Rationnalité et irrationnalité : Lukacs

Georges Lukacs : « La destruction de la raison, de Schelling, Schopenhauer, Kirkegaard, Nietzsche, à Heidegger et Hitler », 1954, traductions par Didier Renault et Aymeric Monville, 2010, éditions Delga.

Quatre parties : l’irrationalisme en philosophie et dans les conceptions du monde, le néohégélianisme, l’irrationalisme en sociologie, la théorie des races, avec une introduction, une conclusion et une postface concernant l’irrationnalisme dans l’immédiat après-guerre.

Introduction.

L’irrationalisme, sous l’influence de l’appartenance de classe, de l’atmosphère intellectuelle et des interdits, se dérobe aux questions posées par la science et la philosophie. Avant la Révolution française, il s’agissait de s’opposer à la bourgeoisie ascendante, et après, il s’agit de s’opposer à la science qui menace la religion et au socialisme.

Les irrationalistes ont tendance à présenter l’histoire de la philosophie comme une lutte entre rationalisme et irrationalisme, et dans cette présentation ils ont tendance à mettre dans le camp des irrationalistes des philosophes qui ne sont pas du tout irrationalistes.

L’irrationalisme, dans une première étape, dit constater l’échec de l’entendement, de la méthode conceptuelle face à la complexité du réel, et dans une deuxième étape, il considère ce qu’il dit sur le réel comme une connaissance supérieure obtenue par une méthode plus essentielle que la raison, un au-delà de la rationalité, à savoir l’intuition.

Les prises de position, les choix, les concessions, les convictions intimes ou non, les modes de pensée, l’approche des problèmes, la tendance vers le passé ou l’avenir, vers l’ancien ou le nouveau, peuvent s’expliquer par la répression directe, par les prescriptions et les interdits sociaux manifestes, mais surtout par l’appartenance de classe, par les efforts progressistes ou rétrogrades de cette classe, par les fluctuations de la lutte des classes, par les efforts sociaux, scientifiques et artistiques de son temps et de son pays.

L’irrationalisme se dérobe à la problématique philosophique, qui implique des questions de méthode et de conception du monde. C’est ainsi qu’il réagit aux questions posées par la science et la philosophie en les transformant en cette affirmation (qui constitue pour lui une réponse et une preuve de la supériorité de sa compréhension du monde) de l’impossibilité de principe de donner une réponse. Pour lui, ces questions posées par la science et la philosophie ne peuvent recevoir de réponse, elles sont insolubles, au nom de l’exactitude scientifique en philosophie. Par conséquent il est justifié d’éluder la réponse, ou de s’y soustraire, ou de prendre la fuite devant elle, d’autant plus que ces attitudes permettent d’atteindre vraiment le réel.

L’irrationalisme moderne de la première époque s’oppose à la bourgeoisie ascendante et à la liquidation des vestiges du féodalisme, tandis que l’irrationalisme moderne actuel devient l’allié et parfois le dirigeant de l’aile réactionnaire radicale de l’idéologie bourgeoise, le soutien sur le plan de la conception du monde d’une bourgeoisie face aux luttes du prolétariat, dans une phase du capitalisme où l’essor des forces productives est entravé par les rapports de production (crises économiques), où le développement des sciences de la nature est une question de survie et est en partie entravé (crises de la physique) et où la conception du monde et la philosophie deviennent non scientifiques, voire anti-scientifiques, avec la prise de conscience de la bourgeoisie des conséquences sur la conception du monde, la philosophie et la religion du développement de la science.

Les sciences de la nature ne sont pas seulement hostiles à la religion dans leurs fondements et leurs conséquences philosophiques, mais dans leurs recherches particulières et leurs résultats exacts qui sapent les fondements de la religion, si bien que la religion ne peut plus construire à partir des principes religieux une image du monde intégrant les principes, la méthode et les résultats des sciences et de la philosophie, et en conséquence la religion prend une attitude défensive, des positions agnostiques ou nominalistes, avec aussi la création de nouvelles religions, par des bourgeois incapables de renoncer radicalement à la conscience religieuse, incapables d’expliquer le monde par lui-même, de l’expliquer rationnellement dans son mouvement dialectique propre, incapables de tirer les conséquences philosophiques des faits que la science établit, et ces bourgeois se tournent vers l’irrationalisme.

Les conséquences philosophiques des sciences de la nature, des sciences sociales, de l’économie et de l’histoire (prendre le parti de progresser dans la méthode et dans la vision du monde grâce à la dialectique, ou prendre le parti de la fuite dans l’irrationalisme et contre le progrès) dépendent de la position des philosophies dans la lutte des classes, de leurs positions sur les questions socio-historiques et économiques.

Première partie : l’irrationalisme en philosophie et dans les conceptions du monde.

Pascal (le monde sans Dieu) et Jacobi (le savoir immédiat, c’est-à-dire l’intuition).

La dialectique apparaît souvent sous forme métaphysique.

Souvent métaphysique, le matérialisme (dénoncer l’illusion idéaliste et humaniste du libre arbitre et affirmer que la pensée est déterminée par l’être, envisager une société des athées chez Bayle, considérer le vice comme le fondement du progrès social chez Mandeville) se bat contre l’idéalisme de Descartes.

 Pascal et Jacobi s’opposent de manière romantique aux progrès sociaux et scientifiques.

Pour Pascal, la morale nihiliste et l’ennui, signes d’une déréliction et d’une solitude désespérées et irrémédiables dans le monde sans Dieu, ne peut se surmonter que par la religion ; le cosmos peuplé de représentations anthropomorphiques, mythiques et religieuses se transforme avec la géométrie en un infini inhumain et vide, étranger à l’homme : l’homme, perdu dans l’infiniment petit et l’infiniment grand, ne peut trouver de sens que dans la religion.

Jacobi oppose l’intuition purement subjective (« le savoir immédiat ») à la connaissance conceptuelle (métaphysique) qui n’a qu’un rôle pragmatique ; le saut vers la religion permet d’accéder à la véritable réalité ; Dieu, c’est le suprasensible indéterminé ; soi est divinisé ; les frontières entre théorie de la connaissance et psychologie sont brouillées (ce que fera la phénoménologie) ; Jacobi s’oppose à l’athéisme et au matérialisme ; il est caractérisé comme un nihiliste, un sceptique, un immoraliste, un anti-philosophe qui récuse la pensée philosophique discursive, un idolâtre mystique, un irrationaliste sans phrase, un pur intuitionniste.

Les panthéistes comme Spinoza considèrent la matière comme un attribut de Dieu (la dialectique idéaliste ne peut surmonter ses vestiges théologiques) ; Hegel anime cette matière, cette substance inanimée par un esprit, par une activité propre, par une autodétermination, par une conscience de soi, qui sont ainsi des attributs de la substance.

Quelques matérialistes et dialecticiens, et l’apparition de Burke, de l’école du droit historique, de Carlyle.

Vico, Hamann, Rousseau, Herder sont dans la lutte des classes du côté du nouveau, du progrès, contre la pensée métaphysique dans la maîtrise des phénomènes mécaniques de la nature, pour une pensée philosophique envisageant l’histoire comme rationnelle, avec des lois dialectiques en perpétuelle évolution, pour une quête de la raison immanente à la société et à l’histoire.

Goethe a une vision dialectique et matérialiste de l’histoire de la nature ; Vico considère que l’histoire est faite par les hommes eux-mêmes, qu’elle est rationnelle et accessible à la connaissance, que les fins individuelles bornées deviennent des moyens servant à atteindre des fins plus importantes pour le salut du genre humain ; Herder envisage le langage comme le produit non de Dieu, mais des forces spirituelles de l’homme ; Rousseau parle des origines de la société civile, où la propriété privée engendre des inégalités au potentiel révolutionnaire ; Descartes et Bacon se situent eux aussi dans la recherche de la rationalité du monde.

Face à la conception dialectique de l’histoire dans la philosophie classique allemande, à l’historiographie française de la Restauration, à l’esprit historique en littérature, face à Gracchus Babeuf, aux socialistes utopistes et à leurs prédécesseurs (Mandeville, Ferguson, Linguet, Rousseau), à une histoire et une philosophie qui deviennent dialectiques, et à une science de la nature qui adopte une perspective historiciste contre la pensée mécaniste et métaphysique, l’irrationalisme (Burke, école du droit historique, Carlyle) fait table rase de l’évolution historique et du progrès, défend le passé, les temps prérévolutionnaires, prétend revenir au Moyen Âge.

Kant identifie la dialectique avec l’entendement intuitif.

Emmanuel Kant, confronté aux problèmes dialectiques de la vie, introduit à côté de la pensée (entendement discursif), identifiée avec la pensée métaphysique et mécaniste, l’intuition (l’entendement intuitif), identifiée à la dialectique.

Fichte (éliminer la chose en soi).

Fichte, en éliminant la chose en soi, transforme l’idéalisme transcendantal en idéalisme subjectif ; au-delà du monde des apparences appréhendé de manière purement subjective, il y a la dialectique du Moi et du non-Moi, un Moi-substance-pensante engendrant un savoir-cosmos mû de son mouvement propre et s’engendrant de lui-même ; la prise en compte exclusive par Schelling de la substance dans le domaine des sciences de la nature invente l’idéalisme objectif.

Schelling : la contradiction est une catégorie de la réalité objective, de la société et de l’histoire, mais cette dialectique est accessible non par la raison mais par l’intuition ou par l’esthétique.

On ne peut surmonter les contradictions par la logique formelle ; le monde des sociétés humaines doit être considéré comme un processus contradictoire, dialectique, historique, unitaire (dont le résultat est pour Schelling l’Esprit qui parvient à la conscience de soi) ; le monde de la nature peut aussi être considéré comme un processus dialectique objectif.

Alors que pour Emmanuel Kant et Fichte il n’y a de contradiction dialectique que dans la relation des catégories de l’entendement – subjectives – avec une réalité objective présupposée inconnaissable ou subjectivisée comme Non-Moi, pour Schelling la contradiction est une catégorie de la réalité objective, de l’essence de la chose en soi, et comme le sujet et l’objet sont identiques, la dialectique apparaît dans la connaissance, comme conscience de soi de la productivité inconsciente de la nature, en opposition avec l’appréhension figée du pur entendement.

Élaborant des concepts supérieurs aux concepts des catégories de l’entendement, conscient de l’opposition entre logique formelle et logique dialectique, entre pensée métaphysique qui pose en absolu les lois de la raison commune et pensée dialectique, Schelling pense que cette pensée dialectique n’existe pas encore (qu’on pourrait la considérer non comme une dialectique scientifique et rationnelle, non comme une logique rationnelle, non comme un savoir accessible à la raison, mais à la rigueur comme une esthétique de la philosophie ou un éclectisme) et que la solution rationnelle est en définitive de faire le saut dans l’intuition intellectuelle, discipline suprême et libre, impossible à enseigner et à laquelle ne mènent aucunement les démonstrations, les syllogismes, les concepts ou les catégories de l’entendement, une philosophie de l’intuition sans les catégories de l’entendement.

L’abandon par Schelling de la croyance en une dialectique accessible à la raison, réduisant la connaissance à celle de la logique formelle, initie l’irrationalisme.

Il n’y a que des élus qui peuvent atteindre et apprendre aussi bien la dimension esthétique et créatrice de la connaissance philosophique, c’est-à-dire la dialectique, que l’intuition intellectuelle que cette dialectique exprime, une intuition qui s’exprime par un style déclaratif, discontinu, éloigné de toute discursivité.

L’intuition intellectuelle, qui part de l’absolument simple, de l’identique, qui n’est ni objectif ni subjectif, qui ne peut être saisi par la description ou les concepts, se découvre par l’activité esthétique : l’intuition esthétique objective l’intuition intellectuelle, l’art devient l’outil de la philosophie, l’esthétique dévoile l’univers des choses en soi

Dans l’art comme dans la philosophie de la nature, il est question de la réalité objective, de la présentation des formes esthétiques qui sont des formes des choses en soi, des formes belles, de la combinaison par analogie de ces formes.

La philosophie négative de Schelling montre le néant du monde des apparences et de la civilisation, la philosophie positive insiste sur la priorité de Dieu, sur les mythes, sur la « raison supérieure », sur l’immuabilité des institutions et l’absence d’histoire.

La philosophie négative montre le néant de toutes les antithèses finies, du poids mort de la volonté qui s’enchaîne à la connaissance du fini, le néant des contingences du corps, du monde des apparences et de la vie sensible ; la philosophie positive, épurée de toute pensée conceptuelle, de tout recours à la réflexion et à l’entendement, utilise l’intuition pour sauter dans l’au-delà, dans l’absolue simplicité (le simple ne peut être connu que par l’intuition alors que le composé peut être connu par une description), dans l’unité absolue de Dieu, dans l’infini, dans la foi, la piété, la prière, le monde et la civilisation n’étant plus que des déchéances hors de la divinité et des mythes anciens.

La conscience et l’activité pratique ne permettent pas de saisir adéquatement les processus naturels et sociaux et leur évolution ; il n’y a pas dans l’évolution de l’humanité et de la nature de progrès, mais seulement des créations successives d’une puissance transcendante ; les inégalités sociales sont impossibles à supprimer et les ordres juridiques et les constitutions doivent être immuables.

Schelling critique chez Hegel, de manière abstraite, l’aspect contemplatif, éloigné de la pratique, pour prôner le subjectivisme, l’agnosticisme quant au monde des phénomènes, l’irrationalisme du monde nouménal, la raison supérieure de la philosophie positive et la théologie.

La priorité de l’être sur la pensée devient  la priorité de Dieu, transcendant toute raison : la philosophie positive, en dehors de la raison, est une « science antirationaliste » ; l’essence de la chose et son existence sont séparées de manière non dialectique ; l’aristocratisme ne se justifie plus par le génie artistique mais par la Révélation ; l’abandon de l’évolution et de l’histoire se termine par la négation de l’objectivité du temps, identifié au temps intuitif et à la vie ; la Révélation se prouve par la mythologie préhistorique.

Pour Schopenhauer, toute action est vaine (pessimisme). L’égoïsme sublime est une propriété cosmique justifiée par la compassion à l’égard de tous les existants (apologie indirecte du capitalisme). L’athéisme religieux admet le dogme du péché originel. Il n’y a pas de réalité objective mais seulement le mythe, la représentation, la volonté, les faits intimes, accessibles par l’intuition et générateurs de l’éthique sublime non contraignante. Derrière le monde des phénomènes, il y a le néant, sans temps, sans espace, sans causalité, sans historicité.

Schopenhauer s’identifie à la réaction bourgeoise ; écrivain rentier, son indépendance est celle illusoire du rentier, celle de l’individualiste décadent qui se tourne strictement vers l’intérieur, celle de l’égoïsme bourgeois.

L’apologie directe du capitalisme qui s’efforce de dissimuler ses contradictions ou de nier leur existence par des sophismes et par le silence, et qui le représente comme le meilleur des mondes possibles, se complète par l’apologie indirecte qui reconnaît les atrocités du capitalisme, mais les présente comme des caractères propres à l’existence humaine, ce qui justifie l’inutilité de l’action politique, le pessimisme.

Toute évolution est une illusion, toute société une apparence, toute lutte historique vaine, ce qui justifie philosophiquement le pessimisme.

L’égoïsme est considéré par le bourgeois comme une propriété anthropologique ; Schopenhauer dénonce l’égoïsme bourgeois ordinaire, mais affirme que cet égoïsme est une propriété immuable, cosmique de l’être humain, et même une propriété cosmique immuable de tout existant ; il glorifie moralement l’égoïsme sublime comme stricte autarcie individuelle, se détournant de la vie sociale, de toute obligation sociale et morale (y compris sa propre morale), et manifestant de la condescendance à l’égard de la plèbe et de la compassion, des effusions, de la sensiblerie à l’égard de toutes les créatures, à l’égard de tous les existants ; Schopenhauer défend tout ordre social qui protège la propriété privée en considérant cet ordre social comme irrationnel, dénué de sens et avec lequel il est inutile de participer ; Schopenhauer stigmatise les démagogues optimistes qui attribuent au gouvernement, de manière criminelle et infâme, les malheurs du monde.

Critiquant le panthéisme, qualifié d’athéisme courtois, et le déisme, Schopenhauer fait la promotion d’un athéisme religieux, en lutte contre le matérialisme, le rationalisme et la conception immanentiste et évolutionniste du monde, inculquant la passivité sociale et le soutien à l’ordre qui défend la propriété privée, et adhérant au dogme du péché originel.

Dans la conception de la chose en soi et dans la connaissance, Kant hésite entre matérialisme et idéalisme ; Fichte et Schopenhauer éliminent le matérialisme et Schopenhauer se rapproche de Berkeley, avec Mach, Avenarius et Poincaré (l’idéalisme, ce scandale de la philosophie pour Kant) ; Kant aborde les contradictions, Fichte puis Schelling en profitent pour développer la dialectique, tandis que Schopenhauer l’élimine.

Le phénomène, l’objet, le monde extérieur, la réalité objective, c’est la représentation, c’est la conscience individuelle, c’est la connaissance scientifique qui n’a qu’une fonction pragmatique dans la lutte pour l’existence et qui est au service de la volonté (la morphologie nous présente des formes incompréhensibles, l’étiologie ne nous apprend rien sur la mystérieuse force naturelle qui se manifeste par la loi naturelle) ; la chose en soi, c’est la volonté, la force naturelle, la non-réalité, accessibles par l’intuition

Schopenhauer utilise l’intuition et l’analogie, élevées en un geste souverain au rang de mythe et proclamées comme vérité ; il s’agit d’une anthropologisation de la nature tout entière, une nature transformée en un vaste mystère (du point de vue philosophique, tout reste inexplicable, irrationnel) : la volonté désigne l’essence de toutes choses dans la nature, de toutes les énergies, des phénomènes de toute espèce (l’homme étant l’espèce la plus parfaite) ; le principe d’individuation est aboli ; seuls les faits intimes ont une réalité véritable, ce qui dévalorise toute action ; l’ascèse, qui consiste à se détourner de toutes les atrocités du monde, à surmonter l’égoïsme courant pour promouvoir une éthique sublime non contraignante propulsant l’individu au rang de puissance cosmique jetant un regard condescendant sur toute activité sociale.

Pour Schopenhauer, l’art permet une fuite devant la réalité sociale et la pratique, il exprime le monde tel qu’il est réellement et n’est accessible qu’aux génies ; Schopenhauer fonde philosophiquement n’importe quelle superstition (la voyance sous forme de rêve, de somnambulisme ou de double vue, l’influence des morts), allant au-delà du plat empirisme qui refuse la généralisation la théorie, la pensée.

Schopenhauer sépare strictement essence et apparence (alors que la solution du problème de la chose en soi passe par la transformation de la chose en soi en chose pour nous dans le cours d’une approximation dialectique infinie de la connaissance à ces objets), forme et contenu, théorie et pratique (la théorie véritable est une pure contemplation isolée de toute pratique) ; il considère la causalité comme appartenant, avec l’espace et le temps, au monde phénoménal, ce qui signifie la négation absolue de toute objectivité et de toute loi dans le domaine des choses en soi et d’y postuler un indéterminisme irrationnel.

