un de l’autre, sinon le solipsisme esthétique immédiat de l’érotisme. Cette éthique permet l’esthétique érotique et le chevalier de la foi religieuse. Le désespoir est une marque de l’individualité authentique face au néant de la vie sociale.
Kirkegaard ne critique pas les formes abstraites de la dialectique mais sa dimension historique et sociale ; il voit que dans l’histoire universelle conçue comme un processus unitaire régi par ses propres lois il n’y a pas de place pour Dieu ; il ne voit pas que l’homme devient par son propre travail et que les hommes font l’histoire (le fatalisme de l’histoire) ; il considère que l’homme ne peut pas connaître la totalité de l’histoire, seule connue par Dieu (le pessimisme, le désespoir, la sensation d’absurdité) ; le seul événement qualitatif de l’histoire universelle est l’apparition du Christ comme type intellectuel décisif.
Le temps et l’histoire vécus, intuitifs sont « supérieurs », « authentiques » par rapport au temps et à l’histoire objectifs, abstraits, vulgaires ; la véritable réalité est celle, subjective, de « l’existence », de la « pratique », de « l’intérêt passionné », de « l’action » ; la connaissance historique est une illusion puisqu’elle est approximative et qu’elle opère par décision arbitraire ; la subjectivité, pour être objective, doit être authentique, passionnément intéressée, liée intimement à l’existence du penseur, contre la subjectivité contemplative, superficielle, dépassionnée, pédante, relativiste, n’ayant d’autre but qu’elle-même, sans relation avec les problèmes décisifs de la vie humaine.
Pour Kirkegaard, l’éthique se joue dans la vie intérieure de la pure individualité et ne doit pas se préoccuper du contingent et bric-à-brac historiques.
Chez Kirkegaard, la dimension sociale-universelle de l’éthique (l’homme-citoyen) se manifeste dans un mariage, comme étape supérieure de l’amour, où les participants sont indifférents l’un de l’autre, sans communication, sinon le solipsisme esthétique immédiat de l’érotisme, dans l’immédiateté sensuelle et esthétique de l’amour, dans l’incognito ; l’éthique n’est qu’une sphère de transition qui mène à l’attitude religieuse et à la réalité authentique de la subjectivité qui seule existe, l’extériorité étant sans importance ; la religion, qui permet l’attitude aristocratique décadente et le pathos du chevalier de la foi, et l’esthétique comme art de vivre érotique et parasitaire, prennent naissance dans la subjectivité individuelle, dans l’imaginaire, et cultivent le désespoir, le solipsisme, l’irrationalité incommensurable.
Le christianisme doit enfermer l’individu dans l’incognito, l’isolement (il ne doit pas y avoir de communauté religieuse : le disciple ne peut jamais devenir soi-même), le priver de toute valeur pour la société (sinon défendre l’ordre établi), en le forçant à se concentrer sur le salut de son âme ; le désespoir individuel est une marque de distinction de l’individualité authentique, de la subjectivité face au néant, au nihilisme, une condition du déploiement sans borne de la subjectivité, par rapport aux mesquines vicissitudes de la vie sociale ; le christianisme n’est pas une doctrine mais une pratique d’imitation du Christ ; le christianisme relève d’une démarche subjective, ce n’est donc pas une connaissance ; sous l’influence du contexte intellectuel, l’attitude religieuse a tendance à se transformer en athéisme.
Kirkegaard propose une action authentique, existentielle, une action qu’on peut appeler faux-semblant de praxis ou pseudo-action, dans la mesure où elle est épurée de toute détermination sociale et qu’elle est pourvue de tous les attributs internes de l’action, de tous les processus psychiques typiques de l’action, de tous les dehors trompeurs de l’action.
L’existentialisme efface les déterminations sociales pour les remplacer soit en opposant le souci de soi purement intérieur, et exclusivement préoccupé du salut de l’âme, à l’affairement vide, sans but, au sein de l’histoire universelle, soit par une objectivité ontologique pure où le sujet exerce son libre choix dans une situation pour réaliser son projet, une objectivité et une situation en rapport très lointain avec la véritable objectivité sociale et historique.
L’apologie indirecte discrédite la réalité et la société pour approuver ou tolérer le capitalisme, discrédite toute activité sociale en isolant l’individu et en lui faisant miroiter des idéaux éthiques sublimes, propose une éthique non contraignante, une éthique aristocratique et non conformiste, apparemment au-dessus de l’égoïsme du bourgeois ordinaire, une éthique préservant le confort bourgeois.
Nietzsche célèbre la hiérarchie et la soumission militaires de type aristocratique y compris dans les entreprises, l’esclavage, l’instinct barbare, la guerre, la formation d’hommes nouveaux en criminels pour qui tout est permis (les seigneurs de la terre, le surhomme), l’égoïsme, la concurrence, le dionysiaque, l’irrationnel, l’amoralisme, une société avec la caste du travail forcé et la caste du travail libre. Il dénonce le socialisme, la démocratie, le parlementarisme, la civilisation, la raison, la morale, la révolution, la racaille ouvrière envieuse et soucieuse de vengeance, l’enjuivement. La lutte des classes est remplacée par la lutte éternelle des races, par la lutte pour la vie, par la lutte entre les volontés de puissance, par les rapports de force. La mort de Dieu concerne la morale d’esclaves du christianisme, de la Révolution, de la démocratie et du socialisme, une morale qui doit laisser place à la morale du « tout est permis », la morale immorale, la morale de l’athéisme religieux. Le devenir se conçoit à l’intérieur d’un mouvement circulaire, l’éternel retour, dans les limites d’une quantité donnée d’énergie. Il n’y a pas de raison, d’entendement, d’objectivité : la vérité, c’est ce qui est utile. La morale, c’est ce qui est utile à la race des maîtres et à la barbarie, contre la morale chrétienne ou la morale socialiste
Pour Nietzsche, l’ennemi mortel est toujours la classe ouvrière et le socialisme.
Le jeune Nietzsche célèbre le soldat prussien, son sérieux, sa discipline, sa bravoure. Il célèbre l’esclavage comme condition de la possibilité de l’élite et de la culture. Il célèbre l’instinct barbare, l’égoïsme, la concurrence, le dionysiaque, qu’il ne s’agit pas de maîtriser, de civiliser ou d’humaniser, mais de considérer comme légitimes, par opposition au socratique, à la raison, à la morale, c’est-à-dire à la décadence.
Contre Rousseau, contre la révolution, contre le socialisme, il faut promouvoir la réforme, la démocratie et sa nouvelle élite, le libéralisme, l’évolutionnisme, et une société avec la caste du travail forcé et la caste du travail libre : une telle organisation en castes est seule capable d’une culture. Et telle société éliminerait l’exploitation de l’ouvrier ! Si le socialisme gagne, une classe moyenne se formera qui oubliera le socialisme comme on oublie une maladie dont on vient de guérir.
Face à la résistance de la racaille ouvrière envieuse et soucieuse de vengeance, de justice (à qui on a donné l’enseignement, le droit de vote et de coalition), et à l’enjuivement, ces empoisonnements, Nietzsche prend position en faveur de la hiérarchie et de la soumission militaires, de type aristocratique, y compris dans les entreprises, et opte pour le terrorisme politique, pour le grand homme, pour une race audacieuse et dominatrice de seigneurs de la terre exerçant une domination absolue.
Contre Bismarck, Nietzsche demande la fin de la démocratie et du parlementarisme avec la seule représentation des grands intérêts, et une grande guerre pour affermir l’homme supérieur.
Nietzsche reprend les thèmes de l’anticapitalisme romantique (non à la division du travail capitaliste, non à la morale de la bourgeoisie, choix d’une période du passé comme idéal à réaliser, en l’occurrence l’économie esclavagiste de l’Antiquité), puis le dionysiaque devient le symbole de la « décadence affirmative » contre la décadence du romantisme, et la « nouvelle philosophie des Lumières » doit montrer aux natures dominatrices que tout est permis ; Nietzsche manifeste de l’esprit et du style avec sa méthode d’apologie indirecte ; contre la morale, contre la civilisation, Nietzsche idéalise l’égoïsme, mobilise les instincts barbares, justifie les exterminations, veut former des hommes nouveaux en criminels, veut une nouvelle barbarie.
Nietzsche, au lieu de le cacher, montre un homme capitaliste égoïste, barbare, bestial, seul à même de sauver l’humanité (identifiée au capitalisme) et la culture ; au lieu de supprimer en pensée la lutte des classes, Nietzsche voit la société comme le combat entre deux types de philosophie morale, celle des maîtres, des seigneurs, des races supérieures, et celle des opprimés, de la plèbe, des races inférieures, reflet de l’inégalité raciale-biologique éternelle entre les hommes.
Nietzsche marie un individualisme raffiné décadent et un contenu social réactionnaire et impérialiste ; il prône de laisser libre cours à ses instincts décadents (l’égoïsme, les pires instincts, etc.) en prétendant que c’est là le moyen de surmonter la décadence ; il offre une bonne conscience et la facilité de ne pas se transformer et de paraître plus révolutionnaire que les socialistes ; il offre la perspective du surhomme.
La mort de Dieu, c’est l’assassinat de Dieu par les hommes de l’aristocratie qui ne veulent plus la morale d’esclaves (la morale du christianisme, de la Révolution, de la démocratie et du socialisme), mais la morale du « tout est permis », la morale immorale, la morale de l’athéisme religieux ; ne se rendant pas compte que les églises et les dirigeants ont interprété l’idée chrétienne d’égalité pour servir d’exploitation, l’oppression et donc l’inégalité, Nietzsche considère que le christianisme est le précurseur idéologique de la démocratie, de la révolution et du socialisme ; il faut la sélection de l’homme fier, qui s’affirme, qui est sûr de l’avenir, qui a conquis sa liberté, qui a de bonnes raisons, qui a un esprit aristocratique, qui réclame un droit d’exception, des privilèges, du respect, un pathos de la distance.
La biologisation des théories réactionnaires permet une justification par l’analogie, peu soutenable scientifiquement, par l’explication de tous les phénomènes sociaux non par la lutte de classes mais par la lutte pour la vie et les lois du mouvement, ou par l’arbitraire rhétorique.
Le darwinisme n’est qu’un prétexte pour la lutte idéologique contre le prolétariat ; parmi les apologistes darwinistes du capitalisme, Nietzsche considère que la volonté de puissance, la volonté de vivre, comme combat pour s’assurer la prépondérance, pour grandir s’étendre, pour la puissance, ne comporte la lutte pour la vie que comme une exception, un cas particulier : dans la lutte pour la vie, les plus faibles l’emportent toujours sur les plus forts car ils sont plus nombreux et plus malins, car ils ont plus d’esprit, de prudence, de patience, de ruse, de dissimulation, de maîtrise de soi, de vertu ; puisque la lutte des classes (la lutte pour la vie) ne produit pas l’avantage des plus forts, des privilégiés, des exceptions heureuses, des types supérieurs d’hommes, beaucoup plus fragiles, il faut créer des institutions qui préservent et élèvent les réussites exceptionnelles, et ce sera la fin de l’histoire et de l’évolution.
L’exploitation résulte de la nature de la vie qui est volonté de puissance, volonté de vivre : la vie c’est s’approprier, blesser, violenter l’étranger et le faible, l’opprimer, lui imposer ses propres formes, l’assimiler ou – la solution la plus douce – l’exploiter ; tout dans la nature exprime la volonté de puissance, la volonté d’étendre sa force, tout est rapport de force.
Le devenir, qui a pour moteur la volonté de puissance et qui n’apporte rien de nouveau dans l’évolution (le devenir est opposé abstraitement à l’être), se conçoit à l’intérieur d’un mouvement circulaire (l’éternel retour) et dans les limites d’une quantité donnée d’énergie ; l’innocence du devenir est un prélude à la création du surhomme et à l’éternel retour du même ; l’innocence du devenir, c’est la fatalité sans limite de notre être et la liberté sans limite des seigneurs de la terre (le « tout est permis ») : la nécessité coexiste éclectiquement avec la liberté ; l’innocence du devenir a pour résultat la « révolution », le renversement des valeurs, la réalisation de ce qui n’avait jamais été atteint dans l’histoire ou qui avait échoué ou réussi partiellement.
Nietzsche est partisan de l’immanence, c’est-à-dire du monde de nos représentations, mais aussi du monde capitaliste auquel ce monde de représentations est lié, et il combat la transcendance, l’au-delà, qui est pour lui non seulement la conception matérialiste de la réalité objective (ni le monde vrai ni le monde apparent n’existent) mais aussi le christianisme qui tous deux couvrent de boue le monde existant et se vengent par la révolution et le jugement dernier.
Nietzsche croit à l’intuition : la réalité objective n’est pas connaissable, les idées de causalité et de loi, la raison qui s’accomplit par des concepts et des combinaisons logiques, sont à rejeter.
L’être est une pure fiction qui donne une apparence d’objectivité et qui combat victorieusement le devenir (un devenir qui ne produit rien de nouveau, rien qui dépasse le capitalisme) au terme de l’éternel retour.
La vérité, c’est ce qui est utile à la conservation de la vie biologique de l’individu et de l’espèce ; le bien, ce qui est moralement positif, c’est ce qui est utile à la race des maîtres pour affermir définitivement leur domination, c’est ce qui est conforme à l’éternel retour, à l’innocence du devenir comme libération de toute forme de cruauté et de barbarie, c’est ce qui est contre la morale chrétienne ou socialiste.
La décadence (la lassitude, le pessimisme, l’autodestruction, le nihilisme, le manque de confiance en soi, l’absence de perspective) se soigne par la prophétie du surhomme et de l’éternel retour (l’existence privée de sens, le néant), et l’engagement en activiste de l’impérialisme barbare et agressif.
Dionysos, sensuel et cruel, doit dominer par ses instincts l’entendement et la raison ; le seigneur n’a pas besoin de morale ni de justifier le mal ; il aime l’animal qui est en lui.
Un fatras de luttes contre le socialisme.
Les néokantiens refuse la dialectique et la réalité indépendante de la conscience. La philosophie vitaliste fait la promotion de l’intuition, du mythe et du vécu comme succédanés de l’objectivité.
Les néokantiens, dans une période de sécurité du capitalisme, limitent la philosophie aux questions de logique, de théorie de la connaissance et de psychologie, refusent la dialectique comme antiscientifique ou en la passant sous silence, réduisent le progrès au progrès dans le cadre du système capitaliste et considèrent comme une absurdité un mouvement historique marqué par des contradictions et des antagonismes ; cependant, avec la Commune de Paris, il faut intégrer quelques aspects utilisables et purifiés du marxisme en interaction avec le révisionnisme dans la social-démocratie, faire un retour à Kant par l’abolition du progrès objectif reflété dans la pensée par la dialectique, continuer de proclamer, contre le matérialisme, l’inconnaissabilité et même l’inexistence d’une réalité indépendante de la conscience, et intégrer certains aspects de la philosophie réactionnaire et irrationaliste d’avant 1848.
La philosophie vitaliste réduit la relation conscience/être en la relation entendement/être conçu, critique l’indigence de l’entendement par rapport à la richesse de l’intuition de l’expérience vécue de la vie et la richesse postulée de la biologie, ouvrant une troisième voie entre un idéalisme académique et un matérialisme incapable de saisir les nouvelles conquêtes de la physique, même si, pour cette philosophie vitaliste, selon la définition de l’idéalisme subjectif, l’être dépend de la conscience ; on a un pseudo-objectivité, puisque la vie est constamment subjectivisée en vécu et le vécu constamment objectivisé en vie, ce qui provoque une oscillation entre la subjectivité et l’objectivité, pseudo-objectivité renforcée par le recours aux mythes qui représentent une forme particulière d’objectivité (ils ont une origine subjective mais persistent), ce qui donne le sens d’un mythe issu de l’expérience vécue de la vie à un monde privé de Dieu par l’entendement ; la philosophie de la vie dépasse le formalisme, stigmatise le socialisme et la démocratie pétrifiés, mécaniques, glorifie le deuxième Reich et l’aristocratisme de l’intuition contre le caractère plébéien de l’entendement et de la raison.
Pour Dilthey, il y a une oscillation entre la vie, l’objectivité apparente, et l’expérience vécue, la subjectivité réelle, dont les faits sont décrits par la psychologie descriptive ou compréhensive, opposée à la psychologie explicative, comme l’intuition divinatoire, l’illumination, l’arbitraire subjectif, l’aristocratisme, l’herméneutique, l’interprétation, la reconstruction artistique, sont opposés à la raison et à l’entendement. La négation du progrès et de la loi historique implique une typologie des visions du monde, chaque type défini par un principe psychologique (l’entendement, la volonté, le sentiment). Il y a un esprit objectif.
Pour Dilthey, l’expérience vécue de la vie (la vie n’est qu’une partie de la réalité objective) est le fondement de la connaissance de la réalité, des formes, des principes et des catégories de la pensée ; il ne suffit pas d’avoir la perception, l’intelligence, qui permettent de projeter des images, il faut avoir l’impulsion, la volonté, la résistance, le combat, le travail, toutes les catégories pratiques, qui permettent la saisie de la réalité objective, de la différence entre le Moi et la réalité objective ; on a une oscillation entre la vie, l’objectivité apparente, et l’expérience vécue, la subjectivité réelle, ce qui constitue une pseudo-objectivité ; la chose est le produit non de la raison ou de l’entendement mais de la totalité de l’esprit humain.
A la psychologie explicative, qui recherche de manière abstraite et mécanique les causes et les lois, et qui n’est valable que pour les sciences de la nature, Dilthey oppose une psychologie descriptive ou compréhensive qui fait face à l’histoire de manière aussi abstraite que l’ancienne psychologie (la base de l’histoire est plus ample et plus profonde que toute conscience individuelle, les causes de l’enchaînement historique étant à chercher dans la structure économique, et la psychologie des hommes ne peut être comprise qu’à partir des fondements matériels de leur être et de leurs activités) et qui remplace les hypothèses de la psychologie précédente par une description des faits psychiques, les causes et les lois reléguées à l’arrière-plan, tous les objets de la psychologie paraissant projetés sur le plan de l’expérience vécue, c’est-à-dire sur le plan subjectif.
Les connexions et les déterminations sociales disparaissent derrière la singularité des objets isolés ; les objets sont liés par des abstractions et des analogies ; l’expérience vécue, comme organe de la connaissance, opère par l’arbitraire subjectif dans les choix, dans les accentuations et dans les déterminations ; la causalité et les lois ne sont pas utilisées ; la compréhension comporte une partie irrationnelle, non représentable par la raison de manière logique, avec une certitude seulement subjective et l’affirmation d’une aristocratisme ; la compréhension, l’herméneutique, l’interprétation, la reconstruction artistique, l’intuition, s’opposent abstraitement, de manière non dialectique, à la pensée conceptuelle rationnelle (l’intuition fait partie du travail des concepts : elle ne s’oppose pas au concept, elle n’est pas une faculté autonome et la synthèse dialectique relève du concept).
La méthode compréhensive permet par l’intuition divinatoire, par l’illumination – des capacités qui ne sont pas données à tout le monde – d’atteindre une réalité qualitativement supérieure à la réalité saisie par les concepts, une réalité arbitraire et invérifiable ; Dilthey considère que l’expérience vécue contient toutes les catégories de la réalité objective : il ne reconnaît pas la fausse conscience et ne voit pas que l’expérience vécue est déterminée par les catégories existantes dans la réalité objective ; il invente l’esprit objectif comme catégorie centrale de l’histoire, un esprit objectif qui suppose un sujet logique qui ne soit pas un sujet psychologique ; Dilthey oppose de manière métaphysique le point de vue anthropologique qui manifesterait le caractère suprahistorique de l’homme du point de vue historique qui manifesterait un relativisme sans permanence.
La contradiction être/conscience est remplacée par la contradiction intuition/raison : l’intuition produit une vision du monde authentique qui naît de l’immersion dans la vie ; la négation du progrès et de la loi historiques implique une typologie des visions du monde formellement équivalentes, mais avec une prise de position antimatérialiste, chaque type (ceux de l’entendement, de la volonté et du sentiment) se cristallisant en une figure mystique, actrice de l’histoire, comme si l’histoire pouvait s’expliquer par des principes psychologiques et anthropologiques pauvres ou par des facultés psychiques isolées ; Dilthey se résigne à ne plus lutter pour l’harmonie des conceptions du monde entre elles et oppose abstraitement science et vision du monde.
Pour Simmel, chaque attitude produit son propre monde d’objets. La vie individuelle n’a pas de sens puisque les connaissances privent le monde de la présence divine, faisant du monde un néant. Les lois socio-économiques sont « approfondies » comme des enchaînements cosmiques de nature psychologique et ne concernent que les catégories relationnelles les plus immédiates et abstraites, les plus superficielles de la vie sociale.
La vie est un troisième terme, un intermonde irrationaliste, face à l’être et à la conscience, bien que la vie fasse partie de l’être et l’expérience vécue de la conscience ; il n’y a pas d’objets véritables, seulement des attitudes produisant chacune leur propre monde d’objets.
Le relativisme déprécie la science et crée un espace pour la croyance, la religiosité subjective sans objet déterminé, l’obscurantisme, la mystique nihiliste.
Simmel situe la métaphysique et la religion au-delà de la vérité et de l’erreur, à côté et au-dessus de l’exactitude réaliste ; le monde créé par la religion ne se recoupe en aucune manière avec les images produites par d’autres attitudes ; la religion répond à un besoin de sécurité dans un capitalisme qui génère l’insécurité, et aussi au sentiment de perte de sens de la vie individuelle chez l’intellectuel qui oscille entre la recherche dans le Moi des normes de toute action, l’ivresse de la liberté et de l’émancipation des liens du passé, le sentiment d’être abandonné, l’absence de perspective pour la vie privée ou publique, et un nihilisme désespéré à l’égard de toutes les normes.
La religion est la forme intériorisée de la vie ; il faut reconnaître que la vie individuelle est totalement dénuée de sens, que les normes sociales de l’action n’indiquent aucune direction, que le monde extérieur n’a pas de sens puisque les connaissances scientifiques privent le monde de toute présence divine et, partant de ce constat tragique, prendre conscience de la situation éternelle de l’homme dans le cosmos, de la situation historique mondiale de l’humanité et de la possibilité pour l’homme de devenir un Dieu qui abolit les impératifs sociaux et moraux du passé et qui considère la réalité objective comme un néant.
Simmel « approfondit » : les lois socio-économiques, simples manifestations d’enchaînements cosmiques, perdent leur contenu concret ; les formes économiques ont des préalables de nature psychologique et métaphysique ; ne sont pris en considération que les catégories superficielles de la vie économique et les catégories relationnelles les plus immédiates et abstraites de la vie sociale, évitant les problèmes cruciaux de leur contenu.
L’âme vivante, la subjectivité, se pétrifie dans ses productions et objectivations, c’est-à-dire dans l’esprit, dans l’esprit objectif, dans la culture, dans l’argent, dans la division du travail capitaliste, dans les objets économiques, dans les fétiches ; il faut généraliser, se détourner de la situation économique concrète, des causes socio-historiques concrètes et les considérer comme des phénomènes superficiels que l’homme profond se doit de dépasser, l’insatisfaction devenant autosatisfaction, complaisance narcissique ; cependant, les impasses objectives et impersonnelles de cette civilisation de l’argent ont des aspects louables car elles poussent vers l’intériorité du rentier parasitaire de l’impérialisme.
Spengler, contre les idéaux de liberté et d’égalité du monde intellectualiste et mécaniste et de la populace, contre la raison, la science, la causalité et les lois, contre l’histoire (l’histoire est constituée d’événements irreproductibles), prend le parti de la causalité individuelle, de l’analogie, de la généralisation infondée, des faits inventés, de la superficialité, de la mise à l’écart des conséquences ultimes par le confort du relativisme nihiliste, du radicalisme limité aux idées. L’essence allemande s’oppose au pétrifié des autres peuples. La guerre est assimilée à la vie, la paix à la mort et au figé. La racine de la guerre est dans la nature humaine. Chaque science est mythique, caractéristique d’un cercle culturel particulier. Chaque culture a une enfance, une jeunesse, une maturité etc. Il faut aller jusqu’à la victoire de la race allemande.
L’éthique de la singularité de l’individu abolit tous les idéaux d’égalité et de liberté d’individus essentiellement semblables du monde intellectualiste et mécaniste et ignore la populace ; la vie constitue la plus solide des objectivations du sujet, comme unité des divers mondes, du psychisme, du Moi, de la personne, de l’individualité, d’une part, de l’objet, de l’idée, du cosmos, de l’absolu, de la forme, de la continuité, de la mécanique, d’autre part ; la vie, concept mythique, contre la biologie scientifique, contre la causalité et les lois, reconstruit une causalité individuelle qui conteste toute démonstration et qui constitue un Moi partagé entre la vie sans limite et les limites de la forme et qui, devant le caractère insurmontable des contradictions, prend le parti de la superficialité et de la mise à l’écart des conséquences ultimes par le confort du relativisme nihiliste ; le radicalisme limité aux idées, où tout d’objet réellement objectif a disparu, s’accompagne d’un accommodement pratique au pouvoir de cette intériorité.
L’essence allemande, élément vivant, s’oppose au mort ou au pétrifié des autres peuples ; la guerre est assimilée à la vie, la paix au mort et au figé ; la racine de la guerre n’est pas dans l’économie mais dans la nature humaine ; l’attaque contre la science, la raison, la causalité et les lois (des phénomènes purement historiques) s’accompagne de la manipulation dilettante des analogies, et des faits et des généralisations infondés ; le concept de progrès est éliminé de l’histoire : toutes les époques sont également proches de Dieu, et les événements de l’histoire comme les figures historiques sont irreproductibles, singulières (il n’y a pas de rationalité dans l’histoire) ; l’histoire est le jeu de la vie et de la mort, de l’intuition et de la raison, de la forme et de la loi, de la parabole et du concept, du symbole et de la formule, de la génération et de la destruction, de l’entendement, du système, du concept, de la connaissance qui tuent et de l’artiste, historien authentique, qui perçoit le devenir des choses
L’histoire est une forme cosmique originelle ; chaque science est une caractéristique d’un cercle culturel ; il n’y a donc pas de progrès des connaissances ; il y a plusieurs mathématiques caractéristiques de chaque culture ; l’atome, la vitesse de la lumière, la gravitation sont des catégories mythiques (comme les démons champêtres), la physique scientifique un mythe ; les cultures et les civilisations sont des phénomènes originaires saisis par l’intuition et comparés par l’analogie ; comme l’homme, chaque culture a une enfance, une jeunesse, une maturité et une vieillesse et a une structure psychologique solipsiste (chaque sphère culturelle ne peut que faire l’expérience de soi-même et il n’y a pas de compréhension mutuelle d’une sphère culturelle à l’autre) ; la ruine de la culture autochtone, organique, authentiquement allemande, épanouissant la vie, son déclin en civilisation, en démocratie, en superficialité, en cristallisation, s’exprime par le règne des Cesars dominant les fellahs prolétariens.
Le socialisme prussien, fondé par Frédéric Guillaume Ier, sent l’idée germanique au-dessus de lui comme communauté supra personnelle, s’oppose à l’Angleterre, qui porte l’idée germanique en elle sous forme d’individualisme, d’indépendance personnelle, une opposition jusqu’à la victoire, car une véritable Internationale, un véritable impérialisme n’est possible qu’avec la victoire sur toutes les autres races de l’idée défendue par une race.
Scheler considère que les valeurs sont déterminées intuitivement. La phénoménologie est une attitude ou une vision de quelque chose d’absolument spécifique (la tautologie de voir ce qu’on voit). Mettre entre parenthèses un objet, c’est faire abstraction de sa réalité pour parvenir à sa pure essence objective (l’intuition d’essence). La phénoménologie se tourne vers l’ontologie pour aller des choses de la phénoménologie aux choses de l’ontologie, de l’intuition d’essence à l’intuition intellectuelle, tout en restant dans le subjectivisme de l’évidence. Il n’y a pas de différence entre le réel et l’imaginaire. Le choix et la définition des types sont arbitraires. Il y a une histoire pour chacun des individus.
Les valeurs sont supérieures à la vie, mais les valeurs sont développées à partir d’objets philosophiques saisis intuitivement ; nous ne pouvons savoir l’existence des objets matériels réels ; la logique formelle apporte la preuve du caractère irrationnel, c’est-à-dire contradictoire, de la réalité ; la description et la compréhension des phénomènes psychologiques et historiques, qui aboutit à une apodicité intemporelle, ne se fait pas par l’explication mais par l’intuition ; la phénoménologie est une attitude, une vision qui permet de contempler, d’éprouver, d’expérimenter quelque chose d’absolument spécifique, ce qui est la tautologie de voir ce qu’on voit ; mettre entre parenthèses un objet, c’est faire abstraction de sa réalité pour parvenir à sa « pure essence objective », considérée comme une connaissance apodictique et objective ; la logique formelle permettrait de conclure au caractère contradictoire, c’est-à-dire irrationnel, de la réalité ; la mise en parenthèses et l’intuition d’essence s’exercent sur une représentation adéquate ou trompeuse de la réalité, sur une pure chimère, considérées comme équivalentes bien que si différentes dans leur rapport avec la réalité ; prenant une conscience superficielle de ce problème du contenu des représentations, la phénoménologie se tourne vers l’ontologie, retourne aux choses mêmes, identifie les choses de la phénoménologie aux choses de l’ontologie, l’intuition d’essence à l’intuition intellectuelle : on reste dans le subjectivisme de l’évidence ; pour réaliser une intuition d’essence à propos de l’amour, on opère par arbitraire subjectif dans les choix des objets de la réalité, et on affuble cet irrationalisme dans les choix d’un pseudonyme supposé objectif : il n’y a plus dans la pseudo-objectivité de l’intuition d’essence de différence entre le vrai et le faux, le réel et l’imaginé, la vérité et la fiction, la réalité et le mythe ; la représentation détermine l’essence de la réalité : c’est parce que l’esclave ne se conçoit pas comme personne qu’existe l’esclavage ; le choix et la hiérarchie des types éthiques du saint, du génie, du héros, de l’esprit qui dirige, du sybarite, sont arbitraires, une pure juxtaposition ; non seulement notre connaissance historique est relative, chaque observateur produisant une histoire (la philosophie matérialiste de l’Occident, qui va de la matière à l’âme, n’est qu’un préjugé provincial), mais les faits historiques sont relatifs et même n’ont pas d’existence objective ; les démocraties non plébéiennes mais libérales portent la science positive.
Heidegger : « l’existence » élimine de la vie des éléments non existentiels. Le « dasein », qui n’est rien d’autre que l’existence humaine, donne un sentiment d’objectivité indépendante de la conscience, une objectivité qui fait l’objet de l’ontologie, de la mise entre parenthèses, de l’intuition ou de la vision d’essence. L’ontologie n’est qu’une anthropologie vitaliste du mal être de l’homme sous l’impérialisme, de l’inauthenticité de son existence quotidienne, de la déchéance du dasein. La philosophie ne fait que poser des questions. La dictature du « on » élude la dictature de la réalité économique. Le monde social est un néant qui menace la subjectivité. L’activité publique, c’est l’oubli de l’être, de l’authenticité. L’angoisse, le souci, le sentiment de culpabilité de l’individu isolé constituent la réalité authentique. L’évolution psychique qui détourne de l’action dans la société, qui met dans un état d’égarement, de désorientation et de paralysie, constitue l’histoire authentique.
Le relativisme faisait de toute objectivité une détermination du sujet, un sujet plein de certitudes, créant à partir du chaos absurde, mécanique et pétrifié du monde un cosmos ordonné constituant son expérience ; avec la guerre, c’est les sentiments de malaise, les désillusions de l’individualisme, l’angoisse, le souci, le désespoir, la crainte, le tremblement, l’isolement, la vision d’un monde inquiétant de décombres, menacé d’effondrement, sans rien de solide ; le mot « vie », qui exprimait la conquête du monde de la subjectivité, est remplacé par « existence » qui élimine de la vie des éléments considérés comme non existentiels, non essentiels ; la vie de chacun est menacée par un glissement vers l’inessentiel, une chute dans le non vivant, avec la peur d’une perte d’essence de la vie, une quête de l’authenticité, du noyau de la subjectivité, que l’on espère sauver, que l’on s’efforce de soustraire à la menace du déclin général : il s’agit de sauver l’existence pure dans un monde qui s’effondre.
Le dasein, qui donne un sentiment d’objectivité indépendante de la conscience, n’est rien d’autre que l’existence humaine, et même en dernier ressort seulement l’apparence que cette expérience humaine a pour la conscience ; la compréhension, une action qui relève uniquement de la conscience, est introduite ontologiquement, subrepticement dans l’être objectif, créant un clair-obscur entre subjectivité et objectivité ; par la « mise en parenthèses » de la réalité, il s’agit de construire la véritable objectivité indépendante de la conscience, objectivité dont la science est l’ontologie ; la définition de l’objet de l’ontologie relève de l’arbitraire intuitiviste de la « vision d’essence » ;
La subjectivité a des prétentions objectives ; l’ontologie, qui essaye de comprendre l’être, n’est qu’une anthropologie vitaliste sous un masque objectiviste ; l’anthropologie définit le sens, explique, dit la vérité ; la philosophie n’est pas une science ni une vision du monde : elle ne fait que poser des questions ; la phénoménologie et l’ontologie décrivent anthropologiquement le mal être de l’homme de l’impérialisme, l’inauthenticité de son existence quotidienne (la déchéance du dasein), la dictature anonyme du « on », de la vie publique sur le mode d’être de la quotidienneté, en éludant la réalité économique ; face a un monde social désespérant qui est senti comme néant, comme menaçant la subjectivité, il faut jeter le discrédit sur toute activité publique et arracher l’homme à l’oubli de l’être, de l’authenticité ; les catégories et les définitions ne doivent pas s’encombrer des déterminations de la réalité objective, de l’opposition entre objectivité et subjectivité : l’essentiel est, dans la subjectivité, la différence entre l’authenticité et l’inauthenticité ; la cécité du rationalisme tient à ce qu’il prend en considération la réalité objective, mais l’opposition à l’irrationalisme est seulement verbale puisque les phénomènes objectifs n’ont lieu que dans l’intériorité et ont donc un caractère irrationnel ; l’ontologie se transforme en morale : l’homme doit devenir essentiel, se hisser à la résolution, démasquer le néant du dasein, se préparer à mourir.
Au temps traditionnel vulgaire du dasein déchu dans le On, qui distingue un passé, un présent et un avenir, s’oppose le temps authentique vécu subjectivement en direction de la mort ; dans l’histoire authentique, le phénomène de l’histoire consiste en une séquence de vécus dans le temps, une séquence de résolutions.
L’individu isolé en quête du salut de son âme n’a pas d’historicité (pour Kirkegaard, il n’y a d’histoire universelle que pour Dieu), et cette absence d’historicité, il l’appelle histoire authentique, qu’il oppose à l’histoire véritable, qu’il appelle histoire inauthentique : de même que l’angoisse, le souci, le sentiment de culpabilité, la résolution de l’individu isolé constituent la réalité authentique, l’histoire authentique est constituée par l’évolution psychique qui détourne les hommes (par souci, désespoir) de l’action dans la société, des décisions sociales, les mettant dans un état de paralysie, de désorientation et d’égarement, favorable à l’activisme réactionnaire.
Pour Jaspers, toute connaissance est un carcan qui empêche de chercher le sens de l’existence, toute vérité objective et universelle est funeste pour la vie, pour l’individu et génère le fanatisme, la violence aveugle, la barbarie.
Tout élément objectif de la connaissance est un carcan (toute objectivité est pétrifiée et morte), toute thèse sur la totalité empêche de chercher le sens de l’existence pour le remplacer par l’immobilité d’un monde connu de part en part, parfait, rassurant pour le psychisme ; toute vérité unique universellement valable pour tous, toute vérité objective universelle et valide pour tous, est funeste pour la vie en général, pour l’évolution de l’individu, s’oppose à la vérité et à la loyauté intérieure, subjective de l’individu, génère le fanatisme, la violence aveugle, la barbarie par les masses de la démocratie qui croient aux vérités des carcans ; on ne trouve la vérité, l’authenticité, l’humanité que chez l’individu intériorisé qui refuse toute vie publique ; la connaissance du monde objectif n’a qu’une utilité technique : seule la clarification de l’existence a une importance, concerne l’être, avec la conscience de ne pas savoir ce qu’est l’homme et le seul recours de l’attitude, de l’intériorité ; il faut, dans le cours du monde opaque, chaotique, absurde, environné par le néant, et qui n’est pas l’unique chose qui importe, par la patience et la résolution contenue, laisser ouvert l’espace infini du possible, faire plus que la destruction ou la poursuite des choses telles qu’elles sont, faire au présent ce qui est authentique, en rupture avec toute vision d’un avenir lointain ; il s’agit par la prise de conscience que le contenu le plus intime de la philosophie est le désespoir de l’homme, le sentiment de sa solitude, et que la démocratie renforce les traits négatifs du monde.
Pour Klages, l’esprit, la raison, la connaissance tuent.
Selon un mythe concret, l’état cosmique naturel avec le corps, l’âme, le sens, l’image et le passé est détruit par l’esprit, la raison, la connaissance qui tuent la vie, la magie, le mystère, ce qui donne un monde vide, désert, indigne et privé d’âme.
Pour Jünger, il faut la guerre, la révolution contre la démocratie, pour le travailleur, contre le bourgeois.
Contre le capitalisme pacifiste bourgeois mort, il faut la guerre qui libère la vie ; l’acte révolutionnaire, c’est-à-dire celui qui liquide les formes de domination démocratiques et parlementaires, est le fait de voir dans le mythe une forme ou une figure, c’est-à-dire de saisir un être dans toute la plénitude et l’unité de sa vie ; c’est le vainqueur qui crée le mythe de l’histoire (l’histoire est supprimée) ; le prolétariat représente la vie, tandis que le monde de la bourgeoisie est le monde mort de la sécurité ; dans la mystique histoire de la vie, la figure du travailleur créé l’atelier, devenant planification, espace impérial, tandis que le bourgeois crée le musée.
Pour Bauemler, Boehm, Krieck, Rosenberg, il faut la mobilisation totale, la militarisation universelle, l’honneur qui ne se dérobe à aucun ordre, le national-socialisme, la foi dans le Führer infaillible, la lutte des races, la transformation des intellectuels en SA et SS.
La philosophie de la vie devient militante ; il faut la mobilisation totale, la militarisation universelle, la transformation de l’intellectuel en soldat politique (le SA et le SS) qui incarne la vie, et la polémique contre la civilisation bourgeoise pétrifiée, contre l’urbanité, la sécurité, l’économie, la société, la jouissance, la vie intérieure, l’humanisme, le positivisme, la causalité, la loi, la paix, le non allemand, le ploutocratique, la science, la philosophie qui n’est pas anthropologie politique raciste, le marginal qui réplique, et inversement pour le mythe, l’obéissance et l’honneur qui ne se dérobent à aucun ordre, l’arbitraire, l’intuition, la hardiesse, l’âme, l’inexprimable, l’initiation mystique à l’inexplorable, la guerre, ce qui est allemand, ce qui est national-socialiste, pour l’action dans l’incertitude et l’ignorance, pour la certitude, pour le refus de toute justification, pour l’irrationalisme, pour la foi dans le Führer infaillible ; il s’agit d’agiter, de susciter et de maintenir un enivrement, de paralyser la liberté de vouloir, sans conviction intellectuelle ; la conception mythique et anhistorique de l’histoire démontre l’absolue prépondérance des Allemands dans le monde et des nazis en Allemagne, l’opposition entre les Germains et les Juifs, entre le capital créateur et le capital accapareur, l’absolue séparabilité des races qui ne peuvent que s’exterminer entre elles, l’infaillibilité du Führer, l’exigence de la création de types comme les SA et les SS.
Deuxième partie : le néo-hégélianisme.
La bourgeoisie allemande post-quarante-huitarde est convaincue qu’elle n’a désormais plus besoin des éléments réactionnaires de la philosophie de Hegel. D’un autre côté, ce qui dans la philosophie de Hegel était vivant, anticipateur, progressiste, la méthode dialectique, est intégré à la philosophie du matérialisme dialectique. Cette intégration et cette transformation par Marx restent incompris de la philosophie bourgeoise, mais son existence fut l’un des motifs qui incitèrent la pensée bourgeoise à se détourner de Hegel. Bernstein, fondateur du révisionnisme, attaque Marx en raison de son hégélianisme, en raison du caractère dialectique de sa théorie. À peine a-t-il terminé son nettoyage du marxisme de ses résidus hégéliens que des philosophes bourgeois commencent à comprendre que les éléments réactionnaires de la pensée hégélienne pouvaient être utilisés.
De nombreux hégéliens (Wildenband, Ebbinsghaus) se rapprochent du néokantisme (pour le néokantisme, l’évolution de la philosophie allemande, de Fichte à Hegel, est considérée comme une grossière erreur de la pensée, à laquelle on ne peut obvier qu’en s’en démarquant résolument pour en revenir à la prétendue seule philosophie scientifique, celle de Kant). Cependant, le besoin de conception du monde exprime le sentiment que les grandes luttes intérieures et surtout extérieures ne peuvent être effectuées sur le fondement de la philosophie formaliste du néokantisme purement positiviste. C’est dans ce contexte intellectuel que se produit, dans la période de l’avant-guerre, la renaissance de la philosophie hégélienne, avec comme condition le refus de la méthode dialectique comme méthode de la philosophie. Alors que Hegel refuse la thèse de l’inconnaissabilité de la chose en soi en affirmant la relativité dialectique de l’apparence et de la chose en soi (si l’on a identifié les propriétés ou les manifestations de la chose, on la connaît elle-même, l’en soi devient pour nous et dans certaines circonstances pour soi : en dehors de ce processus de la connaissance concrète qui mène de l’apparence à l’essence, la chose en soi est une abstraction vide et sans signification), ces nouveaux philosophes séparent l’apparence de l’essence et ne reconnaissent ni l’existence, ni la possibilité de connaître la réalité objective. Dans leur démarche de rénovation de Hegel, celui-ci n’est pas traité comme le penseur qui a surmonté la philosophie kantienne, mais comme celui qui l’a mené à son terme. L’hégélianisme n’est donc rien d’autre qu’un kantisme conséquent. Le néo-hégélianisme doit développer, à partir du Moi kantien débarrassé de son indécision, la forme du principe philosophique. On ne peut trouver de différence de principe entre Fichte, Schelling et Hegel. L’élaboration de la méthode dialectique est ainsi abolie.
Dilthey veut aussi rénover Hegel. Il le met dans le voisinage immédiat de la philosophie de la vie irrationaliste de la période impérialiste, dont lui, Dilthey, est précisément le principal fondateur. Pour cela, il n’étudie que le Hegel de la jeunesse, ce qui permettra d’opposer le jeune Hegel, seul authentique, et le vieil Hegel. De plus, Dilthey invente la proximité de Hegel avec le mouvement romantique (Friedrich Schlegel, Schleiermacher, Schelling)., alors que Hegel s’oppose violemment à Jacobi, à la théorie de l’art des romantiques, à l’école historique du droit, à la théorie de l’État et de la société romantiques (von Hugo, Haller, Savigny), et à la théorie de la connaissance romantique et intuitionniste (l’intuition intellectuelle de Schelling). En plus, Dilthey invente une continuité de l’influence de Hegel jusqu’à Bismarck en passant par Ranke.
Parallèlement, on pressent dans la philosophie de Hegel une puissance intellectuelle que l’on pourrait efficacement opposer au marxisme. Cette tentative fait long feu.
Le néohégélianisme ne devient un véritable courant qu’après la défaite allemande dans la Première Guerre mondiale impérialiste, lorsque la bourgeoisie allemande ressent un besoin de vision du monde pour consolider ses positions et préparer idéologiquement l’Allemagne a une nouvelle agression impérialiste. Le néohégélianisme est alors une tentative d’intégrer l’irrationalisme dans un système, sans renoncer expressément et totalement au rôle de l’entendement et de la science. Il s’agit d’adopter à titre de composante et non de faction dominante les éléments « constructifs » du fascisme.Les néohégéliens s’efforcent de réaliser l’association pacifique de toutes les tendances philosophiques réactionnaires de leur époque en une espèce de consolidation philosophique et imputent cette idée à Hegel, avec comme fondement méthodologique l’élimination de la dialectique.
Ce qui était chez Hegel le mouvement contradictoire de l’histoire devient une juxtaposition statique, pacifique et éclectique, une harmonieuse architecture qui permet d’unir les contraires, de concilier des faits qui s’opposent. Hegel ne présente une synthèse des différents courants philosophiques que dans la mesure où il montre d’une part que toute l’histoire de la philosophie est une lutte de l’esprit humain pour la conquête de la méthode véritable, la dialectique, qu’au cours de cette évolution les divers penseurs ont soulevé les problèmes les plus divers de forme aussi bien que de contenu, mais qu’il y a néanmoins une unité dans cette diversité, l’unité objective de la philosophie, de son contenu essentiel, la restitution de la réalité telle qu’elle est en soi, c’est-à-dire, en termes dialectique, l’unité de la forme décisive : la méthode dialectique. Par ailleurs, Hegel voit sa propre philosophie comme une sorte de couronnement intellectuel de la totalité de l’évolution, dans la mesure où elle s’efforce de subsumer tout ce que les philosophies précédentes ont produit de tendances progressistes, en particulier dans l’élaboration de la méthode dialectique. Elle vise donc à les conserver, purgées de leurs défauts, et élevées à un niveau supérieur.
Au nom de Hegel, les tendances peuvent se réconcilier et faire cause commune. Les tendances intellectuelles (le fascisme y compris) sont des conceptions unilatérales incapables de dire qu’elles doivent se compléter et qui se combattent pour cette raison. Ces combats n’ont donc pas d’objet réel et ces tendances ne participent pas d’un courant réactionnaire : il suffit de faire la proposition d’un compromis pour s’autoriser une paix éternelle dans la philosophie et dans la vie sociale. Le combat contre ce qui reste du rationalisme est légitime. Il conviendrait seulement de se garder des excès de l’irrationalisme radical ou militant. Le marxisme est exclu de cette synthèse, qui est, même si c’est rarement de manière explicite, dirigé contre lui. La synthèse philosophique sous la bannière de Hegel a pour objectif une coalition de toutes les orientations bourgeoises contre le prolétariat. Les néohégeliens ne voient pas l’arrivée de violents conflits d’orientation qui ne pourront se terminer que par la victoire de l’aile réactionnaire la plus radicale.Tous les néohégéliens sont issus du néokantisme, et donc de l’école qui, de tout temps, a manifesté la plus grande complaisance à l’égard de l’irrationalisme.
Il faut dire que Hegel, contrairement à Kant, refuse l’examen de la faculté de connaître avant la connaissance : comme on doit se mettre dans l’eau pour apprendre à nager, le niveau de la faculté de connaître ne se révèle qu’au cours du processus cognitif concret.
Il faut dire aussi que, contrairement au subjectivisme de Kant et de Fichte, le système hégélien consiste à présenter l’évolution du sujet jusqu’au stade où il lui devient possible de projeter et de concevoir adéquatement la philosophie objective (logique, philosophie de la nature et philosophie de l’esprit) : conformément à cette tâche méthodologique, la phénoménologie ne donne pas une analyse de la structure, des facultés, etc., du sujet, mais retrace l’histoire du sujet au cours de l’évolution historique objective de l’humanité. Le mélange d’analyses historiques, psychologiques et gnoséologiques est la réalisation méthodologiquement conséquente d’une intention.
Les néohégéliens ignorent l’unité entre le jeune et le vieil Hegel, à savoir la méthode dialectique, mais aussi négligent les transformations historiques qui marquent la vie et la pensée de l’Hegel : son enthousiasme pour la Révolution française et la période de crise de Francfort, les espoirs qu’il place en Napoléon, et la philosophie de l’histoire de Iéna qui leur correspond, et enfin le revirement résigné après la défaite définitive de Napoléon et la construction du système final. Au sein de ces changements constants, Hegel conserve sa Logique sans la bouleverser.
Kroner, disloquant la philosophie hégélienne et la rapprochant du romantisme que pourtant Hegel combattait, met en relief le caractère irrationaliste de la dialectique. Hegel est sans doute le plus grand irrationaliste qui connut l’histoire de la philosophie. Hegel rend la pensée irrationnelle. Il est irrationaliste parce qu’il est dialecticien, parce que la dialectique est l’irrationalisme érigé en méthode, l’irrationalisme rendu rationnel. La pensée dialectique est rationnelle-irrationnelle. La pensée, en tant que dialectique et spéculative, est en elle-même irrationnelle, c’est-à-dire par-delà l’entendement, parce qu’elle est vivante : elle est la vie se pensant elle-même. Chez Hegel, le problème de la connaissance s’approfondit et s’élargit au problème de l’expérience vécue.
Pour Hegel, tout sentiment immédiat, toute expérience vécue sont tout aussi abstraits que les catégories de l’entendement et les catégories des déterminations réflexives. La tâche de la raison, celle de la dialectique en cours d’accomplissement, consiste, s’élevant au-dessus des deux processus de l’expérience vécue et des catégories, à découvrir les véritables déterminations concrètes. Ces phénomènes subjectifs et objectifs ne sont que des problèmes, des tâches qui se posent à la pensée rationnelle, c’est-à-dire dialectique. L’irrationnel est une question posée à la pensée dialectique. L’irrationalité sera surmontée dialectiquement. Hegel ne glorifie pas l’irrationnel.
Kroner capitule devant le courant principal irrationaliste de la période impérialiste, la préparation idéologique du fascisme. Glockner considère que toute tragédie de l’histoire doit être reconnue comme un arrêt éternel de la Providence (la fin de la Pologne féodale est un événement définitif, auquel ne pourra remédier aucune révolution paysanne démocratique en Pologne). De plus, dans toute controverse historique, le parti de la réaction est objectivement tout aussi légitime que celui du progrès.
Hegel conservait l’idée de progrès dans l’évolution de l’humanité, mais il voyait tout à fait clairement que ce cheminement se compose d’une chaîne ininterrompue de tragédies, pour les individus comme pour les peuples. Il ne conteste donc pas sa dimension tragique, il lui assigne seulement la place qui lui revient dans la totalité de l’histoire. La méthode hégélienne – en lien indissociable avec la place centrale qu’elle accorde à la contradiction – montre que les voies sinueuses et inégales de l’histoire manifestent précisément la profonde rationalité de l’histoire, une rationalité qui reste souvent cachée au regard direct. Chez Schopenhauer, l’ombre du tragique cosmique fait apparaître comme infâme toute idée de progrès historique ou social. Les néohégéliens adhèrent ainsi aux tendances de la philosophie vitaliste, la tendance à accepter son destin de Nietzsche, la tragédie de la culture de Simmel et le nihilisme existentialiste de Heidegger.
Marck exprime sa position d’une dialectique critique : le criticisme admet l’existence de phénomènes dialectique mais refuse la dialectique. Il ne faut admettre dans la dialectique hégélienne que les éléments de la conservation et de l’élévation et refuser la négation de la négation. Chez Hegel, la négation est l’élément décisif de la dialectique, qui n’aurait aucun sens sans elle, tandis que la négation de la négation est la phase finale, spécifique, d’une triade dialectique. Il y a chez Marck la confusion entre négation simple négation de la négation.
Hartmann mystifie la dialectique puisqu’il fait d’elle un mystérieux don que réserve Dieu au génie. La dialectique est un don du Ciel, elle échoit à quelques-uns, qui l’utilisent pour créer des œuvres que les autres ne peuvent suivre qu’en les comprenant à peine, des édifices intellectuels que ces derniers ne peuvent méditer que difficilement et par le biais de détours. Le don de la pensée dialectique est comparable au don de l’artiste, au génie. Elle est parmi les plus rares qualités de l’esprit, et elle ne peut être apprise. Cette propriété imputée à la dialectique, c’est celle de Schelling. Hegel affirme que l’essence de la dialectique est par principe d’être accessible à tous. Il s’agit de la part de Hartmann d’une capitulation à l’égard de la théorie de la connaissance aristocratique de l’irrationalisme.
Troisième partie : l’irrationalisme en sociologie.
Il y a une économie qui ne s’intéresse qu’aux phénomènes superficiels (l’offre et la demande, le coût de production, la distribution, le plaisir et le déplaisir) et une sociologie qui ne s’occupe pas d’économie.
A un pôle, une économie qui fait disparaître les questions de plus-value, qui ignore les problèmes économiques objectifs soulevés par les économistes classiques, qui considère qu’il n’y a pas que l’intérêt, l’égoïsme, qui dissout les catégories objectives de l’économie dans l’opposition plaisir/déplaisir, qui ne s’intéresse qu’aux phénomènes superficiels de la vie économique comme l’offre et la demande, le coût de production ou la distribution pour les subordonner aux réactions subjectives du marginalisme, et à un autre pôle la sociologie qui ne traite que des questions sociales sans lien avec les questions économiques.
Tönnies oppose la société (la volonté rationnelle, le capitalisme, la civilisation morte, mécanique, machinale, où chacun est l’ennemi de tous les autres, où la paix est maintenue par la peur) et la communauté (la communauté organique qui favorise la culture, l’art, la philosophie, la morale, la vie intérieure).
Le principe subjectif de la volonté instinctive naturelle crée la communauté organique, c’est-à-dire la société primitive, tandis que la volonté rationnelle crée la société, c’est-à-dire le capitalisme, société morte, mécanique, machinale ; la civilisation, comme évolution économique et technique du capitalisme ou du socialisme, est défavorable à la culture, à l’art, à la philosophie, à la vie intérieure ; la société, c’est chacun ennemi de tous les autres, la loi qui maintient un ordre extérieur, la civilisation où la paix et les contacts sont maintenus par la convention et par la peur mutuelle, le développement des forces productives, le progrès, et c’est la menace contre la culture, contre l’art, la littérature, la philosophie, la morale, en opposition à la communauté qui préserve le peuple et sa culture ; à l’opposition communauté/société il faut associer les oppositions famille/contrat, homme/femme, jeune/vieux, peuple/savant.
Avec Max Weber, le capitalisme est spiritualisé par abstraction de la plus-value, de l’exploitation et des forces productives : son apparition tient à l’évolution de l’éthique religieuse. Les analogies prennent la place des relations causales, construisant des types idéaux et des typologies, l’histoire apparaissant sous forme de la juxtaposition irrationnelle de types idéaux, les catégories et les lois ne se présentant que sous forme de probabilités d’agir typiques, d’anticipations des agents individuels calculateurs. Bien que les prises de position concrètes et des hiérarchies et jugements de valeur soient irrationnelles, la neutralité axiologique de la sociologie suppose qu’elle se limite à critiquer les moyens pour mener à un objectif et les conséquences de l’application de ces moyens. Il faut la démocratie à l’intérieur pour constituer un peuple de maîtres et élire un chef omnipotent capable de développer l’expansion impérialiste (césarisme démocratique).
Il n’y a pas de priorité de l’économie, et même les phénomènes idéologiques se voient attribuer la priorité causale dans l’aiguillage des intérêts ; l’apparition du capitalisme ne tient pas à l’accumulation d’argent mais à l’évolution de l’éthique religieuse, qui précède le capitalisme ; le capitalisme est spiritualisé par abstraction de sa dimension économique (la plus-value, l’exploitation, les forces productives) : l’essence du capitalisme est la rationalisation, la calculabilité ; les analogies et les descriptions analogiques prennent la place des relations causales (similitude entre l’État et l’entreprise) ; la démocratie à l’intérieur permet de constituer un peuple de maîtres et d’élire un chef omnipotent capable de développer l’expansion impérialiste de grande puissance (c’est le césarisme démocratique) ; par les analogies formelles, la sociologie construit des types, établit des typologies pour classer les phénomènes historiques, l’évolution apparaissant sous forme de juxtaposition irrationnelle de types idéaux ; les catégories et les lois ne sont que des probabilités d’agir sociaux typiques, d’anticipations concrétisées des agents individuels calculateurs du capitalisme ; la sociologie critique les moyens appropriés pour mener à un objectif et les conséquences de l’application de ces moyens ; même si les prises de position concrètes et les hiérarchies et jugements de valeur, tous irrationnels et suprahistoriques, se combattent, la neutralité axiologique, en apparence purifiée de tous les éléments irrationnels, aboutit ainsi à une conception irrationaliste des événements (cependant, si l’économie est rationnelle, la religion est irrationnelle) ; le chef, à qui on a confié ce rôle en raison de son charisme personnel, est irrationnel.
Alfred Weber prône la culture, les artistes, les prophètes, l’émotion, l’intuition irrationaliste, l’avenir mystérieux, les symboles affectifs, contre la civilisation l’intellect, le rationalisme, l’évolution, la démocratie, la mécanisation, la bureaucratisation, la massification. Puisque les masses sont incapables, il faut choisir de manière non définie le chef.
La civilisation prolonge l’existence biologique de l’homme, tandis que la culture, sommet de l’humain, est radicalement indépendante de l’existence physique et sociale des hommes et opposée à toutes les autres formes d’expressions vitales ; il n’y a de culture que dans l’œuvre d’art et dans l’idée, et de représentants de la culture que dans les artistes et les prophètes ; la culture est du côté de l’émotion, de l’intuition irrationaliste, et ne comporte aucune évolution, aucun progrès, seulement un courant sans perspective et à l’avenir mystérieux et irrationnel, un courant exprimé par des symboles affectifs, les faits originels de la vie, tandis que la civilisation est du côté de l’intellect, du rationalisme, de l’évolution, de la démocratie, de la mécanisation, de la bureaucratisation, de la massification, de la domination des intentions politiques par des forces économiques étrangères à l’esprit, de la création d’une nouvelle couche dirigeante ; le problème de la démocratie est réduit au problème de ses dirigeants, puisque les masses sont incapables de créer par elles-mêmes une élite dirigeante ; le choix du chef relève non de critères personnels ou de convictions partisanes mais de l’expérience vécue, d’une norme non définissable.
Karl Mannheim considère que toutes les connaissances sont relatives, y compris le marxisme : il n’y a pas de vérité absolue puisque toute connaissance est liée à une situation. La concurrence et la régulation sont des principes biologiques universels. Il existe une intelligentsia sans attache, sans lien avec une situation. L’excès de démocratie conduit à l’irrationalisme.
Toute connaissance est située, relationnelle, ancrée : ce relativisme s’appelle « relationalisme » ; on peut faire une typologie de toutes les formes possibles de fausse conscience, d’idéologie, y compris le marxisme qui ne peut pas prétendre à l’objectivité et qui s’oppose comme les autres idéologies à la connaissance adéquate ; toutes les connaissances sont relatives : il y a des points de vue qui ont plus de vérité que d’autres, mais il n’y a pas de vérité absolue pour celui qui méprise le besoin de sécurité ; toute connaissance est liée à une situation et ne peut donc être absolue ; concurrence et la régulation ne sont pas des catégories économiques mais des principes biologiques universels ; il existe une intelligentsia sans attache, sans lien avec une situation, qui découvre l’orientation générale des événements ; l’excès de démocratie a laissé pénétrer l’irrationalisme dans les domaines où une direction rationnelle aurait été nécessaire ; il faut former des dirigeants, éviter la violence et la guerre.
Spann, Freyer sont des sociologues du pré-fascisme et du fascisme. La tension entre races maîtresses et races sujettes développe l’esprit, le style, le mythe, la communauté, la foi et l’État qui domestiquent l’économie et la lutte des classes. Les révolutions de droite ne doivent avoir intentionnellement ni objectif ni programme, sinon les objectifs du Führer qui excèdent la logique et la morale humaine.
Rosenberg rejette le cléricalo-fascisme autrichien.
Historiquement, tout commence par l’esprit, la communauté, la foi, le mythe, le culte, le langage, le « tu », puis il y a la science, l’art, le droit, le « ça », la décadence, la déshumanisation, le génie, la question de la souveraineté, la transformation des états en classes, le triomphe de l’économie, du capital, du matérialisme dialectique et de la lutte des classes, et il y a au bout l’État, le pouvoir ; le tournant politique de l’esprit, la naissance d’un nouveau style ne peuvent provenir que de la tension entre races maîtresses et races sujettes ; de manière plus radicale que le marxisme qui ne cible que le phénomène superficiel du capitalisme, la sociologie prône un bouleversement remplaçant l’ère de l’économie par une ère soustraite à l’économie, domestiquant l’économie par l’esprit, par l’État, par la dictature sur l’économie ; le chemin du pouvoir à l’esprit, qui donne une large place à la guerre, à la conquête et au maintien du caractère sacré de la race, reflète le chemin réel historique de l’esprit au pouvoir ; la loi soumet l’économie, la lutte des classes à l’État ; la forme, étape ultime, voit apparaître le Führer qui crée la figure du peuple ; la sociologie aide à la lutte contre les éléments morts et mécaniques de l’économie, au nom de la vie vivante de l’État, du Reich et du peuple, et a un aspect dynamique, en admettant la nécessité des révolutions ; la révolution de droite doit susciter intentionnellement l’obscurité, n’avoir aucun objectif ni programme, sinon les objectifs du Führer qui excèdent la logique et la morale humaine.
Carl Schmitt, qui utilise les analogies et les parallélismes, considère que le droit, les normes, les figures signifiantes ont une genèse sociale, un pouvoir qui les institue. L’état d’exception manifeste l’effacement du droit et de sa mécanique pétrifiée dans la répétition, la force de la vie réelle, la souveraineté de celui qui décide de cet état d’exception. La démocratie, avec sa division en classes et en partis, ne peut qu’exclure le parlementarisme, qui exige une homogénéité des intérêts, et ainsi conduire à la dictature. Toutes les relations se réduisent de manière simpliste à la relation ami-ennemi et à la guerre.
La sociologie ne cherche pas des causalités mais des analogies, des parallélismes ; il faut une nouvelle idéologie réactionnaire pour une dictature sans phrase ; le droit, les normes, les figures signifiantes sont des formes vides qui ont une genèse sociale, un pouvoir ou une instance politiques qui les institue ; la théorie de la dictature et l’état d’exception manifestent l’effacement du droit et de sa mécanique pétrifiée dans la répétition, la pérennité de l’État comme ordre qui n’est pas de droit, la force de la vie réelle, la véritable souveraineté de celui qui décide de l’état d’exception : la démocratie de masse, avec sa division en classes et en partis, et sa prétention à l’égalité universelle des hommes et à l’humanité, ne peut qu’exclure le parlementarisme, qui exige une homogénéité des intérêts, et conduire à la dictature du président du Reich ; toutes les relations, tous les programmes, les idéaux, les normes, les finalités se réduisent à la relation ami-ennemi et à la guerre, décidée de manière arbitraire par un Führer ; le fascisme italien est une tentative héroïque ; contre la dépolitisation, contre la culture, le progrès, l’éducation, la science dépolitisée, il faut reconnaître la supériorité dans l’interprétation juridique des problèmes actuels de l’Allemagne ; il faut une répartition du monde entre empires.
Quatrième partie : la théorie des races.
Pour les réactionnaires et pour Gobineau, la structure sociale est conforme à la nature, elle est harmonieuse, et donc elle ne doit pas subir des révolutions mais seulement des réformes progressives et limitées, une croissance organique. Non seulement la révolution est anti-naturelle mais c’est aussi le cas de toute fabrication mécanique, intellectualiste et abstraite. Avant la Révolution, la noblesse disait descendre de l’ancienne race souveraine des Francs, le reste de la populations descendant des Gaulois assujettis. Après la révolution, Gobineau dit que les Aryens réalisent la forme sociale composée de la noblesse (race victorieuse), de la bourgeoisie (les métis) et du peuple (la race inférieure esclave).
Pour les réactionnaires, la structure sociale est conforme à la nature, et seule la croissance organique, par des réformes progressives et limitées, est naturelle (la révolution est antinaturelle, de même que toute fabrication mécanique, intellectualiste et abstraite) ; la noblesse descend de l’ancienne race souveraine des Francs, le reste de la population descendant des Gaulois assujettis ; l’inégalité des hommes est une évidence ; les mélanges de sang aboutissent au néant, à une société somnolente, engourdie dans la nullité, arrivant à la mort dégradée, à la civilisation en déclin (c’est un fatalisme pessimiste) ; tous les mélanges raciaux ne sont pas funestes : l’art ne peut naître que de l’alliance avec la race noire, et certaines hybridations engendrent des sommets culturels ; les Aryens réalisent la forme sociale composée de la noblesse, la race victorieuse, de la bourgeoisie, composée de métis proches de la grande race, et du peuple, esclave, déprimé, appartenant à une variété humaine inférieure, nègre ou chinoise ; l’histoire ne concerne que la race blanche ; la race blanche n’a jamais été à l’état primitif ou barbare, elle est d’emblée cultivée.
Pour les darwinismes sociaux, les mauvais côtés du capitalisme sont des phénomènes immuables, imposés par la nature. La société n’a pas d’histoire puisqu’elle est une section du déterminisme cosmique universel. La lutte des classes est remplacée par la lutte des races. L’exploitation et les inégalités sont des faits de nature, des lois naturelles, impossibles à éliminer. La morale prône la subordination raisonnable et résignée de l’homme aux lois de la nature. Les affinités des éléments chimiques, leur sympathie mutuelle plus ou moins forte, la répugnance plus ou moins forte contre certaines liaisons deviennent des passions de la vie sociale comme l’amour et la haine. Les stades d’évolution des individus deviennent des stades d’évolution de la civilisation. Il faut une sélection artificielle des races, une déshybridation.
Le fondement de la sociologie sur les sciences naturelles ne peut avoir lieu qu’en transformant en formules abstraites les résultats de ces sciences naturelles ; parler de l’harmonie, de la croissance organique ne suffit plus : les mauvais côtés du capitalisme doivent être reconnus comme des phénomènes éternels, immuables, imposés par la nature ; la société n’a pas d’histoire et est une section du déterminisme cosmique universel ; les catégories économiques et la lutte des classes sont remplacées par la lutte des races, le combat pour la survie des races ; l’oppression, les inégalités, l’exploitation sont des faits de nature, des lois naturelles, impossibles à éliminer ; la morale prône la subordination raisonnable et résignée de l’homme aux lois de la nature, à l’aide de la sociologie ; les lois de la chimie et des sciences naturelles sont aussi des lois sociologiques : les affinités des éléments, leur sympathie mutuelle plus ou moins forte, la répugnance plus ou moins forte contre certaines liaisons deviennent les passions de la vie sociale, l’amour et la haine, tandis que la loi de la conservation de l’énergie devient le fait que les forces sociales ne peuvent jamais se perdre, que leur somme ne peut jamais diminuer, que la masse des organismes reste constante, si bien que quand certains organismes croissent d’autres disparaissent ; les stades de l’évolution biologique de l’individu (jeunesse, âge mûr, vieillesse) deviennent les stades d’évolution des civilisations et des cultures ; l’histoire et l’égalité vues par le judaïsme, le christianisme, l’islam ou la Révolution française contredisent la nature, qui est lutte de races ; les antagonismes de classes sont des antagonismes de race ; la division sociale du travail est fondée sur l’inégalité naturelle ; les nègres et les Indiens sont inaptes à la civilisation ; il faut une sélection artificielle des races, une déshybridation.
Chamberlain considère que le critère de la race réside dans l’arbitraire subjectif. Toute compréhension du monde est de nature fictive et mythique, sans rapport avec la vérité. La culture, de nature germanique, aristocratique, s’oppose à la civilisation, juive, superficielle, démocratique. Les représentants des autres races ne sont pas des êtres humains. La lignée aryenne commence en Inde, se poursuit en Perse, en Grèce et à Rome, puis avec les peuples germains. Le Christ est aryen, et sa religion est dénaturée par Paul, un demi juif, et par Augustin, un rejeton du « chaos ethnique » (association de l’esprit aryen et de l’esprit juif).
Il faut éliminer les éléments judaïques du protestantisme ; l’évidence dit que la race est le fait essentiel pour les organismes vivants ; le critère d’appartenance à une race réside dans la conscience, dans l’arbitraire subjectif, dans l’expérience intérieure, dans l’intuition irrationaliste ; toute compréhension du monde – y compris la science – est de nature fictive et mythique, exploitable en pratique, mais sans rapport avec la vérité ; la culture, germanique, aristocratique, s’oppose à la civilisation, superficielle, juive, démocratique ; les représentants des autres races ne sont pas des êtres humains ; la lignée aryenne commence en Inde, se poursuit en Perse, en Grèce et à Rome, et avec la décadence de l’empire romain, les peuples germains, descendants des Aryens, font la conquête du monde ; le Christ, qui n’est pas juif mais aryen, fonde une négation du judaïsme et de la raison, une religion dénaturée par Paul, demi-juif, et par Augustin, rejeton du chaos ethnique (association de l’esprit Aryen et de l’esprit juif).
Hitler et Rosenberg sont des mercenaires pour qui la doctrine doit être efficace. Le peuple méprisé a droit non à la persuasion mais à la suggestion, l’envoûtement, les mensonges, le talent oratoire, la répétition, le flou d’un programme changeant. La réflexion, la raison, la discussion doivent être remplacées par les croyances, la foi aveugle et hystérique, la confiance. À destination du peuple, les critères raciaux sont « exacts », mais ils sont dans la pratique arbitraires : le moindre sentiment d’humanité fait basculer dans la race inférieure. Les peuples conquis doivent être exterminés. La jeunesse est formée à la barbarie.
La défaite, le traité de Versailles, l’échec de la révolution de 1918, la crise de 1929 provoquent de l’amertume, de la déception et rendent la perspective impérialiste attractive.
Hitler et Rosenberg sont formés dans l’extrême droite antisémite (le premier en Autriche, le deuxième en Russie), deviennent des mercenaires espions, sans scrupules et sans conscience au service de l’armée allemande, sceptiques et indifférents à l’égard de leur propre doctrine ; même si ces dirigeants nazis savent que les races n’existent pas, la croyance en leur existence permet un ordre historique nouveau et la destruction des frontières et des identités nationales ; il ne s’agit pas d’exterminer les juifs mais d’avoir en permanence un ennemi visible, pas seulement abstrait ; le Protocole des sages de Sion ne sont pas authentiques mais ont l’avantage d’être convaincants ; le professeur doit enseigner non ce qui est la vérité mais ce qui est nécessaire à la fierté du peuple.
Le peuple est méprisé comme ayant des réactions en fonction non de la réflexion, du libre arbitre, de la capacité de penser, de la discussion, mais des impressions sur les sens, des croyances, de la foi aveugle, hystérique, désespérée, de la confiance, si bien qu’il faut remplacer la persuasion par la suggestion, par l’envoûtement, par le mensonge, par le talent oratoire de nature dominatrice de l’apôtre, par la répétition ; la doctrine et le programme doivent paraître inébranlables, effacer le doute et l’incertitude.
Hitler se ressent comme l’agent d’une entreprise capitaliste dont il s’efforce de faire triompher les objectifs grâce à une technique de propagande, en sacrifiant toute vérité et toute justesse objective ; il s’agit de discréditer la raison, le jugement rationnel et autonome, l’objectivité, de développer le scepticisme quant à la possibilité de la connaissance objective, de la vérité objective, quant à la valeur de la raison et de l’entendement, de s’opposer apparemment à la standardisation et au système catégoriel du capitalisme, et de faire appel aux sentiments, à l’expérience, à l’individualisme, à l’intuition, à la foi aveugle dans les révélations irrationalistes, à la crédulité hystérique et superstitieuse, à l’obscurantisme.
La théorie des races avec des critères raciaux visibles a l’avantage d’être compréhensible pour tous, tandis que la détermination des critères raciaux sur la base de l’intuition et de l’âme permet l’arbitraire du pouvoir ; la qualité raciale, présente déjà dans le premier mythe, est immuable et ne doit pas être transformée ; le chaos ethnique, c’est la démocratie privée de race qui favorise l’anarchie de la liberté, le marxisme qui, dans sa lutte contre le capital, ne distingue pas le capital créateur et le capital rapace possédé par les juifs, c’est le chaos racial qui justifie l’agression impérialiste.