Schopenhauer soutient chez Kant l’esthétique transcendantale comme conception de l’espace (juxtaposition) et du temps (succession) purement subjective, tout en accentuant leur dualisme métaphysique, mais ne retient dans l’analytique transcendantale, qui amorce à travers les catégories la logique dialectique, que la catégorie de causalité

Derrière le monde bariolé et changeant des phénomènes se dissimule un monde sans espace, sans temps, sans causalité, sans historicité, c’est-à-dire le néant : il ne reste plus qu’un individu qui contemple le néant du monde avec la satisfaction d’être à l’écart de toute action sociale.

Alors que la méthode dialectique de Hegel devient un instrument de préparation idéologique de la révolution (sous son aspect rationnel, la dialectique est un scandale pour les classes dirigeantes parce que dans la conception des choses elle inclut l’intelligence de leur négation fatale, toute forme n’étant qu’une configuration transitoire), le système de Hegel est marqué par une adhésion à l’État prussien, si bien qu’à partir d’un certain moment, la contradiction entre la méthode et le système devient l’objet d’une critique.

Avec sa théorie de l’identité sujet-objet et du mouvement autonome des catégories logiques, et une vision de la réalité considérée comme indépendante de la conscience individuelle, mais qui n’est cependant que la réalité d’un Esprit, théorie et vision qui constituent la dialectique de Hegel, on se pose la question de la nature de cette réalité ; pour les marxistes, la dialectique apparaît comme la forme objective du mouvement de la réalité avec un reflet dialectique dans la pensée comme dialectique subjective (le processus de ce reflet dépouille la forme historique et les hasards perturbateurs en une forme abstraite de type logique avec des corrections de la suite des idées selon des lois que le cours de l’histoire fournit en ses moments de maturité), ou bien la dialectique est éliminée ou remplacée par une dialectique qui nie le mouvement et les lois qui le régissent, qui nie la transformation de la quantité en qualité, une dialectique qui utilise les formes, les catégories, les termes de la dialectique et qui est une pure et simple négation de la dialectique et un retour à la logique formelle et à la métaphysique.

Pour Kirkegaard, il n’y a pas de dialectique dans l’histoire, qui ne peut être connue que par Dieu. Le seul événement de l’histoire est l’apparition du Christ. L’histoire vécue et l’existence, la réalité subjective, l’intérêt passionné, l’action dégagée de tout contenu social, sont supérieurs, authentiques par rapport à la contemplation sans relation avec la vie. L’éthique se manifeste dans le mariage, étape supérieure de l’amour : les participants sont indifférents l’un de l’autre, sinon le solipsisme esthétique immédiat de l’érotisme. Cette éthique permet l’esthétique érotique et le chevalier de la foi religieuse. Le désespoir est une marque de l’individualité authentique face au néant de la vie sociale.

Kirkegaard ne critique pas les formes abstraites de la dialectique mais sa dimension historique et sociale ; il voit que dans l’histoire universelle conçue comme un processus unitaire régi par ses propres lois il n’y a pas de place pour Dieu ; il ne voit pas que l’homme devient par son propre travail et que les hommes font l’histoire (le fatalisme de l’histoire) ; il considère que l’homme ne peut pas connaître la totalité de l’histoire, seule connue par Dieu (le pessimisme, le désespoir, la sensation d’absurdité) ; le seul événement qualitatif de l’histoire universelle est l’apparition du Christ comme type intellectuel décisif.

Le temps et l’histoire vécus, intuitifs sont « supérieurs », « authentiques » par rapport au temps et à l’histoire objectifs, abstraits, vulgaires ; la véritable réalité est celle, subjective, de « l’existence », de la « pratique », de « l’intérêt passionné », de « l’action » ; la connaissance historique est une illusion puisqu’elle est approximative et qu’elle opère par décision arbitraire ; la subjectivité, pour être objective, doit être authentique, passionnément intéressée, liée intimement à l’existence du penseur, contre la subjectivité contemplative, superficielle, dépassionnée, pédante, relativiste, n’ayant d’autre but qu’elle-même, sans relation avec les problèmes décisifs de la vie humaine.

Pour Kirkegaard, l’éthique se joue dans la vie intérieure de la pure individualité et ne doit pas se préoccuper du contingent et bric-à-brac historiques.

Chez Kirkegaard, la dimension sociale-universelle de l’éthique (l’homme-citoyen) se manifeste dans un mariage, comme étape supérieure de l’amour, où les participants sont indifférents l’un de l’autre, sans communication, sinon le solipsisme esthétique immédiat de l’érotisme, dans l’immédiateté sensuelle et esthétique de l’amour, dans l’incognito ; l’éthique n’est qu’une sphère de transition qui mène à l’attitude religieuse et à la réalité authentique de la subjectivité qui seule existe, l’extériorité étant sans importance ; la religion, qui permet l’attitude aristocratique décadente et le pathos du chevalier de la foi, et l’esthétique comme art de vivre érotique et parasitaire, prennent naissance dans la subjectivité individuelle, dans l’imaginaire, et cultivent le désespoir, le solipsisme, l’irrationalité incommensurable.

Le christianisme doit enfermer l’individu dans l’incognito, l’isolement (il ne doit pas y avoir de communauté religieuse : le disciple ne peut jamais devenir soi-même), le priver de toute valeur pour la société (sinon défendre l’ordre établi), en le forçant à se concentrer sur le salut de son âme ; le désespoir individuel est une marque de distinction de l’individualité authentique, de la subjectivité face au néant, au nihilisme, une condition du déploiement sans borne de la subjectivité, par rapport aux mesquines vicissitudes de la vie sociale ; le christianisme n’est pas une doctrine mais une pratique d’imitation du Christ ; le christianisme relève d’une démarche subjective, ce n’est donc pas une connaissance ; sous l’influence du contexte intellectuel, l’attitude religieuse a tendance à se transformer en athéisme.

Kirkegaard propose une action authentique, existentielle, une action qu’on peut appeler faux-semblant de praxis ou pseudo-action, dans la mesure où elle est épurée de toute détermination sociale et qu’elle est pourvue de tous les attributs internes de l’action, de tous les processus psychiques typiques de l’action, de tous les dehors trompeurs de l’action.

L’existentialisme efface les déterminations sociales pour les remplacer soit en opposant le souci de soi purement intérieur, et exclusivement préoccupé du salut de l’âme, à l’affairement vide, sans but, au sein de l’histoire universelle, soit par une objectivité ontologique pure où le sujet exerce son libre choix dans une situation pour réaliser son projet, une objectivité et une situation en rapport très lointain avec la véritable objectivité sociale et historique.

L’apologie indirecte discrédite la réalité et la société pour approuver ou tolérer le capitalisme, discrédite toute activité sociale en isolant l’individu et en lui faisant miroiter des idéaux éthiques sublimes, propose une éthique non contraignante, une éthique aristocratique et non conformiste, apparemment au-dessus de l’égoïsme du bourgeois ordinaire, une éthique préservant le confort bourgeois.

Nietzsche célèbre la hiérarchie et la soumission militaires de type aristocratique y compris dans les entreprises, l’esclavage, l’instinct barbare, la guerre, la formation d’hommes nouveaux en criminels pour qui tout est permis (les seigneurs de la terre, le surhomme), l’égoïsme, la concurrence, le dionysiaque, l’irrationnel, l’amoralisme, une société avec la caste du travail forcé et la caste du travail libre. Il dénonce le socialisme, la démocratie, le parlementarisme, la civilisation, la raison, la morale, la révolution, la racaille ouvrière envieuse et soucieuse de vengeance, l’enjuivement. La lutte des classes est remplacée par la lutte éternelle des races, par la lutte pour la vie, par la lutte entre les volontés de puissance, par les rapports de force. La mort de Dieu concerne la morale d’esclaves du christianisme, de la Révolution, de la démocratie et du socialisme, une morale qui doit laisser place à la morale du « tout est permis », la morale immorale, la morale de l’athéisme religieux. Le devenir se conçoit à l’intérieur d’un mouvement circulaire, l’éternel retour, dans les limites d’une quantité donnée d’énergie. Il n’y a pas de raison, d’entendement, d’objectivité : la vérité, c’est ce qui est utile. La morale, c’est ce qui est utile à la race des maîtres et à la barbarie, contre la morale chrétienne ou la morale socialiste

Pour Nietzsche, l’ennemi mortel est toujours la classe ouvrière et le socialisme.

Le jeune Nietzsche célèbre le soldat prussien, son sérieux, sa discipline, sa bravoure. Il célèbre l’esclavage comme condition de la possibilité de l’élite et de la culture. Il célèbre l’instinct barbare, l’égoïsme, la concurrence, le dionysiaque, qu’il ne s’agit pas de maîtriser, de civiliser ou d’humaniser, mais de considérer comme légitimes, par opposition au socratique, à la raison, à la morale, c’est-à-dire à la décadence.

Contre Rousseau, contre la révolution, contre le socialisme, il faut promouvoir la réforme, la démocratie et sa nouvelle élite, le libéralisme, l’évolutionnisme, et une société avec la caste du travail forcé et la caste du travail libre : une telle organisation en castes est seule capable d’une culture. Et telle société éliminerait l’exploitation de l’ouvrier ! Si le socialisme gagne, une classe moyenne se formera qui oubliera le socialisme comme on oublie une maladie dont on vient de guérir.

Face à la résistance de la racaille ouvrière envieuse et soucieuse de vengeance, de justice (à qui on a donné l’enseignement, le droit de vote et de coalition), et à l’enjuivement, ces empoisonnements, Nietzsche prend position en faveur de la hiérarchie et de la soumission militaires, de type aristocratique, y compris dans les entreprises, et opte pour le terrorisme politique, pour le grand homme, pour une race audacieuse et dominatrice de seigneurs de la terre exerçant une domination absolue.

Contre Bismarck, Nietzsche demande la fin de la démocratie et du parlementarisme avec la seule représentation des grands intérêts, et une grande guerre pour affermir l’homme supérieur.

Nietzsche reprend les thèmes de l’anticapitalisme romantique (non à la division du travail capitaliste, non à la morale de la bourgeoisie, choix d’une période du passé comme idéal à réaliser, en l’occurrence l’économie esclavagiste de l’Antiquité), puis le dionysiaque devient le symbole de la « décadence affirmative » contre la décadence du romantisme, et la « nouvelle philosophie des Lumières » doit montrer aux natures dominatrices que tout est permis ; Nietzsche manifeste de l’esprit et du style avec sa méthode d’apologie indirecte ; contre la morale, contre la civilisation, Nietzsche idéalise l’égoïsme, mobilise les instincts barbares, justifie les exterminations, veut former des hommes nouveaux en criminels, veut une nouvelle barbarie.

Nietzsche, au lieu de le cacher, montre un homme capitaliste égoïste, barbare, bestial, seul à même de sauver l’humanité (identifiée au capitalisme) et la culture ; au lieu de supprimer en pensée la lutte des classes, Nietzsche voit la société comme le combat entre deux types de philosophie morale, celle des maîtres, des seigneurs, des races supérieures, et celle des opprimés, de la plèbe, des races inférieures, reflet de l’inégalité raciale-biologique éternelle entre les hommes.

Nietzsche marie un individualisme raffiné décadent et un contenu social réactionnaire et impérialiste ; il prône de laisser libre cours à ses instincts décadents (l’égoïsme, les pires instincts, etc.) en prétendant que c’est là le moyen de surmonter la décadence ; il offre une bonne conscience et la facilité de ne pas se transformer et de paraître plus révolutionnaire que les socialistes ; il offre la perspective du surhomme.

La mort de Dieu, c’est l’assassinat de Dieu par les hommes de l’aristocratie qui ne veulent plus la morale d’esclaves (la morale du christianisme, de la Révolution, de la démocratie et du socialisme), mais la morale du « tout est permis », la morale immorale, la morale de l’athéisme religieux ; ne se rendant pas compte que les églises et les dirigeants ont interprété l’idée chrétienne d’égalité pour servir d’exploitation, l’oppression et donc l’inégalité, Nietzsche considère que le christianisme est le précurseur idéologique de la démocratie, de la révolution et du socialisme ; il faut la sélection de l’homme fier, qui s’affirme, qui est sûr de l’avenir, qui a conquis sa liberté, qui a de bonnes raisons, qui a un esprit aristocratique, qui réclame un droit d’exception, des privilèges, du respect, un pathos de la distance.

La biologisation des théories réactionnaires permet une justification par l’analogie, peu soutenable scientifiquement, par l’explication de tous les phénomènes sociaux non par la lutte de classes mais par la lutte pour la vie et les lois du mouvement, ou par l’arbitraire rhétorique.

Le darwinisme n’est qu’un prétexte pour la lutte idéologique contre le prolétariat ; parmi les apologistes darwinistes du capitalisme, Nietzsche considère que la volonté de puissance, la volonté de vivre, comme combat pour s’assurer la prépondérance, pour grandir s’étendre, pour la puissance, ne comporte la lutte pour la vie que comme une exception, un cas particulier : dans la lutte pour la vie, les plus faibles l’emportent toujours sur les plus forts car ils sont plus nombreux et plus malins, car ils ont plus d’esprit, de prudence, de patience, de ruse, de dissimulation, de maîtrise de soi, de vertu ; puisque la lutte des classes (la lutte pour la vie) ne produit pas l’avantage des plus forts, des privilégiés, des exceptions heureuses, des types supérieurs d’hommes, beaucoup plus fragiles, il faut créer des institutions qui préservent et élèvent les réussites exceptionnelles, et ce sera la fin de l’histoire et de l’évolution.

L’exploitation résulte de la nature de la vie qui est volonté de puissance, volonté de vivre : la vie c’est s’approprier, blesser, violenter l’étranger et le faible, l’opprimer, lui imposer ses propres formes, l’assimiler ou – la solution la plus douce – l’exploiter ; tout dans la nature exprime la volonté de puissance, la volonté d’étendre sa force, tout est rapport de force.

Le devenir, qui a pour moteur la volonté de puissance et qui n’apporte rien de nouveau dans l’évolution (le devenir est opposé abstraitement à l’être), se conçoit à l’intérieur d’un mouvement circulaire (l’éternel retour) et dans les limites d’une quantité donnée d’énergie ; l’innocence du devenir est un prélude à la création du surhomme et à l’éternel retour du même ; l’innocence du devenir, c’est la fatalité sans limite de notre être et la liberté sans limite des seigneurs de la terre (le « tout est permis ») : la nécessité coexiste éclectiquement avec la liberté ; l’innocence du devenir a pour résultat la « révolution », le renversement des valeurs, la réalisation de ce qui n’avait jamais été atteint dans l’histoire ou qui avait échoué ou réussi partiellement.

Nietzsche est partisan de l’immanence, c’est-à-dire du monde de nos représentations, mais aussi du monde capitaliste auquel ce monde de représentations est lié, et il combat la transcendance, l’au-delà, qui est pour lui non seulement la conception matérialiste de la réalité objective (ni le monde vrai ni le monde apparent n’existent) mais aussi le christianisme qui tous deux couvrent de boue le monde existant et se vengent par la révolution et le jugement dernier.

Nietzsche croit à l’intuition : la réalité objective n’est pas connaissable, les idées de causalité et de loi, la raison qui s’accomplit par des concepts et des combinaisons logiques, sont à rejeter.

L’être est une pure fiction qui donne une apparence d’objectivité et qui combat victorieusement le devenir (un devenir qui ne produit rien de nouveau, rien qui dépasse le capitalisme) au terme de l’éternel retour.

La vérité, c’est ce qui est utile à la conservation de la vie biologique de l’individu et de l’espèce ; le bien, ce qui est moralement positif, c’est ce qui est utile à la race des maîtres pour affermir définitivement leur domination, c’est ce qui est conforme à l’éternel retour, à l’innocence du devenir comme libération de toute forme de cruauté et de barbarie, c’est ce qui est contre la morale chrétienne ou socialiste.

La décadence (la lassitude, le pessimisme, l’autodestruction, le nihilisme, le manque de confiance en soi, l’absence de perspective) se soigne par la prophétie du surhomme et de l’éternel retour (l’existence privée de sens, le néant), et l’engagement en activiste de l’impérialisme barbare et agressif.

Dionysos, sensuel et cruel, doit dominer par ses instincts l’entendement et la raison ; le seigneur n’a pas besoin de morale ni de justifier le mal ; il aime l’animal qui est en lui.

Un fatras de luttes contre le socialisme.

Les néokantiens refuse la dialectique et la réalité indépendante de la conscience. La philosophie vitaliste fait la promotion de l’intuition, du mythe et du vécu comme succédanés de l’objectivité.

Les néokantiens, dans une période de sécurité du capitalisme, limitent la philosophie aux questions de logique, de théorie de la connaissance et de psychologie, refusent la dialectique comme antiscientifique ou en la passant sous silence, réduisent le progrès au progrès dans le cadre du système capitaliste et considèrent comme une absurdité un mouvement historique marqué par des contradictions et des antagonismes ; cependant, avec la Commune de Paris, il faut intégrer quelques aspects utilisables et purifiés du marxisme en interaction avec le révisionnisme dans la social-démocratie, faire un retour à Kant par l’abolition du progrès objectif reflété dans la pensée par la dialectique, continuer de proclamer, contre le matérialisme, l’inconnaissabilité et même l’inexistence d’une réalité indépendante de la conscience, et intégrer certains aspects de la philosophie réactionnaire et irrationaliste d’avant 1848.

La philosophie vitaliste réduit la relation conscience/être en la relation entendement/être conçu, critique l’indigence de l’entendement par rapport à la richesse de l’intuition de l’expérience vécue de la vie et la richesse postulée de la biologie, ouvrant une troisième voie entre un idéalisme académique et un matérialisme incapable de saisir les nouvelles conquêtes de la physique, même si, pour cette philosophie vitaliste, selon la définition de l’idéalisme subjectif, l’être dépend de la conscience ; on a un pseudo-objectivité, puisque la vie est constamment subjectivisée en vécu et le vécu constamment objectivisé en vie, ce qui provoque une oscillation entre la subjectivité et l’objectivité, pseudo-objectivité renforcée par le recours aux mythes qui représentent une forme particulière d’objectivité (ils ont une origine subjective mais persistent), ce qui donne le sens d’un mythe issu de l’expérience vécue de la vie à un monde privé de Dieu par l’entendement ; la philosophie de la vie dépasse le formalisme, stigmatise le socialisme et la démocratie pétrifiés, mécaniques, glorifie le deuxième Reich et l’aristocratisme de l’intuition contre le caractère plébéien de l’entendement et de la raison.

Pour Dilthey, il y a une oscillation entre la vie, l’objectivité apparente, et l’expérience vécue, la subjectivité réelle, dont les faits sont décrits par la psychologie descriptive ou compréhensive, opposée à la psychologie explicative, comme l’intuition divinatoire, l’illumination, l’arbitraire subjectif, l’aristocratisme, l’herméneutique, l’interprétation, la reconstruction artistique, sont opposés à la raison et à l’entendement. La négation du progrès et de la loi historique implique une typologie des visions du monde, chaque type défini par un principe psychologique (l’entendement, la volonté, le sentiment). Il y a un esprit objectif.