Les races peuvent se régénérer pourvu qu’il existe une souche de race pure, que de nouveaux abâtardissements n’aient pas lieu, que des mesures d’hygiène raciale soient mises en place ; pour le peuple on utilise les critères raciaux « exacts », perceptibles, compréhensibles, mais dans la pratique du pouvoir arbitraire, pour maintenir un état d’obéissance servile, on utilise la détermination de la race intuitionniste, de l’intérieur.
Pour la morale fasciste, l’honneur caractérise l’homme héroïque qui ne se dérobe à aucun ordre.
Pour assurer le pouvoir sans bornes d’une minorité et l’hégémonie planétaire, il faut l’aristocratie de la race nordique sur le mauvais, le faible, le prédestiné à l’exploitation et à l’esclavage, les hommes de race inférieure.
Le moindre sentiment d’humanité à l’égard de l’adversaire est considéré comme le signe d’impureté raciale.
Il faut exterminer et non assimiler les peuples conquis.
La conception du monde national-socialiste doit être un succédané de religion ; Jésus est un seigneur germain.
Il faut opposer à la démocratie judaïque la démocratie germanique qui n’est qu’une royauté sans constitution ; le droit est ce que les ariens considèrent comme juste ; il faut de la morale pour les masses, et l’immoralisme des chefs doit être dissimulé.
L’éducation des masses doit se faire par la force brutale, l’attitude impitoyable, la peur, l’effroi ; l’éducation de l’élite implique l’encouragement à la corruption et à l’enrichissement ; les jeunes sont formés dans l’immoralité et la barbarie.
Conclusion.
En privant la culture allemande du marxisme, l’irrationalisme passe à la pratique.
La défaite allemande, c’est en particulier la faillite de l’irrationalisme allemand dans son passage à la pratique ; cet irrationalisme, c’est la crédulité aventureuse et dépourvue de tout sens critique, c’est la superstition frivole, c’est l’abaissement du niveau intellectuel et moral, c’est la négation de la raison ou son impuissance proclamée, c’est l’absence de perspective de l’intellectuel et sa prise de parti en faveur d’un monde en déclin, en faveur de ce qui dépérit et disparaît et c’est le combat contre le socialisme ; en privant la culture allemande de son sommet qui est le marxisme, en en faisant son antagonisme, on condamne le passé allemand à la sclérose ou à une fausse généalogie.
Postface : l’irrationalisme se développe après 1945 en particulier aux États-Unis, en Angleterre et en Allemagne, avec l’appui des reliquats du nazisme et du fascisme, au service de la guerre froide contre le communisme, continuant sans discontinuité ce qui constituait l’essentiel de la lutte du nazisme, c’est c’est-à-dire la lutte pour la défense du capitalisme contre le communisme, contre les judéos-bolcheviques (selon les mots des nazis et d’une grande partie de la réaction occidentale, majoritairement antisémite). Cet irrationalisme d’après 1945 se manifeste comme l’irrationalisme nazi par des provocations, des mensonges et des caricatures sur le communisme, comme processus lent de sortie du capitalisme, mais se différencie de l’irrationalisme nazi par l’absence revendiquée d’antisémitisme et par une apologie non indirecte mais directe du capitalisme (le capitalisme est et demeure le système économique idéal, la liberté démocratique le modèle de toutes les institutions politiques et de toutes les formes de gouvernement : les perturbations ne sont que des phénomènes secondaires que l’on peut toujours supprimer par des lois, et cela est bien entendu possible, puisqu’on vit dans la liberté d’une démocratie où la majorité des voix est décisive et toute puissante). Il y a cependant des tentatives d’apologie indirecte du capitalisme, lorsqu’il est dit que le règne des managers est en train de remplacer le règne des actionnaires.
La guerre froide reprend la croisade anticommuniste du fascisme (les démocrates luttaient contre le fascisme, maintenant les démocrates luttent contre le totalitarisme communiste, en faisant alliance avec les reliquats du fascisme).
Le capitalisme est le système économique idéal. La liberté américaine est le modèle de toutes les institutions. Les monopoles, qui suscitent l’indignation des masses, sont la conséquence d’une erreur des libéraux qui considéraient que la propriété des sociétés capitalistes était absolue et intangible et, en faisant abstraction de l’économie réelle et de ses lois, l’abolition légale des monopoles est présentée comme une perspective réalisable, ce qui est un projet démagogique, inapte théoriquement. Plus généralement, les perturbations du capitalisme ne sont que des phénomènes secondaires que l’on peut supprimer par des lois, dans une démocratie où la majorité des voix est décisive. La croissance de la population est cause de la misère et ce qui empêche les bienfaits du capitalisme de se généraliser en bien-être pour tous.
La subjectivisation de l’économie et la prolifération des théories se déclarent comme un retour à l’économie classique, mais il n’y a pas la théorie de la valeu- travail ni la théorie de la plus-value ni les contradictions du capitalisme.
Le pragmatisme ne se préoccupe que d’examiner l’utilité pratique des actions individuelles dans un environnement donné immuable.
La sémantique ne se préoccupe même pas des sensations, mais seulement du sens des mots et de la structure des phrases, faisant abstraction du contenu : les concepts généraux de la vie sociale et économique sont de pures constructions verbales dénuées de signification et de contenu, si bien qu’il n’y a pas de problèmes économiques ou sociaux. L’employeur dit à son ouvrier d’oublier les inventions creuses des agitateurs politiques qui jouent sur les émotions, pour parler, pour se comprendre.
La réalité n’est pas accessible à la connaissance, elle est un chaos irrationnel. Les objets sont définis de manière arbitraire, irrationnelle, sous déguisement d’une exactitude scientifique. On ne peut pas dire, exprimer, figurer par la langue ce qui s’exprime dans la langue, ce qui se figure dans la langue, on ne peut pas dire le sens de la vie qu’on a découvert, un sens qui est indicible, mystique. L’irrationnel est inexprimable. La pensée, la raison sont des péchés capitaux.
Les pendants littéraires de cette apologie directe sont des adeptes du désespoir nihiliste. L’apologie indirecte part des contradictions, reformule l’idée de la nécessité « scientifique » du règne des managers (c’est une critique du marxisme : l’inutilité croissante des capitalistes dans la production) et construit de manière cynique une idéologie qui donne l’impression aux masses qu’elle défend leurs intérêts.
Toute conception du monde est identifiée au totalitarisme communiste : la valeur suprême du monde bourgeois est son absence de vision du monde, et d’ailleurs toute vision du monde est superflue : il suffit d’être contre, contre le communisme par exemple, avec éventuellement l’idéal du néant (très peu mobilisateur).
Il faut réprimer la liberté des peuples au nom de la liberté et de la démocratie, préparer la guerre, au nom de la paix, cacher les crimes.
La domination économique des États-Unis implique sa domination politique absolue.
Le cosmopolitisme sous-estime les revendications nationales.
Le mépris et la peur des masses conduit à la propagande et à la répression des masses, et à la prise en compte de la seule classe dominante.
Présentation : De destruction en déconstruction, par Aymeric Monville, août 2010.
La première version française est de 1958 par l’Arche. Le présent livre est une nouvelle traduction à partir de l’édition révisée parue en 1962.
Une première version remonte à août 1933 : « Comment la philosophie fasciste est-elle née en Allemagne ? ». Une deuxième version date de 1941-42 : « Comment l’Allemagne est-elle devenue le centre de l’idéologie réactionnaire ? » Le titre de la première édition de l’ouvrage est : « La Destruction de la raison. De Schelling à Hitler. »
L’irrationalisme réduit l’histoire de la philosophie à une lutte entre le rationalisme et l’irrationalisme, et collecte le maximum d’irrationalistes.
L’irrationalisme de notre temps est très préoccupé de se trouver des précurseurs. Puisqu’il veut réduire la philosophie à une lutte éternelle entre le rationalisme et l’irrationalisme, naît pour lui la nécessité d’identifier des conceptions du monde irrationalistes. Il s’agit d’une déformation arbitraire de l’histoire de la philosophie : par exemple Hegel est considéré comme une figure majeure de l’irrationalisme. On a un pêle-mêle éclectique et sans principe.
Face aux limites de l’entendement, des déterminations universelles, de l’essence et de la loi, qui ne sont que le reflet immobile, incomplet, approximatif du monde existant ou apparent, du phénomène, de la totalité, la pensée ne s’arrête pas en considérant être arrivée aux bornes de la connaissance en général, mais progresse grâce à la dialectique vers une connaissance plus élevée, vers la rationalité, vers l’approximation de la connaissance dialectique.
Les problèmes philosophiques auxquels l’irrationalisme s’est toujours rattaché sont les problèmes qui naissent des limites et des contradictions de la pensée limitée à l’entendement. Se heurter à ces limites peut représenter pour la pensée le point de départ d’un progrès de la pensée, de la dialectique, lorsqu’elle y aperçoit un problème à résoudre et qu’elle y voit un commencement et une trace de la rationalité, c’est-à-dire d’une connaissance plus élevée. L’irrationalisme, en revanche, s’arrête précisément à ce point, absolutise le problème, fige les bornes de la connaissance par le simple entendement comme bornes de la connaissance en général, et mystifie le problème ainsi artificiellement rendu insoluble en lui donnant une réponse « par-delà le rationnel ». Identifier l’entendement et la connaissance de ses limites avec des limites de la connaissance en général, le recours à un au-delà de la raison (intuition, etc.) là où il est possible et nécessaire de progresser jusqu’à une connaissance rationnelle, telles sont les caractéristiques constantes de l’irrationalisme philosophique.
Pour Hegel, le royaume des lois est le reflet immobile du monde existant ou apparent. La loi ne saisit que l’aspect immobile – c’est pourquoi la loi, toute loi, est étroite, incomplète, approximative. C’est pourquoi le phénomène est par rapport à la loi la totalité, car il contient la loi, mais plus encore, c’est-à-dire le moment de la forme qui se meut elle-même. Hegel élabore ainsi les moments logiques les plus généraux qui constituent l’approximation de la connaissance dialectique. Hegel démontre de façon toujours plus concrète les interactions dialectiques entre loi (essence) et l’apparence.
L’essence, la loi, les déterminations universelles sont objectives, au plus profond de l’être, essentielles.
L’idéalisme subjectif considère que les déterminations universelles (essence, etc.) ne peuvent résider dans l’objectivité, dans la matérialité elle-même. L’idéalisme objectif de Hegel fonde philosophiquement l’objectivité de l’essence : l’essence n’a pas encore d’existence : mais elle est, et dans un sens plus profond que l’être. La loi est donc le phénomène essentiel.
La méthode dialectique permet de préciser l’approximation de la pensée par rapport à une réalité toujours plus complexe et plus changeante, en passant des concepts de l’entendement et des déterminations réflexives à la raison qui joue entre le phénomène et l’essence, l’existence et la loi (l’irrationalisme considère l’échec de la pensée, de la conceptualisation, le réel comme un au-delà de la raison, un au-delà de la rationalité du système catégoriel de la méthode conceptuelle, et cette affirmation constitue une connaissance supérieure qu’on peut appeler foi ou intuition).
Puisque la réalité objective est par principe plus riche, plus diverse et plus complexe que les concepts les plus évolués dont notre pensée soit capable, des collisions entre l’être et la pensée sont inévitables.
De nombreuses opportunités apparaissent pour l’irrationalisme de transformer le progrès de la société et de la connaissance, en le mystifiant, en un mouvement rétrograde.
Hegel cherche à maîtriser les difficultés des problèmes soulevés par les révolutions politiques et scientifiques en créant une méthode susceptible de garantir cette approximation de la pensée et de son reflet de la réalité en se référant à la réalité elle-même.
L’irrationalisme s’attache tout d’abord à cette divergence nécessaire, inévitable, mais toujours relative, entre le reflet dans la pensée et son modèle objectif. Il part du fait que les tâches immédiates qui se présentent à la pensée, tant qu’elles sont encore des tâches, des problèmes encore non résolus, apparaissent tout d’abord sous une forme telle que l’on pourrait penser que la pensée, la conceptualisation, est condamnée à l’échec face à la réalité, comme si le réel auquel la pensée est confrontée constituait un au-delà de la raison, un au-delà de la rationalité du système catégoriel jusqu’ici mis en œuvre par la méthode conceptuelle.
Le chemin vers la solution de ces difficultés, c’est la dialectique de Hegel du phénomène et de l’essence, de l’existence et de la loi, et avant tout sa dialectique des concepts de l’entendement et des déterminations réflexives, du passage de l’entendement à la raison.
La pensée irrationaliste s’immobilise face aux difficultés et recule devant elles. Elle fait de la constellation qui surgit une situation par principe indépassable, hypostasiant l’impuissance de concepts déterminés à appréhender une réalité donnée en une impuissance de la pensée, du concept, de la connaissance rationnelle en général, à maîtriser intellectuellement l’essence de la réalité. Faisant de cette nécessité vertu, elle présente plus tard cette impuissance à appréhender le monde par la pensée comme une connaissance supérieure, sous forme de foi, d’intuition.
Les prises de position, les choix, les concessions, les convictions intimes ou non, les modes de pensée, l’approche des problèmes, la tendance vers le passé ou l’avenir, vers l’ancien ou le nouveau, peuvent s’expliquer par la répression directe, par les prescriptions et les interdits sociaux manifestes, mais surtout par l’appartenance de classe, par les efforts progressistes ou rétrogrades de cette classe, par les fluctuations de la lutte des classes, par les efforts sociaux, scientifiques et artistiques de son temps et de son pays.
Le choix entre la rationalité et l’irrationalité n’est jamais une question philosophique immanente. Ce qui décide du choix d’un penseur entre le nouveau et l’ancien, ce ne sont pas en premier lieu des considérations intellectuelles, philosophiques, mais sa situation de classe et sa solidarité de classe. Les penseurs de premier plan font halte au seuil d’un problème presque résolu, font demi-tour et fuient dans la direction opposée à la recherche de la solution. Seul le caractère de classe de leur prise de position est en mesure d’expliquer de telles énigmes.
Il ne faut pas rechercher les conditionnements sociaux du rationalisme et de l’irrationalisme uniquement dans des prescriptions et des interdits sociaux manifestes. Il ne faut certes pas sous-estimer le moment de la répression directe de vérités nouvelles : il suffit d’évoquer le sort de Bruno, de Vanini, de Galilée, et les ambivalences et la diplomatie philosophique de Gassendi, Bayle, Leibnitz, la discrétion de Leibnitz sur son spinozisme, le silence de Lessing a propos de Spinoza. Une vérité mathématique contraire au droit de propriété de certains pourrait donner lieu à une contestation et même une occultation par un autodafé (Hobbes).
La détermination sociale est plus profondément et plus intimement liée à la personnalité et à la production. Ce n’est pas uniquement la pression sociale externe qui engendre, dans la philosophie de Descartes jusqu’à Hegel, autant d’ambivalences conscientes, autant de dissimulations de la pensée réelle des auteurs, en particulier dans les questions philosophiques essentielles. Les conditions sociales dominent tous ces penseurs jusqu’à leurs convictions les plus intimes, dominent leur mode de pensée, leur approche des problèmes, et cela à leur insu. L’ambivalence de l’Hegel ne s’explique pas par des concessions externes, comme s’il y avait un Hegel exotérique avec ses concessions et un Hegel radical ésotérique. Les concessions de Hegel envers la religion, l’État, etc., sont le mensonge de sa progression.
Les philosophes sont toujours, qu’ils le sachent ou non, qu’ils le veuillent ou non, liés intimement à la société dans laquelle ils vivent, à une classe particulière au sein de cette société et aux efforts progressistes ou rétrogrades de cette classe. C’est ce qu’il y a de véritablement personnel, de véritablement original dans leur philosophie qui est nourri, déterminé, formé et guidé par ce sol et le destin historique de ce dernier. Même lorsqu’à première vue semble prédominer chez un penseur une prise de position individuelle au point de l’isoler vis-à-vis de sa propre classe, sa position n’en est pas moins liée de la manière la plus étroite avec la situation de classe et les fluctuations de la lutte des classes.
Plus un penseur est authentique et important et plus il est le fils de son temps, de son pays et de sa classe. Car toute interrogation féconde, réellement philosophique, est concrète, c’est-à-dire déterminée dans sa forme et son contenu par les nécessités des efforts sociaux, scientifiques, artistiques de son temps, une interrogation qui contient elle-même – toujours dans le cadre des tendances concrètes qui sont ici à l’œuvre – une tendance concrète vers le passé ou vers un avenir, vers le nouveau ou l’ancien. De ce point de vue, que le philosophe ait ou non conscience de cette relation et dans quelle mesure ne revêt qu’une importance secondaire.
Alors que les sciences particulières résolvent des problèmes posés par la vie sans se préoccuper des conséquences au plan philosophique, la philosophie doit aborder les questions de principe, les questions qui touchent à la conception du monde, même si une vérité scientifique peut faire irruption dans les luttes de classe, dans le domaine de la conception du monde (le darwinisme), même si des philosophies se dérobent à toute problématique impliquant la conception du monde, prenant une position déterminée dans la lutte des classes pour la conception du monde, faisant un choix partisan en philosophie.
Toute époque, et en elle chacune des classes impliquées dans la lutte dans le domaine philosophique, pose sous des formes différentes le problème de la relation cognitive envers le réel, du problème de la tension dialectique entre l’élaboration rationnelle de concepts et le contenu réel dont ils doivent rendre compte. La manière dont le problème survient, dont on appréhende sa solution, ou dont, le cas échéant, on se dérobe devant elle, est qualitativement différente en fonction de la situation historique et du déploiement historique de la lutte des classes. Ces différences, qui touchent tout aussi bien les manières de poser les problèmes que les manières de les résoudre apparaissent tout à fait clairement dans les différences entre la philosophie et les sciences particulières. Les sciences particulières sont souvent en mesure de résoudre directement un certain nombre de problèmes posés par la vie sans se préoccuper outre mesure des conséquences au plan philosophique. La philosophie, en revanche, se doit d’aborder des questions principielles, les questions qui touchent à la conception du monde, et cela quelles que soient les réponses qui en résultent.
Cette différence entre la philosophie et les sciences particulières est relative et historiquement relative. Dans des conditions socio-historiques déterminées, l’expression d’une vérité purement scientifique, sans qu’elle soit accompagnée d’une quelconque généralisation philosophique, sans que l’on en infère immédiatement des conséquences philosophiques, peut néanmoins faire irruption au cœur des luttes de classe dans le domaine de la conception du monde (la théorie copernicienne, le darwinisme). D’autre part, il y a eu également des tendances philosophiques relativement durables dont le programme, le cœur méthodique, consistait précisément à se dérober à toute problématique impliquant la conception du monde, une dérobade impliquant une prise de position déterminée au sens de la lutte des classes pour la conception du monde, donc un choix partisan en philosophie (le néokantisme, le positivisme de la seconde moitié du dix-neuvième siècle).
L’irrationalisme (et l’agnosticisme) se dérobe à la problématique philosophique (qui implique des questions de méthode et de conception du monde), réagit aux questions posées par la science et la philosophie en les transformant en cette affirmation, qui constitue pour elle une réponse et une preuve de la supériorité de sa compréhension du monde, de l’impossibilité de principe de donner une réponse (les questions ne peuvent recevoir de réponse, elles sont insolubles, au nom de l’exactitude scientifique en philosophie), et donc de la valeur d’éluder la réponse, ou de s’y soustraire, ou de prendre la fuite devant elle, des attitudes qui permettent d’atteindre vraiment le réel ; cet irrationalisme, très divers, n’a pas une histoire autonome mais est une part de l’histoire générale des sociétés (il n’y a pas une ligne irrationaliste unitaire dans l’histoire de la philosophie, comme l’irrationalisme moderne s’efforce de le faire croire).
Dans l’évolution sociale et dans l’évolution philosophique, l’irrationalisme prend des formes diverses de dérobade vis-à-vis d’une problématique philosophique essentielle, qui implique des questions de méthode et de conception du monde.
Même si l’on peut déceler l’irrationalisme ou l’une de ses variantes dans chacune des périodes de crise les plus différentes de formations sociales extrêmement diverses, il ne saurait avoir une histoire continue et cohérente. L’autonomie d’une telle histoire de l’irrationalisme est au plus haut point relative, de la même manière qu’une histoire de la philosophie scientifique et rationnelle ne peut être comprise et exposée que comme une part de l’histoire générale des sociétés, et seulement sur la base de l’histoire de la vie économique et sociale de l’humanité (le droit n’a pas davantage que la religion une hi de stoire qui lui soit propre).
L’irrationalisme moderne s’efforce de faire croire qu’il y a une ligne irrationaliste unitaire dans l’histoire de la philosophie. Il modernise indûment des courants de pensée anciens, en les noyant dans l’impénétrable obscurité de la philosophie de la vie ou de l’existentialisme.
L’irrationalisme n’est qu’une forme de réaction au développement dialectique de la pensée humaine. Son histoire est donc dépendante de l’évolution de la science et de la philosophie dans la mesure où l’irrationalisme réagit aux nouvelles questions que pose la science et la philosophie en transformant le problème lui-même en réponse, en affirmant que la prétendue impossibilité de principe de lui donner une solution est en elle-même une forme plus haute de compréhension du monde. L’irrationalisme stylise en réponse la prétendue insolubilité d’un problème, prétend qu’éluder et se soustraire à la réponse, et même prendre la fuite devant elle, permet d’atteindre vraiment le réel.
L’agnosticisme lui aussi esquive toute réponse à des questions de cet ordre. Il se contente d’expliquer que ces questions ne peuvent recevoir de réponse, et affirme plus ou moins clairement qu’elles sont insolubles, au nom d’une prétendue exactitude scientifique en philosophie. On rencontre dans la philosophie toutes les nuances entre l’agnosticisme et l’irrationalisme. La quasi-totalité des irrationalismes s’appuie de manière plus ou moins prononcée sur la théorie de la connaissance de l’agnosticisme.
L’irrationalisme moderne de la première époque s’oppose à la bourgeoisie ascendante et à la liquidation des vestiges du féodalisme, tandis que l’irrationalisme moderne actuel devient l’allié et parfois le dirigeant de l’aile réactionnaire radicale de l’idéologie bourgeoise, le soutien sur le plan de la conception du monde d’une bourgeoisie face aux luttes du prolétariat, dans une phase du capitalisme où l’essor des forces productives est entravé par les rapports de production (crises économiques), où le développement des sciences de la nature est une question de survie et est en partie entravé (crises de la physique) et où la conception du monde et la philosophie deviennent non scientifiques, voire anti-scientifiques, avec la prise de conscience de la bourgeoisie des conséquences sur la conception du monde, la philosophie et la religion du développement de la science.
Chacune des crises sérieuses de la pensée philosophique, en tant que lutte philosophique socialement déterminée entre ce qui naît et ce qui dépérit, met au jour du côté de la réaction des tendances que l’on est en droit de désigner par le mot irrationalisme.
On peut mettre en doute que l’emploi systématique de ce terme soit scientifiquement approprié, ce qui pourrait donner l’impression injustifiée qu’il existe réellement une ligne irrationaliste unitaire dans l’histoire de la philosophie.
L’irrationalisme moderne a des conditions d’existence particulières, qui proviennent de la spécificité de la production capitaliste. L’irrationalisme moderne apparaît sur le terrain de la production capitaliste et des luttes de classe spécifiques qu’elle entraîne, tout d’abord celui de la lutte progressiste de la bourgeoisie contre le féodalisme et la monarchie absolue, et plus tard celui de sa résistance réactionnaire contre le prolétariat. Ces différentes étapes des luttes de classe ont engendré des tournants décisifs dans l’évolution de l’irrationalisme, dans sa forme comme dans son contenu, déterminant aussi bien les questions qu’il se pose que les réponses qu’il leur donne, et de quelle manière elles ont transformé cette physionomie.
Dans les sociétés esclavagistes, la contradiction entre forces de production et rapports de production se manifeste à ce point décisif de la crise du système par le fait que les forces productives ne cessent de régresser. Au sein de la société féodale, la bourgeoisie développe des forces productives dont la supériorité ne cesse de s’affirmer. Avec l’avènement de la production capitaliste, le rythme de développement des forces productives est en interaction avec le développement de la science. L’évolution dans un sens réactionnaire de la bourgeoisie dans les domaines politiques, sociaux et idéologiques commence lors d’une étape historique encore marquée par une puissante progression des forces productives. Certes, l’essor des forces productives est entravé par les rapports de production, ce qui se manifeste par les crises économiques, des forces productives considérables restant inexploitées. Mais la bourgeoisie même déclinante est contrainte d’autoriser le développement des sciences de la nature, pour sa survie et pour les impératifs techniques de la guerre moderne.
Ce développement économique entraîne une transformation du caractère des luttes de classe. Les rébellions d’esclaves et de serfs ont joué un rôle décisif dans les processus de dissolution de l’économie esclavagiste et du féodalisme. Le prolétariat est la première classe opprimée en mesure d’opposer à la vision de du monde de ses oppresseurs sa propre vision du monde. L’histoire de la philosophie bourgeoise est entièrement déterminée dans son évolution par les luttes de classe. Ainsi, l’irrationalisme moderne qui s’oppose au progrès bourgeois et à la liquidation des vestiges du féodalisme est différent de l’irrationalisme, aile réactionnaire radicale de l’idéologie bourgeoise, soutien de la résistance acharnée de la bourgeoisie réactionnaire sur le terrain de la conception du monde, dont il va parfois jusqu’à assumer la direction.
Alors que dans les sociétés précapitalistes, la contradiction entre les forces productives et les rapports de production impliquait la fin du progrès des sciences, dans le capitalisme, même en période de déclin, les sciences, particulièrement les sciences de la nature, doivent continuer à progresser dans une certaine mesure, une tendance qui s’approfondit avec la guerre impérialiste.
Il y a des avancées subites dans certaines questions techniques, mais aussi des crises comme celle de la physique moderne. Science et conception du monde entretiennent une relation synergique dans les périodes ascendantes, tandis qu’elles s’entravent mutuellement dans les périodes de déclin. À certains points critiques, la philosophie adopte un esprit anti scientifique ou un caractère non scientifique, ce qui engendre une atmosphère intellectuelle curieuse, quand la conquête de la nature par la science et la technique n’en continue pas moins de progresser constamment (même si c’est à un rythme ralenti, puisque dans le capitalisme déclinant la stagnation ou le recul des forces productives, voire leur dépérissement, ne prennent pas la forme d’un retour forcé des méthodes de production inférieure), avec en plus une transformation qualitative du savoir scientifique et historique qui ne peut ignorer les conséquences philosophiques de sa croissance, ni les répercussions sur la question religieuse.
Les sciences de la nature ne sont pas seulement hostiles à la religion dans leurs fondements et leurs conséquences philosophiques, mais dans leurs recherches particulières et leurs résultats exacts qui sapent les fondements de la religion, si bien que la religion ne peut plus construire à partir des principes religieux une image du monde intégrant les principes, la méthode et les résultats des sciences et de la philosophie, et en conséquence la religion prend une attitude défensive, des positions agnostiques ou nominalistes, avec aussi la création de nouvelles religions par des bourgeois incapables de renoncer radicalement à la conscience religieuse, incapables d’expliquer le monde par lui-même, de l’expliquer rationnellement dans son mouvement dialectique propre, incapables de tirer les conséquences philosophiques des faits que la science établit, et ces bourgeois se tournent vers l’irrationalisme.
Jusqu’à maintenant, les crises liées à la disparition de formations sociales s’étaient toujours accompagnées de crises religieuses. Dans tous les cas, on avait toujours vu une religion en remplacer une autre (la Réforme, la Contre-réforme). Cependant, en dépit d’une intolérance et d’une agressivité plus fortes que jamais des différentes Églises, la religion commence à se voir refoulée, au plan de la conception du monde, sur des positions défensives. Les sciences de la nature ne sont pas seulement hostiles à la religion dans leurs fondements et leurs conséquences philosophiques et cosmologiques, comme l’était déjà souvent la philosophie de la nature de l’Antiquité, mais, dans leurs recherches particulières, avec leurs résultats exacts, ce sont les fondements de la religion qu’elles sapent.
La religion n’est plus en mesure de construire à partir des principes religieux une image du monde qui prétende saisir et intégrer de manière plausible les principes, la méthode et les résultats des sciences et de la philosophie. Le cardinal Bellarmin s’était déjà vu contraint de prendre une position agnostique vis-à-vis de la théorie copernicienne, c’est-à-dire d’admettre l’héliocentrisme comme une hypothèse de travail utile à la pratique scientifique, tout en déniant à la science toute compétence à affirmer quoi que ce fût sur la véritable réalité (la religieuse réalité). Cette évolution était commencée au Moyen Âge avec la philosophie nominaliste.
Cette évolution – dès l’époque du nominalisme – en tant que lutte de la nouvelle image du monde, antireligieuse dans ses tendances, contre la vieille religion, commence et se poursuit sous les traits de la lutte d’une forme religieuse contre une autre, d’un combat interne entre religions. C’est également ce à quoi on assiste dans les révolutions bourgeoises (le culte de l’être suprême). La classe bourgeoise s’avère incapable de renoncer radicalement à la conscience religieuse. Les matérialistes du dix-huitième siècle, mus par la volonté de liquider cette conscience religieuse, ne parviennent pas à une image du monde d’une radicale immanence, ne parviennent pas à expliquer le monde par lui-même, du fait de l’état limité des connaissances sur la nature, laissant à la science de la nature de l’avenir le soin de donner les justifications de détails.
Cette possibilité d’expliquer le monde à partir de lui-même est sur le point de s’accomplir avec l’approche de nos moyens de connaissances des transitions concrètes entre nature inorganique et nature organique. Toutefois, plus la société bourgeoise se développe, plus la bourgeoisie se borne à défendre son pouvoir contre le prolétariat, plus elle devient une classe réactionnaire, et plus il devient rare que des savants et des philosophes bourgeois tirent les conséquences philosophiques des faits que la science a déjà établis : la philosophie bourgeoise se tourne d’autant plus volontiers vers des solutions irrationnelles que l’évolution s’approche du point où se fait jour l’exigence d’un pas supplémentaire dans l’explication immanente du monde, dans son interprétation à partir de lui-même, dans une compréhension rationnelle de la dialectique de son mouvement propre.
Les conséquences philosophiques des sciences de la nature, des sciences sociales, de l’économie et de l’histoire (prendre le parti de progresser dans la méthode et dans la vision du monde grâce à la dialectique, ou prendre le parti de la fuite dans l’irrationalisme et contre le progrès) dépendent de la position des philosophes dans la lutte des classes, de leurs positions sur les questions socio-historiques et économiques.
L’aggravation d’une crise scientifique, la contrainte soit de continuer à progresser grâce à la dialectique, soit d’avoir recours à une fuite dans l’irrationalisme, coïncide presque toujours avec de grandes crises sociales : tandis que l’évolution des sciences de la nature est essentiellement déterminée par la product de ion matérielle, les conséquences philosophiques, nées des nouvelles interrogations et des réponses qui leur sont données, des nouveaux problèmes et des tentatives de solution dans ces sciences, dépendent pour leur part dans une très large mesure des luttes de classe de la périod de e en cause. La décision sur le fait que les généralisations qu’opère la philosophie à partir des sciences de la nature constituent un progrès dans la méthode et la vision du monde, ou font au contraire obstacle au progrès, en d’autres termes l’attitude partisane en philosophie a son origine, consciente ou non, dans la position de ses représentants dans la lutte des classes de la période concernée.
Le de de de de s conséquences des sciences sociales, de l’économie et de l’histoire sur la philosophie et la théorie de la connaissance (l’orientation progressiste ou rétrograde des positions philosophiques) dépendent étroitement de la position des philosophes dans la lutte des classes, de leurs positions sur les questions socio-historiques et économiques.
La dialectique apparaît souvent sous forme métaphysique ; souvent métaphysique, le matérialisme (dénoncer l’illusion idéaliste et humaniste du libre arbitre, affirmer que la pensée est déterminée par l’être, envisager une société des athées, considérer le vice comme le fondement du progrès social) se bat contre l’idéalisme de Descartes ; Pascal et Jacobi s’opposent de manière romantique aux progrès sociaux et scientifiques.
La tendance fondamentale de la philosophie, du seizième siècle jusqu’à la première moitié du dix-neuvième a été dans son ensemble une vigoureuse marche en avant, une impulsion irrésistible vers la conquête intellectuelle de l’ensemble de la réalité, celle de la nature comme celle de la société. Bien que cette période soit dominée jusqu’au début de la philosophie classique allemande par la pensée métaphysique, on voit apparaître dans tous les domaines des dialecticiens considérables (Descartes, Spinoza, Le Neveu de Rameau de Diderot, le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau), souvent sans conscience philosophique.
Le matérialisme (souvent en empruntant des formes mystiques et religieuses) vit sa première grande bataille publique contre l’idéalisme dans les discussions à propos des Méditations métaphysiques. Gassendi et Hobbes, puis Spinoza, s’élèvent contre Descartes. Le dix-huitième siècle français constitue l’apogée du matérialisme métaphysique : d’Holbach, Helvétius et Diderot. La philosophie anglaise, quoique son courant dominant (celui de Berkeley et Hume, qui se rattache aux ambivalences de Locke) soit marqué d’un idéalisme agnostique, en raison des de de de de de de compromis idéologiques de la Grande Révolution, voit constamment apparaître d’importants et influents penseurs matérialistes ou inclinant vers le matérialisme qui dénoncent l’illusion idéaliste et humaniste du libre arbitre et qui sont convaincus que la pensée est déterminée par l’être.
L’opposition religieuse et réactionnaire contre cette poussée du matérialisme, contre cette tendance vers une cosmologie et une anthropologie purement immanentes, contre la possibilité d’une société fonctionnant sans au-delà et sans morale chrétienne transcendante (la société des athées de Bayle, le vice considéré comme le fondement du progrès social chez Mandeville) prit la forme de violentes polémiques, avec des penseurs plus ou moins convaincus que les arguments théologiques conventionnels sont désormais impuissants, au moins du point de vue méthodologique, et qu’il est donc nécessaire de défendre l’image du monde concrète de la religion chrétienne et de de de de de de de de ses contenus à l’aide d’une méthode plus moderne, plus philosophique et donc plus proche de l’irrationalisme.
Pascal dans sa relation avec le cartésianisme, Jacobi dans sa relation avec les Lumières et la philosophie classique allemande, ont une réaction d’effroi face aux progrès sociaux et scientifiques, contre lesquels ils adoptent, Pascal en particulier, une sorte d’opposition romantique en soumettant ses résultats à une critique de droite.
Pour Pascal, la morale nihiliste et l’ennui, signes d’une déréliction et d’une solitude désespérées et irrémédiables dans le monde sans Dieu, ne peut se surmonter que par la religion ; le cosmos peuplé de représentations anthropomorphiques, mythiques et religieuses se transforme avec la géométrie en un infini inhumain et vide, étranger à l’homme : l’homme, perdu dans l’infiniment petit et l’infiniment grand, ne peut trouver de sens que dans la religion : son désespoir n’de de de de de de est pas assez grand pour que la religion lui apparaisse comme une simple option ou un simple postulat.
Pascal donne une description critique subtile et pénétrante de la société de la noblesse de cour, des conséquences morales nihilistes qui résultent inévitablement de la dissolution qui s’y dessine nettement. Ses descriptions coïncident fréquemment avec celles de La Rochefoucauld ou de La Bruyère. Mais tandis que ces derniers se confrontent hardiment aux problèmes moraux qu’ils voient naître, Pascal n’utilise leur description qu’en vue d’un pathos dont il fait un tremplin pour un saut dans la religion. Tandis que La Rochefoucauld et La Bruyère, même si ce n’est que sous la forme d’aphorismes ou de descriptions commentées, parviennent à s’approcher de très près d’une dialectique de la morale dans la société capitaliste naissante, les contradictions, chez Pascal, apparaissent d’emblée comme impossibles à résoudre par l’être humain sans un recours à la transcendance. Ces contradictions se présentent comme les signes d’une déréliction et d’une solitude désespérées et irrémédiables de l’homme livré à lui-même dans un monde que Dieu a abandonné. Dans ses descriptions et ses analyses de l’ennui mortel et incurable, ce mal du siècle des classes dirigeantes, Pascal est souvent très proche de Schopenhauer.
Sa description philosophique de la déréliction est aussi le fondement de ses réflexions sur les relations de l’homme avec la nature. Pascal tire de la vision géométrique de la nature des conséquences opposées à celles de Descartes, Spinoza ou Hobbes, qui aperçoivent ici un champ illimité de possibilités qui s’ouvrent à l’homme dans la maîtrise intellectuelle et la conquête pratique de la nature. Pascal ne voit là que la métamorphose d’un cosmos jusqu’ici peuplé de représentations anthropomorphiques, mythiques et religieuses, en un infini inhumain et vide, totalement étranger à l’homme. L’homme y est perdu, égaré dans cette parcelle infinitésimale de l’univers où l’ont relégué les sciences de la nature. Il est désemparé face aux énigmes insolubles de deux abîmes : l’infiniment petit et l’infiniment grand. Seule l’expérience religieuse, les vérités du cœur (les vérités du christianisme) peuvent rendre à sa vie un sens et une direction. Pascal voit donc aussi bien les conséquences déshumanisantes du capitalisme que les répercussions méthodologiques progressistes inévitables des nouvelles sciences de la nature qui dissipent l’anthropomorphisme de l’image du monde précédente, de même que la philosophie qui naît sur leur terrain. Il voit les problèmes mais il fait volte-face là même où ses grands contemporain avancent dans le sens de la dialectique, ou tout au moins s’y efforcent.
Cette volte-face, cette retraite immédiate face aux nouveaux problèmes relie Pascal à l’irrationalisme moderne. Ce qui le distingue de celui-ci, c’est qu’il est lié de manière étroite à la religion positive dogmatique. Le contenu véritable de sa philosophie, le but véritable de cette élimination des germes de dialectique au profit de paradoxes désespérés, par principe insolubles, et qui lui imposent le saut dans la religion, est précisément le christianisme dogmatique, même si c’est sous la forme post-réformée du jansénisme. C’est ainsi moins par les contenus qu’il entérine que par sa méthode, par une phénoménologie de l’expérience religieuse désespérée présentée sous forme aphoristique, que l’on fait de Pascal un aïeul de l’irrationalisme moderne. Il n’en est toutefois un authentique précurseur que dans cette mesure limitée. Sa phénoménologie du désespoir avec son aspiration vers un accomplissement religieux l’amène à une profession de foi chrétienne, mais son adhésion à la rationalité des dogmes lui fait emprunter des voies étrangères à l’irrationalisme moderne.
Chez Kirkegaard, la phénoménologie du désespoir domine à un point tel que la tendance vers l’accomplissement religieux et le dépassement du désespoir, à l’encontre des intentions de l’auteur, modifie de manière décisive l’objet de ses aspirations religieuses, désintègre les contenus religieux au point que les tendances chrétiennes ne sont plus que l’objet d’options ou de postulats, ce qui rapproche l’ensemble de sa philosophie d’un athéisme religieux ou d’un nihilisme existentialiste. Tout cela est déjà contenu en germe chez Pascal, mais seulement en germe.
Jacobi oppose l’intuition purement subjective (le savoir immédiat) à la connaissance conceptuelle (métaphysique) qui n’a qu’un rôle pragmatique ; le saut vers la religion permet d’accéder à la véritable réalité ; Dieu, c’est le suprasensible indéterminé ; soi est divinisé ; les frontières entre théorie de la connaissance et psychologie sont brouillées (ce que fera la phénoménologie) ; Jacobi s’oppose à l’athéisme et au matérialisme ; il est caractérisé comme un nihiliste, un sceptique, un immoraliste, un anti-philosophe qui récuse la pensée philosophique discursive, un idolâtre mystique, un irrationaliste sans phrase, un pur intuitionniste.
Jacobi affirme nettement sa résistance contre le matérialisme et l’athéisme ; cependant, son expérience religieuse est vidée d’un contenu positif : il ne reste plus que la tentative de sauvegarder une forme abstraite, indéfinie de la religion en général. Il oppose l’intuition (ce qu’il appelle le savoir immédiat) à la connaissance conceptuelle, à la pensée discursive, c’est-à-dire métaphysique. Il ne concède à la pensée métaphysique qu’un rôle pratique, pragmatique. Seule l’expérience religieuse permet d’accéder à la véritable réalité. Cependant, le saut accompli vers la religion ne mène qu’à l’idée d’un dieu abstrait et indéfini : alors que l’irrationalisme moderne répond à cette problématique par des mythes, Jacobi a conscience, même s’il ne l’avoue pas, du rien que constitue cette expérience d’une prétendue recherche de la substance authentique, qui s’écarte intuitivement de la dialectique. Il y a chez lui une tentative de critiquer la conception mécaniste d’une impulsion première avec un Dieu qui remonte la pendule de l’univers, un Dieu de l’entendement abstrait, impuissant et vidé de toute substance, à qui il oppose son Dieu de l’intuition pure, tout aussi privé de contenu (il affirme que Dieu est, non pas ce que Dieu est, car cette dernière affirmation serait une connaissance et conduirait à un savoir médiatisé : par la, Dieu, en tant qu’objet de la religion, est expressément borné au Dieu en général, au suprasensible indéterminé, et la religion est, en son contenu, réduite à son minimum). Jacobi partage avec les autres représentants de l’Aufklärung allemande l’opposition philosophique avec ces importants penseurs du dix-septième et du dix-huitième siècle qui s’efforcent de dépasser le stade atteint par les sciences de la nature en dessinant les contours d’une image du monde cohérente, celle d’un mon de de animé par la dialectique et fondé sur le mouvement propre des choses elles-mêmes (Spinoza, Leibnitz, les matérialistes français).
Il en résulte chez Jacobi que si les tendances dialectiques de ses contemporains (Hamann, Herder, Goethe) sont pour lui incompréhensibles, il n’en refuse pas moins les penseurs irrationalistes des Lumières allemandes qui se rattachent à la métaphysique d’école de Wolf. Plus tard, il critiquera la philosophie classique allemande du même point de vue qu’il avait adopté envers les grandes figures des dix-septièmes et dix-huitièmes siècles.
Jacobi proclame que l’intuition la plus pure et la plus abstraite est l’unique méthode philosophique véritable, avec une franchise dont seront dépourvus les irrationalistes plus tardifs : il constate en effet que l’argumentation d’un Spinoza est irréfutable et qu’elle mène irrésistiblement à l’athéisme : plus les antagonismes sociaux s’exacerbent, plus la situation de la conception du monde religieuse est mise en péril, et plus grand se fera l’acharnement des irrationalistes à nier toute possibilité d’une connaissance rationnelle de la réalité, une tendance qui commence dès Schopenhauer.
Jacobi cherche la voie du savoir immédiat. Sa fin ultime, c’est ce qui ne se laisse pas expliquer : l’indissoluble, l’immédiat, le simple. C’est la méthodologie tout entière de la connaissance philosophique qui se voit ainsi orientée sur la voie du pur subjectivisme. Ce n’est pas l’étude du monde objectif, ce n’est plus l’essence intrinsèque des objets eux-mêmes qui détermine la méthode philosophique, mais c’est l’attitude subjective du penseur (l’argumentation conceptuelle ou bien la connaissance immédiate, l’intuition) qui détermine la vérité ou la fausseté de son objet philosophique. Tandis que Kant et Fichte s’efforcent d’élaborer une mét de de de de de hode de connaissance philosophique objective à partir de leur point de vue idéaliste, Jacobi se réclame ouvertement d’un subjectivisme extrême.
Ce subjectivisme extrême se manifeste non seulement dans le domaine de la théorie de la connaissance mais aussi dans celui de l’éthique.
Jacobi attire l’attention sur certaines faiblesses de l’idéalisme subjectif de Fichte, sur la volonté qui ne veut rien, sur l’universalité abstraite de son éthique. Les propres exigences éthiques de Jacobi ne contiennent qu’une divinisation de soi dénuée de principe, les rodomontades subjectivistes de l’individu bourgeois et sa prétention à être une exception. Jacobi ne désire nullement abroger la loi universelle, mais seulement garantir à l’individu bourgeois son statut d’exception : le privilège aristocratique pour l’intellectuel bourgeois de constituer une exception à la loi générale, tout au moins en imagination.
Jacobi transforme ainsi les problèmes de la théorie de la c 1008 onnaissance et de l’éthique en problèmes subjectifs et psychologiques. Sans le moindre voile, Jacobi brouille les frontières entre théorie de la connaissance et psychologie, comme le fera la phénoménologie dans l’irrationalisme moderne. Les vérités dont on sait qu’elles sont le résultat des considérations les plus compliquées, au plus haut point médiatisées, se présentent immédiatement à la conscience de celui à qui une telle connaissance est devenue familière. L’aisance à laquelle nous somme parvenus dans un genre quelconque de savoir ou d’art consiste dans le fait d’avoir de telles connaissances, de tels modes d’activité, immédiatement dans sa conscience, et même dans une activité se dirigeant vers le dehors, ainsi que dans ses membres. L’immédiateté du savoir n’exclut pas sa médiation. L’immédiateté du savoir et la médiation du savoir sont tellement liés que le savoir immédiat lui-même est un produit et un résultat du savoir médiatisé. Penser trouver grâce à l’immédiateté quelque chose de nouveau et non médiatisé, c’est une illusion.
Jacobi veut non seulement échapper à l’athéisme des penseurs du dix-septième et dix-huitième siècle mais aussi au matérialisme. Jacobi mentionne expressément le danger du matérialisme, par opposition à de nombreux irrationalistes des périodes plus tardives qui se complaisent à obscurcir le problème en affectant de proposer des théories pseudo-matérialistes, des tentatives d’indiquer une troisième voie de la philosophie au-delà de l’opposition entre matérialisme et idéalisme. Pour Jacobi, le matérialisme considère que la pensée n’est pas la source de la substance, mais la substance celle de la pensée, de sorte qu’il faut admettre avant la pensée, comme étant premier, quelque chose qui ne pense pas, quelque chose qui doit être conçu comme le primordial, si bien que Leibnitz appelle les âmes des automates spirituels. L’irrationalisme de Jacobi est une sorte de compendium réactionnaire des luttes intellectuelles des dix-septièmes et dix-huitièmes siècles, la proclamation officielle de la faillite de l’idéalisme, la déclaration que même le déni de la raison, même la retraite dans la vacuité et le non-sens, dans les paradoxes vides, dans un nihilisme caché sous un travesti religieux, n’offrent que l’il est lusion d’une résistance face a la philosophie matérialiste. Lessing considère Jacobi comme un nihiliste, un sceptique dont la philosophie tourne le dos à toute philosophie. Friedrich Schlegel, dans sa période de républicanisme radical, considère que la philosophie de Jacobi s’achève dans l’incroyance et le désespoir ou bien dans la superstition et le fanatisme, et il parle de l’immoralisme de Jacobi, son esprit pernicieux de débauche spirituelle, sa complète démesure qui anéantit toutes les règles de la justice et de la morale : ses objets varient, mais seule l’idolâtrie persiste. Toute débauche de luxe aboutit à un esclavage, même si c’est dans la jouissance de l’amour le plus pur de l’être le plus sacré. L’esclavage mystique est le pire des esclavages.
Jacobi dénonce Spinoza comme athée, mais il vise surtout la dialectique de Spinoza. Du point de vue de la philosophie de l’histoire, ce constat de Jacobi représente une prise de conscience de l’incompatibilité de principe d’une philosophie rigoureusement conduite et de la religion. La philosophie progressiste, stigmatisée comme nécessairement athée, ne se voit plus seulement opposer une philosophie chrétienne ou tout au moins respectueuse à l’égard du christianisme, mais un pur intuitionnisme, un irrationalisme sans phrase, une récusation de la pensée philosophique discursive et de la pensée rationnelle en général.
Les panthéistes comme Spinoza considèrent la matière comme un attribut de Dieu (la dialectique idéaliste ne peut surmonter ses vestiges théologiques) ; Hegel anime cette matière, cette substance inanimée par un esprit, par une activité propre, par une autodétermination, par une conscience de soi, qui sont ainsi des attributs de la substance.
Herder et Goethe refusent les imputations de Jacobi sur l’athéisme de Spinoza : ils parlent de panthéisme. Schelling et Hegel, accusés d’athéisme, protestent : il ne s’agit pas seulement de diplomatie à l’égard du pouvoir clérical, mais de l’inachèvement et de l’inconséquence inévitable de la dialectique idéaliste qui ne peut surmonter les vestiges théologiques de leur philosophie.
Le panthéisme est la négation de la théologie sur le terrain même de la théologie puisqu’il fait de la matière, de la négation de Dieu, un prédicat ou un attribut de la divinité. C’est un athéisme théologique ou un matérialisme théologique.
Hegel se distingue de Spinoza en animant la substance morte, inanimée, en lui insufflant l’esprit de l’idéalisme, faisant de l’activité propre, de la puissance d’autodétermination, de la conscience de soi un attribut de la substance.
Pour Hegel et Spinoza, la conscience de soi est un attribut de la substance, c’est-à-dire de Dieu. Autrement dit, Dieu, c’est Moi : pour Spinoza, l’étendue ou la matière est un attribut de la substance et pour Hegel la conscience que l’on a de Dieu est la conscience que Dieu a de lui-même.
Vico, Hamann, Rousseau, Herder s’opposent à ceux qu’on désigne comme rationalistes, mais ils sont dans la lutte des classes du côté du nouveau, du progrès, contre la pensée métaphysique dans la maîtrise des phénomènes mécaniques de la nature, pour une pensée philosophique envisageant l’histoire comme rationnelle, avec des lois dialectiques en perpétuelle évolution, pour une quête de la raison immanente à la société et à l’histoire. De de
La philosophie spéculative est à la fois théisme et athéisme. C’est dans de telles faiblesses, de tels paradoxes, de telles ambiguïtés que l’irrationalisme moderne cherche et prétend trouver des points de contact, afin d’étiqueter a posteriori comme irrationalistes des penseurs dont l’influence, pour l’essentiel, était diamétralement opposée à l’irrationalisme, et de de de qui avaient même soumis les tendances qu’ils voyaient apparaître dans ce sens à une implacable critique.
Du point de vue d’une histoire de l’esprit forgée par l’idéalisme, il n’est pas difficile de placer Vico, Hamann, Rousseau ou Herder dans le voisinage immédiat de l’irrationalisme. Ces penseurs se sont opposés en effet aux courants contemporains que l’on désignait généralement (mais de manière inappropriée et abstraite) comme rationalistes. Si l’on se contente d’élaborer ainsi de manière superficielle, abstraite et formelle, un contraste entre rationnel et irrationnel, ces penseurs prennent d’eux-mêmes place du côté de l’irrationalisme.
Si l’on considère en revanche l’irrationalisme sous le jour concret des luttes idéologiques de la période concernée, en tant que moment et prise de position dans la lutte constante entre l’ancien et le nouveau, entre progrès et régression dans l’histoire concrète, qui renaît constamment de la lutte des classes, il en résulte nécessairement un éclairage tout différent : ce sont précisément les penseurs que nous venons de citer, dans une époque dont la tendance dominante était la maîtrise intellectuelle des phénomènes mécaniques de la nature assortie d’une pensée métaphysique, qui s’efforçaient d’imposer de haute lutte contre cette pensée métaphysique le droit de la pensée philosophique à s’appliquer à un monde en changement permanent et conçu historiquement dans sa permanente évolution.
Pour ce qui concerne cette dimension historique, il ne s’agit pas de concevoir l’histoire comme une série d’événements uniques et singuliers qui échapperaient à toute loi, une histoire qui serait donc ainsi irrationnelle par nature, une conception de l’histoire née comme arme de l’opposition réactionnaire et légitimiste contre la Révolution française et ensuite appropriée par la théorie et la pratique de la science historique bourgeoise.
Ces penseurs partagent tous la même aspiration : explorer les lois du déroulement historique, du progrès socio-historique, découvrir la raison dans l’histoire, cette raison immanente à l’œuvre dans l’histoire humaine, la raison du mouvement propre de l’histoire universelle, et de la conceptualiser. Ces penseurs se confrontent alors à des problèmes dialect de iques à une époque où les fondements de ces lois dialectiques n’avaient fait l’objet d’aucun examen (ainsi l’étude de la Préhistoire), et dans laquelle les courants intellectuels dominants ne se souciaient nullement d’élaborer l’arsenal conceptuel et méthodologique nécessaire pour maîtriser ces problèmes (on peut même dire que les orientations théoriques dominantes dans la théorie de la connaissance – la géométrie comme modèle de la théorie de la connaissance – ne pouvaient que faire obstacle au développement dans cette direction).
Cette quête de la raison immanente au mouvement propre de la société et de l’histoire va à contre-courant de la théorie de la connaissance dominante : elle est une recherche des catégories dialectiques susceptibles d’exprimer de manière adéquate les lois de l’évolution historique et sociale.
Goethe à une vision dialectique et matérialiste de l’histoire de la nature ; Vico considère que l’histoire est faite par les hommes eux-mêmes, qu’elle est rationnelle et accessible à la connaissance, que les fins individuelles bornées deviennent des moyens servant à atteindre des fins plus importantes pour le salut du genre humain ; Herder envisage le langage comme le produit non de Dieu, mais des forces spirituelles de l’homme ; Rousseau parle des origines de la société civile, où la propriété privée engendre des inégalités au potentiel révolutionnaire ; Descartes et Bacon se situent eux aussi dans la recherche de la rationalité du monde.
Goethe n’a cessé de rechercher, longtemps de manière purement instinctive, les catégories dialectiques dans l’évolution des êtres vivants et dans la conception historique de la nature. A partir de ses tentatives de jeunesse à la méthodologie tâtonnante et en passant par une phase d’empirisme radical, il devient partisan franc-tireur de la philosophie classique allemande, et en particulier de sa dialectique. Les réserves à l’égard des grands philosophes contemporains sont en partie dues à ce qu’il est beaucoup plus proche que ceux-ci du matérialisme et en partie à son refus rigoureux de laisser les résultats de ses propres recherches prisonniers du carcan d’un système idéaliste. Il est l’adversaire d’une extension universelle du système de Linné, le partisan de Geoffroy Saint-Hilaire contre Cuvier, le précurseur de Darwin.
Chez d’autres, ce n’est pas l’histoire de la nature qui est au centre de l’intérêt mais l’historicité des événements sociaux. Dieu y joue parfois un rôle positif. Pour Vico, la Providence se définit comme un esprit qui engendre à partir des passions (qui ne s’attachent qu’aux intérêts individuels) des sociétés civiles. Le monde des nations a à sa source un esprit dont les desseins sont différents des fins particulières que se proposent les hommes, leur sont même quelquefois opposés et toujours supérieurs : les fins individuelles bornées deviennent des moyens servant à atteindre des fins plus importantes pour le salut du genre humain. En définitive, l’histoire est faite par les hommes eux-mêmes. Elle est par conséquent rationnelle et accessible à la connaissance. Adversaire de la théorie de la connaissance de Descartes, il se rapproche dans sa théorie des catégories du matérialiste Spinoza (l’ordre des idées doit procéder selon l’ordre des objets) et même le prolonge dans la même direction que le fera la dialectique idéaliste avec des catégories qui se font plus mobiles, plus dynamiques.
Ces auteurs déploient l’histoire des hommes et des sociétés humaines à partir de leur mouvement propre, des actes et des souffrances des hommes, et ils en cherchent la raison, autrement dit l’ensemble des lois qui en régissent le déroulement. La question peut porter sur l’origine humaine du langage (Herder dans une polémique contre la théorie théologique de l’origine du langage) compris comme un développement de la raison, comme le produit des forces spirituelles de l’homme. La question peut porter sur les origines de la société civile, avec les inégalités au potentiel révolutionnaire qui naissent de la propriété privée (Rousseau).
C’est la voie d’une élaboration, d’une consolidation et d’un enrichissement de la raison qui mène de Vico à Herder, et la voie dans laquelle Descartes ou Bacon s’étaient engagés va indiscutablement dans la même direction. S’il y a entre eux des différences très importantes qui peuvent aller jusqu’à l’opposition, elles se produisent toutefois à l’intérieur du même camp, celui d’une philosophie qui se fonde sur la rationalité du monde. On n’y rencontre cependant jamais l’antithèse abstraite entre le rationalisme et l’irrationalisme.
Face à la conception dialectique de l’histoire dans la philosophie classique allemande, à l’historiographie française de la Restauration, à l’esprit historique en littératu veillées dans un même re, face à Gracchus Babeuf, aux socialistes utopistes et à leurs prédécesseurs (Mandeville, Ferguson, Linguet, Rousseau), à une histoire et une philosophie qui deviennent dialectiques, et à une science de la nature qui adopte une perspective historiciste contre la pensée mécaniste et métaphysique, l’irrationalisme (Burke, école du droit historique, Carlyle) fait table rase de l’évolution historique et du progrès, défend le passé, les temps prérévolutionnaires, prétend revenir au Moyen Âge.
L’irrationalisme moderne naît de la grande crise économique et sociale, politique et philosophique du tournant du dix-huitième au dix-neuvième siècle. La Révolution française a le ca ractère d’un événement non seulement à l’échelle nationale mais à l’échelle mondiale. Elle a des répercussions marquantes sur la structure sociale de nombreux pays d’Europe, avec la liquidation du féodalisme sur les bords du Rhin ou dans le nord de l’Italie, et même dans les pays où ces bouleversements n’ont pas lieu, l’aspiration à la réforme de la société de l’absolutisme féodal ne cesse désormais d’être à l’ordre du jour. Il en résulte un processus de fermentation idéologique, même dans des pays qui, comme l’Angleterre, avaient déjà accompli leur révolution bourgeoise.
L’historicisme moderne prend naissance avec la conception dialectique de l’histoire dans la philosophie classique allemande, les progrès par à-coups de l’historiographie chez les historiens français de la Restauration, l’esprit historique en littérature chez Walter Scott, Manzoni et Pouchkine.
Burke initie un pseudo-historicisme romantique, qui s’efforce de faire table rase de l’évolution historique, du progrès, au nom d’une conception de l’historicité irrationaliste et prétendue plus profonde.
Dans le même temps, la Révolution française pointe au-delà de l’horizon bourgeois, avec Gracchus Babeuf, avec les socialistes utopistes. Les Lumières visaient à instaurer le règne de la raison, et ce règne de la raison se révèle être le règne idéalisé de la bourgeoisie : les contradictions internes de la société bourgeoise, dont on avait vu poindre la critique perspicace chez nombre de partisans ou de contemporains des Lumières (de Mandeville et Ferguson jusqu’à Linguet et R de ousseau), sont maintenant placées au centre de l’intérêt, d’autant plus qu’il y a les conséquences de la révolution industrielle anglaise et les crises qui se déclenchent dans la deuxième décennie du dix-neuvième siècle. La philosophie de la société devient historique et dialectique. La dialectique devient la question centrale de la philosophie.
À droite, chez les romantiques, dans l’école du droit historique et jusqu’à Carlyle naît une ligne tout à fait nouvelle de la défense du passé, des temps prérévolutionnaires, qui préte de nd revenir au Moyen Âge et qui est inséparable du renforcement général d’une interprétation irrationaliste de l’histoire.
La crise de la pensée sociale s’accompagne d’une crise de la pensée dans les sciences de la nature. La critique de la pensée mécaniste et métaphysique, qui ne s’appuie que sur la géométrie et la mécanique, s’impose de plus en plus. La perspective historiciste s’impose (les théories astronomiques de Kant et de Laplace, les découvertes en géologie et en paléontologie, l’apparition de la théorie de l’évolution, l’opposition contre les systématisations mécanistes de Linné et Cuvier, chez Goethe, Geoffroy Saint-Hilaire, Lamarck).
On ne peut surmonter les contradictions par la logique formelle ; le monde des sociétés humaines doit être considéré comme un processus contradictoire, dialectique, historique, unitaire (dont le résultat est pour Schelling l’Esprit qui parvient à la conscience de soi) ; le monde de la nature peut aussi être considéré comme un processus dialectique objectif.
La philosophie de la nature allemande, en particulier celle du jeune Schelling, est la première tentative pour élaborer une synthèse méthodologique et philosophique de toute cette tendance. Il ne s’agit pas de rejeter ou de surmonter par le recours à la logique formelle les contradictions dialectiques qui apparaissent, mais justement de mettre ces contradictions, leur dépassement dialectique, leur synthèse, au cœur de la nouvelle méthode, la méthode dialectique. Il s’agit de concevoir le monde préhumain et le monde des sociétés humaines comme un processus historique unitaire, dont le résultat est l’Esprit, qui jusqu’à maintenant s’efforçait inconsciemment de parvenir à la conscience de soi et qui conquiert en toute lucidité sa patrie et sa réalité (la naissance de la philosophie est une odyssée de l’Esprit).
Puisque la méthode progressiste en philosophie est une dialectique idéaliste et est orientée vers l’histoire, la réaction philosophique recourt à des armes nouvelles. L’empirisme anglais s’avère décevant.
Comme certaines tendances dialectiques agissantes dans la nature ne sont pas absolument identiques avec les tendances dialectiques agissantes dans la société, qu’on est de peut les penser isolément, certains comme Schelling à ses débuts se préoccupent avant tout des processus dans la nature, tandis que Hegel prend pour point de départ la société, même si son système achevé représente en même temps l’apogée de la méthode dialectique dans la philosophie de la nature. Lorenz Oken a une dialectique de la philosophie de la nature progressiste et est également radical au plan social, politique et philosophique. Franz von Baader, figure principale de la réaction en philosophie et en histoire, est, sous l’influence de Schelling, en même temps favorable à la conception dialectique de la nature.
En dépit de l’enthousiasme de Schelling pour la Révolution française, partagé avec Hegel et Hölderlin, sa conscience de la portée philosophique des bouleversements sociaux n’est que très embryonnaire. Par la suite, il est marqué par les effets de la Restauration et de la réaction post-thermidorienne.
Fichte, en éliminant la chose en soi, transforme l’idéalisme transcendantal en idéalisme subjectif ; au-delà du monde des apparences appréhendé de manière purement subjective, il y a la dialectique du Moi et du non-Moi, un Moi-substance-pensante engendrant un savoir-cosmos mû de son mouvement propre et s’engendrant de lui-même ; la prise en compte exclusive par Schelling de la substance dans le domaine des sciences de la nature invente l’idéalisme objectif.
À l’origine, Schelling reprend naïvement la forme de dialectique alors la plus évoluée, celle de Fichtre. Il n’aperçoit pas qu’une dialectique dans la nature implique un principe d’objectivité qui la rend incompatible avec la dialectique subjective de Fichtre. Hegel incite Schelling à rompre avec l’idéalisme subjectif et à prendre conscience de ses propres découvertes philosophiques, mais Schelling ne prend pas véritablement conscience de la nouvelle méthode dialectique, même s’il influence aussi bien Goethe, Oken, Trevinarus que Baader et Görres.
Fichte, en éliminant de l’idéalisme transcendantal la chose en soi, transforme sa philosophie, du point de vue de la théorie de la connaissance, en un idéalisme subjectif comparable à celui de Berkeley, et accomplit ce que Emmanuel Kant avait qualifié de scandale de la philosophie.
A la différence de Berkeley ou plus tard de Schopenhauer, Fichte ne postule pas que derrière le monde des apparences appréhendé de manière purement s de de de de ubjective, se tiendrait à titre de principe métaphysique ultime le Dieu des chrétiens ou la très peu chrétienne volonté, puisqu’il se propose au contraire de déduire de la dialectique du Moi et du non-Moi (comme Spinoza déduisait son monde de la dialectique entre substance pensante et étendue) le cosmos tout entier du savoir, autonome et immanent, mû de son mouvement propre et s’engendrant de lui-même : le Moi de Fich de de de de te revêt donc à son tour une fonction nouvelle au plan méthodologique et systématique, non parce que Fichte se refuse à identifier ce Moi avec la conscience individuelle, puisqu’il s’efforce au contraire de déduire cette conscience individuelle de ce Moi, mais parce que ce Moi – indépendamment des intentions conscientes de Fichte et même en contradiction avec elles – doit assumer, en raison des nécessités internes du système, la fonction de la substance spinoziste, la fonction de ce que Hegel appellera l’Esprit du monde. La philosophie de la nature du jeune Schelling peut s’insérer sans difficulté dans la faille qu’ouvre cette incohérence interne du système de Fichte.
Schelling se croit le disciple de Fichte lorsqu’il érige cette composante spinoziste de la philosophie fichtéenne en pilier unique de sa pensée, tandis qu’objectivement il disperse la synthèse artificielle laborieuse de Fichte. Il fait franchir alors à la philosophie un grand pas qui inaugure de Nancy l’épanouissement de l’idéalisme objectif et de la dialectique qui lui est propre. Les ambivalences fichtéenne sont dépassées par une ambivalence d’un ordre plus élevé.
Emmanuel Kant, confronté aux problèmes dialectiques de la vie, introduit à côté de la pensée (entendement discursif), identi de fiée avec la pensée métaphysique et mécaniste, l’intuition (entendement intuitif), identifiée à la dialectique.
La nécessité d’une conception dialectique de la connaissance de la nature et d’un dépassement de la méthode mécaniste et métaphysique des dix-septièmes et dix-huitièmes siècles est exprimée dans la Critique de la faculté de juger d’Emmanuel Kant. Emmanuel Kant s’efforce d’appréhender en termes philosophiques les problèmes de la vie et se voit donc confronté à la dialectique de la possibilité et de la réalité, de la partie et du tout, de l’universel et du particulier. Emmanuel Kant identifie la pensée avec les modes de pensée de la métaphysique des dix-septièmes et dix-huitièmes siècles. Il en résulte, si l’on prend pour exemple la dialectique de l’universel et du particulier, la définition suivante : notre entendement a ceci de propre, pour la faculté de juger, que, dans la connaissance qu’il procure par lui-même, le particulier n’est pas déterminé par le général ; mais pourtant ce particulier, dans la diversité de la nature, doit s’accorder au général pour pouvoir être subsumé sous celui-ci, et cet accord sous de telles circonstances doit être très contingent et sans principes déterminés pour la faculté de juger. La pensée en général, identifiée à la pensée métaphysique, est désignée comme « discursive », dans une opposition rigide à l’intuition. Le problème ne peut être résolu qu’en formulant l’exigence d’un entendement intuitif qui n’irait pas du général au particulier et ainsi jusqu’au singulier (par des concepts). Pour cet entendement intuitif, on ne trouverait pas cette contingence de l’accord de la nature avec l’entendement dans ses produits selon des lois particulières, contingence qui rend si difficile pour notre entendement de rapporter la diversité de ses lois à l’unité de la connaissance. La pensée est donc amenée à cette idée d’un entendement intuitif, qui ne comporte pas de contradiction interne, mais qui reste cependant une simple idée pour la faculté de juger. Emmanuel Kant pose une équivalence entre dialectique et intuition, une équivalence liée à des conclusions agnostiques. Non seulement l’idée n’est qu’un horizon inatteignable pour la pensée humaine, et pas un fait, mais ses objets sont mis hors de portée de la de recherche pratique des sciences de la nature. Il est absurde de s’attacher à un tel projet ou d’espérer qu’on puisse comprendre la production d’un brin d’herbe selon des lois de la nature qu’aucune intention n’a ordonnées.
Goethe aborde concrètement la dialectique de la nature.
La sagesse pratique de Goethe ignore tacitement l’orientation d’Emmanuel Kant vers la pensée intuitive tout autant que ses conclusions pessimistes et agnostiques sur les perspectives de la connaissance de la nature. Goethe n’aperçoit là qu’une tâche nouvelle et nullement insurmontable. Dans son approche pratique, Goethe consacre ses efforts, inconsciemment et instinctivement, pour parvenir à l’archétype, de au typique. Il s’agit de parvenir à élaborer une présentation conforme à la nature. Plus rien ne l’empêche alors de s’engager courageusement dans l’aventure de la raison. Sa philosophie de la nature comme son esthétique abondent en problèmes concrets et en réponses dans lesquelles se manifeste la dialectique, sans accorder la moindre importance à l’opposition entre entendement discursif et entendement intuitif.
Alors que pour Emmanuel Kant et Fichte il n’y a de contradiction dialectique que dans la relation des catégories de l’entendement – subjectives – avec une réalité objective présupposée inconnaissable ou subjectivisée comme Non-Moi, pour Schelling la contradiction est une catégorie de la réalité objective, de l’essence de la chose en soi, et comme le sujet et l’objet sont identiques, la dialectique apparaît dans la connaissance, comme conscience de soi de la productivité inconsciente de la nature, en opposition avec l’appréhension figée du pur entendement.
Emmanuel Kant doute de l’existence et de la possibilité de parvenir à l’entendement intuitif, de dépasser les limitations de la pensée discursive, de la pensée de la métaphysique et de l’entendement, de la conception mécaniste et métaphysique du monde naturel qui utilise les simples catégories de l’entendement des Lumières, et pourtant la philosophie transcendantale d’Emmanuel Kant et de Fichte a conscience des limites de la pensée mécaniste et métaphysique et des questions dialectiques. Chez ces auteurs, les contradictions dialectiques proviennent exclusivement de la relation des catégories de l’entendement – subjectives – avec une réalité objective (présupposée inconnaissable ou subjectivisée comme le Non-Moi).
Schelling se distingue de la philosophie des Lumières en comprenant la nécessité d’élaborer des concepts susceptibles d’exprimer philosophiquement la contradiction comme fondement des phénomènes naturels (par exemple : la vie naît de la contradiction dans la nature ; l’influence extérieure et contraire à la vie sert à la maintenir ; ce qui est favorable à la vie apparemment doit nécessairement causer sa perte ; le phénomène de la vie est paradoxal). La contradiction dialectique est une propriété inhérente capitale, une catégorie de la réalité objective elle-même : le sujet de la connaissance n’est pas au premier chef l’origine de la compréhension philosophique dialectique ; cette compréhension ne trouve son expression sous forme de connexion dialectique chez le sujet, en tant que pôle subjectif de la relation d’ensemble, que parce que l’essence de la réalité objective est elle-même dialectique, et, caractéristique de l’idéalisme objectif, parce que le sujet et l’objet sont considérés identiques, sans tentative d’éclaircissement gnoséologique. La productivité inconsciente de la nature prend conscience de soi dans l’homme. Une connaissance philosophique adéquate du monde exprime son objet de manière appropriée parce que cette connaissance n’est rien d’autre que l’émergence de la conscience de ce que les processus naturels inconscients ont engendré, et dont cette conscience de soi constitue le produit le plus abouti. Il y a un dépassement dialectique des contradictions apparentes de la réalité objective telle qu’elle se donne immédiatement, une voie vers la connaissance de l’essence de la chose en soi, un dépassement de l’appréhension figée et rigide de ces contradictions apparentes par les catégories du pur entendement ou par la pensée métaphysique des Lumières ou par la pensée d’Emmanuel Kant et de Fichte. Mais il y a aussi une fuite dans l’irrationnel devant les perspectives et les difficultés logiques liées au dépassement du simple entendement en direction de la raison et d’une dialectique conséquente.
Élaborant des concepts supérieurs aux concepts des catégories de l’entendement, conscient de l’opposition entre logique formelle et logique dialectique, entre pensée métaphysique qui pose en absolu les lois de la raison commune et pensée dialectique, Schelling pense que cette pensée dialectique n’existe pas encore (qu’on pourrait la considérer non comme une dialectique scientifique et rationnelle, non comme une logique rationnelle, non comme un savoir accessible à la raison, mais à la rigueur comme une esthétique de la philosophie ou un éclectisme) et que la solution rationnelle est en définitive de faire le saut dans l’intuition intellectuelle, discipline suprême et libre, impossible à enseigner et à laquelle ne mènent aucunement les démonstrations, les syllogismes, les concepts ou les catégories de l’entendement, une philosophie de l’intuition sans les catégories de l’entendement.
Chez Hegel, la transition de l’entendement à la raison est un dépassement dans un sens triple : suppression, préservation et élévation à un niveau supérieur. Les contradictions dialectiques entre l’entendement et la raison constituent le cœur de la logique de l’essence, discipline fondamentale de la nouvelle philosophie dialectique.
Schelling, en revanche, postule une opposition figée entre l’entendement et la raison. La transition devient un saut, qui une fois accompli supprime les catégories de l’entendement. L’intuition intellectuelle possède un statut suprême et insoupçonnable. Il est impossible de l’enseigner. Il faut se protéger du savoir commun. L’intuition intellectuelle doit être un savoir absolument libre, justement parce que tous les autres savoirs ne le sont pas, un savoir auquel ne mènent pas des démonstrations, des syllogismes, des concepts.
Schelling a dépassé de manière inconsciente le subjectivisme de la philosophie d’Emmanuel Kant et de Fichte, et il a esquissé, dans toute une série de questions de la philosophie de la nature, les contours les plus généraux, les plus abstraits d’une dialectique objective, revendiquant l’élaboration de concepts philosophiques supérieurs aux concepts des catégories de l’entendement. Il se trompe sur un point décisif, celui de la nature de la science nouvelle qu’est la dialectique et de sa relation philosophique avec les contradictions des déterminations de l’entendement. Schelling est conscient de l’opposition entre la logique formelle et la logique dialectique, entre la pensée métaphysique et la pensée dialectique. La première est une doctrine entièrement empirique, qui pose en absolu les lois de la raison commune, comme par exemple que de deux concepts contradictoirement opposés, un seul puisse s’appliquer à un être quelconque, ce qui est juste dans la sphère de la finitude, mais pas dans la spéculation, qui ne commence que dans l’équivalence entre les opposés. La logique de l’époque est pour lui une discipline purement empirique. Il envisage la possibilité d’une relation entre logique dialectique et sa philosophie qui a pour fondement l’intuition intellectuelle. Si la logique doit être une science de la forme, pour ainsi dire une pure esthétique de la philosophie, il lui faut donc être une dialectique : une telle science n’existe pas encore. Si elle veut être une pure exposition des formes de la finitude dans leur relation à l’absolu, elle doit être un scepticisme scientifique. La dialectique n’aurait d’autre rôle dans la philosophie que de dissoudre les catégories de l’entendement et de mettre en lumière leurs contradictions immanentes, préparant de la sorte le terrain pour l’intuition intellectuelle, pour le saut dans la philosophie authentique, la philosophie de l’intuition. Schelling érige une barrière sur la route de la dialectique scientifique et rationnelle, de la logique rationnelle, du savoir accessible à la raison. Cependant, le monde auquel l’intuition intellectuelle permet d’accéder n’est nullement hostile à la raison, pas même à l’état rationnel : au contraire, il est le lieu où la progression et l’évolution véritable de l’univers doivent se révéler dans toute leur rationalité.
L’abandon par Schelling de la croyance en une dialectique accessible à la raison, réduisant la connaissance à celle de la logique formelle, initie l’irrationalisme.
Schelling dépose à la porte du sanctuaire l’arme de la logique dialectique. Il ne lui reste plus que les instruments de connaissance de la logique formelle. Il attribue un rôle important à l’analogie. Il devient le modèle méthodologique de l’irrationalisme. La logique formelle devient le complément intime, le principe ordonnateur de tout irrationalisme qui se fixe des ambitions plus hautes que de se borner à transformer l’image du monde en un écoulement amorphe saisi par la pure intuition.
Il n’y a que des élus qui peuvent atteindre et apprendre aussi bien la dimension esthétique et créatrice de la connaissance philosophique, c’est-à-dire la dialectique, que l’intuition intellectuelle que cette dialectique exprime, une intuition qui s’exprime par un style déclaratif, discontinu, éloigné de toute discursivité.
Alors que tout rationalisme philosophique se comprend plus ou moins nettement comme une idéologie préparatoire à un bouleversement démocratique, que la connaissance de la vérité est par principe accessible à tout homme pour peu qu’il se donne les conditions objectives nécessaires, Schelling promeut une théorie de la connaissance aristocratique. On ne peut réellement apprendre en philosophie la dimension artistique (la dialectique), mais on peut en recevoir un apprentissage pratique. De plus, cette dialectique n’est qu’une propédeutique à la véritable philosophie. La dialectique est une dimension qui ne peut être apprise, puisqu’elle repose sur une capacité créatrice. Dès que la dialectique est réellement philosophique, elle cesse d’être accessible à tous et susceptible d’être enseignée. Cette impossibilité pour le commun des mortels d’accéder aux connaissances essentielles, réservées à un petit nombre d’élus de naissance, vaut a fortiori pour l’intuition intellectuelle.
Une telle conception aristocratique commence dès la magie préhistorique, sous la forme du privilège de la caste sacerdotale. La connaissance de Dieu n’est accessible qu’à ceux qu’il a élus.
Un peu plus tard, Baader déclare la guerre à la totalité de la philosophie depuis Descartes en proclamant l’absurdité de prétendre connaître Dieu sans Dieu : refuser de faire de Dieu le point de départ de la philosophie revient à le nier. Seul l’élu de Dieu peut parvenir à sa connaissance. La connaissance philosophique est le privilège d’une aristocratie élue pour bénéficier de la grâce divine.
Pour Schelling, déjà très réactionnaire, ériger la raison commune en arbitre de la raison introduit nécessairement l’ochlocratie dans le royaume des sciences et avec celle-ci un soulèvement général de la populace.
On peut à peine parler de fondements philosophiques à propos de Schelling, en regard de son style déclaratif, discontinu, éloigné de toute discursivité.
L’intuition intellectuelle, qui part de l’absolument simple, de l’identique, qui n’est ni objectif ni subjectif, qui ne peut être saisi par la description ou les concepts, se découvre par l’activité esthétique : l’intuition esthétique objective l’intuition intellectuelle, l’art devient l’outil de la philosophie, l’esthétique dévoile l’univers des choses en soi
Alors que Goethe s’engage dans l’aventure de la raison en établissant dans la réalité l’existence de nombreuses connexions au-delà de l’appréhension par l’entendement courant (par exemple la connexion entre le particulier et l’universel) et que Hegel s’engage dans cette aventure de la raison en établissant les transitions logiques concrètes entre les catégories de l’entendement (qu’il appelle les déterminations réflexives), l’antithèse d’Emmanuel Kant entre connaissance discursive et connaissance intuitive ne jouant pour ces deux auteurs aucun rôle, Schelling accepte sans restriction cette opposition entre le discursif et l’intuitif et ne dépasse Emmanuel Kant que quand il admet la possibilité de parvenir à la connaissance intuitive, tout au moins pour les élus, les génies philosophiques. Cette position le contraint à faire d’une manière ou d’une autre la démonstration de la possibilité réelle d’accéder à cette intuition intellectuelle. Cette démonstration consiste pour l’essentiel à désigner l’activité esthétique qui manifesterait cette connaissance intuitive. Alors qu’Emmanuel Kant se refuse à considérer l’activité esthétique comme une voie permettant de connaître la réalité objective, Schelling considère que l’activité esthétique peut devenir l’outil permettant de connaître la réalité objective, puisque l’essence de l’art consiste à saisir et à dévoiler l’univers de la chose en soi : l’art est un reflet de la réalité objective du monde des choses en soi.
Alors que Fichte considère que l’art transforme le point de vue transcendantal en point de vue commun (ce que le philosophe n’acquiert qu’au prix de grands efforts, l’esprit artistique le possède déjà mais sans en avoir une conscience définie), Schelling considère que la philosophie part du principe de l’identité absolue : l’absolument simple, l’identique, ne peut faire l’objet d’une description, ne peut être saisi ou transmis par le biais de concepts. Il ne peut que faire l’objet d’une intuition. Cette intuition qui n’est pas sensible mais intellectuelle, qui n’a pas pour objet l’objectif ou le subjectif, mais l’identité absolue qui n’est ni objective ni subjective, est elle-même interne et ne peut jamais devenir objective par elle-même. Pour parvenir à cette objectivité, une seconde intuition est nécessaire, l’intuition esthétique. L’objectivité de l’intuition intellectuelle, c’est l’art. L’intuition esthétique n’est autre que l’objectivation de l’intuition intellectuelle. L’art, l’activité du génie productif deviennent ainsi l’outil de la philosophie. L’esthétique devient le cœur de la méthode philosophique. C’est l’esthétique qui dévoile les mystères du cosmos, de l’univers des choses en soi. L’art est à la fois l’unique outil véritable et éternel, et l’illustration de la philosophie. L’art ne cesse de proclamer à nouveau ce que la philosophie ne peut représenter extérieurement.
Dans l’art comme dans la philosophie de la nature, il est question de la réalité objective, de la présentation des formes de esthétiques qui sont des formes des choses en soi, des formes belles, de la combinaison par analogie de ces formes.
Les fondements mystiques de l’objectivité de l’art s’accompagnent cependant d’une tendance vers la théorie du reflet. La construction de l’art est une présentation de ses formes, des formes qui sont formes des choses en soi ou dans l’absolu. Les formes de l’art, puisqu’elles sont les formes de choses belles, sont aussi les formes des choses telles qu’elles sont en soi. Toute construction d’art apparaît comme présentation réelle des formes des choses telles qu’elles sont en soi.
La construction de l’univers consiste à combiner arbitrairement des phénomènes hétérogènes rassemblés au nom de la simple an de alogie. La découverte de l’art comme outil de la philosophie entraîne cependant une accentuation, une universalisation de cette méthode de l’analogie, une méthode que Schelling applique mécaniquement. L’intuition, en tant qu’outil de la philosophie, ne remplit son rôle et ne produit une image du monde que si l’arbitraire dans la combinaison des éléments qui sont présentés est pourvu d’un fondement « méthodologique », celui de l’analogie.
Aussi bien dans l’art que dans la philosophie de la nature, il est question des objets du monde réel, de l’objectivité de ce monde réel, et même si leur appréhension philosophique ou esthétique se dégrade souvent en construction arbitraire, c’est au moins partiellement la réalité objective qui est visée.
La philosophie négative montre le néant de toutes les antithèses finies, du poids mort de la volonté qui s’enchaîne à la connaissance du fini, le néant des contingences du corps, du monde des apparences et de la vie sensible ; la philosophie positive, épurée de toute pensée conceptuelle, de tout recours à la réflexion et à l’entendement, utilise l’intuition pour sa chercher ni qu’il a uter dans l’au-delà, dans l’absolue simplicité (le simple ne peut être connu que par l’intuition alors que le composé peut être connu par une description), dans l’unité absolue de Dieu, dans l’infini, dans la foi, la piété, la prière, le monde et la civilisation n’étant plus que des déchéances hors de la divinité et des mythes anciens.
Partant d’Iéna, où il est sous l’influence directe de Goethe et de Hegel, Schelling s’installe à Würzburg en 1803 : l’outil de la philosophie n’est plus l’art mais la religion. Un de ses élèves souscrit à son schéma de la connaissance qui va de la dialectique des déterminations de l’entendement vers l’intuition intellectuelle, avec la tentative d’épurer le cœur de la philosophie de toute pensée conceptuelle, de toute trace de recours à la réflexion et à l’entendement, mais non à sa tentative d’ériger néanmoins, de manière ambivalente, ce domaine en domaine de la connaissance : la connaissance se dissipe dans l’absolu, où elle devient identique à son objet : ce qui est situé par delà ce point culminant de la spéculation, par-delà toute représentation, tout concept, toute idée, toute spéculation, n’est plus un connaître mais un pressentiment ou une ferveur, la divinité, le Salut, infiniment supérieur à l’éternité. Si la spéculation et la dialectique ne sont qu’un préambule de l’intuition intellectuelle et s’abolissent en elle, c’est la connaissance elle-même qui s’abolit pour céder la place au règne de l’au-delà, de la foi, de la piété et de la prière : la philosophie n’est ainsi que l’antichambre de la non-philosophie. L’intuition intellectuelle cesse d’être l’instrument cognitif de l’immanence du monde, mais se transforme en un saut dans l’au-delà. La philosophie capitule devant la religion : s’il est vrai que toutes les antithèses de la sphère de la connaissance sont abolies dans l’identité absolue, il est impossible de surmonter l’antithèse fondamentale entre l’en-deçà et l’au-delà : l’en-deçà est le poids mort de la volonté, qu’il enchaîne à la connaissance du fini, l’au-delà, en revanche, offre la voie libre dans toutes les directions, la vie géniale de l’immortalité.
Pour Schelling, la philosophie doit non apporter quelque chose à l’homme mais le débarrasser des contingences du corps, du monde des apparences, de la vie sensible, selon une philosophie négative montrant le néant de toutes les antithèses finies et menant l’âme de manière indirecte à l’intuition de l’infini. Une fois parvenue à ce point, la philosophie abandonne les expédients d’une description purement négative de l’absolu pour une philosophie positive qui a, pour Schelling, contrairement à son élève, un caractère cognitif, aspect qui explique l’influence si passagère de la seconde philosophie de Schelling pour l’irrationalisme.
L’absolu, l’objet de l’intuition intellectuelle, n’est plus l’univers des choses en soi : il est maintenant l’absolue simplicité, seulement accessible à une saisie immédiate, ce qui exclut toute explication, toute description (seul le composé peut être connu par une description, le simple ne peut être connu que par l’intuition). La totalité du monde absolu se réduit à l’unité absolue de Di fordienne est inquiétée malade eu. La totalité du monde est désormais supposée n’être d’une déchéance hors de la divinité. La civilisation moderne n’est qu’une déchéance par rapport à la science ancienne, aux mythes de l’âge d’or. La signification des symboles se perd. Il y a entre Dieu et le monde une dualité stricte, un gouffre que seul un saut permet de franchir. Il n’y a pas de passage graduel et continu de l’absolu à la réalité. L’émergence du monde sensible n’est pensable que comme rupture totale avec l’absolu. L’émergence du monde sensible n’est plus considérée comme une évolution, ni même comme une genèse, mais comme une déchéance hors du divin.
Schelling ne s’intéresse plus à la philosophie de la nature ni à l’esthétique, mais à l’interprétation irrationaliste des mythes et de la religion.
La conscience et l’activité pratique ne permettent pas de saisir adé en Chine quatement les processus naturels et sociaux et leur évolution ; il n’y a pas dans l’évolution de l’humanité et de la nature de progrès, mais seulement des créations successives d’une puissance transcendante ; les inégalités sociales sont impossibles à supprimer et les ordres juridiques et les constitutions doivent être immuables.
Alors que le jeune Schelling étudiait l’évolution unitaire de la nature de l’inférieur vers le supérieur, concevant l’être humain, la conscience humaine, comme un produit de cette évolution naturelle, avec l’aptitude de la conscience humaine à saisir adéquatement les processus naturels, dont elle est elle-même une composante et un résultat, le dernier Schelling considère que notre conscience de soi n’est en aucune façon la conscience de cette nature qui a tout parcouru, elle est simplement notre conscience et n’inclut pas du tout en soi une science de tout le devenir. Ce devenir universel nous reste aussi étranger et opaque que s’il n’avait jamais eu de rapport avec nous. Si le processus naturel n’éclaire en aucune manière la connaissance humaine, l’activité pratique de l’homme ne contribue pas non plus à sa connaissance de la réalité.
L’idée d’un progrès illimité, d’un progrès sans arrêt, sans pause, où commencerait quelque chose de vraiment neuf, appartient pour Schelling aux articles de foi. Schelling refuse non seulement l’idée de progrès mais l’idée d’une évolution de l’inférieur au supérieur, des débuts primitifs à des étapes plus élevées. Il n’est pas vrai que tout art et toute culture soient partis des commencements les plus misérables. L’évolution de l’homme n’est pas un produit immanent de ses propres forces, un résultat de ses actions propres. Il n’est pas vrai que l’homme à ses débuts était abandonné à lui-même, cherchant à savoir à l’aveuglette, en proie au hasard et comme à tâtons.
Schelling ne s’oppose plus à la théorie naturelle statique (ou seulement interrompue par des catastrophes) de Linné et de Cuvier : il faut accepter les créations successives effectives. Si les événements ne peuvent être le résultat des forces qui se jouent en eux, il est indispensable, pour mettre au jour une nouveauté qualitative, de faire appel à une création, à l’intervention d’une puissance transcendante.
Les inégalités sociales appartiennent à l’essence de l’espèce humaine et sont impossibles à supprimer. Ces différences remontent jusqu’au monde des Idées. La raison objective, immanente aux choses mêmes, exige l’inégalité naturelle, la distinction prescrite par le monde des Idées entre dominants et dominés. Les ordres juridiques et les constitutions ne peuvent être fabriqués. Renverser l’État est un crime inégalable.
Schelling dénonce la méthode dialectique de Hegel, tout son mouvement du concept, son monde clos de déterminations et de lois terrestres, immanentes, qui ne laisse pas la moindre place à une quelconque dimension transcendante, ni dans la nature ni dans l’histoire. Hegel aurait la prétention d’élever sa philosophie négative à la vérité, sans avoir besoin du complément d’une philosophie positive.
Le péché originel de Hegel, c’est qu’il considère ce qui n’est contenu que potentiellement dans la véritable philosophie négative comme le déroulement du devenir véritable. Dieu n’est qu’en puissance, et le mouvement n’est pas posé en Dieu mais dans l’Étant.
Schelling critique chez Hegel, de manière abstraite, l’aspect contemplatif, éloigné de la pratique, pour prôner le subjectivisme, l’agnosticisme quant au monde des phénomènes, l’irrationalisme du monde nouménal, la raison supérieure de la philosophie positive et la théologie.
Critiquant le point de vue du sujet-objet identique, Schelling soulève le problème de la priorité de l’être ou de la conscience.
Hegel soulève des questions importantes sur l’interaction entre la théorie et la praxis, en particulier à propos de la relation entre le travail (l’outil, etc.) et la téléologie. Mais le système hégélien culmine dans une parfaite contemplation. Schelling considère que dans la pensée il n’y a aucun élément pratique : le concept est seulement contemplatif.
Schelling n’introduit dans la discussion ces remarques pertinentes dans leur généralité abstraite qu’afin de contrarier l’avancée que la philosophie de son temps est sur le point de faire, afin de rendre vains les efforts pour un contenu social nouveau et pour la naissance d’une philosophie dialectique susceptible de les exprimer adéquatement, afin de faire aboutir ces efforts dans une mystique irrationnelle, modernisée en apparence, mais favorable aux objectifs politiques et sociaux de la réaction. Cela se vérifie quand Schelling parle de la chose en soi : cette chose en soi est ou bien une chose, c’est-à-dire un étant, elle est donc aussi nécessairement connaissable et n’est donc plus en soi (l’en soi est ce qui échappe à toutes les déterminations de l’entendement), ou bien cette chose en soi est réellement un En soi, soustrait à toute connaissance et à toute représentation, et alors elle n’est plus une chose. Schelling aboutit à la dualité entre l’agnosticisme quant au monde des phénomènes et l’irrationalisme du monde nouménal. Il y a certainement une chose première, inconnaissable, l’être en soi sans mesure et sans détermination, mais il n’y a pas de chose en soi : tout ce qui est un objet pour nous est déjà en soi-même affecté de subjectivité, c’est-à-dire déjà en partie posé par la subjectivité.
La priorité de l’être sur la pensée devient de la priorité de Dieu, transcendant toute raison : la philosophie positive, en dehors de la raison, est une « science antirationaliste » ; l’essence de la chose et son existence sont séparées de manière non dialectique ; l’aristocratisme ne se justifie plus par le génie artistique mais par la Révélation ; l’abandon de l’évolution et de l’histoire se termine par la négation de l’objectivité du temps, identifié au temps intuitif et à la vie ; la Révélation se prouve par la mythologie préhistorique.
Schelling ne veut pas simplement évincer les tendances de la méthode dialectique orientée vers la science et l’idée d’un réel connaissable, mais il vise à les remplacer par la raison supérieure de la philosophie positive, par un recours prétendument philosophiquement fondé à la théologie, si bien que la priorité de l’être sur la pensée qu’il affirmait résolument s’estompe avec la transformation insensible de cet être (il est vrai abstrait et indéterminé) en un Dieu transcendant toute raison.(Si un être rationnel est ou doit être, je dois présupposer l’esprit parfait qu’est cet être rationnel. Mais il n’est pas donné un fondement de l’être de cet esprit parfait. Son fondement ne serait donné par la raison que si l’être rationnel parfait et la raison elle-même devaient être posés inconditionnellement. Mais il est possible qu’il n’y ait aucune raison et aucun être rationnel parfait. Ainsi est détruit le fondement de tout rationalisme philosophique, c’est-à-dire de tout système qui érige la raison en principe. La philosophie positive part de ce qui est tout à fait en dehors de la raison. Elle est une science antirationaliste).
Schelling opère une coupure brutale, métaphysique, non dialectique, entre l’essence de la chose et son existence : en tout étant réel il y a deux choses à connaître, totalement différentes, à savoir ce qu’est un étant, et qu’il est. La réponse à la première question donne une vue de l’essence de la chose (elle me fait comprendre la chose, elle fait en sorte que j’ai une compréhension ou un concept d’elle, ou encore que je l’ai elle-même en concept). Quant à l’autre réponse, la vue portant sur le fait qu’elle est, elle ne me confère pas un simple concept, mais quelque chose qui excède le simple concept, et qui est l’existence. L’existence ne peut être dérivée du concept. Et Schelling affirme que sa philosophie positive, dont le contenu réel est la Révélation, est la philosophie de l’expérience, en opposition aux déductions a priori de la raison pure, méprisant l’empirie, de la philosophie négative. Schelling est le précurseur des courants qui emploient le mot expérience de manière abusive.
Schelling abandonne dans toutes les questions essentielles les tendances progressistes de sa jeunesse, les transformant même en leur contraire, tandis que dans toutes les occasions où il s’était déjà engagé dans des voies réactionnaires, il leur reste fidèle et les prolonge.
C’est le cas en particulier de sa théorie de la connaissance aristocratique. Dans la première période, les génialités artistiques étaient le prétexte de cet aristocratisme ; c’est désormais la Révélation chrétienne qui devient l’outil qui préside à l’élection d’un petit nombre, ce qui ramène ouvertement cette théorie au monde magique auquel elle devait son origine historique.
En ce qui concerne la théorie du temps, le jeune Schelling était réactionnaire dans sa théorie de l’histoire, avec l’abandon complet de la pensée de l’évolution ; ce revirement reçoit désormais un fondement théorique qui consiste en la négation de l’objectivité du temps, désormais totalement subjectivisé et identifié au temps intuitif. Cette subjectivation du temps n’est pas un simple retour à l’a priori d’Emmanuel Kant : l’objectivité du temps est effacée au profit de son vécu subjectif. L’intuition, en tant qu’outil de l’appréhension de la réalité véritable, hypertrophie la dimension de l’expérience vécue, celle du temps en l’occurrence, jusqu’à en faire l’essence de la réalité. Le courant vitaliste de l’irrationalisme impérialiste renforcera cette tendance à concevoir l’espace comme le principe de tout ce qui est inanimé, mort, pétrifié, et à faire par contre du temps vécu le principe de la vie, et à mettre ces deux dimensions en opposition. La place accordée au temps vécu subjectif permet de subjectiviser l’histoire, de nier l’objectivité de l’évolution.
La totalité de l’évolution qui a précédé l’apparition de l’homme se voit privée de toute réalité et de toute objectivité. Schelling conçoit l’histoire comme constituée de temps qualitativement différents, en fonction du stade d’achèvement ou de naissance où la mythologie se trouve. La première période est constituée par le temps absolument identique, le temps intemporel, le temps en général. Il y a une négation fanatique de l’évolution dans l’histoire de la nature et l’histoire de l’homme. L’apogée du système, c’est la preuve philosophique de la Révélation, qui trouve sa démonstration dans des faits indépendants d’elle. Ce fait indépendant de la Révélation, c’est le phénomène de la mythologie. Le temps intemporel de la naissance de la mythologie est la preuve de la vérité de la Révélation chrétienne. La construction des mythes du présent est fondée par une productivité originelle de temps absolument préhistoriques. La destruction de la raison à l’œuvre dans l’histoire repousse la pensée dans le néant d’une mystique sans fond.
Aucune culture intellectuelle ou artistique, aucun savoir réel n’offre d’abri critique face a cet abîme d’absurdités lorsque la lutte de classe pousse une couche sociale, ses idéologues et leur public, à contester les faits les plus importants de la réalité sociale.
Schopenhauer s’identifie à la réaction bourgeoise ; écrivain rentier, son indépendance est celle illusoire du rentier, celle de l’individualiste décadent qui se tourne strictement vers l’intérieur, celle de l’égoïsme bourgeois.
A l’époque de la Révolution française, la philosophie classique allemande prend une dimension internationale en avançant les problèmes dialectiques et évolutionnistes (Hegel), avec un contrecoup irrationaliste (Schelling, Baader et le romantisme), tandis que les idéologues contre-révolutionnaires français et anglais (Burke, Bonald, Joseph de Maistre) se bornaient à reformuler des arguments légitimistes et réactionnaires traditionnels (avec l’exception de Maine de Biran et de Coleridge). Cuvier reproche à ses adversaires évolutionnistes d’introduire dans la science les tendances mystiques de la philosophie allemande de la nature.
Schopenhauer rédige ses ouvrages les plus importants durant l’époque de l’essor et du règne de la philosophie hégélienne. Il exprime des tendances qui ne s’imposeront universellement qu’après l’échec de la Révolution de 1848. Schopenhauer possède une capacité d’abstraction élevée par sa capacité à conceptualiser les phénomènes de l’existence, à construire des passerelles entre la vie immédiate et les pensées les plus abstraites, à prendre au sérieux en termes philosophiques des phénomènes qui n’existent qu’en germe. Le courant vital qui porte sa pensée et dont il anticipe la future puissance d’entraînement n’est autre que l’ascension de la réaction bourgeoise. Il pressent, avec une remarquable sensibilité, l’arrivée et l’essor de cette réaction, il perçoit ses symptômes les plus marquants et a à son égard des facultés de clairvoyance philosophique et d’abstraction anticipatrice.
Schopenhauer est le premier grand exemple allemand de l’écrivain rentier. Il lui est donc possible d’adopter une position entièrement personnelle sans être contraint à la moindre concession.
L’indépendance de Schopenhauer est illusoire : c’est l’illusion bourgeoise typique du rentier. Voltaire s’assurait une indépendance vis-à-vis du mécénat aristocratique pour être en mesure de se dresser en tant que puissance intellectuelle autonome face a l’absolutisme féodal (Diderot et Lessing mènent de leur côté une lutte héroïque pour préserver leur indépendance intellectuelle). L’indépendance de Schopenhauer est celle d’un original à l’égoïsme forcené. Il stigmatise l’idolâtrie fonctionnaire de l’État de Hegel. Souvent en retrait, il soutient la répression de 1848.
L’individualisme politique, économique et culturel de la période ascendante de la bourgeoisie, cette conception du monde de l’action personnelle qui doit promouvoir les objectifs de la classe bourgeoise (Machiavel, Rabelais, Hegel, Smith, Ricardo), fait place à l’individualisme décadent de Schopenhauer, dont l’activité se détache de sa base sociale, se tourne strictement vers l’intérieur, cultive ses propres singularités comme des valeurs absolues, une aut pour avoir de onomie qui n’existe que dans l’imagination de l’individu bourgeois décadent, une altière autarcie de la personnalité privée qui n’est qu’une variante de l’égoïsme capitaliste normal.
L’apologie directe du capitalisme qui s’efforce de dissimuler ses contradictions ou de nier leur existence par des sophismes et par le silence, et qui le représente comme le meilleur des mondes possibles, se complète par l’apologie indirecte qui reconnaît les atrocités du capitalisme, mais les présente comme des caractères propres à l’existence humaine, ce qui justifie l’inutilité de l’action politique, le pessimisme.
La philosophie et la littérature ont pour mission de colmater les brèches. Il s’agit d’éliminer les contradictions les plus criantes en démontrant que tout ce que comporte le capitalisme de contradictoire, de déplorable et de cruel n’est qu’une apparence, ou qu’une perturbation superficielle et passagère. L’apologie directe du capitalisme s’efforce de dissimuler ses contradictions, de nier leur existence par le recours à des sophismes, de les passer sous silence. Elle s’ingé de nie à présenter le capitalisme comme le meilleur de tous les ordres possibles, comme l’insurpassable apogée du développement humain.
L’apologie indirecte du capitalisme prend son point de départ dans les contradictions du capitalisme, reconnaît leur existence et l’impossibilité de les nier, mais les interprète cependant dans un sens favorable au maintien du capitalisme. Les mauvais côtés du capitalisme, ses atrocités, ne sont pas des caractères propres au capitalisme, mais des caractères propres à la vie de l’homme, à l’existence humaine en général. Il en résulte que la lutte contre ces atrocités apparaît totalement absurde puisqu’elle reviendrait à une destruction par l’homme de sa propre essence.
L’abstention de toute action au sein de la société et à plus forte raison l’abstention de toute tentative de transformation sociale ne peuvent combler que les besoins de la bourgeoisie de la période pré-impérialiste.
Toute évolution est une illusion, toute société une apparence, toute lutte historique vaine, ce qui justifie philosophiquement le pessimisme.
Le pessimisme fonde philosophiquement la thèse de l’absurdité d’une quelconque action politique. Pour parvenir à cette conclusion, Schopenhauer déprécie philosophiquement la société et l’histoire. Pour Goethe et Schiller, si l’évolution existe dans la nature, si elle culmine avec l’être humain, il en résulte nécessairement que le sens de l’action, même la plus individuelle, que le sens de la conduite de la vie, même la plus individuelle, doivent être liés d’une manière ou d’une autre avec l’évolution du genre humain. L’action pourvue de sens est inséparable de sa socialité et de son historicité. La dévalorisation de l’action par Schopenhauer a pour conséquence une conception du monde qui ne peut que ravaler toute historicité, tout progrès, toute évolution, au rang d’une apparence, d’une illusion : la société est présentée comme une simple surface, qui dissimule l’essence et nuit à la connaissance de cette essence, une pure apparence (dans le sens d’illusion et non de phénomène).
Optimisme et pessimisme sont parmi les expressions les plus vagues de la terminologie philosophique traditionnelle. L’optimisme, ce serait une vision béate, le pessimisme, une dénonciation impitoyable des faces sombres de la réalité. Ainsi l’historien bourgeois Charles Gide désigne Ricardo comme pessimiste car il examine les aspects négatifs du capitalisme, alors que Ricardo est optimiste, et Schopenhauer considère Voltaire comme un allié parce qu’il tourne en ridicule le meilleur des mondes possibles de Leibnitz, alors que Voltaire est optimiste.
Herder, Forster, Hölderli de n et Hegel, à la suite de la Révolution française, indiquent des perspectives allant bien au-delà de la misère allemande, tandis que Schopenhauer universalise philosophiquement cette misère allemande, avec une bourgeoisie allemande qui se persuade que toutes les luttes historiques sont vaines.
L’égoïsme est considéré par le bourgeois comme une propriété anthropologique ; Schopenhauer dénonce l’égoïsme bourgeois ordinaire, mais affirme que cet égoïsme est une propriété immuable, cosmique de l’être humain, et même une propriété cosmique immuable de tout existant ; il glorifie moralement l’égoïsme sublime comme stricte autarcie individuelle, se détournant de la vie sociale, de toute obligation sociale et morale (y compris sa propre morale), et manifestant de la condescendance à l’égard de la plèbe et de la compassion, des effusions, de la sensiblerie à l’égard de toutes les créatures, à l’égard de tous les existants ; Schopenhauer défend tout ordre social qui protège la propriété privée en considérant cet ordre social comme irrationnel, dénué de sens et avec lequel il est inutile de participer ; Schopenhauer stigmatise les démagogues optimistes qui attribuent au gouvernement, de manière criminelle et infâme, les malheurs du monde.
L’égoïsme individualiste bourgeois est d’abord conçu comme une propriété anthropologique, une caractéristique de l’être humain (le bourgeois n’a pas conscience du caractère historiquement transitoire de la société bourgeoise), et on se demande s’il est conciliable avec la socialité, avec le progrès de la société (la critique sociale ironique de Mandeville, le dualisme entre économie et éthique chez Adam Smith, l’égoïsme rationnel des Lumières, l’insociable sociabilité d’Emmanuel Kant, la ruse de la raison de Hegel). En Angleterre, quand s’affaiblissent l’élan révolutionnaire et la critique sociale, la dimension sociale de l’action se transforme vers l’autonomie de l’individu bourgeois en tant que personne privée, ce que reprendra Schopenhauer. Schopenhauer cherche dans la lutte de l’Aufklärung pour la liquidation des vestiges de la féodalité et contre le romantisme des a de ppuis pour une formalisation philosophique radicale de l’autarcie absolue de l’individu bourgeois. Il détourne dans un sens réactionnaire aussi bien les tendances de l’Aufklärung que les tendances du dix-huitième siècle anglais.
Si Schopenhauer présente l’égoïsme bourgeois ordinaire sous des couleurs morales négatives, il considère cet égoïsme comme une propriété immuable, cosmique, de l’être humain en tant que tel, et même au-delà une propriété cosmique immuable de tout existant. Chacun veut tout pour soi, chacun v voir eut tout posséder, tout gouverner, et tous ceux qui s’opposent à lui, il voudrait pouvoir les anéantir. Chaque individu, en dépit de sa petitesse, bien que perdu, anéanti au milieu d’un monde sans borne, ne se prend pas moins centre du tout, faisant plus de cas de son existence et de son bien-être que de ceux de tout le reste, étant même prêt à sacrifier tout ce qui n’est pas lui, à anéantir le monde au profit de ce moi, et pour prolonger d’un moment son existence à lui. L’égoïsme est essentiel à tous les êtres dans la nature.
Schopenhauer désavoue seulement en apparence cet égoïsme. Le prétendu dépassement de l’égoïsme prend la forme d’une glorification d’une stricte autarcie individuelle considérée comme l’unique comportement moral exemplaire. Cet égoïsme sublime est présenté comme l’opposé radical de l’égoïsme ordinaire. Il est supposé se détourner de l’apparence, de la vie sociale, dont l’égoïsme ordinaire reste prisonnier, et impliquer une compassion à l’égard de toutes les créatures, inspirée par le savoir que l’individuation n’est qu’une apparence derrière laquelle se dissimule l’unité ultime de tous les existants.
Cette opposition entre deux types d’égoïsme est un des traits les plus raffinés de l’apologie indirecte chez Schopenhauer. D’une part, il prête à cette attitude la consécration aristocratique de l’initié, face à l’aveuglement d’une plèbe prisonnière du monde des apparences. En outre, ce dépassement de l’égoïsme ordinaire, et précisément en raison de sa nature sublime, de son universalité cosmique et mystique, n’a pour ses adeptes aucun caractère contraignant : il dévalue toutes les obligations sociales et les remplace par des élans de sentiment, des effusions de sensiblerie susceptibles le cas échéant de s’accorder avec les pires crimes. Tel criminel inhumain, en se sentant lié par un lien cosmique avec un canari et en jouant des sonates de Beethoven pendant ses heures de loisir, se conforme par ailleurs à tous les commandements sublimes de la morale de Schopenhauer. Le philosophe a soin de se prémunir lui-même contre tout reproche de cette nature.
Il est également un rénovateur tout à fait moderne de l’éthique dans le sens qu’il déclare d’emblée que la morale qu’il a lui-même élaboré et justifié philoso de base phiquement ne saurait engendrer pour lui la moindre obligation : s’est élevé à l’égard du moraliste une prétention bien étrange, de vouloir qu’avant de recommander une vertu, il la possède lui-même. L’intelligentzia de la bourgeoisie décadente est pourvue d’un confort intellectuel et moral parfait : elle est en possession d’une morale qui la libère de tous les devoirs sociaux, qui l’élève à une hauteur sublime au-dessus d’une populace aveuglée et ignorante, une morale dont le propre inventeur se déclare lui-même dispensé (s’y conformer impliquerait un effort, ou même un simple inconfort). Schopenhauer organise toute son existence en fonction de ce confort. Il fournit un modèle pour l’éthique de la bourgeoisie décadente.
La philosophie irrationaliste de la période de la Restauration glorifie la croissance organique de la société, proclame que l’ordre féodal et absolutiste est l’unique ordre légitime puisqu’il émane de la volonté divine, et diabolise tout bouleversement révolutionnaire comme inorganique et purement artificiel. Chez Schopenhauer, en revanche, la société et l’histoire sont présentées comme totalement irrationnelles, strictement dénuées de sens, et toute aspiration à participer d’une quelconque manière à la vie sociale est présentée comme une ignorance de l’essence réelle du monde si profonde qu’elle confine au crime. Schopenhauer défend l’ordre existant tout aussi opiniâtrement que l’irrationalisme féodal ou semi féodal soutient la Restauration, en ayant toutefois recours à une méthode entièrement opposée, celle de l’apologie indirecte. Tandis que les idéologues de la Restauration défendent l’ordre social féodal et absolutiste de leur temps sous la forme concrète qu’il a alors, la philosophie de Schopenhauer est une défense idéologique d’un ordre social quel qu’il soit, pour peu qu’il soit en mesure de protéger la propriété privée bourgeoise.
La forme du régime politique au pouvoir lui est totalement indifférente, à condition qu’il protège suffisamment la propriété privée. Quand il y a une insatisfaction à l’égard des gouvernements, c’est dans la plupart des cas que les démagogues ont tendance à leur imputer la misère indissociable de l’existence humaine, la malédiction d’Adam et de ses descendants. Ces modernes démagogues, en tant qu’adversaires du christianisme, sont des optimistes. Le monde est pour eux un but en soi. Les maux monstrueux du monde, ils les attribuent au gouvernement. L’optimisme est une attitude infâme, pire qu’une façon de pensée absurde, une odieuse moquerie, en face de l’inexprimable douleur de l’humanité.
Critiquant le panthéisme, qualifié d’athéisme courtois, et le déisme, Schopenhauer fait la promotion d’un athéisme religieux, en lutte contre le matérialisme, le rationalisme et la conception immanentiste et évolutionniste du monde, inculquant la passivité sociale et le sout de ien à l’ordre qui défend la propriété privée, et adhérant au dogme du péché originel.
Schopenhauer est conscient des faiblesses et des inconséquences du panthéisme. Le panthéisme ne signifie rien. Appelez le monde « Dieu » n’explique rien, mais ne fait qu’enrichir la langue d’un synonyme superflu du mot monde. Schopenhauer est aussi conscient de la relation entre le panthéisme et le déisme religieux : ce n’est que si l’on part d’un Dieu que l’on a déjà admis et connu que l’on peut finir par l’identifier avec le monde, et cela afin de se débarrasser de Dieu de manière courtoise.
Schopenhauer semble se rapprocher de Feuerbach pour qui le panthéisme n’est qu’un athéisme courtois. Schopenhauer fait profession d’athéisme, mais un athéisme destiné à faire fonction de succédané de la religion, à fonder une nouvelle religion – athée – a l’intention de ceux qui ont perdu leur foi religieuse traditionnelle. L’athéisme de Schopenhauer engage une lutte acharnée contre le matérialisme. Il s’agit de détourner de l’athéisme matérialiste les courants antireligieux naissants pour les orienter dans le sens d’une religiosité sans Dieu, d’un athéisme religieux. Schopenhauer dénonce la propagation universelle du « plus plat rationalisme dont la face de bouledogue s’étale chaque jour plus largement. La doctrine du péché originel fait la risée de ces lourdauds rationalistes. Le matérialisme toujours aux aguets redresse la tête et se rapproche, main dans la main avec son compère le bestialisme (que certains nomment humanisme). »
D’un point de vue négatif, Schopenhauer prend acte de la crise de la religion et engage une polémique violente dirigée exclusivement contre le plat rationalisme et le matérialisme. Du point de vue positif, Schopenhauer prend position en faveur du dogme chrétien du péché originel, un ordre qui serait respecté par l’athéisme du bouddhisme. Schopenhauer, avant Emmanuel Kant, ou bien le monde et l’œuvre d’un aveugle hasard (le matérialisme) ou bien le monde est créé suivant des desseins et des idées par une intelligence ordonnatrice agissant du dehors (l’athéisme), tandis qu’Emmanuel Kant met en question cette opinion que le monde que nous avons sous les yeux est celui des choses en soi, qu’il n’y a pas d’autre ordre de choses que l’ordre empirique, en distinguant le phénomène et la chose en soi, ouvrant la voie à l’athéisme religieux de Schopenhauer, en lutte contre la conception immanentiste et la théorie de l’évolution du panthéisme.
L’athéisme religieux de Schopenhauer, comme la religion de son époque, inculque la passivité sociale, l’abstention de toute action sociale, avant que, avec Nietzsche et après lui le fascisme, ne transforment ces prémices dans le sens d’une morale vouée au soutien actif, militant, de la réaction impérialiste, parallèlement à l’attitude des Églises pendant les guerres mondiales impérialistes et les guerres civiles. Ailleurs, Schopenhauer parle de l’utilité des religions comme soutien des couronnes. L’autel et le trône ont une parenté intime. Machiavel recommande la religiosité au prince.
Dans la conception de la chose en soi et dans la connaissance, Kant hésite entre matérialisme et idéalisme ; Fichte et Schopenhauer éliminent le matérialisme et Schopenhauer se rapproche de Berkeley, avec Mach, Avenarius et Poincaré (l’idéalisme, ce scandale de la philosophie pour Kant) ; Kant aborde les contradictions, Fichte puis Schelling en profitent pour développer la dialectique, tandis que Schopenhauer l’élimine.
Dans toutes les questions philosophiques décisives, Emmanuel Kant adopte une position hésitante, ambivalente.
De Lorsqu’il admet qu’une chose en soi, extérieure à nous, correspond à nos représentations, il parle en matérialiste. Lorsqu’il la déclare inconnaissable, transcendante, située dans l’au-delà, il se pose en idéaliste.
Reconnaissant dans l’expérience, dans les sensations, la source unique de notre savoir, il oriente sa philosophie vers le sensualisme et, à travers le sensualisme, sous certaines conditions, vers le matérialisme. Reconnaissant l’apriorité de l’espace, du temps, de la causalité, il oriente sa philosophie vers l’idéalisme.
Fichte veut épurer la philosophie kantienne de ces oscillations en direction du matérialisme. Il en est de même de Schopenhauer qui est supprime les hésitations kantiennes pour les ramener à l’idéalisme subjectif de Berkeley.
La compréhension des contradictions comme fondement de la logique de la théorie de la connaissance apparaît chez Emmanuel Kant (ce qui aboutira finalement à une restauration de la pensée métaphysique et à l’agnosticisme philosophique). Schelling profite de ses impulsions non menées jusqu’à leur terme pour développer la pensée dialectique. Schopenhauer élimine tous les éléments dialectiques de la pensée kantienne pour les remplacer par un irrationalisme étayé sur l’intuition et par une mystique irrationaliste, alors que Fichte, avec sa relation entre Moi et Non Moi, prolonge ces tendances dialectiques et que le jeune Schelling s’en inspire.
Schopenhauer considère qu’il n’y a point d’objet sans sujet. L’objet n’existe pas en soi. Être objet ne signifie rien d’autre qu’être reconnu par un sujet et être sujet ne signifie rien d’autre qu’avoir un objet. Avec tout objet déterminé d’une quelconque manière, est posé le sujet connaissant qui le connaît de la même façon. Il revient au même de dire : les objets ont telle ou telle détermination intrinsèque ou bien : le sujet les connaît de telle ou telle manière. Schopenhauer ne veut entendre parler que de la première édition de la Critique de la raison pure. Kant justifie la deuxième édition par sa volonté de réfuter Berkeley : l’idéalisme reste un scandale pour la philosophie et pour la raison humaine commune, dans la mesure où il admet l’existence des choses extérieures qu’à titre de croyance, alors que nous tirons toute la matière de nos connaissances de ces choses extérieures.
La théorie de la connaissance de Berkeley est reprise par Schopenhauer, Mach et Avenarius (ces deux derniers couvrent leur idéalisme du masque d’une troisième voie entre idéalisme et matérialisme, et se contentent d’un simple agnosticisme). L’idéalisme subjectif de Schopenhauer n’aboutit pas comme chez Berkeley à la religion chrétienne mais à l’athéisme religieux.
Le phénomène, l’objet, le monde extérieur, la réalité objective, c’est la représentation, c’est la conscience individuelle, c’est la connaissance scientifique qui n’a qu’une fonction pragmatique dans la lutte pour l’existence et qui est au service de la volonté (la morphologie nous présente des formes incompréhensibles, l’étiologie ne nous apprend rien sur la mystérieuse force naturelle qui se manifeste par la loi naturelle) ; la chose en soi, c’est la volonté, la force naturelle, la non-réalité, accessibles par l’intuition
Schopenhauer identifie la chose en soi avec la volonté irrationnellement hypertrophiée et mystifiée. Le phénomène signifie la représentation, et rien de plus. Et toute représentation, tout objet est phénomène. La chose en soi, c’est la volonté uniquement. La volonté n’est nullement de représentation. La représentation, l’objet, c’est le phénomène. La visibilité, c’est l’objectité de la volonté. La volonté est la substance intime, le noyau de toute chose particulière comme de l’ensemble. La volonté se manifeste dans la force naturelle aveugle. Elle se retrouve dans la conduite raisonnée de l’homme. Si la volonté de la nature et la volonté de l’homme diffèrent, c’est en degré et non en essence. Il y a donc deux modes d’appréhension de la réalité diamétralement opposés : un mode inessentiel, celui de l’appréhension de la réalité objective existante, et un mode authentique, essentiel, celui de l’irrationalisme mystique. Tandis que le jeune Schelling s’efforce par le biais de l’intuition intellectuelle de saisir l’essence de la réalité et de mettre à jour la dynamique de l’évolution comme son principe universel et que le Schelling de la deuxième période distingue philosophie positive et philosophie négative, Schopenhauer discrédite d’emblée toute forme de connaissance scientifique, creuse la faille entre la connaissance du monde phénoménal et la connaissance de la chose en soi, distinguant deux sortes de réalité, pour mieux dire la réalité et la non-réalité, distinction à laquelle se conforment les deux modes distincts de connaissance.
Ce que nous nommons réalité ne consiste que dans nos représentations. Comme ce sera plus tard le cas pour Mach, Avenarius, Poincaré, le monde extérieur ne peut avoir aucune espèce d’objectivité indépendante de la conscience individuelle. La connaissance ne possède qu’une fonction pratique dans la lutte pour l’existence, dans la préservation de l’individu et de l’espèce, ce qui sera également la position des empiriocriticistes. La connaissance, en général, raisonnée aussi bien que purement intuitive, jaillit de la volonté et appartient à l’essence des degrés les plus hauts de son objectivation comme moyen de conservation de l’individu et de l’espèce, aussi bien que tout organe du corps. Originairement attaché au service de la volonté et à l’accomplissement de ses desseins, la connaissance reste presque continuellement prête à servir la volonté. Ainsi en est-il chez tous les animaux et chez presque tous les hommes.
Le mode de connaissance ainsi défini, lorsqu’il porte sur les connaissances des phénomènes, ne nous permet en aucune manière de nous prononcer sur leur essence. La morphologie, comme premier mode de la connaissance du monde extérieur, présente un nombre infini de formes, toutes caractérisées par un air de famille incontestable – c’est-à-dire des représentations qui nous restent éternellement étrangères et se dressent devant nous comme des hiéroglyphes incompréhensibles. L’étiologie, comme deuxième mode de connaissance du monde extérieur, nous apprend que, d’après la loi des causes et des effets, tel état de la matière en produit tel autre. Avec cela, on n’a absolument pas progressé dans la connaissance de la réalité objective. L’essence intime de ces phénomènes, on peut la nommer force naturelle, et on la relègue en dehors du domaine des explications étiologiques. La constance immuable avec laquelle se produit la manifestation de cette force s’appelle loi naturelle. Cette loi naturelle, ces conditions et ces productions d’un phénomène en tel endroit et à tel moment, voilà tout ce que la science connaît et peut jamais connaître. La force même qui se manifeste, la nature intime de ces phénomènes constants et réguliers, est pour la science un secret qui ne lui appartient pas. L’explication étiologique de la nature entière n’est qu’un inventaire de forces mystérieuses, une démonstration exacte des lois qui règlent les phénomènes dans le temps et dans l’espace, à travers leurs évolutions. Mais l’essence intime des forces ainsi démontrées reste inconnue. Il faut s’en tenir aux phénomènes et à leur succession.
Il s’agit d’élaborer une théorie de la connaissance qui ne fasse pas obstacle au libre déploiement des sciences de la nature (les représentations religieuses empiètent sur le domaine de la science), indispensable à la production capitaliste, mais il faut en même temps refuser les conséquences philosophiques du développement des sciences susceptibles de contrarier le compromis de la bourgeoisie avec les pouvoirs de l’ancien régime : les conséquences philosophiques du développement des sciences seraient contraires à la science parce qu’elles excéderaient les bornes que la théorie de la connaissance décrète infranchissables pour l’appréhension intellectuelle du monde phénoménal.
A la connaissance du monde phénoménal qui ne peut avoir qu’une valeur pratique, pragmatique, Schopenhauer oppose l’appréhension de l’essence des choses en soi, la volonté. Il fait de l’intuition intellectuelle le principe universel de toute connaissance : notre intuition empirique, quotidienne, est une intuition intellectuelle.
Schopenhauer utilise l’intuition et l’analogie, élevée en un geste souverain au rang de mythe et proclamée comme vérité ; il s’agit d’une anthropologisation de la nature tout entière, une nature transformée en un vaste mystère (du point de vue philosophique, tout reste inexplicable, irrationnel) : la volonté désigne l’essence de toutes choses dans la nature, de toutes les énergies, des phénomènes de toute espèce (l’homme étant l’espèce la plus parfaite) ; le principe d’individuation est aboli ; seuls les faits intimes ont une réalité véritable, ce qui dévalorise toute action ; l’ascèse, qui consiste à se détourner de toutes les atrocités du monde, à surmonter l’égoïsme courant pour promouvoir une éthique sublime non contraignante propulsant l’individu au rang de puissance cosmique jetant un regard condescendant sur toute activité sociale.
Le principe rationnel de l’intuition prend une forme accentuée lorsqu’il est question de la connaissance de la chose en soi, de la volonté. Pour tout homme, en tant qu’individu, la connaissance de la volonté procède de manière purement intuitive, purement immédiate. Pour éviter de sombrer dans le pur solipsisme, dans la négation radicale de la réalité de l’existence des autres hommes, du monde extérieur dans sa totalité, Schopenhauer recourt aux analogies. Nous décidons l’existence des autres hommes par analogie avec notre corps, et nous distinguons, dans les deux cas entre la représentation (phénomène) et la volonté (chose en soi). La volonté, les êtres en soi sont appliqués à l’ensemble du monde phénoménal. La volonté humaine est étendue à l’échelle cosmique. On n’avait pas jusqu’à ce jour reconnu que l’essence de toute énergie, latente ou active, dans la nature, était identique à la volonté, et l’on considérait comme hétérogènes les différents phénomènes, qui ne sont que les espèces diverses d’un genre unique, et j’ai dénommé le genre d’après l’espèce la plus parfaite, dont la connaissance facile et immédiate nous conduit à la connaissance immédiate de toutes les autres. La volonté désigne l’essence de toute chose dans la nature. Toute force de la nature est une volonté. Schopenhauer se livre donc à une anthropologisation de la nature tout entière, par le recours à la simple analogie, élevée dans un geste souverain au rang de mythe, et proclamé comme vérité. L’espace, le temps et la causalité sont de pures formes subjectives du monde phénoménal que l’on ne peut appliquer à la chose en soi, à la volonté. Schopenhauer liquide l’appréhension dialectique de la relation entre le phénomène et l’essence (la réalité objective ou la chose en soi) pour ne s’appuyer que sur leur dualisme métaphysique strict, en opposition résolue avec la dialectique.
Ainsi, la force est en dehors de la chaîne des causes et des effets, qui suppose le temps. La force est en dehors du temps. Tel changement particulier a pour cause un autre changement particulier. Il n’en est pas de même de la force dont le changement est la manifestation. L’activité d’une cause provient d’une force naturelle. Elle est sans raison et gît en dehors de la chaîne des causes, et en général en dehors du principe de raison. On la connaît philosophiquement comme volonté, chose en soi de toute la nature.
La nature se transforme donc en un vaste mystère, quoique la totalité des modifications individuelles nécessaires à la pratique du capitalisme soit appréhendée dans les termes de la loi de causalité, et qu’elles peuvent donc être appliquées à la production. Du point de vue philosophique, cependant, tout reste inexplicable, irrationnel. Dans la pierre qui tombe, il y a de la volonté (Schopenhauer aurait donc souscrit avec enthousiasme, tout au moins au plan méthodologique, à la théorie des mouvements aléatoires des électrons, ce « libre arbitre » du mouvement des particules). Puisque la volonté échappe à l’espace, au temps et à la causalité, et que dans ces conditions le principe d’individuation est aboli, il s’ensuit que toute volonté est identique à la volonté. Seul les faits intimes, dans la mesure où ils concernent la volonté, ont une réalité véritable et sont de vrais événements. Tout microcosme renferme le macrocosme tout entier. La multiplicité n’est que phénomène, et les faits extérieurs, simples formes du monde phénoménal, n’ont ni réalité ni signification immédiate, sinon indirectement, par leur rapport avec la volonté des individus. Non seulement à l’occasion de tout acte, la seule dimension qui compte est celle de la vie intérieure, mais il s’agit de l’intériorité la plus pure et d’une dévalorisation philosophique et éthique de toute action, de tout acte effectif. L’identité du macrocosme et du microcosme, c’est-à-dire l’identité de l’essence du monde et de la pure intériorité de l’individu, est atteignable par l’ascèse, qui consiste à se détourner de toutes les atrocités du monde, à reconnaître l’identité profonde de toutes les créatures, et donc à surmonter l’égoïsme courant. Il s’agit d’une éthique qui n’a aucun caractère contraignant, qui n’engage ni le philosophe, ni ses disciples, ni ses lecteurs : il reste de cette éthique sublime que l’hypertrophie de l’individu au rang de puissance cosmique et une caution philosophique autorisant à jeter un regard condescendant sur toute activité sociale.
Pour Schopenhauer, l’art permet une fuite devant la réalité sociale et la pratique, il exprime le monde tel qu’il est réellement et n’est accessible qu’aux génies ; Schopenhauer fonde philosophiquement n’importe quelle superstition (la voyance sous forme de rêve, de somnambulisme ou de double vue, l’influence des morts), allant au-delà du plat empirisme qui refuse la généralisation la théorie, la pensée.
Il y a dans l’esthétique classique allemande une tendance à isoler l’art, à en faire une fuite devant la réalité sociale et la pratique, c’est la tendance que prend Schopenhauer, et une tendance qui considère l’art comme une propédeutique, un stade d’éducation de l’homme en vue de l’activité au sein de la société.
Tandis que l’idéal esthétique du classicisme allemand s’adressait à l’homme normal, Schopenhauer postule une parenté essentielle, intime, entre pathologie et génie artistique : le génie est un monstre.
Schopenhauer, qui professe un scepticisme universel à l’égard de la valeur philosophique des résultats de l’étude scientifique de la nature, fonde philosophiquement n’importe quelle superstition.
Ainsi la voyance devient compréhensible si l’on considère que le monde objectif n’est rien d’autre qu’un phénomène cérébral. Si le temps n’est pas une détermination de l’essence authentique des choses, les notions d’avant et d’après ne signifient rien : un événement donné peut donc tout aussi bien être connu avant qu’il n’ait lieu. Toute voyance, qu’elle ait lieu en rêve, par le somnambulisme ou par la double vue, consiste donc à trouver une voie permettant de libérer la connaissance de la condition du temps. Cela implique également qu’il faut admettre aussi la possibilité d’une influence réelle des morts sur le monde des vivants.
Il s’agit d’une coexistence entre l’agnosticisme (parfois sous la forme d’un plat empirisme qui se refuse à toute généralisation réelle, un empirisme dédaignant toute théorie, se méfiant de toute pensée) vis-à-vis des phénomènes et des lois réelles de la nature, et d’autre part une crédulité aveugle à l’égard des phénomènes occultes.
Schopenhauer ne se borne pas à reprendre la théorie aristocratique de la connaissance de Schelling : il la radicalise en considérant que la connaissance conceptuelle et discursive traditionnelle est accessible et compréhensible pour chacun, pour peu qu’il soit doué de raison, mais que la connaissance du monde tel qu’il est réellement, tels qu’il s’objective dans l’art, n’est accessible qu’au génie et à celui qui, grâce a une exaltation de sa faculté de connaissance pure (dû le plus souvent aux chefs-d’œuvre de l’art), se trouve dans un état voisin du génie. Les œuvres d’art qui révèlent l’essence du monde sont de telle nature qu’elles sont destinées à demeurer éternellement lettres closes pour la stupide majorité des mortels.
Schopenhauer sépare strictement essence et apparence (alors que la solution du problème de la chose en soi passe par la transformation de la chose en soi en chose pour nous dans le cours d’une approximation dialectique infinie de la connaissance à ces objets), forme et contenu, théorie et pratique (la théorie véritable est une pure contemplation isolée de toute pratique) ; il considère la causalité comme appartenant, avec l’espace et le temps, au monde phénoménal, ce qui signifie la négation absolue de toute objectivité et de toute loi dans le domaine des choses en soi et d’y postuler un indéterminisme irrationnel.
La philosophie de Schopenhauer est tout entière parcourue d’une lutte parfaitement délibérée contre la dialectique, dont elle vient contrarier les progrès en la remplaçant par un irrationalisme métaphysique à tendances mystiques.
Tandis que chez Hegel, la relativisation dialectique de l’opposition entre essence et apparence mène à la solution correcte du problème de la chose en soi, à la connaissance de la chose par la connaissance de ses propriétés, à une transformation de la chose en soi en chose pour nous dans le cours d’une approximation dialectique infinie de la connaissance à ses objets, il n’y a au contraire chez Schopenhauer aucune espèce de médiation entre l’apparence et l’essence, entre le phénomène et la chose en soi, qui restent des mondes strictement séparés.
Tandis que chez Hegel, forme et contenu ne cessent de se transformer l’un en l’autre, ils sont chez Schopenhauer séparés par un abîme métaphysique.
Tandis que chez Hegel, théorie et pratique sont présentés dans leur interaction dialectique intime, au point qu’il y démontre que certains problèmes théoriques des catégories, comme celui de la téléologie, ont leur origine dans le travail humain, dans l’usage de l’outil, chez Schopenhauer, la théorie et la pratique sont si radicalement opposées que toute relation que la théorie entretiendrait avec la pratique est littéralement le signe d’un avilissement de la théorie, de son infériorité et de son inaptitude totale à atteindre l’essence, tandis que la théorie véritable, la philosophie véritable ne se verrait être qu’une pure contemplation rigoureusement isolée de toute pratique.
Schopenhauer, dans son extrême subjectivisme, considère que la causalité – avec l’espace et le temps – est une catégorie appartenant exclusivement au monde phénoménal. Il s’agit de détruire l’objectivité et les lois objectives du monde extérieur existant indépendamment de notre conscience, de réduire au sujet les connexions du monde réel et de les priver de tout caractère objectif. Le concept de causalité de Schopenhauer limite strictement, en termes métaphysiques et mécanistes, son déterminisme fataliste au monde phénoménal, n’est qu’un tremplin lui permettant de postuler l’indéterminisme le plus totalement irrationnel, la négation absolue de toute objectivité et de toute loi dans le domaine des choses en soi.
Schopenhauer soutient chez Kant l’esthétique transcendantale comme conception de l’espace (juxtaposition) et du temps (succession) purement subjective, tout en accentuant leur dualisme métaphysique, mais ne retient dans l’analytique transcendantale, qui amorce à travers les catégories la logique dialectique, que la catégorie de causalité
Emmanuel Kant établit une table des catégories dans laquelle la causalité, même si elle joue un rôle déterminant dans tous ses exposés concrets, n’est que l’une des 12 catégories relationnelles des objets qu’il énumère. Certains philosophes dialecticiens soulèvent l’objection que cette table des catégories se contente de reprendre les catégories de la logique formelle, sans la moindre tentative d’une déduction philosophique de leurs interrelations. Hegel fait l’éloge du grand instinct pour les concepts d’Emmanuel Kant, puisque ce dernier s’efforce de les agencer sous forme ternaire (positif, négatif, synthèse), mais il critique Kant qui selon lui ne déduit pas ses catégories mais se contente de les reprendre de l’expérience pratique, telles que les avait agencées la logique formelle. Kant est vu comme un précurseur de la reconstruction de la logique formelle en logique dialectique.
Schopenhauer veut éliminer tous les germes de dialectique présent chez Emmanuel Kant. Schopenhauer considère l’esthétique transcendantale, c’est-à-dire une conception de l’espace et du temps purement subjective, comme un acquis philosophique. Schopenhauer juge négativement l’analytique transcendantale, c’est-à-dire la déduction des catégories, qui ne contiendrait que des pures affirmations (cela est ainsi, cela ne peut être autrement, et rien de plus), avec à chaque fois que Kant prend un exemple, la catégorie de causalité, qui est considérée par Schopenhauer comme la forme réelle, mais aussi l’unique forme de l’entendement. La connaissance du lien causal est la fonction réelle et unique de l’entendement. Le concept d’action réciproque ne veut rien dire (l’effet ne saurait être la cause de sa propre cause). On peut comparer ces attitudes de Schopenhauer avec Hegel pour qui la causalité n’est qu’une des déterminations de la connexion universelle.
Si Emmanuel Kant considère l’espace et le temps comme des conditions a priori universelles de toute objectivité et par conséquent comme des principes que la philosophie doit appréhender indépendamment de toute objectivité et préalablement à elle, tout en soulignant leur indépendance mutuelle, Schopenhauer insiste encore davantage sur le dualisme métaphysique de l’espace et du temps : les deux formes de représentation empirique, bien qu’elles aient en commun une divisibilité et une extension infinie, diffèrent en ce que la juxtaposition n’a aucune signification dans le temps et la succession aucune signification dans l’espace. Si le temps et l’espace apparaissent conjointement dans la connaissance pratique obtenue grâce à l’entendement, le principe qui les unit réside exclusivement dans l’entendement, dans la subjectivité. Schopenhauer sera suivi par Bergson, Spengler, Klages, Heidegger qui iront plus loin en opposant l’espace rationnel et objectif, considéré comme mécanique, fataliste et mort, à un temps vivant, irrationnel et subjectif.
De son côté, Hegel considère l’espace et le temps comme des moments d’une unité concrète de la nature, avec des transformations incessantes de l’un dans l’autre : la pure identité à soi, l’espace, considéré séparément, est un moment, mais en tant qu’il se réalise, comme étant, comme ce qu’il est en soi, il est le contraire de lui-même, il est le temps – et inversement, l’infini en tant que moment du temps : si le temps se réalise, existe en tant que moment, cela signifie pour lui se supprimer soi-même dans ce qu’il est et se transformer en son contraire, l’espace. L’espace et le temps ne sont jamais des contenants vides – purement subjectifs – dans le cadre desquels les objets et leur mouvement auraient lieu, mais ils constituent eux-mêmes des moments du monde de l’objectivité mobile, de la dynamique objective de la réalité.
Derrière le monde bariolé et changeant des phénomènes se dissimule un monde sans espace, sans temps, sans causalité, sans historicité, c’est-à-dire le néant : il ne reste plus qu’un individu qui contemple le néant du monde avec la satisfaction d’être à l’écart de toute action sociale.
Schopenhauer refuse toute historicité de l’essence de la réalité. Il est un ennemi acharné de tout progrès social. La conception subjectiviste de l’espace, du temps et de la causalité, la limitation de leur domaine de validité au monde phénoménal, la prééminence absolue de la causalité comme catégorie relationnelle des objets, la séparation métaphysique rigoureuse entre l’espace et le temps, tous ces motifs visent avant tout à nier radicalement l’historicité de la nature et du monde humain. Aussi bien l’univers des phénomènes que celui des choses en soi sont soustraits à toute transformation, à toute évolution, et donc à toute historicité. L’univers des phénomènes est sans doute marqué en apparence par des constantes métamorphoses, par le devenir et le dépérissement, et il est en outre soumis en cela à une nécessité fataliste. Mais ce devenir et ce dépérissement sont par essence statique : un kaléidoscope, dans lequel les combinaisons infiniment variées des mêmes éléments produisent chez l’observateur naïf l’illusion d’un changement permanent. Derrière le voile bariolé de ces apparences se dissimule un monde dans lequel n’existe ni l’espace, ni le temps, ni la causalité, et à propos duquel il serait dénué de sens de parler d’histoire, d’évolution, et à plus forte raison de progrès. Le temps ne peut amener quelque chose d’une nouveauté ou d’une signification réelle.
Schopenhauer critique cette tendance de Hegel à concevoir l’histoire du monde comme un tout méthodique et qui repose sur un grossier et plat réalisme, qui prend le phénomène pour l’essence en soi du monde et ramène tout à ce phénomène, aux formes qu’il revêt, aux événements par lequel il se manifeste.
Schopenhauer nie toute évolution dans la nature. Il voit dans les gradations de la nature (nature organique et inorganique, êtres vivants, espèces, etc.) des formes éternelles de l’objectivation de la volonté. Ces degrés de l’objectivation de la volonté ne sont pas autre chose que les Idées de Platon. Ces archétypes éternels de toute forme phénoménale individuelle sont fixes, non soumis au changement. Schopenhauer est l’adversaire de Goethe, le partisan de Linné et Cuvier.
L’histoire n’existe pas. Dans l’histoire il n’y a aucune différence entre ce qui est important ou futile, grand ou petit ; seul l’individu est réel, le genre humain est une abstraction vide. Ne reste donc que l’individu, isolé dans un monde absurde, produit fatidique du principe d’individuation (l’espace, le temps et la causalité). Et cet individu, par le biais de l’identité entre le microcosme et le macrocosme, est identique, dans le monde des choses en soi, à l’essence du monde.
Cette essence, qui n’est soumise ni à l’espace, ni au temps, ni à la causalité, ne peut être logiquement qu’un néant. Pour ceux que la volonté anime encore, ce qui reste après la suppression totale de la volonté, c’est le néant. Pour ceux qui ont aboli la volonté, c’est notre monde actuel qui est le néant.
La philosophie de Schopenhauer refuse la vie sous toutes ses formes et ne lui oppose pour toute perspective philosophique que le néant. Il est possible de vivre ainsi. L’absurdité de la vie signifie avant tout la libération de l’individu de toute obligation sociale, de toute responsabilité vis-à-vis du progrès de l’humanité, qui n’existe pas aux yeux de Schopenhauer. Le néant comme perspective philosophique, comme horizon de vie, ne saurait empêcher l’individu de jouir paisiblement d’une vie contemplative. Au contraire. Ce gouffre du néant, ce sombre arrière-plan de l’absurdité de l’existence ne font que pimenter cette existence sybarite et élève en imagination ses adeptes au-dessus de la populace, dont l’aveuglement va jusqu’à lutter et souffrir au nom de l’amélioration des conditions sociales. Le système de Schopenhauer se dresse comme un luxueux hôtel moderne, pourvu de tout le confort, mais bâti au bord d’un abîme de néant et d’absurdité. Et la contemplation quotidienne de cet abîme, une fois que l’on a savouré un repas ou une œuvre d’art, ne peut qu’intensifier la joie que procure ce confort raffiné. L’irrationalisme de Schopenhauer empêche de retourner concrètement son insatisfaction vis-à-vis de l’existant, de l’ordre social établi, contre le capitalisme, il fournit à l’ordre social capitaliste une apologie indirecte.
Alors que la méthode dialectique de Hegel devient un instrument de préparation idéologique de la révolution (sous son aspect rationnel, la dialectique est un scandale pour les classes dirigeantes parce que dans la conception des choses elle inclut l’intelligence de leur négation fatale, toute forme n’étant qu’une configuration transitoire), le système de Hegel est marqué par une adhésion à l’État prussien, si bien qu’à partir d’un certain moment, la contradiction entre la méthode et le système devient l’objet d’une critique.
Dans la période de la Restauration, Schopenhauer peut combattre la dialectique hégélienne en l’accusant d’être une pure absurdité, et lui oppose un Kant épuré par le recours à Berkeley, par un idéalisme subjectif métaphysique ouvertement antidialectique. Kirkegaard, à une époque de crise de la dialectique idéaliste et où naît la dialectique matérialiste, est contraint, pour être en mesure de combattre Hegel au nom d’un irrationalisme nouveau, de revêtir ce dernier d’une forme supérieure, qu’il qualifie de dialectique qualitative.
L’importance de l’Hegel dans l’histoire de la dialectique tient avant tout à ce qu’il a conceptualisé les principales déterminations et connexions dialectiques de la réalité. La méthode dialectique, née de la grande crise révolutionnaire au tournant des dix-huitième et dix-neuvième siècle aussi bien dans la société que dans les sciences de la nature, devient un instrument privilégié de la préparation idéologique de la révolution démocratique, en particulier en Allemagne. La systématisation des acquis hégéliens, ce qu’on appelle le système de Hegel, est pourtant marqué par une adhésion à l’État prussien et exerce donc une influence conservatrice et même réactionnaire. La coexistence de ces tendances divergentes n’est possible qu’autant que les luttes de classes en Allemagne restent peu développées ou latentes. Avec la révolution de juillet, il est nécessaire que s’amorce la dissolution de l’hégélianisme, la mise en évidence des contradictions entre le système et la méthode, puis la transformation de cette méthode elle-même. Sous son aspect rationnel, la dialectique est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que, saisissant le mouvement même dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne saurait lui en imposer, parce qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire.
Avec sa théorie de l’identité sujet-objet et du mouvement autonome des catégories logiques, et une vision de la réalité considérée comme indépendante de la conscience individuelle, mais qui n’est cependant que la réalité d’un Esprit, théorie et vision qui constituent la dialectique de Hegel, on se pose la question de la nature de cette réalité ; pour les marxistes, la dialectique apparaît comme la forme objective du mouvement de la réalité avec un reflet dialectique dans la pensée comme dialectique subjective (le processus de ce reflet dépouille la forme historique et les hasards perturbateurs en une forme abstraite de type logique avec des corrections de la suite des idées selon des lois que le cours de l’histoire fournit en ses moments de maturité), ou bien la dialectique est éliminée ou remplacée par une dialectique qui nie le mouvement et les lois qui le régissent, qui nie la transformation de la quantité en qualité, une dialectique qui utilise les formes, les catégories, les termes de la dialectique et qui est une pure et simple négation de la dialectique et un retour à la logique formelle et à la métaphysique.
Dans le cours de la dissolution de l’hégélianisme, l’un des objets les plus vivement controversés est le problème de la relation de la dialectique avec la réalité. Tant que les antagonismes ne sont pas encore éclatés au grand jour dans la vie et donc dans la philosophie, la théorie de l’identité sujet-objet, avec une réalité déclarée indépendante de la conscience individuelle et qui n’est cependant encore que la réalité d’un Esprit mystifié (Esprit du monde, Dieu), peut encore subsister. Avec l’exacerbation des antagonismes sociaux, il devient nécessaire pour la philosophie de définir clairement ce que chaque penseur entend par le mot réalité, et en particulier si la dialectique est la forme objective du mouvement de la réalité, et si c’est le cas, de quelle manière la conscience s’y rapporte. La dialectique matérialiste considère que la dialectique subjective de la connaissance humaine est le reflet non mécanique mais dialectique de la dialectique objective de la réalité.
Lorsque le problème de l’objectivité des catégories dialectiques et de leur mode de connaissance passe au premier plan, les penseurs bourgeois critiquent la fausse synthèse de Hegel en réduisant presque totalement la dialectique (Feuerbach) ou en réduisant cette dialectique à une dimension purement subjective (Bruno Bauer).