Pour Dilthey, l’expérience vécue de la vie (la vie n’est qu’une partie de la réalité objective) est le fondement de la connaissance de la réalité, des formes, des principes et des catégories de la pensée ; il ne suffit pas d’avoir la perception, l’intelligence, qui permettent de projeter des images, il faut avoir l’impulsion, la volonté, la résistance, le combat, le travail, toutes les catégories pratiques, qui permettent la saisie de la réalité objective, de la différence entre le Moi et la réalité objective ; on a une oscillation entre la vie, l’objectivité apparente, et l’expérience vécue, la subjectivité réelle, ce qui constitue une pseudo-objectivité ; la chose est le produit non de la raison ou de l’entendement mais de la totalité de l’esprit humain.

A la psychologie explicative, qui recherche de manière abstraite et mécanique les causes et les lois, et qui n’est valable que pour les sciences de la nature, Dilthey oppose une psychologie descriptive ou compréhensive qui fait face à l’histoire de manière aussi abstraite que l’ancienne psychologie (la base de l’histoire est plus ample et plus profonde que toute conscience individuelle, les causes de l’enchaînement historique étant à chercher dans la structure économique, et la psychologie des hommes ne peut être comprise qu’à partir des fondements matériels de leur être et de leurs activités) et qui remplace les hypothèses de la psychologie précédente par une description des faits psychiques, les causes et les lois reléguées à l’arrière-plan, tous les objets de la psychologie paraissant projetés sur le plan de l’expérience vécue, c’est-à-dire sur le plan subjectif.

Les connexions et les déterminations sociales disparaissent derrière la singularité des objets isolés ; les objets sont liés par des abstractions et des analogies ; l’expérience vécue, comme organe de la connaissance, opère par l’arbitraire subjectif dans les choix, dans les accentuations et dans les déterminations ; la causalité et les lois ne sont pas utilisées ; la compréhension comporte une partie irrationnelle, non représentable par la raison de manière logique, avec une certitude seulement subjective et l’affirmation d’une aristocratisme ; la compréhension, l’herméneutique, l’interprétation, la reconstruction artistique, l’intuition, s’opposent abstraitement, de manière non dialectique, à la pensée conceptuelle rationnelle (l’intuition fait partie du travail des concepts : elle ne s’oppose pas au concept, elle n’est pas une faculté autonome et la synthèse dialectique relève du concept).

La méthode compréhensive permet par l’intuition divinatoire, par l’illumination – des capacités qui ne sont pas données à tout le monde – d’atteindre une réalité qualitativement supérieure à la réalité saisie par les concepts, une réalité arbitraire et invérifiable ; Dilthey considère que l’expérience vécue contient toutes les catégories de la réalité objective : il ne reconnaît pas la fausse conscience et ne voit pas que l’expérience vécue est déterminée par les catégories existantes dans la réalité objective ; il invente l’esprit objectif comme catégorie centrale de l’histoire, un esprit objectif qui suppose un sujet logique qui ne soit pas un sujet psychologique ; Dilthey oppose de manière métaphysique le point de vue anthropologique qui manifesterait le caractère suprahistorique de l’homme du point de vue historique qui manifesterait un relativisme sans permanence.

La contradiction être/conscience est remplacée par la contradiction intuition/raison : l’intuition produit une vision du monde authentique qui naît de l’immersion dans la vie ; la négation du progrès et de la loi historiques implique une typologie des visions du monde formellement équivalentes, mais avec une prise de position antimatérialiste, chaque type (ceux de l’entendement, de la volonté et du sentiment) se cristallisant en une figure mystique, actrice de l’histoire, comme si l’histoire pouvait s’expliquer par des principes psychologiques et anthropologiques pauvres ou par des facultés psychiques isolées ; Dilthey se résigne à ne plus lutter pour l’harmonie des conceptions du monde entre elles et oppose abstraitement science et vision du monde.

Pour Simmel, chaque attitude produit son propre monde d’objets. La vie individuelle n’a pas de sens puisque les connaissances privent le monde de la présence divine, faisant du monde un néant. Les lois socio-économiques sont « approfondies » comme des enchaînements cosmiques de nature psychologique et ne concernent que les catégories relationnelles les plus immédiates et abstraites, les plus superficielles de la vie sociale.

La vie est un troisième terme, un intermonde irrationaliste, face à l’être et à la conscience, bien que la vie fasse partie de l’être et l’expérience vécue de la conscience ; il n’y a pas d’objets véritables, seulement des attitudes produisant chacune leur propre monde d’objets.

Le relativisme déprécie la science et crée un espace pour la croyance, la religiosité subjective sans objet déterminé, l’obscurantisme, la mystique nihiliste.

Simmel situe la métaphysique et la religion au-delà de la vérité et de l’erreur, à côté et au-dessus de l’exactitude réaliste ; le monde créé par la religion ne se recoupe en aucune manière avec les images produites par d’autres attitudes ; la religion répond à un besoin de sécurité dans un capitalisme qui génère l’insécurité, et aussi au sentiment de perte de sens de la vie individuelle chez l’intellectuel qui oscille entre la recherche dans le Moi des normes de toute action, l’ivresse de la liberté et de l’émancipation des liens du passé, le sentiment d’être abandonné, l’absence de perspective pour la vie privée ou publique, et un nihilisme désespéré à l’égard de toutes les normes.

La religion est la forme intériorisée de la vie ; il faut reconnaître que la vie individuelle est totalement dénuée de sens, que les normes sociales de l’action n’indiquent aucune direction, que le monde extérieur n’a pas de sens puisque les connaissances scientifiques privent le monde de toute présence divine et, partant de ce constat tragique, prendre conscience de la situation éternelle de l’homme dans le cosmos, de la situation historique mondiale de l’humanité et de la possibilité pour l’homme de devenir un Dieu qui abolit les impératifs sociaux et moraux du passé et qui considère la réalité objective comme un néant.

Simmel « approfondit » : les lois socio-économiques, simples manifestations d’enchaînements cosmiques, perdent leur contenu concret ; les formes économiques ont des préalables de nature psychologique et métaphysique ; ne sont pris en considération que les catégories superficielles de la vie économique et les catégories relationnelles les plus immédiates et abstraites de la vie sociale, évitant les problèmes cruciaux de leur contenu.

L’âme vivante, la subjectivité, se pétrifie dans ses productions et objectivations, c’est-à-dire dans l’esprit, dans l’esprit objectif, dans la culture, dans l’argent, dans la division du travail capitaliste, dans les objets économiques, dans les fétiches ; il faut généraliser, se détourner de la situation économique concrète, des causes socio-historiques concrètes et les considérer comme des phénomènes superficiels que l’homme profond se doit de dépasser, l’insatisfaction devenant autosatisfaction, complaisance narcissique ; cependant, les impasses objectives et impersonnelles de cette civilisation de l’argent ont des aspects louables car elles poussent vers l’intériorité du rentier parasitaire de l’impérialisme.

Spengler, contre les idéaux de liberté et d’égalité du monde intellectualiste et mécaniste et de la populace, contre la raison, la science, la causalité et les lois, contre l’histoire (l’histoire est constituée d’événements irreproductibles), prend le parti de la causalité individuelle, de l’analogie, de la généralisation infondée, des faits inventés, de la superficialité, de la mise à l’écart des conséquences ultimes par le confort du relativisme nihiliste, du radicalisme limité aux idées. L’essence allemande s’oppose au pétrifié des autres peuples. La guerre est assimilée à la vie, la paix à la mort et au figé. La racine de la guerre est dans la nature humaine. Chaque science est mythique, caractéristique d’un cercle culturel particulier. Chaque culture a une enfance, une jeunesse, une maturité etc. Il faut aller jusqu’à la victoire de la race allemande.

L’éthique de la singularité de l’individu abolit tous les idéaux d’égalité et de liberté d’individus essentiellement semblables du monde intellectualiste et mécaniste et ignore la populace ; la vie constitue la plus solide des objectivations du sujet, comme unité des divers mondes, du psychisme, du Moi, de la personne, de l’individualité, d’une part, de l’objet, de l’idée, du cosmos, de l’absolu, de la forme, de la continuité, de la mécanique, d’autre part ; la vie, concept mythique, contre la biologie scientifique, contre la causalité et les lois, reconstruit une causalité individuelle qui conteste toute démonstration et qui constitue un Moi partagé entre la vie sans limite et les limites de la forme et qui, devant le caractère insurmontable des contradictions, prend le parti de la superficialité et de la mise à l’écart des conséquences ultimes par le confort du relativisme nihiliste ; le radicalisme limité aux idées, où tout d’objet réellement objectif a disparu, s’accompagne d’un accommodement pratique au pouvoir de cette intériorité.

L’essence allemande, élément vivant, s’oppose au mort ou au pétrifié des autres peuples ; la guerre est assimilée à la vie, la paix au mort et au figé ; la racine de la guerre n’est pas dans l’économie mais dans la nature humaine ; l’attaque contre la science, la raison, la causalité et les lois (des phénomènes purement historiques) s’accompagne de la manipulation dilettante des analogies, et des faits et des généralisations infondés ; le concept de progrès est éliminé de l’histoire : toutes les époques sont également proches de Dieu, et les événements de l’histoire comme les figures historiques sont irreproductibles, singulières (il n’y a pas de rationalité dans l’histoire) ; l’histoire est le jeu de la vie et de la mort, de l’intuition et de la raison, de la forme et de la loi, de la parabole et du concept, du symbole et de la formule, de la génération et de la destruction, de l’entendement, du système, du concept, de la connaissance qui tuent et de l’artiste, historien authentique, qui perçoit le devenir des choses

L’histoire est une forme cosmique originelle ; chaque science est une caractéristique d’un cercle culturel ; il n’y a donc pas de progrès des connaissances ; il y a plusieurs mathématiques caractéristiques de chaque culture ; l’atome, la vitesse de la lumière, la gravitation sont des catégories mythiques (comme les démons champêtres), la physique scientifique un mythe ; les cultures et les civilisations sont des phénomènes originaires saisis par l’intuition et comparés par l’analogie ; comme l’homme, chaque culture a une enfance, une jeunesse, une maturité et une vieillesse et a une structure psychologique solipsiste (chaque sphère culturelle ne peut que faire l’expérience de soi-même et il n’y a pas de compréhension mutuelle d’une sphère culturelle à l’autre) ; la ruine de la culture autochtone, organique, authentiquement allemande, épanouissant la vie, son déclin en civilisation, en démocratie, en superficialité, en cristallisation, s’exprime par le règne des Cesars dominant les fellahs prolétariens.

Le socialisme prussien, fondé par Frédéric Guillaume Ier, sent l’idée germanique au-dessus de lui comme communauté supra personnelle, s’oppose à l’Angleterre, qui porte l’idée germanique en elle sous forme d’individualisme, d’indépendance personnelle, une opposition jusqu’à la victoire, car une véritable Internationale, un véritable impérialisme n’est possible qu’avec la victoire sur toutes les autres races de l’idée défendue par une race.

Scheler considère que les valeurs sont déterminées intuitivement. La phénoménologie est une attitude ou une vision de quelque chose d’absolument spécifique (la tautologie de voir ce qu’on voit). Mettre entre parenthèses un objet, c’est faire abstraction de sa réalité pour parvenir à sa pure essence objective (l’intuition d’essence). La phénoménologie se tourne vers l’ontologie pour aller des choses de la phénoménologie aux choses de l’ontologie, de l’intuition d’essence à l’intuition intellectuelle, tout en restant dans le subjectivisme de l’évidence. Il n’y a pas de différence entre le réel et l’imaginaire. Le choix et la définition des types sont arbitraires. Il y a une histoire pour chacun des individus.

Les valeurs sont supérieures à la vie, mais les valeurs sont développées à partir d’objets philosophiques saisis intuitivement ; nous ne pouvons savoir l’existence des objets matériels réels ; la logique formelle apporte la preuve du caractère irrationnel, c’est-à-dire contradictoire, de la réalité ; la description et la compréhension des phénomènes psychologiques et historiques, qui aboutit à une apodicité intemporelle, ne se fait pas par l’explication mais par l’intuition ; la phénoménologie est une attitude, une vision qui permet de contempler, d’éprouver, d’expérimenter quelque chose d’absolument spécifique, ce qui est la tautologie de voir ce qu’on voit ; mettre entre parenthèses un objet, c’est faire abstraction de sa réalité pour parvenir à sa « pure essence objective », considérée comme une connaissance apodictique et objective ; la logique formelle permettrait de conclure au caractère contradictoire, c’est-à-dire irrationnel, de la réalité ; la mise en parenthèses et l’intuition d’essence s’exercent sur une représentation adéquate ou trompeuse de la réalité, sur une pure chimère, considérées comme équivalentes bien que si différentes dans leur rapport avec la réalité ; prenant une conscience superficielle de ce problème du contenu des représentations, la phénoménologie se tourne vers l’ontologie, retourne aux choses mêmes, identifie les choses de la phénoménologie aux choses de l’ontologie, l’intuition d’essence à l’intuition intellectuelle : on reste dans le subjectivisme de l’évidence ; pour réaliser une intuition d’essence à propos de l’amour, on opère par arbitraire subjectif dans les choix des objets de la réalité, et on affuble cet irrationalisme dans les choix d’un pseudonyme supposé objectif : il n’y a plus dans la pseudo-objectivité de l’intuition d’essence de différence entre le vrai et le faux, le réel et l’imaginé, la vérité et la fiction, la réalité et le mythe ; la représentation détermine l’essence de la réalité : c’est parce que l’esclave ne se conçoit pas comme personne qu’existe l’esclavage ; le choix et la hiérarchie des types éthiques du saint, du génie, du héros, de l’esprit qui dirige, du sybarite, sont arbitraires, une pure juxtaposition ; non seulement notre connaissance historique est relative, chaque observateur produisant une histoire (la philosophie matérialiste de l’Occident, qui va de la matière à l’âme, n’est qu’un préjugé provincial), mais les faits historiques sont relatifs et même n’ont pas d’existence objective ; les démocraties non plébéiennes mais libérales portent la science positive.

Heidegger : « l’existence » élimine de la vie des éléments non existentiels. Le « dasein », qui n’est rien d’autre que l’existence humaine, donne un sentiment d’objectivité indépendante de la conscience, une objectivité qui fait l’objet de l’ontologie, de la mise entre parenthèses, de l’intuition ou de la vision d’essence. L’ontologie n’est qu’une anthropologie vitaliste du mal être de l’homme sous l’impérialisme, de l’inauthenticité de son existence quotidienne, de la déchéance du dasein. La philosophie ne fait que poser des questions. La dictature du « on » élude la dictature de la réalité économique. Le monde social est un néant qui menace la subjectivité. L’activité publique, c’est l’oubli de l’être, de l’authenticité. L’angoisse, le souci, le sentiment de culpabilité de l’individu isolé constituent la réalité authentique. L’évolution psychique qui détourne de l’action dans la société, qui met dans un état d’égarement, de désorientation et de paralysie, constitue l’histoire authentique.

Le relativisme faisait de toute objectivité une détermination du sujet, un sujet plein de certitudes, créant à partir du chaos absurde, mécanique et pétrifié du monde un cosmos ordonné constituant son expérience ; avec la guerre, c’est les sentiments de malaise, les désillusions de l’individualisme, l’angoisse, le souci, le désespoir, la crainte, le tremblement, l’isolement, la vision d’un monde inquiétant de décombres, menacé d’effondrement, sans rien de solide ; le mot « vie », qui exprimait la conquête du monde de la subjectivité, est remplacé par « existence » qui élimine de la vie des éléments considérés comme non existentiels, non essentiels ; la vie de chacun est menacée par un glissement vers l’inessentiel, une chute dans le non vivant, avec la peur d’une perte d’essence de la vie, une quête de l’authenticité, du noyau de la subjectivité, que l’on espère sauver, que l’on s’efforce de soustraire à la menace du déclin général : il s’agit de sauver l’existence pure dans un monde qui s’effondre.

Le dasein, qui donne un sentiment d’objectivité indépendante de la conscience, n’est rien d’autre que l’existence humaine, et même en dernier ressort seulement l’apparence que cette expérience humaine a pour la conscience ; la compréhension, une action qui relève uniquement de la conscience, est introduite ontologiquement, subrepticement dans l’être objectif, créant un clair-obscur entre subjectivité et objectivité ; par la « mise en parenthèses » de la réalité, il s’agit de construire la véritable objectivité indépendante de la conscience, objectivité dont la science est l’ontologie ; la définition de l’objet de l’ontologie relève de l’arbitraire intuitiviste de la « vision d’essence » ;

La subjectivité a des prétentions objectives ; l’ontologie, qui essaye de comprendre l’être, n’est qu’une anthropologie vitaliste sous un masque objectiviste ; l’anthropologie définit le sens, explique, dit la vérité ; la philosophie n’est pas une science ni une vision du monde : elle ne fait que poser des questions ; la phénoménologie et l’ontologie décrivent anthropologiquement le mal être de l’homme de l’impérialisme, l’inauthenticité de son existence quotidienne (la déchéance du dasein), la dictature anonyme du « on », de la vie publique sur le mode d’être de la quotidienneté, en éludant la réalité économique ; face a un monde social désespérant qui est senti comme néant, comme menaçant la subjectivité, il faut jeter le discrédit sur toute activité publique et arracher l’homme à l’oubli de l’être, de l’authenticité ; les catégories et les définitions ne doivent pas s’encombrer des déterminations de la réalité objective, de l’opposition entre objectivité et subjectivité : l’essentiel est, dans la subjectivité, la différence entre l’authenticité et l’inauthenticité ; la cécité du rationalisme tient à ce qu’il prend en considération la réalité objective, mais l’opposition à l’irrationalisme est seulement verbale puisque les phénomènes objectifs n’ont lieu que dans l’intériorité et ont donc un caractère irrationnel ; l’ontologie se transforme en morale : l’homme doit devenir essentiel, se hisser à la résolution, démasquer le néant du dasein, se préparer à mourir.

Au temps traditionnel vulgaire du dasein déchu dans le On, qui distingue un passé, un présent et un avenir, s’oppose le temps authentique vécu subjectivement en direction de la mort ; dans l’histoire authentique, le phénomène de l’histoire consiste en une séquence de vécus dans le temps, une séquence de résolutions.

L’individu isolé en quête du salut de son âme n’a pas d’historicité (pour Kirkegaard, il n’y a d’histoire universelle que pour Dieu), et cette absence d’historicité, il l’appelle histoire authentique, qu’il oppose à l’histoire véritable, qu’il appelle histoire inauthentique : de même que l’angoisse, le souci, le sentiment de culpabilité, la résolution de l’individu isolé constituent la réalité authentique, l’histoire authentique est constituée par l’évolution psychique qui détourne les hommes (par souci, désespoir) de l’action dans la société, des décisions sociales, les mettant dans un état de paralysie, de désorientation et d’égarement, favorable à l’activisme réactionnaire.

Pour Jaspers, toute connaissance est un carcan qui empêche de chercher le sens de l’existence, toute vérité objective et universelle est funeste pour la vie, pour l’individu et génère le fanatisme, la violence aveugle, la barbarie.

Tout élément objectif de la connaissance est un carcan (toute objectivité est pétrifiée et morte), toute thèse sur la totalité empêche de chercher le sens de l’existence pour le remplacer par l’immobilité d’un monde connu de part en part, parfait, rassurant pour le psychisme ; toute vérité unique universellement valable pour tous, toute vérité objective universelle et valide pour tous, est funeste pour la vie en général, pour l’évolution de l’individu, s’oppose à la vérité et à la loyauté intérieure, subjective de l’individu, génère le fanatisme, la violence aveugle, la barbarie par les masses de la démocratie qui croient aux vérités des carcans ; on ne trouve la vérité, l’authenticité, l’humanité que chez l’individu intériorisé qui refuse toute vie publique ; la connaissance du monde objectif n’a qu’une utilité technique : seule la clarification de l’existence a une importance, concerne l’être, avec la conscience de ne pas savoir ce qu’est l’homme et le seul recours de l’attitude, de l’intériorité ; il faut, dans le cours du monde opaque, chaotique, absurde, environné par le néant, et qui n’est pas l’unique chose qui importe, par la patience et la résolution contenue, laisser ouvert l’espace infini du possible, faire plus que la destruction ou la poursuite des choses telles qu’elles sont, faire au présent ce qui est authentique, en rupture avec toute vision d’un avenir lointain ; il s’agit par la prise de conscience que le contenu le plus intime de la philosophie est le désespoir de l’homme, le sentiment de sa solitude, et que la démocratie renforce les traits négatifs du monde.

Pour Klages, l’esprit, la raison, la connaissance tuent.

Selon un mythe concret, l’état cosmique naturel avec le corps, l’âme, le sens, l’image et le passé est détruit par l’esprit, la raison, la connaissance qui tuent la vie, la magie, le mystère, ce qui donne un monde vide, désert, indigne et privé d’âme.

Pour Jünger, il faut la guerre, la révolution contre la démocratie, pour le travailleur, contre le bourgeois.

Contre le capitalisme pacifiste bourgeois mort, il faut la guerre qui libère la vie ; l’acte révolutionnaire, c’est-à-dire celui qui liquide les formes de domination démocratiques et parlementaires, est le fait de voir dans le mythe une forme ou une figure, c’est-à-dire de saisir un être dans toute la plénitude et l’unité de sa vie ; c’est le vainqueur qui crée le mythe de l’histoire (l’histoire est supprimée) ; le prolétariat représente la vie, tandis que le monde de la bourgeoisie est le monde mort de la sécurité ; dans la mystique histoire de la vie, la figure du travailleur créé l’atelier, devenant planification, espace impérial, tandis que le bourgeois crée le musée.

Pour Bauemler, Boehm, Krieck, Rosenberg, il faut la mobilisation totale, la militarisation universelle, l’honneur qui ne se dérobe à aucun ordre, le national-socialisme, la foi dans le Führer infaillible, la lutte des races, la transformation des intellectuels en SA et SS.

La philosophie de la vie devient militante ; il faut la mobilisation totale, la militarisation universelle, la transformation de l’intellectuel en soldat politique (le SA et le SS) qui incarne la vie, et la polémique contre la civilisation bourgeoise pétrifiée, contre l’urbanité, la sécurité, l’économie, la société, la jouissance, la vie intérieure, l’humanisme, le positivisme, la causalité, la loi, la paix, le non allemand, le ploutocratique, la science, la philosophie qui n’est pas anthropologie politique raciste, le marginal qui réplique, et inversement pour le mythe, l’obéissance et l’honneur qui ne se dérobent à aucun ordre, l’arbitraire, l’intuition, la hardiesse, l’âme, l’inexprimable, l’initiation mystique à l’inexplorable, la guerre, ce qui est allemand, ce qui est national-socialiste, pour l’action dans l’incertitude et l’ignorance, pour la certitude, pour le refus de toute justification, pour l’irrationalisme, pour la foi dans le Führer infaillible ; il s’agit d’agiter, de susciter et de maintenir un enivrement, de paralyser la liberté de vouloir, sans conviction intellectuelle ; la conception mythique et anhistorique de l’histoire démontre l’absolue prépondérance des Allemands dans le monde et des nazis en Allemagne, l’opposition entre les Germains et les Juifs, entre le capital créateur et le capital accapareur, l’absolue séparabilité des races qui ne peuvent que s’exterminer entre elles, l’infaillibilité du Führer, l’exigence de la création de types comme les SA et les SS.

Deuxième partie : le néo-hégélianisme.

La bourgeoisie allemande post-quarante-huitarde est convaincue qu’elle n’a désormais plus besoin des éléments réactionnaires de la philosophie de Hegel. D’un autre côté, ce qui dans la philosophie de Hegel était vivant, anticipateur, progressiste, la méthode dialectique, est intégré à la philosophie du matérialisme dialectique. Cette intégration et cette transformation par Marx restent incompris de la philosophie bourgeoise, mais son existence fut l’un des motifs qui incitèrent  la pensée bourgeoise à se détourner de Hegel. Bernstein, fondateur du révisionnisme, attaque Marx en raison de son hégélianisme, en raison du caractère dialectique de sa théorie. À peine a-t-il terminé son nettoyage du marxisme de ses résidus hégéliens que des philosophes bourgeois commencent à comprendre que les éléments réactionnaires de la pensée hégélienne pouvaient être utilisés.

De nombreux hégéliens (Wildenband, Ebbinsghaus) se rapprochent du néokantisme (pour le néokantisme, l’évolution de la philosophie allemande, de Fichte à Hegel, est considérée comme une grossière erreur de la pensée, à laquelle on ne peut obvier qu’en s’en démarquant résolument pour en revenir à la prétendue seule philosophie scientifique, celle de Kant). Cependant, le besoin de conception du monde exprime le sentiment que les grandes luttes intérieures et surtout extérieures ne peuvent être effectuées sur le fondement de la philosophie formaliste du néokantisme purement positiviste. C’est dans ce contexte intellectuel que se produit, dans la période de l’avant-guerre, la renaissance de la philosophie hégélienne, avec comme condition le refus de la méthode dialectique comme méthode de la philosophie. Alors que Hegel refuse la thèse de l’inconnaissabilité de la chose en soi en affirmant la relativité dialectique de l’apparence et de la chose en soi (si l’on a identifié les propriétés ou les manifestations de la chose, on la connaît elle-même, l’en soi devient pour nous et dans certaines circonstances pour soi : en dehors de ce processus de la connaissance concrète qui mène de l’apparence à l’essence, la chose en soi est une abstraction vide et sans signification), ces nouveaux philosophes séparent l’apparence de l’essence et ne reconnaissent ni l’existence, ni la possibilité de connaître la réalité objective. Dans leur démarche de rénovation de Hegel, celui-ci n’est pas traité comme le penseur qui a surmonté la philosophie kantienne, mais comme celui qui l’a mené à son terme. L’hégélianisme n’est donc rien d’autre qu’un kantisme conséquent. Le néo-hégélianisme doit développer, à partir du Moi kantien débarrassé de son indécision, la forme du principe philosophique. On ne peut trouver de différence de principe entre Fichte, Schelling et Hegel. L’élaboration de la méthode dialectique est ainsi abolie.

Dilthey veut aussi rénover Hegel. Il le met dans le voisinage immédiat de la philosophie de la vie irrationaliste de la période impérialiste, dont lui, Dilthey, est précisément le principal fondateur. Pour cela, il n’étudie que le Hegel de la jeunesse, ce qui permettra d’opposer le jeune Hegel, seul authentique, et le vieil Hegel. De plus, Dilthey invente la proximité de Hegel avec le mouvement romantique (Friedrich Schlegel, Schleiermacher, Schelling)., alors que Hegel s’oppose violemment à Jacobi, à la théorie de l’art des romantiques, à l’école historique du droit, à la théorie de l’État et de la société romantiques (von Hugo, Haller, Savigny), et à la théorie de la connaissance romantique et intuitionniste (l’intuition intellectuelle de Schelling). En plus, Dilthey invente une continuité de l’influence de Hegel jusqu’à Bismarck en passant par Ranke.

Parallèlement, on pressent dans la philosophie de Hegel une puissance intellectuelle que l’on pourrait efficacement opposer au marxisme. Cette tentative fait long feu.

Le néohégélianisme ne devient un véritable courant qu’après la défaite allemande dans la Première Guerre mondiale impérialiste, lorsque la bourgeoisie allemande ressent un besoin de vision du monde pour consolider ses positions et préparer idéologiquement l’Allemagne a une nouvelle agression impérialiste. Le néohégélianisme est alors une tentative d’intégrer l’irrationalisme dans un système, sans renoncer expressément et totalement au rôle de l’entendement et de la science. Il s’agit d’adopter à titre de composante et non de faction dominante les éléments « constructifs » du fascisme.Les néohégéliens s’efforcent de réaliser l’association pacifique de toutes les tendances philosophiques réactionnaires de leur époque en une espèce de consolidation philosophique et imputent cette idée à Hegel, avec comme fondement méthodologique l’élimination de la dialectique.

Ce qui était chez Hegel le mouvement contradictoire de l’histoire devient une juxtaposition statique, pacifique et éclectique, une harmonieuse architecture qui permet d’unir les contraires, de concilier des faits qui s’opposent. Hegel ne présente une synthèse des différents courants philosophiques que dans la mesure où il montre d’une part que toute l’histoire de la philosophie est une lutte de l’esprit humain pour la conquête de la méthode véritable, la dialectique, qu’au cours de cette évolution les divers penseurs ont soulevé les problèmes les plus divers de forme aussi bien que de contenu, mais qu’il y a néanmoins une unité dans cette diversité, l’unité objective de la philosophie, de son contenu essentiel, la restitution de la réalité telle qu’elle est en soi, c’est-à-dire, en termes dialectique, l’unité de la forme décisive : la méthode dialectique. Par ailleurs, Hegel voit sa propre philosophie comme une sorte de couronnement intellectuel de la totalité de l’évolution, dans la mesure où elle s’efforce de subsumer tout ce que les philosophies précédentes ont produit de tendances progressistes, en particulier dans l’élaboration de la méthode dialectique. Elle vise donc à les conserver, purgées de leurs défauts, et élevées à un niveau supérieur.

Au nom de Hegel, les tendances peuvent se réconcilier et faire cause commune. Les tendances intellectuelles (le fascisme y compris) sont des conceptions unilatérales incapables de dire qu’elles doivent se compléter et qui se combattent pour cette raison. Ces combats n’ont donc pas d’objet réel et ces tendances ne participent pas d’un courant réactionnaire : il suffit de faire la proposition d’un compromis pour s’autoriser une paix éternelle dans la philosophie et dans la vie sociale. Le combat contre ce qui reste du rationalisme est légitime. Il conviendrait seulement de se garder des excès de l’irrationalisme radical ou militant. Le marxisme est exclu de cette synthèse, qui est, même si c’est rarement de manière explicite, dirigé contre lui. La synthèse philosophique sous la bannière de Hegel a pour objectif une coalition de toutes les orientations bourgeoises contre le prolétariat. Les néohégeliens ne voient pas l’arrivée de violents conflits d’orientation qui ne pourront se terminer que par la victoire de l’aile réactionnaire la plus radicale.Tous les néohégéliens sont issus du néokantisme, et donc de l’école qui, de tout temps, a manifesté la plus grande complaisance à l’égard de l’irrationalisme.

Il faut dire que Hegel, contrairement à Kant, refuse l’examen de la faculté de connaître avant la connaissance : comme on doit se mettre dans l’eau pour apprendre à nager, le niveau de la faculté de connaître ne se révèle qu’au cours du processus cognitif concret.

Il faut dire aussi que, contrairement au subjectivisme de Kant et de Fichte, le système hégélien consiste à présenter l’évolution du sujet jusqu’au stade où il lui devient possible de projeter et de concevoir adéquatement la philosophie objective (logique, philosophie de la nature et philosophie de l’esprit) : conformément à cette tâche méthodologique, la phénoménologie ne donne pas une analyse de la structure, des facultés, etc., du sujet, mais retrace l’histoire du sujet au cours de l’évolution historique objective de l’humanité. Le mélange d’analyses historiques, psychologiques et gnoséologiques est la réalisation méthodologiquement conséquente d’une intention.

Les néohégéliens ignorent l’unité entre le jeune et le vieil Hegel, à savoir la méthode dialectique, mais aussi négligent les transformations historiques qui marquent la vie et la pensée de l’Hegel : son enthousiasme pour la Révolution française et la période de crise de Francfort, les espoirs qu’il place en Napoléon, et la philosophie de l’histoire de Iéna qui leur correspond, et enfin le revirement résigné après la défaite définitive de Napoléon et la construction du système final. Au sein de ces changements constants, Hegel conserve sa Logique sans la bouleverser.

Kroner, disloquant la philosophie hégélienne et la rapprochant du romantisme que pourtant Hegel combattait, met en relief le caractère irrationaliste de la dialectique. Hegel est sans doute le plus grand irrationaliste qui connut l’histoire de la philosophie. Hegel rend la pensée irrationnelle. Il est irrationaliste parce qu’il est dialecticien, parce que la dialectique est l’irrationalisme érigé en méthode, l’irrationalisme rendu rationnel. La pensée dialectique est rationnelle-irrationnelle. La pensée, en tant que dialectique et spéculative, est en elle-même irrationnelle, c’est-à-dire par-delà l’entendement, parce qu’elle est vivante : elle est la vie se pensant elle-même. Chez Hegel, le problème de la connaissance s’approfondit et s’élargit au problème de l’expérience vécue.

Pour Hegel, tout sentiment immédiat, toute expérience vécue sont tout aussi abstraits que les catégories de l’entendement et les catégories des déterminations réflexives. La tâche de la raison, celle de la dialectique en cours d’accomplissement, consiste, s’élevant au-dessus des deux processus de l’expérience vécue et des catégories, à découvrir les véritables déterminations concrètes. Ces phénomènes subjectifs et objectifs ne sont que des problèmes, des tâches qui se posent à la pensée rationnelle, c’est-à-dire dialectique. L’irrationnel est une question posée à la pensée dialectique. L’irrationalité sera surmontée dialectiquement. Hegel ne glorifie pas l’irrationnel.

Kroner capitule devant le courant principal irrationaliste de la période impérialiste, la préparation idéologique du fascisme. Glockner considère que toute tragédie de l’histoire doit être reconnue comme un arrêt éternel de la Providence (la fin de la Pologne féodale est un événement définitif, auquel ne pourra remédier aucune révolution paysanne démocratique en Pologne). De plus, dans toute controverse historique, le parti de la réaction est objectivement tout aussi légitime que celui du progrès.

Hegel conservait l’idée de progrès dans l’évolution de l’humanité, mais il voyait tout à fait clairement que ce cheminement se compose d’une chaîne ininterrompue de tragédies, pour les individus comme pour les peuples. Il ne conteste donc pas sa dimension tragique, il lui assigne seulement la place qui lui revient dans la totalité de l’histoire. La méthode hégélienne – en lien indissociable avec la place centrale qu’elle accorde à la contradiction – montre que les voies sinueuses et inégales de l’histoire manifestent précisément la profonde rationalité de l’histoire, une rationalité qui reste souvent cachée au regard direct. Chez Schopenhauer, l’ombre du tragique cosmique fait apparaître comme infâme toute idée de progrès historique ou social. Les néohégéliens adhèrent ainsi aux tendances de la philosophie vitaliste, la tendance à accepter son destin de Nietzsche, la tragédie de la culture de Simmel et le nihilisme existentialiste de Heidegger.

Marck exprime sa position d’une dialectique critique : le criticisme admet l’existence de phénomènes dialectique mais refuse la dialectique. Il ne faut admettre dans la dialectique hégélienne que les éléments de la conservation et de l’élévation et refuser la négation de la négation. Chez Hegel, la négation est l’élément décisif de la dialectique, qui n’aurait aucun sens sans elle, tandis que la négation de la négation est la phase finale, spécifique, d’une triade dialectique. Il y a chez Marck la confusion entre négation simple négation de la négation.

Hartmann mystifie la dialectique puisqu’il fait d’elle un mystérieux don que réserve Dieu au génie. La dialectique est un don du Ciel, elle échoit à quelques-uns, qui l’utilisent pour créer des œuvres que les autres ne peuvent suivre qu’en les comprenant à peine, des édifices intellectuels que ces derniers ne peuvent méditer que difficilement et par le biais de détours. Le don de la pensée dialectique est comparable au don de l’artiste, au génie. Elle est parmi les plus rares qualités de l’esprit, et elle ne peut être apprise. Cette propriété imputée à la dialectique, c’est celle de Schelling. Hegel affirme que l’essence de la dialectique est par principe d’être accessible à tous. Il s’agit de la part de Hartmann d’une capitulation à l’égard de la théorie de la connaissance aristocratique de l’irrationalisme.

Troisième partie : l’irrationalisme en sociologie.

Il y a une économie qui ne s’intéresse qu’aux phénomènes superficiels (l’offre et la demande, le coût de production, la distribution, le plaisir et le déplaisir) et une sociologie qui ne s’occupe pas d’économie.

A un pôle, une économie qui fait disparaître les questions de plus-value, qui ignore les problèmes économiques objectifs soulevés par les économistes classiques, qui considère qu’il n’y a pas que l’intérêt, l’égoïsme, qui dissout les catégories objectives de l’économie dans l’opposition plaisir/déplaisir, qui ne s’intéresse qu’aux phénomènes superficiels de la vie économique comme l’offre et la demande, le coût de production ou la distribution pour les subordonner aux réactions subjectives du marginalisme, et à un autre pôle la sociologie qui ne traite que des questions sociales sans lien avec les questions économiques.

Tönnies oppose la société (la volonté rationnelle, le capitalisme, la civilisation morte, mécanique, machinale, où chacun est l’ennemi de tous les autres, où la paix est maintenue par la peur) et la communauté (la communauté organique qui favorise la culture, l’art, la philosophie, la morale, la vie intérieure).

Le principe subjectif de la volonté instinctive naturelle crée la communauté organique, c’est-à-dire la société primitive, tandis que la volonté rationnelle crée la société, c’est-à-dire le capitalisme, société morte, mécanique, machinale ; la civilisation, comme évolution économique et technique du capitalisme ou du socialisme, est défavorable à la culture, à l’art, à la philosophie, à la vie intérieure ; la société, c’est chacun ennemi de tous les autres, la loi qui maintient un ordre extérieur, la civilisation où la paix et les contacts sont maintenus par la convention et par la peur mutuelle, le développement des forces productives, le progrès, et c’est la menace contre la culture, contre l’art, la littérature, la philosophie, la morale, en opposition à la communauté qui préserve le peuple et sa culture ; à l’opposition communauté/société il faut associer les oppositions famille/contrat, homme/femme, jeune/vieux, peuple/savant.

Avec Max Weber, le capitalisme est spiritualisé par abstraction de la plus-value, de l’exploitation et des forces productives : son apparition tient à l’évolution de l’éthique religieuse. Les analogies prennent la place des relations causales, construisant des types idéaux et des typologies, l’histoire apparaissant sous forme de la juxtaposition irrationnelle de types idéaux, les catégories et les lois ne se présentant que sous forme de probabilités d’agir typiques, d’anticipations des agents individuels calculateurs. Bien que les prises de position concrètes et des hiérarchies et jugements de valeur soient irrationnelles, la neutralité axiologique de la sociologie suppose qu’elle se limite à critiquer les moyens pour mener à un objectif et les conséquences de l’application de ces moyens. Il faut la démocratie à l’intérieur pour constituer un peuple de maîtres et élire un chef omnipotent capable de développer l’expansion impérialiste (césarisme démocratique).