La logique de Hegel repose, conformément à la thèse de l’identité du sujet et de l’objet, sur le principe du mouvement autonome des catégories logiques. Si l’on considère cette thèse comme un reflet du mouvement de la réalité objective, obtenu par une abstraction adéquate, ce mouvement autonome est remis sur ses pieds.
Si on se livre à l’examen de ce problème à partir d’un point de vue idéaliste, la question qui se pose est la suivante : de quel droit Hegel introduit le mouvement comme principe fondamental dans sa logique ?
Pour Trendelenburg, la première transition fondamentale de la logique hégélienne va de l’être au néant pour aboutir au devenir : la dialectique présentée comme une déduction logique représente une somme de présupposés. L’être pur, identique à lui-même, est statique. Le néant, identique à lui-même, est également statique. De quelle manière, à partir de deux représentations statiques, le Devenir dynamique survient-il ? C’est la pensée qui fait de cette unité quelque chose d’autre et qui introduit subrepticement le mouvement, pour plonger l’être et le néant dans le flux du devenir.
Trendelenburg ne se réfère pas aux mouvements dans la réalité objective : il n’est pas en mesure de découvrir dans le mouvement réel de la nature et de la société le modèle objectif, reflété par la conscience et généralisé par la logique, du mouvement des catégories dans la logique.
Il n’est possible de trouver une solution que par le renversement gnoséologique de la dialectique auquel procède le marxisme, de même que par un renversement méthodologique et épistémologique qui consiste à trouver concrètement dans les catégories réelles de la réalité objective les modèles qui apparaîtront ensuite sous forme de reflet abstrait dans la logique. Pour traiter ces problèmes, il faut utiliser la méthode logique qui n’est en fait que le mode historique, dépouillé de la forme historique et des hasards perturbateurs. La suite des idées commence par où l’histoire commence, et son développement n’est que le reflet, sous une forme abstraite et théoriquement conséquente, du cours historique : un reflet corrigé, mais corrigé selon des lois que le cours réel de l’histoire fournit lui-même, par le fait que chaque moment peut être observé au point de développement de sa pleine maturité, dans sa pureté classique. On peut donc surmonter les faiblesses réelles de la logique hégélienne par une appréhension scientifique du mouvement réel dont la logique est le reflet. Une critique ne peut dépasser le stade atteint par Hegel que si elle établit la relation correcte entre l’objet reflété et la démarche qui reflète cet objet. C’est une chose impossible pour l’idéalisme qui, ou bien récuse comme Schopenhauer la dialectique, ou bien élabore comme Kirkegaard une pseudo-dialectique subjectiviste qui élimine toutes les déterminations essentielles qui caractérisent la méthode dialectique, une dialectique qui est appelée la dialectique qualitative.
Cette dialectique qualitative nie la transformation de la quantité en qualité comme une superstition : la qualité nouvelle apparaît avec la soudaineté du mystère.
L’idée de la transformation de la quantité en qualité apparaît chez Hegel pour comprendre la révolution comme moment nécessaire de l’histoire : la grande Révolution a été précédée d’une révolution silencieuse secrète de l’esprit. C’est l’ignorance de ces révolutions dans le monde de l’esprit qui fait que l’on s’étonne de leurs résultats. Le saut est un moment nécessaire de la transformation, de la croissance et du dépérissement dans la nature et dans l’histoire.
Kirkegaard accorde une place centrale à la lutte contre la révolution. Il sépare rigoureusement le domaine moral religieux, et en lui le moment de la discontinuité, du processus d’une naissance graduelle est quantifiable. Si le saut qualitatif est strictement séparé de la transformation quantitative, autrement dit du processus, le saut apparaît nécessairement comme irrationnel.
La dialectique qualitative n’est pas une nouvelle dialectique qui s’opposerait à celle de Hegel, mais une pure et simple négation de la dialectique. Elle a lieu dans les formes, les catégories, les termes mêmes de la dialectique elle-même.
Pour Schopenhauer, la dialectique est une absurdité, de là son succès mondial dans la période du positivisme triomphant. L’influence internationale de Kirkegaard comme dialecticien « moderne » commence dans la période impérialiste quand on transforme la dialectique de Hegel en une pseudo dialectique irrationaliste, quand la lutte contre le marxisme-léninisme devient la tâche centrale de la philosophie. Le problème philosophique central de Kirkegaard, celui du combat contre Hegel, passe à l’arrière-plan : on présente les deux penseurs comme unis par des liens fraternels et conciliables, au point que l’interprétation « modernes » de Hegel s’enrichit de motifs existentialistes et irrationalistes empruntés à Kirkegaard (Jean Wahl).
La dialectique qualitative dissimule son retour à la logique formelle, à la pensée métaphysique sous un déguisement pseudo dialectique.
Kirkegaard ne critique pas les formes abstraites de la dialectique mais sa dimension historique et sociale ; il voit que dans l’histoire universelle conçue comme un processus unitaire régi par ses propres lois il n’y a pas plus de place pour Dieu ; il ne voit pas que l’homme devient par son propre travail et que les hommes font l’histoire (le fatalisme de l’histoire) ; il considère que l’homme ne peut pas connaître la totalité de l’histoire, seule connue par Dieu (le pessimisme, le désespoir, la sensation d’absurdité) ; le seul événement qualitatif de l’histoire universelle est l’apparition du Christ comme type intellectuel décisif.
Kirkegaard se dirige contre les éléments de la pensée de Hegel les plus progressistes, en l’occurrence la dimension historique et sociale de la méthode dialectique. Kirkegaard épargne toute critique aux formes abstraites de la dialectique. Bruno Bauer caricature les aspects les plus subjectivistes de Hegel et élimine les motifs sociaux et historiques de la dialectique, la rendant encore plus abstraite. Feuerbach, qui supprime la dialectique, prive le sujet et l’objet de la philosophie de ses dimensions sociales et historiques. Kirkegaard reprend ces tendances. Il ignore que l’homme est un être essentiellement historique et social, réduisant le concept d’être humain à une caricature abstraite, présentant cette caricature abstraite comme l’unique réalité véritable, comme la seule forme d’existence authentique de l’être humain. Pour cela, l’histoire et la société doivent être anéanties pour laisser place à cette existence, considérée comme seule essentielle, de l’individu artificiellement isolé.
Kirkegaard note que l’interprétation hégélienne de l’histoire est objectivement athée. Pour Bruno Bauer, l’esprit du monde puise sa réalité dans l’esprit des hommes. Il n’est rien d’autre que le concept de l’esprit qui se développe et s’achève dans l’esprit historique et dans la conscience de soi de cet esprit historique. L’histoire est le devenir de la conscience de soi. Kirkegaard voit que dans l’histoire universelle conçue comme un processus unitaire régi par ses propres lois, il n’y a plus la moindre place pour Dieu et que la philosophie de l’histoire de Hegel, en dépit de ses références à l’esprit du monde ou à Dieu, n’est qu’une forme courtoise d’athéisme. Kirkegaard n’a cependant pas vu la notion la plus progressiste de la philosophie de l’histoire hégélienne, celle selon laquelle l’homme est devenu par son propre travail, que les hommes font leur propre histoire, même si les résultats ne répondent pas à leurs intentions. Il ne retient que la présentation par Hegel du cours objectif de l’histoire, indépendant de la conscience de la volonté individuelle, et proteste contre elle au nom de Dieu. Par suite de son enchevêtrement avec l’idée de l’État, de la collectivité, de la communauté et de la société, Dieu ne peut plus atteindre directement l’individu.
Toute activité humaine disparaît de la vision historique de Kirkegaard. L’objectivité de l’histoire se transforme en un simple fatalisme. S’il y a une histoire, l’homme n’y participe pas. L’histoire n’existe que pour Dieu qui est en mesure, en tant que son unique spectateur, d’embrasser du regard le cours de l’histoire dans sa totalité. Alors que pour Hegel l’homme produit l’histoire, qu’il est en mesure de connaître ses lois objectives, il y a donc un lien entre l’action et l’observation, Kirkegaard sépare radicalement l’action et l’observation et décrète que l’homme, qui est condamné à agir dans une période historique concrète et brève, n’est par principe pas en mesure d’embrasser du regard la totalité. Le développement éthique de l’individu, c’est le petit théâtre privé, où le spectateur est Dieu mais aussi à l’occasion l’individu lui-même, bien qu’il doive être essentiellement acteur. Par contre, l’histoire universelle est pour Dieu la scène royale où il est l’unique spectateur, un théâtre inaccessible pour un esprit existant.
Kirkegaard ne postule pas l’absurdité radicale du cours de l’histoire comme Schopenhauer, ce qui le mènerait à des conclusions athées, mais il s’efforce de sauver la religion et Dieu par un agnosticisme historique. Il s’agit de surmonter les contradictions et les atrocités de l’histoire visible par un appel à la totalité historique considérée du point de vue de l’omniscience divine, mais, à la différence des théodicées des dix-huitième et dix-neuvième siècle, qui attribuaient à la connaissance humaine une connaissance approximative ou tout au moins un pressentiment des tenants et aboutissants de l’histoire entière, dans un moment où la religion abandonne le monde phénoménal à la recherche scientifique et se réfugie dans la pure intériorité de l’homme, Kirkegaard, qui ne voit plus Dieu dans les événements, considère que la religion peut-être préservée et restaurée par la philosophie dans l’intériorité pure.
Cette négation de l’histoire, ou de toute possibilité de la connaître, implique un profond pessimisme. Puisque tous les événements sont ramenés à l’individu, abstraitement soustrait à toute histoire et à toute communauté, sa vie apparaît irrationnelle au sens d’une totale perte de sens, d’une parfaite absurdité. Le désespoir est la catégorie fondamentale de toute conduite humaine. A la différence de Schopenhauer qui récuse l’histoire et la dialectique, Kirkegaard élabore une pseudo histoire assorti d’une dialectique qualitative. L’apparition du Christ transforme le sens, contenu, la forme et tous les comportements de l’homme. Les différences des périodes historiques doivent être déduites des transformations d’type intellectuel décisif. Au beau milieu d’une histoire immobile, il y a un saut subi, unique. L’unique dimension essentielle dans l’histoire est celle du salut de l’âme de l’individu grâce à l’apparition du Christ : l’histoire n’existe pas.
Le temps et l’histoire vécus, intuitifs sont « supérieurs », « authentiques » par rapport au temps et à l’histoire objectifs, abstraits, vulgaires ; la véritable réalité est celle, subjective, de « l’existence », de la « pratique », de « l’intérêt passionné », de « l’action » ; la connaissance historique est une illusion puisqu’elle est approximative et qu’elle opère par décision arbitraire ; la subjectivité, pour être objective, doit être authentique, passionnément intéressée, liée intimement à l’existence du penseur, contre la subjectivité contemplative, superficielle, dépassionnée, pédante, relativiste, n’ayant d’autre but qu’elle-même, sans relation avec les problèmes décisifs de la vie humaine.
Tandis que chez Schopenhauer l’expérience vécue intuitive de la vraie réalité débouche sur un néant situé par-delà l’espace, le temps et la causalité, par-delà le principe d’individuation, Kirkegaard considère que ce n’est que la subjectivité de l’individu qui peut parvenir au stade suprême et le seul authentique de la réalité (le paradoxe, et il est impossible de séparer de l’essence du paradoxe cette pseudo-historicité de la dialectique qualitative : la vérité éternelle est dans le temps, et c’est là le paradoxe).
Kirkegaard sépare le « simple fait historique » (une connaissance approximative du simple fait historique est nécessaire et possible)
aussi bien du « fait absolu » qui doit être lui aussi historique, mais dans un sens différent (la seule voie d’accès vers le fait absolu est que seul peut devenir un disciple du Christ celui qui en reçoit la condition de Dieu lui-même), que du « fait éternel » situé entièrement hors du déroulement historique. Un peu plus tard on aura la distinction entre temps abstrait et durée réelle chez Bergson, l’opposition entre historicité authentique et historicité vulgaire chez Heidegger. Tous les irrationalistes, à la suite de Kirkegaard, définiront comme supérieur ou authentique le temps ou l’histoire vécues, intuitifs, par opposition au temps et à l’histoire objectifs.
Kirkegaard se rend compte qu’il devient impossible de défendre l’historicité de fait du Christ. Il élabore alors toute sa méthodologie philosophique dans le but de déprécier, de discréditer dans sa totalité le mode de connaissance historique, pour lui contester toute valeur de connaissance. Voyant que la réalité historique de la figure du Christ est anéantie, il s’agit pour lui de contester la pertinence d’une approche historiographique de ces questions, des questions qui touchent à la véritable réalité, la réalité de « l’existence ».
Refusant l’idée de la transformation de la quantité en qualité, et donc celle du saut qualitatif, déduit par une dialectique rationnelle et par conséquent scientifiquement expliqué, Kirkegaard polémique contre la valeur de tout savoir fondé sur une approximation : la dialectique qualitative s’efforce d’abolir tous les moments essentiels de la véritable dialectique.
Hegel s’efforce de fonder scientifiquement l’interaction concrète entre moments absolus et moments relatifs de la connaissance. La conception du caractère d’approximation de notre connaissance est une conséquence nécessaire de ses efforts. Approximation ne signifie pas que l’inévitable présence de moments relatifs supprimerait le caractère objectif, absolu d’une connaissance adéquate, mais ne fait que désigner le stade donné atteint par notre connaissance dans son processus progressif de rapprochement de la réalité. Le fondement objectif de la thèse de l’approximation est que l’objet concret, le phénomène, est toujours plus riche de contenu que les lois grâce auxquelles nous nous efforçons de le connaître. Il ne s’agit pas de relativisme. Le reflet de la réalité objective devient le garant du moment absolu de la connaissance.
Chez Kant, en raison de l’impossibilité de connaître la chose en soi, le domaine de la réalité authentique (la réalité indépendante de notre conscience) nous est à jamais inaccessible. Le progrès infini de notre connaissance se déroule exclusivement dans le médium du monde phénoménal, radicalement séparé de l’objectivité réelle. Kant s’efforce d’introduire dans cette sphère le moment de la connaissance objective, mais il ne peut se défaire de sa tendance au subjectivisme et au relativisme, puisque les propriétés a priori du sujet de la connaissance ne peuvent offrir qu’une garantie très problématique de l’objectivité de cette connaissance.
Kirkegaard brise l’unité dialectique des moments contradictoires en les érigeant en principes métaphysiques autonomes figés dans leur isolement. Le moment de l’approximation devient le principe du relativisme pur. La connaissance historique est une illusion des sens, puisqu’elle est une connaissance approximative.
La matière historique est infinie. Sa limitation doit donc reposer sur quelque décision arbitraire. Bien que l’Historique appartienne au passé, il est, en tant que matière pour la connaissance, quelque chose d’inachevé : les recherches sont toujours de nouvelles découvertes ou des corrections aux découvertes précédentes. La fondation de la réalité objective est transformée en un pur relativisme : le progrès scientifique que constitue chaque pas qui se rapproche de la réalité serait en réalité une marche vers le néant, puisque une véritable connaissance objective serait impossible à atteindre par cette voie, et que le principe qui préside à la sélection, à la limitation, serait un arbitraire pur et simple. Cette position nihiliste vis-à-vis de la connaissance de la réalité objective s’explique parce que Kirkegaard considère qu’il est hors de question que notre comportement cognitif soit affecté d’une quelconque manière par la réalité objective existant indépendamment de notre conscience. La subjectivité décide de tout. Il s’agit seulement de savoir si l’on avait affaire à une subjectivité authentique, passionnément intéressée, liée intimement à l’existence du penseur, ou si l’on a affaire à une subjectivité superficielle et dépassionnée. Kirkegaard reproche à la connaissance historique scientifique et à la connaissance objective en général d’être dépourvue de cet intérêt infini, de la passion et du pathos, dégénérant en une vaine curiosité, en une pédante érudition professorale, en une connaissance qui n’a d’autre but qu’elle-même.
Pour Kirkegaard, la philosophie classique allemande fait preuve d’un manque d’objectivité du fait de l’absence de cette attitude subjective. Kirkegaard, qui néglige les indications ambiguës de la philosophie de l’histoire de Hegel qui s’orientent vers la pratique, dirige ainsi son attaque contre le caractère contemplatif de la connaissance dans la philosophie classique allemande : pour Kirkegaard, ce caractère contemplatif signifie que cette philosophie de l’histoire n’a plus aucune relation avec ce qu’il considère comme les problèmes décisifs de la vie humaine.
Kirkegaard oppose à l’attitude contemplative, relativiste et dépourvue de valeur, l’absolu de « l’existence », de la « pratique », de « l’intérêt passionné », un absolu qui élève la prétention d’être totalement exempt de tout moment relatif ou approximatif. D’un point de vue méthodologique, l’absolu et le relatif, la contemplation et l’action deviennent donc des puissances métaphysiques strictement séparées et antagonistes. Un chrétien est celui qui accepte la doctrine du christianisme. Avec l’approximation, qui peut être poursuivie aussi longtemps qu’on veut, la décision par quoi l’individu devient chrétien est en fin de compte complètement oubliée. Ainsi, sur le plan méthodologique, les véritables catégories et connexions dialectiques sont supprimées : la dialectique est ramenée à une métaphysique, à une association de l’irrationalisme et de la logique formelle. C’est là le modèle méthodologique de nombreux courants de la période impérialiste, en particulier pour l’existentialisme qui se rattache consciemment à Kirkegaard. L’opposition entre absolu et relatif, débarrassée de sa dimension théologique, se donnant même l’apparence de l’athéisme, est au cœur de la philosophie d’Heidegger.
Pour Kirkegaard, l’éthique se joue dans la vie intérieure de la pure individualité et ne doit pas se préoccuper du contingent et bric-à-brac historiques.
Au-delà de cette méthodologie abstraite, bien qu’en relation étroite avec elle, Kirkegaard établit l’opposition entre la subjectivité individuelle, elle seule existante et absolue, et l’universalité abstraite de la vie sociale et historique, qui se perd inévitablement dans le néant du relativisme. Kirkegaard creuse un abîme entre la dialectique quantitative de la simple approximation de la connaissance historique et la dialectique qualitative essentielle, existentielle de l’attitude humaine passionnément intéressée, un abîme entre théorie et pratique, entre histoire et éthique (la fréquentation continuelle de l’histoire rend inapte à l’action).
L’agir est un enthousiasme éthique auquel doit rester étrangère toute préoccupation de savoir si l’on parviendra ou non à un résultat. La dimension éthique est strictement inconciliable avec une quelconque tendance à orienter ses actes en fonction de la réalité historique, du progrès historique, qui n’existe d’ailleurs pas pour Kirkegaard. Le registre éthique ne se joue que dans le médium de la pure individualité, qui tourne ses regards exclusivement vers sa vie intérieure. Toute relation de l’action avec la réalité historique – celle de la dialectique quantitative – ne peut donc être qu’un dévoiement. Quand on ne cesse de s’occuper du contingent historique, on peut facilement se laisser séduire à confondre cela avec l’éthique. Plus l’homme se développe éthiquement, moins il se préoccupe de l’histoire. Il faut arracher l’homme agissant à la totalité de son environnement historique, car il y a une opposition radicale entre une pratique conçue comme purement subjective, purement individuelle, et une immanence trompeuse, une illusoire objectivité de l’histoire.
Kirkegaard critique consciemment les jeunes hégéliens qui soulignent l’insuffisance de la dimension historique de Hegel, son échec à indiquer des voies pour l’avenir.
Chez Kirkegaard, la dimension sociale-universelle de l’éthique (l’homme-citoyen) se manifeste dans un mariage, comme étape supérieure de l’amour, où les participants sont indifférents l’un de l’autre, sans communication, sinon le solipsisme esthétique immédiat de l’érotisme, dans l’immédiateté sensuelle et esthétique de l’amour, dans l’incognito ; l’éthique n’est qu’une sphère de transition qui mène à l’attitude religieuse et à la réalité authentique de la subjectivité qui seule existe, l’extériorité étant sans importance ; la religion, qui permet l’attitude aristocratique décadente et le pathos du chevalier de la foi, et l’esthétique comme art de vivre érotique et parasitaire, prennent naissance dans la subjectivité individuelle, dans l’imaginaire, et cultivent le désespoir, le solipsisme, l’irrationalité incommensurable.
L’éthique doit priver l’homme non seulement de sa dimension historique mais aussi de sa dimension sociale. L’irrationalisme tente d’affaiblir chez l’homme la dimension du citoyen, de tenter, voire de la supprimer totalement. Kirkegaard considère au début que la conduite éthique consiste à réaliser l’universel sous la forme de la citoyenneté. Au fur et à mesure du déplacement de sa vision du monde, cette dimension sociale de l’éthique, sa vocation à réaliser l’universel, tendent en fait à disparaître entièrement. Il ne faut d’ailleurs pas exagérer la dimension sociale de l’éthique chez le jeune Kirkegaard : il n’y a pas la richesse des relations sociales de l’être humain qui caractérise l’éthique de Hegel. Elle est essentiellement une éthique de l’individu privé. Dans la conception générale de Kirkegaard, l’éthique n’est qu’une sphère de transition, une introduction qui mène à la réalité authentique de la subjectivité qui seule « existe », et donc à l’attitude religieuse.
Un des motifs philosophiques qui entraînent chez Kirkegaard la désintégration de l’éthique est la polémique contre l’identification dialectique de Hegel entre intérieur et extérieur, entre l’apparence et l’essence (pour Hegel l’extérieur est le même contenu que l’intérieur ; ce qui est intérieur est aussi présent intérieurement, et inversement ; l’apparition ne montre rien qui ne soit dans l’essence, et dans l’essence il n’y a rien qui ne soit manifesté ; ce que l’homme fait, il l’est). Pour Kirkegaard l’extérieur est sans importance, car c’est l’intention que l’on accentue éthiquement. Le résultat comme extériorité de l’action est sans importance. Le religieux pose d’une façon nette l’antithèse entre l’extérieur et l’intérieur. Dans cette antithèse il y a la souffrance comme catégorie d’existence pour le religieux, et l’infini de l’intériorité tournée vers le dedans. La totalité de la vie extérieure est donc indifférente pour l’éthique. Le mariage est considéré par lui comme sphère éthique, comme étape supérieure de l’amour, mais, pour chacun des partenaires, seules les déterminations purement intérieures, purement subjectives relèvent du registre éthique, et les conséquences des convictions et des actes de l’un des époux doivent être considérées comme totalement indifférentes pour la vie de l’autre. Dans ces conditions, du point de vue de la théorie de la connaissance, le mariage ne se distingue plus du solipsisme esthétique immédiat de l’érotisme, dans lequel les deux amants appartiennent à deux mondes totalement séparés, où toute communication humaine entre eux est exclue. Kirkegaard s’efforce d’élever à la dimension éthique l’immédiateté sensuelle et esthétique de l’amour. Cet effort ne pourrait aboutir que si le mariage parvenait à instituer entre l’homme et la femme une véritable communauté. Cependant, sitôt qu’il laisse déployer les principes fondamentaux de la théorie de la connaissance et de la vision du monde de sa philosophie, il s’avère qu’ils sont incompatibles même avec ce cercle réduit à l’extrême des relations humaines que concède son éthique. L’éthique de la conviction, menée jusqu’à ses conséquences ultimes, ne peut aboutir qu’au solipsisme moral.
Cette tendance à l’autodissolution de l’éthique n’est pas l’unique motif qui explique que la socialité extrêmement restreinte qu’elle admet se voit refoulée à l’arrière-plan. L’élément essentiel, de ce point de vue, c’est la conception de la religion. Déjà il critiquait la conception dialectique de l’histoire de Hegel, son immanence, parce qu’elle avait pour conséquence d’évincer Dieu de l’histoire, et donc de procurer un fondement historique à l’athéisme. L’éthique est pour lui l’universel (l’universel n’est ici que un synonyme de la dimension sociale), ce qui est valable pour tous. L’éthique est immanente. Elle est elle-même son propre brut, ne renvoie à rien au-delà d’elle-même. Une telle éthique qui ne va pas au-delà de l’universel ne peut être qu’athée. Une société d’athés serait possible d’un point de vue éthique, mais Kirkegaard rejette une telle société. Sauver la religion et la foi n’est possible que si l’individu est au-dessus de l’universel, après être passé en parole par l’accomplissement de l’universel dans l’éthique. Mais ce dépassement de la dimension éthique de la religion ne laisse aucune trace derrière lui. Il est totalement indifférent que l’individu soit passé par le stade de la prééminence de l’universel sur le particulier, de la société sur l’individu.
Kirkegaard n’admet pas de communauté réelle entre les hommes. L’homme est dans une intériorité totalement isolée de l’extérieur, dans un irrémédiable incognito. Dans la foi, dans le paradoxe, dans l’incognito absolu, le sentiment de la vie trouve un médium adéquat. Le stade religieux est d’une part une accession aristocratique au-delà de l’éthique, le principe aristocratique des individualités élues s’affirmant dans la conduite religieuse, et d’autre part un masque ironique, un déguisement de l’habitus du petit bourgeois conformiste derrière lequel se dissimule en permanence le pathos religieux du chevalier de la foi.
Si la religion n’est plus conçue comme objectivité, la tentative de la sauver doit prendre naissance dans la subjectivité individuelle, dans le vécu religieux, ce qui l’apparente à l’esthétique. Dans les deux cas on a affaire à une image du monde saturée d’imaginaire, dont la vérité et la réalité ne peuvent être attestées que par la pure subjectivité. Les deux domaines impliquent aussi une attitude subjectiviste à l’extrême. Kirkegaard essaie de distinguer sphère religieuse et sphère esthétique. Le registre religieux est pour lui l’unique réalité absolue.
Pour Kirkegaard, la sphère esthétique ne comprend pas uniquement les œuvres d’art, la création et la contemplation esthétique, mais aussi, et même avant tout, un comportement esthétique face à la vie. C’est pour cette raison que l’érotisme joue un rôle décisif dans l’esthétique de Kirkegaard.
Kirkegaard est proche des conceptions esthétiques des romantiques d’un art de vivre esthétisant et d’une religion fondée sur le vécu subjectif, les deux domaines s’interpénètrant. Pour une génération marquée par l’esthétique romantique, il s’agit de l’amener sur la voie de la religion, et de faire évoluer dans un sens religieux l’esthétique et l’art de vivre romantique.
Pour Kirkegaard, l’accès aux sphères qu’il considère comme essentielles n’est réservé qu’à un petit nombre d’élus. Sitôt que l’éthique est transcendée en paradoxe religieux, Kirkegaard se retrouve sur le terrain familier de l’aristocratisme.
L’interpénétration naturelle de l’esthétique et de la religion chez des romantiques est liée aux dispositions d’esprit thermidoriennes des intellectuels allemands dans la période post-révolutionnaire. Elle est aussi liée à l’espoir d’instituer un art de vivre harmonieux, qui surmonte les contradictions de cette période de crise, et profite au mieux des possibilités de la société de la Restauration. Kirkegaard partage avec les romantiques les conditions d’existence de cette intelligentsia réactionnaire et parasitaire qui s’oriente vers un art de vivre subjectiviste. Mais puisqu’il vit dans une époque troublée, il lui faut tenter de sauver la religion d’une trop forte parenté avec l’esthétique, et avant tout avec un art de vivre esthétisant et parasitaire.
Le stade esthétique baigne dans une atmosphère régie par le désespoir. Le poète est un homme qui cache dans son cœur de profondes souffrances. Il transforme le soupir et le cri en une musique belle. Il partage le sort des malheureux.
Face à l’esthétique, la dimension religieuse représente encore une augmentation qualitative, marquée d’un désespoir encore plus profond, d’une emphase plus forte encore sur le solipsisme, sur l’irrationalité d’un sujet entièrement livré à lui-même. Le sacrifice d’Isaac par Abraham montre le caractère incommensurable des motifs de l’acte d’Abraham, l’impossibilité de principe de communiquer son expérience authentique essentielle, la stricte suppression dans la sphère religieuse de l’universel de la dimension éthique. Le chevalier de la foi n’a de ressource qu’en lui-même. Ou bien il est meurtrier, ou bien croyant. Il n’y a pas l’instance intermédiaire que trouve le héros tragique.
Ce qui caractérise aussi bien le registre esthétique que le registre religieux, c’est le désespoir comme état d’esprit fondamental, l’irrationalité en tant que contenu, et l’impossibilité totale d’une communication spirituelle entre les hommes, l’incognito absolu. Pour distinguer la religion de l’esthétique, Kirkegaard souligne la dimension anti-éthique de l’esthétique par opposition à la nécessité d’un passage par le stade éthique dans la religion, même si ce passage ne laisse pas la moindre trace, et s’il ne joue donc rigoureusement aucun rôle dès qu’il s’agit de traiter des problèmes concrets, et cela bien que les démonstrations de Kirkegaard montrent que le tragique crée un lien entre esthétique et éthique bien plus étroit que le lien qui relie l’éthique et la religion. Car le héros tragique cherche trouve sa justification dans l’universel, et donc, selon Kirkegaard, dans l’éthique, tandis que Kirkegaard n’a jamais pu trouver entre l’éthique et la religion un lien aussi concret et puissant. Le lien entre esthétique et religion n’en est que plus étroit. L’époque impose de faire soit de l’esthétique soit du religieux une pensée totale par laquelle on explique tout.
Cette situation philosophique désespérée de la philosophie du désespoir contraint Kirkegaard à proclamer sans justification une relation entre éthique et religion qui n’a en réalité jamais existé chez lui. En fait, la religion n’est chez Kirkegaard pas autre chose qu’un refuge pour esthète décadent naufragé.
Le christianisme doit enfermer l’individu dans l’incognito, l’isolement (il ne doit pas y avoir de communauté religieuse : le disciple ne peut jamais devenir soi-même), le priver de toute valeur pour la société (sinon défendre l’ordre établi), en le forçant à se concentrer sur le salut de son âme ; le désespoir individuel est une marque de distinction de l’individualité authentique, de la subjectivité face au néant, au nihilisme, une condition du déploiement sans borne de la subjectivité, par rapport aux mesquines vicissitudes de la vie sociale ; le christianisme n’est pas une doctrine mais une pratique d’imitation du Christ ; le christianisme relève d’une démarche subjective, ce n’est donc pas une connaissance ; sous l’influence du contexte intellectuel, l’attitude religieuse a tendance à se transformer en athéisme.
Le christianisme, qui emprisonne l’individu en tant que tel dans son incognito, le privant ainsi de toute valeur pour la totalité de son environnement social et le forçant à se concentrer exclusivement sur le salut de son âme, doit avoir comme fonction sociale de devenir un contrepoids pour réguler l’ordre temporel, pour défendre l’ordre établi et même pour établir une régression.
Le désespoir individuel est vu comme une élévation, une distinction de l’individualité authentique (par opposition au pessimisme abstraitement universel, étendu au genre humain tout entier de Schopenhauer). Kirkegaard voit le pathos de sa subjectivité et le néant qui lui fait face comme son objet adéquat, élevé à une hauteur si sublime que les mesquines vicissitudes de la vie sociale ne peuvent que pâlir en comparaison : le néant qui surgit et s’impose vient réfuter et abolir son mythe chrétien. Kirkegaard annonce Heidegger, Camus et consorts.
Le fait de dire que le néant est l’objet adéquat de la subjectivité de Kirkegaard ne correspond pas aux déclarations de Kirkegaard. Kirkegaard n’est-il pas chrétien, croyant, protestant de stricte obédience ? À en croire ses propres déclarations, il est non seulement un authentique chrétien, mais il est en outre animé de l’intention de rétablir le christianisme dans sa pureté originelle.
Pour Kirkegaard, le christianisme n’est pas une doctrine. Il oppose à la doctrine la réalisation pratique, l’imitation de Jésus-Christ. Jusqu’à maintenant, l’imitation était présentée comme la voie de l’individu vers la béatitude, mais uniquement lorsque ses convictions et ses actes correspondaient étroitement aux enseignements de la doctrine révélée. Chez Kirkegaard, l’opposition entre les deux dimensions est absolutisée. Le christianisme n’est pas une doctrine, ce qui le dégraderait au rang d’un système, pas si bon que celui de Hegel. Ça serait faire sienne une approximation, une donnée relative, et non pas un Absolu, non pas Dieu. La doctrine et la pratique, l’objectivité et la subjectivité sont ainsi opposées.
Kirkegaard fait porter sa réflexion sur l’acte subjectif et non sur son objet. Il en tire la conclusion que l’on ne peut de cette manière acquérir aucune connaissance. Les existentialistes se contenteront par la suite de supprimer les parenthèses entre lesquelles, fidèles en cela à la méthode de la phénoménologie de Husserl, ils ont placé le monde objectif – véritable ou imaginaire – lors de leur réflexion sur l’acte subjectif, et prétendront ainsi être en possession d’une ontologie et parvenus à une véritable objectivité.
L’ébranlement de l’idéalisme objectif dans les années 1840 ne peut aboutir, en dehors du matérialisme dialectique, qu’à un subjectivisme philosophique : ainsi Bauer, Stirner, Feuerbach. L’athéisme apparaît comme une nouvelle forme de religion. Kirkegaard se trouve emporté par ce courant subjectiviste qui ramène toute objectivité au sujet et voudrait qu’elle ne procède que de lui. Ainsi, Kirkegaard, lorsqu’il examine le sujet religieux, considère que tout objet doit nécessairement disparaître, et avec lui toute trace de Dieu. C’est aussi l’expression de son sentiment spontané du monde, où le néant exprime l’environnement de l’attitude existentielle religieuse. Le sujet de l’existence religieuse doit pas prendre acte de l’incertitude objective. Kirkegaard de croix. Mais il n’y a plus de doctrine, puisque toute doctrine est ou bien une hypothèse, ou bien une approximation, car chaque décision éternelle réside dans la subjectivité. Il n’y a plus de communauté religieuse, puisque tout homme religieux vit dans un incognito absolu. Il reste l’imitation du Christ. Le séjour terrestre de Jésus-Christ est le summum de l’incognito. Pour savoir quand, dans quels actes et dans quelles convictions l’imitation doit s’accomplir, la subjectivité religieuse ne peut trouver de critère qu’en elle-même, et ce qu’elle trouve en elle-même, c’est le désespoir et le nihilisme. Kirkegaard acquiesce à cet isolement absolu (le disciple ne peut jamais devenir soi-même), à cette atmosphère de néant, dans lesquels il voit les conditions d’un déploiement sans borne de la subjectivité.
Il y a la tendance de l’athéisme à se teinter de religiosité : un certain nombre d’auteurs par ailleurs progressistes hésitent face aux conséquences de leurs propres pensées, et parfois abandonnent toute perspective critique sur les problèmes philosophiques. C’est le même processus que celui qui mène un certain nombre d’hommes de science, qui professent en philosophie un agnosticisme qui n’est qu’un matérialisme honteux, à évoluer dans le sens de l’idéalisme réactionnaire et de la création de mythes.
Il y a la tendance de l’attitude religieuse à se transformer en athéisme. Il s’agit d’un processus spontané de dissolution de la vision du monde religieuse. La tactique défensive de la bourgeoisie réactionnaire parvient à transformer ce processus non en abandon de la religion mais dans le sens d’une défense religieuse de l’ordre établi. C’est ainsi que les deux courants tendent à se rejoindre, au point qu’ils sont souvent impossibles à distinguer.
Kirkegaard est subjectivement un penseur aux convictions sincères, dont les contradictions s’expliquent par le fait qu’il est porté par des courants sociaux dont il ne comprend la nature réelle qu’imparfaitement ou pas du tout (sa conception de la religion comme force conservatrice montre toutefois qu’il n’est pas totalement dépourvu de conscience de sa position socio-politique). Kirkegaard exprime le sentiment d’une couche intellectuelle de bourgeois déracinés et devenus parasitaires : il ne s’agit pas d’un problème personnel ou d’une particularité du Danemark, puisqu’il aura une influence internationale et que, indépendamment de lui, des conceptions analogues de l’athéisme religieux naissent partout.
Kirkegaard propose une action authentique, existentielle, une action qu’on peut appeler faux-semblant de praxis ou pseudo-action, dans la mesure où elle est épurée de toute détermination sociale et qu’elle est pourvue de tous les attributs internes de l’action, de tous les processus psychiques typiques de l’action, de tous les dehors trompeurs de l’action.
On peut comparer Kirkegaard et Schopenhauer sur leur rapport à la pratique. L’irrationalisme pessimiste de Schopenhauer culmine dans une abstention ascétique parfaite vis-à-vis de toute pratique. Kirkegaard souligne en revanche énergiquement le rôle de l’activité, de l’action pour la subjectivité existante ; il polémique contre les illusions de la contemplation pure de l’idéalisme allemand, contre l’identité chimérique du sujet et de l’objet. Il y a pendant la Restauration, une neutralisation réactionnaire des intellectuels qui s’abstiennent de toute participation à la pratique sociale. Kirkegaard n’oppose pas à la pratique sociale une simple volte-face qui tourne le dos à la vie pour se réfugier dans la contemplation, mais une action authentique, existentielle, une action si épurée de toute détermination sociale qu’elle n’est en réalité qu’une pseudo-action, une pseudo-action pourvue de tous les attributs internes de l’action, dont la description abstraite contient les plus divers processus psychiques typiques de l’action, et qui offre donc les dehors trompeurs d’un reflet de l’action, quoiqu’elle soit entièrement dépourvue de ce qui caractérise l’action réelle, c’est-à-dire l’objectivité de la vie sociale.
Kirkegaard voit son influence augmenter entre les deux guerres impérialistes. Priver la pratique de toutes les déterminations sociales facilite la décision en faveur de l’ordre établi. Le faux-semblant de praxis permet un accent réactionnaire plus résolu et plus actif que la contemplation de Schopenhauer.
L’existentialisme efface les déterminations sociales pour les remplacer soit en opposant le souci de soi purement intérieur, et exclusivement préoccupé du salut de l’âme, à l’affairement vide, sans but, au sein de l’histoire universelle, soit par une objectivité ontologique pure où le sujet exerce son libre choix dans une situation pour réaliser son projet, une objectivité et une situation en rapport très lointain avec la véritable objectivité sociale et historique.
L’existentialisme trouvera des moyens plus raffinés pour faire entièrement abstraction de toutes les déterminations sociales, faisant disparaître de la pratique toutes ses dimensions concrètes, historiques et sociales, dont elle laisse cependant subsister le squelette contrefait sous la forme d’une prétendue objectivité ontologique (le « On » de Heidegger). La conception existentialiste de la praxis ne se contente donc plus d’opposer un affairement vide, sans but, anti-éthique au sein de l’histoire universelle, au souci de soi purement intérieur, exclusivement préoccupé du salut de l’âme, mais elle s’attache à faire croire que le sujet, dans la « vraie » réalité ontologiquement pure, exerce son libre choix dans une « situation » pour réaliser son « projet ». C’est ainsi que la suppression dans l’existentialisme de tous les contenus, du sens de l’évolution, des déterminations sociales permet à Heidegger d’exercer son « libre choix » en faveur de Hitler.
L’apologie indirecte discrédite la réalité et la société pour approuver ou tolérer le capitalisme, discrédite toute activité sociale en isolant l’individu et en lui faisant miroiter des idéaux éthiques sublimes, propose une éthique non contraignante, une éthique aristocratique et non conformiste, apparemment au-dessus de l’égoïsme du bourgeois ordinaire, une éthique préservant le confort bourgeois.
Kirkegaard est honnête quand il reconnaît l’importance existentielle de l’indépendance matérielle que procure la richesse. Avec Schopenhauer, la philosophie culmine dans une attitude purement intérieure, « indépendante » et détournée de tout l’affairement du monde de la vie quotidienne, de la vie sociale, à partir de laquelle tous deux jettent un regard plein de mépris sur les tâcherons de la philosophie (sur les professeurs, en particulier Hegel), une position sublime dont il s’avère en fin de compte que le fondement ne réside pas dans leur éthique elle-même, mais dans l’indépendance pécuniaire de ses auteurs.
Kirkegaard dénie à ses contemporains le droit de s’appeler chrétiens, pas plus qu’il ne croit être lui-même un tel homme. Le bourgeois transgresse les institutions quand cela lui convient, mais exige que tous les autres s’y conforment.
L’apologie indirecte repose, de manière tout à fait générale, sur une démarche qui refuse, qui discrédite la réalité dans sa totalité (la société en totalité) de manière telle qu’en dernière instance, ce refus mène à l’approbation du capitalisme, ou tout au moins à une tolérance bienveillante à son égard.
Dans le domaine moral, l’apologie indirecte se soucie avant tout de discréditer toute activité sociale, et en particulier toute action qui viserait à transformer la société. Elle y parvient en isolant l’individu et en lui faisant miroiter des idéaux éthiques sublimes au point qu’en comparaison, les objectifs sociaux, dans leur mesquinerie et leur inanité, ne peuvent que pâlir jusqu’à paraître s’évaporer.
Si une éthique de ce genre veut exercer une influence réelle, étendue et profonde, elle ne doit pas se contenter de proposer cet idéal sublime, mais il lui faut également dispenser (à l’aide d’arguments non moins sublimes) de l’obligation de s’y conformer. Car l’individu bourgeois décadent, s’il était mis en demeure de réaliser cet idéal, se trouverait personnellement face à une tâche qui lui paraîtrait aussi ardue que l’activité sociale. L’efficacité de l’apologie indirecte, dans sa fonction de diversion, risquerait donc d’en être amoindrie.
Le bourgeois décadent éprouve le besoin d’une élévation morale aristocratique qui ne l’engage à rien, et pour la savourer encore davantage il veut en outre éprouver le sentiment qu’il est une exception, qui fait même de lui un rebelle, un non-conformiste. Il ne fait ainsi que répliquer à l’égoïsme du bourgeois ordinaire exclusivement préoccupé de lui-même, tout en jouissant de l’idée qu’il est infiniment au-dessus de lui, qu’il est en radicale opposition avec la morale ordinaire de la bourgeoisie.
L’apologie indirecte crée un système complexe de comportements, entièrement soustrait à la pratique quotidienne, adapté aux exigences et aux besoins spirituels de l’intelligentsia, dont le noyau le plus intime n’est cependant rien d’autre que la forme fondamentale de l’être social bourgeois. L’apologie indirecte dans la morale a pour tâche de ramener l’intelligentsia, lorsqu’elle est sujette à des accès de rébellion, sur la voie de l’évolution réactionnaire de la bourgeoisie, tout en préservant son aspiration au confort intellectuel et moral.
Pour Nietzsche, l’ennemi mortel est toujours la classe ouvrière et le socialisme.
Nous pouvons affirmer que l’œuvre entière de Nietzsche constitue une polémique ininterrompue contre le marxisme et le socialisme, alors qu’il est manifeste qu’il n’a jamais lu la moindre ligne de Marx et Engels.
Le jeune Nietzsche célèbre le soldat prussien, son sérieux, sa discipline, sa bravoure, l’esclavage et donc la possibilité de l’élite et de la culture, l’instinct barbare, l’égoïsme, la concurrence, le dionysiaque, qu’il ne s’agit pas de maîtriser, de civiliser ou d’humaniser, mais de considérer comme légitimes, par opposition au socratique, à la raison, à la morale, c’est-à-dire à la décadence.
En 1873, Nietzsche écrit que son point de départ, c’est le soldat prussien : là il y a de la contrainte, du sérieux et de la discipline. Immédiatement après la chute de la Commune de Paris, il écrit : « nous pouvons reprendre espoir ! Tout n’a pas encore sombré dans la platitude, dans l’élégance judéo française. Il y a encore de la bravoure, de la bravoure allemande.. On va voir décliner la force que nous haïssons, parce qu’elle représente l’adversaire le plus certain de toute profondeur philosophique et de toute contemplation artistique, le libéralisme.
L’instruction générale, c’est-à-dire la barbarie, constitue les prémices du communisme.
L’esclavage est nécessaire à toute réforme de la culture. Nous sombrerons par manque d’esclavage, en anéantissant l’innocence de l’esclave par l’instruction. Une restauration de l’esclavage créerait une élite est donc une renaissance de la culture. Il faut vivre avec les instincts. Le génie grec accordait le droit d’exister aux instincts, considérés comme légitimes. Il ne s’agit donc pas de maîtriser, de civiliser et d’humaniser les instincts barbares mais d’édifier sur eux, en les canalisant, la grande culture. Tel est le principe du dionysiaque. Ce qui confère une utilité sociale aux instincts barbares, c’est la joute, comme version mythique de la concurrence capitaliste. L’égoïsme permet d’assurer le bien-être du tout, de la société et de l’État. Il faut opposer le dionysiaque et le socratique, l’instinct et la raison : Socrate est un décadent, et la morale elle-même un symptôme de décadence.
Contre Rousseau, contre la révolution, contre le socialisme, il faut promouvoir la réforme, la démocratie et sa nouvelle élite, le libéralisme, l’évolutionnisme, la fin de l’exploitation de l’ouvrier, et une société avec la caste du travail forcé et la caste du travail libre, seule capable d’une culture ; si le socialisme gagne, une classe moyenne se formera qui oubliera le socialisme comme on oublie une maladie dont on vient de guérir.
Voltaire, en tant que représentant de l’idée d’évolution, est le plus sûr moyen d’échapper à la révolution. Voltaire avec sa nature pondérée, éprise d’ordre, de propreté et de réforme, s’oppose aux folies passionnées et aux demi-mensonges de Rousseau qui ont éveillé l’esprit optimiste de la révolution. Voltaire apparaît comme l’homme de son siècle, le représentant de la tolérance et de l’incroyance.
Il faut repousser et rendre inoffensif, avec l’aide de la démocratie, le socialisme menaçant. Nietzsche devient démocrate, libéral, évolutionniste, parce qu’il voit là le meilleur contrepoids au socialisme. L’exploitation de l’ouvrier est une prise de risque pour la société. Les frais qui sont nécessaires pour garantir la paix sont devenus très élevés, parce que la folie des exploiteurs a été très grande. Le gouvernement Bismarck, qui représente un compromis avec le peuple, est habile et utile car il permet une transformation progressive de tous les rapports humains. Cette évolution démocratique s’avère capable de former une nouvelle élite. Nietzsche ne renie cependant pas les convictions aristocratiques de sa jeunesse. Il voit le salut de la culture dans la situation privilégiée d’une minorité, dont le loisir est rendu possible par un dur travail physique imposé à la majorité, à la masse. La haute culture ne peut naître que dans la société à deux castes, la caste des travailleurs (la caste du travail forcé) et la caste des oisifs, de ceux qui sont vraiment faits pour le vrai loisir, la caste du travail libre.
Le peuple est très éloigné du socialisme, considéré comme doctrine du changement de propriété. Si un jour, en ayant acquis une majorité au Parlement, il s’attaque au capitalisme, il créera une classe moyenne, qui oubliera le socialisme comme on oublie une maladie dont on est guéri. Nietzsche accorde sa bienveillance à l’égard de la démocratie de Bismarck.
Face à la résistance de la racaille ouvrière envieuse et soucieuse de vengeance, de justice (à qui on a donné l’enseignement, le droit de vote et de coalition), et à l’enjuivement, ces empoisonnements, Nietzsche prend position en faveur de la hiérarchie et de la soumission militaires, de type aristocratique, y compris dans les entreprises, et opte pour le terrorisme politique, pour le grand homme, pour une race audacieuse et dominatrice de seigneurs de la terre exerçant une domination absolue.
Face à la résistance toujours plus efficace de la classe ouvrière allemande, Nietzsche prend position en faveur du principe de la hiérarchie et de la soumission militaires entre officiers et soldats, et oppose cette hiérarchie à l’absence de distinction et de tout caractère aristocratique de l’exploitation capitaliste. Il voit dans cette absence d’aristocratisme les raisons de l’avènement du socialisme. Si les capitalistes avaient eu le regard et l’attitude distinguée des aristocrates de naissance, il n’y aurait peut-être pas eu de socialisme chez des masses. Nietzsche s’inquiète ; la morale de l’homme de la rue a vaincu. Tout s’enjuive, se christianise, se plébéïse. Cet empoisonnement pénètre partout le corps de l’humanité et semble inextinguible. Parmi toute la racaille d’aujourd’hui, je hais la racaille socialiste qui ruine l’instinct des travailleurs, leur joie, leur contentement, qui les rend envieux et leur enseigne la vengeance. L’iniquité, ce n’est pas l’inégalité des droits, c’est la revendication de droits égaux.
Il ne doit pas y avoir de question ouvrière : l’ouvrier posera, pas après pas, d’autres questions, et les questions les plus effrontées. L’ouvrier a en fin de compte le nombre pour lui. Il faut complètement renoncer à l’espoir de voir se former ici un genre d’homme modeste et réservé. On a détruit de fond en comble les instincts grâce auxquels les ouvriers peuvent exister en tant que catégorie sociale en leur imposant le service militaire, en leur donnant le droit de coalition et le droit de vote, si bien que l’ouvrier ressent sa propre existence comme une détresse, comme une injustice. Si on veut des esclaves, on est un sot de les éduquer pour en faire des maîtres.
Nietzsche prévoit l’avènement des grandes guerres, des révolutions et des contre-révolutions, avec après ce chaos, la domination absolue des seigneurs de la terre sur un troupeau rendu docile, celui des esclaves domestiqués. Il faut un nouveau terrorisme. Le spectacle des Européens d’aujourd’hui donne beaucoup d’espoir : il se forme là une race audacieuse et dominatrice, qui s’appuie largement sur une masse grégaire particulièrement intelligente. Les classes dominantes en décomposition ont gâté d’image du chef. L’État manque le grand homme. L’insécurité est si grande que les hommes plient le genou devant toute volonté, tant qu’elle ordonne.
Contre Bismarck, Nietzsche demande la fin de la démocratie et du parlementarisme avec la seule représentation des grands intérêts, et une grande guerre pour affermir l’homme supérieur.
Nietzsche critique Bismarck sur sa droite. Bismarck n’est pas assez délibérément impérialiste et réactionnaire. Nietzsche prend position en faveur de Guillaume II contre Bismarck.
Sur le plan de la politique intérieure, Nietzsche demande une rupture avec l’apparence de démocratie et la fin du parlementarisme. Il faut rompre avec le principe anglais de la représentation populaire : nous avons besoin d’une représentation des grands intérêts (Nietzsche anticipe l’état corporatif fasciste).
Sur le plan de la politique mondiale, il faut unir l’Europe contre la Russie, faire une grande guerre. Le salut de l’Allemagne repose dans le renouvellement des traditions de l’État militaire prussien. Le maintien de l’État militaire est le moyen ultime de reprendre ou d’affermir la grande tradition, pour ce qui est du type d’homme supérieur, le type fort.
Nietzsche reprend les thèmes de l’anticapitalisme romantique (non à la division du travail capitaliste, non à la morale de la bourgeoisie, choix d’une période du passé comme idéal à réaliser, en l’occurrence l’économie esclavagiste de l’Antiquité), puis le dionysiaque devient le symbole de la « décadence affirmative » contre la décadence du romantisme, et la « nouvelle philosophie des Lumières » doit montrer aux natures dominatrices que tout est permis ; Nietzsche manifeste de l’esprit et du style avec sa méthode d’apologie indirecte ; contre la morale, contre la civilisation, Nietzsche idéalise l’égoïsme, mobilise les instincts barbares, justifie les exterminations, veut former des hommes nouveaux en criminels, veut une nouvelle barbarie.
De nombreux thèmes de l’anticapitalisme romantique se trouvent chez Nietzsche – par exemple, la lutte contre la division du travail capitaliste et contre ses conséquences pour la culture la morale de la bourgeoisie, le fait de choisir une période du passé comme idéal à réaliser. Alors que Carlyle considère le Moyen Âge comme une époque de bien-être pour le peuple, de bonheur pour les travailleurs, Nietzsche érige en idéal l’économie esclavagiste de l’Antiquité. Nietzsche prend de plus en plus ses distances par rapport au romantisme qu’il identifie à la mauvaise décadence. Le dionysiaque devient pour lui la négation du romantisme, le vainqueur de la décadence, le symbole de la décadence affirmative.
Nietzsche exprime des sympathies pour les Lumières, pour Voltaire contre Rousseau, ce qui permet de lui rallier des bourgeois de gauche. Il considère qu’il faut une nouvelle philosophie des Lumières, car l’ancienne allait dans le sens du troupeau démocratique, du nivellement de tous. La nouvelle philosophie des Lumières montrera le chemin aux natures dominatrices. Elle montrera que tout est permis aux natures dominatrices, ce qui est interdit aux hommes du troupeau.
Bentham n’a fait que reproduire sans esprit ce que Helvétius et d’autres penseurs du dix-huitième siècle avaient fait avec esprit. L’opposition entre l’esprit et le manque d’esprit tient surtout à la différence entre deux stades d’évolution du capitalisme et par conséquents deux stades de l’idéologie bourgeoise : Helvétius a de l’esprit parce qu’une haine clairvoyante vouée à la société absolutiste féodale en décomposition, à l’obscurantisme de l’église et de la religion, à l’hypocrisie des classes régnantes, donne des ailes à sa pensée. Bentham ne peut avoir d’esprit parce qu’il défend à tout prix un capitalisme victorieux. Ses tendances à la platitude et au manque d’esprit s’accentuent avec les positivistes Mill et Spencer, Comte et Guyau. Nietzsche peut avoir de nouveau de l’esprit, notamment sur le terrain de la culture, avec sa méthode d’apologétique indirecte. Le côté artistique de sa critique explique ses préférences esthétiques pour certains écrivains des Lumières, en particulier les moralistes français. Cette attirance stylistique et formelle ne doit pas masquer l’opposition idéologique entre lui et ces derniers.
Le lien entre l’éthique de Nietzsche et l’éthique des Lumières et des moralistes français repose sur le fait que tous voient dans l’égoïsme de l’individu capitaliste le phénomène fondamental de la vie sociale. Les penseurs des Lumières idéalisent la société bourgeoise. Pour eux, la poursuite par l’individu, dans le domaine économique, de fins égoïstes, représente le moyen le plus efficace de l’évolution des forces productives, conduisant nécessairement à une harmonie des intérêts généraux de la société. Cette théorie de l’harmonie s’écroule au simple contact des réalités du capitalisme et ne survit que chez les économistes vulgaires et, dans le domaine moral et sociologique, sous la forme de l’apologétique directe du capitalisme. La platitude de pensée et l’éclectisme des positivistes apparaissent dans le fait qu’ils sont incapables de prendre une position claire sur la question de l’égoïsme. Pour Nietzsche, il s’agit d’idéaliser l’égoïsme d’une classe condamnée à la disparition et qui mène un combat désespéré contre le prolétariat, en mobilisant tout ce qu’il y a d’instincts barbares dans l’homme, et fonde là-dessus son éthique.
Nietzsche écrit : « je combats l’idée selon laquelle l’égoïsme serait nuisible et méprisable. Je veux donner une bonne conscience à l’égoïsme. » Nietzsche construit l’éthique de ce nouvel égoïsme. « Rien n’est vrai, tout est permis. Zarathoustra : c’est ici que s’ouvre la carrière des hommes sans foi ni loi, le combat pour la domination à l’issue duquel le troupeau sera plus troupeau et le tyran plus tyran que jamais. Les conséquences de votre doctrine doivent être une effrayante colère, mais des hommes innombrables doivent en mourir. Nous faisons une expérience sur la vérité ! Peut-être que bien l’humanité en périra ! Et bien soit ! » Pour accomplir ce renversement, ces transmutations de toutes les valeurs, il faut des hommes nouveaux, les choisir, les élever, les dresser, et pour cela donner libre cours aux instincts, contre toutes les religions, les philosophies et les morales. Toute morale saine est dominée par un instinct de vie. La morale antinaturelle, c’est-à-dire presque toutes les morales, s’attaque aux instincts de vie.
Cette conception de la libération des instincts, cela correspond au fait que la bourgeoisie déclinante doit libérer tout ce qu’il y a dans l’homme de mauvais et de bestial, pour gagner à elle des activistes militants capables de sauver sa domination. Nietzsche accorde une grande importance à valoriser le type d’hommes que représentent les criminels. Il n’y a là qu’une apparence de parenté avec certaines tendances de la littérature antérieure durant la période d’ascension de la bourgeoisie, où les injustices du régime féodal et absolutiste avaient forcé à se faire bandits des hommes d’une haute valeur morale (Les Brigands de Schiller, le Michael Kolhaas de Kleist, le Doubrovski de Pouchkine, le Vautrin de Balzac) : l’analyse de ce type d’individu constitue une attaque contre cette société féodale. On trouve aussi une forme d’attaque chez Nietzsche, mais il précise qu’il veut montrer qu’un certain type d’homme doit être transformé, pour céder la place à un autre type, celui du criminel. Et il importe à Nietzsche de donner bonne conscience au criminel, de faire de lui un membre de la nouvelle élite. Le type criminel est celui de l’homme fort soumis à des circonstances défavorables, un homme fort tombé malade. Il lui manque la vie sauvage, une nature plus libre et plus dangereuse. Ses vertus ont été rejetées par la société. Les instincts les plus vivants qu’il portait en lui ont été obligés de se confondre avec les affections débilitantes, avec le soupçon, la crainte et le déshonneur. Nous ne voyons, dans notre monde civilisé, presque toujours que des criminels étiolés. Nous refusons d’admettre que tous les grands hommes ont été des criminels. Nous refusons d’admettre que le crime appartient à la grandeur.
La méchanceté peut-être saine et favoriser magnifiquement le développement du corps. Le fait d’être bon est lié à une dégradation des forces. Le jargon biologique permet de créer des mythes : la méchanceté de la bête sauvage est le mythe qui exprime la glorification impérialiste des mauvais instincts.
Il faut un renouveau de la barbarie pour sauver l’humanité. Nous sommes las de la civilisation. Comment sortir du chaos ? Il faut une grande politique, des guerres et des révolutions qui contraindront l’humanité (c’est-à-dire la classe dirigeante) à un retournement. Les symptômes de cette métamorphose, cette victoire sur la décadence, apparaissent du fait de la renaissance de la barbarie.
Cette union de raffinement (une critique de la civilisation souvent subtile et raffinée) et de la brutalité est un caractère spirituel et moral général de la décadence impérialiste (notons la coexistence chez un homme encore plus raffiné comme Rilke de pareilles oppositions).
Nietzsche parle de ces hommes qui se montrent très inventifs pour avoir des égards, montrer de la maîtrise de soi, de la délicatesse, de la fidélité, de la fierté et de l’amitié, et qui, quand ils sont tournés vers l’étranger, ne sont guère meilleurs que des bêtes sauvages, une sauvagerie qui compense la tension qu’ils ont accumulée dans la paix de leur communauté. Ils deviennent des monstres jubilatoires qui, après une série horrible de meurtres, d’incendies, de viols et de tortures, s’en vont légers, comme s’il ne s’était agi que d’un mauvais tour d’étudiant, convaincus qu’ils ont fourni matière pour longtemps au chant et aux poètes. Au fond de toutes ces races nobles, il ne faut pas méconnaître l’animal sauvage, la bête blonde magnifique, courant après le butin et la victoire. Ce sont les races nobles qui ont laissé le souvenir de barbares partout où elles sont passées. Même les plus hautes formes de leur culture trahissent le fait qu’ils en ont conscience et qu’ils en sont fiers. Donc raffinement esthétique, moral et culturel au sein de la classe dirigeante, brutalité, cruauté et barbarie contre l’étranger, c’est-à-dire contre les opprimés ou ceux qui sont à opprimer. Le souci de la culture, c’est le rêve d’une couche dirigeante très cultivée, mais représentant en même temps une barbarie considérée comme nécessaire. C’est ainsi que l’intelligentsia parasitaire de la période impérialiste peut masquer sa lâcheté, son adaptation aux formes les plus répugnantes de l’impérialisme, sa peur animale de la révolution prolétarienne derrière le masque d’un souci de sauvegarder la culture.
Le problème est de savoir quel type d’homme on doit dresser, on doit vouloir, un homme qui ait une valeur plus haute, qui soit plus digne de vivre, plus sûr de l’avenir. Nous avons déjà connu ce type supérieur, mais seulement en tant qu exception, par hasard, jamais comme voulu. Le surhomme est identique au seigneur de la terre, à cette bête blonde à la morale barbare. Ce type a toujours existé isolément, et il s’agit de faire prendre conscience à la classe dirigeante de la nécessité de son dressage en série. La barbarie et la bestialité sont inhérentes à l’essence d’un tel surhomme. L’homme est l’anti-animal, l’animal supérieur. L’homme supérieur est inhumain et surhumain : cela va ensemble. Dans ce trajet vers la hauteur et la grandeur, l’homme se développe aussi en profondeur et en horreur.
Nietzsche, au lieu de le cacher, montre un homme capitaliste égoïste, barbare, bestial, seul à même de sauver l’humanité (identifiée au capitalisme) et la culture ; au lieu de supprimer en pensée la lutte des classes, Nietzsche voit la société comme le combat entre deux types de philosophie morale, celle des maîtres, des seigneurs, des races supérieures, et celle des opprimés, de la plèbe, des races inférieures, reflet de l’inégalité raciale-biologique éternelle entre les hommes.
Nietzsche offre ainsi une éthique pour la bourgeoisie en pleine lutte des classes. À l’époque du combat contre l’absolutisme féodal, c’est éthique avait un caractère humain et humaniste. L’éthique de Nietzsche est une éthique de la classe dominante, de la classe des oppresseurs et des exploiteurs.
Il utilise l’apologétique indirecte. Alors que les tenants d’une méthode apologétique banale mettent en avant un portrait idéalisé de l’homme capitaliste et s’efforcent de faire oublier toutes les parts d’ombre, toutes les contradictions du capitalisme, Nietzsche, au contraire, place au cœur de ces considérations les problèmes de la société capitaliste et tout ce qu’il y a de mauvais en elle ; avec sa critique ironique et son pathos poétisant, il fait ressortir ce qu’il y a d’égoïste, de barbare et de bestial dans l’homme capitaliste ; il voit là le type auquel on doit atteindre moralement si l’on veut sauver l’humanité (ou plutôt le capitalisme). Nietzsche parle donc lui aussi des intérêts de l’humanité identifiée au capitalisme.
Dans une deuxième étape, Nietzsche fonde une morale qui n’est pas valable pour tous les hommes mais seulement pour la classe dirigeante. Il postule à côté de cette morale de la classe dirigeante, en dessous d’elle, une morale différente qualitativement, celle des opprimés, que Nietzsche nie et combat passionnément. Le combat entre ces deux types éternels de philosophie morale détermine d’après lui les questions les plus centrales de l’histoire, ce qui le distingue des tenants de l’apologétique directe, qui veulent supprimer en pensée ou tout au moins atténuer moralement cette lutte des classes en s’armant d’une éthique qui serait égale et éternellement valable pour tous les hommes. Nietzsche reproche la démocratie d’avoir estompé la lutte qui oppose les seigneurs et la plèbe, et d’avoir amené la morale des maîtres à faire trop de concessions à celle des esclaves.
Chez Nietzsche, la lutte de classe apparaît comme celle opposant les races supérieures aux races inférieures, ce qui va dans le sens de la fascisation de l’idéologie bourgeoise. Il est un fait que Nietzsche veut donner aux catégories sociales un fondement biologique, que son éthique part du prétendu postulat d’une inégalité éternelle entre les hommes, que sa théorie des races conduit à des conséquences barbares et impérialistes.
A la différence de Chamberlain, Rosenberg et Gobineau, Nietzsche, dans sa mythologie, n’accorde pas la moindre importance à la suprématie de la race aryenne : il ne connaît que des races de maîtres et des races d’esclaves.
Nietzsche marie un individualisme raffiné décadent et un contenu social réactionnaire et impérialiste ; il prône de laisser libre cours à ses instincts décadents (l’égoïsme, les pires instincts, etc.) en prétendant que c’est là le moyen de surmonter la décadence ; il offre une bonne conscience et la facilité de ne pas se transformer et de paraître plus révolutionnaire que les socialistes ; il offre la perspective du surhomme.
Le néokantisme et le néo-hégélianisme prônent beaucoup trop ouvertement une consolidation du capitalisme pour pouvoir vraiment être utiles aux intérêts de la bourgeoisie réactionnaire à l’âge des grandes catastrophes. Les courants intellectuels décadents souvent apparentés à Nietzsche (l’existentialisme, l’acte gratuit de Gide) découlent trop exclusivement des besoins idéologiques d’une intelligentsia individualiste et parasitaire. Nietzsche a l’avantage de marier un individualisme raffiné décadent et un contenu social réactionnaire et impérialiste. Il approuve et prône les instincts décadents en prétendant que c’est là le moyen de surmonter la décadence. Si la caractéristique essentielle de la décadence est le fait que les penchants individualistes égoïstes l’emportent sur les penchants sociaux, Nietzsche guérit les décadents, c’est-à-dire leur conserve la même structure psychologique et morale, leur donne le goût de s’affirmer sans réserve, leur offre une bonne conscience, en leur suggérant qu’ils sont non pas trop égoïstes, mais au contraire pas assez, et qu’ils doivent – avec bonne conscience – être encore plus égoïstes. La mission sociale du nietzschéisme est de détourner du socialisme les intellectuels mécontents de leur époque pour les pousser vers la réaction la plus extrême. Le socialisme exige une transformation extérieure et intérieure (rupture avec sa propre classe d’origine, transformation du comportement subjectif), alors que pour surmonter la décadence, il n’y a point besoin de se transformer : on reste ce qu’on était (avec moins de scrupules et une meilleure conscience), et on a l’impression d’être beaucoup plus révolutionnaire que ne le sont les socialistes. De plus, le surhomme, les seigneurs de la terre, etc., offrent à l’intellectuel décadent de la période impérialiste les perspectives qui lui manquent. La décadence, au service actif de la réaction impérialiste extrême, se dépasse, se guérit sans avoir fait d’autre travail sur soi que celui qui consiste à donner libre cours à ses pires instincts, jusque-là plus ou moins réprimés.
La mort de Dieu, c’est l’assassinat de Dieu par les hommes de l’aristocratie qui ne veulent plus la morale d’esclaves (la morale du christianisme, de la Révolution, de la démocratie et du socialisme), mais la morale du « tout est permis », la morale immorale, la morale de l’athéisme religieux ; ne se rendant pas compte que les églises et les dirigeants ont interprété l’idée chrétienne d’égalité pour servir d’exploitation, l’oppression et donc l’inégalité, Nietzsche considère que le christianisme est le précurseur idéologique de la démocratie, de la révolution et du socialisme ; il faut la sélection de l’homme fier, qui s’affirme, qui est sûr de l’avenir, qui a conquis sa liberté, qui a de bonnes raisons, qui a un esprit aristocratique, qui réclame un droit d’exception, des privilèges, du respect, un pathos de la distance.
Nietzsche combat toute forme de religion, en particulier le christianisme, ce qui explique en partie son influence chez les intellectuels, de plus en plus nombreux à abandonner les anciennes religions, certains s’alignant sur un athéisme matérialiste, fondé sur le développement des sciences de la nature, renforcé par la théorie darwinienne, bien qu’incapables d’expliquer les phénomènes sociaux de matière matérialiste, hésitant entre pessimisme et apologétique, d’autres s’orientant vers l’athéisme religieux, éventuellement sous la forme d’une polémique très vive contre les religions, pour que les adeptes de cet athéisme religieux puissent avoir l’illusion de prendre une attitude indépendante, non conformiste, voire révolutionnaire, avec cependant la sauvegarde de la religiosité, si nécessaire au maintien de société capitaliste (il s’agit d’une des formes de l’apologétique indirecte).
Nietzsche transforme sa philosophie athée en un mythe, bien plus que Schopenhauer et son bouddhisme. Il rompt encore plus que Schopenhauer avec les sciences de la nature et s’oppose à l’athéisme vulgaire (c’est-à-dire fondé sur les sciences de la nature, donc matérialiste).
Pour Nietzsche, Dieu est mort parce que les hommes l’ont assassiné. Cela signifie qu’autrefois il y avait un Dieu et que ce n’est seulement qu’aujourd’hui qu’il n’existe plus. L’athéisme pour Nietzsche n’est pas une conséquence de l’inconciliable unité entre l’idée de Dieu et l’image du monde que nous nous forgeons scientifiquement. Bien au contraire, le comportement moral des hommes de notre époque exclut l’existence de Dieu, alors que jusqu’ici Dieu s’harmonisait avec l’époque et y trouvait même un soutien, ce qui est une façon d’évoquer le long règne de la morale d’esclaves, c’est-à-dire le christianisme. L’athéisme de Nietzsche cherche son fondement exclusif dans l’éthique, laquelle est chez lui une philosophie à la fois de l’histoire et de la société. La réfutation de Dieu : ce n’est que le Dieu moral qui se trouve réfuté.
Nietzsche n’admet qu’une action réciproque entre certaines conduites morales des hommes et leurs dieux. La question de savoir si ces dieux existent indépendamment des représentations qu’en ont les hommes ou bien si ces dieux ne sont que des résumés, des projections de ses représentations, n’est pas éclaircie. Il s’agit pour lui de forger des mythes. Ces liens qui unissent les hommes aux dieux ne se réduisent pas à se donner une simple coexistence de fait – qui reste d’ailleurs inexpliquée par Nietzsche. Nietzsche reprend l’idée selon laquelle les transformations des représentations religieuses des hommes constituent l’aspect le plus important de l’histoire. La relation homme-Dieu s’explique par les actes sociaux des hommes, par leur morale. L’athéisme a un rapport avec la nouvelle éthique du « tout est permis ». Le fait de tuer Dieu n’est qu’un moyen pour libérer les hommes des complexes transmis par l’éducation depuis des milliers d’années, pour rendre immoraliste, face au troupeau, la classe dirigeante tyrannique de l’avenir.
Le retour à la nature, cela signifie oser être immoral comme la nature. Et l’état de nature est un but à atteindre et non un point de départ de l’humanité.
Alors que Bayle considère que dans une société d’athées les lois morales fonctionnent aussi bien que dans une société théocratique (il n’y a pas de lien entre la religion et la morale), Nietzsche veut démontrer que la disparition de l’idée de Dieu (la mort de Dieu) amènera avec elle une renaissance morale. Alors que les anciennes Lumières considèrent que la morale, l’activité, la mentalité des hommes s’explique par la société et par la raison, et non par la représentation religieuse, Nietzsche considère l’apparition de l’athéisme comme un tournant dans la morale.
Il y a une tendance à interpréter l’athéisme religieux dans le sens d’une recherche d’un Dieu nouveau : on tire de l’assertion de Nietzsche de la mort de Dieu les possibilités de sa résurrection sous une autre forme. Nietzsche parle des nouveaux dieux possibles. Dans ses derniers écrits, Nietzsche oppose au christianisme et au crucifié non le monde libéré de tout Dieu mais l’athéisme avec le Dieu nouveau, Dionysos. L’athéisme de Nietzsche efface partout les frontières en face de la religion. Il laisse la porte ouverte à des tendances religieuses les plus diverses. Il crée une idéologie syncrétique qui fait se rejoindre toutes les tendances réactionnaires décisives de l’époque impérialiste. Le mythe qu’il crée a un sens clair si on le considère du point de vue social et par conséquente éthique. Mais sous tous les autres rapports, ce mythe est plein de confusions pour la pensée, et susceptible de toutes les interprétations.
Alors que les attaques des Lumières contre le christianisme se concentrent avant tout sur les soutiens réels de l’absolutisme féodal, combat qui englobe donc tous les aspects de la vie et de la pensée humaines, des questions les plus générales de la conception du monde, de la théorie de la connaissance jusqu’à la morale et à l’esthétique, la polémique de Nietzsche au contraire ne se déchaîne exclusivement que contre le courant qu’il considère comme le précurseur idéologique de la démocratie et du socialisme, contre le représentant de la morale des esclaves, le combat contre le christianisme prenant par là un caractère étroitement et délibérément réactionnaires, perdant aussi toute réalité sociale. Alors que les philosophes des Lumières attaquent les véritables soutiens idéologiques de la monarchie absolue, Nietzsche réserve ses invectives contre des idéologies et des institutions qui pourraient être ses plus fidèles alliés. Certes, il y a dans la doctrine chrétienne des éléments et dans l’histoire du christianisme des tendances où s’est fortement exprimée l’idée de l’égalité de tous les hommes, mais les églises et la religiosité des dirigeants ont évolué de façon à rendre cette idée totalement inoffensive sur le plan social, puisqu’elle a toujours été interprétée de façon à servir de soutien à divers systèmes d’exploitation et d’oppression et à légitimer les inégalités qui en découlent, si bien qu’il semble légitime de rapprocher Nietzsche du christianisme, même si la propagande hitlérienne a utilisé la critique du christianisme de Nietzsche..