Il n’y a pas de priorité de l’économie, et même les phénomènes idéologiques se voient attribuer la priorité causale dans l’aiguillage des intérêts ; l’apparition du capitalisme ne tient pas à l’accumulation d’argent mais à l’évolution de l’éthique religieuse, qui précède le capitalisme ; le capitalisme est spiritualisé par abstraction de sa dimension économique (la plus-value, l’exploitation, les forces productives) : l’essence du capitalisme est la rationalisation, la calculabilité ; les analogies et les descriptions analogiques prennent la place des relations causales (similitude entre l’État et l’entreprise) ; la démocratie à l’intérieur permet de constituer un peuple de maîtres et d’élire un chef omnipotent capable de développer l’expansion impérialiste de grande puissance (c’est le césarisme démocratique) ; par les analogies formelles, la sociologie construit des types, établit des typologies pour classer les phénomènes historiques, l’évolution apparaissant sous forme de juxtaposition irrationnelle de types idéaux ; les catégories et les lois ne sont que des probabilités d’agir sociaux typiques, d’anticipations concrétisées des agents individuels calculateurs du capitalisme ; la sociologie critique les moyens appropriés pour mener à un objectif et les conséquences de l’application de ces moyens ; même si les prises de position concrètes et les hiérarchies et jugements de valeur, tous irrationnels et suprahistoriques, se combattent, la neutralité axiologique, en apparence purifiée de tous les éléments irrationnels, aboutit ainsi à une conception irrationaliste des événements (cependant, si l’économie est rationnelle, la religion est irrationnelle) ; le chef, à qui on a confié ce rôle en raison de son charisme personnel, est irrationnel.

Alfred Weber prône la culture, les artistes, les prophètes, l’émotion, l’intuition irrationaliste, l’avenir mystérieux, les symboles affectifs, contre la civilisation l’intellect, le rationalisme, l’évolution, la démocratie, la mécanisation, la bureaucratisation, la massification. Puisque les masses sont incapables, il faut choisir de manière non définie le chef.

La civilisation prolonge l’existence biologique de l’homme, tandis que la culture, sommet de l’humain, est radicalement indépendante de l’existence physique et sociale des hommes et opposée à toutes les autres formes d’expressions vitales ; il n’y a de culture que dans l’œuvre d’art et dans l’idée, et de représentants de la culture que dans les artistes et les prophètes ; la culture est du côté de l’émotion, de l’intuition irrationaliste, et ne comporte aucune évolution, aucun progrès, seulement un courant sans perspective et à l’avenir mystérieux et irrationnel, un courant exprimé par des symboles affectifs, les faits originels de la vie, tandis que la civilisation est du côté de l’intellect, du rationalisme, de l’évolution, de la démocratie, de la mécanisation, de la bureaucratisation, de la massification, de la domination des intentions politiques par des forces économiques étrangères à l’esprit, de la création d’une nouvelle couche dirigeante ; le problème de la démocratie est réduit au problème de ses dirigeants, puisque les masses sont incapables de créer par elles-mêmes une élite dirigeante ; le choix du chef relève non de critères personnels ou de convictions partisanes mais de l’expérience vécue, d’une norme non définissable.

Karl Mannheim considère que toutes les connaissances sont relatives, y compris le marxisme : il n’y a pas de vérité absolue puisque toute connaissance est liée à une situation. La concurrence et la régulation sont des principes biologiques universels. Il existe une intelligentsia sans attache, sans lien avec une situation. L’excès de démocratie conduit à l’irrationalisme.

Toute connaissance est située, relationnelle, ancrée : ce relativisme s’appelle « relationalisme » ; on peut faire une typologie de toutes les formes possibles de fausse conscience, d’idéologie, y compris le marxisme qui ne peut pas prétendre à l’objectivité et qui s’oppose comme les autres idéologies à la connaissance adéquate ; toutes les connaissances sont relatives : il y a des points de vue qui ont plus de vérité que d’autres, mais il n’y a pas de vérité absolue pour celui qui méprise le besoin de sécurité ; toute connaissance est liée à une situation et ne peut donc être absolue ; concurrence et la régulation ne sont pas des catégories économiques mais des principes biologiques universels ; il existe une intelligentsia sans attache, sans lien avec une situation, qui découvre l’orientation générale des événements ; l’excès de démocratie a laissé pénétrer l’irrationalisme dans les domaines où une direction rationnelle aurait été nécessaire ; il faut former des dirigeants, éviter la violence et la guerre.

Spann, Freyer sont des sociologues du pré-fascisme et du fascisme. La tension entre races maîtresses et races sujettes développe l’esprit, le style, le mythe, la communauté, la foi et l’État qui domestiquent l’économie et la lutte des classes. Les révolutions de droite ne doivent avoir intentionnellement ni objectif ni programme, sinon les objectifs du Führer qui excèdent la logique et la morale humaine.

Rosenberg rejette le cléricalo-fascisme autrichien.

Historiquement, tout commence par l’esprit, la communauté, la foi, le mythe, le culte, le langage, le « tu », puis il y a la science, l’art, le droit, le « ça », la décadence, la déshumanisation, le génie, la question de la souveraineté, la transformation des états en classes, le triomphe de l’économie, du capital, du matérialisme dialectique et de la lutte des classes, et il y a au bout l’État, le pouvoir ; le tournant politique de l’esprit, la naissance d’un nouveau style ne peuvent provenir que de la tension entre races maîtresses et races sujettes ; de manière plus radicale que le marxisme qui ne cible que le phénomène superficiel du capitalisme, la sociologie prône un bouleversement remplaçant l’ère de l’économie par une ère soustraite à l’économie, domestiquant l’économie par l’esprit, par l’État, par la dictature sur l’économie ; le chemin du pouvoir à l’esprit, qui donne une large place à la guerre, à la conquête et au maintien du caractère sacré de la race, reflète le chemin réel historique de l’esprit au pouvoir ; la loi soumet l’économie, la lutte des classes à l’État ; la forme, étape ultime, voit apparaître le Führer qui crée la figure du peuple ; la sociologie aide à la lutte contre les éléments morts et mécaniques de l’économie, au nom de la vie vivante de l’État, du Reich et du peuple, et a un aspect dynamique, en admettant la nécessité des révolutions ; la révolution de droite doit susciter intentionnellement l’obscurité, n’avoir aucun objectif ni programme, sinon les objectifs du Führer qui excèdent la logique et la morale humaine.

Carl Schmitt, qui utilise les analogies et les parallélismes, considère que le droit, les normes, les figures signifiantes ont une genèse sociale, un pouvoir qui les institue. L’état d’exception manifeste l’effacement du droit et de sa mécanique pétrifiée dans la répétition, la force de la vie réelle, la souveraineté de celui qui décide de cet état d’exception. La démocratie, avec sa division en classes et en partis, ne peut qu’exclure le parlementarisme, qui exige une homogénéité des intérêts, et ainsi conduire à la dictature. Toutes les relations se réduisent de manière simpliste à la relation ami-ennemi et à la guerre.

La sociologie ne cherche pas des causalités mais des analogies, des parallélismes ; il faut une nouvelle idéologie réactionnaire pour une dictature sans phrase ; le droit, les normes, les figures signifiantes sont des formes vides qui ont une genèse sociale, un pouvoir ou une instance politiques qui les institue ; la théorie de la dictature et l’état d’exception manifestent l’effacement du droit et de sa mécanique pétrifiée dans la répétition, la pérennité de l’État comme ordre qui n’est pas de droit, la force de la vie réelle, la véritable souveraineté de celui qui décide de l’état d’exception : la démocratie de masse, avec sa division en classes et en partis, et sa prétention à l’égalité universelle des hommes et à l’humanité, ne peut qu’exclure le parlementarisme, qui exige une homogénéité des intérêts, et conduire à la dictature du président du Reich ; toutes les relations, tous les programmes, les idéaux, les normes, les finalités se réduisent à la relation ami-ennemi et à la guerre, décidée de manière arbitraire par un Führer ; le fascisme italien est une tentative héroïque ; contre la dépolitisation, contre la culture, le progrès, l’éducation, la science dépolitisée, il faut reconnaître la supériorité dans l’interprétation juridique des problèmes actuels de l’Allemagne ; il faut une répartition du monde entre empires.

Quatrième partie : la théorie des races.

Pour les réactionnaires et pour Gobineau, la structure sociale est conforme à la nature, elle est harmonieuse, et donc elle ne doit pas subir des révolutions mais seulement des réformes progressives et limitées, une croissance organique. Non seulement la révolution est anti-naturelle mais c’est aussi le cas de toute fabrication mécanique, intellectualiste et abstraite. Avant la Révolution, la noblesse disait descendre de l’ancienne race souveraine des Francs, le reste de la populations descendant des Gaulois assujettis. Après la révolution, Gobineau dit que les Aryens réalisent la forme sociale composée de la noblesse (race victorieuse), de la bourgeoisie (les métis) et du peuple (la race inférieure esclave).

Pour les réactionnaires, la structure sociale est conforme à la nature, et seule la croissance organique, par des réformes progressives et limitées, est naturelle (la révolution est antinaturelle, de même que toute fabrication mécanique, intellectualiste et abstraite) ; la noblesse descend de l’ancienne race souveraine des Francs, le reste de la population descendant des Gaulois assujettis ; l’inégalité des hommes est une évidence ; les mélanges de sang aboutissent au néant, à une société somnolente, engourdie dans la nullité, arrivant à la mort dégradée, à la civilisation en déclin (c’est un fatalisme pessimiste) ; tous les mélanges raciaux ne sont pas funestes : l’art ne peut naître que de l’alliance avec la race noire, et certaines hybridations engendrent des sommets culturels ; les Aryens réalisent la forme sociale composée de la noblesse, la race victorieuse, de la bourgeoisie, composée de métis proches de la grande race, et du peuple, esclave, déprimé, appartenant à une variété humaine inférieure, nègre ou chinoise ; l’histoire ne concerne que la race blanche ; la race blanche n’a jamais été à l’état primitif ou barbare, elle est d’emblée cultivée.

Pour les darwinismes sociaux, les mauvais côtés du capitalisme sont des phénomènes immuables, imposés par la nature. La société n’a pas d’histoire puisqu’elle est une section du déterminisme cosmique universel. La lutte des classes est remplacée par la lutte des races. L’exploitation et les inégalités sont des faits de nature, des lois naturelles, impossibles à éliminer. La morale prône la subordination raisonnable et résignée de l’homme aux lois de la nature. Les affinités des éléments chimiques, leur sympathie mutuelle plus ou moins forte, la répugnance plus ou moins forte contre certaines liaisons deviennent des passions de la vie sociale comme l’amour et la haine. Les stades d’évolution des individus deviennent des stades d’évolution de la civilisation. Il faut une sélection artificielle des races, une déshybridation.

Le fondement de la sociologie sur les sciences naturelles ne peut avoir lieu qu’en transformant en formules abstraites les résultats de ces sciences naturelles ; parler de l’harmonie, de la croissance organique ne suffit plus : les mauvais côtés du capitalisme doivent être reconnus comme des phénomènes éternels, immuables, imposés par la nature ; la société n’a pas d’histoire et est une section du déterminisme cosmique universel ; les catégories économiques et la lutte des classes sont remplacées par la lutte des races, le combat pour la survie des races ; l’oppression, les inégalités, l’exploitation sont des faits de nature, des lois naturelles, impossibles à éliminer ; la morale prône la subordination raisonnable et résignée de l’homme aux lois de la nature, à l’aide de la sociologie ; les lois de la chimie et des sciences naturelles sont aussi des lois sociologiques : les affinités des éléments, leur sympathie mutuelle plus ou moins forte, la répugnance plus ou moins forte contre certaines liaisons deviennent les passions de la vie sociale, l’amour et la haine, tandis que la loi de la conservation de l’énergie devient le fait que les forces sociales ne peuvent jamais se perdre, que leur somme ne peut jamais diminuer, que la masse des organismes reste constante, si bien que quand certains organismes croissent d’autres disparaissent ; les stades de l’évolution biologique de l’individu (jeunesse, âge mûr, vieillesse) deviennent les stades d’évolution des civilisations et des cultures ; l’histoire et l’égalité vues par le judaïsme, le christianisme, l’islam ou la Révolution française contredisent la nature, qui est lutte de races ; les antagonismes de classes sont des antagonismes de race ; la division sociale du travail est fondée sur l’inégalité naturelle ; les nègres et les Indiens sont inaptes à la civilisation ; il faut une sélection artificielle des races, une déshybridation.

Chamberlain considère que le critère de la race réside dans l’arbitraire subjectif. Toute compréhension du monde est de nature fictive et mythique, sans rapport avec la vérité. La culture, de nature germanique, aristocratique, s’oppose à la civilisation, juive, superficielle, démocratique. Les représentants des autres races ne sont pas des êtres humains. La lignée aryenne commence en Inde, se poursuit en Perse, en Grèce et à Rome, puis avec les peuples germains. Le Christ est aryen, et sa religion est dénaturée par Paul, un demi juif, et par Augustin, un rejeton du « chaos ethnique » (association de l’esprit aryen et de l’esprit juif).

Il faut éliminer les éléments judaïques du protestantisme ; l’évidence dit que la race est le fait essentiel pour les organismes vivants ; le critère d’appartenance à une race réside dans la conscience, dans l’arbitraire subjectif, dans l’expérience intérieure, dans l’intuition irrationaliste ; toute compréhension du monde – y compris la science – est de nature fictive et mythique, exploitable en pratique, mais sans rapport avec la vérité ; la culture, germanique, aristocratique, s’oppose à la civilisation, superficielle, juive, démocratique ; les représentants des autres races ne sont pas des êtres humains ; la lignée aryenne commence en Inde, se poursuit en Perse, en Grèce et à Rome, et avec la décadence de l’empire romain, les peuples germains, descendants des Aryens, font la conquête du monde ; le Christ, qui n’est pas juif mais aryen, fonde une négation du judaïsme et de la raison, une religion dénaturée par Paul, demi-juif, et par Augustin, rejeton du chaos ethnique (association de l’esprit Aryen et de l’esprit juif).

Hitler et Rosenberg sont des mercenaires pour qui la doctrine doit être efficace. Le peuple méprisé a droit non à la persuasion mais à la suggestion, l’envoûtement, les mensonges, le talent oratoire, la répétition, le flou d’un programme changeant. La réflexion, la raison, la discussion doivent être remplacées par les croyances, la foi aveugle et hystérique, la confiance. À destination du peuple, les critères raciaux sont « exacts », mais ils sont dans la pratique arbitraires : le moindre sentiment d’humanité fait basculer dans la race inférieure. Les peuples conquis doivent être exterminés. La jeunesse est formée à la barbarie.

La défaite, le traité de Versailles, l’échec de la révolution de 1918, la crise de 1929 provoquent de l’amertume, de la déception et rendent la perspective impérialiste attractive.

 Hitler et Rosenberg sont formés dans l’extrême droite antisémite (le premier en Autriche, le deuxième en Russie), deviennent des mercenaires espions, sans scrupules et sans conscience au service de l’armée allemande, sceptiques et indifférents à l’égard de leur propre doctrine ; même si ces dirigeants nazis savent que les races n’existent pas, la croyance en leur existence permet un ordre historique nouveau et la destruction des frontières et des identités nationales ; il ne s’agit pas d’exterminer les juifs mais d’avoir en permanence un ennemi visible, pas seulement abstrait ; le Protocole des sages de Sion ne sont pas authentiques mais ont l’avantage d’être convaincants ; le professeur doit enseigner non ce qui est la vérité mais ce qui est nécessaire à la fierté du peuple.

 Le peuple est méprisé comme ayant des réactions en fonction non de la réflexion, du libre arbitre, de la capacité de penser, de la discussion, mais des impressions sur les sens, des croyances, de la foi aveugle, hystérique, désespérée, de la confiance, si bien qu’il faut remplacer la persuasion par la suggestion, par l’envoûtement, par le mensonge, par le talent oratoire de nature dominatrice de l’apôtre, par la répétition ; la doctrine et le programme doivent paraître inébranlables, effacer le doute et l’incertitude.

 Hitler se ressent comme l’agent d’une entreprise capitaliste dont il s’efforce de faire triompher les objectifs grâce à une technique de propagande, en sacrifiant toute vérité et toute justesse objective ; il s’agit de discréditer la raison, le jugement rationnel et autonome, l’objectivité, de développer le scepticisme quant à la possibilité de la connaissance objective, de la vérité objective, quant à la valeur de la raison et de l’entendement, de s’opposer apparemment à la standardisation et au système catégoriel du capitalisme, et de faire appel aux sentiments, à l’expérience, à l’individualisme, à l’intuition, à la foi aveugle dans les révélations irrationalistes, à la crédulité hystérique et superstitieuse, à l’obscurantisme.

 La théorie des races avec des critères raciaux visibles a l’avantage d’être compréhensible pour tous, tandis que la détermination des critères raciaux sur la base de l’intuition et de l’âme permet l’arbitraire du pouvoir ; la qualité raciale, présente déjà dans le premier mythe, est immuable et ne doit pas être transformée ; le chaos ethnique, c’est la démocratie privée de race qui favorise l’anarchie de la liberté, le marxisme qui, dans sa lutte contre le capital, ne distingue pas le capital créateur et le capital rapace possédé par les juifs, c’est le chaos racial qui justifie l’agression impérialiste.

 Les races peuvent se régénérer pourvu qu’il existe une souche de race pure, que de nouveaux abâtardissements n’aient pas lieu, que des mesures d’hygiène raciale soient mises en place ; pour le peuple on utilise les critères raciaux « exacts », perceptibles, compréhensibles, mais dans la pratique du pouvoir arbitraire, pour maintenir un état d’obéissance servile, on utilise la détermination de la race intuitionniste, de l’intérieur.

 Pour la morale fasciste, l’honneur caractérise l’homme héroïque qui ne se dérobe à aucun ordre.

 Pour assurer le pouvoir sans bornes d’une minorité et l’hégémonie planétaire, il faut l’aristocratie de la race nordique sur le mauvais, le faible, le prédestiné à l’exploitation et à l’esclavage, les hommes de race inférieure.

 Le moindre sentiment d’humanité à l’égard de l’adversaire est considéré comme le signe d’impureté raciale.

 Il faut exterminer et non assimiler les peuples conquis.

 La conception du monde national-socialiste doit être un succédané de religion ; Jésus est un seigneur germain.

 Il faut opposer à la démocratie judaïque la démocratie germanique qui n’est qu’une royauté sans constitution ; le droit est ce que les ariens considèrent comme juste ; il faut de la morale pour les masses, et l’immoralisme des chefs doit être dissimulé.

 L’éducation des masses doit se faire par la force brutale, l’attitude impitoyable, la peur, l’effroi ; l’éducation de l’élite implique l’encouragement à la corruption et à l’enrichissement ; les jeunes sont formés dans l’immoralité et la barbarie.

Conclusion.

En privant la culture allemande du marxisme, l’irrationalisme passe à la pratique.

La défaite allemande, c’est en particulier la faillite de l’irrationalisme allemand dans son passage à la pratique ; cet irrationalisme, c’est la crédulité aventureuse et dépourvue de tout sens critique, c’est la superstition frivole, c’est l’abaissement du niveau intellectuel et moral, c’est la négation de la raison ou son impuissance proclamée, c’est l’absence de perspective de l’intellectuel et sa prise de parti en faveur d’un monde en déclin, en faveur de ce qui dépérit et disparaît et c’est le combat contre le socialisme ; en privant la culture allemande de son sommet qui est le marxisme, en en faisant son antagonisme, on condamne le passé allemand à la sclérose ou à une fausse généalogie.

Postface : l’irrationalisme se développe après 1945 en particulier aux États-Unis, en Angleterre et en Allemagne, avec l’appui des reliquats du nazisme et du fascisme, au service de la guerre froide contre le communisme, continuant sans discontinuité ce qui constituait l’essentiel de la lutte du nazisme, c’est c’est-à-dire la lutte pour la défense du capitalisme contre le communisme, contre les judéos-bolcheviques (selon les mots des nazis et d’une grande partie de la réaction occidentale, majoritairement antisémite). Cet irrationalisme d’après 1945 se manifeste comme l’irrationalisme nazi par des provocations, des mensonges et des caricatures sur le communisme, comme processus lent de sortie du capitalisme, mais se différencie de l’irrationalisme nazi par l’absence revendiquée d’antisémitisme et par une apologie non indirecte mais directe du capitalisme (le capitalisme est et demeure le système économique idéal, la liberté démocratique le modèle de toutes les institutions politiques et de toutes les formes de gouvernement : les perturbations ne sont que des phénomènes secondaires que l’on peut toujours supprimer par des lois, et cela est bien entendu possible, puisqu’on vit dans la liberté d’une démocratie où la majorité des voix est décisive et toute puissante). Il y a cependant des tentatives d’apologie indirecte du capitalisme, lorsqu’il est dit que le règne des managers est en train de remplacer le règne des actionnaires.

La guerre froide reprend la croisade anticommuniste du fascisme (les démocrates luttaient contre le fascisme, maintenant les démocrates luttent contre le totalitarisme communiste, en faisant alliance avec les reliquats du fascisme).

 Le capitalisme est le système économique idéal. La liberté américaine est le modèle de toutes les institutions. Les monopoles, qui suscitent l’indignation des masses, sont la conséquence d’une erreur des libéraux qui considéraient que la propriété des sociétés capitalistes était absolue et intangible et, en faisant abstraction de l’économie réelle et de ses lois, l’abolition légale des monopoles est présentée comme une perspective réalisable, ce qui est un projet démagogique, inapte théoriquement. Plus généralement, les perturbations du capitalisme ne sont que des phénomènes secondaires que l’on peut supprimer par des lois, dans une démocratie où la majorité des voix est décisive. La croissance de la population est cause de la misère et ce qui empêche les bienfaits du capitalisme de se généraliser en bien-être pour tous.

 La subjectivisation de l’économie et la prolifération des théories se déclarent comme un retour à l’économie classique, mais il n’y a pas la théorie de la valeu- travail ni la théorie de la plus-value ni les contradictions du capitalisme.

Le pragmatisme ne se préoccupe que d’examiner l’utilité pratique des actions individuelles dans un environnement donné immuable.

 La sémantique ne se préoccupe même pas des sensations, mais seulement du sens des mots et de la structure des phrases, faisant abstraction du contenu : les concepts généraux de la vie sociale et économique sont de pures constructions verbales dénuées de signification et de contenu, si bien qu’il n’y a pas de problèmes économiques ou sociaux. L’employeur dit à son ouvrier d’oublier les inventions creuses des agitateurs politiques qui jouent sur les émotions, pour parler, pour se comprendre.

La réalité n’est pas accessible à la connaissance, elle est un chaos irrationnel. Les objets sont définis de manière arbitraire, irrationnelle, sous déguisement d’une exactitude scientifique. On ne peut pas dire, exprimer, figurer par la langue ce qui s’exprime dans la langue, ce qui se figure dans la langue, on ne peut pas dire le sens de la vie qu’on a découvert, un sens qui est indicible, mystique. L’irrationnel est inexprimable. La pensée, la raison sont des péchés capitaux.

 Les pendants littéraires de cette apologie directe sont des adeptes du désespoir nihiliste. L’apologie indirecte part des contradictions, reformule l’idée de la nécessité « scientifique » du règne des managers (c’est une critique du marxisme : l’inutilité croissante des capitalistes dans la production) et construit de manière cynique une idéologie qui donne l’impression aux masses qu’elle défend leurs intérêts.

Toute conception du monde est identifiée au totalitarisme communiste : la valeur suprême du monde bourgeois est son absence de vision du monde, et d’ailleurs toute vision du monde est superflue : il suffit d’être contre, contre le communisme par exemple, avec éventuellement l’idéal du néant (très peu mobilisateur).

 Il faut réprimer la liberté des peuples au nom de la liberté et de la démocratie, préparer la guerre, au nom de la paix, cacher les crimes.

 La domination économique des États-Unis implique sa domination politique absolue.

 Le cosmopolitisme sous-estime les revendications nationales.

 Le mépris et la peur des masses conduit à la propagande et à la répression des masses, et à la prise en compte de la seule classe dominante.

Présentation : De destruction en déconstruction, par Aymeric Monville, août 2010.

La première version française est de 1958 par l’Arche. Le présent livre est une nouvelle traduction à partir de l’édition révisée parue en 1962.

Une première version remonte à août 1933 : « Comment la philosophie fasciste est-elle née en Allemagne ? ». Une deuxième version date de 1941-42 : « Comment l’Allemagne est-elle devenue le centre de l’idéologie réactionnaire ? » Le titre de la première édition de l’ouvrage est : « La Destruction de la raison. De Schelling à Hitler. »

L’irrationalisme réduit l’histoire de la philosophie à une lutte entre le rationalisme et l’irrationalisme, et collecte le maximum d’irrationalistes.

L’irrationalisme de notre temps est très préoccupé de se trouver des précurseurs. Puisqu’il veut réduire la philosophie à une lutte éternelle entre le rationalisme et l’irrationalisme, naît pour lui la nécessité d’identifier des conceptions du monde irrationalistes. Il s’agit d’une déformation arbitraire de l’histoire de la philosophie : par exemple Hegel est considéré comme une figure majeure de l’irrationalisme. On a un pêle-mêle éclectique et sans principe.

Face aux limites de l’entendement, des déterminations universelles, de l’essence et de la loi, qui ne sont que le reflet immobile, incomplet, approximatif du monde existant ou apparent, du phénomène, de la totalité, la pensée ne s’arrête pas en considérant être arrivée aux bornes de la connaissance en général, mais progresse grâce à la dialectique vers une connaissance plus élevée, vers la rationalité, vers l’approximation de la connaissance dialectique.

Les problèmes philosophiques auxquels l’irrationalisme s’est toujours rattaché sont les problèmes qui naissent des limites et des contradictions de la pensée limitée à l’entendement. Se heurter à ces limites peut représenter pour la pensée le point de départ d’un progrès de la pensée, de la dialectique, lorsqu’elle y aperçoit un problème à résoudre et qu’elle y voit un commencement et une trace de la rationalité, c’est-à-dire d’une connaissance plus élevée. L’irrationalisme, en revanche, s’arrête précisément à ce point, absolutise le problème, fige les bornes de la connaissance par le simple entendement comme bornes de la connaissance en général, et mystifie le problème ainsi artificiellement rendu insoluble en lui donnant une réponse « par-delà le rationnel ». Identifier l’entendement et la connaissance de ses limites avec des limites de la connaissance en général, le recours à un au-delà de la raison (intuition, etc.) là où il est possible et nécessaire de progresser jusqu’à une connaissance rationnelle, telles sont les caractéristiques constantes de l’irrationalisme philosophique.

Pour Hegel, le royaume des lois est le reflet immobile du monde existant ou apparent. La loi ne saisit que l’aspect immobile – c’est pourquoi la loi, toute loi, est étroite, incomplète, approximative. C’est pourquoi le phénomène est par rapport à la loi la totalité, car il contient la loi, mais plus encore, c’est-à-dire le moment de la forme qui se meut elle-même. Hegel élabore ainsi les moments logiques les plus généraux qui constituent l’approximation de la connaissance dialectique. Hegel démontre de façon toujours plus concrète les interactions dialectiques entre loi (essence) et l’apparence.

L’essence, la loi, les déterminations universelles sont objectives, au plus profond de l’être, essentielles.

L’idéalisme subjectif considère que les déterminations universelles (essence, etc.) ne peuvent résider dans l’objectivité, dans la matérialité elle-même. L’idéalisme objectif de Hegel fonde philosophiquement l’objectivité de l’essence : l’essence n’a pas encore d’existence : mais elle est, et dans un sens plus profond que l’être. La loi est donc le phénomène essentiel.

La méthode dialectique permet de préciser l’approximation de la pensée par rapport à une réalité toujours plus complexe et plus changeante, en passant des concepts de l’entendement et des déterminations réflexives à la raison qui joue entre le phénomène et l’essence, l’existence et la loi (l’irrationalisme considère l’échec de la pensée, de la conceptualisation, le réel comme un au-delà de la raison, un au-delà de la rationalité du système catégoriel de la méthode conceptuelle, et cette affirmation constitue une connaissance supérieure qu’on peut appeler foi ou intuition).

Puisque la réalité objective est par principe plus riche, plus diverse et plus complexe que les concepts les plus évolués dont notre pensée soit capable, des collisions entre l’être et la pensée sont inévitables.

De nombreuses opportunités apparaissent pour l’irrationalisme de transformer le progrès de la société et de la connaissance, en le mystifiant, en un mouvement rétrograde.

Hegel cherche à maîtriser les difficultés des problèmes soulevés par les révolutions politiques et scientifiques en créant une méthode susceptible de garantir cette approximation de la pensée et de son reflet de la réalité en se référant à la réalité elle-même.

L’irrationalisme s’attache tout d’abord à cette divergence nécessaire, inévitable, mais toujours relative, entre le reflet dans la pensée et son modèle objectif. Il part du fait que les tâches immédiates qui se présentent à la pensée, tant qu’elles sont encore des tâches, des problèmes encore non résolus, apparaissent tout d’abord sous une forme telle que l’on pourrait penser que la pensée, la conceptualisation, est condamnée à l’échec face à la réalité, comme si le réel auquel la pensée est confrontée constituait un au-delà de la raison, un au-delà de la rationalité du système catégoriel jusqu’ici mis en œuvre par la méthode conceptuelle.

Le chemin vers la solution de ces difficultés, c’est la dialectique de Hegel du phénomène et de l’essence, de l’existence et de la loi, et avant tout sa dialectique des concepts de l’entendement et des déterminations réflexives, du passage de l’entendement à la raison.

La pensée irrationaliste s’immobilise face aux difficultés et recule devant elles. Elle fait de la constellation qui surgit une situation par principe indépassable, hypostasiant l’impuissance de concepts déterminés à appréhender une réalité donnée en une impuissance de la pensée, du concept, de la connaissance rationnelle en général, à maîtriser intellectuellement l’essence de la réalité. Faisant de cette nécessité vertu, elle présente plus tard cette impuissance à appréhender le monde par la pensée comme une connaissance supérieure, sous forme de foi, d’intuition.

Les prises de position, les choix, les concessions, les convictions intimes ou non, les modes de pensée, l’approche des problèmes, la tendance vers le passé ou l’avenir, vers l’ancien ou le nouveau, peuvent s’expliquer par la répression directe, par les prescriptions et les interdits sociaux manifestes, mais surtout par l’appartenance de classe, par les efforts progressistes ou rétrogrades de cette classe, par les fluctuations de la lutte des classes, par les efforts sociaux, scientifiques et artistiques de son temps et de son pays.

Le choix entre la rationalité et l’irrationalité n’est jamais une question philosophique immanente. Ce qui décide du choix d’un penseur entre le nouveau et l’ancien, ce ne sont pas en premier lieu des considérations intellectuelles, philosophiques, mais sa situation de classe et sa solidarité de classe. Les penseurs de premier plan font halte au seuil d’un problème presque résolu, font demi-tour et fuient dans la direction opposée à la recherche de la solution. Seul le caractère de classe de leur prise de position est en mesure d’expliquer de telles énigmes.

Il ne faut pas rechercher les conditionnements sociaux du rationalisme et de l’irrationalisme uniquement dans des prescriptions et des interdits sociaux manifestes. Il ne faut certes pas sous-estimer le moment de la répression directe de vérités nouvelles : il suffit d’évoquer le sort de Bruno, de Vanini, de Galilée, et les ambivalences et la diplomatie philosophique de Gassendi, Bayle, Leibnitz, la discrétion de Leibnitz sur son spinozisme, le silence de Lessing a propos de Spinoza. Une vérité mathématique contraire au droit de propriété de certains pourrait donner lieu à une contestation et même une occultation par un autodafé (Hobbes).

La détermination sociale est plus profondément et plus intimement liée à la personnalité et à la production. Ce n’est pas uniquement la pression sociale externe qui engendre, dans la philosophie de Descartes jusqu’à Hegel, autant d’ambivalences conscientes, autant de dissimulations de la pensée réelle des auteurs, en particulier dans les questions philosophiques essentielles. Les conditions sociales dominent tous ces penseurs jusqu’à leurs convictions les plus intimes, dominent leur mode de pensée, leur approche des problèmes, et cela à leur insu. L’ambivalence de l’Hegel ne s’explique pas par des concessions externes, comme s’il y avait un Hegel exotérique avec ses concessions et un Hegel radical ésotérique. Les concessions de Hegel envers la religion, l’État, etc., sont le mensonge de sa progression.

Les philosophes sont toujours, qu’ils le sachent ou non, qu’ils le veuillent ou non, liés intimement à la société dans laquelle ils vivent, à une classe particulière au sein de cette société et aux efforts progressistes ou rétrogrades de cette classe. C’est ce qu’il y a de véritablement personnel, de véritablement original dans leur philosophie qui est nourri, déterminé, formé et guidé par ce sol et le destin historique de ce dernier. Même lorsqu’à première vue semble prédominer chez un penseur une prise de position individuelle au point de l’isoler vis-à-vis de sa propre classe, sa position n’en est pas moins liée de la manière la plus étroite avec la situation de classe et les fluctuations de la lutte des classes.

Plus un penseur est authentique et important et plus il est le fils de son temps, de son pays et de sa classe. Car toute interrogation féconde, réellement philosophique, est concrète, c’est-à-dire déterminée dans sa forme et son contenu par les nécessités des efforts sociaux, scientifiques, artistiques de son temps, une interrogation qui contient elle-même – toujours dans le cadre des tendances concrètes qui sont ici à l’œuvre – une tendance concrète vers le passé ou vers un avenir, vers le nouveau ou l’ancien. De ce point de vue, que le philosophe ait ou non conscience de cette relation et dans quelle mesure ne revêt qu’une importance secondaire.

Alors que les sciences particulières résolvent des problèmes posés par la vie sans se préoccuper des conséquences au plan philosophique, la philosophie doit aborder les questions de principe, les questions qui touchent à la conception du monde, même si une vérité scientifique peut faire irruption dans les luttes de classe, dans le domaine de la conception du monde (le darwinisme), même si des philosophies se dérobent à toute problématique impliquant la conception du monde, prenant une position déterminée dans la lutte des classes pour la conception du monde, faisant un choix partisan en philosophie.

Toute époque, et en elle chacune des classes impliquées dans la lutte dans le domaine philosophique, pose sous des formes différentes le problème de la relation cognitive envers le réel, du problème de la tension dialectique entre l’élaboration rationnelle de concepts et le contenu réel dont ils doivent rendre compte. La manière dont le problème survient, dont on appréhende sa solution, ou dont, le cas échéant, on se dérobe devant elle, est qualitativement différente en fonction de la situation historique et du déploiement historique de la lutte des classes. Ces différences, qui touchent tout aussi bien les manières de poser les problèmes que les manières de les résoudre apparaissent tout à fait clairement dans les différences entre la philosophie et les sciences particulières. Les sciences particulières sont souvent en mesure de résoudre directement un certain nombre de problèmes posés par la vie sans se préoccuper outre mesure des conséquences au plan philosophique. La philosophie, en revanche, se doit d’aborder des questions principielles, les questions qui touchent à la conception du monde, et cela quelles que soient les réponses qui en résultent.

Cette différence entre la philosophie et les sciences particulières est relative et historiquement relative. Dans des conditions socio-historiques déterminées, l’expression d’une vérité purement scientifique, sans qu’elle soit accompagnée d’une quelconque généralisation philosophique, sans que l’on en infère immédiatement des conséquences philosophiques, peut néanmoins faire irruption au cœur des luttes de classe dans le domaine de la conception du monde (la théorie copernicienne, le darwinisme). D’autre part, il y a eu également des tendances philosophiques relativement durables dont le programme, le cœur méthodique, consistait précisément à se dérober à toute problématique impliquant la conception du monde, une dérobade impliquant une prise de position déterminée au sens de la lutte des classes pour la conception du monde, donc un choix partisan en philosophie (le néokantisme, le positivisme de la seconde moitié du dix-neuvième siècle).

L’irrationalisme (et l’agnosticisme) se dérobe à la problématique philosophique (qui implique des questions de méthode et de conception du monde), réagit aux questions posées par la science et la philosophie en les transformant en cette affirmation, qui constitue pour elle une réponse et une preuve de la supériorité de sa compréhension du monde, de l’impossibilité de principe de donner une réponse (les questions ne peuvent recevoir de réponse, elles sont insolubles, au nom de l’exactitude scientifique en philosophie), et donc de la valeur d’éluder la réponse, ou de s’y soustraire, ou de prendre la fuite devant elle, des attitudes qui permettent d’atteindre vraiment le réel ; cet irrationalisme, très divers, n’a pas une histoire autonome mais est une part de l’histoire générale des sociétés (il n’y a pas une ligne irrationaliste unitaire dans l’histoire de la philosophie, comme l’irrationalisme moderne s’efforce de le faire croire).

Dans l’évolution sociale et dans l’évolution philosophique, l’irrationalisme prend des formes diverses de dérobade vis-à-vis d’une problématique philosophique essentielle, qui implique des questions de méthode et de conception du monde.

Même si l’on peut déceler l’irrationalisme ou l’une de ses variantes dans chacune des périodes de crise les plus différentes de formations sociales extrêmement diverses, il ne saurait avoir une histoire continue et cohérente. L’autonomie d’une telle histoire de l’irrationalisme est au plus haut point relative, de la même manière qu’une histoire de la philosophie scientifique et rationnelle ne peut être comprise et exposée que comme une part de l’histoire générale des sociétés, et seulement sur la base de l’histoire de la vie économique et sociale de l’humanité (le droit n’a pas davantage que la religion une hi de stoire qui lui soit propre).

L’irrationalisme moderne s’efforce de faire croire qu’il y a une ligne irrationaliste unitaire dans l’histoire de la philosophie. Il modernise indûment des courants de pensée anciens, en les noyant dans l’impénétrable obscurité de la philosophie de la vie ou de l’existentialisme.