. La découverte de la morale chrétienne est une véritable catastrophe. Le concept de Dieu est inventé pour l’opposer à celui de vie. En Dieu se rassemblent, en une unité effrayante, tout ce qui est nuisible, vénéneux, calomnieux, toute l’hostilité mortelle à la vie. Le concept de l’au-delà, du monde vrai, est inventé pour dévaloriser le seul monde réellement existant, pour que la réalité terrestre n’ait plus ni but, ni raison, ni mission. Les concepts d’âme, d’esprit et même d’âme immortelle sont inventés pour pouvoir mépriser le corps, pour le rendre malade. Le péché s’accompagne d’instruments de torture. La volonté libre sème la confusion dans nos instincts et fait de la méfiance envers les instincts une seconde nature en nous. Le christianisme, c’est l’attirance pour ce qui est nuisible, le fait de ne plus pouvoir percevoir ce qui peut nous être utile, la destruction de soi. L’homme bon, c’est l’homme faible, malade, malvenu, l’homme qui souffre de soi-même et qui doit disparaître. Le christianisme appelle mal la loi de la sélection, l’homme fier et bienvenu, celui qui affirme, qui est sûr de l’avenir et qui rassure sur l’avenir. Le christianisme appelle cela une morale. Il faut écraser l’infâme.
Il s’agit pour Nietzsche de discréditer et d’anéantir l’idée de l’égalité entre tous les hommes. C’est son leitmotif. La démocratie, la révolution et le socialisme sont les germes inévitables de la domination du christianisme. Le christianisme a des conséquences dans la politique. Plus personne n’a le courage aujourd’hui de réclamer pour soi et pour ses semblables un droit d’exception, des privilèges, du respect, un pathos de la distance. Notre politique est rendue malade par ce manque de courage. L’esprit aristocratique a été anéanti par le mensonge de l’égalité des âmes. La foi dans la prééminence du plus grand nombre qui fait des révolutions, c’est à cause du christianisme. Chaque révolution traduit des jugements de valeur chrétiens par le sang et le crime. Le christianisme est une révolte de tout ce qui rampe sur le sol contre tout ce qui a de la hauteur. L’Évangile des plus bas rend bas. Savonarole, Luther, Rousseau, Robespierre, Saint-Simon sont des fanatiques parce que des hommes convaincus, à la détermination pathologique de leur point de vue, des esprits malades, des épileptiques du concept qui agissent sur la grande masse, des fanatiques pittoresques dont les gestes séduisent les masses, en bref ils sont le contraire de l’esprit fort, de celui qui a conquit sa liberté, de celui qui a de bonnes raisons et qu’on devrait écouter..
L’idée fondamentale est claire : la Révolution française est née du christianisme, puis a enfanté la démocratie, laquelle a engendré enfin le socialisme. Si Nietzsche se pose en Antéchrist, c’est en vérité le socialisme qu’il veut détruire.
La biologisation des théories réactionnaires permet une justification par l’analogie, peu soutenable scientifiquement, par l’explication de tous les phénomènes sociaux non par la lutte de classes mais par la lutte pour la vie et les lois du mouvement, ou par l’arbitraire rhétorique.
Pour Nietzsche, la biologie consiste essentiellement à donner à sa méthode une apparence de fondement, d’étayage scientifique. D’ailleurs, dans toutes les théories sociales et réactionnaires biologisantes, apparaît toujours l’idée de « lois biologiques » (l’organique dans la philosophie de la Restauration, la lutte pour la vie dans le darwinisme social).
La conception de l’organique a été inventée parce que la Restauration avait besoin d’une conception de la société excluant a priori toute révolution (logiquement et ontologiquement) et a fait de cette philosophie son fondement sans se casser la tête pour savoir si cette analogie était plausible et soutenable du point de vue scientifique : toute analogie est bonne, tant qu’on peut en tirer des conséquences réactionnaires avec quelque apparence de plausibilité.
Le darwinisme social choisit une méthode qui incite non pas à analyser concrètement les phénomènes sociaux mais au contraire à se dispenser d’en prendre une connaissance concrète, étant donné que la loi générale de la lutte pour la vie suffisait à expliquer tous les phénomènes de toutes les époques, c’est-à-dire à n’expliquer rien. Il s’agit avec cette méthodologie de soutenir le libéralisme en décomposition, en particulier en mettant à la place de la lutte des classes différentes formes de lois du mouvement de la société.
Nietzsche est un darwiniste social. Ce ne sont pas des connaissances précises qui ont engagé Nietzsche dans certaines voies, mais c’est au contraire le développement de son combat contre le socialisme qui détermine chacune de ses prises de position pseudo-biologiques. Nietzsche se distingue de ceux de ses contemporains qui soutiennent les mêmes idées par le fait que le caractère arbitraire des fondements biologiques de ses affirmations apparaît avec une clarté cynique, et non derrière le masque d’un appareil pseudo scientifique présenté comme objectif.
Le darwinisme n’est qu’un prétexte pour la lutte idéologique contre le prolétariat ; parmi les apologistes darwinistes du capitalisme, Nietzsche considère que la volonté de puissance, la volonté de vivre, comme combat pour s’assurer la prépondérance, pour grandir s’étendre, pour la puissance, ne comporte la lutte pour la vie que comme une exception, un cas particulier : dans la lutte pour la vie, les plus faibles l’emportent toujours sur les plus forts car ils sont plus nombreux et plus malins, car ils ont plus d’esprit, de prudence, de patience, de ruse, de dissimulation, de maîtrise de soi, de vertu ; puisque la lutte des classes (la lutte pour la vie) ne produit pas l’avantage des plus forts, des privilégiés, des exceptions heureuses, des types supérieurs d’hommes, beaucoup plus fragiles, il faut créer des institutions qui préservent et élèvent les réussites exceptionnelles, et ce sera la fin de l’histoire et de l’évolution.
Nietzsche prend un peu plus tard une attitude négative à l’égard du darwinisme. La lutte pour la vie n’est qu’une exception, une restriction momentanée à la volonté de vivre. Le combat se livre partout pour s’assurer la prépondérance, pour grandir et s’étendre, pour la puissance, conformément à la volonté de puissance, qui est justement la volonté de vivre.
Alors que les apologistes darwinistes du capitalisme pensent que la lutte pour la vie se termine par la victoire des plus forts (les capitalistes), Nietzsche considère que la lutte pour la vie amène la domination des faibles (les travailleurs, les masses, le socialisme). Pour empêcher cela, Nietzsche cherche des formes de domination d’un type nouveau, susceptibles d’arrêter l’ascension du prolétariat. Nietzsche est sceptique sur la portée des mesures de répression employées de son temps. Il ne croit pas que les capitalistes, ses contemporains, qui sont foncièrement des conservateurs en politique, aient la capacité de réaliser une telle œuvre. Ce sont les seigneurs de la terre qui sont désignés pour cette tâche. Nietzsche pense par anticipation non seulement l’impérialisme mais aussi le fascisme, sans leur donner une forme concrète, s’en tenant à une généralité mythique.
Nietzsche et les apologistes darwinistes du capitalisme ne partent pas d’un examen critique de la justesse objective du darwinisme et de son application pour ce qui concerne les phénomènes sociaux, mais plutôt de leurs propres objectifs politiques. Que les apologistes ordinaires approuvent Darwin, ou que Nietzsche le nie et le combatte, le darwinisme n’est qu’un prétexte à couleur mythologique pour la lutte idéologique contre le prolétariat. C’est donc la même méthode qui est employée.
Pour Nietzsche, Darwin a oublié l’esprit. Les plus faibles ont plus d’esprit. Celui qui a la force peut se passer de l’esprit. L’esprit, c’est la prudence, la patience, la ruse, la dissimulation, la grande maîtrise de soi et tout ce qui est de l’ordre de la parodie, qui comprend une bonne part de ce qu’on appelle la vertu. Le phénomène important, c’est la volonté de puissance : la lutte pour la vie n’est qu’un cas particulier. La lutte pour la vie ne tourne pas à l’avantage des plus forts, des privilégiés, des exceptions heureuses. Les espèces ne se développent pas dans le sens d’un perfectionnement : les plus faibles l’emportent toujours sur les plus forts, par le fait qu’ils sont le plus grand nombre, et qu’ils sont aussi plus malins.
Puisque la lutte des classes (la lutte pour la vie) ne produit pas automatiquement le type supérieur d’hommes souhaités par Nietzsche, il est impossible qu’elle soit la loi du développement dans la nature et dans la société. Il s’agit de créer des institutions qui permettront, non seulement de préserver les réussites exceptionnelles de la nature, mais aussi d’en faire un élevage systématique.
L’idée de fragilité des types supérieurs contient la négation pure et simple de toute espèce d’évolution dans la nature et dans l’histoire. L’homme, en tant qu’espèce, ne représente pas un progrès par rapport à un autre animal quel qu’il soit. Ni le monde végétal, ni le monde animal n’évolue de l’inférieur vers le supérieur. Par rapport à Schopenhauer, Nietzsche introduit un point de vue historique. Ce n’est plus l’idée bourgeoise du progrès qui est l’ennemi majeur (contre elle, Schopenhauer pouvait servir d’arme dans sa négation de toute espèce d’historicité) mais plutôt l’idée socialiste du progrès, qui implique le dépassement de la société capitaliste. Il s’agit d’opposer à la conception dialectique de l’histoire une autre explication de la réalité qui puisse également passer pour historique. Considérer la société capitaliste comme le sommet indépassable et le but final de l’histoire humaine, cela permet aussi de supprimer l’histoire, l’évolution et le progrès.
L’exploitation résulte de la nature de la vie qui est volonté de puissance, volonté de vivre : la vie c’est s’approprier, blesser, violenter l’étranger et le faible, l’opprimer, lui imposer ses propres formes, l’assimiler ou – la solution la plus douce – l’exploiter ; tout dans la nature exprime la volonté de puissance, la volonté d’étendre sa force, tout est rapport de force.
Nietzsche entreprend de transformer en mythes toutes les catégories des sciences de la nature et de projeter les grands principes de sa philosophie sociale dans les phénomènes naturels, afin de les y reprendre ensuite et donner à ses propres constructions un vaste arrière-plan cosmique, susceptible de décrire les manifestations des lois générales qui régissent le monde.
L’exploitation est ainsi la loi générale inéluctable et fondamentale de toute vie. La vie, c’est essentiellement s’approprier, blesser, violenter l’étranger et le faible, l’opprimer, lui imposer durement ses propres formes, l’assimiler ou tout au moins, et c’est la solution la plus douce, l’exploiter. L’exploitation n’est pas le fait d’une société corrompue, imparfaite ou primitive : elle résulte de la nature même de la vie, en tant que fonction organique fondamentale, elle est une conséquence de la volonté de puissance qui est elle-même volonté de vivre. Avec cette méthode, on a une vision du monde où tout ce qui bouge et ne bouge pas est une manifestation de la volonté de puissance. Le corps devient un organisme propre à la domination. Les prétendues lois de la nature sont des formules qui traduisent des rapports de force. Tout corps spécifique tend à devenir maître de l’espace tout entier, à étendre sa force (sa volonté de puissance) et à repousser tous ceux qui s’opposent à son extension. Mais il se heurte sans cesse à des tendances analogues provenant d’autres corps et finit par s’arranger, se combiner avec ceux qui sont suffisamment proches. Ils conspirent alors à accroître leur puissance. Le monde vu de l’intérieur, le monde défini et désigné par son caractère intelligible, pourrait bien être volonté de puissance et rien d’autre.
Le devenir, qui a pour moteur la volonté de puissance et qui n’apporte rien de nouveau dans l’évolution (le devenir est opposé abstraitement à l’être), se conçoit à l’intérieur d’un mouvement circulaire (l’éternel retour) et dans les limites d’une quantité donnée d’énergie ; l’innocence du devenir est un prélude à la création du surhomme et à l’éternel retour du même ; l’innocence du devenir, c’est la fatalité sans limite de notre être et la liberté sans limite des seigneurs de la terre (le « tout est permis ») : la nécessité coexiste éclectiquement avec la liberté ; l’innocence du devenir a pour résultat la « révolution », le renversement des valeurs, la réalisation de ce qui n’avait jamais été atteint dans l’histoire ou qui avait échoué ou réussi partiellement.
Avec la théorie de l’éternel retour, Nietzsche refuse ce que l’histoire peut apporter de vraiment neuf (le socialisme après la société divisée en classes). Le devenir n’apporte rien de nouveau à la société capitaliste. Le devenir est transformé en une évolution apparente créant des variations autour d’une loi éternelle et cosmique déterminée par la volonté de puissance. L’apparition de quelque chose de nouveau devient désormais cosmiquement impossible. Le mouvement circulaire n’est pas le résultat d’un devenir, il est une loi primordiale, de même que la quantité d’énergie est une loi primordiale, sans exception. Tout ce qui devient doit être conçu à l’intérieur d’un mouvement circulaire et dans les limites d’une quantité d’énergie.
Tous ceux qui reconnaissent l’apparition de quelque élément nouveau dans le monde sont des théologiens. Ces gens qui ont l’idée que le monde peut consciemment s’écarter d’un but, que le monde puisse éviter de retomber dans un cycle, que le monde possède le pouvoir de se renouveler sans cesse, attribuent à une force finie, déterminée, immuable, telle qu’est le monde, le pouvoir miraculeux de produire indéfiniment des formes et des situations nouvelles, un monde se montrant capable d’une force créative divine, capable de transformations infinies, s’interdisant de retomber dans l’une de ses formes anciennes, possédant l’intention et les moyens de se préserver de toute répétition.
Pour briser les antiques tables de la loi où sont inscrits les commandements éternels de la morale, pour renverser toutes les valeurs, Nietzsche a besoin de l’idée du devenir, de l’innocence du devenir, présupposé direct de la pensée réactionnaire militante, qui permet de dépasser la passivité de Schopenhauer. Le devenir dépasse l’idée du monde comme phénomène, soumis à des mouvements purement apparents et dépourvus de signification. Le devenir est un prélude à la création du surhomme et à l’éternel retour du même.
La plus haute volonté de puissance (la volonté de puissance est le principe moteur du devenir tout en étant exclue du devenir) marque le devenir du caractère de l’être. Quand tout revient, le devenir se rapproche de l’être, c’est le sommet de la contemplation. On ne peut découvrir la cause de l’évolution par une étude de l’évolution. On ne peut comprendre l’évolution comme soumise à un devenir présent et encore moins comme résultat d’un devenir. La volonté de puissance ne peut pas être devenue. Tout ce qui est de l’ordre du devenir, de l’historicité, demeure superficiel : il n’y a plus qu’une manifestation de principes éternels.
Depuis la victoire de l’idéalisme subjectif et de l’irrationalisme sur Hegel, la pensée bourgeoise est incapable de concevoir la relation dialectique entre le devenir et l’être, la liberté et la nécessité, ne pouvant plus exprimer leurs rapports réciproques sous la forme d’un antagonisme insurmontable ou d’un compromis éclectique. Le mythe de l’éternel retour, considéré comme l’expression suprême de la volonté de puissance, porte à la fois les caractères d’un antagonisme brutal et d’un éclectisme pittoresque. Cependant, du point de vue du grand combat que livre Nietzsche contre le socialisme, pour la barbarie impérialiste, ces deux extrêmes ont la même fonction, celle de supprimer toute retenue morale et de poursuivre la lutte sociale sans égard pour quoi que ce soit. La liberté sans limite accordée aux seigneurs de la terre est à l’origine du « tout est permis ». La seule doctrine que nous puissions avoir et que l’homme ne reçoive ses qualités de personne, ni de Dieu, ni de la société, ni de lui-même. Personne n’est responsable de son existence. La fatalité de notre être ne doit pas être détachée des formes de la fatalité de tout ce qui est. On est nécessaire, on est une part du destin, on appartient au tout, on est dans le tout : il n’y a rien qui permette de juger, de mesurer, de comparer, de condamner notre être, car cela voudrait dire juger, mesurer, comparer, condamner le tout. Mais il n’y a rien en dehors du tout. Par là, on restaure l’innocence du devenir.
De l’innocence du devenir naît la pseudo-révolution, le passage de la bourgeoisie à la grande politique, à la lutte pour l’hégémonie mondiale. Même recouvert du pathos du renversement des valeurs, ce bouleversement n’est qu’une pseudo-révolution, une simple aggravation des contenus réactionnaires du capitalisme. L’éternel retour exprime le sens dernier de ce mythe de l’innocence du devenir : l’ordre social barbare et tyrannique qui en sortira sera la réalisation finale, la concrétisation de ce qui n’avait jamais été encore atteint dans l’histoire, de ce qui avait échoué ou alors n’avait réussi que partiellement et épisodiquement. Hitler remplace l’éternel retour par la théorie des races, selon la même structure méthodologique.
Nietzsche est partisan de l’immanence, c’est-à-dire du monde de nos représentations, mais aussi du monde capitaliste auquel ce monde de représentations est lié, et il combat la transcendance, l’au-delà, qui est pour lui non seulement la conception matérialiste de la réalité objective (ni le monde vrai ni le monde apparent n’existent) mais aussi le christianisme qui tous deux couvrent de boue le monde existant et se vengent par la révolution et le jugement dernier.
Pour Nietzsche comme pour Mach l’immanence veut dire le monde de nos représentations et conceptions, et la transcendance tout ce qui, dans la réalité, déborde ce monde de nos représentations et conceptions, c’est-à-dire la réalité objective elle-même, qui existe indépendamment de la conscience. Les deux philosophes polémiquent contre ceux qui prétendent connaître la réalité objective, en dissimulant leur refus du matérialisme sous l’apparence d’une polémique contre l’idéalisme. Nietzsche va encore plus loin en reliant le combat contre la transcendance, contre l’au-delà, avec ses conceptions antichrétiennes : son concept de l’au-delà est la synthèse mythique du ciel chrétien et de la conception matérialiste de la réalité objective. Les partisans de Mach présentent l’immanence de l’univers des représentations comme la seule base scientifique possible d’une conception du monde. Nietzsche, par un paradoxe audacieux et nihiliste, dirige sa polémique railleuse contre la conception du monde vrai (de la réalité objective) et proclame la fin de la plus longue des erreurs, le plus haut sommet de l’humanité : nous avons aboli le monde vrai : quel monde reste-t-il ? Le monde apparent ? Non ! Avec le monde vrai, nous avons détruit aussi le monde apparent.
Nietzsche ne se contente pas de simples constatations gnoséologiques. Pour lui, il faut développer l’étude des déterminations sociales concrètes de l’immanence. L’immanence, du point de vue gnoséologique, n’est pas seulement le monde des représentations, mais aussi l’état social auquel il est obligatoirement lié (pour parler concrètement : le capitalisme). Quiconque veut franchir les limites de cette immanence est un déplorable réactionnaire en philosophie. Chrétien et socialistes apparaissent comme partisans de la transcendance, donc comme des réactionnaires méprisables tant sur le plan philosophique que moral. Même quand le chrétien condamne, diffame et couvre de boue le monde, il obéit au même instinct qui pousse l’ouvrier socialiste à maudire, à diffamer et à couvrir de boue la société. Le jugement dernier n’est que la douce consolation qu’apporte la vengeance : c’est la révolution, telle que l’attend l’ouvrier socialiste, simplement un peu plus lointaine. C’est ce qu’on appelle l’au-delà – et pourquoi donc inventer un au-delà sinon pour trouver le moyen de couvrir de boue l’ici-bas ? L’idée d’immanence aspire ainsi à un seul but : déduire de la théorie de la connaissance l’éternité de la société capitaliste. Nietzsche exprime cette idée en un paradoxe suggestif.
Nietzsche croit à l’intuition : la réalité objective n’est pas connaissable, les idées de causalité et de loi, la raison qui s’accomplit par des concepts et des combinaisons logiques, sont à rejeter.
Nietzsche combat la connaissabilité de la réalité objective, en fait toute objectivité de la connaissance (il s’oppose également à l’aspect matérialiste de la chose en soi). Nietzsche présente la causalité, l’idée de loi, etc., comme des catégories propres à un idéalisme dépassé.
A la proposition « toute chose porte à tout moment en soi son contraire », Nietzsche considère qu’Héraclite parle du pouvoir supérieur de représentation intuitive, tandis qu’il se montre très froid, insensible même hostile envers l’autre mode de représentation, celui qui s’accomplit avec des concepts et des combinaisons logiques, c’est-à-dire envers la raison, et il semble prendre du plaisir quand il peut lui opposer une vérité intuitivement acquise. Pour Nietzsche, la critique de l’entendement par ses propres contradictions – qui constitue la grande découverte dialectique d’Héraclite – s’identifie purement et simplement avec la souveraineté absolue de l’intuition sur la raison. Il faut constater la désinvolture effrontée pour ce qui touche l’histoire de la philosophie.
Dans le devenir apparaît la nature représentative des choses et Héraclite aurait dit : il n’y a rien, rien n’est, tout devient, c’est-à-dire : tout est représentation. L’être est une vaine fiction. Le monde apparent est le seul : le monde vrai n’est qu’un mensonge.
L’être est une pure fiction qui donne une apparence d’objectivité et qui combat victorieusement le devenir (un devenir qui ne produit rien de nouveau, rien qui dépasse le capitalisme) au terme de l’éternel retour.
La théorie de l’éternel retour est considérée comme la victoire de l’être sur le devenir. L’être, tel qu’il est utilisé, n’a rien à voir avec l’être véritable qui existe indépendamment de la conscience, mais est tout le contraire, puisqu’il est appelé à donner une apparence d’objectivité à un mythe qui n’est saisissable qu’intuitivement ou par illumination. Le concept de devenir a pour but de détruire toute objectivité, toute possibilité de connaître la réalité. Le caractère du monde en devenir est considéré comme informulable, comme faux, comme contradictoire en lui-même. Connaissance et devenir s’excluent. Nietzsche affirme le caractère purement fictif de l’être : pour pouvoir penser et tirer des conclusions il faut poser l’étant : les formules de la logique ne s’appliquent qu’à ce qui reste semblable à soi-même. C’est pourquoi ce présupposé ne démontre rien pour ce qui est de la réalité : l’étant fait partie de notre façon de voir le monde. Mais si l’être est une simple fiction, dans l’éternel retour apparaît un être qui est, au moins au niveau de la représentation, supérieur au devenir réel. Pour Nietzsche, plus un concept est fictif, plus son origine est purement subjective, alors plus sa qualité est élevée, plus il est vrai dans la hiérarchie des mythes. L’être, dans la mesure où ce concept porte en lui des traces d’un rapport à une réalité indépendante de notre conscience, doit être remplacé par le devenir qui n’est qu’une représentation. L’être, libéré de tout de ses scories, considéré comme une pure fiction, comme un pur produit de la volonté de puissance, peut aussi devenir une catégorie supérieure à celle du devenir : il exprime alors la pseudo-objectivité intuitive du mythe. Le devenir historique ne peut rien produire de neuf, rien qui dépasse le capitalisme.
La vérité, c’est ce qui est utile à la conservation de la vie biologique de l’individu et de l’espèce ; le bien, ce qui est moralement positif, c’est ce qui est utile à la race des maîtres pour affermir définitivement leur domination, c’est ce qui est conforme à l’éternel retour, à l’innocence du devenir comme libération de toute forme de cruauté et de barbarie, c’est ce qui est contre la morale chrétienne ou socialiste.
Nietzsche installe au cœur de sa théorie de la connaissance la question des rapports de la théorie et de la pratique. À part l’utile, il refuse tout critère de la vérité en ce qui concerne la conservation de la vie biologique de l’individu et de l’espèce. On oublie l’essentiel : pourquoi le philosophe cherche à connaître ? Pourquoi place-t-il la vérité plus haut que l’apparence ? Cette appréciation est ancienne. À supposer que le processus logique préexiste, il existe en nous quelque chose qui approuve son existence et qui refuse son contraire. Tous les philosophes oublient de dire pourquoi ils tiennent en estime le vrai et le bien. Réponse : le vrai est plus utile, plus bénéfique à l’organisme, mais il n’est pas en soi plus agréable. A la source de la pensée nous trouvons l’organisme, pris comme un tout, se posant des buts, faisant une appréciation. En ce qui concerne les vérités morales, tous les moralistes apprécient de la même façon le bien et le mal, toujours d’après les instincts égoïstes ou emphatiques. Il est bon ce qui sert une fin, mais la fin bonne est un non-sens. On peut se demander bon à quoi ? Bon n’est jamais que l’expression d’un moyen. La fin bonne est un bon moyen pour atteindre un but. La vérité est la sorte d’erreur sans laquelle une certaine espèce d’êtres vivants ne pourrait pas vivre. La valeur pour la vie décide en fin de compte.
Nietzsche ne se contente pas de ramener le vrai et le bien aux intérêts vitaux, et ainsi de leur ôter tout caractère d’absolu et d’objectivité. Il ne prend en compte que la utilité biologique pour l’espèce et non pas seulement pour l’individu. Car la vie de l’espèce (nous revenons dans le domaine du devenir) est d’abord un processus historique et, en tant que contenu historique, la lutte ininterrompue de deux types humains, de deux races : la race des maîtres et la race des esclaves. Ce qui est moralement positif connote ce qui est aristocratique. Ce qui est négatif connote le socialement inférieur. Cet état naturel se dissout au cours de l’histoire : on voit apparaître une lutte acharnée entre les maîtres et le troupeau. La valeur de vérité de toutes les catégories est déterminée par le rôle que ces catégories jouent dans cette lutte, par l’utilité que ces catégories peuvent avoir pour la race des seigneurs, pour lui permettre de conquérir et affermir définitivement sa domination. L’égoïsme et une sorte de second état d’innocence sont intimement liés.
Une fois parvenu à cet état de bonne conscience qui sanctifie l’égoïsme extrême de la race des seigneurs, toute forme de cruauté ou de barbarie, une fois parvenu à l’innocence du devenir, alors l’éternel retour apporte une dernière confirmation et une libération mythique. Cela ne vaut que pour les seigneurs de la terre. Les races qui ne supportent pas l’éternel retour sont condamnées. Les races qui ressentent l’éternel retour comme un grand bienfait sont appelées à dominer. L’éternel retour est un poison mortel pour le troupeau. L’idée d’éternel retour ruine toute forme de transcendance et ainsi toute morale d’inspiration chrétienne ou socialiste. La morale protège du nihilisme ceux qui ont pris une mauvaise pente en accordant à chacun une valeur infinie et en lui désignant sa place dans une hiérarchie qui ne coïncide pas avec la hiérarchie et le pouvoir de ce monde, une morale qui enseigne la soumission, l’humilité. Si la foi dans cette morale disparaît, il s’ensuit que ceux qui ont pris une mauvaise pente n’ont plus aucune consolation et ils disparaissent.
La décadence (la lassitude, le pessimisme, l’autodestruction, le nihilisme, le manque de confiance en soi, l’absence de perspective) se soigne par la prophétie du surhomme et de l’éternel retour (l’existence privée de sens, le néant), et l’engagement en activiste de l’impérialisme barbare et agressif.
Nietzsche part de cette nature humaine déformée, décadente, telle qu’il la voit se manifester par des symptômes comme la lassitude de vivre, le pessimisme, le nihilisme, l’autodestruction, le manque de confiance en soi, l’absence de perspective. Il se reconnaît lui-même dans ces décadents, il les tient pour ses frères. Mais il pense que ce sont justement ces décadents qui peuvent lui fournir la matière nécessaire pour faire les nouveaux seigneurs de la terre. Il se considère à la fois comme un décadent et son contraire. Les hommes supérieurs se regroupent pour recevoir la prophétie : la venue du surhomme et l’éternel retour. L’éternel retour a la vertu d’avoir un caractère nihiliste, relativiste et sans issue. C’est l’existence privée de sens et de but, mais revenant inexorablement, sans fin dans le néant. C’est la forme la plus extrême du nihilisme. Le néant dépourvu de sens, éternel. Le nihilisme décadent ne se termine pas avec la connaissance de l’éternel retour, mais au contraire est confirmé par elle. Sur cette base, il faut opérer un changement de direction. Il s’agit de transformer les particularités de la décadence en instruments d’une défense militante du capitalisme. Il s’agit de métamorphoser le décadent en activiste de l’impérialisme barbare et agressif à l’intérieur comme à l’extérieur.
Dionysos, sensuel et cruel, doit dominer par ses instincts l’entendement et la raison ; le seigneur n’a pas besoin de morale ni de justifier le mal ; il aime l’animal qui est en lui.
Les instincts doivent dominer l’entendement et la raison, Dionysos doit dominer Socrate. Dionysos apparaît comme le symbole d’une décadence porteuse d’avenir et digne d’être admirée, la décadence des forts (opposée au pessimisme asthénique, paralysant de Schopenhauer et à la libération des instincts avec des accents plébéiens de Richard Wagner). Du point de vue du pessimisme des forts, l’homme n’a plus besoin d’une justification du mal, car il a en horreur toute forme de justification. Il jouit du mal à l’état pur. Il trouve que le mal dépourvu de sens est le plus intéressant. Le bien a besoin d’une justification, c’est-à-dire qu’il doit reposer sur un fond de méchanceté et de danger, ou enfermer en soi une sottise : alors il plaît encore. L’animalité ne provoque plus d’horreur. Le bonheur insolent de sentir l’animal dans l’homme est la forme la plus triomphante de la spiritualité. Les aspects de la vie que jusqu’ici on voulait nier ne doivent pas être compris comme nécessaires mais aussi souhaitables, en tant qu’aspects plus puissants, plus effrayants et plus vrais, parce que c’est en eux que la volonté s’exprime le plus clairement. Le nouveau Dieu, c’est Dionysos, avec un attribut de sensualité et de cruauté, un dieu dégagé de la morale, concentrant en lui-même toute l’abondance des contradictions de la vie, un dieu au-delà de la lamentable morale des ratés, un dieu par-delà le bien et le mal.
Un fatras de luttes contre le socialisme.
La lutte entre les maîtres et le troupeau, entre les aristocrates et les esclaves, n’est qu’une caricature mythique de la lutte des classes. La lutte contre Darwin représente un mythe, né de la peur de voir le cours normal de l’histoire mener au socialisme. Derrière l’éternel retour se cache un décret mythique et rassurant : l’évolution ne peut rien engendrer de vraiment neuf, donc pas de socialisme. Le surhomme ramène dans les rails du capitalisme les aspirations qu’avaient fait naître les problèmes du capitalisme. Quant à la part positive des mythes nietzschéens, ce n’est rien d’autre que la mobilisation de tous les instincts décadents et barbares de l’homme corrompu par le capitalisme pour sauver par la violence le paradis du parasitisme social, c’est-à-dire un contre-mythe impérialiste qui s’oppose à l’humanisme socialiste.
La pensée bourgeoise ne peut se passer d’illusions. De la Renaissance à la Révolution française, elle caresse l’image idéale et trompeuse de la cité grecque considérée comme projet à réaliser. Chez Nietzsche, cette image est suscitée par la peur – ayant trouvé refuge dans le mythe – de la ruine de sa propre classe, avec des contenus venant des problèmes soulevés par l’ennemi de classe. La théorie de la connaissance nie que le monde soit connaissable, nie la raison, en appelle à tous les instincts barbares et bestiaux. Le style aphoristique apparaît comme la forme qui correspond le mieux à un système pourri de l’intérieur, creux et fallacieux qui se camoufle sous une forme chatoyante, niant formellement toute continuité, un fatras d’idées en lambeaux.
Les néokantiens, dans une période de sécurité du capitalisme, limitent la philosophie aux questions de logique, de théorie de la connaissance et de psychologie, refusent la dialectique comme antiscientifique ou en la passant sous silence, réduisent le progrès au progrès dans le cadre du système capitaliste et considèrent comme une absurdité un mouvement historique marqué par des contradictions et des antagonismes ; cependant, avec la Commune de Paris, il faut intégrer quelques aspects utilisables et purifiés du marxisme en interaction avec le révisionnisme dans la social-démocratie, faire un retour à Kant par l’abolition du progrès objectif reflété dans la pensée par la dialectique, continuer de proclamer, contre le matérialisme, l’inconnaissabilité et même l’inexistence d’une réalité indépendante de la conscience, et intégrer certains aspects de la philosophie réactionnaire et irrationaliste d’avant 1848.
La philosophie vitaliste est l’idéologie dominante de l’ensemble de la période impérialiste en Allemagne. Elle est une tendance générale qui imprègne ou du moins influence la totalité des écoles de pensée. Toutes les sciences sociales, de la psychologie à la sociologie, sont sous son influence, et tout particulièrement les sciences historiques, l’histoire littéraire et l’histoire de l’art. Dans l’après-guerre, la quasi-totalité de la littérature philosophante bourgeoise est d’inspiration vitaliste.
Après 1848, la bourgeoisie allemande a l’impression d’être entrée dans une période d’essor illimité du capitalisme, dans une véritable période de sécurité, ou rien ne saurait ébranler la stabilité de la société bourgeoise. Cette période est aussi celle de la capitulation inconditionnelle de la bourgeoisie allemande devant la monarchie bonapartiste de Bismarck. Le sentiment de sécurité entraîne le refus des questions de conception du monde, une limitation de la philosophie aux questions de logique, de théorie de la connaissance, et l’étend tout au plus jusqu’à la psychologie. Toutes les questions de la vie se régleront d’elles-mêmes grâce au développement de l’économie et de la technique. Le néokantisme positiviste et agnosticiste devient la philosophie dominante. Il s’agit de refuser résolument la dialectique : la dialectique est une absurdité, elle est par principe antiscientifique ; la voie de la philosophie allemande de Kant à Hegel aboutit à une impasse scientifique ; le mot d’ordre doit être : retour à Kant ! Les néokantiens croient pouvoir venir à bout du socialisme (le matérialisme historique dialectique) en le passant sous silence. Ils sont convaincus que l’agnosticisme kantien, en tant qu’unique philosophie scientifique, associé à l’impératif catégorique éthique de se soumettre inconditionnellement au système des Hohenzollern, suffit pour écarter tout danger idéologique. L’idée du progrès peut apparaître, mais sous une forme purement positiviste et évolutionniste : le progrès est conçu uniquement dans le cadre du système capitaliste. Tout mouvement historique marqué de contradictions et d’antagonismes apparaît comme une absurdité antiscientifique.
Après la Commune de Paris, l’ébranlement de la sécurité et la crise de l’impérialisme suscitent le besoin de visions du monde. La philosophie de la vie doit remplir cette tâche. Cependant, la théorie de la connaissance agnosticiste reste le fondement inchangé de la philosophie.
Dans la mesure où Nietzsche voit désormais clairement le nouvel adversaire, la classe ouvrière, la dialectique n’est plus pour lui un pur problème théorique. Il voit dans cet adversaire un tel danger qu’il veut son anéantissement intellectuel. Nietzsche n’identifie pas la théorie et la pratique de ce nouvel adversaire comme l’on fait Schelling ou Kirkegaard. Il se borne à opposer un mythe irrationaliste à la dialectique matérialiste, à lui opposer une méthode par principe antiscientifique, passionnelle et irrationaliste.
Il y a d’abord des confrontations sociologiques avec le marxisme, des confrontations qui veulent avant tout le réfuter scientifiquement, tout en s’efforçant d’incorporer à l’historiographie bourgeoise quelques-uns de ses aspects utilisables et purifiés, en interaction avec le mouvement révisionniste dans la social-démocratie. La philosophie en revient aux romantiques, à Emmanuel Kant et même à Hegel. On s’aperçoit cependant qu’on peut trouver de précieux alliés dans la philosophie réactionnaire et irrationaliste d’avant 1848, dans les faiblesses réactionnaires de la dialectique idéaliste. La philosophie dépasse ainsi le néokantisme positiviste dans une direction réactionnaire, tout en conservant sa théorie de la connaissance. Il s’agit d’abolir le progrès objectif, reflété dans la pensée par la dialectique et ses prolongements, de manière irrationaliste et d’anéantir philosophiquement le matérialisme historique dialectique.
Il y a aussi la lutte contre le matérialisme. La philosophie ne peut renoncer à la théorie de la connaissance de l’idéalisme subjectif : l’inconnaissabilité, et même l’inexistence d’une réalité indépendante de la conscience, l’impossibilité de la concevoir, est l’axiome des philosophies de la période.
La philosophie vitaliste réduit la relation conscience/être en la relation entendement/être conçu, critique l’indigence de l’entendement par rapport à la richesse de l’intuition de l’expérience vécue de la vie et la richesse postulée de la biologie, ouvrant une troisième voie entre un idéalisme académique et un matérialisme incapable de saisir les nouvelles conquêtes de la physique, même si, pour cette philosophie vitaliste, selon la définition de l’idéalisme subjectif, l’être dépend de la conscience ; on a un pseudo-objectivité, puisque la vie est constamment subjectivisée en vécu et le vécu constamment objectivisé en vie, ce qui provoque une oscillation entre la subjectivité et l’objectivité, pseudo-objectivité renforcée par le recours aux mythes qui représentent une forme particulière d’objectivité (ils ont une origine subjective mais persistent), ce qui donne le sens d’un mythe issu de l’expérience vécue de la vie à un monde privé de Dieu par l’entendement ; la philosophie de la vie dépasse le formalisme, stigmatise le socialisme et la démocratie pétrifiés, mécaniques, glorifie le deuxième Reich et l’aristocratisme de l’intuition contre le caractère plébéien de l’entendement et de la raison.
La philosophie vitaliste déforme et appauvrit la question de la relation entre la conscience et l’être en la remplaçant par la question opposant l’entendement (c’est-à-dire une raison réduite à l’entendement et identifiée à lui) et l’être conçu, ce qui permet de critiquer l’entendement, de vouloir dépasser ses limites, sans toucher à la question. La vie est identifiée avec l’expérience vécue. Le vécu, avec pour outil l’intuition et pour objet naturel l’irrationnel, permet de faire surgir la vision du monde, sans renoncer à l’agnosticisme ni à la négation d’une réalité indépendante de la conscience. L’invocation du vécu, opposé à l’indigence de l’entendement, permet de s’opposer aux conclusions que le matérialisme tire de l’évolution sociale et scientifique au nom d’une science de la nature, la biologie, dont on ignore les véritables problèmes. Naît ainsi un pseudo-objectivisme, une troisième voie philosophique, l’apparence d’un dépassement de l’opposition entre un idéalisme compromis par un académisme stérile et la faillite des grands systèmes idéalistes, et un matérialisme compromis par ses liens avec le mouvement ouvrier et par son identification avec le vieux matérialisme, incapable de saisir conceptuellement les nouvelles conquêtes de la physique (le matérialisme dialectique n’est que rarement évoqué).
Par conséquent, tant que la troisième voie philosophique s’en tient à la théorie de la connaissance, elle ne se distingue pratiquement pas du vieil idéalisme subjectif : en effet, de l’axiome d’une inséparabilité réciproque entre l’être et la conscience résulte nécessairement une dépendance gnoséologique de l’être par rapport à la conscience, autrement dit l’idéalisme.
Lorsque la philosophie sort des purs problèmes de la théorie de la connaissance, apparaît la pseudo-objectivité : les besoins de la vision du monde exigent une image du monde concrète, une image de la nature, de l’histoire et de l’homme. Les objets ainsi postulés ne peuvent, conformément à la théorie de la connaissance, qu’être créés par le sujet, mais ils doivent, pour satisfaire aux besoins de vision du monde, se tenir face a nous en tant qu’objets pourvus d’un être objectif. La vie sous cette forme spécifique dans laquelle la vie est constamment subjectivisée en vécu et le vécu constamment objectivisé en vie, permet une oscillation constante entre la subjectivité et l’objectivité.
Cette tendance est renforcée lorsque la pensée du mythe s’insinue dans l’arsenal conceptuel de la philosophie. Le type d’objectivité du mythe est une création du sujet ; la persistance des mythes à travers l’histoire, leur influence universelle incontestée dans de vastes sphères de la culture, fait naître l’illusion qu’en dépit de leur origine subjective, en dépit de leur validité tributaire du sujet (leur être ne tient qu’à la foi qu’on leur accorde), les mythes représentent néanmoins une forme particulière d’objectivité. Le nouveau concept central de la philosophie de la vie, justement en raison de l’oscillation entre subjectivité et objectivité, vécu et vie, renforce encore ces illusions, comme s’il incombait à l’époque la mission de rendre sa cohérence, ses perspectives et son sens à un monde rendu stérile et privé de Dieu par l’entendement, grâce aux figures nouvelles d’un mythe nouveau issu de l’expérience vécue de la vie.
Les contemporains ont le sentiment de se trouver à l’aube d’une période de grandes décisions. Il en résulte le besoin de soumettre l’évolution sociale, l’histoire et la société à des commentaires concrets, positifs, ce qui signifie dépasser le formalisme du néokantisme.
On peut aussi ressentir une accentuation des affects anticapitalistes dans l’intelligentsia, avec un rapprochement avec la social-démocratie. Contre ce courant, la conception du monde vitaliste, avec son contraste entre ce qui est vivant et ce qui est mort, pétrifié, mécanique, se fixe pour tâche démagogique d’approfondir tous les problèmes réels, au point d’éloigner toutes les conséquences sociales qui paraissent en découler.
Il n’y a pas seulement les sympathies pour le socialisme : le sentiment de la nécessité d’une transformation politique est universellement ressentie, à droite comme à gauche. La réaction essaye de présenter la structure politique arriérée du deuxième Reich comme un moment particulier et nouveau de l’histoire, supérieur aux démocraties occidentales, ce qui rencontre un grand succès dans de vastes cercles de l’intelligentsia.
. La philosophie de la vie apporte son soutien à cette réaction. Son relativisme sape la croyance dans le progrès historique, la croyance en la possibilité et la valeur d’une démocratisation radicale de l’Allemagne. Le phénomène originaire de la philosophie de la vie, l’opposition polaire entre le vivant et le pétrifié, peut être appliqué à cet ensemble de problèmes : la philosophie peut aisément stigmatiser la démocratie, en la décrivant comme un système mécanique et figé.
La place centrale accordée à l’expérience vécue dans la théorie de la connaissance de la philosophie vitaliste engendre un aristocratisme. Une philosophie de l’expérience vécue ne peut être fondée que sur l’intuition, et seul un petit nombre d’élus, les membres d’une aristocratie nouvelle, sont supposés disposer de cette faculté d’intuition. On affirme que les catégories de l’entendement et de la raison sont caractéristiques des tendances plébéiennes de la démocratie, tandis que les hommes véritablement supérieurs ne comprennent le monde que sur la base de l’intuition.
La philosophie vitaliste crée une certaine atmosphère philosophique, une dissipation de la confiance dans l’entendement et la raison, une destruction de la croyance dans le progrès, une crédulité à l’égard de l’irrationalisme, des mythes et de la mystique.
L’expérience vécue de la vie (la vie n’est qu’une partie de la réalité objective) est le fondement de la connaissance de la réalité, des formes, des principes et des catégories de la pensée ; il ne suffit pas d’avoir la perception, l’intelligence, qui permettent de projeter des images, il faut avoir l’impulsion, la volonté, la résistance, le combat, le travail, toutes les catégories pratiques, qui permettent la saisie de la réalité objective, de la différence entre le Moi et la réalité objective ; on a une oscillation entre la vie, l’objectivité apparente, et l’expérience vécue, la subjectivité réelle, ce qui constitue une pseudo-objectivité ; la chose est le produit non de la raison ou de l’entendement mais de la totalité de l’esprit humain.
Dilthey considère que l’expérience vécue du monde est le fondement ultime de la connaissance. La vie contient des relations qui expliquent toutes les expériences et toutes les pensées. Dans la vie et dans l’expérience est contenu le grand ensemble qui se présente en tant que formes, principes, catégories de la pensée. Ce grand ensemble peut être identifié analytiquement dans la vie et dans l’expérience. Tout cela permet la connaissance de la réalité.
Dilthey considère avec raison que la solution du problème gnoséologique de la relation de l’homme avec le monde extérieur ne peut être éclaircie qu’en empruntant les voies de la pratique.
Un homme qui n’aurait que la perception et l’intelligence aurait le moyen de projection d’images : tout cela ne permettrait pas cependant de distinguer le Moi et les objets réels. Le cœur de la distinction entre le Moi et les objets réels est la relation entre impulsion et refoulement de l’intention, entre volonté et résistance. L’impulsion, etc., ne sont pas des intermédiaires qui permettent de saisir une réalité indépendante de la conscience mais ne sont que la face interne de l’enchaînement de nos perceptions, représentations et processus de pensée. L’impulsion, la pression, la résistance, sont les composantes solides qui confèrent leur solidité à tous les objets extérieurs. La volonté, le combat, le travail, le besoin, sa satisfaction, constituent l’armature des processus intellectuels. Le monde tel que le présente cette théorie de la connaissance est déterminé par la conscience puisque toutes les catégories pratiques sont autant des éléments du monde du sujet que les catégories purement intellectuelles que le sujet s’efforce de dépasser. L’impulsion vers une appréhension de l’objectivité du réel part de l’intuition d’une relation entre la pratique et la saisie de la réalité objective.
La vie est toujours sa propre preuve. Du point de vue de la vie, il n’est aucune preuve qui permet de dépasser le contenu de la conscience vers une transcendance. Les conditions fondamentales de la connaissance sont données dans la vie elle-même. La pensée ne peut pas remonter derrière ces conditions fondamentales de la connaissance. La pensée peut évaluer ces conditions dans la portée de leur applicabilité dans la science. Ces conditions ne sont pas des hypothèses mais des principes ou des préalables surgissant de la vie même. Ces conditions s’incorporent à la science en tant que moyens. Une raison dépourvue de volonté et de sentiment identifierait les différences de dépendance dans l’ordre d’apparition, des régularités, correspondant à la représentation causale et à la différence du Moi et des objets, mais ces différences entre sujet et objet restent dépendantes des activités et de l’image. La valeur cognitive de l’opposition entre le Moi et l’objet n’est pas celle d’un fait transcendant, mais le Moi et l’Autre, où l’Extérieur, ne sont rien d’autre que ce qui est contenu dans les expériences de la vie. Cela est la réalité tout entière. En raison de l’identification (inconsciente) entre la vie et l’expérience vécue, on a une oscillation entre objectivité apparente et subjectivité réelle qui est l’essence de la pseudo-objectivité de la philosophie de la vie. Si Dilthey menait à son terme son intention initiale d’objectivité, il se rendrait compte que les résistances que rencontrent ses impulsions sont un domaine plus vaste que la facette « objective » de la vie. Ce que rencontre l’expérience vécue, c’est la réalité objective, dont la vie n’est qu’une partie, sauf à considérer sous forme de vie la totalité de la réalité objective. Dilthey ignore la réalité objective indépendante de la conscience.
Notre croyance en la réalité du monde extérieur provient de l’expérience de la résistance et des obstacles imposés par la relation volontaire avec le monde extérieur. La chose et son expression conceptuelle la substance n’est pas une création de l’entendement mais de la totalité de nos forces psychiques. Le monde extérieur n’est pas indépendant de la conscience humaine : son producteur n’est ni la raison ni l’entendement mais la totalité de l’esprit humain tel que le conçoit la philosophie de la vie. Cet apparent élargissement de la problématique gnoséologique fait naître un concept d’une dimension transcendant la conscience aux contradictions insurmontables. Le fondement des catégories réside dans les expériences de notre vouloir et des sentiments liés à ce vouloir. Tous les sentiments et toutes les pensées ne font que revêtir cette expérience. Dans la mesure où s’accumulent ces expériences, croît le caractère de réalité qu’ont pour nous les images. Cette réalité devient une puissance qui nous domine entièrement. On a ici la vie elle-même, qui est constamment sa propre preuve.
A la psychologie explicative, qui recherche de manière abstraite et mécanique les causes et les lois, et qui n’est valable que pour les sciences de la nature, Dilthey oppose une psychologie descriptive ou compréhensive qui fait face à l’histoire de manière aussi abstraite que l’ancienne psychologie (la base de l’histoire est plus ample et plus profonde que toute conscience individuelle, les causes de l’enchaînement historique étant à chercher dans la structure économique, et la psychologie des hommes ne peut être comprise qu’à partir des fondements matériels de leur être et de leurs activités) et qui remplace les hypothèses de la psychologie précédente par une description des faits psychiques, les causes et les lois reléguées à l’arrière-plan, tous les objets de la psychologie paraissant projetés sur le plan de l’expérience vécue, c’est-à-dire sur le plan subjectif.
À la psychologie jusqu’ici explicative (recherchant des liens causaux et des lois) s’oppose une psychologie descriptive ou compréhensive, destinée à fonder la totalité des sciences de l’esprit (nom donné aux sciences sociales) et avant tout à l’histoire. Il s’agit de critiquer le positivisme qui découvre le cours de l’histoire avec des catégories psychologiques abstraites. Au lieu de se tourner vers les causes véritables de l’enchaînement historique, c’est-à-dire la structure économique de la société et ses transformations, on crée une psychologie qualitativement nouvelle, totale et vivante. En fait, la nouvelle psychologie fait face au cours de l’histoire de manière aussi abstraite et aussi dérivée que l’ancienne. La base objective de l’histoire est plus ample et plus profonde que toute conscience individuelle. Une psychologie qui serait la discipline fondamentale de l’histoire ne peut exister, car la psychologie des hommes agissant dans l’histoire ne peut être comprise qu’à partir des fondements matériels de leur être et de leurs activités, et avant tout de leur travail et des conditions matérielles dans lesquelles il se déroule. La base matérielle reste l’élément primordial, décisif en dernière instance. Dilthey remplace la fausse abstraction intellectualiste de la psychologie explicative positiviste (un rationalisme plat et mécanique), par une prétendue totalité irrationnelle de l’expérience vécue de la vie, où le caractère dialectique disparaît.
Dilthey est insatisfait à l’égard de la psychologie positiviste, qui refuse d’admettre la dépendance des phénomènes psychiques des phénomènes matériels et corporels, mais sa solution est irrationaliste : la vie contient l’unité du corps et de la psyché. Comme la vie ne signifie que l’expérience vécue, la dualité entre psychisme et corps est dépassée de manière que tous les objets de la psychologie paraissent projetés sur le plan de l’expérience vécue, c’est-à-dire sur le plan subjectif. Toutes les hypothèses de la psychologie précédente sont remplacées par une simple description des faits psychiques, ce qui entraîne que toute connaissance des causes et des lois est reléguée à l’arrière-plan, en créant un nouvel espace pour l’irrationalisme.
Les connexions et les déterminations sociales disparaissent derrière la singularité des objets isolés ; les objets sont liés par des abstractions et des analogies ; l’expérience vécue, comme organe de la connaissance, opère par l’arbitraire subjectif dans les choix, dans les accentuations et dans les déterminations ; la causalité et les lois ne sont pas utilisées ; la compréhension comporte une partie irrationnelle, non représentable par la raison de manière logique, avec une certitude seulement subjective et l’affirmation d’une aristocratisme ; la compréhension, l’herméneutique, l’interprétation, la reconstruction artistique, l’intuition, s’opposent abstraitement, de manière non dialectique, à la pensée conceptuelle rationnelle (l’intuition fait partie du travail des concepts : elle ne s’oppose pas au concept, elle n’est pas une faculté autonome et la synthèse dialectique relève du concept).
Dilthey donne de nouvelles bases méthodologiques aux sciences de l’esprit, qui s’étaient dégradées dans le positivisme, dans le sens que la réalité propre de l’histoire passait au second plan derrière les discussions universitaires opposant les vues des spécialistes sur les phénomènes historiques, littéraires, artistiques, philosophiques, etc. Il s’agit de faire un retour à la chose même.
Mais cette chose même n’est précisément pas la chose elle-même dans sa totalité et son objectivité. Elle n’est pas totale dans la mesure où les connexions et les déterminations sociales véritables disparaissent derrière la singularité des objets isolés, et dans le cas où ces objets sont reliés entre eux, c’est par le biais d’abstractions et d’analogies. Elle n’est pas active, parce que l’expérience vécue, comme organe de la connaissance, crée une atmosphère d’arbitraire subjectif dans le choix, l’accentuation, la détermination.
Cette opposition de la psychologie descriptive contre les lois et la causalité ne concerne que les sciences de l’esprit, où les objets se présentent de l’intérieur, en tant qu’ensemble vivant à l’origine, tandis que les sciences de la nature ont pour objet des faits qui apparaissent dans la conscience de l’extérieur, en tant que phénomènes et donnés individuellement : nous expliquons la nature, mais nous comprenons la vie psychique (la nature sera bientôt incorporée dans l’identification subjectiviste et irrationaliste de la vie et de l’expérience vécue, dans la conception mythique de la vie qui remplace la chose en soi).
Il y a dans toute compréhension quelque chose d’irrationnel, comme la vie elle-même l’est. Il est impossible de représenter quelque chose d’irrationnel par l’opération de formules logiques. La certitude, bien qu’entièrement subjective, qui réside dans cette remémoration, ne peut être remplacée par aucune vérification de la valeur de connaissance des enchaînements logiques dans lesquels le processus de compréhension peut être représenté. La vie ne peut être traduite devant le tribunal de la raison.
De là résulte nécessairement une théorie de la connaissance aristocratique. L’herméneutique ou la compréhension, est divinatoire et ne produit jamais une certitude démonstrative. L’interprétation, en tant que reconstruction artistique par la compréhension, a toujours un caractère de génialité. La nouvelle psychologie est d’emblée un privilège, la doctrine ésotérique d’une certaine aristocratie intellectuelle préoccupée d’histoire et d’esthétique. Une place centrale est ainsi accordée à l’intuition. La nouvelle attitude cognitive, l’intuition comme nouvel organe de la connaissance, s’oppose à la pensée conceptuelle rationnelle.
L’intuition est en réalité un élément psychologique de toute méthode de travail scientifique. Une observation superficielle peut donner naissance à l’illusion immédiate que l’illusion serait plus concrète et plus synthétique que la pensée discursive arbitraire qui procède à l’aide de concepts. Ce n’est qu’une illusion, car, psychologiquement, l’intuition n’est pas autre chose que la soudaine prise de conscience d’un processus de pensée qui s’était produit jusque-là en partie inconsciemment. Il est donc impossible de l’isoler du processus de travail pour l’essentiel conscient. Et c’est une tâche pour la pensée scientifique, quant aux résultats obtenus intuitivement, de contrôler s’ils sont admissibles du point de vue scientifique, puis de les incorporer dans le système des concepts rationnels de telle manière que l’on ne puisse plus distinguer a posteriori ce qui a été découvert grâce aux facultés déductives (consciemment) et à l’aide de l’intuition (ce qui restait sous le seuil de la conscience, et n’est devenu conscient que plus tard). L’intuition est donc en réalité, en tant qu’élément psychologique du processus de travail, un complément de la pensée conceptuelle, et non son antithèse.
Par ailleurs, la découverte intuitive d’une connexion n’est jamais un critère de vérité. Une observation psychologique superficielle du processus du travail scientifique fait naître l’illusion que l’intuition serait un organe indépendant de la pensée abstraite, et apte à saisir des connexions d’un ordre plus élevé. Cette illusion, la confusion entre la méthode de travail subjective et la méthode objective de la science, devient, soutenue par le subjectivisme général de la philosophie impérialiste, le fondement de la théorie moderne de l’intuition.
De plus, d’une perspective subjectiviste, il semble naturel d’admettre que la contradiction dialectique est produite par l’activité conceptuelle tandis que la solution synthétique, sa fusion dans une unité plus vaste, serait attribuée à l’intuition. C’est une illusion, puisque la dialectique véritable exprime chaque synthèse sous forme conceptuelle, et qu’elle ne reconnaît aucune synthèse comme un état de fait définitif. La pensée dialectique scientifique contient toujours, justement puisqu’elle est le reflet adéquat des objets du monde réel, la liaison conceptuelle et l’analyse conceptuelle des pensées. L’intuition n’est pas un organe de la connaissance, elle n’est pas un élément de la méthode scientifique.
La méthode compréhensive permet par l’intuition divinatoire, par l’illumination – des capacités qui ne sont pas données à tout le monde – d’atteindre une réalité qualitativement supérieure à la réalité saisie par les concepts, une réalité arbitraire et invérifiable ; Dilthey considère que l’expérience vécue contient toutes les catégories de la réalité objective : il ne reconnaît pas la fausse conscience et ne voit pas que l’expérience vécue est déterminée par les catégories existantes dans la réalité objective ; il invente l’esprit objectif comme catégorie centrale de l’histoire, un esprit objectif qui suppose un sujet logique qui ne soit pas un sujet psychologique ; Dilthey oppose de manière métaphysique le point de vue anthropologique qui manifesterait le caractère suprahistorique de l’homme du point de vue historique qui manifesterait un relativisme sans permanence.
La recherche d’une conception du monde implique de se détourner du formalisme et de refuser la dialectique, et de s’intéresser au contenu des concepts. Une pensée qui veut connaître les contenus réels doit s’appuyer sur la théorie du reflet du matérialisme et sur les enchaînements du monde conçus dialectiquement.
L’intuition est un accessoire qui permet de s’écarter en apparence du formalisme sans ébranler ses fondements.
Il s’agit de prétendre que les contenus visés, que la réalité de la vision du monde atteinte, doivent être considérés comme une réalité qualitativement différente et d’un ordre plus élevé que la réalité que les concepts permettent d’appréhender. L’intuition, interprétée en termes subjectivistes, donne lieu à l’illusion qu’elle serait le signe d’une illumination dans l’appréhension de ce monde supérieur.
C’est désormais une question vitale de réfuter à tout prix toute critique provenant du camp de l’analyse conceptuelle. La compréhension intuitive de la réalité supérieure n’est pas donnée à tout le monde. Celui qui recherche des critères conceptuels pour la vision fondée sur l’intuition ne fait que prouver qu’il est dépourvu de toute capacité d’intuition pour saisir la réalité supérieure. Sa critique ne fait donc que dévoiler sa propre insuffisance. Une telle théorie de la connaissance de l’intuition est une nécessité puisque la réalité ainsi saisie est par sa nature même arbitraire et invérifiable. L’intuition, en tant qu’organe de cette connaissance supérieure, est en même temps une justification de cet arbitraire.
Cette proclamation de l’irrationalisme des enchaînements de la vie, de l’intuition divinatoire comme organe de leur connaissance, est à l’origine de la grande influence de Dilthey sur le cercle littéraire et esthétique de Stéfan George pour qui l’expérience vécue comprend l’expérience originaire – l’expérience véritablement non falsifiée, arrachée à tout environnement social compréhensible rationnellement, dont le contenu immédiat fait abstraction de toute détermination, dont le contenu philosophique est purement irrationnel (méta-rationnel), c’est-à-dire le religieux, le titanesque, l’érotique – et l’expérience culturelle, qui est chez Goethe l’expérience du passé lointain de l’Allemagne, de l’Antiquité classique, de l’Italie, de l’Orient, et jusqu’à son expérience de la société allemande.
Dilthey ne croit pas encore qu’il existe une opposition inconciliable entre la raison et la vie, la science et l’intuition. Il pense qu’il est possible de déployer, à partir de l’expérience vécue, toute la richesse du monde objectif et subjectif, et de passer de l’expérience, de sa compréhension et de la systématisation de cette compréhension dans l’interprétation méthodique de l’herméneutique, à un concept plus élevé et plus universel de la scientificité. Dilthey remarque que ces deux tendances fondamentales sont contradictoires. Il remarque le caractère circulaire des fondements des sciences de l’esprit sur la philosophie de la vie. C’est l’histoire qui doit nous enseigner ce qu’est la vie, mais l’histoire elle-même repose sur la vie. Le cercle vicieux repose sur la conception du sujet-objet identique, l’identification de la vie et de l’expérience vécue, alors que toute méthode objective considère que les catégories, au moins dans leur être en soi, sont contenues dans la réalité objective, où le sujet connaissant ne peut que les recueillir.
Dilthey a l’illusion que l’expérience vécue contient toutes les catégories de la réalité objective et qu’une méthode appropriée (psychologie compréhensive, herméneutique) suffit à la déployer, mais, du point de vue gnoséologique, l’expérience vécue à pour présupposé ces catégories en tant que formes de la réalité objective : l’expérience vécue est déterminée par ces catégories et non l’inverse. Dilthey ne critique pas les expériences vécues qui fondent la méthode. Cette méthode exclut la fausse conscience, le fait que l’expérience vécue (la conscience) des hommes agissant dans l’histoire ne fournit pas nécessairement la clé d’une évaluation adéquate des enchaînements historiques.
La réduction de tous les phénomènes historiques à des expériences vécues, autrement dit à des faits de conscience subjectifs, trouve une limite dans l’esprit objectif, considéré comme catégorie centrale de l’histoire, et il reconnaît que cet esprit objectif suppose un sujet logique qui ne soit pas un sujet psychologique, comme s’il existait un psychisme en dehors des psychismes individuels. La résolution de cette difficulté supposerait que Dilthey renonce à la psychologie et au fondement qu’il donne à l’histoire.
Par ailleurs la perspective psychologique et anthropologique, qui considère les faits essentiels qu’il met à jour comme permanents et suprahistoriques, se croise de manière antinomique avec la perspective historique. Pour le matérialisme historique, les deux points de vue se complètent dialectiquement : l’homme n’a pas subi de transformation anthropologique radicale, et les transformations dans sa pensée, sa vie affective, ont un caractère socio-historique. Pour Dilthey, du point de vue anthropologique résulte un caractère suprahistorique de l’homme, du point de vue historique résulte un relativisme sans bornes qui n’admet aucune espèce de permanence. Pour l’impérialisme, la dimension anthropologique suprahistorique est tout aussi nécessaire que le relativisme historique.
La contradiction être/conscience est remplacée par la contradiction intuition/raison : l’intuition produit une vision du monde authentique qui naît de l’immersion dans la vie ; la négation du progrès et de la loi historiques implique une typologie des visions du monde formellement équivalentes, mais avec une prise de position antimatérialiste, chaque type (ceux de l’entendement, de la volonté et du sentiment) se cristallisant en une figure mystique, actrice de l’histoire, comme si l’histoire pouvait s’expliquer par des principes psychologiques et anthropologiques pauvres ou par des facultés psychiques isolées ; Dilthey se résigne à ne plus lutter pour l’harmonie des conceptions du monde entre elles et oppose abstraitement science et vision du monde.
Dilthey remplace la psychologie causale du positivisme par une morphologie des phénomènes psychiques pour l’essentiel acausale et même anticausale.
Dilthey comprend que les philosophies du passé ne peuvent donner une vision du monde concrète et riche de contenu, capable d’influer sur les événements. De même que la transformation de l’expérience vécue en une compréhension et une herméneutique doit aboutir à une vision du monde, l’examen historique des problèmes de la philosophie ne doit être que le prélude à l’exposition d’une vision du monde moderne. Comme une métaphysique (une philosophie de l’être en tant que tel) est impossible, les tentatives de ressusciter la métaphysique sont vouées à l’échec. La conception du monde n’est pas le résultat de la simple volonté de connaître : la compréhension de la réalité n’est qu’un élément de la conception du monde. Dilthey transforme les contradictions objectives qui résultent de la dialectique entre l’être et la conscience en un phénomène subjectif, en une contradiction entre l’intuition et la raison. Pour lui, toute vision du monde authentique est une intuition, qui naît de l’immersion dans la vie elle-même. La vie historique réelle, objective, dans toute sa richesse, est transformée en expérience vécue subjective. La scientificité de la conception du monde disparaît. L’approche scientifique a pour seul rôle de mener au seuil de la conception du monde, où règne l’arbitraire irrationaliste.
Dilthey présente une typologie psychologique et historique des visions du monde. La typologie exprime le relativisme historique. L’impossibilité de découvrir les connexions réelles de l’histoire, la négation de toute loi historique et en particulier de la possibilité de mettre en évidence un progrès dans l’histoire, conduisent à une typologie de toutes les prises de position possibles. La typologie permet de donner l’apparence d’une suspension du jugement, en postulant une valeur identique pour des positions différentes et souvent opposées. Cependant, la suspension du jugement formellement énoncé par le typologie devient de plus en plus formelle, autrement dit elle cède la place à des prises de position, principalement dirigée contre le matérialisme, sans renoncer aux avantages relativistes de la typologie. Par ailleurs, le fondement anthropologique des types se cristallise en une substantialité, en une figure au trait mythique : les figures de la typologie deviennent des acteurs de l’histoire. Il s’agit d’une conception antihistorique et de la naissance d’une histoire.
Dans l’histoire de la philosophie, Dilthey discerne trois types : le naturalisme (l’entendement), l’idéalisme de la liberté (la volonté) et l’idéalisme objectif (le sentiment). L’autonomisation d’un de ces types fait d’un système une métaphysique. Si on fait obstacle à cette tendance, les contradictions disparaissent, chacune des conceptions du monde contenant une association de connaissance du monde, d’évaluation du monde et de principe de l’action.
Il est un fait que des perspectives diverses peuvent aider à saisir les facettes essentielles de la réalité objective, mais Dilthey n’envisage pas la structure objective de la société, et prétend donner des réponses plus profondes que celles du matérialisme historique.
Dilthey essaye de trouver dans le principe anthropologique le fondement pour sa typologie, mais les grands phénomènes historiques ne peuvent être expliqués par des principes psychologiques et anthropologiques pauvres, et encore moins par des facultés psychiques isolées telles que l’entendement, la volonté ou le sentiment.
Dilthey ne réussit pas à faire la synthèse des types dans une harmonie : l’absence d’harmonie n’a pas des causes essentiellement psychologiques ou anthropologiques, mais provient de la division du travail social du capitalisme et ne peut donc être éliminée par les moyens de la psychologie ou de la philosophie.
Dilthey ne peut faire que le constat de relativisme, d’une lutte ininterrompue des conceptions du monde entre elles : c’est la résignation et le désespoir.
Dilthey oppose abstraitement science et vision du monde. Le néokantisme écarte de la philosophie – prétendue scientifique – toutes les questions de conception du monde. La philosophie de la vie repousse, au nom de l’irrationalisme, la science et la philosophie scientifique. Dilthey a une position intermédiaire.
La vie est un troisième terme, un intermonde irrationaliste, face à l’être et à la conscience, bien que la vie fasse partie de l’être et l’expérience vécue de la conscience ; il n’y a pas d’objets véritables, seulement des attitudes produisant chacune leur propre monde d’objets.
La théorie de la connaissance de Simmel combat toutes sortes de représentations de la réalité telle qu’elle est, toutes sortes de restitution conceptuelle de cette réalité. L’histoire n’est pas une reproduction mais fait de son matériau quelque chose qui n’était pas encore par lui-même. Simmel nie toute possibilité de connaître la réalité objective, et même il nie son existence. Simmel nie radicalement toute réalité objective indépendante du sujet, tout en opposant néanmoins à l’homme un monde extérieur pseudo-objectif, puisque la vie se présente ici à lui comme instance médiatrice réelle : la vie semble être l’objectivité ultime que nous puissions atteindre immédiatement en tant que sujet psychique, la plus ample et la plus solide objectivation du sujet. Avec la vie, nous occupons une place intermédiaire entre le Moi est l’Idée, le sujet et l’objet, la personne et le cosmos. Il refuse d’aborder la question de la priorité de l’être ou de la conscience, au nom d’une troisième voie vitaliste. La conscience dépend-elle de la vie, ou la vie de la conscience ? La vie est précisément la forme d’être qui se situe entre la conscience et l’être dans son ensemble. La vie est le concept supérieur et un fait supérieur à la conscience. La conscience est en tout cas elle-même vie. Dans la mesure où une telle analyse fait de la vie un troisième terme face à l’être et à la conscience, bien que du point de vue gnoséologique la vie réelle fasse partie de l’être et l’expérience vécue de la conscience, Simmel crée cet intermonde irrationaliste pseudo-objectif qui permet une prépondérance sans borne de la subjectivité et même la requiert. Simmel ne reconnaît plus aucun monde d’objets véritables, mais seulement diverses formes d’attitude de la vie à l’égard de la réalité (connaissance, art, religion, érotisme, etc.) qui produisent chacun leur propre monde d’objets.
Le relativisme déprécie la science et crée un espace pour la croyance, la religiosité subjective sans objet déterminé, l’obscurantisme, la mystique nihiliste.
L’attitude relativiste comporte toujours une dépréciation de l’attitude scientifique et concède toujours un espace pour la croyance, une religiosité subjective sans objet déterminé. Les connaissances scientifiques deviennent incertaines ou sont vouées dans le devenir à être des erreurs. Les siècles futurs considéreront les connaissances scientifiques comme des superstitions.
Ce scepticisme relativiste sape la connaissance scientifique objective et crée un espace pour l’obscurantisme et pour la mystique nihiliste. Ce relativisme destructeur est une réaction d’autodéfense de la philosophie impérialiste contre le matérialisme dialectique.
Simmel situe la métaphysique et la religion au-delà de la vérité et de l’erreur, à côté et au-dessus de l’exactitude réaliste ; le monde créé par la religion ne se recoupe en aucune manière avec les images produites par d’autres attitudes ; la religion répond à un besoin de sécurité dans un capitalisme qui génère l’insécurité, et aussi au sentiment de perte de sens de la vie individuelle chez l’intellectuel qui oscille entre la recherche dans le Moi des normes de toute action, l’ivresse de la liberté et de l’émancipation des liens du passé, le sentiment d’être abandonné, l’absence de perspective pour la vie privée ou publique, et un nihilisme désespéré à l’égard de toutes les normes.
Simmel considère que les religions historiques et les vieilles formes de la métaphysique se sont effondrées. La démarche de Schleiermacher, qui se tourne vers l’intériorité, n’est pas suffisamment radicale à ses yeux. Il veut procurer à la métaphysique et à la religion la même souveraineté autarcique que celle que poursuit la tendance de l’art pour l’art dans le domaine esthétique : la métaphysique a une image du monde dont les catégories sont sans rapport avec les catégories du savoir empirique : son interprétation métaphysique du monde est au-delà de la vérité et de l’erreur (décisives dans l’interprétation qui vise l’exactitude réaliste).
Les différentes attitudes de l’homme sont juxtaposées dans leur autonomie. Ces attitudes créent des mondes autonomes. La vie religieuse recrée le monde, interprète l’existence sous une tonalité particulière, de telle manière qu’elle ne se recoupe en aucune manière avec les images du monde édifiées selon d’autres catégories, et ne peut les contredire.
Si l’homme s’est libéré des religions particulières, les besoins jusque-là assouvis par les religions n’ont pas disparu. Le fondement de ces besoins religieux tient à l’être social du capitalisme, à l’insécurité dont il est marqué, une insécurité qui se manifeste dans toute sa brutalité matérielle pour les travailleurs et qui apparaît chez les intellectuels bourgeois sous une forme plus sublimée et bien moins immédiate.
L’incompatibilité entre l’être social de la période impérialiste et les formes idéologiques apparaît aux intellectuels bourgeois comme, d’une part, le sentiment enivrant d’être intégralement maître de soi, l’impulsion à rechercher dans le Moi les normes de toute action et de tout comportement, et, d’autre part, une irrémédiable déréliction, le sentiment d’être abandonné et un nihilisme croissant face à toutes les normes. Cette perte de sens de la vie individuelle fait naître l’athéisme religieux moderne.
Dans l’impérialisme du début du siècle, reste encore au premier plan de l’idéologie de l’intelligentsia bourgeoise les facteurs d’insécurité en apparence purement spirituels. Les sentiments de l’ivresse de la liberté, de l’émancipation des liens du passé sont encore le pôle dominant de l’ambivalence du sentiment du monde. Avec la première guerre impérialiste et la crise économique de 1929, tout espoir de la permanence d’une stabilisation relative disparaît, si bien que le pôle du nihilisme désespéré prend le premier plan dans la vision du monde.