L’irrationalisme n’est qu’une forme de réaction au développement dialectique de la pensée humaine. Son histoire est donc dépendante de l’évolution de la science et de la philosophie dans la mesure où l’irrationalisme réagit aux nouvelles questions que pose la science et la philosophie en transformant le problème lui-même en réponse, en affirmant que la prétendue impossibilité de principe de lui donner une solution est en elle-même une forme plus haute de compréhension du monde. L’irrationalisme stylise en réponse la prétendue insolubilité d’un problème, prétend qu’éluder et se soustraire à la réponse, et même prendre la fuite devant elle, permet d’atteindre vraiment le réel.

L’agnosticisme lui aussi esquive toute réponse à des questions de cet ordre. Il se contente d’expliquer que ces questions ne peuvent recevoir de réponse, et affirme plus ou moins clairement qu’elles sont insolubles, au nom d’une prétendue exactitude scientifique en philosophie. On rencontre dans la philosophie toutes les nuances entre l’agnosticisme et l’irrationalisme. La quasi-totalité des irrationalismes s’appuie de manière plus ou moins prononcée sur la théorie de la connaissance de l’agnosticisme.

L’irrationalisme moderne de la première époque s’oppose à la bourgeoisie ascendante et à la liquidation des vestiges du féodalisme, tandis que l’irrationalisme moderne actuel devient l’allié et parfois le dirigeant de l’aile réactionnaire radicale de l’idéologie bourgeoise, le soutien sur le plan de la conception du monde d’une bourgeoisie face aux luttes du prolétariat, dans une phase du capitalisme où l’essor des forces productives est entravé par les rapports de production (crises économiques), où le développement des sciences de la nature est une question de survie et est en partie entravé (crises de la physique) et où la conception du monde et la philosophie deviennent non scientifiques, voire anti-scientifiques, avec la prise de conscience de la bourgeoisie des conséquences sur la conception du monde, la philosophie et la religion du développement de la science.

Chacune des crises sérieuses de la pensée philosophique, en tant que lutte philosophique socialement déterminée entre ce qui naît et ce qui dépérit, met au jour du côté de la réaction des tendances que l’on est en droit de désigner par le mot irrationalisme.

On peut mettre en doute que l’emploi systématique de ce terme soit scientifiquement approprié, ce qui pourrait donner l’impression injustifiée qu’il existe réellement une ligne irrationaliste unitaire dans l’histoire de la philosophie.

L’irrationalisme moderne a des conditions d’existence particulières, qui proviennent de la spécificité de la production capitaliste. L’irrationalisme moderne apparaît sur le terrain de la production capitaliste et des luttes de classe spécifiques qu’elle entraîne, tout d’abord celui de la lutte progressiste de la bourgeoisie contre le féodalisme et la monarchie absolue, et plus tard celui de sa résistance réactionnaire contre le prolétariat. Ces différentes étapes des luttes de classe ont engendré des tournants décisifs dans l’évolution de l’irrationalisme, dans sa forme comme dans son contenu, déterminant aussi bien les questions qu’il se pose que les réponses qu’il leur donne, et de quelle manière elles ont transformé cette physionomie.

Dans les sociétés esclavagistes, la contradiction entre forces de production et rapports de production se manifeste à ce point décisif de la crise du système par le fait que les forces productives ne cessent de régresser. Au sein de la société féodale, la bourgeoisie développe des forces productives dont la supériorité ne cesse de s’affirmer. Avec l’avènement de la production capitaliste, le rythme de développement des forces productives est en interaction avec le développement de la science. L’évolution dans un sens réactionnaire de la bourgeoisie dans les domaines politiques, sociaux et idéologiques commence lors d’une étape historique encore marquée par une puissante progression des forces productives. Certes, l’essor des forces productives est entravé par les rapports de production, ce qui se manifeste par les crises économiques, des forces productives considérables restant inexploitées. Mais la bourgeoisie même déclinante est contrainte d’autoriser le développement des sciences de la nature, pour sa survie et pour les impératifs techniques de la guerre moderne.

Ce développement économique entraîne une transformation du caractère des luttes de classe. Les rébellions d’esclaves et de serfs ont joué un rôle décisif dans les processus de dissolution de l’économie esclavagiste et du féodalisme. Le prolétariat est la première classe opprimée en mesure d’opposer à la vision de du monde de ses oppresseurs sa propre vision du monde. L’histoire de la philosophie bourgeoise est entièrement déterminée dans son évolution par les luttes de classe. Ainsi, l’irrationalisme moderne qui s’oppose au progrès bourgeois et à la liquidation des vestiges du féodalisme est différent de l’irrationalisme, aile réactionnaire radicale de l’idéologie bourgeoise, soutien de la résistance acharnée de la bourgeoisie réactionnaire sur le terrain de la conception du monde, dont il va parfois jusqu’à assumer la direction.

Alors que dans les sociétés précapitalistes, la contradiction entre les forces productives et les rapports de production impliquait la fin du progrès des sciences, dans le capitalisme, même en période de déclin, les sciences, particulièrement les sciences de la nature, doivent continuer à progresser dans une certaine mesure, une tendance qui s’approfondit avec la guerre impérialiste.

Il y a des avancées subites dans certaines questions techniques, mais aussi des crises comme celle de la physique moderne. Science et conception du monde entretiennent une relation synergique dans les périodes ascendantes, tandis qu’elles s’entravent mutuellement dans les périodes de déclin. À certains points critiques, la philosophie adopte un esprit anti scientifique ou un caractère non scientifique, ce qui engendre une atmosphère intellectuelle curieuse, quand la conquête de la nature par la science et la technique n’en continue pas moins de progresser constamment (même si c’est à un rythme ralenti, puisque dans le capitalisme déclinant la stagnation ou le recul des forces productives, voire leur dépérissement, ne prennent pas la forme d’un retour forcé des méthodes de production inférieure), avec en plus une transformation qualitative du savoir scientifique et historique qui ne peut ignorer les conséquences philosophiques de sa croissance, ni les répercussions sur la question religieuse.

Les sciences de la nature ne sont pas seulement hostiles à la religion dans leurs fondements et leurs conséquences philosophiques, mais dans leurs recherches particulières et leurs résultats exacts qui sapent les fondements de la religion, si bien que la religion ne peut plus construire à partir des principes religieux une image du monde intégrant les principes, la méthode et les résultats des sciences et de la philosophie, et en conséquence la religion prend une attitude défensive, des positions agnostiques ou nominalistes, avec aussi la création de nouvelles religions par des bourgeois incapables de renoncer radicalement à la conscience religieuse, incapables d’expliquer le monde par lui-même, de l’expliquer rationnellement dans son mouvement dialectique propre, incapables de tirer les conséquences philosophiques des faits que la science établit, et ces bourgeois se tournent vers l’irrationalisme.

Jusqu’à maintenant, les crises liées à la disparition de formations sociales s’étaient toujours accompagnées de crises religieuses. Dans tous les cas, on avait toujours vu une religion en remplacer une autre (la Réforme, la Contre-réforme). Cependant, en dépit d’une intolérance et d’une agressivité plus fortes que jamais des différentes Églises, la religion commence à se voir refoulée, au plan de la conception du monde, sur des positions défensives. Les sciences de la nature ne sont pas seulement hostiles à la religion dans leurs fondements et leurs conséquences philosophiques et cosmologiques, comme l’était déjà souvent la philosophie de la nature de l’Antiquité, mais, dans leurs recherches particulières, avec leurs résultats exacts, ce sont les fondements de la religion qu’elles sapent.

La religion n’est plus en mesure de construire à partir des principes religieux une image du monde qui prétende saisir et intégrer de manière plausible les principes, la méthode et les résultats des sciences et de la philosophie. Le cardinal Bellarmin s’était déjà vu contraint de prendre une position agnostique vis-à-vis de la théorie copernicienne, c’est-à-dire d’admettre l’héliocentrisme comme une hypothèse de travail utile à la pratique scientifique, tout en déniant à la science toute compétence à affirmer quoi que ce fût sur la véritable réalité (la religieuse réalité). Cette évolution était commencée au Moyen Âge avec la philosophie nominaliste.

Cette évolution – dès l’époque du nominalisme – en tant que lutte de la nouvelle image du monde, antireligieuse dans ses tendances, contre la vieille religion, commence et se poursuit sous les traits de la lutte d’une forme religieuse contre une autre, d’un combat interne entre religions. C’est également ce à quoi on assiste dans les révolutions bourgeoises (le culte de l’être suprême). La classe bourgeoise s’avère incapable de renoncer radicalement à la conscience religieuse. Les matérialistes du dix-huitième siècle, mus par la volonté de liquider cette conscience religieuse, ne parviennent pas à une image du monde d’une radicale immanence, ne parviennent pas à expliquer le monde par lui-même, du fait de l’état limité des connaissances sur la nature, laissant à la science de la nature de l’avenir le soin de donner les justifications de détails.

Cette possibilité d’expliquer le monde à partir de lui-même est sur le point de s’accomplir avec l’approche de nos moyens de connaissances des transitions concrètes entre nature inorganique et nature organique. Toutefois, plus la société bourgeoise se développe, plus la bourgeoisie se borne à défendre son pouvoir contre le prolétariat, plus elle devient une classe réactionnaire, et plus il devient rare que des savants et des philosophes bourgeois tirent les conséquences philosophiques des faits que la science a déjà établis : la philosophie bourgeoise se tourne d’autant plus volontiers vers des solutions irrationnelles que l’évolution s’approche du point où se fait jour l’exigence d’un pas supplémentaire dans l’explication immanente du monde, dans son interprétation à partir de lui-même, dans une compréhension rationnelle de la dialectique de son mouvement propre.

Les conséquences philosophiques des sciences de la nature, des sciences sociales, de l’économie et de l’histoire (prendre le parti de progresser dans la méthode et dans la vision du monde grâce à la dialectique, ou prendre le parti de la fuite dans l’irrationalisme et contre le progrès) dépendent de la position des philosophes dans la lutte des classes, de leurs positions sur les questions socio-historiques et économiques.

L’aggravation d’une crise scientifique, la contrainte soit de continuer à progresser grâce à la dialectique, soit d’avoir recours à une fuite dans l’irrationalisme, coïncide presque toujours avec de grandes crises sociales : tandis que l’évolution des sciences de la nature est essentiellement déterminée par la product de ion matérielle, les conséquences philosophiques, nées des nouvelles interrogations et des réponses qui leur sont données, des nouveaux problèmes et des tentatives de solution dans ces sciences, dépendent pour leur part dans une très large mesure des luttes de classe de la périod de e en cause. La décision sur le fait que les généralisations qu’opère la philosophie à partir des sciences de la nature constituent un progrès dans la méthode et la vision du monde, ou font au contraire obstacle au progrès, en d’autres termes l’attitude partisane en philosophie a son origine, consciente ou non, dans la position de ses représentants dans la lutte des classes de la période concernée.

Le de de de de s conséquences des sciences sociales, de l’économie et de l’histoire sur la philosophie et la théorie de la connaissance (l’orientation progressiste ou rétrograde des positions philosophiques) dépendent étroitement de la position des philosophes dans la lutte des classes, de leurs positions sur les questions socio-historiques et économiques.

La dialectique apparaît souvent sous forme métaphysique ; souvent métaphysique, le matérialisme (dénoncer l’illusion idéaliste et humaniste du libre arbitre, affirmer que la pensée est déterminée par l’être, envisager une société des athées, considérer le vice comme le fondement du progrès social) se bat contre l’idéalisme de Descartes ; Pascal et Jacobi s’opposent de manière romantique aux progrès sociaux et scientifiques.

La tendance fondamentale de la philosophie, du seizième siècle jusqu’à la première moitié du dix-neuvième a été dans son ensemble une vigoureuse marche en avant, une impulsion irrésistible vers la conquête intellectuelle de l’ensemble de la réalité, celle de la nature comme celle de la société. Bien que cette période soit dominée jusqu’au début de la philosophie classique allemande par la pensée métaphysique, on voit apparaître dans tous les domaines des dialecticiens considérables (Descartes, Spinoza, Le Neveu de Rameau de Diderot, le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau), souvent sans conscience philosophique.

Le matérialisme (souvent en empruntant des formes mystiques et religieuses) vit sa première grande bataille publique contre l’idéalisme dans les discussions à propos des Méditations métaphysiques. Gassendi et Hobbes, puis Spinoza, s’élèvent contre Descartes. Le dix-huitième siècle français constitue l’apogée du matérialisme métaphysique : d’Holbach, Helvétius et Diderot. La philosophie anglaise, quoique son courant dominant (celui de Berkeley et Hume, qui se rattache aux ambivalences de Locke) soit marqué d’un idéalisme agnostique, en raison des de de de de de de compromis idéologiques de la Grande Révolution, voit constamment apparaître d’importants et influents penseurs matérialistes ou inclinant vers le matérialisme qui dénoncent l’illusion idéaliste et humaniste du libre arbitre et qui sont convaincus que la pensée est déterminée par l’être.

L’opposition religieuse et réactionnaire contre cette poussée du matérialisme, contre cette tendance vers une cosmologie et une anthropologie purement immanentes, contre la possibilité d’une société fonctionnant sans au-delà et sans morale chrétienne transcendante (la société des athées de Bayle, le vice considéré comme le fondement du progrès social chez Mandeville) prit la forme de violentes polémiques, avec des penseurs plus ou moins convaincus que les arguments théologiques conventionnels sont désormais impuissants, au moins du point de vue méthodologique, et qu’il est donc nécessaire de défendre l’image du monde concrète de la religion chrétienne et de de de de de de de de ses contenus à l’aide d’une méthode plus moderne, plus philosophique et donc plus proche de l’irrationalisme.

Pascal dans sa relation avec le cartésianisme, Jacobi dans sa relation avec les Lumières et la philosophie classique allemande, ont une réaction d’effroi face aux progrès sociaux et scientifiques, contre lesquels ils adoptent, Pascal en particulier, une sorte d’opposition romantique en soumettant ses résultats à une critique de droite.

Pour Pascal, la morale nihiliste et l’ennui, signes d’une déréliction et d’une solitude désespérées et irrémédiables dans le monde sans Dieu, ne peut se surmonter que par la religion ; le cosmos peuplé de représentations anthropomorphiques, mythiques et religieuses se transforme avec la géométrie en un infini inhumain et vide, étranger à l’homme : l’homme, perdu dans l’infiniment petit et l’infiniment grand, ne peut trouver de sens que dans la religion : son désespoir n’de de de de de de est pas assez grand pour que la religion lui apparaisse comme une simple option ou un simple postulat.

Pascal donne une description critique subtile et pénétrante de la société de la noblesse de cour, des conséquences morales nihilistes qui résultent inévitablement de la dissolution qui s’y dessine nettement. Ses descriptions coïncident fréquemment avec celles de La Rochefoucauld ou de La Bruyère. Mais tandis que ces derniers se confrontent hardiment aux problèmes moraux qu’ils voient naître, Pascal n’utilise leur description qu’en vue d’un pathos dont il fait un tremplin pour un saut dans la religion. Tandis que La Rochefoucauld et La Bruyère, même si ce n’est que sous la forme d’aphorismes ou de descriptions commentées, parviennent à s’approcher de très près d’une dialectique de la morale dans la société capitaliste naissante, les contradictions, chez Pascal, apparaissent d’emblée comme impossibles à résoudre par l’être humain sans un recours à la transcendance. Ces contradictions se présentent comme les signes d’une déréliction et d’une solitude désespérées et irrémédiables de l’homme livré à lui-même dans un monde que Dieu a abandonné. Dans ses descriptions et ses analyses de l’ennui mortel et incurable, ce mal du siècle des classes dirigeantes, Pascal est souvent très proche de Schopenhauer.

Sa description philosophique de la déréliction est aussi le fondement de ses réflexions sur les relations de l’homme avec la nature. Pascal tire de la vision géométrique de la nature des conséquences opposées à celles de Descartes, Spinoza ou Hobbes, qui aperçoivent ici un champ illimité de possibilités qui s’ouvrent à l’homme dans la maîtrise intellectuelle et la conquête pratique de la nature. Pascal ne voit là que la métamorphose d’un cosmos jusqu’ici peuplé de représentations anthropomorphiques, mythiques et religieuses, en un infini inhumain et vide, totalement étranger à l’homme. L’homme y est perdu, égaré dans cette parcelle infinitésimale de l’univers où l’ont relégué les sciences de la nature. Il est désemparé face aux énigmes insolubles de deux abîmes : l’infiniment petit et l’infiniment grand. Seule l’expérience religieuse, les vérités du cœur (les vérités du christianisme) peuvent rendre à sa vie un sens et une direction. Pascal voit donc aussi bien les conséquences déshumanisantes du capitalisme que les répercussions méthodologiques progressistes inévitables des nouvelles sciences de la nature qui dissipent l’anthropomorphisme de l’image du monde précédente, de même que la philosophie qui naît sur leur terrain. Il voit les problèmes mais il fait volte-face là même où ses grands contemporain avancent dans le sens de la dialectique, ou tout au moins s’y efforcent.

Cette volte-face, cette retraite immédiate face aux nouveaux problèmes relie Pascal à l’irrationalisme moderne. Ce qui le distingue de celui-ci, c’est qu’il est lié de manière étroite à la religion positive dogmatique. Le contenu véritable de sa philosophie, le but véritable de cette élimination des germes de dialectique au profit de paradoxes désespérés, par principe insolubles, et qui lui imposent le saut dans la religion, est précisément le christianisme dogmatique, même si c’est sous la forme post-réformée du jansénisme. C’est ainsi moins par les contenus qu’il entérine que par sa méthode, par une phénoménologie de l’expérience religieuse désespérée présentée sous forme aphoristique, que l’on fait de Pascal un aïeul de l’irrationalisme moderne. Il n’en est toutefois un authentique précurseur que dans cette mesure limitée. Sa phénoménologie du désespoir avec son aspiration vers un accomplissement religieux l’amène à une profession de foi chrétienne, mais son adhésion à la rationalité des dogmes lui fait emprunter des voies étrangères à l’irrationalisme moderne.

Chez Kirkegaard, la phénoménologie du désespoir domine à un point tel que la tendance vers l’accomplissement religieux et le dépassement du désespoir, à l’encontre des intentions de l’auteur, modifie de manière décisive l’objet de ses aspirations religieuses, désintègre les contenus religieux au point que les tendances chrétiennes ne sont plus que l’objet d’options ou de postulats, ce qui rapproche l’ensemble de sa philosophie d’un athéisme religieux ou d’un nihilisme existentialiste. Tout cela est déjà contenu en germe chez Pascal, mais seulement en germe.

Jacobi oppose l’intuition purement subjective (le savoir immédiat) à la connaissance conceptuelle (métaphysique) qui n’a qu’un rôle pragmatique ; le saut vers la religion permet d’accéder à la véritable réalité ; Dieu, c’est le suprasensible indéterminé ; soi est divinisé ; les frontières entre théorie de la connaissance et psychologie sont brouillées (ce que fera la phénoménologie) ; Jacobi s’oppose à l’athéisme et au matérialisme ; il est caractérisé comme un nihiliste, un sceptique, un immoraliste, un anti-philosophe qui récuse la pensée philosophique discursive, un idolâtre mystique, un irrationaliste sans phrase, un pur intuitionniste.