La religion est la forme intériorisée de la vie ; il faut reconnaître que la vie individuelle est totalement dénuée de sens, que les normes sociales de l’action n’indiquent aucune direction, que le monde extérieur n’a pas de sens puisque les connaissances scientifiques privent le monde de toute présence divine et, partant de ce constat tragique, prendre conscience de la situation éternelle de l’homme dans le cosmos, de la situation historique mondiale de l’humanité et de la possibilité pour l’homme de devenir un Dieu qui abolit les impératifs sociaux et moraux du passé et qui considère la réalité objective comme un néant.
Le nihilisme de la philosophie de la vie devient la base d’une forme de la religiosité. L’être religieux est une forme de la totalité de la vie. L’homme moderne pressent la possibilité que la religion se réduise ou s’élève à une forme intériorisée de la vie et de tous ses contenus.
L’attitude religieuse est séparée de tout lien à un contenu quelconque. Cette attitude religieuse crée son propre monde, qui se tient indépendant et équivalent aux côtés des autres mondes (scientifique, artistique, érotique, etc.) également produits par la subjectivité humaine. La philosophie de Simmel aboutit donc au courant de l’athéisme religieux.
L’athéisme religieux permet de s’opposer à l’influence du matérialisme historique et dialectique sur les intellectuels bourgeois et en particulier d’étouffer tout espoir d’une vie pourvue de sens dans une collectivité humaine et du dépassement social de l’isolement de l’individu bourgeois, un objectif dans laquelle la philosophie de la vie, tout en mettant en relief la situation tragique de l’individu, voit pourtant la valeur suprême de la vie culturelle. Les résultats de la science éloignent un vaste cercle de l’intelligentsia des religions officielles, tandis que l’insécurité de l’existence, l’absence de perspective concrète pour la vie privée ou publique, suscitent un besoin religieux : ma vie individuelle est en elle-même, d’un point de vue immanent, totalement dénuée de sens, le monde extérieur n’en a pas davantage puisque les connaissances scientifiques privent le monde de toute présence divine, et les normes sociales de l’action n’indiquent aucune direction – où trouver dans ces conditions un sens à ma vie ? La philosophie de la vie présente la situation sociale comme déterminée : il s’agit ou bien de la situation éternelle de l’homme dans le cosmos, ou bien d’une situation historique mondiale de l’humanité actuelle. Et pour ce qui concerne la conduite de la vie, il y a la possibilité que l’homme, dans un monde sans Dieu, devienne lui-même un dieu, qu’il abolisse les impératifs sociaux et moraux du passé et qu’il considère la réalité objective comme un néant.
Chez Simmel, l’individualisme souverain qui s’exprime dans sa religiosité sans Dieu est sans doute une reconnaissance du néant de la réalité objective, mais elle mène plus tard à une accommodation hédoniste à la tragédie de la culture humaine. Avant la première guerre mondiale, les problèmes insolubles de la vie sont déjà perceptibles, mais on peut néanmoins se ménager parmi eux une existence tout à fait tolérable.
Simmel « approfondit » : les lois socio-économiques, simples manifestations d’enchaînements cosmiques, perdent leur contenu concret ; les formes économiques ont des préalables de nature psychologique et métaphysique ; ne sont pris en considération que les catégories superficielles de la vie économique et les catégories relationnelles les plus immédiates et abstraites de la vie sociale, évitant les problèmes cruciaux de leur contenu.
Par rapport au matérialisme historique, Simmel procède à des « approfondissements » : la réalité sociale, ses lois socio-économiques concrètes, sont présentées comme de simples manifestations d’enchaînements cosmiques, elles sont ainsi privées de leur contenu concret comme de leur pointe révolutionnaire. Les formes économiques sont le résultat d’évaluations et de courants dont les préalables sont de nature psychologique et même métaphysique. Les traits spécifiques de la modernité, saisis en termes sociologiques, sont intégrés dans une argumentation philosophique plus profonde. La seule chose intéressante dans l’économie, c’est le reflet subjectif qu’engendre ce domaine d’activité. Simmel ne se préoccupe que des catégories superficielles de la vie économique, sans accorder la moindre attention à leurs fonctions et connexions, se rapprochant, par ses « approfondissements », de la science économique vulgaire de l’impérialisme. En sociologie, il ne prend en considération que les catégories relationnelles les plus immédiates et abstraites de la vie sociale, évitant les problèmes cruciaux de leur contenu.
L’âme vivante, la subjectivité, se pétrifient dans ses productions et objectivations, c’est-à-dire dans l’esprit, dans l’esprit objectif, dans la culture, dans l’argent, dans la division du travail capitaliste, dans les objets économiques, dans les fétiches ; il faut généraliser, se détourner de la situation économique concrète, des causes socio-historiques concrètes et les considérer comme des phénomènes superficiels que l’homme profond se doit de dépasser, l’insatisfaction anticapitaliste devenant autosatisfaction, complaisance narcissique ; cependant, les impasses objectives et impersonnelles de cette civilisation de l’argent ont des aspects louables car elles poussent vers l’intériorité du rentier parasitaire de l’impérialisme.
Simmel ne conteste pas les aspects contradictoires et problématiques de la culture. Il ne conteste pas les phénomènes les plus repoussants, et pas davantage le fait que les tendances de l’impérialisme sont très défavorables pour la culture. Il semble aller au bout des choses et approfondir le problème, puisque les problèmes socio-économiques concrets qui grèvent la culture apparaissent chez lui sous la forme d’une tragédie de la culture en général, une tragédie qui repose sur l’antithèse entre l’âme et l’esprit, sur l’antithèse entre l’âme, ses propres productions et ses propres objectivations. La culture, l’esprit objectif, sont un dépassement de l’expérience vécue. Le problème central de la philosophie de la vie, l’opposition entre pétrifié et vivant, se présente sur une nouvelle forme. Tout ce qui est produit de l’esprit a face à la réalité créatrice et vivante immédiate quelque chose de figé. La vie se fourvoie dans une impasse. Le fragment indigent, qui n’a aucune place pour la plénitude de la vie subjective, est par ailleurs la perfection. Les produits de l’esprit objectif naissent de la spontanéité la plus personnelle et la plus intime des individus, mais une fois apparus, ces produits suivent leur propre voie.
La division du travail capitaliste, et avant tout l’argent, sont des produits de ce genre. Le caractère de fétiche attribué aux objets économiques à l’époque de la production de marchandises n’est qu’une variante de ce destin des contenus culturels. L’approfondissement du matérialisme historique consiste à subordonner ses résultats au schéma de la philosophie vitaliste, à l’opposition inconciliable entre la subjectivité et les produits culturels, entre l’âme et l’esprit, opposition qui constitue la véritable tragédie de la culture.
Il s’agit d’outrer sous la forme d’une tragédie « éternelle » de la culture des facteurs qui affectent la situation de l’individu spécifique de l’époque impérialiste. Le regard est détourné de la situation économique concrète et des causes socio-historiques concrètes. L’économie et la sociologie perdent leur autonomie et plus encore leur priorité, apparaissant davantage comme des phénomènes superficiels que l’homme « profond » se doit à tout prix de dépasser.
Cette généralisation philosophique pervertit l’insatisfaction anticapitaliste des intellectuels en une autosatisfaction, en une complaisance narcissique. Simmel dévoile les impasses d’une civilisation de l’argent, puis leur trouve des aspects louables. Le contenu de la vie est de plus en plus objectif et impersonnel, afin que le reste, ce qui en elle est impossible à réifier, devienne d’autant plus personnel, une propriété d’autant plus incontestable du Moi. L’argent est donc favorable à la pure intériorité. Il devient le gardien de l’intériorité. La tragédie de la culture se dévoile comme la philosophie du rentier parasitaire de l’impérialisme.
L’éthique de la singularité de l’individu abolit tous les idéaux d’égalité et de liberté d’individus essentiellement semblables du monde intellectualiste et mécaniste et ignore la populace ; la vie constitue la plus solide des objectivations du sujet, comme unité des divers mondes, du psychisme, du Moi, de la personne, de l’individualité, d’une part, de l’objet, de l’idée, du cosmos, de l’absolu, de la forme, de la continuité, de la mécanique, d’autre part ; la vie, concept mythique, contre la biologie scientifique, contre la causalité et les lois, reconstruit une causalité individuelle qui conteste toute démonstration et qui constitue un Moi partagé entre la vie sans limite et les limites de la forme et qui, devant le caractère insurmontable des contradictions, prend le parti de la superficialité et de la mise à l’écart des conséquences ultimes par le confort du relativisme nihiliste ; le radicalisme limité aux idées, où tout d’objet réellement objectif a disparu, s’accompagne d’un accommodement pratique au pouvoir de cette intériorité.
La philosophie kantienne est amputée de tous ses éléments révolutionnaires bourgeois, déclarés historiquement dépassés. La liberté d’individus essentiellement semblables est le simple corrélât d’un concept du monde intellectualiste et mécaniste. L’éthique de la singularité de l’individu abolit tous les idéaux d’égalité. La singularité de la personnalité et de la liberté ne transforme pas la morale en un chaos relativiste et anarchique : les individus, avec leur singularité irréductible, se complètent mutuellement. Simmel ne considère pas que la populace est indigne d’une considération éthique : il l’ignore superbement.
Simmel subjectivise l’apriorisme en juxtaposant les divers mondes aprioristes, la philosophie se transformant en une typologie de cette juxtaposition. Face à cette atomisation d’innombrables mondes autonomes, c’est la vie qui constitue l’unité ultime. Le concept de la vie se présente comme un centre à partir duquel les voies mènent d’une part au psychisme et au Moi, de l’autre vers l’idée, le cosmos, l’absolu : la vie semble être l’objectivité ultime à laquelle nous pouvons accéder immédiatement en tant que sujet psychique, la plus vaste et la plus solide des objectivations du sujet. Avec la vie, nous occupons une place médiane entre le Moi et l’idée, le sujet et l’objet, la personne et le cosmos.
La vie devient un concept purement mythique, dépouillé de toute relation avec la biologie scientifique. La philosophie de la vie accomplit un pas de plus sur le chemin de l’opposition à la science. Il s’agit de reconstruire la science. La lutte contre les lois et la causalité prend la forme d’une tentative de construire un concept gnoséologique de causalité individuelle. Tout ce qui peut être démontré peut être contesté. Seul l’indémontrable est incontestable.
L’opposition entre les courants de la vie et les limites posées par l’esprit est intégrée dans le Moi. La vie sans limite et les limites de la forme, la continuité et l’individualité, sont deux principes qui luttent à l’intérieur du Moi. C’est la contradiction de la vie qui ne peut se déposer que dans des formes tandis qu’elle ne peut pas se déposer dans des formes. Le caractère essentiel de toute vie est de se transcender soi-même. La vie est à la fois plus de vie et plus que la vie. La tragédie de la culture apparaît comme une manifestation de la contradiction qui marque la vie elle-même. Notre vie comporte d’une part un excès de Moi, d’autre part un excès de mécanique. Elle n’est pas encore la vie pure.
Pour l’homme le plus profond, il n’est qu’une seule possibilité pour supporter la vie : un certain degré de superficialité. S’il devait penser dans toute leur profondeur les impulsions, les devoirs, les efforts, les aspirations antagonistes et inconciliables, il ne pourrait qu’éclater, devenir fou, renoncer à la vie. Passé le seuil d’une certaine profondeur, les lignes de l’être, du vouloir et du devoir se heurtent si radicalement qu’elles ne pourraient que nous déchirer. Ce n’est que si on les empêche de franchir ce seuil que l’on peut encore les maintenir séparées de sorte que la vie soit possible.
Simmel aperçoit que les contradictions sont insolubles. Il préconise de se mettre délibérément à l’écart des conséquences ultimes. La superficialité que prône la philosophie de la vie voit une source de confort spirituel dans l’autodissolution nihiliste du relativisme.
Il y a chez Simmel un mélange d’un radicalisme purement limité aux idées et d’un accommodement pratique absolu à des circonstances qui ne peuvent se justifier. L’illusion d’une sécurité dans l’organisation sociale coexiste avec une pensée pour laquelle tout objet réellement objectif a disparu. C’est l’intériorité à l’abri du pouvoir. Il s’agit d’un cynisme involontaire.
L’essence allemande, élément vivant, s’oppose au mort ou au pétrifié des autres peuples ; la guerre est assimilée à la vie, la paix au mort et au figé ; la racine de la guerre n’est pas dans l’économie mais dans la nature humaine ; l’attaque contre la science, la raison, la causalité et les lois (des phénomènes purement historiques) s’accompagne de la manipulation dilettante des analogies et des faits et des généralisations infondées ; le concept de progrès est éliminé de l’histoire : toutes les époques sont également proches de Dieu, et les événements de l’histoire comme les figures historiques sont irreproductibles, singulières (il n’y a pas de rationalité dans l’histoire) ; l’histoire est le jeu de la vie et de la mort, de l’intuition et de la raison, de la forme et de la loi, de la parabole et du concept, du symbole et de la formule, de la génération et de la destruction, de l’entendement, du système, du concept, de la connaissance qui tuent et de l’artiste, historien authentique, qui perçoit le devenir des choses
Le jour de la déclaration de guerre, on assiste à l’apparition d’un discours légitimant l’agression impérialiste, les objectifs de conquête du monde de l’Allemagne. La vieille opposition entre vivant et pétrifié ou mort reçoit de nouveaux contenus : l’essence allemande supposée guérir le monde est maintenant l’élément vivant, tandis que les attributs du mort ou du pétrifié sont attribués aux autres peuples. De nouvelles comparaisons et de nouvelles antinomies font leur apparition : la guerre est désormais assimilée à la vie, la paix au mort et au figé. Pour Max Sheller, la racine vitale de la guerre est dans la nature humaine, ce qui permet de discréditer toute interprétation économique de la guerre. La racine véritable de toute guerre tient à ce que toute vie comporte par elle-même une tendance à s’élever, à s’accroître, à se déployer : tout ce qui est mort et mécanique ne cherche qu’à se préserver, tandis que le vivant croît ou périt.
Cette littérature de guerre de la philosophie de la vie disparaît rapidement : le socialisme devient l’adversaire principal, la connaissance scientifique véritable et la loyauté disparaissent. Jusqu’à maintenant la philosophie de la vie, parallèlement aux disciplines scientifiques existantes, sans remettre en cause leurs contenus, se ménageait un espace pour la conception du monde intuitive et irrationaliste. Désormais, pour Spengler, il s’agit d’attaquer ouvertement l’esprit de la science, la compétence de la raison pour traiter des problèmes essentiels de l’humanité, ce qui s’accompagne d’un dilettantisme dans le mode de pensée et de présentation, un dilettantisme qui devient une méthodologie consciente : la causalité et l’existence de lois ne sont que des phénomènes historiques de certaines époques ; la causalité est remplacée par l’analogie ; les domaines du savoir humain sont mis au service de la philosophie de l’histoire ; la manipulation dilettante des analogies et des faits est élevée au rang de méthode ; Spengler est supérieur par sa franchise cynique et dénuée de scrupules, son aplomb pour des généralisations infondées.
Les néokantiens du début du siècle éliminent de l’histoire toute notion de loi (les positivistes insistent sur la moindre exactitude des lois de la science historique, ou démontrent que les lois de la nature sont également à l’œuvre dans l’histoire). Le concept de progrès est éliminé de l’histoire : toutes les époques sont également proches de Dieu. On insiste sur la singularité et l’irreproductibilité de tous les événements de l’histoire et de toutes les figures historiques. L’histoire n’a plus de rationalité.
Spengler applique à l’histoire la vieille antithèse de la philosophie de la vie entre ce qui est vivant et mort, entre l’intuition et la raison, entre la forme et la loi, entre la parabole et le concept, entre le symbole et la formule, entre la vie et la mort, entre la génération et la destruction, entre l’entendement, le système, le concept qui tuent et connaissent et l’artiste, historien authentique, qui perçoit le devenir des choses.
Le moyen de connaître les formes mortes est la loi mathématique. Le moyen de comprendre les formes vivantes est l’analogie. L’analogie devient la méthode d’une morphologie universelle, d’une symbolique et d’une physionomie de l’histoire. En histoire, les causes et les effets, comme logique de l’espace, doivent être remplacés par une relation destinale, la logique du temps. La vie n’a pas de programme, pas de raison, pas de système. L’ordre profond selon lequel la vie se réalise, on ne peut que le voir et le sentir et peut-être le décrire. L’histoire est proclamée science universelle, mais tout caractère scientifique lui est dénié.
L’histoire est une forme cosmique originelle ; chaque science est une caractéristique d’un cercle culturel ; il n’y a donc pas de progrès des connaissances ; il y a plusieurs mathématiques caractéristiques de chaque culture ; l’atome, la vitesse de la lumière, la gravitation sont des catégories mythiques (comme les démons champêtres), la physique scientifique un mythe ; les cultures et les civilisations sont des phénomènes originaires saisis par l’intuition et comparés par l’analogie ; comme l’homme, chaque culture a une enfance, une jeunesse, une maturité et une vieillesse et a une structure psychologique solipsiste (chaque sphère culturelle ne peut que faire l’expérience de soi-même et il n’y a pas de compréhension mutuelle d’une sphère culturelle à l’autre) ; la ruine de la culture autochtone, organique, authentiquement allemande, épanouissant la vie, son déclin en civilisation, en démocratie, en superficialité, en cristallisation, s’exprime par le règne des Cesars dominant les fellahs prolétariens.
Tout est historique, ce qui signifie que tout est historiquement relatif, que tout est purement relatif. L’auteur ignore l’évolution historique objective de la nature, mais il historicise la connaissance de la nature, qui devient une caractéristique de chacun des cercles culturels des différentes époques. Il n’y a plus d’indépendance de la nature. Il n’y a plus les lois de la nature. Il élimine les progrès de nos connaissances de la nature, ignorant l’interaction entre le développement des forces productives et la connaissance de la nature. Il ne parvient à la connaissance des formes isolées ou des résultats des sciences de la nature qu’intuitivement, immédiatement à partir de la figure morphologique d’un cercle culturel.
Par exemple, le nombre est une catégorie purement historique : un nombre en soi n’existe pas. Il y a plusieurs univers de nombres parce qu’il y a plusieurs cultures. Il y a plusieurs mathématiques. La causalité est un phénomène occidental, baroque.
L’histoire est une forme cosmique originelle et la nature une forme tardive qui n’est accomplie que par l’homme des cultures mûres. La physique scientifique est un mythe de la culture tardive. L’atome, la vitesse de la lumière, la gravitation, sont des catégories mythiques, au même titre que les esprits atmosphériques et les démons champêtres avaient été des catégories mythiques dans la période magique.
La culture est le phénomène primaire de toute l’histoire universelle. Spengler lutte contre la conception du progrès social et historique en niant l’unité et les lois du déroulement de l’histoire. La conception de la culture comme phénomène originaire signifie concrètement qu’il existe des cultures qualitativement différentes. Les types de civilisation sont des phénomènes originaires. La forme de chaque culture est le fondement de la totalité de ses manifestations individuelles. Les formes sont saisies par l’intuition. Les produits des diverses civilisations sont comparés par le recours à l’analogie.
Chaque culture traverse les phases évolutives de l’homme. Chacune a son enfance, sa jeunesse, sa maturité et sa vieillesse. Des faits historiques sont contemporains s’ils correspondent au même stade, à la même phase. Il n’y a pas d’évolution unitaire de l’espèce humaine. L’auteur ne se borne pas à attribuer de manière anthropomorphique une croissance et un vieillissement à la culture, ils leur traitent également la structure psychologique intime de l’être humains : les cultures vivent de manière solipsiste. Chaque sphère culturelle ne peut par principe que faire l’expérience de soi-même. Il n’y a pas de compréhension mutuelle d’une sphère culturelle à l’autre (ce caractère solipsiste des formes historiques est le modèle méthodologique de la théorie des races du fascisme, qui prône une inhumanité barbare à l’égard des représentants d’autres races, chaque race ayant une structure solipsiste). Chaque sphère culturelle, chaque civilisation meurt de vieillesse, par pétrification. Le destin immédiat va conduire au règne des Césars, inaugurant la ruine de toute culture.
Si l’on désigne la civilisation comme l’agrégation de tous les défauts et dépérissements que l’on reproche au capitalisme, parmi lesquels la démocratie occidentale, il faut lui opposer la culture autochtone, organique, authentiquement allemande, domaine de l’épanouissement de la vie. Chaque culture a sa propre civilisation. Les civilisations sont les états les plus extérieurs et les plus artificiels. Les civilisations succèdent à l’évolution comme à la cristallisation. Elles sont un terme irrévocable. C’est le déclin de l’Occident. C’est la pétrification fatidique. La forme qui domine la civilisation actuelle est celle du césarisme. Le césarisme est le mode de domination de toute culture agonisante, de toute civilisation. Le peuple se transforme en un ensemble de fellahs prolétariens soustraits à l’histoire et sur lesquels les Césars exercent leur domination : l’histoire retourne à l’ahistorique, à la cadence primitive des vieux âges.
Le socialisme prussien, fondé par Frédéric Guillaume Ier, sent l’idée germanique au-dessus de lui comme communauté supra personnelle, s’oppose à l’Angleterre, qui porte l’idée germanique en elle sous forme d’individualisme, d’indépendance personnelle, une opposition jusqu’à la victoire, car une véritable Internationale, un véritable impérialisme n’est possible qu’avec la victoire sur toutes les autres races de l’idée défendue par une race.
Chaque civilisation a son propre socialisme (le stoïcisme, le bouddhisme, etc.). Le prussianisme est le véritable socialisme. Ses types sont ceux de l’officier, du fonctionnaire, du travailleur. L’adversaire de ce socialisme n’est pas le capitalisme, mais l’Angleterre. La Prusse et l’Angleterre représentent deux grands types dans l’évolution de la civilisation, constituant deux impératifs moraux contradictoires, développés à partir de l’esprit des vikings et de l’esprit de l’ordre des chevaliers teutoniques. Les uns portent l’idée germanique en eux (l’indépendance personnelle, l’individualisme), les autres la sentent au-dessus d’eux (la communauté supra personnelle, le socialisme). C’est le socialisme prussien qui finira par triompher, le socialisme tel que l’a fondé Frédéric Guillaume Ier. La véritable Internationale n’est possible qu’avec la victoire sur toutes les autres de l’idée défendue par une race. La véritable Internationale, c’est l’impérialisme. Dans ce socialisme, le travailleur devient fonctionnaire de l’économie, le chef d’entreprise devient fonctionnaire de l’administration pourvu de responsabilités. La classe ouvrière allemande devra prendre conscience que seul ce socialisme offre des possibilités réelles. À cet effet, une idéologie n’est pas nécessaire, mais un scepticisme courageux, une classe de socialistes doués d’une nature de maîtres. Il s’agit de sauver le capitalisme impérialiste allemand en le rebaptisant socialisme authentique.
Les valeurs sont supérieures à la vie, mais les valeurs sont développées à partir d’objets philosophiques saisis intuitivement ; nous ne pouvons savoir l’existence des objets matériels réels ; la logique formelle apporte la preuve du caractère irrationnel, c’est-à-dire contradictoire, de la réalité ; la description et la compréhension des phénomènes psychologiques et historiques, qui aboutit à une apodicité intemporelle, ne se fait pas par l’explication mais par l’intuition ; la phénoménologie est une attitude, une vision qui permet de contempler, d’éprouver, d’expérimenter quelque chose d’absolument spécifique, ce qui est la tautologie de voir ce qu’on voit ; mettre entre parenthèses un objet, c’est faire abstraction de sa réalité pour parvenir à sa « pure essence objective », considérée comme une connaissance apodictique et objective ; la logique formelle permettrait de conclure au caractère contradictoire, c’est-à-dire irrationnel, de la réalité ; la mise en parenthèses et l’intuition d’essence s’exercent sur une représentation adéquate ou trompeuse de la réalité, sur une pure chimère, considérées comme équivalentes bien que si différentes dans leur rapport avec la réalité ; prenant une conscience superficielle de ce problème du contenu des représentations, la phénoménologie se tourne vers l’ontologie, retourne aux choses mêmes, identifie les choses de la phénoménologie aux choses de l’ontologie, l’intuition d’essence à l’intuition intellectuelle : on reste dans le subjectivisme de l’évidence ; pour réaliser une intuition d’essence à propos de l’amour, on opère par arbitraire subjectif dans les choix des objets de la réalité, et on affuble cet irrationalisme dans les choix d’un pseudonyme supposé objectif : il n’y a plus dans la pseudo-objectivité de l’intuition d’essence de différence entre le vrai et le faux, le réel et l’imaginé, la vérité et la fiction, la réalité et le mythe ; la représentation détermine l’essence de la réalité : c’est parce que l’esclave ne se conçoit pas comme personne qu’existe l’esclavage ; le choix et la hiérarchie des types éthiques du saint, du génie, du héros, de l’esprit qui dirige, du sybarite, sont arbitraires, une pure juxtaposition ; non seulement notre connaissance historique est relative, chaque observateur produisant une histoire (la philosophie matérialiste de l’Occident, qui va de la matière à l’âme, n’est qu’un préjugé provincial), mais les faits historiques sont relatifs et même n’ont pas d’existence objective ; les démocraties non plébéiennes mais libérales portent la science positive.
La hiérarchie de valeurs chez Scheller dépasse en permanence la vie et culmine dans des valeurs qui lui sont supérieures. Cependant, grâce aux méthodes intellectuelles de la phénoménologie de Husserl, Sheller considère que les catégories de normes, de valeurs, etc., peuvent être obtenues et développées organiquement à partir de l’objectivité des objets philosophiques, une objectivité saisie intuitivement et éprouvée grâce à l’intuition d’essence. Ce caractère intuitif de sa méthode le rapproche de très près de la philosophie de la vie.
Husserl combat pour une philosophie comme science rigoureuse et refuse de rejoindre le grand courant de l’irrationalisme vitaliste. Cependant il considère que la question de l’existence et de la nature du monde extérieur est une question métaphysique. La théorie de la connaissance, en tant qu’élucidation générale de l’essence idéale et de la validité de la pensée cognitive, comprend la question générale de savoir si est possible un savoir ou une intuition rationnelle d’objets matériels réels, qui sont par principe transcendants aux expériences cognitives qui portent sur ces objets matériels réels, et de savoir à quelles normes devraient se conformer l’organe véritable de cette connaissance, mais pas la question posée en termes empiriques de savoir si nous, êtres humains, à partir des données qui nous sont effectivement fournies, pouvons réellement parvenir à un tel savoir, et encore moins de savoir s’il nous échoit la tâche de réaliser ce savoir. La théorie de la connaissance n’est pas une théorie. Elle n’est pas une science au sens d’une unité résultant d’une explication théorique. La méthode consistant à mettre entre parenthèses le problème du fait de l’existence de la réalité rapproche Husserl de Mach.
Avec un Scheller, les tendances vitalistes irrationalistes de la phénoménologie s’affirment au grand jour. Husserl limite sa méthode à des problèmes de logique formelle et d’analyse sémantique, avec l’illusion d’avoir découvert une méthode permettant de traiter la philosophie comme science rigoureuse. Accorder un rôle important à la logique formelle dans la méthodologie n’exclut en rien l’irrationalisme. La logique formelle et l’irrationalisme, considérés du point de vue de la philosophie, sont sans doute antinomiques, mais n’en sont pas moins des modes de relations polariquement coordonnés de la relation avec la réalité. L’apparition de l’irrationalisme est toujours étroitement liée aux limites de l’appréhension du monde par la logique formelle. Les faits qui sont exposés par la logique formelle comme preuves du caractère irrationnel de la réalité sont traitées par la dialectique comme des formes de l’entendement, des déterminations de la réflexion.
Chez Scheller, la psychologie descriptive, la compréhension des phénomènes historiques, par opposition à l’explication causale, est associée à l’intuition d’essence de Husserl. L’apodicité intemporelle de la phénoménologie se dévoile comme une illusion.
La phénoménologie est le nom d’une attitude, d’une vision de l’esprit qui nous permet de contempler ou d’éprouver quelque chose qui, sans cette attitude, resterait dissimulé. La méthode est totalement subjective : l’objet de la contemplation et de l’expérience vécue n’est donné que dans l’acte même de l’expérience et de la contemplation, dans son accomplissement. Son caractère fondamental est le plus vivant, le plus intensif et le plus immédiat rapport vécu avec le monde lui-même. L’attitude phénoménologique amène le lecteur à la vision de quelque chose qui, par sa nature même, ne peut être appréhendé que de cette manière. On en arrive à une tautologie : regarde maintenant et tu verras.
Il s’agit de se conformer à la procédure phénoménologique consistant à mettre entre parenthèses l’objet que l’on se propose de contempler, autrement dit de faire abstraction de sa réalité pour parvenir à une vision des pures essences objectives, délestée du problème de l’existence de la réalité, pour décrire ces pures essences sous une forme apodictique et prétendument objective.
La hiérarchie éthique, bien que ses contenus réels soient fondés sur l’intuition, est construite grâce au recours à des considérations qui appartiennent entièrement à la logique formelle, de même que la distinction de leurs différents types. La logique formelle est comme un espèce de corset conceptuel de l’intuition et de l’irrationalisme. Elle n’est cependant qu’une auxiliaire. Les contenus essentiels de la philosophie sont irrationalistes, comme le sont les principes décisifs, réellement structurels, de leur construction.
La question de l’objectivité réelle se pose quand les phénoménologues quittent le domaine de la logique pour faire de phénomènes de la vie sociale l’objet de l’intuition d’essence. Il y a la prétention de fonder une science du réel, une ontologie. Mais il n’est pas précisé dans quelles conditions les parenthèses entre lesquelles ont été mises les essences qui font l’objet de la contemplation phénoménologique peuvent être supprimées, et où se trouve le critère permettant de montrer que l’intuition d’essence appréhende la réalité indépendante de la conscience. Mais la mise entre parenthèses fait radicalement abstraction de cette question : l’intuition d’essence peut tout aussi bien être exercée sur un ensemble de significations que sur une pure chimère ou une représentation adéquate ou trompeuse de la réalité. Toutes ces figures de pensée, si radicalement différentes dans leurs relations avec la réalité, se voient ramenées à un dénominateur commun par l’examen phénoménologique, qui les considère comme parfaitement équivalentes. La question de savoir si l’objet face auquel nous nous trouvons après la suppression des parenthèses est seulement un produit de la conscience, ou la représentation de quelque chose qui existe indépendamment de la conscience, devient inévitable. Le tournant de l’analyse de la conscience vers la science de l’être, de la phénoménologie à l’ontologie – sous le nom de retour aux choses mêmes – a lieu de manière insensible. On s’est contenté de déclarer que les objets de la phénoménologie étaient les objets de l’ontologie, et de transformer subrepticement l’intuition d’essence en une version de l’intuition intellectuelle. Cette évolution est caractéristique du renforcement de la pensée d’inspiration mythique. On proclame que l’on a dépassé la théorie de la connaissance néokantienne, en réalité en conservant intacts son subjectivisme et son agnosticisme, tout en conférant à la réalité irrationnelle, uniquement saisissable par l’intuition, et sur le fondement de cette accessibilité uniquement pour l’intuition, l’évidence naturelle de l’être.
Si on considère que l’idée d’un homme et l’idée d’un diable sont, du point de vue de la représentation, identiques, on ne peut tirer aucune conclusion sur le contenu. Il est impossible de rendre compte du contenu d’une représentation sans avoir recours à la réalité objective. Le contenu ne peut être obtenu qu’en comparant les caractères individuels, les relations de la représentation avec la réalité objective, de telle sorte que la représentation originelle se voit, par cette comparaison, enrichie, complétée, rectifiée, etc. Pour réaliser une intuition d’essence à propos de l’amour, les représentations idéelles de la réalité objective qui constituent le phénomène de l’amour sont réunies, comparées, tandis que les représentations qui ne relèvent pas de lui (l’amitié, la simple sympathie) doivent être exclues ; ce n’est qu’alors qu’on est en mesure de réaliser cette intuition d’essence. On n’a donc pas mis la réalité entre parenthèses : on n’a pas cessé de se référer à la réalité. Avec la mise entre parenthèses, l’arbitraire idéaliste subjectif irrationaliste s’affuble d’un pseudonyme supposé le faire passer pour objectif. La relation de la représentation avec la réalité est détruite. La différence entre le vrai et le faux, le nécessaire et l’arbitraire, le réel et le simplement imaginé est éliminé. On ouvre les parenthèses seulement pour mettre au même niveau la vérité et la fiction, la réalité et le mythe, pour produire l’atmosphère nébuleuse d’une pseudo-objectivité. La représentation détermine l’essence de la réalité. Voici un exemple de cet arbitraire subjectif : l’institution de l’esclavage n’autorise pas l’asservissement des personnes : c’est parce que l’esclave ne se conçoit pas comme personne qu’il y a l’esclavage. Ce n’est pas de l’institution économique et sociale que naît la conscience de l’esclave mais c’est la conscience de l’esclave qui crée l’esclavage dans la société. Avec la vision d’essence prétendument objective, on peut donner à voir strictement ce que l’on veut.
La hiérarchie des valeurs morales objectives éternelles est rongée d’arbitraire subjectif. À la simple expérience vécue s’ajoute une logique formelle pauvre : l’existence des valeurs positives est quelque chose de positif, leur non-existence quelque chose de négatif, etc. L’essentiel, ce qui fournit les contenus, c’est l’arbitraire subjectif de la vision. La définition des types individuels de comportement éthique et leur hiérarchie prétendue objective sont arbitraires. Cette hiérarchie ne peut pas être déduite. La préférence intuitive ne peut être remplacée par aucune déduction logique. Il y a les types du saint, du génie, du héros, de l’esprit qui dirige, du sybarite. La typologie est une pure juxtaposition. Il règne entre ces types des contradictions insolubles. C’est le tragique essentiel de toute personnalité finie, de son imperfection morale, essentielle elle aussi. Il est impossible à une personnalité finie d’être à la fois saint, héros, génie, etc. Toute opposition des vouloirs, c’est-à-dire tout conflit entre des personnes incarnant les types est impossible à régler par une personne finie : on a affaire à un conflit tragique, l’unique arbitre possible ne pouvant être que la divinité. Il faut une théorie de l’essence de Dieu. Des que le monde social s’effondre, la hiérarchie des valeurs prétendues objectives et éternelles s’effondre.
Le relativisme ne concerne pas seulement le jugement des phénomènes historiques. Il est une propriété des événements eux-mêmes. Ce n’est pas seulement notre connaissance – elle-même relative à divers degrés – du fait historique, mais le fait historique lui-même qui est relatif, non à la simple conscience de l’observateur, mais à son être et à ses spécificités. Il n’existe qu’une chose en soi métaphysique, mais pas de chose en soi historique. Le relativisme est ainsi poussé à l’extrême. En se fondant sur une analogie superficielle avec la théorie de la relativité, il s’agirait de fonder, sur ces présupposés, un perspectivisme historique qui représente la négation pure et simple d’une quelconque existence objective des faits historiques, la négation de la chose en soi historique, et en même temps la dépendance de toutes les images historiques possibles à l’égard du contenu du facteur individuel et de la situation propre de l’observateur dans le temps absolu. Autrement dit, chacun des observateurs historiques produit l’histoire. La sociologie de la connaissance apporte la preuve historique de ce relativisme, en particulier par la démonstration de la différence des orientations fondamentales des savoirs européens (de la matière à l’âme) et asiatiques (de l’âme à la matière). Il s’agit de discréditer la philosophie matérialiste de l’Occident en tant que préjugé provincial. Ce relativisme gnoséologique reçoit des bases superficielles : un homme qui change fréquemment de lieu voit le monde comme moins réel et moins substantiel ; le monde physique revêt pour lui toujours davantage un caractère objectif d’images.
Il faut une démocratie d’en haut par opposition à la démocratie plébéienne de la Révolution française et à la démocratie prolétarienne, en particulier pour les possibilités culturelles du capitalisme. Il faut une nouvelle métaphysique liée à la crise politique. La forme sociologique de la démocratie d’en bas est d’une manière générale plus hostile que favorable à toutes les formes de savoir élevées. Ce sont avant tout les démocraties d’origine libérale qui ont porté haut et développé la science positive.
Le relativisme faisait de toute objectivité une détermination du sujet, un sujet plein de certitudes, créant à partir du chaos absurde, mécanique et pétrifié du monde un cosmos ordonné constituant son expérience ; avec la guerre, c’est les sentiments de malaise, les désillusions de l’individualisme, l’angoisse, le souci, le désespoir, la crainte, le tremblement, l’isolement, la vision d’un monde inquiétant de décombres, menacé d’effondrement, sans rien de solide ; le mot « vie », qui exprimait la conquête du monde de la subjectivité, est remplacé par « existence » qui élimine de la vie des éléments considérés comme non existentiels, non essentiels ; la vie de chacun est menacée par un glissement vers l’inessentiel, une chute dans le non vivant, avec la peur d’une perte d’essence de la vie, une quête de l’authenticité, du noyau de la subjectivité, que l’on espère sauver, que l’on s’efforce de soustraire à la menace du déclin général : il s’agit de sauver l’existence pure dans un monde qui s’effondre.
Les sentiments de malaise à l’égard du présent éclatent au grand jour dans la philosophie de Martin Heidegger. La phénoménologie est maintenant l’idéologie des désillusions de l’individualisme de la période impérialiste. Il y avait les orgueilleuses certitudes du subjectivisme impérialiste, avec le relativisme extrême qui semblait fonder le caractère souverain de ces certitudes : toute objectivité était relativisée en une fonction strictement déterminée par le sujet ; le sujet, à ses propres yeux, était le créateur de l’univers de l’esprit, la puissance créant, à partir de ce qui était en dehors de lui un chaos absurde, un cosmos ordonné pour lui conférer un sens et faire de lui le domaine de son expérience. La philosophie de la vie exprimait ce sentiment général.
Avec la guerre, la tendance subjectiviste demeure, mais le monde, dont on voyait les aspects mécaniques et pétrifiés, devient un amas de décombres, et le monde social devient inquiétant, menacé d’effondrement. Il n’est plus rien de solide. Dans ce paysage dévasté se tient le Moi, rongé par l’angoisse et le souci.
Devient d’actualité Kirkegaard, le penseur de la crise et de la faillite, le critique de la philosophie de Hegel, de tout effort en vue de l’objectivité de la validité universelle de la pensée rationnelle, de toute conception du progrès historique, le constructeur de la philosophie existentielle (à partir du profond désespoir d’un subjectivisme extrême qui se met en pièces, tout en cherchant à se légitimer par le pathos de ce désespoir, par la prétention de démasquer tous les idéaux comme de purs produits intellectuels aussi vains que vides, par opposition à l’unique existence réelle, celle du sujet). Cette philosophie existentielle n’est rien de plus que l’idéologie du plus triste philistinisme, l’idéologie de la crainte, du tremblement et du souci. Elle se distingue de la philosophie vitaliste par cette atmosphère de désespoir. Le mot « vie » utilisé emphatiquement est remplacé par une « existence » non moins emphatique. Ce changement exprime l’intensité de l’isolement, de la désillusion et du désespoir. Le mot « vie » signifie la conquête du monde par la subjectivité. L’ « existence » comporte la récusation de nombreux éléments que la philosophie de la vie avait adoptés comme le « vivant » et qui sont désormais considérés comme sans importance, comme non existentiels.
Tandis que la philosophie de la vie refusait les produits morts de l’être social, leur opposant la vitalité de la subjectivité comme organe destiné à conquérir « la vie », que les hommes étaient séparés en deux classes, la classe de ceux qui vivent leur vie et celle de ceux qui en sont exclus, l’existentialisme considère que le clivage entre la mort et la vie est au sein du sujet lui-même, et que la vie de chacun, la vie en général sont menacées, une menace qui s’exprime dans le sentiment d’un glissement vers l’inessentiel, d’une chute dans le non vivant. L’accent emphatique sur l’existence au lieu de la vie exprime la peur de cette perte d’essence de la vie en général. Cette emphase sur l’existence est une quête du noyau, de l’authenticité de la subjectivité, que l’on espère encore sauver, que l’on s’efforce de soustraire à la menace de ce déclin général. Il s’agit de sauver l’existence pure dans un monde qui s’effondre.
Le dasein, qui donne un sentiment d’objectivité indépendante de la conscience, n’est rien d’autre que l’existence humaine, et même en dernier ressort seulement l’apparence que cette expérience humaine a pour la conscience ; la compréhension, une action qui relève uniquement de la conscience, est introduite ontologiquement, subrepticement dans l’être objectif, créant un clair-obscur entre subjectivité et objectivité ; par la « mise en parenthèses » de la réalité, il s’agit de construire la véritable objectivité indépendante de la conscience, objectivité dont la science est l’ontologie ; la définition de l’objet de l’ontologie relève de l’arbitraire intuitiviste de la « vision d’essence » ;
La description et l’herméneutique sont rapprochées, ce qui entraîne un renforcement du subjectivisme : le sens méthodique de la description phénoménologique est l’interprétation. Même l’intuition et la pensée apparaissent comme des « dérivés lointains du comprendre ». Même la « vision des essences » phénoménologique se fonde dans le « comprendre existential ».
Heidegger prétend surmonter l’opposition entre idéalisme et matérialismes (que Heidegger appelle réalisme). L’étant est indépendamment de l’expérience, de la connaissance et de la saisie qui ouvrent, découvrent et déterminent cet étant. Mais l’être n’est que dans la compréhension de l’étant. L’étant a un être qui comprend la compréhension de l’être.
Heidegger parle constamment du dasein, ce qui lui donne un semblant d’objectivité indépendante de la conscience, alors que ce dasein n’est rien d’autre que l’existence humaine, et même en dernier ressort seulement l’apparence que cette expérience humaine a pour la conscience.
Heidegger utilise l’énoncé apodictique et la vision d’essence (avec laquelle, en raison de l’arbitraire irrationaliste, en peut découvrir absolument n’importe quoi, surtout si l’on réalise un passage ontologique à l’être). Il se rend compte que cette position le rapproche du cercle vicieux : si l’explicitation doit se mouvoir dans le compris, comment pourrait-elle produire des résultats scientifiques sans se mouvoir en cercle, surtout si la compréhension présupposée se meut au sein de la connaissance commune des hommes et du monde ? Heidegger n’a pas de scrupules devant ce cercle : la compréhension s’avère l’expression de la structure existentiale de préalable du dasein lui-même, parce que le comprendre est le pouvoir-être du dasein. Les présuppositions ontologiques de la connaissance historique excèdent l’idée de rigueur des sciences les plus exactes. La mathématique n’est pas plus rigoureuse que l’histoire, elle est seulement plus étroite quant à la sphère des fondements existentiaux.
Heidegger introduit subrepticement « ontologiquement » la « compréhension », par conséquent une action qui relève uniquement de la conscience, dans l’être objectif. Il s’efforce ainsi de créer un clair-obscur entre la subjectivité et l’objectivité. Il s’agit de désigner comme objectives (pseudo-objectives)) les positions de l’idéalisme subjectif.
Heidegger se présente avec le projet d’une prétendue science particulière de la pure objectivité, l’ontologie. Il ne montre évidemment pas comment on pourrait trouver la voie qui mène de la réalité « mise entre parenthèses » à la véritable objectivité indépendante de la conscience. Au contraire : il postule une corrélation étroite et organique entre la phénoménologie et l’ontologie, faisant provenir l’ontologie de la phénoménologie.
La définition de l’objet relève de l’arbitraire intuitiviste (et donc irrationaliste) de la vision d’essence. Ce qui ne se montre pas, ce qui est dissimulé, mais qui en même temps appartient essentiellement, en lui procurant sens et fondement, à ce qui se montre de prime abord et le plus souvent, c’est l’être de l’étant, c’est-à-dire l’objet de l’ontologie.
Heidegger met au centre de sa réflexion la différence entre essence et apparence, ce qui répond à la soif d’objectivité de l’époque. Mais, dans sa méthode, seule la « vision d’essence » décide de ce qui est saisi comme essence dissimulée de la réalité immédiate telle qu’elle se présente et telle qu’elle est immédiatement perçue subjectivement. L’objectivité ontologique des choses reste donc purement déclarative. La proclamation d’une objectivité ontologique n’aboutit qu’à un renforcement du pseudo-objectivisme et, du fait d’une sélection fondée sur l’intuition, à l’irrationalité de cette sphère de l’objectivité.
Il n’y a de vérité que dans la mesure où le dasein est. Les lois de Newton, le principe de contradiction, toutes les vérités en général ne sont vrais qu’aussi longtemps que le dasein est. S’il n’y a pas de dasein, il n’y a pas de vérité. Heidegger jongle avec la catégorie pseudo-objective de dasein de manière subjectiviste. Il prétend fonder une véritable théorie de l’être, une ontologie, mais l’essence ontologique de ce qui est la catégorie centrale de son monde se voit définie, sous les expressions pseudo objectivistes, de manière purement subjectiviste : ontologiquement, le dasein est fondamentalement différent de tout étant sous la main ou réel. Sa réalité ne se fonde pas dans la substantialité d’une substance, mais dans l’autonomie de soi-même existant, dont l’être a été conçu comme souci. L’étant que nous avons pour tâche d’analyser, nous le sommes à chaque fois nous-même. L’être de cet étant est chaque fois mien.
La subjectivité a des prétentions objectives ; l’ontologie, qui essaye de comprendre l’être, n’est qu’une anthropologie vitaliste sous un masque objectiviste ; l’anthropologie définit le sens, explique, dit la vérité ; la philosophie n’est pas une science ni une vision du monde : elle ne fait que poser des questions ; la phénoménologie et l’ontologie décrivent anthropologiquement le mal être de l’homme de l’impérialisme, l’inauthenticité de son existence quotidienne (la déchéance du dasein), la dictature anonyme du « on », de la vie publique sur le mode d’être de la quotidienneté, en éludant la réalité économique ; face a un monde social désespérant qui est senti comme néant, comme menaçant la subjectivité, il faut jeter le discrédit sur toute activité publique et arracher l’homme à l’oubli de l’être, de l’authenticité ; les catégories et les définitions ne doivent pas s’encombrer des déterminations de la réalité objective, de l’opposition entre objectivité et subjectivité : l’essentiel est, dans la subjectivité, la différence entre l’authenticité et l’inauthenticité ; la cécité du rationalisme tient à ce qu’il prend en considération la réalité objective, mais l’opposition à l’irrationalisme est seulement verbale puisque les phénomènes objectifs n’ont lieu que dans l’intériorité et ont donc un caractère irrationnel ; l’ontologie se transforme en morale : l’homme doit devenir essentiel, se hisser à la résolution, démasquer le néant du dasein, se préparer à mourir.
La possibilité est au-dessus de la réalité, au-dessus de l’effectivité, alors que seule la réalité objective peut fournir le critère permettant de distinguer entre possibilité réelle ou possibilité simplement imaginée, entre possibilité concrète et possibilité abstraite. Kirkegaard bouleverse cette hiérarchie philosophique et met la possibilité au-dessus de la réalité pour créer un espace libre – et dénué de réalité – pour la décision libre de l’individu uniquement préoccupé du salut de son âme. Heidegger suit Kirkegaard, en disant en plus que les catégories qui apparaissent (ce qu’il appelle les existantiaux) sont objectives.
La dimension subjectiviste de Heidegger s’accompagne d’une prétention à l’objectivité. Heidegger s’efforce de fonder une théorie objective de l’être, une ontologie, qu’il faudrait soigneusement distinguer de l’anthropologie. Mais dès qu’il cesse de traiter à distance de questions méthodologiques, il s’avère que son ontologie n’est en réalité qu’une anthropologie vitaliste sous un masque objectiviste. L’anthropologie n’est pas une discipline particulière, mais une tendance fondamentale de la relation de l’être humain avec lui-même et avec l’ensemble de l’étant. Une chose est reconnue et comprise que lorsqu’elle a trouvé une explication anthropologique. L’anthropologie ne recherche pas seulement la vérité sur l’homme, mais elle prétend décider de ce que peut signifier la vérité en tant que telle, ce qui implique une identité de fait entre l’ontologie et l’anthropologie.
Aucune époque n’a accumulé autant de savoir sur l’homme que l’époque actuelle, aucune époque n’a moins su ce qu’est l’homme que l’époque actuelle : pour aucune époque, l’homme n’est devenu aussi problématiques que pour notre époque. Le caractère négatif de la vision du monde est ainsi exprimé. La philosophie n’est pas la science rigoureuse et impartiale, ni une vision du monde concrète : sa tâche est de maintenir l’examen ouvert par des questions. La finitude la plus intime de l’homme explique qu’il ait besoin de l’ontologie et donc d’une compréhension de l’être. On peut cependant comprendre l’homme comme créateur et par conséquent comme infini, à moins que nous ne soyons devenus les dupes de l’organisation, de l’affairement et de la vitesse, que nous ne puissions plus être les amis de l’essentiel, du simple et du permanent. Ce que Heidegger appelle phénoménologie et ontologie n’est rien d’autre qu’une description anthropologique abstraite et mythique de l’existence humaine, qui se transforme subrepticement dans ses descriptions phénoménologiques concrètes en une description – souvent passionnante – de la vie intellectuelle des petits bourgeois pendant l’époque de crise de l’impérialisme. Son programme consiste à montrer l’étant tel qu’il est de prime abord et le plus souvent dans sa quotidienneté moyenne. La philosophie de Heidegger décrit avec une extrême précision la manière dont l’être humain, sujet porteur de l’existence, se désagrège et se perd de prime abord et le plus souvent dans cette quotidienneté.
L’inauthenticité de l’existence quotidienne, ce qu’il nomme la déchéance du dasein, est due à l’être social. La sociabilité de l’homme est un existential du dasein, un terme qui correspond dans la sphère de l’existence à ce que sont les catégories dans la pensée. L’existence sociale est le règne anonyme du « on ». Le qui, le on, qui est la vie publique, qui prescrit le mode d’être de la quotidienneté, c’est rien de déterminé, c’est personne, c’est le neutre, c’est la non-imposition, l’imperceptibilité, la dictature véritable, c’est l’inauthenticité, la dépendance, c’est le sujet le plus réel de la quotidienneté : nous nous réjouissons comme on se réjouit ; nous voyons et nous jugeons comme on voit et juge ; nous nous indignons ce dont on s’indigne.
Heidegger donne une série d’intéressants tableaux de la vie intérieure et de la conception du monde de l’intelligentsia bourgeoise dégradée des années d’après-guerre. Ces images sont évocatrices parce qu’elles donnent – au plan de la description – un tableau authentique et réaliste des réflexes intellectuels que déclenche la réalité du capitalisme impérialiste de l’entre-deux-guerres, de ceux qui ne sont ni capables ni désireux de dépasser les expériences immédiates de leur propre existence dans le sens de l’objectivité, c’est-à-dire dans le sens d’une exploration de leurs causes socio-historiques. Si l’on admet le bien-fondé partiel de ses descriptions d’états psychiques, dans quelle mesure ces descriptions correspondent à la réalité objective, dans quelle mesure ces descriptions dépassent l’immédiateté des réactions du sujet ? Ce que décrit Heidegger est le revers intellectuel subjectiviste et bourgeois des catégories économiques du capitalisme, sous la forme d’une subjectivisation radicale, avec les distorsions qu’elle entraîne. Il s’agirait de faire apparaître les présupposés philosophiques et même métaphysiques du matérialisme historique. Contrairement à Simmel qui critique explicitement le matérialisme historique, Heidegger évite de citer le nom de Marx même dans des allusions où la référence est évidente, et il fait disparaître du contenu de son livre toutes les catégories objectives de la réalité économique.
La méthode de l’Heidegger est radicalement subjective : ses descriptions portent exclusivement sur les représentations psychiques de la réalité socio-économique. En dépit de toutes les prétentions déclarées à l’objectivité, l’ontologie, identifiée à la phénoménologie, a un caractère purement subjectif. Heidegger transforme la réalité en série de descriptions phénoménologiques de dispositions psychiques. La vie intérieure de l’individu renonce à tout espoir de conquérir le monde. Le monde social est considéré comme une menace permanente, angoissante et insaisissable, de tout ce qui pourrait faire l’essence de la subjectivité.
Heidegger ne combat pas explicitement les thèses économiques du marxisme-léninisme, mais il s’efforce de se dérober à la nécessité de tirer des conséquences sociales de cette situation en jetant le discrédit sur toute activité publique de l’homme, en la déclarant inauthentique du point de vue de l’ontologie. Heidegger prône une abstention de toute activité sociale. Le désespoir n’ouvre plus un espace libre pour une contemplation esthétique et religieuse délivrée du monde. C’est l’existence individuelle tout entière qui est menacée.
Le désespoir a un double caractère : d’une part un dévoilement implacable du néant intérieur de l’individu et d’autre part – puisque les motifs sociaux de ce néant sont fétichisés sous forme intemporelle et détournés de la société – le sentiment qui naît ici peut très facilement se transformer en une activité réactionnaire désespérée. L’agitation hitlérienne invoque constamment le désespoir auprès des masses laborieuses, au sujet de leur situation économique et sociale. Chez les intellectuels, cette atmosphère intellectuelle du néant et du désespoir, qui est canonisé comme authentique, crée un terrain favorable à l’influence de l’agitation hitlérienne. Cet être de la quotidienneté, du règne du On, est donc en réalité un néant. Heidegger définit l’être non comme un donné immédiat, mais comme la dimension la plus éloignée. Ce qui est authentique chez l’être humain est enseveli, oublié dans la quotidienneté. La tâche de l’ontologie consiste à l’arracher à cet oubli.
Dans la vie sociale de l’homme, on n’a pas affaire à une relation entre subjectivité et objectivité, entre sujet et objet, mais au problème de l’authenticité ou de l’inauthenticité chez le sujet lui-même. Le dépassement ontologique de la réalité objective est mis entre parenthèses et ne tend à l’objectivité, dans l’ontologie, qu’en apparence, ne concernant qu’une couche plus profonde de la subjectivité. Une catégorie exprime d’autant plus authentiquement l’être, se rapproche d’autant de lui, qu’elle s’encombre peu des déterminations de la réalité objective. Toutes les définitions (dispositions affectives, souci, angoisse, appel de la conscience) ont toutes un caractère subjectif.
Heidegger s’efforce de se démarquer de l’irrationalisme, de dépasser l’opposition entre rationalisme et irrationalisme. La cécité du rationalisme tient à ce qu’il prend en considération les faits et les lois identifiables de la réalité objective. Le phénomène objectif n’a plus lieu que dans la pure intériorité : l’objet ainsi trouvé revêt un caractère irrationnel. Les descriptions ontologiques, qui dépouillent l’objectivité de toutes ses déterminations, mènent à l’irrationalisme. La voie vers l’être consiste à rejeter toutes les déterminations objectives de la réalité. L’ontologie exige en permanence ce rejet, afin que l’homme (le sujet, le dasein) puisse s’arracher au pouvoir du On qui le rend inessentiel et inauthentique. L’ontologie se transforme imperceptiblement en une morale, presque en une prédication religieuse. L’homme doit devenir essentiel, se préparer à entendre et à comprendre l’appel de la conscience pour se hisser à la résolution. L’ontologie démasque le néant du dasein dissimulé par la déchéance. L’homme doit comprendre, prendre conscience du dasein. La compréhension de cet appel conduit à la résolution qui n’opère pas le moindre changement dans l’environnement, qui n’affecte même pas la domination du On. Le dasein est coupable. La vie authentique de l’homme résolu consiste à se préparer à mourir.
Au temps traditionnel vulgaire du dasein déchu dans le On, qui distingue un passé, un présent et un avenir, s’oppose le temps authentique vécu subjectivement en direction de la mort ; dans l’histoire authentique, le phénomène de l’histoire consiste en une séquence de vécus dans le temps, une séquence de résolutions.
Le temps et l’espace sont considérés comme des principes diamétralement opposés, et même antagonistes. L’identification de l’expérience et de la vie (l’existence), indispensable au pseudo-objectivisme, n’est possible que grâce à une conception du temps subjectivisé et irrationnel. Le temps vulgaire est le temps traditionnel, qui connaît un passé, un présent et un avenir. C’est le temps du monde des On, le temps mesurable, le temps de l’horloge. Le temps authentique ne connaît pas de succession, il est avenir-étant-été-présentifiant. Le temps authentique, c’est-à-dire l’expérience du temps vécu subjectivement, s’oppose au temps objectif. Le temps vécu n’est plus un instrument de la conquête du monde individuelle et subjective, il se désincarne encore et se concentre exclusivement sur l’élément de la résolution intime. Le temps vulgaire coïncide avec le Dasein déchu dans le On. Le temps véritable pointe en direction de la mort.
Pour Heidegger, le phénomène originaire de l’histoire est pour lui le dasein, autrement dit la vie de l’individu, l’enchaînement de la vie entre naissance et mort. Le phénomène de l’histoire consiste dans une séquence de vécus dans le temps. Ce ne sont pas des événements naturels historiques qui sont considérés comme originels mais c’est l’enchaînement des expériences vécues humaines qui devient le phénomène originaire. Heidegger ne remarque pas que son phénomène originaire n’est qu’une conséquence de l’être social, de la pratique sociale de l’homme, les seules dimensions où un tel enchaînement des expériences vécues peut naître. Lorsqu’il remarque une relation de cet ordre, il la refuse comme relevant du registre du On. Heidegger distingue histoire authentique et inauthentique. C’est l’histoire véritable qui est inauthentique, tout comme le temps véritable est le temps vulgaire. Sous couvert de fondement ontologique de l’histoire, Heidegger supprime en réalité toute historicité, puisqu’il ne reconnaît pour historique que la résolution morale du petit-bourgeois. Dès son analyse du dasein de la quotidienneté, Heidegger refusait déjà toute orientation de l’être humain sur des faits ou des tendances réelles de la vie socio-historique.
L’individu isolé en quête du salut de son âme n’a pas d’historicité (pour Kirkegaard, il n’y a d’histoire universelle que pour Dieu), et cette absence d’historicité, il l’appelle histoire authentique, qu’il oppose à l’histoire véritable, qu’il appelle histoire inauthentique : de même que l’angoisse, le souci, le sentiment de culpabilité, la résolution de l’individu isolé constituent la réalité authentique, l’histoire authentique est constituée par l’évolution psychique qui détourne les hommes (par souci, désespoir) de l’action dans la société, des décisions sociales, les mettant dans un état de paralysie, de désorientation et d’égarement, favorable à l’activisme réactionnaire.
Kirkegaard n’admet une histoire universelle que pour Dieu. Pour l’être humain, qui ne peut être dans l’histoire que spectateur, il n’y a pas d’histoire, mais seulement une évolution morale et religieuse individuelle. Plus l’on est développé au plan de l’éthique, et moins on se préoccupe de l’histoire universelle. Il y a une différence entre la relation éthique de l’individu avec Dieu et la relation de l’histoire universelle avec Dieu. Dieu est le seul à disposer du théâtre royal. L’évolution éthique de l’individu est le petit théâtre privé, dont Dieu est le spectateur, mais aussi parfois l’individu lui-même, bien qu’il lui incombe surtout d’y être acteur. L’histoire universelle est la scène royale de Dieu, celle où il est l’unique spectateur. Pour un esprit existant, l’accès à ce théâtre est interdit. S’il s’imagine en être le spectateur, c’est seulement qu’il oublie qu’il se doit lui-même d’être acteur sur le petit théâtre, puisqu’il lui faut laisser à ce spectateur et dramaturge royal le soin de décider comment il va l’utiliser dans le drame royal.
Tandis que l’éthique hégélienne a son point d’aboutissement dans l’histoire universelle, celle-ci est chez Kirkegaard exclue par principe de l’activité existentielle de l’homme. Kirkegaard stigmatise chez Hegel la contemplation de la totalité du cours de l’histoire jusqu’à lui comme une position étrangère à la vie, pédantesque, inadéquate, et même avilissante à l’égard des grands problèmes de la vie humaine, et lui oppose l’apparence d’une attitude pratique. Cette pratique de Kirkegaard n’a aucun rapport avec la véritable pratique historique.
Dans la philosophie de l’histoire théologique, le chemin du salut de l’âme individuelle est également le contenu véritable de l’histoire. La vieille théologie pouvait intégrer ce chemin du salut individuel dans une histoire théologique du cosmos et de l’humanité et donc aboutir néanmoins à une conception de l’histoire unitaire. Ce chemin de l’âme vers le salut, en tant que contenu de l’histoire, est également au fondement de la conception de l’histoire de Kirkegaard. Mais puisque chez lui chaque homme en quête de son existence, du salut de son âme, doit établir une relation immédiate et qu’il est seul à pouvoir réaliser avec le Christ, avec la source du salut, et puisque, dans la sphère de l’existence authentique, toute historicité est anéantie (tout homme a la même relation avec le Christ que ses disciples immédiats), l’histoire elle-même devient entièrement transcendante. Deux types de comportement existentiel se font face, tous deux anhistoriques, et la dimension historique n’est déterminée que par l’apparition du Christ, qui sépare les deux périodes et les deux types. L’historisme hégélien est remplacé par la négation ouverte de l’histoire.
Heidegger élimine Dieu, le Christ et l’âme. Il veut créer une philosophie de l’histoire théologique pour l’athéisme religieux. Tous les éléments que contient la théologie disparaissent. Ne demeure qu’une armature théologique vidée. Les catégories de la vie perdue de l’individualité isolée (du petit-bourgeois) comme l’angoisse, le souci, le sentiment de culpabilité, la résolution, etc., constituent la réalité authentique. Heidegger nie l’historicité pour l’individu isolé en quête du salut de son âme, mais il est contraint de déguiser cette existence anhistorique en histoire authentique pour obtenir un contraste avec la récusation de l’histoire véritable qu’il appelle inauthentique. Heidegger dégrade l’histoire réelle au rang d’histoire inauthentique et reconnaît pour seule histoire authentique une évolution psychique qui détourne les hommes, par le souci, le désespoir, de l’action dans la société, des décisions sociales, les paralysant ainsi intérieurement dans un état de désorientation et d’égarement au plus haut point favorable à un activisme réactionnaire du type hitlérien. La philosophie de l’Heidegger du temps et de l’histoire ne va donc pas plus loin que son ontologie de la quotidienneté ; ici aussi, le contenu n’est rien d’autre que la vie intérieure du petit-bourgeois moderne mortellement effrayé par le néant, et qui prend au fur et à mesure conscience de sa propre inanité.
Tout élément objectif de la connaissance est un carcan (toute objectivité est pétrifiée et morte), toute thèse sur la totalité empêche de chercher le sens de l’existence pour le remplacer par l’immobilité d’un monde connu de part en part, parfait, rassurant pour le psychisme ; toute vérité unique universellement valable pour tous, toute vérité objective universelle et valide pour tous, est funeste pour la vie en général, pour l’évolution de l’individu, s’oppose à la vérité et à la loyauté intérieure, subjective de l’individu, génère le fanatisme, la violence aveugle, la barbarie par les masses de la démocratie qui croient aux vérités des carcans ; on ne trouve la vérité, l’authenticité, l’humanité que chez l’individu intérioriser qui refuse toute vie publique ; la connaissance du monde objectif n’a qu’une utilité technique : seule la clarification de l’existence a une importance, concerne l’être, avec la conscience de ne pas savoir ce qu’est l’homme et le seul recours de l’attitude, de l’intériorité ; il faut, dans le cours du monde opaque, chaotique, absurde, environné par le néant, et qui n’est pas l’unique chose qui importe, par la patience et la résolution contenue, laisser ouvert l’espace infini du possible, faire plus que la destruction ou la poursuite des choses telles qu’elles sont, faire au présent ce qui est authentique, en rupture avec toute vision d’un avenir lointain ; il s’agit par la prise de conscience que le contenu le plus intime de la philosophie est le désespoir de l’homme, le sentiment de sa solitude, et que la démocratie renforce les traits négatifs du monde, de détourner les éventuelles indignations.
Jasper essaie de réaliser une typologie des visions du monde. Il affirme l’impossibilité d’une connaissance philosophique objective. Il désigne tout élément objectif de la connaissance par l’expression de carcan : toute objectivité est présentée comme pétrifiée et morte. Toute thèse formulée sur la totalité devient un carcan et empêche l’apparition des forces mobiles qui recherchent le sens de l’existence dans une expérience délibérée pour les remplacer par l’immobilité d’un monde connu de part en part, parfait, rassurant pour le psychisme dans le présent éternel de son sens. C’est le nihilisme relativiste. Non seulement chacun de ces carcans est funeste pour la vie en général, pour l’évolution de l’individu, mais ces carcans sont un danger social : l’affirmation d’une vérité unique et universellement valable pour tous les hommes inaugure l’insécurité. Toute vérité objective universelle et valide pour tous s’oppose à la vérité et à la loyauté intérieures, subjectives de l’individu. L’hostilité envers la science revêt donc ainsi un accent moral et métaphysique. Ces puissances objectives dangereuses pour la véracité subjective naissent avec les pouvoirs démocratiques des masses et leurs croyances aux vérités des carcans, génératrices de fanatisme et de violence aveugle.
Chez Heidegger la concentration caricaturale de l’anonymat et de l’absence de responsabilité caractérisent toute démocratie. Chez Jaspers, cette tendance s’accentue : on ne trouve la vérité, l’authenticité, l’humanité, que chez l’individu purement intériorisé, réduit à ses seules ressources, chez le philistin intellectuel qui refuse toute vie publique. Toute influence des masses paraît une absence de véracité et une barbarie.
Toute connaissance du monde objectif n’a qu’une utilité technique. Seule la clarification de l’existence a une importance réelle, concernant réellement l’être. La philosophie de l’existence serait aussitôt perdue si elle croyait de nouveau savoir ce qu’est l’homme. Elle ne peut avoir un sens que si elle reste sans fondement dans son objectivité. Je ne suis pas ce que je connais et je ne puis connaître ce que je suis. Il n’y a de réel que dans l’intériorité, dans l’attitude.
Jasper condamne à la fois l’apolitisme et le vouloir politique aveugle. Seule la patience à long terme associé à la résolution contenue à l’intervention soudaine, un savoir ample qui au-delà du réel incontournable laisse ouvert l’espace infini du possible, peut parvenir à faire plus que le simple tumulte, la destruction ou la poursuite des choses telles qu’elles sont. Parce que le cours du monde est opaque et n’est pas l’unique chose qui importe, toute action visant un avenir lointain doit être rompue : il s’agit de faire au présent ce qui est authentique et qui est la seule certitude.
Puisque Jaspers est habité d’une haine féroce contre les masses et d’une peur irrépressible de la démocratie et du socialisme, apparaît chez lui, parallèlement à sa polémique contre les carcans, la glorification romantique des périodes précédentes : il défend l’église, oubliant que toute église est un carcan. On aboutit à un monde entièrement vide livré à un chaos absurde, où l’homme est environné par le néant. Le contenu le plus intime de la philosophie est le désespoir de l’homme quant à lui-même, le sentiment de son irrémédiable solitude. Les traits négatifs du monde concernent les sociétés démocratiques. Le sentiment général de désespoir est renforcé. D’éventuelles indignations sont détournées. La réaction la plus agressive se voit prêter ainsi une aide négative non dénuée d’importance. Le fascisme suscitera dans de vastes cercles de l’intelligentsia allemande l’attitude d’une neutralité plus que bienveillante. La noble oisiveté de Jaspers sous l’hitlérisme est un prétexte pour se faire passer pour un antifasciste, mais il a contribué à paver la voie à l’irrationalisme fasciste.
Selon un mythe concret, l’état cosmique naturel avec le corps, l’âme, le sens, l’image et le passé est détruit par l’esprit, la raison, la connaissance qui tuent la vie, la magie, le mystère, ce qui donne un monde vide, désert, indigne et privé d’âme.
Klages attaque l’esprit scientifique, le rôle qu’a joué et que joue la raison, la connaissance et l’esprit dans la totalité de l’évolution de l’humanité. L’état cosmique naturel, avec le corps, l’âme qui est le sens du corps, l’image qui est la forme apparente de l’âme, est supprimé par l’esprit, qui est une puissance extérieure au monde et qui a fait irruption dans la sphère de la vie. L’esprit consiste à tuer la vie. L’activité de la raison est une ignominie, un sacrilège. L’aspiration au savoir n’est qu’une vulgaire curiosité. L’instinct de connaître et la curiosité naissent d’une inquiétude de l’intellect, et l’intellect est inquiété par tous ceux qui ne possèdent pas encore. L’instinct de connaissance est un instinct d’appropriation. Tout ce dont l’esprit s’empare perd irrémédiablement sa magie et périt avec lui. L’essentiel en philosophie n’est pas une connaissance mais une conscience des mystères. Seul ce respect du mystère permet d’entretenir une relation vivante avec la vie. La pseudo-antithèse entre l’être et la conscience, la matière et l’esprit, ne fait que masquer la vie. Cette mythologie s’accompagne d’une théorie de la connaissance où la chose est un produit mort de l’esprit, et l’image, par opposition, une apparence spiritualisée. L’image a une existence indépendante de la conscience. La chose est introduite dans le monde par la conscience et n’existe que pour l’intériorité de l’être personnel.
Le futur a le même niveau de réalité que le passé. L’histoire universelle commet le sacrilège de se fixer des buts pour le futur, détruisant l’enclavement de l’âme dans le mythe, dans la suprématie du passé. On a ainsi un monde vide, désert, indigne et privé d’âme. Le monde mythique n’a pu éviter l’intrusion de l’esprit, mais il n’en continue pas moins à régner comme un obscur destin sur le monde de la raison dominante. La revanche des puissances mythiques vaincues s’exprime dans la chute de Rome et dans la chute prochaine des États contemporains. Il faut s’émanciper du monde infâme de l’esprit, il faut sauver l’âme.
L’hostilité à la raison et une philosophie de la vie qui s’affirme ouvertement comme créatrice de mythes concrets annoncent la conception du monde national-socialiste, même si c’est sur la base du vieil individualisme apolitique et si la guerre est considérée comme une des conséquences funestes et dévastatrices pour la civilisation de l’esprit.
Contre le capitalisme pacifiste bourgeois mort, il faut la guerre qui libère la vie ; l’acte révolutionnaire, c’est-à-dire celui qui liquide les formes de domination démocratiques et parlementaires, est le fait de voir dans le mythe une forme ou une figure, c’est-à-dire de saisir un être dans toute la plénitude et l’unité de sa vie ; c’est le vainqueur qui crée le mythe de l’histoire (l’histoire est supprimée) ; le prolétariat représente la vie, tandis que le monde de la bourgeoisie est le monde mort de la sécurité ; dans la mystique histoire de la vie, la figure du travailleur créé l’atelier, devenant planification, espace impérial, tandis que le bourgeois crée le musée.
Jünger approuve la guerre moderne. La ligne qui sépare le mort et le vivant est située entre le capitalisme pacifiste bourgeois de la République de Weimar et le rêve d’une rénovation d’un impérialisme agressif d’une Allemagne prussifiée. L’opposition entre le prolétariat et la bourgeoisie est interprétée en termes de philosophie de la vie, afin de conquérir la large base sociale nécessaire pour la nouvelle guerre impérialiste qu’il appelle de tous ses vœux, à titre de libération de la vie face à l’univers bourgeois mort. Il oppose au véritable socialisme, en tant que système social de l’avenir, un capitalisme monopoliste qu’il rebaptise « socialisme ». Il parle au nom du prolétariat, comme Hitler.
La figure ou la forme est le concept central des mythes. Par-delà les normes établies de la morale, de l’esthétique et de la science, la vision de figures, qui saisit un être dans toute la plénitude et l’unité de sa vie, est un acte révolutionnaire. Par révolution, il faut entendre la liquidation des formes de domination démocratiques et parlementaires, tout en prétendant démagogiquement surmonter grâce à ces formes la société bourgeoise.
L’histoire est un mythe, et c’est le vainqueur qui crée le mythe de l’histoire. C’est la négation de toute objectivité historique.
La figure du travailleur, dont est écarté scrupuleusement toute dimension économique et toute appartenance de classe, représente dans la culture du présent la vie, sous sa forme la plus élémentaire, par opposition à la bourgeoisie qui n’a jamais eu la moindre idée de l’existence de la vie. Le monde de mort de la bourgeoisie est le monde de la sécurité. Si l’on veut la domination arbitraire et l’organisation de la guerre d’agression impérialiste, il s’agit de saper délibérément tout élément de sécurité dans l’existence de l’individu. L’idéologie de la sécurité est une conception bourgeoise et morte : le type d’homme que veut former le fascisme, c’est celui du soudard brutal, qui ne recule devant rien et que rien n’effraie.
Le travailleur représente face aux bourgeois une altérité totale. Une figure est, et aucune évolution ne peut l’augmenter ou la diminuer. L’évolution connaît un début et une fin, une naissance et une mort, à quoi la figure est soustraite. L’histoire n’engendre pas de figure. L’histoire se transforme en fonction des figures. L’histoire est la tradition qu’une puissance victorieuse confère à elle-même. L’histoire est donc supprimée.
Le mythe est peuplé de figures artificiellement élevées au rang d’essence de l’anthropologie et de la typologie vitalistes. Dans la mythique histoire de la vie, une seule figure est digne d’exister, tandis que l’autre est vouée aux gémonies. C’est la figure du travailleur (qui ne comprend pas seulement le soldat mais aussi l’entrepreneur) qui définit le mythe du monde contemporain. Ce monde se présente comme un univers de l’atelier, tandis que le monde bourgeois est un musée. Cet univers de l’atelier ne sera parachevé qu’avec la victoire de la figure du travailleur et il deviendra alors un univers de la planification, un espace impérial. Le mythe du travailleur est le mythe de l’impérialisme agressif et guerrier.
La philosophie de la vie devient militante ; il faut la mobilisation totale, la militarisation universelle, la transformation de l’intellectuel en soldat politique (le SA et le SS) qui incarne la vie, et la polémique contre la civilisation bourgeoise pétrifiée, contre l’urbanité, la sécurité, l’économie, la société, la jouissance, la vie intérieure, l’humanisme, le positivisme, la causalité, la loi, la paix, le non allemand, le ploutocratique, la science, la philosophie qui n’est pas anthropologie politique raciste, le marginal qui réplique, et inversement pour le mythe, l’obéissance et l’honneur qui ne se dérobent à aucun ordre, l’arbitraire, l’intuition, la hardiesse, l’âme, l’inexprimable, l’initiation mystique à l’inexplorable, la guerre, ce qui est allemand, ce qui est national-socialiste, pour l’action dans l’incertitude et l’ignorance, pour la certitude, pour le refus de toute justification, pour l’irrationalisme, pour la foi dans le Führer infaillible ; il s’agit d’agiter, de susciter et de maintenir un enivrement, de paralyser la liberté de vouloir, sans conviction intellectuelle ; la conception mythique et anhistorique de l’histoire démontre l’absolue prépondérance des Allemands dans le monde et des nazis en Allemagne, l’opposition entre les Germains et les Juifs, entre le capital créateur et le capital accapareur, l’absolue séparabilité des races qui ne peuvent que s’exterminer entre elles, l’infaillibilité du Führer, l’exigence de la création de types comme les SA et les SS.
La philosophie de la vie est désormais devenue militante. Elle est très proche de la vision du monde national-socialiste. Il y a déjà la disposition intérieure à sortir la philosophie de la vie du cabinet de travail ou du salon de l’intellectuel pour l’amener dans la rue : l’orientation intellectuelle a pris une tournure résolument politique, mais la méthodologie et la terminologie sont encore imprégnées des doctrines ésotériques des groupuscules autarciques. Les prétendus philosophes qui représentent la vision du monde national-socialiste s’approprient l’héritage de cette évolution irrationaliste de la philosophie de la vie de la période impérialiste et l’utilisent pour jeter des ponts idéologiques entre l’agitation hitlérienne, à tous points de vue de bas étage, et l’intelligentsia allemande nourrie de philosophie de la vie. Ces prétendus philosophes reprennent l’idée de la mobilisation totale et aussi la polémique contre la bourgeoisie, contre la civilisation bourgeoise. Comme leurs écrits ne s’adressent pas aux travailleurs, conformément aux traditions de la philosophie et de la sociologie bourgeoise, ces philosophes se limitent à une critique culturelle : il est chez eux fort peu question de socialisme.
Bauemler, au nom d’une militarisation générale, discrédite la culture bourgeoise. Les intellectuels doivent être éduqués pour devenir des soldats politiques. La tragédie du dix-neuvième siècle, c’est que la philosophie humaniste et la philosophie implicite des soldats de l’état-major prussien n’aient pas coïncidé et que Bismarck et Nietzsche n’aient pu faire cause commune. L’état du soldat, pour un peuple viril, représente une forme de vie. L’idéal du soldat politique, autrement dit le SA ou le SS, est donc l’incarnation de la vie, par opposition au monde bourgeois pétrifié.
Le monde bourgeois de l’urbanité, de la sécurité, de l’économie, de la société, de la jouissance, de la vie intérieure, de l’humanisme classique, du positivisme est mort, dépourvu d’âme, sans intuition et sans hardiesse. Pour la pensée allemande, l’inexplorable agit dans votre vie, est à l’origine de notre décision, dispose de nous : cette profondeur ultime, si elle ne peut être dite, peut être montrée chez les hommes qui en sont porteurs (Boem).
Le mythe est anhistorique. Il ne remonte pas seulement à la Préhistoire, il plonge ses racines dans les fondements originaires de la psyché humaine. Des hauteurs de cette initiation mystique à l’inexplorable, aux fondements originaires, la causalité est vilipendée comme catégorie de la sécurité absolue. La lutte contre la loi et la causalité, comme formes d’expression de la sécurité, présente l’arbitraire absolu de l’hitlérisme comme idée supérieure en termes de vision du monde, plus proche de la vie et de l’âme allemande que l’ordre du monde bourgeois dépassé.
Les catégories fondamentales de la philosophie de la vie sont transformées pour devenir le fondement des actes et des paroles de la révolution national-socialiste : l’antithèse entre la vie et la mort signifie le contraste entre la guerre et la paix, entre ce qui est allemand et non allemand, entre ce qui est national-socialiste et bourgeois ou ploutocratique. Le mot vie signifie décision. L’action qui se fonde sur la vision du monde national-socialiste doit par principe être irrationnelle et échappe à toute justification. Celui qui agit véritablement est toujours dans l’incertitude, dans l’ignorance. L’action ne doit jamais être sous l’égide d’une valeur. Celui qui agit s’expose, son lot n’est jamais la sécurité mais la certitude, la foi dans le Führer.
La vie en tant que fait cosmique, qui est une résistance à tout relativisme, s’oppose avec le concept de vie de la biologie, qui ne mène qu’au relativisme. Les thèses de la biologie relèvent du mythe, comme les autres sciences. Même dans les catégories cruciales du nazisme, la race et le sang, Krieck ne voit que des symboles. L’anthropologie politique, raciste et völkisch supplante la philosophie caduque. L’idéalisme désincarné du classicisme allemand est méprisable. Hitler est plus que l’idée, car il existe réellement. Le destin exige de l’homme héroïque l’honneur, qui ne se dérobe à aucun ordre, un ordre qui émane du Führer, qui décide du destin du Tout : telle est la réalité de l’idée, avec la volonté du Führer et celle du mouvement national-socialiste qui ont le caractère d’une révélation religieuse.
Il suffit d’obéir aux ordres d’Hitler, et tous les problèmes sont résolus : cette obéissance aux ordres abolit l’opposition entre l’homme théorique, fictif, non vivant, méprisable, sans vie, bourgeois, et l’homme vivant, agissant. Il faut le commandement par l’esprit et l’idée. Celui qui prétendrait affabuler une réplique sera écarté comme un poids mort par l’inexorable marche des choses et mis au rebut.
Hitler était bien trop inculte, opportuniste et cynique pour voir dans une quelconque vision du monde autre chose qu’un moyen d’agitation adapté au moment. Ses conceptions se sont formées sous l’influence des mêmes courants corrupteurs et parasitaires impérialistes qui ont donné jour à la philosophie de la vie. Une absence de conviction nihiliste et la croyance au miracle, comme polarités complémentaires, définissent la propagande hitlérienne. Le nihilisme cynique domine : la théorie des races n’est utilisée qu’au profit des objectifs de pillage impérialiste. L’atmosphère générale de l’agitation d’Hitler est celle d’une version vulgarisée des tendances principales de la philosophie de la vie. Il exclut de son agitation toute conviction intellectuelle. Il ne s’agit pour lui que de susciter et de maintenir un enivrement. L’agitation vise uniquement à paralyser la liberté de vouloir des hommes. La technique de l’agitation hitlérienne s’est formée à l’école de la publicité américaine, mais ses contenus sont nés sur le même terrain que celui qui a donné naissance à la philosophie de la vie.
Rosenberg développe une conception mythique et anhistorique de l’histoire, une négation de l’histoire universelle, destinée à démontrer l’absolue prépondérance des Allemands dans le monde et des nazis en Allemagne. L’opposition entre le vivant et le mort prend la forme de l’opposition entre Germains et Juifs, entre capital créateur et capital accapareur. La théorie de la connaissance aristocratique devient la mythique infaillibilité du Führer. La théorie des sphères culturelles devient une théorie de l’essence éternelle des races rigoureusement séparées, qui ne peuvent entrer en relation qu’à des fins d’annihilation mutuelle. La typologie devient l’exigence de la création de types : le règne des bandits SA et SS.
La philosophie de la vie d’un Rosenberg n’est plus qu’un instrument de domination pour les crimes de la nouvelle guerre mondiale impérialiste et pour la préparation de celle-ci. Hegel n’avait connu la philosophie de la vie que sous la forme de la théorie du savoir immédiat. Il écrit prophétiquement : faire du savoir immédiat le critère de la vérité aboutit à proclamer la vérité de n’importe quelle superstition ou idolâtrie, et à légitimer les contenus les plus cyniques et les plus immoraux de la volonté : les désirs et les penchants naturels placent eux-mêmes leurs intérêts dans la conscience, les buts immoraux se trouvent en elle tout à fait immédiatement.
A un pôle, une économie qui fait disparaître les questions de plus-value, qui ignore les problèmes économiques objectifs soulevés par les économistes classiques, qui considère non allemand qu’il n’y a pas que l’intérêt, l’égoïsme, qui dissout les catégories objectives de l’économie dans l’opposition plaisir/déplaisir, qui ne s’intéresse qu’aux phénomènes superficiels de la vie économique comme l’offre et la demande, le coût de production ou la distribution pour les subordonner aux réactions subjectives du marginalisme, et à un autre pôle la sociologie qui ne traite que des questions sociales sans lien avec les questions économiques.
La sociologie en tant que discipline autonome naît en Angleterre et en France après la dissolution de l’économie classique (on commence à tirer des conséquences socialistes de la théorie de la valeur du travail des économistes classiques) et du socialisme utopique (on commence à chercher les voies laissées inexplorées par Fourier et Saint-Simon susceptibles de mener la société au socialisme) qui étaient tous deux, à leur manière, des théories générales de la vie sociale, et qui avaient donc examiné tous les problèmes essentiels de la société en relation avec les questions économiques qui les déterminent. De ces deux crises résulte à un pôle l’économie bourgeoise vulgaire puis l’économie subjective qui renonce à expliquer les phénomènes sociaux et considère que sa tâche essentielle est de faire disparaître de l’économie la question de la plus-value, et à l’autre pôle une science humaine qui ignore l’économie : la sociologie. Avec la naissance de la sociologie comme discipline indépendante, le traitement des problèmes de la société fait désormais abstraction de leurs fondements économiques : le point de départ méthodologique de la sociologie est l’indépendance prétendue des questions sociales et des questions économiques.
Un groupe d’économistes allemands veut mettre sur pied une discipline économique pure de toute théorie, y compris la théorie de l’économie classique, une économie empirique, historique et en même temps éthique, qui doit être susceptible de traiter les problèmes de la société. Ces économistes ignorent les problèmes économiques objectifs qu’ont soulevés des économistes classiques, se bornent à polémiquer contre la psychologie bornée qu’ils leur attribuent, les accusant de considérer l’égoïsme économique comme moteur unique de toute action. Cette psychologie devrait être approfondie et assortie d’une éthique. Les différentes théories économiques proposeraient différents idéaux d’une morale économique. La question de la demande n’est rien d’autre qu’un moment d’une histoire des mœurs concrète d’une époque et d’un peuple particuliers. Ces économistes s’opposent à toute espèce d’abstraction et de déduction. Ils sont les tenants d’un empirisme et d’un relativisme historique absolu.
L’école économique autrichienne est tout aussi subjectiviste que l’école historique, mais remplace les sermons moraux confus de celle-ci par un psychologisme : la dissolution de toutes les catégories objectives de l’économie en une casuistique de l’opposition abstraite entre plaisir et déplaisir. Naissent de pseudo-théories qui prennent pour unique objet d’étude des phénomènes superficiels de la vie économique (offre et demande, coût de production, distribution) pour les subordonner à de pseudo-lois des réactions subjectives (marginalisme).
Le principe subjectif de la volonté instinctive naturelle crée la communauté organique, c’est-à-dire la société primitive, tandis que la volonté rationnelle crée la société, c’est-à-dire le capitalisme,, société morte, mécanique, machinale ; la civilisation, comme évolution économique et technique du capitalisme ou du socialisme, est défavorable à la culture, à l’art, à la philosophie, à la vie intérieure ; la société, c’est chacun ennemi de tous les autres, la loi qui maintient un ordre extérieur, la civilisation où la paix et les contacts sont maintenus par la convention et par la peur mutuelle, le développement des forces productives, le progrès, et c’est la menace contre la culture, contre l’art, la littérature, la philosophie, la morale, en opposition à la communauté qui préserve le peuple et sa culture ; à l’opposition communauté/société il faut associer les oppositions famille/contrat, homme/femme, jeune/vieux, peuple/savant.
Ferdinand Tönnies oppose les sociétés préhistoriques primitives sans division de classe et le capitalisme. Toute économie concrète disparaît. Les formations sociales historiques concrètes sont transformées en entités suprahistoriques. Le principe subjectif de la volonté devient le fondement de la structure sociale à la place du fondement économique objectif. L’objectivité économique et sociale cède la place à un anticapitalisme romantique.
La volonté instinctive naturelle porte les conditions de la communauté, tandis que la volonté rationnelle donne naissance à la société. Ces deux concepts mystifiés de la volonté apparaissent comme l’origine des deux formations. La société est le capitalisme, vu de la perspective de l’anticapitalisme romantique. Cependant, contrairement aux romantiques, il ne s’agit pas de retourner aux conditions sociales du passé : la critique culturelle met en évidence les traits négatifs de la culture dans le capitalisme, mais le capitalisme est présenté comme un destin inévitable. La communauté est l’opposé de tout ce qui, dans la société, est mort, mécanique, machinal, en contraste avec le caractère organique de la communauté.
À partir de cette opposition, on aboutit au contraste entre culture et civilisation. La civilisation, autrement dit l’évolution économique et technique, favorisée par le capitalisme, progresse constamment, mais son déploiement est toujours plus défavorable à la culture (l’art, la philosophie, la vie intérieure de l’homme). En fait, il faut définir exactement les deux termes : la culture comprend la totalité des activités humaines tandis que la civilisation est l’expression générale, définie en termes de périodisation, de l’histoire, qui succède à la sortie de la barbarie : la civilisation comprend également la culture, mais en même temps qu’elle la totalité de la vie sociale de l’homme. Postuler entre la civilisation et la culture un antagonisme conceptuel, c’est créer le mythe de deux forces ou entités qui s’opposent mutuellement. C’est une déformation abstraite et irrationaliste des contradictions concrètes de la culture sous le capitalisme.
Comme le socialisme continu de développer les forces productives (mécanisation, etc.), il ne peut résoudre le conflit entre culture et civilisation, mais seulement le pérenniser.
La société est un état dans lequel chacun est l’ennemi de tous les autres et dans lequel seule la loi maintient un ordre extérieur. C’est l’état de civilisation sociale, dans lequel la paix et les contacts sont maintenus par la convention et par la peur mutuelle. L’État protège et construit par la législation et la politique. La science et l’opinion publique s’efforcent de comprendre cette société comme nécessaire et éternelle et de la célébrer comme une progression vers la perfection, alors que ce sont bien davantage dans les modes de vie et les règles communautaires que le peuple et sa culture sont préservés.
L’opposition entre l’évolution rapide des forces productives et les tendances parallèles au déclin dans les registres de l’art, de la littérature, de la philosophie, de la morale, conduit à scinder la sphère unitaire et organique de la culture humaine et à repousser les domaines portés au faîte par le capitalisme, en tant que civilisation, aux domaines de la culture menacée, et avoir dans cette opposition la caractéristique essentielle de la période et même de la totalité de l’évolution de l’homme. Cette opposition entre culture et civilisation se tourne vers le passé, dans une direction hostile au progrès (Klages et Heidegger rejetteront la culture et la civilisation au nom de l’âme de l’existence authentique).
Les résultats des recherches de Morgan sont transformés en une structure éternelle qui se maintient par-delà l’histoire et constitue un contraste permanent avec la structure de la société. Un système complet de concepts antinomiques hypertrophiés par l’abstraction apparaît : la famille contre le contrat (droit abstrait), l’homme contre la femme, les jeunes contre les vieux, le peuple contre les savants reflètent l’opposition entre communauté et société. La communauté devient la catégorie de toutes les conditions primitives organiques en même temps que le mot d’ordre contre les effets mécanisants et destructeurs de la culture du capitalisme.
Cette critique culturelle du capitalisme est désormais placée au centre de l’intérêt et remplace l’utopisme éthique confus répandu jusqu’alors. Cette critique culturelle détourne des problèmes socio-économiques véritables et cruciaux. Des faits sociaux concrets nés de la nature économique sont isolés de leur base sociale en leur prêtant, par le biais d’un approfondissement philosophique, un caractère d’essence autonome. Par le même processus d’abstraction on prive ces faits sociaux de toute historicité. L’objet de la protestation, de la lutte, que le phénomène appréhendé en termes historiques concrets aurait pu et même du susciter ne peut que s’évanouir. C’est la diversion par l’approfondissement.
La dimension vitaliste et irrationaliste est présente sous forme latente. L’antithèse entre vivant et mécanisé ou fabriqué est au centre de la conception sociologique. L’évolution du droit romain est vue comme un processus dont le revers est une dégradation de la vie.
La grande ville, l’état de société en général, sont la corruption et la mort du peuple qui s’efforce en vain de parvenir à la puissance par sa simple masse, et qui, à ce qu’il croit, ne peut se servir de cette puissance que pour la rébellion, s’il veut mettre un terme à son infortune. La masse se hisse de la conscience de classe jusqu’à la lutte de classe. La lutte de classe détruit la société et l’État qu’elle se propose de réformer.
Puisque la totalité de la culture a pris la forme d’une civilisation sociale et politique, c’est la culture elle-même, sous cette forme transformée, qui est anéantie. Les concepts scientifiques par lesquels on donne des noms à des complexes de sensations ont le même rôle dans la science que les marchandises dans la société. Le concept scientifique suprême, qui ne contient plus le nom de quelque chose de réel, est équivalent à l’argent.
Il n’y a pas de priorité de l’économie, et même les phénomènes idéologiques se voient attribuer la priorité causale dans l’aiguillage des intérêts ; l’apparition du capitalisme ne tient pas l’accumulation d’argent mais à l’évolution de l’éthique religieuse, qui précède le capitalisme ; le capitalisme est spiritualisé par abstraction de sa dimension économique (la plus-value, l’exploitation, les forces productives) : l’essence du capitalisme est la ration de alisation, la calculabilité ; les analogies et les descriptions analogiques prennent la place des relations causales (similitude entre l’État et l’entreprise) ; la démocratie à l’intérieur permet de constituer un peuple de maîtres et d’élire un chef omnipotent capable de développer l’expansion impérialiste de grande puissance (c’est le césarisme démocratique) ; par les analogies formelles, la sociologie construit des types, établit des typologies pour classer les phénomènes historiques, l’évolution apparaissant sous forme de juxtaposition irrationnelle de types idéaux ; les catégories et des lois ne sont que des probabilités d’agirs sociaux typiques, d’anticipations concrétisées des agents individuels calculateurs du capitalisme ; la sociologie critique les moyens appropriés pour mener à un objectif et les conséquences de l’application de ces moyens ; même si les prises de position concrètes et les hiérarchies et jugements de valeur, tous irrationnels et suprahistoriques, se combattent, la neutralité axiologique, en apparence purifiée de tous les éléments irrationnels, aboutit ainsi à une conception irrationaliste des événements (cependant, si l’économie est rationnelle, la religion et irrationnelle) ; le chef, à qui on a confié ce rôle en raison de son charisme personnel, est irrationnel.
Max Weber étudie les relations mutuelles entre formation économique et religion, récusant strictement la priorité de l’économie. Une éthique économique n’est pas une simple fonction de formes d’organisation économique. À l’inverse, une telle éthique économique ne détermine pas par elle-même strictement les formes d’organisation économique. Il y a certes des influences sociales d’origine politique et économique sur certains cas individuels d’éthique religieuse, mais l’éthique religieuse est pour l’essentiel forgée par des sources religieuses. Max Weber parle de l’interaction entre motifs matériels et idéologie en récusant la priorité des facteurs économiques. Mais cette structure des interactions n’est même pas maintenue. De plus en plus les phénomènes idéologiques (religieux) ont chez lui une évolution immanente (ils ont leur source en eux-mêmes), ce qui se transforme de telle manière que ces phénomènes idéologiques se voient attribuer la priorité causale dans l’ensemble du phénomène. Des intérêts (matériels et idéels) et non des idées dominent immédiatement les actions de l’homme. Mais les images du monde que les idées ont créées ont très souvent, à la manière d’aiguillages, défini la voie selon laquelle la dynamique des intérêts pousse l’action.
Il s’agit de trouver un substitut à l’accumulation primitive comme dépossession violente des travailleurs des moyens de production. Max Weber part des interactions entre l’éthique économique des religions et les formations économiques en accordant la priorité de fait aux motifs religieux. L’apparition du capitalisme ne tient pas tellement à l’accumulation d’argent mais à l’évolution de l’éthique religieuse. Max Weber spiritualise le capitalisme et fait abstraction de sa dimension économique. L’essence du capitalisme est la rationalisation de la vie économique et sociale, la propriété calculable de tous les phénomènes. Max Weber élabore une histoire universelle de la religion afin de démontrer que seul le protestantisme et principalement certaines sectes lui appartenant a possédé une idéologie favorable à cette rationalisation. Max Weber refuse de voir dans les éthiques économiques des conséquences des structures économiques. En Chine, il y a une absence de religisiosité rationnelle du point de vue éthique, d’où les limites de la rationalité de sa technique (il y a une identification vulgaire et simplificatrice de la technique et de l’économie : le capitalisme n’est authentique que lorsqu’il est mécanisé). L’argument historique décisif est que l’éthique économique du protestantisme qui a accéléré et favorisé le développement du capitalisme existait déjà avant le développement du capitalisme. Il semble ainsi avoir réfuté le matérialisme historique.
La pseudo-compréhension de l’essence du capitalisme dispense de se pencher sur ses véritables problèmes économiques et avant tout sur la question de la plus-value, de l’exploitation. La privation des travailleurs des moyens de production est reconnue, mais le capitalisme n’en reste pas moins essentiellement caractérisé par les notions de rationalité, de calculabilité. Les phénomènes de surface triviaux prennent la place essentielle, avant le problème du développement des forces productives. Cette déformation par abstraction donne la possibilité de donner à des formes idéologiques comme le droit et la religion une importance égale à celle de l’économie, et même un rôle causal supérieur à elle. Sur le plan méthodologique, les analogies prennent toujours davantage la place des relations causales. Max Weber trouve une similitude entre l’État moderne et une entreprise capitaliste. Comme il refuse la question de la causalité principale, il en reste à une description analogique.
Quand les analogies sont le fondement de la critique de la culture, on ne pénètre jamais jusqu’aux questions fondamentales du capitalisme : on laisse le champ libre à l’insatisfaction devant la culture du capitalisme, mais en concevant la rationalisation capitaliste comme un destin et le capitalisme comme nécessaire et indispensable. Ces raisonnements culminent dans la démonstration de l’impossibilité sociale et économique du socialisme, en découvrant les contradictions sociales et économiques internes du socialisme, supposées le rendre impossible aussi bien en théorie qu’en pratique.
La démocratie apparaît comme une forme à l’origine de la violence faite à la vie, à la liberté, à l’individualité, avant tout en raison de son caractère de masse. On fait valoir l’Allemagne, en tant qu’ordre organique face à l’anarchie mécanique, en tant que domination de chefs conscients de la responsabilité et compétents face à l’irresponsabilité du dirigeant dans la démagogie démocratique.
Max Weber considère la démocratie comme la forme la plus adéquate pour l’expansion impérialiste d’une grande puissance. Il voit la faiblesse de l’impérialisme allemand dans l’évolution démocratique insuffisante de sa politique intérieure. Seul un peuple politiquement mûr est un peuple de maître. Seuls les peuples de maîtres ont vocation à intervenir dans le cours de l’évolution du monde. La volonté d’impuissance à l’intérieur, telle que la prêchent certains auteurs, est inconciliable avec la volonté de puissance dans le monde. Max Weber partage avec les autres impérialistes allemands la conception de la mission colonisatrice mondiale des peuples de maîtres. Il se distingue néanmoins de ces impérialistes dans la mesure où il ne se borne pas à ne pas idéaliser les conditions allemandes sous le pseudo-parlementarisme, mais qu’il les critique violemment, passionnément. À ses yeux, les Allemands ne peut devenir un peuple de maîtres que dans le cadre d’une démocratie. S’il s’agit de réaliser les objectifs impérialistes de l’Allemagne, doit avoir lieu une démocratisation à l’intérieur. Max Weber combat le régime personnel des Hohenzollern et du pouvoir de la bureaucratie qui lui est étroitement liée. Le régime de l’Allemagne est loin de représenter une liberté organique : il est au contraire l’étouffement bureaucratique et mécanique de toute liberté et de toute individualité. En passant, il met en garde contre le socialisme, qui est la bureaucratisation parachevée de la vie. L’infériorité de la politique étrangère de l’Allemagne ne tient pas à des erreurs individuelles mais à des tares du système. Une sélection des dirigeants correcte ne peut avoir lieu que par le biais d’un Parlement doté de pouvoirs et par le biais d’une démocratisation. Le peuple élit le chef auquel il fait confiance, puis le chef élu demande le silence et l’obéissance. Par la suite le peuple peut rendre son verdict – si le chef a commis des fautes – et l’envoyer au gibet. Il s’agit d’un césarisme bonapartiste.
La sociologie assume le rôle de discipline isolée, et même d’auxiliaire de l’histoire. Néanmoins, son formalisme exclut toute possibilité de donner de véritables explications historiques. Les disciplines suivent un cours parallèle, deviennent formalistes, se renvoyant l’une à l’autre les problèmes de genèse et de contenu. Les problèmes de contenu concret du droit sont des questions métajuridiques. Kelsen parle du grand mystère du droit et de l’État qui s’accomplit dans l’acte législatif. Le contenu des institutions juridiques n’est jamais de nature juridique, mais politique et économique. En apparence, la sociologie expliquerait elle-même ces contenus et ces problèmes de genèse. Mais seulement en apparence. En réalité, les sublimations formalistes n’aboutissent qu’à des analogies formelles, au lieu d’explications causales. Ainsi Simmel trouve des analogies entre les sociétés religieuses et les troupes de brigands. On se renvoie mutuellement les problèmes, ce qui les condamne à rester sans solution : cela ressemble aux méthodes de la bureaucratie qui se renvoie les dossiers de service à service. Max Weber utilise les analogies formelles : il identifie la bureaucratie de l’Égypte antique et le socialisme. Le formalisme, le subjectivisme et l’agnosticisme de la sociologie ne vont pas au-delà de la construction de certains types, de l’établissement de typologies, dans lesquelles la sociologie classe les phénomènes historiques. Ce problème typologique est chez Max Weber le problème méthodologique central. La construction purement artificielle de types idéaux est le problème crucial des tâches de la sociologie. Une analyse sociologique n’est possible qu’à partir de ces types idéaux. Cette analyse ne rend pas compte de l’évolution : elle n’aboutit qu’à la juxtaposition de types idéaux. Le cours de l’évolution sociale, compris comme une singularité absolue qui ne peut être subordonnée à une loi, a lui-même un caractère irrationnel inéluctable, bien que l’irrationnel soit pour la casuistique rationnelle de l’idéal type l’élément perturbateur, la déviation.
Par référence aux catégories de la sociologie compréhensive, Max Weber souligne que le mode de formation des concepts sociologiques est dans une large mesure une question d’efficacité : nous ne sommes nullement contraints de forger la totalité des catégories que nous citons. Conformément à la théorie de la connaissance d’orientation pragmatique, Max Weber écrit que les lois, ainsi que l’on désigne un certain nombre de thèses de la sociologie compréhensive, ne sont rien d’autre que les probabilités typiques, confirmées par l’observation, d’un déroulement de l’agir social tel que l’on peut l’attendre en présence d’un certain nombre de faits, et qui sont compréhensibles à partir des motifs typiques et des sens typiques visés par les auteurs de l’action. Non seulement la totalité de la réalité sociale objective est dissoute dans la subjectivité, mais les faits sociaux sont revêtus d’une complexité apparemment exacte, en réalité d’une extrême confusion. Les catégories sociologiques de Max Weber – lorsqu’il parle de probabilités, il définit les plus diverses figures sociales, comme le pouvoir, le droit, l’État, etc. – ne produisent rien d’autre qu’une formulation abstraite de la psychologie de l’agent individuel calculateur du capitalisme.
Max Weber, subjectivement, s’est efforcé de pratiquer cette discipline de la manière la plus objective, de fonder une méthodologie de l’objectivisme pur, et de l’appliquer en pratique, mais les tendances à la pseudo objectivité se révèlent les plus fortes dans la conception des probabilités, transformant les formes objectives, les métamorphoses, les événements de la vie sociale en un écheveau d’anticipations concrétisées ou non, transformant les lois en probabilités plus ou moins fortes de la réalisation de ces anticipations. Cela ne peut aboutir qu’à des analogies abstraites.
Max Weber considère sa méthode comme l’unique méthode scientifique puisqu’elle ne s’autorise de ne rien introduire dans la sociologie qui ne peut être rigoureusement prouvé. La sociologie ne peut fournir qu’une critique technique, c’est-à-dire examiner quels moyens sont appropriés pour mener à un objectif que l’on s’est fixé et par ailleurs de constater les conséquences que pourraient avoir l’application des moyens nécessaires outre l’obtention éventuelle de l’objectif visé. Tout le reste se situe hors de la science, est un objet de croyance, et donc irrationnel. La neutralité axiologique, en apparence purifiée de tous les éléments irrationnels, n’en aboutit que davantage à une conception irrationaliste des événements socio-historiques. Le motif irrationnel des jugements de valeur est profondément enraciné dans la réalité sociale. Les prises de position et les hiérarchies de valeurs se livrent entre elles à une lutte implacable, mais Max Weber ne parle pas de lutte de classes.
Max Weber est un adversaire énergique de l’irrationalisme, courant : pour lui, une pensée ne peut être irrationnelle que par rapport à une autre. Il a du mépris pour l’irrationalisme du vécu, de ceux qui ont des visions, de ceux qui trouvent la signification de l’action dans ce qu’elle a d’inexplicable et d’incompréhensible, mais il exclut de son accusation les futurs penseurs de l’existentialisme. Sa propre méthode est imprégnée de tendances irrationalistes, sa conception du monde aussi. Il se propose de sauver la dimension scientifique de la sociologie par sa neutralité axiologique, mais il ne fait ainsi que repousser toute l’irrationalité dans les jugements de valeur, dans les prises de position concrètes (rappelons ses observations sur la rationalité de l’économie et l’irrationalité de la religion). Une justification scientifique de prises de position pratiques est impossible parce que divers ordres de valeur s’affrontent dans le monde en une lutte inexpiable. Une chose peut être sainte bien qu’elle ne soit pas belle. Une chose peut être belle bien qu’elle ne soit pas bonne. Une chose peut être vraie bien qu’elle ne soit ni belle ni sainte ni bonne. Différents dieux se combattent. Suivant les conditions profondes de chaque être, une de ces éthiques prend le visage du diable, l’autre celle du dieu et chaque individu aura à décider, de son propre point de vue, qui est dieu et qui est diable. Il en va ainsi dans tous les ordres de la vie. La multitude des dieux sortent sous forme de puissances impersonnelles parce que désenchantées, et ces dieux s’efforcent à nouveau de faire retomber notre vie en leur pouvoir tout en reprenant leurs luttes éternelles. Cette irrationalité dans les prises de position des hommes, et particulièrement quant à leur pratique décisive, est une donnée fondamentale et suprahistorique de la vie sociale. Pour ce qui concerne l’époque, il faut souligner le retrait de l’individu hors de l’espace public, de sorte que la conscience de cet individu isolé devient le juge souverain des décisions, dont le caractère irrationnel, en l’absence d’une instance objective, est encore mis en relief. Cette situation est également liée au désenchantement du monde, à la naissance du prosaïsme moderne dans lequel les figures mythiques des dieux en lutte perdent leur forme mythique, religieuse et sensible, et n’existent plus que sous la forme de leur antagonisme abstrait et de l’irrationalité de leur existence et des réactions qu’elle suscite. On aboutit ainsi à l’athéisme religieux qui ne peut qu’engendrer une profonde tristesse, une nostalgie du temps jadis pas encore frappé par le désenchantement. Lorsque Max Weber dirige son regard sur la nature de la vie sociale, il n’aperçoit partout que ténèbres. La plus haute vertu du savant est la simple probité intellectuelle qui commande de constater que ceux qui sont dans l’attente doivent se mettre au travail : il n’y a pas de perspective dans l’athéisme religieux, ce qui se rattache au nihilisme des penseurs existentialistes comme Jaspers.
Max Weber exclut l’irrationalisme de sa méthode, de l’analyse des faits individuels, pour le réintroduire comme fondement de sa vision du monde générale. Cette exclusion de l’irrationalisme de la méthode n’est pas totale : si Max Weber relativise tout en types rationnels, son type du chef échappant à la tradition, à qui l’on confère ce rôle en raison de son charisme personnel, est lui aussi purement irrationnel. La rigoureuse scientificité de Max Weber n’est qu’un chemin pour l’établissement définitif de l’irrationalisme dans la vision du monde.
La civilisation prolonge l’existence biologique de l’homme, tandis que la culture, sommet de l’humain, est radicalement indépendante de l’existence physique et sociale des hommes et opposée à toutes les autres formes d’expressions vitales ; il n’y a de culture que dans l’œuvre d’art et dans l’idée, et de représentants de la culture que dans les artistes et les prophètes ; la culture est du côté de l’émotion, de l’intuition irrationaliste, et ne comporte aucune évolution, aucun progrès, seulement un courant sans perspective et à l’avenir mystérieux et irrationnel, un courant exprimé par des symboles affectifs, les faits originels de la vie, tandis que la civilisation est du côté de l’intellect, du rationalisme, de l’évolution, de la démocratie, de la mécanisation, de la bureaucratisation, de la massification, de la domination des intentions politiques par des forces économiques étrangères à l’esprit, de la création d’une nouvelle couche dirigeante ; le problème de la démocratie est réduit au problème de ses dirigeants, puisque les masses sont incapables de créer par elles-mêmes une élite dirigeante ; le choix du chef relève non de critères personnels ou de convictions partisanes mais de l’expérience vécue, d’une norme non définissable.
Pour Alfred Weber, le monde se divise en trois domaines aux tendances évolutives différentes : processus social, processus de civilisation, mouvement culturel. La critique anticapitaliste romantique de la culture du présent se pétrifie en une mise en opposition abrupte, mécanique, de la culture et de la vie socio-économique. Cette critique affirme l’altérité radicale entre la culture et toutes les autres tendances et forces de l’évolution de l’humanité. Le processus de civilisation n’est qu’un prolongement de la séquence de l’évolution biologique de l’homme, par laquelle nous recevons et élargissons notre existence naturelle. Cette évolution n’a aucun rapport avec la culture. La culture ne croît plus comme l’apogée de l’évolution de l’humanité, mais est pensée comme radicalement indépendante de l’existence physique et sociale des hommes. La culture, en tant que sommet de l’humain, est opposée à toutes les autres formes d’expression vitale de l’homme. Alfred Weber ne reconnaît pour forme de la culture que l’œuvre d’art et l’idée, que les artistes et les prophètes comme leurs représentants. Le contenu authentique de cette sociologie de la culture est une totale abstention de tout agir social, considéré comme inapte à atteindre l’essentiel, tout en se tournant vers la vie sociale. Hitler donnera au prophète un contenu clairement réactionnaire.
Il y a une relation identique entre le charisme du Führer prôné par Max Weber et l’absolue obéissance au Führer qu’exige Hitler.
L’opposition culture/civilisation coïncide avec l’opposition émotion/intellect et celle entre intuition irrationaliste/rationalisme. Toute évolution est rationaliste et n’a un sens méthodologique qu’en dehors du domaine culturel. Dans la culture, il n’y a pas d’évolution, pas de progrès, mais seulement un courant vivant. Toute perspective, tout pronostic culturel pour l’avenir sont repoussés. L’avenir est nécessairement mystérieux, en bonne logique irrationaliste. On peut seulement fournir une orientation dans le présent. La tâche de la sociologie est de maintenir une vision de ce courant qu’est la culture et de l’exprimer en symboles affectifs, sur la base desquels il sera possible de rendre compte de notre situation. Il n’est pas question de parler de la direction de ce courant, des perspectives d’avenir. Alfred Weber renonce au caractère scientifique de la sociologie mais pense néanmoins que sur ces bases des symboles affectifs, une analyse et une synthèse déterminées et fondées sur l’intuition sont possibles, analyse et synthèse qui n’ont simplement aucun rapport avec une explication causale.
La situation actuelle est caractérisée par une existence marquée par la mécanisation, la bureaucratisation, la massification et l’inéluctabilité de ces phénomènes sociaux. La démocratie, composante de ce processus de civilisation, est caractérisée par la domination des intentions politiques par des forces économiques étrangères à l’esprit (ceci est en lien avec le refus de la dimension de masse de l’existence de la démocratie). On doit séparer les composantes de la pensée démocratique qui proviennent simplement de l’évolution de la conscience de soi de l’homme des composantes qui sont nées du complexe de moyens rationnels de la pensée et de la vision de la civilisation. Il faut mettre en évidence les faits originels de la vie. L’apparence est la civilisation, tandis que les faits originels sont la direction et la subordination à cette direction : la tâche centrale de la démocratie est par conséquent de donner naissance à une nouvelle couche dirigeante.
Max Weber considérait la vocation des dirigeants, en particulier démocratiques, comme un charisme, une terminologie qui exprime le caractère inaccessible à l’analyse et manifestement irrationaliste de cette notion de chef. Le concept de charisme fixe dans un pseudo-concept notre stupeur inapte à toute connaissance et généralisation des phénomènes strictement singuliers, et partant une dimension irrationnelle. Hegel part de la tâche historique qui incombe à une époque, à une nation, et il considère l’individu qui est en mesure d’accomplir cette tâche comme historico-mondial, avec la connaissance que, parmi tous ceux qui ont la conscience et la capacité d’action nécessaires dans la situation donnée, le choix de celui qui réussirait comporte un élément de contingence. Max Weber pose la question en partant de cette insurmontable contingence, pour laquelle il recherche précisément une explication, et il se condamne à aboutir au pseudo-concept de charisme, pour partie abstrait et pour partie mystique et irrationnel.
Il y a au départ une opposition contre les progrès de la démocratie. On se préoccupe d’emblée bien moins du problème des interactions entre les dirigeants et les masses que des problèmes de leur antagonisme, de leur hostilité mutuelle. Ces raisons de classe font naître une problématique à la fois abstraite et irrationaliste qui consiste à borner les problèmes de la démocratie à la question de ses dirigeants. Une question ainsi amputée et déformée ne peut appeler que des réponses irrationalistes, déformées et antidémocratiques (Robert Michels). Des phénomènes que le réformisme introduit dans la social-démocratie, on déduit la « loi » que les masses sont incapables de donner naissance par elles-mêmes à une élite dirigeante.
Alfred Weber critique le retard démocratique de l’Allemagne de façon épisodique, tandis que la mystique irrationaliste concerne aussi bien le choix des chefs que la totalité du problème de la démocratie et de ses chefs. Il faudrait faire abstraction des critères personnels et des convictions partisanes dans le choix des chefs. Il faut la formation d’une norme de l’aristocratie de l’esprit, richement dotée de contenu et aux traits de caractères affirmés. Le contenu d’une telle norme n’est pas définissable : elle est seulement une expérience vécue. Il s’agit d’un tournant, d’allusions vagues à un bouleversement de la conception du monde, de l’appel à une génération, comme fondements à une action des hommes nouveaux pour parvenir à une coopération pacifique des peuples. Une telle sociologie de l’idée du chef, objet nécessairement irrationnel d’expériences subjectives, va jouer un rôle dans la création d’une atmosphère intellectuelle favorable à l’acceptation de la mystique nazie du Führer. La sélection des chefs dans le mouvement hitlérien n’a été qu’un masque pour la corruption et l’arbitraire et il a été pourvu de principes de sélection parfaitement clairs et rationnels de fidélité inconditionnelle à l’égard du capitalisme monopoliste assortie aux méthodes les plus barbares.
Toute connaissance est située, relationnelle, ancrée : ce relativisme s’appelle « relationalisme » ; on peut faire une typologie de toutes les formes possibles de fausse conscience, d’idéologie, y compris le marxisme qui ne peut pas prétendre à l’objectivité et qui s’oppose comme les autres idéologies à la connaissance adéquate ; toutes les connaissances sont relatives : il y a des points de vue qui ont plus de vérité que d’autres, mais il n’y a pas de vérité absolue pour celui qui méprise le besoin de sécurité ; toute connaissance est liée à une situation et ne peut donc être absolue ; concurrence et la régulation ne sont pas des catégories économiques mais des principes biologiques universels ; il existe une intelligentsia sans attache, sans lien avec une situation, qui découvre l’orientation générale des événements ; l’excès de démocratie a laissé pénétrer l’irrationalisme dans les domaines où une direction rationnelle aurait été nécessaire ; il faut former des dirigeants, éviter la violence et la guerre.
Mannheim considère que l’ancienne théorie de la connaissance, qui avait tout au moins posé l’exigence de vérité objective, et désigné sa négation comme relativisme, est dépassée. La théorie de la connaissance moderne part du principe qu’il est des domaines de la pensée dans lesquels une connaissance non située et non relationnelle est inconcevable. Chacun aperçoit principalement de la totalité sociale ce vers quoi l’oriente son vouloir.
Mannheim ne voit pas que le matérialisme dialectique considère que le relatif et l’absolu sont en interaction dialectique, qu’ils se transforment constamment l’un dans l’autre, et que c’est de cette interaction que naît le caractère d’approximation de la connaissance, qui contient toujours la vérité objective, le reflet adéquat de la réalité objective, comme élément et comme critère. Elle comporte donc l’idée d’une fausse conscience comme pôle opposé de la connaissance adéquate.
Le « relationalisme » (pour ne pas dire relativisme) est considéré comme une typologie et une systématisation de toutes les formes possibles de la fausse conscience. Si toutes les idéologies n’ont qu’un degré de vérité relatif, le marxisme ne peut prétendre à rien de plus pour lui-même. C’est la nuit relativiste, dans laquelle toutes les vaches sont noires et toutes les connaissances relatives. Il ne s’agit pas de savoir comment décider ce qui est vrai, mais de se demander quel point de vue offre le plus de chance d’un optimum de vérité, comme si ainsi le problème du relativisme disparaissait. Toute connaissance sociale est par principe liée à une situation. Il n’existe pas de pensée en tant que telle, mais un être vivant aux caractéristiques déterminées qui pense dans un monde aux caractères définis pour accomplir une fonction vitale déterminée. L’exigence d’une vérité absolue de la pensée est un médiocre besoin de sécurité.
La concurrence et la régulation ne seraient pas des catégories économiques mais des principes biologiques universels. Cette généralisation donne la possibilité de définir n’importe quelle catégorie économique ou sociale n’importe comment, et de soumettre ces concepts abstraits et vides de leur substance à n’importe quelle analyse ou comparaison.
Par cet éloignement de la réalité socio-économique objective, par cette abstraction, il découvre des motifs irrationnels dans le matérialisme historique, qui est une synthèse entre l’intuitionnisme et la volonté de rationalisation poussée à l’extrême. La situation révolutionnaire, désignée comme « instant », est présentée comme un hiatus irrationnel. Le matérialisme historique a l’inconvénient d’absolutiser la structure économique de la société. En plus il ne réalise pas que son dévoilement des idéologies est lui-même une idéologie.
On élimine l’économie et on introduit l’irrationalisme dans le processus social. On substitue à la relation historique toujours concrète entre base économique et idéologies un ancrage dans une situation de la pensée et de la connaissance. La prétention de distinguer entre vraie et fausse conscience est inconséquente. La relativité de toute pensée doit être corrigée par la suppression pure et simple de toute objectivité. Le matérialisme historique n’est qu’une discipline particulière.
On obtient une typologie entièrement abstraite des prises de position possibles. Dans certains des types, on a des tendances les plus hétérogènes, les plus contradictoires, uniquement pour être en mesure de fixer des limites à la liste des types. C’est l’intuition, l’expérience vécue, le charisme de l’individu qui vont trancher.
L’intelligentsia sans attache a seule la possibilité de découvrir, dans la totalité des points de vue et des prises de positions qui leur sont liées, la vérité conforme à la situation historique du présent. Cette intelligentsia est située hors des classes, elle constitue un point central sans rapport avec les classes. Ces intellectuels sans attache ont une pensée qui échappe à l’ancrage dans une situation. C’est un mystère de la sociologie de savoir. Cette intelligentsia est douée d’une sensibilité sociale qui lui permet de s’identifier par la pensée à la dynamique des forces qui s’affrontent. Cette pensée des intellectuels sans attache n’est pas en lien avec l’être social, avec la situation, qui, selon la nouvelle théorie de la connaissance, détermine la pensée de tout être humain vivant en société. Ces intellectuels sans attache trouvent l’orientation générale dans les événements. Ils sont des veilleurs dans une nuit qui serait sinon trop obscure.
Le mal de la société moderne est le fait que le dispositif libéral n’est jusqu’à présent pas parvenu à engendrer l’articulation organique nécessaire à la société de masse. La démocratisation des dix-neuvième et vingtième siècles a permis aux irrationalismes de se laisser libre cours. Les irrationalismes non canalisés et non intégrés au dispositif social s’introduisent dans la politique. L’appareil de masse de la démocratie laisse pénétrer l’irrationalisme dans des domaines où une direction rationnelle serait nécessaire. C’est un excès de démocratie qui est à l’origine du développement du fascisme en Allemagne. Les porte-parole d’un libéralisme antidémocratique et corrompu par l’impérialisme ont constamment combattu la démocratie par peur de ses conséquences sociales, et ils s’emparent avec enthousiasme du cas de Hitler afin de pouvoir déguiser leur hostilité inchangée envers la démocratie comme dirigée contre la droite et la réaction, adoptant l’assimilation social-démocrate entre fascisme et bolchevisme, tous deux définis comme les ennemis communs de la démocratie véritable, c’est-à-dire la démocratie du libéralisme.
Le problème crucial pour le devenir social, c’est de former des types de pionniers, des dirigeants, une élite, en évitant la violence et en construisant une organisation mondiale pour éviter la guerre.
Rosenberg rejette le cléricalo-fascisme autrichien.
Spann voit son principal ennemi dans les idées libérales de 1789, mais surtout dans les idées marxistes de 1917. Il accuse de marxisme tous ceux qui ne sont pas expressément réactionnaires. Rosenberg le rejette en totalité, parce qu’il part d’un système philosophique et sociologique scolastique catholique, adapté au cléricalo-fascisme autrichien.
Historiquement, tout commence par l’esprit, la communauté, la foi, le mythe, le culte, le langage, le « tu », puis il y a la science, l’art, le droit, le « ça », la décadence, la déshumanisation, le génie, la question de la souveraineté, la transformation des états en classes, le triomphe de l’économie, du capital, du matérialisme dialectique et de la lutte des classes, et il y a au bout l’État, le pouvoir ; le tournant politique de l’esprit, la naissance d’un nouveau style ne peuvent provenir que de la tension entre races maîtresses et races sujettes ; de manière plus radicale que le marxisme qui ne cible que le phénomène superficiel du capitalisme, la sociologie prône un bouleversement remplaçant l’ère de l’économie par une ère soustraite à l’économie, domestiquant l’économie par l’esprit, par l’État, par la dictature sur l’économie ; le chemin du pouvoir à l’esprit, qui donne une large place à la guerre, à la conquête et au maintien du caractère sacré de la race, reflète le chemin réel historique de l’esprit au pouvoir ; la loi soumet l’économie, la lutte des classes à l’État ; la forme, étape ultime, voit apparaître le Führer qui crée la figure du peuple ; la sociologie aide à la lutte contre les éléments morts et mécaniques de l’économie, au nom de la vie vivante de l’État, du Reich et du peuple, et a un aspect dynamique, en admettant la nécessité des révolutions ; la révolution de droite doit susciter intentionnellement l’obscurité, n’avoir aucun objectif ni programme, sinon les objectifs du Führer qui excèdent la logique et la morale humaine.
Freyer essaye de formuler une synthèse entre l’esprit et la vie. Il parle de l’impuissance de l’esprit face au pouvoir. L’esprit nécessite le pouvoir pour se faire reconnaître, mais le pouvoir a un besoin urgent de l’esprit, pour devenir réalité à partir de la masse fragmentée et décousue de ses possibilités. Il y a donc une dépendance mutuelle entre l’esprit et l’État. Il y a le chemin historique (foi, style, État) qui va de l’esprit à l’État, et le second chemin (pouvoir, loi, forme) qui va de l’État à l’esprit qui n’est que la reproduction intellectuelle du premier chemin. L’étape de la foi n’est rien d’autre que la communauté. Ses formes sont le mythe, le culte, le langage. L’étape qui suit est l’épisode nécessaire de l’esprit : sa forme objective est le « ça », alors qu’elle était précédemment celle du « tu ». Les formes qu’elle comporte sont la science, l’art, le droit. L’esprit est considéré comme une sphère de déshumanisation. Le style ne se borne pas à diviser la communauté : il montre des traits décadents : le génie est le phénomène le plus négatif du monde social. Il a besoin de la communauté comme le diable a besoin de la divinité : pour la nier. Le chemin réel de la dissolution de la communauté s’exprime dans la question de la souveraineté. On est maître de naissance, on est sujet de nature, et non par malchance. La transformation des états en classes est un signe du déclin, c’est-à-dire du triomphe de l’économie, lorsqu’un style dépérit et que la lutte de classe devient vraie. La genèse du capitalisme tient à des motifs purement idéologiques, à des questions de vision du monde, à des conceptions définies de la morale, de la métaphysique et de l’existence. Le capital est la forme décadente de la vie économique. La décadence n’est pas une forme du capitalisme, alors que le capitalisme est une des formes de la décadence. La lutte des classes est conçue comme un activisme abstrait, comme des tensions au sujet du pouvoir entre des fractions hétérogènes. N’importe quelle lutte peut-être rebaptisée « combat révolutionnaire ».
Le fascisme a besoin du désespoir et de l’amertume qui apparaissent du fait de la pression économique sur les masses et sur les intellectuels, de la tendance à la résistance et à la rébellion qu’ils engendrent, et met à profit les dispositions anticapitalistes qui naissent ainsi, tout en souhaitant éviter que les tensions qui en résulteraient ne se dirigent contre le capitalisme, auquel il veut au contraire livrer l’instrument de pouvoir terroriste. La sociologie prè-fasciste accomplit un important travail préparatoire en dévalorisant au plan de la conception du monde le domaine tout entier de l’économie, se donnant ainsi l’apparence superficielle d’être plus radicale que le marxisme, qui ne prend pour cible qu’un phénomène superficiel, le capitalisme, tandis que la sociologie prè-fasciste ou fasciste prône un bouleversement, sans toucher le moins du monde à la domination du capitalisme. Cette sociologie peut en même temps répondre aux aspirations immédiates de masses plus larges en remplaçant l’ère de l’économie par une ère soustraire à l’économie et en faisant miroiter la domestication de l’économie par l’esprit, par l’État. L’économie est le véritable anarchiste contre la totalité de l’État, inefficace en dépit de l’apparente puissance. Une dictature de l’État sur l’économie est nécessaire. L’économie doit être tenue en bride par une main ferme.
Le matérialisme dialectique est l’expression intellectuelle adéquate de l’ère de l’économie, de la période de la décadence, de la déchéance. La lutte des classes peut faire périr un style, mais pas en faire naître un autre. Le style ne peut provenir que de la tension posée par la nature entre races maîtresses et races sujettes. Le tournant politique de l’esprit, comme dépassement de toutes les formes précédentes, n’est pas encore accompli.
Le chemin inverse, celui de l’État à l’esprit, reproduction par la pensée du chemin réel, fait la promotion, quand est abordé le thème du pouvoir, de la guerre et de la conquête. L’État se fonde dans la guerre et il y a son origine. L’État doit conquérir pour exister. Le sens de la race est le matériau sacré dont le peuple est constitué : le maintien du caractère sacré de la race est donc la tâche principale du pouvoir. L’étape suivante, celle de la loi, traite de la soumission par l’État de l’économie, l’identifiée avec la technique, principe d’anarchie et de mécanisation de la vie. La suppression des classes relève du même processus. Dans l’étape ultime, celle de la forme, apparaît le Führer qui crée la figure du peuple, une et sans classes. Être un peuple signifie devenir un peuple entre les mains du Führer.
La sociologie doit être porteuse du contenu de la philosophie de l’histoire. Elle doit préparer intellectuellement la décision de manière à la rendre nécessaire. Elle a pour fondement non l’individu isolé mais le monde social. L’essentiel n’est pas la dislocation nihiliste de l’objectivité, le dénigrement des carcans et une décision qui reste le fait de l’individu isolé, mais la lutte contre les éléments morts et mécaniques de l’économie, au nom de la vie vivante de l’État, du Reich et du peuple. La sociologie approfondit la connaissance de la réalité présente et des décisions présentes par la compréhension de leurs présupposés. Il faut introduire une dynamique dans la sociologie et admettre par conséquent les révolutions comme historiquement nécessaires. Le monde contemporain est à la veille d’une révolution de ce genre.
L’orientation du mouvement ouvrier vers le réformisme libère la voie pour la révolution de droite. Le vecteur de cette révolution est le peuple, ce qui n’est ni société, ni classe, nj intérêt, et donc inaccessible au compromis, mais révolutionnaire. Le peuple est l’adversaire de la société industrielle. L’État qui doit naître de la révolution de droite n’est ni une structure, ni un ordre, ni une construction, ni un état figé, mais une tension, une figure constructive qui tisse des lignes de force, une force, une pure révolte, une pure protestation, la force politique à l’état pur.
La révolution de droite doit susciter intentionnellement l’obscurité dans les esprits, chez le peuple qui doit l’accomplir, dans une activité entièrement privée d’objectifs définis et sans être lié à un programme. Il s’agit pour le Führer de former le peuple de telle sorte que le Reich soit son destin, autrement dit il s’agit de lier les masses du peuple allemand aux objectifs impérialistes du capitalisme monopoliste. Les objectifs du Führer excèdent la logique et la morale humaine.
La sociologie ne cherche pas des causalités mais des analogies, des parallélismes ; il faut une nouvelle idéologie réactionnaire pour une dictature sans phrase ; le droit, les normes, les figures signifiantes sont des formes vides qui ont une genèse sociale, un pouvoir ou une instance politiques qui les institue ; la théorie de la dictature et l’état d’exception manifestent l’effacement du droit et de sa mécanique pétrifiée dans la répétition, la pérennité de l’État comme ordre qui n’est pas de droit, la force de la vie réelle, la véritable souveraineté de celui qui décide de l’état d’exception : la démocratie de masse, avec sa division en classes et en partis, et sa prétention à l’égalité universelle des hommes et à l’humanité, ne peut qu’exclure le parlementarisme, qui exige une homogénéité des intérêts, et conduire à la dictature du président du Reich ; toutes les relations, tous les programmes, les idéaux, les normes, les finalités se réduisent à la relation ami-ennemi et à la guerre, décidée de manière arbitraire par un Führer ; le fascisme italien est une tentative héroïque ; contre la dépolitisation, contre la culture, le progrès, l’éducation, la science dépolitisée, il faut reconnaître la supériorité dans l’interprétation juridique des problèmes actuels de l’Allemagne ; il faut une répartition du monde entre empires.
Carl Schmitt conteste le rôle de la causalité dans la sphère sociale. Que la dimension idéelle des concepts radicaux soit le reflet d’une réalité sociale ou que l’on conçoive la réalité sociale comme la conséquence d’une manière déterminée de pensée et donc d’agir est sans conséquence. La sociologie doit trouver des parallélismes, des analogies entre les diverses formes sociales et idéologiques.
Carl Schmitt refuse toute idéologie restauratrice : le type de réaction que représente le romantisme est dépassé, le présent a besoin d’une nouvelle idéologie réactionnaire. Il faut une dictature sans phrase.
Carl Schmitt met en question l’idée de norme qui transforme l’État tout entier en un réseau de relations vides et formelles. Toutes les représentations essentielles de la sphère spirituelle de l’homme sont existentielles et non normatives. Les normes ne sont valides que dans des situations normales. L’essentiel est de savoir quel est le pouvoir qui pose le droit et l’abolit. Le droit n’est pas une sphère autonome régie par ses propres lois. La séparation entre la validité des figures signifiantes et le processus de leur genèse sociale est aussi insoutenable dans l’esthétique et la théorie de la connaissance. La validité des principes du droit est socialement conditionnée. Qu’un crime soit puni de cinq ou 10 ans de prison ne dépend pas du contenu du principe juridique, mais du fait que l’instance politique en a disposé ainsi.
Les états d’exception juridique se caractérisent par ce que l’État continue d’exister, tandis que le droit s’efface. Au plan juridique, un ordre continue d’exister, même si ce n’est pas un ordre de droit. L’exception est plus intéressante que la normalité. Dans la situation d’exception, la force de la vie réelle brise la croûte d’une mécanique pétrifiée dans la répétition. Est souverain celui qui décide de l’état d’exception.
Cet intérêt passionné pour la théorie de la dictature est lié à l’hostilité au système de Weimar, à la science, à l’idéologie libérale et au système parlementaire. Il y a une opposition inconciliable entre libéralisme et démocratie. La démocratie de masse débouche sur la dictature. L’homogénéité sociale est une condition du parlementarisme : la méthode d’une formation de la volonté par la détermination de la majorité n’est soutenable que si l’on présuppose une homogénéité substantielle de la totalité du peuple. Cette homogénéité n’a jamais été dans les sociétés de classe. Carl Schmitt ignore que le fonctionnement du système parlementaire repose sur la communauté d’intérêts non de la totalité du peuple mais des seules couches dirigeantes, et suppose en outre l’impuissance du reste du peuple : il ne peut donc définir les tendances de ce système à se dissoudre que de manière abstraite.
Il s’agit de prouver l’impossibilité du parlementarisme de la république de Weimar, et de faire preuve de la nécessité d’un passage à la dictature. La démocratie de masse sape la base homogène des intérêts qui avaient été le fondement du parlementarisme anglais. Le problème de l’égalité substantielle et de l’homogénéité nécessaires à une démocratie ne peut être résolue avec l’égalité universelle des hommes. Une démocratie de masse, fondée sur l’idée d’humanité, n’est jamais en mesure de donner naissance à une forme d’État, pas même un État démocratique. En raison des partis de masse démocratiques, la démocratie se transforme en pure apparence. Même le vote n’existe plus : cinq listes nées de manière secrète, les masses qui s’écoulent entre sept haies disposées à son intention, et l’on nomme élection le résultat statistique de ce processus : la volonté populaire ne peut jamais se rejoindre en un courant unique. Le parlement ne fait que maintenir un absurde statu quo. Le parlement devient de théâtre d’une distribution pluraliste des puissances sociales organisées, ce qui signifie une dissolution de l’État. Cet état de décomposition, cette crise permanente engendre la nécessité de l’état d’exception et de la dictature du président du Reich.
En dépit de ses ornements existentialistes, de sa permanente invocation de la vie, de sa prétendue concrète étude historique, la sociologie du droit n’accouche que d’un modèle d’une extrême indigence : la réduction de toutes les relations politiques, juridiques et étatiques au schéma « ami-ennemi ». Toute rationalité et tout contenu concret sont écartés de ce schéma. Aucun programme, aucun idéal, aucune norme, aucune finalité, ne confèrent le droit de disposer de la vie physique d’autres hommes. La guerre, le sacrifice volontaire de leur vie de combattants, l’élimination physique d’autres hommes qui appartiennent au camp ennemi, n’ont pas un sens normatif mais seulement un sens existentiel, et cela uniquement dans la réalité d’une situation de combat véritable contre un véritable ennemi, et non dans de quelconques idéaux, programmes et normes. S’il existe des ennemis véritables, il est sensé en termes politiques de se défendre physiquement contre eux en cas de besoin et de les combattre.
La pensée et l’instinct politiques se mesurent en théorie et en pratique à l’aptitude à distinguer entre amis et ennemis. L’existence politique de l’État repose sur sa capacité à décider lui-même de la distinction entre amis et ennemis. Une abstraction pauvre, vide de contenu, est ainsi associée à l’arbitraire irrationaliste. Dans la mesure où le couple antagoniste ami-ennemi est supposé résoudre tous les problèmes, sa vacuité et son arbitraire se manifestent. Ils sont les prolégomènes méthodologiques abstraits et pseudo-scientifiques à l’antagonisme des races.
Le libéralisme dénature le fondement de la politique et de l’État qu’est le schéma ami-ennemi. Le dix-huitième siècle est l’époque de la neutralisation et de la dépolitisation au nom de la culture, du progrès, de l’éducation, de la science dépolitisée, ce qui manifeste une tendance hostile à l’égard d’une Allemagne forte de la part des petits États neutres. Le constitutionnalisme et le parlementarisme constituent une dégradation de l’Allemagne forte. Avant la prise du pouvoir par Hitler, Carl Schmitt parle avec enthousiasme du fascisme italien comme d’une tentative héroïque de préserver et d’imposer la dignité de l’État et l’unité nationale face au pluralisme des intérêts économiques. La dimension nationale est porteuse du mythe le plus puissant, par rapport au mythe inférieur du socialisme.. Après la Nuit des longs couteaux, Schmitt défend la forme la plus flagrante de l’arbitraire juridique fasciste et soutient de la manière la plus résolue l’idée que le Führer, et lui seul, aurait le droit de distinguer entre amis et ennemis, son statut de dirigeant l’élevant à celui de juge suprême, créant directement le droit.
La guerre est au cœur de toute chose. La nature et la forme de la totalité de l’État sont déterminées par la nature de la guerre totale. Mais la guerre totale ne prend son sens que par l’ennemi total. Tel est le fondement philosophique de l’État hitlérien. La vieille antithèse ami-ennemi s’étend au monde entier. La supériorité de l’Allemagne est évidente dans l’interprétation juridique des problèmes du vingtième siècle.
Carl Schmitt combat les ambitions universalistes de la Société des Nations, et revendique au contraire l’application de la doctrine de Monroe à l’Allemagne et à sa sphère d’influence. Une nouvelle répartition du monde s’esquisse : il n’y aura plus des États mais seulement des empires, des grands espaces avec la suppression de la neutralité. C’est, en 1938, une apologie au nom du droit international de l’agression hitlérienne. La sociologie aboutit ainsi à une propagande de l’impérialisme bestial de Hitler. Les professeurs allemands sont devenus des SA et des SS intellectuels.
Pour les réactionnaires, la structure sociale est conforme à la nature, et seule la croissance organique, par des réformes progressives et limitées, est naturelle (la révolution est antinaturelle, de même que toute fabrication mécanique, intellectualiste et abstraite) ; la noblesse descend de l’ancienne race souveraine des Francs, le reste de la population descendant des Gaulois assujettis ; l’inégalité des hommes est une évidence ; les mélanges de sang aboutissent au néant, à une société somnolente, engourdie dans la nullité, arrivant à la mort dégradée, à la civilisation en déclin (c’est un fatalisme pessimiste) ; tous les mélanges raciaux ne sont pas funestes : l’art ne peut naître que de l’alliance avec la race noire, et certaines d’hybridation engendrent des sommets culturels ; les Aryens réalisent la forme sociale composée de la noblesse, la race victorieuse, de la bourgeoisie, composée de métis proches de la grande race, et du peuple, esclave, déprimé, appartenant à une variété humaine inférieure, nègre ou chinoise ; l’histoire ne concerne que la race blanche ; la race blanche n’a jamais été à l’état primitif ou barbare, elle est d’emblée cultivée.
L’application à la société et à l’État de l’analogie de l’organisme a toujours eu tendance à vouloir démontrer que la structure sociale était conforme à la nature. Dans la lutte réactionnaire contre la Révolution française, la métaphore organiciste ne porte désormais plus seulement sur un état statique, mais aussi sur le développement dynamique, puisque seule la croissance organique, donc la transformation par des réformes progressives et limitées, approuvées par la classe dominante, est comme naturelle, tandis que tout bouleversement révolutionnaire est stigmatisé comme anti-naturel. La croissance organique s’oppose à la fabrication mécanique, intellectualiste et abstraite.
Les idéologues de la noblesse défendent l’inégalité des états par l’argument qu’elle n’est que l’expression juridique d’une inégalité naturelle des types d’êtres humains, des races, et qu’à titre de fait de la nature, aucune institution n’est à même de la supprimer sans mettre en péril les valeurs suprêmes de l’humanité. Le comte de Bougainvilliers écrit un livre en 1727 pour prouver que les représentants de la noblesse sont les descendants de l’ancienne race souveraine des Francs, tandis que le reste de la population descendrait des Gaulois assujettis. La noblesse prétend représenter une race supérieure et pure de tout mélange.
Les cercles légitimistes sous Louis Napoléon lancent une offensive de l’idéologie raciale féodale, dont Gobineau devient le représentant le plus influent. Au départ, le livre de Gobineau exerce une influence aux Etats-Unis et non en France, où la lutte de la bourgeoisie pour se défendre contre l’essor du prolétariat prend une place centrale.
Gobineau lutte contre la démocratie et contre l’idée anti-scientifique et contre-nature de l’égalité des hommes. L’hypothèse de l’égalité des hommes n’est que le symbole de l’abâtardissement, de l’impureté du sang. Dans les périodes normales, l’inégalité est admise comme une évidence. Quand le plus grand nombre des citoyens sent couler dans ses veines un sang mélangé, le plus grand nombre, transformant en vérité universelle et absolue ce qui n’est vrai que pour lui, se sent appelé à affirmer que tous les hommes sont égaux. Il y a un déclin inévitable de la civilisation par suite des mélanges de sang. L’espèce blanche a désormais disparu. Elle n’est plus représentée que par des hybrides. Le processus d’hybridation s’achèvera dans le néant : les nations, accablées sous une morne somnolence, vivront engourdis dans leur nullité. La prévision attristante, c’est la certitude d’arriver à la mort dégradé. Ce fatalisme pessimiste distingue Gobineau de ses successeurs, même si certains traits du pessimisme de la théorie raciale de Gobineau survivront, en particulier l’idée que l’évolution est toujours synonyme d’une dégradation, que le métissage est synonyme de dégénérescence. L’activisme de la théorie raciale plus tardive est désespéré et aventureux, prenant la place du désespoir fataliste de Gobineau, avec la démagogie sociale d’un prétendu anticapitalisme rebelle, comme fondement de l’activisme, un abandon de l’idéologie féodale chrétienne réactionnaire, et de larges concessions démagogiques au détournement croissant des masses de la religion.
Gobineau réintroduit la vieille théorie des races du féodalisme en mettant sur pied la méthode arbitraire consistant à mélanger une prétendue exactitude scientifique et une mystique exaltée. Gobineau choisit, en quelques phrases pseudo-scientifiques tout à fait abstraites, la voie du mythe historique irrationaliste, purement intuitif, reconstruisant une histoire universelle sur un prétendu fondement racial, considérant les races, les mélanges raciaux, comme des faits bien connus qui n’exigent pas d’explication ou d’analyse supplémentaires. Pour pseudo-scientifiques et intuitionnistes que soient ses affirmations, le ton péremptoire de Gobineau joue un rôle notable dans son influence.
Les théoriciens racistes délibérés et militants qui préparent le fascisme et succèdent à Gobineau stigmatisent chez Gobineau son éloignement de la science. Chamberlain critique la conciliation chez Gobineau de la construction historique et de l’Ancien Testament.
La pureté raciale, pour Gobineau, est un état idéal, jamais entièrement réalisé. Tous les mélanges ne sont pas mauvais et nuisibles. Si les trois grands types étaient demeurés séparés, la suprématie serait restée aux tribus blanches, les variétés jaunes et noires rampant éternellement. Il y a cependant l’incontestable prédominance de ceux de nos groupes demeurés les plus purs. Gobineau reconnaît que tous les peuples historiques sont issus de métissages, mais l’union avec des races inférieures est funeste. Cependant, l’art ne peut naître que de l’alliance avec la race noire. Une hybridation donnée peut engendrer des sommets culturels. Les populations primitives d’Asie Mineure sont inaptes à la civilisation. Ces populations ne peuvent être converties : il leur manque l’intelligence nécessaire pour être persuadées. Il faut se contenter de plier ces gens à devenir les machines animées appliquées au labeur social.
Cependant, conformément au catholicisme, il y a une origine unique de l’humanité et tout être humain est susceptible d’être chrétien.
Toute société se fonde sur trois classes primitives, représentant chacune une variété unique : la noblesse, image plus ou moins ressemblante de la race victorieuse ; la bourgeoisie, composée de métis rapprochés de la grande race ; le peuple, esclave, ou du moins fort déprimé, comme appartenant à une variété humaine inférieure, nègre dans le sud, finnoise dans le nord. Cette forme idéale a été exclusivement réalisée par les Aryens dans le système indien des castes et dans le féodalisme européen. Les sémites n’ont jamais pu s’élever à de tels sommets.
En soulignant l’inégalité de principe entre les hommes, Gobineau rejette aussi nécessairement la notion d’humanité et l’idée d’une évolution de l’humanité unitaire et conforme à des lois. Le refus de l’évolution unitaire de l’humanité implique en même temps le refus de l’égalité des hommes, le refus du progrès et de la raison. Seule la race blanche a une histoire. Dans la partie orientale du monde, la lutte permanente des causes ethniques n’a eu lieu qu’entre l’élément aryen et les principes noirs et jaunes. Là où les races noires se combattent entre elles, là où les races jaunes prendre entre elles, ou bien là où les mélanges noirs et jaunes se combattent, il n’y a pas d’histoire possible. L’histoire ne jaillit que du seul contact des races blanches.
Les différences des étapes civilisationnelles ne sont plus des stades d’évolution qu’un seul et même peuple, qu’une seule et même société parcourt successivement, mais chacun des stades est identifié à des races déterminées, figé en un rapport éternel et métaphysique. Certaines races demeurent à tout jamais barbares, tandis que d’autres ne sont jamais passées par les stades primitifs ou barbares. La transition de l’âge de pierre à l’âge de bronze est un changement de race. La race blanche n’apparaît jamais à l’état rudimentaire où nous voyons les autres. Dès le premier moment, elle se montre cultivée et se montre en possession des principaux éléments d’un état supérieur qui aboutira à des formes diverses de civilisation. Les races blanches, dès l’origine, sont en possession des techniques de travail des métaux, du bois, du cuir, des textiles, des animaux. Gobineau exprime l’orgueil racial de l’européen colonisateur à l’égard des peuples de couleur considérés comme dépourvus d’histoire et impropres à la civilisation. Les Aryens sont le sommet et la fin de l’histoire.
Le fondement de la sociologie sur les sciences naturelles ne peut avoir lieu qu’en transformant en formules abstraites les résultats de ces sciences naturelles ; parler de l’harmonie, de la croissance organique ne suffit plus : les mauvais côtés du capitalisme doivent être reconnus comme des phénomènes éternels, immuables, imposés par la nature ; la société n’a pas d’histoire et est une section du déterminisme cosmique universel ; les catégories économiques et la lutte des classes sont remplacées par la lutte des races, le combat pour la survie des races ; l’oppression, les inégalités, l’exploitation sont des faits de nature, des lois naturelles, impossibles à éliminer ; la morale prône la subordination raisonnable et résignée de l’homme aux lois de la nature, à l’aide de la sociologie ; les lois de la chimie et des sciences naturelles sont aussi des lois sociologiques : les affinités des éléments, leur sympathie mutuelle plus ou moins forte, la répugnance plus ou moins forte contre certaines liaisons deviennent les passions de la vie sociale, l’amour et la haine, tandis que la loi de la conservation de l’énergie devient le fait que les forces sociales ne peuvent jamais se perdre, que leur somme ne peut jamais diminuer, que la masse des organismes reste constante, si bien que quand certains organismes croissent d’autres disparaissent ; les stades de l’évolution biologique de l’individu (jeunesse, âge mûr, vieillesse) deviennent les stades d’évolution des civilisations et des cultures ; l’histoire et l’égalité vues par le judaïsme, le christianisme, l’islam ou la Révolution française contredisent la nature, qui est lutte de races ; les antagonismes de classes sont des antagonismes de race ; la division sociale du travail est fondée sur l’inégalité naturelle ; les nègres et les Indiens sont inaptes à la civilisation ; il faut une sélection artificielle des races, une déshybridation.
La nouvelle théorie des races est la défense pseudo-biologique de privilèges de classe. Il ne s’agit désormais plus seulement de la noblesse historique – comme c’est le cas chez Gobineau – mais, d’une part, des privilèges des races européennes à l’égard des peuples de couleur (comme déjà chez Gobineau), de surcroît des privilèges des peuples germaniques, et avant tout du peuple allemand au sein des autres peuples européens (donc une l’idéologie de l’hégémonie mondiale de l’Allemagne), et, d’autre part, des prétentions hégémoniques de la classe capitaliste dans chaque nation, et donc de la naissance d’une nouvelle aristocratie, et non plus de la préservation de l’aristocratie féodale historique.
L’économie classique se transforme en économie vulgaire et la sociologie se détache de l’économie. Auguste Comte, même s’il abandonne l’utopisme de Saint-Simon, dissocie la sociologie de ses fondements économiques de la même manière que le fera Spencer. La nouvelle sociologie, qui renonce à ses bases économiques méthodologiquement indispensables, cherche et trouve dans les sciences de la nature un fondement de sa prétendue objectivité et de ses lois. Ce fondement de la sociologie sur la chimie, la biologie, etc., ne peut avoir lieu qu’en transformant en formules abstraites les résultats des sciences naturelles.
La théorie de l’harmonie de l’économie vulgaire et la théorie de la croissance organique dans la sociologie qui emprunte à la biologie s’avèrent insuffisantes dans la lutte contre les idées socialistes, du fait de l’accentuation des contradictions du capitalisme. Il n’est plus question de nier et de masquer les contradictions, en particulier les aspects inhumains du capitalisme : alors que jusqu’ici l’apologétique niait les mauvais côtés du système capitaliste, la nouvelle apologétique les prend pour prémices, se proposant d’amener l’intelligentsia à accepter ses mauvais côtés ou tout au moins à s’accommoder d’eux, à titre de phénomènes prétendus éternels, immuables et imposés par la nature.
Le darwinisme social, c’est premièrement une conception moniste, scientifique de la sociologie : la société y apparaît comme une section parfaitement homogène du déterminisme cosmique universel. Cette sociologie utilise le darwinisme réduit à quelques slogans pour éliminer l’historicisme des sciences de la société.
Deuxièmement, ce ne sont pas seulement toutes les catégories économiques qui disparaissent de la sociologie, mais aussi les classes : elles sont remplacées par le combat pour la survie des races.
Troisièmement, l’oppression, les inégalités, l’exploitation, apparaissent comme des faits de nature, des lois naturelles, en tant que telles inévitables et impossibles à éliminer. Toutes les atrocités qu’entraîne le capitalisme sont donc justifiées comme naturelles.
Quatrièmement, le déterminisme scientifique mène l’homme à se soumettre de plein gré au destin capitaliste. La sociologie est la conception de l’histoire humaine en tant que processus naturel. Cette conception est le couronnement de toute morale humaine, parce qu’elle prône la subordination résignée de l’homme aux lois de la nature, les seules qui régissent l’histoire, parce qu’elle est une morale de la résignation raisonnable.
Cinquièmement, cette théorie se présente comme sublime, objective et impartiale, tout en prenant pour cible le socialisme.
Gumplowicz postule l’identité des phénomènes de la nature et des phénomènes de la société. La sociologie est l’histoire naturelle de l’humanité. La tâche des sciences de la nature consiste à expliquer les événements historiques par l’exercice des lois de la nature immuables. Les lois de la chimie sont également des lois sociologiques : les affinités des éléments, leur sympathie mutuelle plus ou moins forte, la répugnance plus ou moins forte contre certaines liaisons sont des phénomènes qui ne se contentent pas de ressembler aux passions de la vie sociale, l’amour et la haine, mais qui sont identiques à elles du point de vue de leurs causes. Les phénomènes sociaux sont ramenés à l’aide d’analogies prétendues scientifiques à un pseudo-déterminisme.
On a des conclusions apodictiques purement fondées sur des analogies le plus souvent extrêmement superficielles, gratuites et vides de contenu.
L’histoire est éliminée : l’homme, au cours de l’histoire, n’a en rien changé. Non seulement on expulse du savoir social tout élément économique, mais on en exclut tout élément social. Si la sociologie se fonde sur la biologie ou sur l’anthropologie, elle ne peut admettre aucune transformation essentielle, et moins encore un quelconque progrès. Cette antihistoricisme a recours à la loi de la conservation de l’énergie : les forces sociales ne peuvent jamais se perdre, et leur somme ne peut jamais diminuer. La somme des forces sociales agissantes dans l’humanité, et cela depuis les temps les plus reculés, ne peut diminuer. Elle s’est jadis exprimée sous la forme d’innombrables guerres. Ces forces ne se sont pas perdues, mais elles s’expriment sous d’autres formes. La masse des organismes doit rester constante sur la terre et cette masse est déterminée selon des proportions cosmiques. Si le nombre de certains organismes croît, d’autres sont condamnés à disparaître. Le progrès n’est concevable que dans le cadre du développement d’une sphère de civilisation séparée, éternellement recommencée et menée à son terme : il n’existe donc pas de développement unitaire de l’humanité. L’évolution au sein de chaque civilisation séparée est un phénomène cyclique : chaque nation parvient au stade suprême de sa civilisation et fait face à sa propre disparition, disparition que provoqueront les premiers barbares venus. On se borne à appliquer les stades de l’évolution biologique de l’individu (jeunesse, âge mûr, vieillesse) aux civilisations séparées ou aux sphères culturelles.
On étudie les théories de l’égalité dans l’histoire et on aboutit à considérer le judaïsme, l’islam, le christianisme et la Révolution française comme des théories aux tendances identiques, des théories qui contredisent la nature des hommes. Ce qui conduit à une souveraineté effective et durable dans le monde, ce sont de tout autres théories, de tout autres principes, bien plus en accord avec la nature élémentaire des masses.. Ce qui retentit dans le tumulte des guerres entre les peuples, c’est d’un côté les cris des Aryens, de l’autre les cris des sémites ou des Mongols, d’un côté les Européens, de l’autre les Asiates, d’un côté les blancs, de l’autre les peuples de couleur, d’un côté les chrétiens et de l’autre les musulmans, d’un côté les peuples germaniques de l’autre les peuples romains et les esclaves. C’est sur ces cris de guerre que se fait l’histoire, que des flots de sang humain sont versés pour que s’accomplisse une loi naturelle de l’histoire universelle que nous ne connaissons pas.
Les mots d’ordre de liberté, d’égalité, d’internationalisme, ne sont que de trompeuses chimères. L’idée de la révolution est anti scientifique. L’État, à titre d’organisation de l’inégalité, est le seul ordre possible dans la division du travail social. L’économie est dévalorisée : la nature et la vie d’une société ne s’épuise en aucune manière dans son activité économique, pas davantage que l’homme ne se réduit à son activité économique. La sociologie peut prétendre que l’économie n’est qu’un de ses éléments. Il faut comprendre toute différence sociale, toute hiérarchie des classes et la lutte de classe en termes biologiques, et par conséquent les faire disparaître. Les classes sont remplacées par les races dans la mesure où la violence est vue comme le facteur essentiel de l’évolution de l’État, de telle sorte que la hiérarchie des classes apparaisse comme la domination de l’une des races sur les autres. Comme on récuse les fondements économiques de la lutte des classes, la prise de conscience du caractère problématique de la détermination raciale ne peut qu’aboutir à un éclectisme vague et confus. Les classes sociales cessent de représenter des races anthropologiques, mais elles se comportent mutuellement comme des races, menant entre elles un combat de race sociale. On renonce objectivement à la théorie raciale de la société, mais on la maintient du point de vue terminologique, ce qui implique qu’on la maintient dans ses conséquences philosophiques.
Woltmann conserve de son passé social-démocrate révisionniste la terminologie de l’évolution sociale, de la construction de la société, mais toutes ces catégories se transforment dans un sens biologique et raciste. La plus-value est un concept biologique, la division sociale du travail est fondée sur l’inégalité naturelle des caractéristiques physiques et intellectuelles. Les antagonismes de classes sont des antagonismes de race latents. Le capitalisme est l’organisation sociale la plus favorable à la sélection. Dans les colonies, c’est une entreprise vouée à l’échec que de rendre les nègres et des indiens aptes à une civilisation authentique : les blancs sont invités à rester à tout jamais la race des maîtres. La race nordique est la dépositaire naturelle de la civilisation mondiale. On ne peut pas parler d’une évolution de l’espèce humaine : ce qui fait l’objet d’une évolution, ce sont les races individuelles. Il dépasse le pessimisme de Gobineau avec le timide espoir qu’il soit possible de maintenir et de protéger ce qu’il y a de sain et de noble dans le patrimoine de l’espèce actuelle par des mesures d’hygiène raciale et de politique raciale, des mesures de déshybridation, de sélection artificielle des races. Cependant, son influence est ruinée quand il affirme que la Révolution française a mené une fraction de la race germanique au pouvoir et que, dans le mouvement ouvrier, la couche supérieure est germanique.
Il faut éliminer les éléments judaïques du protestantisme ; l’évidence dit que la race et le fait essentiel pour les organismes vivants ; le critère d’appartenance à une race réside dans la conscience, dans l’arbitraire subjectif, dans l’expérience intérieure, dans l’intuition irrationaliste ; toute compréhension du monde – y compris la science – est de nature fictive et mythique, exploitable en pratique, mais sans rapport avec la vérité ; la culture, germanique, aristocratique, s’oppose à la civilisation, superficiel, juive, démocratique ; les représentants des autres races ne sont pas des êtres humains ; la lignée aryenne commence en Inde, se poursuit en Perse, en Grèce et à Rome, et avec la décadence de l’empire romain, les peuples germains, descendants des Aryens, font la conquête du monde ; le Christ, qui n’est pas juif mais aryen, fonde une négation du judaïsme et de la raison, une religion dénaturée par Paul, demi-juif, et par Augustin, rejeton du chaos ethnique (association de l’esprit Aryen et de l’esprit juif).
Chamberlain rassemble tous les éléments importants de la réaction radicale en une vision du monde. Il est une figure importante à titre de lien entre la vieille réaction et le fascisme plus tardif. Son principal prédécesseur est Lagarde qui entretenait comme lui des liens avec Guillaume II. Lagarde voulait éliminer du christianisme les instincts religieux inférieurs des sémites contenus dans l’Ancien Testament, éliminer du protestantisme les éléments judaïques.
La théorie des races de Chamberlain s’élargit jusqu’à une conception du monde générale qui recueille toutes les tendances – anciennes et modernes – de la réaction radicale, qui associe une critique culturelle au plus haut niveau à l’agitation antisémite vulgaire et la propagande pour une vocation hégémonique des peuples germaniques, qui combat le christianisme obsolète et s’efforce de le renouveler, s’adresse donc aussi bien aux croyants qu’aux incroyants, tout en faisant de ce christianisme renouvelé une arme au service de la politique antidémocratique et de l’impérialisme conquérant des Hohenzollern.
Chamberlain refuse la théorie des races telle que l’avait formulée Gobineau et se déclare partisan du darwinisme social. La prétendue évidence de son empirisme lui fait dire que la vie nous montre de toute part la race comme un fait essentiel pour tous les organismes vivants, la vie n’attend pas que les savants aillent jusqu’au bout des choses. Le critère de la possession de la race réside dans notre propre conscience. Qui est dépourvu de qualités raciales ne se pose pas la question, il est un métis, un être abâtardi. On fait la démonstration de la race dans son propre cœur. Il faut faire le saut dans l’intuition irrationaliste, dans l’expérience intérieure. L’arbitraire subjectif le plus débridé est érigé en méthode.
La tendance obscurantiste est récapitulée dans le mythe. Toute connaissance objective est réduite au niveau d’un mythe. La théorie de Darwin n’est qu’une pure fiction, une vue de l’esprit utile et bienfaisante. Il est impossible de mettre sur pied une philosophie sans mythe. Toute pensée a un caractère mythique. S’il faut conserver les développements de la science moderne dans le détail, dans les recherches spécialisées, il faut combattre la revendication de la vérité objective. La valeur de la science ne tient pas à son contenu de vérité – qui n’est que purement symbolique – mais dans la possibilité qu’elle offre d’être méthodiquement exploitée en pratique, et dans son importance formatrice pour l’imagination et pour le caractère. Toute relation avec les grands problèmes de l’évolution de l’humanité et de la pratique humaine a disparu. La science doit être rabaissée à un mythe qui s’ignore. Il faut mettre sur le même plan la création mythique et la science. Toute compréhension du monde a une nature fictive et mythique.
La culture est un apanage germanique et aristocratique, tandis que la simple civilisation est propre à l’Occident, superficielle, juive et démocratique. Mais en dépit de la supériorité de la culture sur la civilisation, le germanisme ne dispose pas d’une religion conforme à sa nature. La ligne de la religion germano-aryenne authentique passe par l’Inde antique pour aboutir au Christ et à Kant. La supériorité de la vision du monde de l’antiquité indienne tient à son alogicisme, à ce que la logique se mette au service de la pensée, par-delà toutes préoccupation de preuve. La nouvelle religion est rupture avec la raison et avec la science.
Le renouvellement de la conception du monde aryenne a lieu sous l’égide du Christ pour qui le royaume de Dieu est purement intérieur. L’humanité n’existe pas. Seules existent les races. Notre civilisation et notre culture d’aujourd’hui sont spécifiquement germaniques, elles sont exclusivement l’œuvre des peuples germaniques. Il faut abolir toutes les conceptions précédentes de l’espèce humaine, de l’humanité, afin que la vérité évidente de la prépondérance mondiale des peuples germaniques puisse s’imposer en tant que conception du monde. Il n’y a de progrès ou de déclin que pour les races individuelles. Nul ne peut prouver que la prépondérance des Germains soit un bienfait pour la totalité des autres habitants de la terre, mais, dès l’origine, et jusqu’à nos jours, nous les voyons massacrer des tribus, des peuples entiers pour conquérir l’espace dont ils ont besoin. La critique culturelle pessimiste débouche ou bien sur un scepticisme confinant au nihilisme, un désespoir ou une résignation comme dernier mot de la sagesse, ou bien sur une perspective qui peut être ou bien l’approbation de l’impérialisme avec ses guerres mondiales, l’assujettissement et l’exploitation des peuples coloniaux et des masses populaires à domicile, ou bien la négation pratique de l’impérialisme, le soulèvement des masses et la destruction du capitalisme monopoliste.
Les représentants des autres races ne sont pas des êtres humains à proprement parler. La vérité n’existe qu’au profit des races élues : si je dis « l’unique vérité », je veux dire l’unique vérité pour nous Germains. C’est l’exclusion de l’humanité non germanique, de son droit à l’existence et à la capacité culturelle. Historiquement, il n’existe que des cultures de race aryenne isolées : l’Inde, la Perse, la Grèce, Rome, le Reich germaniques médiéval, l’Allemagne actuelle, et leur déclin à la suite de métissages. Tout ce qui est noble et grand, tout ce qui représente une haute culture, est l’œuvre des descendants des conquérants germaniques. Tout ce qui est dangereux, mauvais, sans valeur culturelle, est l’œuvre des juifs (des idolâtres, des matérialistes abstraits) et du chaos ethnique (association de l’esprit arien et de l’esprit juif). L’histoire universelle n’est qu’une lutte des peuples germaniques depuis la chute de l’empire romain. Le Christ, qui n’est pas juif mais arien, a fondé une rigoureuse négation du judaïsme et de la raison, une religion dénaturée par Paul, le demi juif, et par Augustin, le rejeton du chaos ethnique. Le mythe se répand à l’extérieur des domaines de la chaire universitaire et devient un succédané de religion de masses désespérées et fanatisées. Il faut une victoire du Nord germanique contre le sud du chaos des peuples. Les peuples germaniques sont les maîtres de la terre en tant que derniers représentants de la lignée aryenne. Ils doivent s’approprier la théorie des races comme vision du monde universelle, comme instrument idéologique des ambitions agressives d’hégémonie mondiale de l’impérialisme allemand, comme religion. Il faut éliminer la démocratie pour la remplacer par une oligarchie.
La défaite, le traité de Versailles, l’échec de la révolution de 1918, la crise de 1929 provoquent de l’amertume, de la déception et rendent la perspective impérialiste attractive ; Hitler et Rosenberg sont formés dans l’extrême droite antisémite, deviennent des mercenaires espions, sans scrupules et sans conscience au service de l’armée allemande, sceptiques et indifférents à l’égard de leur propre doctrine ; même si les nazis savent que les races n’existent pas, la croyance en leur existence permet un ordre historique nouveau et la destruction des frontières et des identités nationales ; il ne s’agit pas d’exterminer les juifs mais d’avoir en permanence un ennemi visible, pas seulement abstrait ; le Protocole des sages de Sion ne sont pas authentiques mais ont l’avantage d’être convaincants ; le professeur doit enseigner non ce qui est la vérité mais ce qui est nécessaire à la fierté du peuple ; le peuple est méprisé comme ayant des réactions en fonction non de la réflexion, du libre arbitre, de la capacité de penser, de la discussion, mais des impressions sur les sens, des croyances, de la foi aveugle, hystérique, désespérée, de la confiance, si bien qu’il faut remplacer la persuasion par la suggestion, par l’envoûtement, par le mensonge, par le talent oratoire de nature dominatrice de l’apôtre, par la répétition ; la doctrine et le programme doivent paraître inébranlables, effacer le doute et l’incertitude ; Hitler se ressent comme l’agent d’une entreprise capitaliste dont il s’efforce de faire triompher les objectifs grâce à une technique de propagande, en sacrifiant toute vérité et toute justesse objective ; il s’agit de discréditer la raison, le jugement rationnel et autonome, l’objectivité, de développer le scepticisme quant à la possibilité de la connaissance objective, de la vérité objective, quant à la valeur de la raison et de l’entendement, de s’opposer apparemment à la standardisation et au système catégoriel du capitalisme, et de faire appel aux sentiments, à l’expérience, à l’individualisme, à l’intuition, à la foi aveugle dans les révélations irrationalistes, à la crédulité hystérique et superstitieuse, à l’obscurantisme ; la théorie des races avec des critères raciaux visibles a l’avantage d’être compréhensible pour tous, tandis que la détermination des critères raciaux sur la base de l’intuition et de l’âme permet l’arbitraire du pouvoir ; la qualité raciale, présente déjà dans le premier mythe, est immuable et ne doit pas être transformée ; le chaos ethnique, c’est la démocratie privée de race qui favorise l’anarchie de la liberté, le marxisme qui, dans sa lutte contre le capital, ne distingue pas le capital créateur et le capital rapace possédé par les juifs, c’est le chaos racial qui justifie l’agression impérialiste ; les races peuvent se régénérer pourvu qu’il existe une souche de race pure, que de nouveaux abâtardissements n’aient pas lieu, que des mesures d’hygiène raciale soient mises en place ; pour le peuple on utilise les critères raciaux « exacts », perceptibles, compréhensibles, mais dans la pratique du pouvoir arbitraire, pour maintenir un état d’obéissance servile, on utilise la détermination de la race intuitionniste, de l’intérieur ; pour la morale fasciste, l’honneur caractérise l’homme héroïque qui ne se dérobe à aucun ordre ; pour assurer le pouvoir sans bornes d’une minorité et l’hégémonie planétaire, il faut l’aristocratie de la race nordique sur le mauvais, le faible, le prédestiné à l’exploitation et à l’esclavage, les hommes de race inférieure ; le moindre sentiment d’humanité à l’égard de l’adversaire est considéré comme le signe d’impureté raciale ; il faut exterminer et non assimiler les peuples conquis ; la conception du monde national-socialiste doit être un succédané de religion ; Jésus est un seigneur germain ; il faut opposer à la démocratie judaïque la démocratie germanique qui n’est qu’une royauté sans constitution ; le droit est ce que les ariens considèrent comme juste ; il faut de la morale pour les masses et l’immoralisme des chefs doit être dissimulé ; l’éducation des masses doit se faire par la force brutale, l’attitude impitoyable, la peur, l’effroi ; l’éducation de l’élite implique l’encouragement à la corruption et à l’enrichissement ; les jeunes sont formés dans l’immoralité et la barbarie.
Le fascisme allemand n’est que la synthèse éclectique de toutes les tendances réactionnaires.
Le traité de Versailles provoque de l’amertume. L’échec de la lutte contre ce traité de Versailles provoque la perspective d’un renouvellement de l’impérialisme agressif allemand. L’échec de la révolution de 1918 et la crise économique de 1929 provoque une déception, la réaction radicale masquant les objectifs de l’impérialisme allemand agressif sous la forme d’une révolution nationale et sociale.
Hitler répond aux besoins des cercles les plus réactionnaires, transportant l’idéologie ultra réactionnaire des salons et des arrière-salles de café dans la rue. À Vienne, Hitler est un disciple de la démagogie sociale antisémite de Karl Lüger, et plus tard, en Allemagne, il devient espion au service de la Reichwehr. Rosenberg, disciple des Cents noirs en Russie, devient un espion au service de l’Allemagne. Ce sont des mercenaires sans scrupule et sans conscience, des nervis démagogiques. Ils sont parfaitement cyniques, totalement sceptiques et indifférents à l’égard de leur propre doctrine, jouant en virtuoses des particularités rétrogrades du peuple allemand en faveur des objectifs du capitalisme impérialiste allemand. Les chefs fascistes entrelacent avec un répugnant faux pathos leur démagogie nationale et sociale, et dont les discours destinés au public sont truffés de références à l’honneur, la loyauté, la foi, le sacrifice, etc. Dès qu’ils sont dans un cercle intime, ils évoquent leur propre révélation avec le sourire cynique du faux prophète. Hitler sait que les races n’existent pas du point de vue scientifique, mais il dit avoir besoin d’une conception qui permettre un ordre historique nouveau et la destruction des frontières et des identités nationales. Pour Himmler, le parti a raison de se fixer une hypothèse historique, même si elle contredit les conceptions scientifiques en vigueur. Les professeurs sont payés par l’État, ils doivent avoir des idées historiques qui renforcent la nécessaire fierté nationale du peuple. Hitler dit qu’il ne veut pas exterminer les juifs : il est essentiel d’avoir en permanence un ennemi visible et pas seulement un ennemi abstrait. Il ne se soucie pas si les Protocoles des sages de Sion sont authentiques, l’essentiel est qu’ils soient convaincants.
Chez Hitler et sa clique, on n’a pas seulement affaire à une théorie fausse et dangereuse qu’il faudrait réfuter par des arguments intellectuels, mais à un salmigondis des plus diverses conceptions réactionnaires, confectionné avec une démagogie sans scrupule, et dont le seul indice de valeur est de savoir s’il permet à Hitler de berner les masses. Cette sorte de propagande part d’un souverain mépris du peuple. Le peuple se trouve dans une disposition et un état d’esprit à tel point féminins que ses opinions et ses actes sont déterminés beaucoup plus par l’impression produite sur les sens que par la pure réflexion. La suggestion doit remplacer la persuasion. Il s’agit de faire naître par tous les moyens une lourde atmosphère de croyance aveugle, celle de la foi hystérique d’hommes désespérés. Il s’agit d’envoûter et de berner les masses. L’objectif démagogique est de détruire le libre arbitre et la capacité de pensée des hommes. La réunion, avec un talent oratoire de nature dominatrice d’apôtre, doit durer longtemps pour affaiblir la volonté de résistance et insuffler un nouveau vouloir. Quant au programme du parti, il doit paraître inébranlable. Il ne doit pas être abandonné à la discussion. Il faut remplir les hommes d’une aveugle confiance dans la justesse d’une doctrine et non propager le doute et l’incertitude par de continuelles modifications. Hitler est hostile à la vérité objective. Il se ressent comme l’agent d’une entreprise capitaliste dont il s’efforce de faire triompher les objectifs grâce à une technique de propagande à l’implacable efficacité – en sacrifiant délibérément toute vérité et toute justesse objective. Une affiche publicitaire destinée à vanter un savon n’indique pas que d’autres savons sont bons : il est il en est ainsi de la réclame politique.
Il y a chez Hitler une fusion de la philosophie vitaliste allemande et de la technique publicitaire américaine. Toutes deux font appel à l’égarement, à la désorientation des hommes, captifs du système catégoriel fétichisé du capitalisme monopoliste, des hommes qui souffrent sourdement et qui sont incapables de s’émanciper de ce système catégoriel. Le système publicitaire américain s’adresse à l’homme moyen, à ses besoins vitaux, en mêlant la standardisation objective et l’obscure aspiration à rester individuel dans ce cadre. La philosophie vitaliste s’adresse à des intellectuels en lutte intérieure contre la standardisation. Alors que la technique publicitaire est dès l’origine cynique et démagogique, la philosophie vitaliste s’exerce de bonne foi, ou du moins par des moyens indirects, pseudo-scientifiques ou pseudo-littéraires. En dépit de ces différences, la technique publicitaire et la philosophie vitaliste ont en commun le renoncement à toute objectivité, l’appel exclusif au sentiment, aux expériences, etc., la tentative d’écarter et de discréditer la raison, le jugement rationnel et autonome.
Tout ceci montre que la barbarie, le cynisme de la période hitlérienne ne peuvent être compris et critiqués qu’à partir de l’économie, de la structure sociale, et des tendances de l’évolution sociale du capitalisme monopoliste. Toute tentative de comprendre l’hitlérisme comme le simple renouvellement de quelque ancienne barbarie se condamne à passer à côté des traits spécifiques cruciaux du fascisme allemand.
Pour les nazis, la seule question est de savoir quelle utilisation on fait d’une pensée, l’utilité qu’elle peut avoir, totalement indépendamment de la vérité objective, et même en rejetant de manière passionnée ou méprisante la vérité objective. Ici se rencontrent cette technique publicitaire robuste et sommaire avec les résultats de la philosophie vitaliste impérialiste, la vision du monde des intellectuels les plus raffinés. Dans cette rencontre, il ne s’agit pas des résultats de la théorie de la connaissance qui ne sont destinées qu’au cercle étroit de l’intelligentsia, mais d’une atmosphère intellectuelle générale de scepticisme radical quant à la possibilité de la connaissance objective, quant à la valeur de la raison et de l’entendement, d’une foi aveugle dans des révélations intuitionnistes, irrationalistes, qui s’opposent à la raison et à l’entendement, en un mot : d’une atmosphère de crédulité hystérique et superstitieuse, dans laquelle l’obscurantisme de la lutte contre la vérité objective, contre l’entendement et la raison est considéré comme le dernier mot de la science moderne et de la théorie de la connaissance la plus avancée.
L’irrationalisme vitaliste est une ambiance intellectuelle indispensable au fascisme, mais il est trop raffiné, trop éthéré ; trop subtil, lié de manière trop indirecte aux visées du capitalisme monopoliste allemand pour être exploité directement au service de buts grossièrement démagogiques. Ici s’affirme la nécessité de l’association de la philosophie vitaliste et de la théorie raciale de Chamberlain. Hitler et Rosenberg trouvent les arguments directement utilisables pour leur but démagogique, d’une part une conception du monde pour l’intelligentsia allemande disloquée par l’esprit réactionnaire, d’autre part les fondements d’une démagogie brutale et tangible, d’une doctrine compréhensible pour tous, susceptible de berner des masses égarées et désespérément en quête d’une issue. Les nazis reprennent la théorie raciale intériorisée, la détermination des critères raciaux sur la base de l’intuition. La propagande a recours à de prétendues caractéristiques physiologiques (forme du crâne, couleur des cheveux ou des yeux), mais l’intuition reste l’essentiel. Rosenberg parle davantage de l’âme que de critères raciaux objectifs. L’âme signifie la race, vue de l’intérieur.
La qualité raciale est immuable. Le premier accomplissement mythique ne connaît pour l’essentiel plus de perfectionnement, il se borne à prendre d’autres formes. La valeur insufflée à un dieu ou un héros est éternelle, en bien comme en mal. Le héros, en tant que reflet éternel des forces élémentaires de l’âme de l’homme nordique est aussi vivant aujourd’hui qu’il y a 5000 ans. L’ultime savoir d’une race est déjà présent dans son premier mythe. Toute transformation est considérée comme une corruption résultant d’une hybridation raciale.
Le chaos ethnique vient de Rome et des juifs. Il s’agit d’une démagogie pogromiste déclarée et sans vergogne, sans recours aux moyens distingués de la littérature. Rosenberg lutte contre les derniers surgeons chaotiques de l’impérialisme mercantile de l’économie libérale, dont les victimes tombèrent par désespoir dans le panneau du marxisme bolchevique pour parachever ce que la démocratie avait commencé, c’est-à-dire la destruction de la conscience du peuple et de la race. L’autorité privée de race favorise l’anarchie de la liberté. Le marxisme, avec sa lutte contre le capital, falsifie le problème véritable et travaille en faveur du judaïsme international. L’essentiel est de savoir entre les mains de qui se trouve ce capital, selon quels principes il est réglé. Rosenberg distingue capital créateur et capital rapace et dit que le problème est celui de l’appartenance raciale des possédants. L’amertume des masses à l’égard de l’exploitation est détournée vers l’antisémitisme. Les nations contre lesquels se dirige la soif de conquête de l’impérialisme allemand sont présentés comme siège d’un chaos racial. Il en est ainsi avant tout de la Russie. On peut à peine considérer la France comme une nation européenne : elle n’est plus qu’un appendice de l’Afrique dirigée par des juifs, une nation africaine sur le sol européen. La conception du chaos ethnique sert à justifier l’agression impérialiste. À l’époque où les nazis espéraient faire naître une coalition européenne contre l’Union soviétique, Rosenberg considérait la France comme une nation paysanne dont le trait principal était la vénération de la terre.
Rosenberg reprend à Chamberlain non seulement le combat contre le chaos ethnique, mais la capacité des races à se régénérer. Hitler admet la possibilité de la régénération raciale. Il y a une régénération progressive effectuée par la nature qui élimine peu à peu les produits de la contamination raciale, pourvu qu’il existe une souche de race pure et que de nouveaux abâtardissements n’aient pas lieu. Le fascisme, pour sauvegarder la race pure, prend un ensemble de mesures d’hygiène raciale (contrôle ou interdiction des mariages, etc.), mais les utilise comme instrument d’une tyrannie aussi effroyable qu’arbitraire.
Hitler sait qu’avec des mesures crâniennes, des arbres généalogiques, on peut prouver tout et son contraire. C’est pourquoi il utilise ce système de dispositions comme moyen de pression et d’extorsion : la race se mesure à la nature et au degré des capacités créatrices au service de la totalité vitale du peuple racialement homogène. Cela signifie d’une part que dans les systèmes fascistes, la pureté raciale est la condition de tout avancement, et même de toute vie plus ou moins tolérable. Mais d’autre part, savoir qui est considéré comme appartenant ou non à une race pure dépend intégralement de l’arbitraire des fascistes qui détiennent le pouvoir. Chez Goebbels, une apparence suspecte et un arbre généalogique douteux pour une personne ne comptent rien, tandis que tel autre qui ose mettre des objections peut être défini comme hybride et rejeté comme enjuivé au plan de l’intellect et du caractère. Le fascisme s’approprie la détermination de la race de l’intérieur, intuitionniste, parce que, lors des grands rassemblements, il est utile de procéder à l’aide de critères raciaux « exacts », et vraiment perceptibles et compréhensibles, mais pour l’appareil de gouvernement, le principe d’intériorité est plus approprié, précisément par là qu’il est le plus arbitraire. La régénération et la préservation de la pureté raciale sont donc utilisées pour maintenir le peuple allemand en état d’obéissance servile, pour cultiver l’absence de conviction, la servilité et le manque de courage civique.
Chamberlain donnait comme exemple de la loyauté les mercenaires allemands contre-révolutionnaires et antiprogressistes. Pour les nazis, le destin exige de l’homme héroïque l’honneur, qui ne se dérobe à aucun ordre. Telle est la morale fasciste.
Rosenberg note qu’il y a au moins cinq races en Allemagne, mais que seule la race nordique est réellement porteuse de fruits culturels. Le porteur de ce sang nordique est le mouvement national-socialiste, dont la composition est nordique à 80 pour cent. Sur la base de la pureté raciale, il faut constituer une aristocratie du sang et de la performance, assurer le pouvoir sans bornes d’une minorité, y compris sur les nobliaux, et assurer l’hégémonie planétaire de l’Allemagne. Il faut favoriser la victoire du meilleur et du plus fort, exiger la subordination des mauvais et des faibles, des êtres biologiquement prédestinés à l’exploitation et à l’esclavage, les hommes de race inférieure, sur lesquels s’appuie toute civilisation.
L’arien, l’homme germanique, ne doit pas parler un langage commun avec les représentants des autres races, si l’on veut éviter que la race pure ne soit souillée et corrompue. Le moindre sentiment d’humanité envers les ennemis du fascisme qui, conformément à la théorie des races intériorisée, appartiennent aux races inférieures, est l’indice d’une impureté raciale de celui qui éprouve cette impulsion humaniste. Le peuple allemand est éduqué dans le sens d’une inhumanité de principe. Chacun est contraint à l’inhumanité, à la bestialité. On accorde des primes à l’inhumanité. On menace toute manifestation d’humanité de l’ostracisme, du bannissement de la communauté ethnique.
La doctrine vise à contraindre les Allemands à considérer comme un animal tout opposant de l’intérieur, et tout représentant d’un autre peuple, comme un animal destiné aux travaux de force ou à l’abattoir. La théorie raciale prend la forme d’un cannibalisme modernisé à titre de conception du monde. Hitler critique les vieux plans de colonisation qui avaient l’intention d’assimiler par la force les peuples conquis par leur germanisation. Il plaide en faveur de leur extermination. Le Reich doit s’étendre, conquérir des terres fécondes, expulser ou exterminer les peuples qui les habitent. Il s’agit d’assurer les moyens d’existence de la race rassemblée par l’État.
Les rapports que les couches dirigeantes nazies entretiennent avec leur propre théorie sont purement instrumentaux. Hitler courtise les peuples du Nord de sang nordique, mais lorsque ces peuples refusent de se plier, ils sont considérés comme n’étant pas des ariens à part entière, une race abâtardie mêlant des éléments finno-mongoliens, slaves, gallo-celtes, etc. Dans le même temps les Japonais sont considérés comme les Prussiens de l’Orient.
A l’intérieur du pays, SA et SS sont chargés d’écraser tout ceux qui s’opposent : en premier lieu le mouvement ouvrier, mais aussi le moindre soupçon de raison, de science, d’humanité. Pour créer le climat nécessaire qui permette d’élever les masses allemandes pour ces actions monstrueuses, il faut une religiosité spécifiquement allemande, qui ne peut tolérer à ses côtés aucune autre puissance idéologique. La vision du monde national-socialiste est contrainte de se faire succédané de religion.
Hitler avant la prise de pouvoir proclame le principe de la liberté religieuse. Après la prise du pouvoir il réprime les catholiques, liquide l’église protestante, persécute les catholiques rétifs et les protestants de stricte obédience. Avant la prise de pouvoir, Rosenberg veut une germanisation du christianisme, l’abolition de l’Ancien Testament, faire de Jésus un seigneur germain. L’idéal de l’amour du prochain doit être inconditionnellement subordonné à l’idée de l’honneur national. Il s’agit de répondre, sous le signe du mythe populaire, à l’aspiration de l’âme de la race nordique sous forme d’une Église allemande. Hitler considère en 1932 que faire de Jésus un arien est une absurdité.
Le but suprême de l’existence des hommes n’est pas la conservation d’un État mais la conservation de la race. Quand la race est en danger, la question de la légalité ne joue plus qu’un rôle secondaire. Le droit des hommes prime le droit de l’État. L’État n’est pas un but, mais un moyen. Il est la condition à la formation d’une civilisation, mais il n’en est pas la cause directe. La cause directe réside exclusivement dans l’existence d’une race apte à la civilisation. La démocratie est une institution enjuivée. Il oppose à la démocratie occidentale judaïque non la monarchie allemande mais la « démocratie germanique », dont le chef librement choisi doit prendre sur lui la responsabilité entière de tous ses faits et gestes. Une telle démocratie n’admet pas que les différents problèmes soient tranchés par le fait d’une majorité. Un seul décide, qui répond ensuite de sa décision, sur ses biens et sur sa vie. La démocratie germanique se définit par l’autorité absolue sur les subordonnés et la responsabilité complète à l’égard des chefs, prenant pour modèle l’organisation de l’armée par Frédéric II de Prusse selon lequel il fallait que les soldats craignissent plus leurs sous-officiers que l’ennemi. La conception hitlérienne du chef n’est autre qu’une variante de la théorie du gouvernement personnel du roi, seulement responsable de ses actes devant Dieu. L’État est considéré comme le domaine privé du roi soumis à son administration autoritaire. Il ne doit pas y avoir de constitution venant séparer le droit du peuple, entravant la liberté d’action autocratique du roi inspiré par Dieu.
La démocratie germanique est une négation de l’égalité entre les hommes. Un homme n’en vaut pas un autre. L’ordre public du national-socialisme encadre intégralement l’existence terrestre de l’homme allemand. L’État a le droit d’intervenir à sa guise dans la vie de l’individu. Le fascisme hitlérien refuse par principe toute protection des droits des individus, toute garantie juridique, ce qui serait un retour au libéralisme, qui oppose l’individu et la société à un État au pouvoir excessif. Il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire et sans limitation pour la clique hitlérienne. La théorie politique nazie ne fait que donner à ce despotisme arbitraire et sans bornes un fondement théorique. Rosenberg formule la théorie juridique fasciste : le droit est ce que les ariens considèrent comme juste.
Avant la prise de pouvoir, Hitler se prononce contre l’égalité des droits en distinguant les citoyens de race pure des ressortissants de la nation totalement privés de droit. Dans l’État fasciste, ce principe est réalisé par le recours à la théorie des races intériorisée. L’attribution des droits du citoyen a lieu, pour chaque individu, après un examen individuel, bien que les lois ne précisent pas qui doit être considéré comme racialement conforme. Le nouveau Reich n’est plus un État de droit mais l’État d’une conception du monde qui repose sur les coutumes morales allemandes. Toutes les vieilles catégories juridiques, y compris celle de la Constitution, sont sans objet. La privation totale des droits de la population est justifiée par la critique de la neutralité et de l’objectivité de la forme précédente de l’État. Le pouvoir discrétionnaire fasciste est présenté comme un progrès. L’aboutissement et le but de toute action n’est pas l’individu, mais le peuple. La situation d’esclavage est présentée comme une politisation générale du peuple. Le national-socialisme n’exige pas de l’individu qu’il s’occupe de politique, mais il faut que chacun des membres du peuple allemand pense et ressente en termes de politique. Le Führer est l’exécuteur de la volonté du peuple en raison de cette volonté d’affirmation de soi-même qui coule dans les veines de tout peuple. La dictature absolue du Führer, c’est l’esclavage, la servilité dénuée de conviction, ce sont des laquais ou des profiteurs, des hommes d’une servilité sans bornes à l’égard de leurs supérieurs et qui exercent une tyrannie cruelle et elle aussi sans bornes à l’égard de leurs subordonnés.
En ce qui concerne le problème de la morale, l’honneur est un mot d’ordre vide et prétentieux, destiné à camoufler démagogiquement l’immoralisme accompli des hitlériens. Pour Hitler, les lieux communs moraux sont indispensables pour les masses. Il n’y aurait de pire erreur pour un politicien que de se présenter comme un surhomme amoral.
En ce qui concerne l’éducation présentée aux grandes masses, la brutalité inspire le respect. L’homme de la rue ne respecte rien d’autre que la force brutale et une attitude impitoyable. Le peuple a besoin d’être tenu dans un état de peur. Il veut avoir quelque chose à redouter. Les masses désirent la brutalité, les tortures. Elles veulent quelque chose qui leur inspire un frisson d’effroi.
En ce qui concerne l’éducation présentée à la couche dirigeante du fascisme, Hitler répand le mot d’ordre de la corruption sans bornes, le « enrichissez-vous ! » Hitler accorde à ses hommes une totale liberté. Faites ce que bon vous semble, pourvu que vous ne vous fassiez pas prendre. L’avantage, c’est lorsqu’on est au fait des crimes de membres du parti, on les tient mieux sous sa coupe. Dans l’élite du parti apparaissent ainsi l’espionnage mutuel et les dénonciations. Chacun est entre les mains des autres, plus personne n’est son propre maître.
Ce mélange de brutalité et de corruption concerne les plus larges couches du peuple allemand. Elle les met face au choix consistant à préférer être le bourreau corrompu ou la victime de la torture. Cette pression systématique engendre le type du soldat hitlérien barbare.
Ce sont les barbares qui rajeuniroht le monde. Les forfaits du régime et de l’armée ne sont pas des excès individuels mais les conséquences du régime hitlérien, et correspondent aux visées qui avaient été celles de Hitler. Il faut arracher des jeunes la moindre trace de faiblesse. Le monde reculera d’effroi devant ma jeunesse. Une jeunesse brutale, dominatrice, inaccessible à la peur, fanatiquement active, sans faiblesse, sans pitié, avec dans les yeux la fierté et l’indépendance de la bête de proie. Avec ce matériau humain pur et noble, il sera possible d’engendrer le nouvel ordre. Pour ces jeunes, le savoir est corrupteur : ils ont besoin de discipline et de ne pas craindre la mort.
Hitler a réussi à semer la corruption et l’inhumanité dans une grande partie du peuple allemand.
La défaite allemande, c’est en particulier la faillite de l’irrationalisme allemand dans son passage à la pratique ; cet irrationalisme, c’est la crédulité aventureuse et dépourvue de tout sens critique, c’est la superstition frivole, c’est l’abaissement du niveau intellectuel et moral, c’est la négation de la raison ou son impuissance proclamée, c’est l’absence de perspective de l’intellectuel et sa prise de parti en faveur d’un monde en déclin, en faveur de ce qui dépérit et disparaît et c’est le combat contre le socialisme ; en privant la culture allemande de son sommet qui est le marxisme, en en faisant son antagonisme, on condamne le passé allemand à la sclérose ou à une fausse généalogie.
L’effondrement de l’Allemagne hitlérienne n’est pas une simple défaite, et pas un simple changement de système, mais la fin de toute une évolution. Cet effondrement en termine avec les fondements erronés de l’unité allemande qui avaient commencé à être posés à la suite de l’échec de la révolution de 1848 et qui trouvèrent leur achèvement en 1870. Cet effondrement repose en termes entièrement neufs la question centrale de la nation allemande, et il soumet à révision la totalité des égarements historiques de l’Allemagne.
Du point de vue de la dimension idéologique, et plus précisément philosophique, 1945 signifie ceci : alors que l’irrationalisme, la destruction de principe, la destruction totale de la raison devenait la conception du monde d’un grand pays, et que ce pays se mesurait à son adversaire social et idéologique, l’Union soviétique socialiste, il a connu une défaite sans appel. Nous avons décrit le passage de l’irrationalisme allemand de la théorie à la pratique et sa nécessaire faillite. Hitler exprime l’unité dialectique du nihilisme cynique et de la crédulité aventureuse et dépourvue de tout sens critique, de la superstition frivole que comportait implicitement tout irrationalisme. L’abaissement du niveau intellectuel et moral passe par Schelling, Schopenhauer, Nietzsche, Dilthey, Spengler, et se termine en pente raide, marquant la nécessité du développement de l’irrationalisme, avec Hitler et Rosenberg. La prise de position à l’égard de la raison est un mouvement partant de la vie pour aboutir à la philosophie. La raison est niée, son impuissance proclamée sitôt que la réalité elle-même, la vie que mène le penseur ne montrent plus aucune voie de progrès dans le sens d’un avenir digne d’approbation, plus aucune perspective d’un futur supérieur au présent. La cause de toutes les prises de position hostile à la raison se situe donc – objectivement dans le cours de l’évolution socio-historique elle-même, subjectivement dans la position de l’individu concerné – dans la prise de parti non pour la nouveauté en passe d’apparaître, mais pour ce qui dépérit et disparaît, dans un engagement en faveur d’un monde voué au déclin (la prétendue impartialité, la prétention à s’élever au-dessus des partis impliquent un engagement en faveur d’un monde voué au déclin.)
De ce point de vue, toute prise de position pour ou contre la raison est depuis 1848 inséparablement liée au jugement porté sur le socialisme. La conception du monde irrationaliste devenue pratique, après un règne de presque un siècle, a subi, même au plan des idées, une défaite écrasante, tandis que le monde du socialisme a connu une victoire à travers les actes héroïques des soviétiques qui s’inspiraient de cette conception aussi bien en théorie qu’en pratique. C’est la victoire de la raison, désormais pratique aussi bien que théorique, sur le spectre diabolique du mythe irrationnaliste.
Dans la décadence pessimiste et nihiliste des contemporains, certains n’ont pas hésité à se confronter au socialisme, la grande force progressiste de notre temps.. La nécessité de cette confrontation est devenue en Allemagne depuis 1945 une exigence du jour. L’œuvre de Marx et Engels est le couronnement intellectuel de toutes les tendances progressistes en faveur de l’émancipation et de l’unité nationale du peuple allemand. La préparation intellectuelle de la révolution bourgeoise démocratique en Allemagne culmine dans la récapitulation classique de la théorie de la révolution prolétarienne. Ce sommet est passé inaperçu dans la culture allemande. Parce qu’on a privé l’évolution allemande de son sommet, on a en même temps d’une part condamné le grand passé allemand à la sclérose académique, on l’a dégradé au rang de péroraison professorale, et d’autre part, en l’enveloppant du voile nébuleux de la décadence, on l’a fondu en une fausse et nocive unité réactionnaire, selon la ligne Goethe-Schopenhauer-Wagner-Nietzsche-Hitler. Pour les Allemands, le socialisme et la réflexion sur leur propre culture nationale forment non une unité organique, mais un douloureux antagonisme.
Postface.
La guerre froide reprend la croisade anticommuniste du fascisme (les démocrates luttaient contre le fascisme, maintenant les démocrates luttent contre le totalitarisme communiste, en faisant alliance avec les reliquats du fascisme). Le capitalisme est le système économique idéal. La liberté américaine est le modèle de toutes les institutions. Les monopoles, qui suscitent l’indignation des masses, sont la conséquence d’une erreur des libéraux qui considéraient que la propriété des sociétés capitalistes était absolue et intangible et, en faisant abstraction de l’économie réelle et de ses lois, l’abolition légale des monopoles est présentée comme une perspective réalisable, ce qui est un projet démagogique, inapte théoriquement. Plus généralement, les perturbations du capitalisme ne sont que des phénomènes secondaires que l’on peut supprimer par des lois, dans une démocratie où la majorité des voix est décisive. La croissance de la population est cause de la misère et ce qui empêche les bienfaits du capitalisme de se généraliser en bien-être pour tous. La subjectivisation de l’économie et la prolifération des théories se déclarent comme un retour à l’économie classique, mais il n’y a pas la théorie de la valeur travail ni la théorie de la plus-value ni les contradictions du capitalisme.
A la fin de la guerre, une bonne part des masses libérées du cauchemar du fascisme avait pu entretenir l’illusion qu’une véritable période nouvelle de paix et de liberté pouvait commencer. Mais à peine un an plus tard, le discours de Churchill à Fulton dissipa brutalement tous ces rêves. La fin de la guerre est au contraire le prélude à une nouvelle guerre dirigée contre l’Union soviétique, et la préparation idéologique des masses pour cette guerre est un problème central du monde impérialiste. Puisque les États-Unis se révèlent comme la puissance dirigeante de la réaction impérialiste, et qu’ils ont de ce point de vue pris la place de l’Allemagne, il faudrait écrire une histoire de la philosophie américaine pour identifier les origines intellectuelles et sociales des idéologies du siècle américain. Dans cette postface, il y aura seulement une esquisse des principaux représentants des courants dominants des idéologies de la guerre froide.
La coalition contre le fascisme se défait et se réapproprie énergiquement la croisade contre le communisme qui avait été le principal leitmotif de la propagande hitlérienne. Les conceptions « démocratiques » se tournaient pendant la guerre contre le fascisme. On tente de maintenir une apparence continuité en prenant pour cible de la lutte le totalitarisme qui ramène fascisme et communisme à un dénominateur commun (le totalitarisme est un lieu commun emprunté à la social-démocratie et au trotskisme). C’est une tartuferie : la « démocratie » fait alliance avec les reliquats du nazisme en Allemagne, ainsi qu’avec Franco, etc. L’idéologie antitotalitaire revêt des traits fascistes accentués. La croisade anticommuniste est un héritage ancien de l’idéologie bourgeoise devenue réactionnaire. Nietzsche étend cette lutte à tous les fronts. Elle trouve avec Hitler un sommet provisoire, où se rencontrent le piteux niveau intellectuel qui marque l’époque, le mensonge, la provocation et une cruauté bestiale. La guerre froide mêle l’assaut idéologique à diverses provocations, dépassant la version hitlérienne de la lutte anticommuniste.
Actuellement, il paraît risqué pour un groupe capitaliste monopoliste de se hasarder au slogan d’un autre socialisme pour détourner les masses du communisme. Aux États-Unis, il n’a jamais été question d’un ébranlement du système capitaliste. La classe dominante parvient à maintenir les formes démocratiques de telle sorte qu’elle peut instaurer grâce à des moyens démocratiques légaux une dictature incontestée (prérogatives du président, pouvoir décisionnaire de la Cour suprême dans les questions constitutionnelles, monopole financier sur la presse, la radio, coût des élections qui exclut l’apparition de partis réellement démocratiques, recours à des moyens terroristes comme les lynchages).
L’apologie indirecte du capitalisme chez Hitler fait place à une apologie directe : le capitalisme est et demeure le système économique idéal, la liberté démocratique le modèle de toutes les institutions politiques et de toutes les formes de gouvernement.
Mais les masses se révèlent imperméables à cette propagande apologétique et sont indignés par les monopoles. Les idéologues du capitalisme sont contraints de présenter le grand capital comme un élément contingent, et qui pourrait même être éliminé. Lippmann considère que la technique – identifiée à l’économie – n’implique pas forcément le monopole : la concentration en monopoles a son origine dans les privilèges autorisés par les libéraux ou dans le culte du colossal ou dans l’héritage féodal. C’est ainsi qu’en éliminant les déterminations objectives essentielles de l’économie, on en arrive à conclure que le monopole n’est nullement inévitable. L’erreur des libéraux peut être réparée : les lois qui ont donné naissance aux trusts peuvent être abolies et mettre ainsi fin au collectivisme des gens d’affaires. Et la démocratie politique peut subsister dans tous les domaines, pour peu qu’elle se tienne à l’écart de l’économie. Le tort des libéraux consistait à se complaire à considérer la propriété et les prérogatives des sociétés capitalistes comme absolues et intangibles. Il ne vient pas à l’idée de Lippmann de poser la question de la manière dont naissent les lois, d’étudier les relations entre économie et superstructure politique et juridique et les forces sociales qui peuvent imposer le changement. Il se contente de présenter de pseudo projets démagogiques, particulièrement ineptes au plan théorique et destinés à égarer le lecteur naïf. La loi de 1890 contre les monopoles s’avère inefficace : il s’agirait alors de la politique douanière des États-Unis qui favoriserait les monopoles. Malgré cela, l’auteur présente l’abolition légale des monopoles comme une perspective réalisable.
Le capitalisme, baptisé libre économie de marché, est l’organisation sociale idéale. Les perturbations ne sont que des phénomènes secondaires que l’on peut toujours supprimer par des lois, et cela est bien entendu possible, puisqu’on vit dans la liberté d’une démocratie où la majorité des voix est décisive et toute puissante. Il s’agirait d’un retour aux classiques de l’économie, mais on ne retrouve pas la théorie de la valeur travail qui fonde la théorie de la plus-value (l’exploitation) et la connaissance des contradictions du capitalisme, mais plutôt une subjectivisation de l’économie et une orientation vers la théorie. Vogi modernise le malthusianisme en évoquant l’exigence d’anéantir des peuples entiers. D’autres, plus modérés, considèrent la rapide croissance de la population comme responsable de la misère, comme la cause qui empêche les bienfaits du capitalisme de se généraliser en bien-être pour tous.
L’apologie directe du capitalisme renonce en apparence aux mythes et à l’irrationalisme. À considérer la forme, le mode de présentation, le style, on aurait affaire à une déduction purement conceptuelle et scientifique. Mais seulement en apparence. Car au plan du contenu, on fait face à une totale absence de concept, à la construction de relations inexistantes, au déni des lois réelles, à la tendance à s’en tenir à des pseudo-connexions, qui représentent directement, sans recours au concept, la surface immédiate de la réalité économique. Nous avons affaire, sous un déguisement scientifique, à une nouvelle forme de l’irrationalisme.
Le pragmatisme ne se préoccupe que d’examiner l’utilité pratique des actions individuelles dans un environnement donné immuable. La sémantique ne se préoccupe même pas des sensations, mais seulement du sens des mots et de la structure des phrases, faisant abstraction du contenu : les concepts généraux de la vie sociale et économique sont de pures constructions verbales dénuées de signification et de contenu, si bien qu’il n’y a pas de problèmes économiques ou sociaux. L’employeur dit à son ouvrier d’oublier les inventions creuses des agitateurs politiques qui jouent sur les émotions, pour parler, pour se comprendre. La réalité n’est pas accessible à la connaissance, elle est un chaos irrationnel. Les objets sont définis de manière arbitraire, irrationnelle, sous déguisement d’une exactitude scientifique. On ne peut pas dire, exprimer, figurer par la langue ce qui s’exprime dans la langue, ce qui se figure dans la langue, on ne peut pas dire le sens de la vie qu’on a découvert, un sens qui est indicible, mystique. L’irrationnel est inexprimable. La pensée, la raison sont des péchés capitaux. Les pendants littéraires de cette apologie directe sont des adeptes du désespoir nihiliste. L’apologie indirecte part des contradictions, reformule l’idée de la nécessité « scientifique » du règne des managers (c’est une critique du marxisme : l’inutilité croissante des capitalistes dans la production) et construit de manière cynique une idéologie qui donne l’impression aux masses qu’elle défend leurs intérêts.
Le champ entier de la sémantique aux États-Unis, le néomachisme de Wittgenstein et Carnap, les prolongements du pragmatisme chez Dewey correspondent avec le retour de l’apologie du capitalisme à sa forme directe. L’existentialisme français joue le rôle de théorie de la troisième voie dans la ligne préfasciste de l’irrationalisme allemand.
Le pragmatisme, dès l’origine, est une idéologie des agents du capitalisme, des créateurs et des partisans du mode de vie américain. Le pragmatisme s’oppose délibérément à l’étude objective de la réalité indépendante de la conscience et ne se préoccupe que d’examiner l’utilité pratique d’actions individuelles dans un environnement vu – dans son essence, non dans les détails concernant l’action individuelle – comme un donné immuable. L’évolution de cet environnement dans un sens impérialiste se reflète dans le contenu et la structure de la philosophie de Dewey.
Dans la sémantique et le néomachisme il y a toujours la prétention à une attitude rigoureusement scientifique, mais l’éloignement de la réalité objective atteint des proportions inédites. La tâche de la philosophie n’est plus une analyse des sensations : elle doit se préoccuper exclusivement du sens des mots et de la structure des phrases. Parallèlement à cette démarche scolastique formaliste qui fait abstraction des contenus, la sémantique se livre à un examen soutenu et systématique des concepts généraux de la vie sociale et économique, pour aboutir au résultat qu’ils sont de pures constructions verbales dénuées de signification et de contenu (l’apologie indirecte qui luttait contre le matérialisme sur le terrain de la théorie de la connaissance des sciences de la nature fait place à l’apologie directe). Il n’existe pas de chiens en général, pas d’espèce humaine, pas de système des profits, pas de partis, pas de fascisme, pas de populations sous-alimentées, pas de vérité, pas de justice sociale, et dans ces conditions il n’y a ni problèmes économiques, ni problèmes politiques, pas de problème du fascisme, pas plus de problème de l’alimentation que de question sociale. Lors d’un conflit entre travailleurs et employeurs, l’employeur dit : « oublions tout ce bavardage sur la force de travail et le capital, sur les profits et l’exploitation, qui ne sont que des inventions creuses d’agitateurs politiques qui jouent sur les émotions. Parlons plutôt d’homme à homme, et tentons de nous comprendre mutuellement. » Les employeurs ont appris à être des sémanticiens avant même que la sémantique ne soit inventée.
Cette méthode prend parfois la dimension d’une mystique irrationnelle. Appliquant la méthode sémantique à la question agraire, Vogt écrit que la terre est une réalité inexprimable. La réalité n’est pas seulement inaccessible à la connaissance, elle est un chaos irrationnel. Chase définit le crayon comme « une folle danse d’électrons ». On a une interprétation subjectiviste, anthropomorphique et mythique d’un phénomène naturel non verbal. Le crayon n’est pas vu comme un élément de la réalité objective, définissable distinctement par ses propriétés et ses fonctions. Ce qui est dit du crayon peut s’appliquer tout aussi bien à une maison, etc. Décrire exclusivement un objet qui fait partie de la réalité objective à partir du mouvement des électrons relève d’une mystique irrationnelle. D’ailleurs, ce mouvement des électrons obéit à des lois identifiables – par des approximations successives – rationnellement par la science, et non à une folle danse. La mystique irrationaliste se déguise sous l’exactitude scientifique.
Wittgenstein écrit que la proposition montre la forme logique de la réalité, que la proposition indique cette forme logique, qu’elle est le miroir de cette forme logique, mais la proposition ne peut pas dire ce qui est montré, ce qui est exprimé dans la langue, ce qui se reflète dans la langue, la proposition ne peut pas figurer la forme logique. Ce qui s’exprime dans la langue, nous ne pouvons par la langue l’exprimer. Ce qui se reflète dans la langue, la langue ne peut le figurer.
Scheler en revient aussi au fondement irrationaliste et immédiat, en tant qu’unique base et unique contenu de la philosophie, mais pour lui ce contenu irrationaliste est encore exprimable.
Wittgenstein écrit que nous sentons que, à supposer même que toutes les questions scientifiques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts. Il ne reste plus alors aucune question. La solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème. Les hommes qui ont trouvé la claire vision du sens de la vie n’ont pu dire en quoi ce sens consistait. Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique.
Pour Mora, Wittgenstein est le philosophe du désespoir. Heidegger, Sartre, Kafka et Camus nous permettent encore de vivre confiant dans l’existence d’un monde. Le sol est encore solide. Nos anciennes demeures sont des ruines, mais on peut encore vivre au milieu des ruines et reconstruire les demeures. Wittgenstein nous laisse entièrement orphelin : en même temps que les ruines, c’est le sol qui disparaît. En même temps que l’arbre, toutes les racines sont englouties. Il ne reste plus rien sur quoi nous appuyer. Nous ne pouvons même pas s’adosser au néant ou faire face à l’Absurde en toute lucidité. Il ne nous reste qu’à disparaître entièrement. La raison, la pensée sont le péché capital : la pensée est le grand agitateur, le grand suborneur. L’acte lui-même, la pensée, devient une faute majeure, le péché capital de l’homme. Le cœur du monde est l’Absurde non édulcoré où le questionnement lui-même est mis en question. Chase envie son chat qui n’est pas victime des hallucinations qui résultent d’un emploi erroné des mots puisqu’il n’est en rien concerné par la philosophie et la logique formelle. Lorsqu’il s’égare dans la jungle du langage, il revient tout à observer son chat.
L’irrationalisme de l’apologie directe « rigoureusement scientifique » se refuse à admettre la relation avec le mouvement dont Hitler fut l’apogée et cherche des aïeux chez les Lumières, avec redécouverte et réévaluation du Marquis de Sade. Les vieux apologistes étouffaient la vérité scientifique, déformaient les contextes, occultaient les problèmes réels pour les remplacer par de pseudo-problèmes, mais ces apologistes croyaient à une solidité du capitalisme, et il en est de même de leurs pendants littéraires. Les pendants littéraires de l’apologie directe ou de la philosophie sémantique ont pour représentants des adeptes du désespoir nihiliste, les Kafka ou les Camus.
Il y a un scepticisme à l’égard de leurs propres représentations apologétiques comme à l’égard des perspectives optimistes supposées en résulter. Le désespoir reflète l’impossibilité de trouver une solution théorique au problème du capitalisme, une solution qui n’affecte pas l’hégémonie capitaliste tout en apaisant l’hostilité des masses et en favorisant la lutte contre le socialisme. De ce dernier point de vue, la propagande antisoviétique atteint un niveau très bas. Ainsi, Camus répond à Francis Jeanson par des absurdités démagogiques (évoquer les camps disciplinaires de travail en Union soviétique dans le contexte d’un débat sur Hegel et Marx, sur la révolution, la nécessité historique et la liberté individuelle) que souligne Sartre.
L’ouvrage de Burnham L’ère des organisateurs est la tentative pour construire une apologie indirecte. Il ne s’agit pas de nier ou de minimiser les contradictions. Les contradictions sont prises comme point de départ d’une analyse qui prétend ouvrir une perspective. En tant que trotskiste, il identifie le bolchevisme et le fascisme. Il reprend l’idée que les capitalistes eux-mêmes, les propriétaires des moyens de production, s’éloignent de la production, participent moins à son exécution pratique et sont remplacés par des fonctionnaires supérieurs, les managers. Le règne du manager serait le grand principe de l’évolution de l’économie. Il s’impose aussi bien dans le socialisme que dans le fascisme et aux États-Unis, ce qui escamote les différences et oppositions socio-économiques réelles entre les différents systèmes. On est plongé dans une nuit sémantique où disparaît tout concept, dans laquelle le fonctionnaire ou le directeur d’usine du communisme sont impossibles à distinguer du manager capitaliste. Il prétend récuser le capitalisme. Il nie que l’histoire soulève l’alternative entre capitalisme et socialisme. Il trace les contours d’une mythologie, en ne s’adressant pas au registre émotionnel (en partant du désespoir et de la soif d’émancipation des masses dans la misère), mais en adoptant le style sobre d’une sécheresse scientifique.
Il s’agit d’une révolution qui ne concerne que les couches dirigeantes, d’une circulation des élites, une consolation pour la bourgeoisie et les intellectuels bourgeois confrontés à un profond bouleversement social. Il y a un profond mépris des masses : la massification est un danger majeur, comme le pouvoir des masses. Il s’agit de créer à côté de la prétendue théorie scientifique objective qui démontre le caractère inéluctable de l’avancée des managers une idéologie qui exprime les intérêts sociaux de la classe concernée et contribue à créer des schémas de pensées et de sentiments favorables au maintien des institutions et des relations essentielles de la structure sociale, une idéologie qui doit s’adresser aux sentiments des masses, qui ne doit pas incorporer ouvertement les intérêts d’une classe dominante donnée mais, ostensiblement, parler au nom de l’humanité, du peuple, de la race, de l’avenir, de Dieu, du destin, etc. Une idéologie, pour rencontrer le succès, doit donner aux masses l’impression qu’elle exprime un certain nombre de leurs intérêts. On en arrive à un sommet de cynisme et de mépris du peuple. Il faut reconnaître que le peuple ne s’est pas enthousiasmé au sujet du remplacement des détenteurs d’actions par des managers.
Toute conception du monde est identifiée au totalitarisme communiste : la valeur suprême du monde bourgeois est son absence de vision du monde, et d’ailleurs toute vision du monde est superflue : il suffit d’être contre, contre le communisme par exemple, avec éventuellement l’idéal du néant (très peu mobilisateur). Il faut réprimer la liberté des peuples au nom de la liberté et de la démocratie, préparer la guerre, au nom de la paix, cacher les crimes. La domination économique des États-Unis implique sa domination politique absolue. Le cosmopolitisme sous-estime les revendications nationales. Le mépris et la peur des masses conduit à la propagande et à la répression des masses, et à la prise en compte de la seule classe dominante.
Il est difficile de susciter l’enthousiasme de l’américain moyen pour la défense de sa patrie dans des territoires éloignés. Il est difficile de faire croire à l’agression de l’URSS, quand celle-ci a une politique pacifiste. L’URSS n’est pas considérée d’ailleurs comme une rivale pour l’hégémonie mondiale.
Ce qui préoccupe, c’est la propagation du communisme. Il ne s’agit pas de revendiquer une conception du monde : toute conception du monde est identifiée avec le totalitarisme. L’absence de vision du monde est la valeur suprême du monde bourgeois.
De plus, une vision du monde, du point de vue de la politique pratique, est superflue. Il n’est pas vrai qu’une guerre ne puisse être victorieuse que si son programme a une forme positive. De manière générale les hommes comprennent bien plus clairement ce contre quoi ils sont que ce pourquoi ils sont. Le « non » des paysans français au féodalisme n’était pourtant qu’une expression de la revendication en faveur de la possession de la terre, de la libre disposition de leur travail et de ses produits, de la liberté politique, etc., et donc de quelque chose de positif. Sur le plan philosophique, c’est un mythe que de prétendre que la négation posséderait une réalité particulière, spécifique : l’affirmation et la négation portent sur la même réalité objective et expriment, souvent sous forme différente, le cas échéant avec des divergences, le même contenu de vérité. Cette fétichisation de la négation est l’autodéfense idéologique des intellectuels privés de toute attache sociale, qui sont isolés, confrontés à une situation vis-à-vis de rien. Faire du nihilisme le point de départ idéologique de la lutte contre le communisme, faire une vertu de la pauvreté du monde, déserté de toute perspective et de tout idéal, c’est ne pas voir qu’il ne s’agit que du point de vue de quelques intellectuels parasitaires et décadents. Le plaidoyer pour le monde libre s’associe à la décadence morale et intellectuelle : les décadents ressentent instinctivement qu’ils ne pourront trouver une base à leur existence que dans un monde objectivement corrompu, et cela même s’ils sont subjectivement convaincus de s’opposer passionnément à ce monde. Le cynisme politique des systèmes réactionnaires peut exploiter ce genre d’idéologue issu de la décadence. L’idéologie de l’apologie directe du capitalisme opère avec les moyens d’une sinistre hypocrisie : réprimer la liberté de tous les peuples au nom de la liberté et de la démocratie, préparer la guerre au nom de la consolidation de la paix, etc. Cette propagande ne se contente pas d’avoir recours à des affirmations grossièrement mensongères, mais elle passe sous silence, grâce au monopole sur la presse, différents crimes de l’impérialisme. Le cynique hypocrite est le propagandiste idéal de la guerre froide.
Weinstein, ancien officier de l’état-major de la Wehrmacht hitlérienne, voit que les guerres d’autrefois étaient des guerres chargées de pathos, autrement dit d’un contenu exaltant pour la nation, pour les masses. Le pathos militaire permet l’exacerbation des valeurs guerrières. Cette perte du pathos est attribuée à l’industrialisation et non à une évolution sociale dans un sens réactionnaire. Les idéologues capitalistes ne proposent pour toutes les questions du présent qu’une réponse purement négative : tout sauf le communisme, et si nous ne pouvons lui opposer un idéal positif, l’idéal du néant fera fort bien l’affaire. Cependant, il est difficile de tirer de ce néant quoi que ce soit qui mobiliserait les masses, et donc il est impossible d’en tirer une idéologie du point de vue de ces idéologues. Le monopole de l’influence sur l’opinion publique peut momentanément tromper des masses par des mensonges variés et qui se contredisent entre eux. Cependant, le contact permanent avec la réalité vient imposer d’étroites bornes à des influences de ce genre.
La croisade contre le communisme doit mobiliser non seulement le peuple américain, mais les peuples de tous les pays. Les États-Unis ont besoin d’alliés, non de mercenaires : c’est ce qui est déclaré. Mais les États-Unis cherchent surtout des mercenaires.
Carl Schmitt met en avant les rapports de force : le contenu économique implique la domination politique absolue. La supériorité économique permet de s’immiscer dans les affaires intérieures de nations politiquement indépendantes. Comme les États-Unis sont devenus l’unique puissance impérialiste réellement indépendante économiquement, les anciennes puissances impérialistes sont soumises à l’influence américaine. Sur le plan idéologique, c’est la propagation du cosmopolitisme : l’autonomie des États nationaux, leur souveraineté politique est désormais historiquement dépassée. Les outrances chauvines jouent maintenant un rôle secondaire. Selon les idéologues du cosmopolitisme, l’évolution économique, politique et culturelle tend toujours davantage à une intégration des nations, à l’élimination de la souveraineté nationale et en dernière instance s’oriente vers un unique État mondial.
La pensée bourgeoise emprunte des éléments au marxisme en les dénaturant. C’était le cas du socialisme de Hitler, de la théorie des managers, de la thèse de Schmitt qui observe la priorité de la base économique face à la souveraineté politique (la domination économique des États-Unis implique la domination politique absolue, la volonté d’hégémonie mondiale absolue), de la thèse d’un capitalisme qui crée un marché mondial unique. Cette dernière thèse est en contradiction avec les réalités. L’intensification des relations économiques n’implique pas l’anéantissement de l’évolution nationale d’un pays. L’idéologie impérialiste est bien obligée de reconnaître comme des phénomènes réels que les masses accèdent à la conscience et revendiquent de jouer un rôle économique et social, politique et culturel, mais cette idéologie impérialiste n’y voit que des aspirations méprisables, des menaces pour la culture, et elle prend une position défensive devant ce qu’elle appelle la massification.
La limite de l’apologie du capitalisme tient au fait qu’en revenant à l’idéologie libérale du dix-neuvième siècle, elle en adopte en même temps la peur des masses, la résistance à leur aspiration à l’indépendance. Cela signifie que cette idéologie ne prend en compte que la situation et les perspectives de la classe dominante et des intellectuels qui la soutiennent. Le traitement des masses est entièrement abandonné à la propagande et à la répression. C’est la distinction entre science et propagande.
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