Jacobi affirme nettement sa résistance contre le matérialisme et l’athéisme ; cependant, son expérience religieuse est vidée d’un contenu positif : il ne reste plus que la tentative de sauvegarder une forme abstraite, indéfinie de la religion en général. Il oppose l’intuition (ce qu’il appelle le savoir immédiat) à la connaissance conceptuelle, à la pensée discursive, c’est-à-dire métaphysique. Il ne concède à la pensée métaphysique qu’un rôle pratique, pragmatique. Seule l’expérience religieuse permet d’accéder à la véritable réalité. Cependant, le saut accompli vers la religion ne mène qu’à l’idée d’un dieu abstrait et indéfini : alors que l’irrationalisme moderne répond à cette problématique par des mythes, Jacobi a conscience, même s’il ne l’avoue pas, du rien que constitue cette expérience d’une prétendue recherche de la substance authentique, qui s’écarte intuitivement de la dialectique. Il y a chez lui une tentative de critiquer la conception mécaniste d’une impulsion première avec un Dieu qui remonte la pendule de l’univers, un Dieu de l’entendement abstrait, impuissant et vidé de toute substance, à qui il oppose son Dieu de l’intuition pure, tout aussi privé de contenu (il affirme que Dieu est, non pas ce que Dieu est, car cette dernière affirmation serait une connaissance et conduirait à un savoir médiatisé : par la, Dieu, en tant qu’objet de la religion, est expressément borné au Dieu en général, au suprasensible indéterminé, et la religion est, en son contenu, réduite à son minimum). Jacobi partage avec les autres représentants de l’Aufklärung allemande l’opposition philosophique avec ces importants penseurs du dix-septième et du dix-huitième siècle qui s’efforcent de dépasser le stade atteint par les sciences de la nature en dessinant les contours d’une image du monde cohérente, celle d’un mon de de animé par la dialectique et fondé sur le mouvement propre des choses elles-mêmes (Spinoza, Leibnitz, les matérialistes français).

Il en résulte chez Jacobi que si les tendances dialectiques de ses contemporains (Hamann, Herder, Goethe) sont pour lui incompréhensibles, il n’en refuse pas moins les penseurs irrationalistes des Lumières allemandes qui se rattachent à la métaphysique d’école de Wolf. Plus tard, il critiquera la philosophie classique allemande du même point de vue qu’il avait adopté envers les grandes figures des dix-septièmes et dix-huitièmes siècles.

Jacobi proclame que l’intuition la plus pure et la plus abstraite est l’unique méthode philosophique véritable, avec une franchise dont seront dépourvus les irrationalistes plus tardifs : il constate en effet que l’argumentation d’un Spinoza est irréfutable et qu’elle mène irrésistiblement à l’athéisme : plus les antagonismes sociaux s’exacerbent, plus la situation de la conception du monde religieuse est mise en péril, et plus grand se fera l’acharnement des irrationalistes à nier toute possibilité d’une connaissance rationnelle de la réalité, une tendance qui commence dès Schopenhauer.

Jacobi cherche la voie du savoir immédiat. Sa fin ultime, c’est ce qui ne se laisse pas expliquer : l’indissoluble, l’immédiat, le simple. C’est la méthodologie tout entière de la connaissance philosophique qui se voit ainsi orientée sur la voie du pur subjectivisme. Ce n’est pas l’étude du monde objectif, ce n’est plus l’essence intrinsèque des objets eux-mêmes qui détermine la méthode philosophique, mais c’est l’attitude subjective du penseur (l’argumentation conceptuelle ou bien la connaissance immédiate, l’intuition) qui détermine la vérité ou la fausseté de son objet philosophique. Tandis que Kant et Fichte s’efforcent d’élaborer une mét de de de de de hode de connaissance philosophique objective à partir de leur point de vue idéaliste, Jacobi se réclame ouvertement d’un subjectivisme extrême.

Ce subjectivisme extrême se manifeste non seulement dans le domaine de la théorie de la connaissance mais aussi dans celui de l’éthique.

Jacobi attire l’attention sur certaines faiblesses de l’idéalisme subjectif de Fichte, sur la volonté qui ne veut rien, sur l’universalité abstraite de son éthique. Les propres exigences éthiques de Jacobi ne contiennent qu’une divinisation de soi dénuée de principe, les rodomontades subjectivistes de l’individu bourgeois et sa prétention à être une exception. Jacobi ne désire nullement abroger la loi universelle, mais seulement garantir à l’individu bourgeois son statut d’exception : le privilège aristocratique pour l’intellectuel bourgeois de constituer une exception à la loi générale, tout au moins en imagination.

Jacobi transforme ainsi les problèmes de la théorie de la c 1008 onnaissance et de l’éthique en problèmes subjectifs et psychologiques. Sans le moindre voile, Jacobi brouille les frontières entre théorie de la connaissance et psychologie, comme le fera la phénoménologie dans l’irrationalisme moderne. Les vérités dont on sait qu’elles sont le résultat des considérations les plus compliquées, au plus haut point médiatisées, se présentent immédiatement à la conscience de celui à qui une telle connaissance est devenue familière. L’aisance à laquelle nous somme parvenus dans un genre quelconque de savoir ou d’art consiste dans le fait d’avoir de telles connaissances, de tels modes d’activité, immédiatement dans sa conscience, et même dans une activité se dirigeant vers le dehors, ainsi que dans ses membres. L’immédiateté du savoir n’exclut pas sa médiation. L’immédiateté du savoir et la médiation du savoir sont tellement liés que le savoir immédiat lui-même est un produit et un résultat du savoir médiatisé. Penser trouver grâce à l’immédiateté quelque chose de nouveau et non médiatisé, c’est une illusion.

Jacobi veut non seulement échapper à l’athéisme des penseurs du dix-septième et dix-huitième siècle mais aussi au matérialisme. Jacobi mentionne expressément le danger du matérialisme, par opposition à de nombreux irrationalistes des périodes plus tardives qui se complaisent à obscurcir le problème en affectant de proposer des théories pseudo-matérialistes, des tentatives d’indiquer une troisième voie de la philosophie au-delà de l’opposition entre matérialisme et idéalisme. Pour Jacobi, le matérialisme considère que la pensée n’est pas la source de la substance, mais la substance celle de la pensée, de sorte qu’il faut admettre avant la pensée, comme étant premier, quelque chose qui ne pense pas, quelque chose qui doit être conçu comme le primordial, si bien que Leibnitz appelle les âmes des automates spirituels. L’irrationalisme de Jacobi est une sorte de compendium réactionnaire des luttes intellectuelles des dix-septièmes et dix-huitièmes siècles, la proclamation officielle de la faillite de l’idéalisme, la déclaration que même le déni de la raison, même la retraite dans la vacuité et le non-sens, dans les paradoxes vides, dans un nihilisme caché sous un travesti religieux, n’offrent que l’il est lusion d’une résistance face a la philosophie matérialiste. Lessing considère Jacobi comme un nihiliste, un sceptique dont la philosophie tourne le dos à toute philosophie. Friedrich Schlegel, dans sa période de républicanisme radical, considère que la philosophie de Jacobi s’achève dans l’incroyance et le désespoir ou bien dans la superstition et le fanatisme, et il parle de l’immoralisme de Jacobi, son esprit pernicieux de débauche spirituelle, sa complète démesure qui anéantit toutes les règles de la justice et de la morale : ses objets varient, mais seule l’idolâtrie persiste. Toute débauche de luxe aboutit à un esclavage, même si c’est dans la jouissance de l’amour le plus pur de l’être le plus sacré. L’esclavage mystique est le pire des esclavages.

Jacobi dénonce Spinoza comme athée, mais il vise surtout la dialectique de Spinoza. Du point de vue de la philosophie de l’histoire, ce constat de Jacobi représente une prise de conscience de l’incompatibilité de principe d’une philosophie rigoureusement conduite et de la religion. La philosophie progressiste, stigmatisée comme nécessairement athée, ne se voit plus seulement opposer une philosophie chrétienne ou tout au moins respectueuse à l’égard du christianisme, mais un pur intuitionnisme, un irrationalisme sans phrase, une récusation de la pensée philosophique discursive et de la pensée rationnelle en général.

Les panthéistes comme Spinoza considèrent la matière comme un attribut de Dieu (la dialectique idéaliste ne peut surmonter ses vestiges théologiques) ; Hegel anime cette matière, cette substance inanimée par un esprit, par une activité propre, par une autodétermination, par une conscience de soi, qui sont ainsi des attributs de la substance.

Herder et Goethe refusent les imputations de Jacobi sur l’athéisme de Spinoza : ils parlent de panthéisme. Schelling et Hegel, accusés d’athéisme, protestent : il ne s’agit pas seulement de diplomatie à l’égard du pouvoir clérical, mais de l’inachèvement et de l’inconséquence inévitable de la dialectique idéaliste qui ne peut surmonter les vestiges théologiques de leur philosophie.

Le panthéisme est la négation de la théologie sur le terrain même de la théologie puisqu’il fait de la matière, de la négation de Dieu, un prédicat ou un attribut de la divinité. C’est un athéisme théologique ou un matérialisme théologique.

Hegel se distingue de Spinoza en animant la substance morte, inanimée, en lui insufflant l’esprit de l’idéalisme, faisant de l’activité propre, de la puissance d’autodétermination, de la conscience de soi un attribut de la substance.

Pour Hegel et Spinoza, la conscience de soi est un attribut de la substance, c’est-à-dire de Dieu. Autrement dit, Dieu, c’est Moi : pour Spinoza, l’étendue ou la matière est un attribut de la substance et pour Hegel la conscience que l’on a de Dieu est la conscience que Dieu a de lui-même.

Vico, Hamann, Rousseau, Herder s’opposent à ceux qu’on désigne comme rationalistes, mais ils sont dans la lutte des classes du côté du nouveau, du progrès, contre la pensée métaphysique dans la maîtrise des phénomènes mécaniques de la nature, pour une pensée philosophique envisageant l’histoire comme rationnelle, avec des lois dialectiques en perpétuelle évolution, pour une quête de la raison immanente à la société et à l’histoire. De de

La philosophie spéculative est à la fois théisme et athéisme. C’est dans de telles faiblesses, de tels paradoxes, de telles ambiguïtés que l’irrationalisme moderne cherche et prétend trouver des points de contact, afin d’étiqueter a posteriori comme irrationalistes des penseurs dont l’influence, pour l’essentiel, était diamétralement opposée à l’irrationalisme, et de de de qui avaient même soumis les tendances qu’ils voyaient apparaître dans ce sens à une implacable critique.

Du point de vue d’une histoire de l’esprit forgée par l’idéalisme, il n’est pas difficile de placer Vico, Hamann, Rousseau ou Herder dans le voisinage immédiat de l’irrationalisme. Ces penseurs se sont opposés en effet aux courants contemporains que l’on désignait généralement (mais de manière inappropriée et abstraite) comme rationalistes. Si l’on se contente d’élaborer ainsi de manière superficielle, abstraite et formelle, un contraste entre rationnel et irrationnel, ces penseurs prennent d’eux-mêmes place du côté de l’irrationalisme.

Si l’on considère en revanche l’irrationalisme sous le jour concret des luttes idéologiques de la période concernée, en tant que moment et prise de position dans la lutte constante entre l’ancien et le nouveau, entre progrès et régression dans l’histoire concrète, qui renaît constamment de la lutte des classes, il en résulte nécessairement un éclairage tout différent : ce sont précisément les penseurs que nous venons de citer, dans une époque dont la tendance dominante était la maîtrise intellectuelle des phénomènes mécaniques de la nature assortie d’une pensée métaphysique, qui s’efforçaient d’imposer de haute lutte contre cette pensée métaphysique le droit de la pensée philosophique à s’appliquer à un monde en changement permanent et conçu historiquement dans sa permanente évolution.

Pour ce qui concerne cette dimension historique, il ne s’agit pas de concevoir l’histoire comme une série d’événements uniques et singuliers qui échapperaient à toute loi, une histoire qui serait donc ainsi irrationnelle par nature, une conception de l’histoire née comme arme de l’opposition réactionnaire et légitimiste contre la Révolution française et ensuite appropriée par la théorie et la pratique de la science historique bourgeoise.

Ces penseurs partagent tous la même aspiration : explorer les lois du déroulement historique, du progrès socio-historique, découvrir la raison dans l’histoire, cette raison immanente à l’œuvre dans l’histoire humaine, la raison du mouvement propre de l’histoire universelle, et de la conceptualiser. Ces penseurs se confrontent alors à des problèmes dialect de iques à une époque où les fondements de ces lois dialectiques n’avaient fait l’objet d’aucun examen (ainsi l’étude de la Préhistoire), et dans laquelle les courants intellectuels dominants ne se souciaient nullement d’élaborer l’arsenal conceptuel et méthodologique nécessaire pour maîtriser ces problèmes (on peut même dire que les orientations théoriques dominantes dans la théorie de la connaissance – la géométrie comme modèle de la théorie de la connaissance – ne pouvaient que faire obstacle au développement dans cette direction).

Cette quête de la raison immanente au mouvement propre de la société et de l’histoire va à contre-courant de la théorie de la connaissance dominante : elle est une recherche des catégories dialectiques susceptibles d’exprimer de manière adéquate les lois de l’évolution historique et sociale.

Goethe à une vision dialectique et matérialiste de l’histoire de la nature ; Vico considère que l’histoire est faite par les hommes eux-mêmes, qu’elle est rationnelle et accessible à la connaissance, que les fins individuelles bornées deviennent des moyens servant à atteindre des fins plus importantes pour le salut du genre humain ; Herder envisage le langage comme le produit non de Dieu, mais des forces spirituelles de l’homme ; Rousseau parle des origines de la société civile, où la propriété privée engendre des inégalités au potentiel révolutionnaire ; Descartes et Bacon se situent eux aussi dans la recherche de la rationalité du monde.

Goethe n’a cessé de rechercher, longtemps de manière purement instinctive, les catégories dialectiques dans l’évolution des êtres vivants et dans la conception historique de la nature. A partir de ses tentatives de jeunesse à la méthodologie tâtonnante et en passant par une phase d’empirisme radical, il devient partisan franc-tireur de la philosophie classique allemande, et en particulier de sa dialectique. Les réserves à l’égard des grands philosophes contemporains sont en partie dues à ce qu’il est beaucoup plus proche que ceux-ci du matérialisme et en partie à son refus rigoureux de laisser les résultats de ses propres recherches prisonniers du carcan d’un système idéaliste. Il est l’adversaire d’une extension universelle du système de Linné, le partisan de Geoffroy Saint-Hilaire contre Cuvier, le précurseur de Darwin.

Chez d’autres, ce n’est pas l’histoire de la nature qui est au centre de l’intérêt mais l’historicité des événements sociaux. Dieu y joue parfois un rôle positif. Pour Vico, la Providence se définit comme un esprit qui engendre à partir des passions (qui ne s’attachent qu’aux intérêts individuels) des sociétés civiles. Le monde des nations a à sa source un esprit dont les desseins sont différents des fins particulières que se proposent les hommes, leur sont même quelquefois opposés et toujours supérieurs : les fins individuelles bornées deviennent des moyens servant à atteindre des fins plus importantes pour le salut du genre humain. En définitive, l’histoire est faite par les hommes eux-mêmes. Elle est par conséquent rationnelle et accessible à la connaissance. Adversaire de la théorie de la connaissance de Descartes, il se rapproche dans sa théorie des catégories du matérialiste Spinoza (l’ordre des idées doit procéder selon l’ordre des objets) et même le prolonge dans la même direction que le fera la dialectique idéaliste avec des catégories qui se font plus mobiles, plus dynamiques.

Ces auteurs déploient l’histoire des hommes et des sociétés humaines à partir de leur mouvement propre, des actes et des souffrances des hommes, et ils en cherchent la raison, autrement dit l’ensemble des lois qui en régissent le déroulement. La question peut porter sur l’origine humaine du langage (Herder dans une polémique contre la théorie théologique de l’origine du langage) compris comme un développement de la raison, comme le produit des forces spirituelles de l’homme. La question peut porter sur les origines de la société civile, avec les inégalités au potentiel révolutionnaire qui naissent de la propriété privée (Rousseau).

C’est la voie d’une élaboration, d’une consolidation et d’un enrichissement de la raison qui mène de Vico à Herder, et la voie dans laquelle Descartes ou Bacon s’étaient engagés va indiscutablement dans la même direction. S’il y a entre eux des différences très importantes qui peuvent aller jusqu’à l’opposition, elles se produisent toutefois à l’intérieur du même camp, celui d’une philosophie qui se fonde sur la rationalité du monde. On n’y rencontre cependant jamais l’antithèse abstraite entre le rationalisme et l’irrationalisme.

Face à la conception dialectique de l’histoire dans la philosophie classique allemande, à l’historiographie française de la Restauration, à l’esprit historique en littératu veillées dans un même re, face à Gracchus Babeuf, aux socialistes utopistes et à leurs prédécesseurs (Mandeville, Ferguson, Linguet, Rousseau), à une histoire et une philosophie qui deviennent dialectiques, et à une science de la nature qui adopte une perspective historiciste contre la pensée mécaniste et métaphysique, l’irrationalisme (Burke, école du droit historique, Carlyle) fait table rase de l’évolution historique et du progrès, défend le passé, les temps prérévolutionnaires, prétend revenir au Moyen Âge.

L’irrationalisme moderne naît de la grande crise économique et sociale, politique et philosophique du tournant du dix-huitième au dix-neuvième siècle. La Révolution française a le ca ractère d’un événement non seulement à l’échelle nationale mais à l’échelle mondiale. Elle a des répercussions marquantes sur la structure sociale de nombreux pays d’Europe, avec la liquidation du féodalisme sur les bords du Rhin ou dans le nord de l’Italie, et même dans les pays où ces bouleversements n’ont pas lieu, l’aspiration à la réforme de la société de l’absolutisme féodal ne cesse désormais d’être à l’ordre du jour. Il en résulte un processus de fermentation idéologique, même dans des pays qui, comme l’Angleterre, avaient déjà accompli leur révolution bourgeoise.

L’historicisme moderne prend naissance avec la conception dialectique de l’histoire dans la philosophie classique allemande, les progrès par à-coups de l’historiographie chez les historiens français de la Restauration, l’esprit historique en littérature chez Walter Scott, Manzoni et Pouchkine.

Burke initie un pseudo-historicisme romantique, qui s’efforce de faire table rase de l’évolution historique, du progrès, au nom d’une conception de l’historicité irrationaliste et prétendue plus profonde.

Dans le même temps, la Révolution française pointe au-delà de l’horizon bourgeois, avec Gracchus Babeuf, avec les socialistes utopistes. Les Lumières visaient à instaurer le règne de la raison, et ce règne de la raison se révèle être le règne idéalisé de la bourgeoisie : les contradictions internes de la société bourgeoise, dont on avait vu poindre la critique perspicace chez nombre de partisans ou de contemporains des Lumières (de Mandeville et Ferguson jusqu’à Linguet et R de ousseau), sont maintenant placées au centre de l’intérêt, d’autant plus qu’il y a les conséquences de la révolution industrielle anglaise et les crises qui se déclenchent dans la deuxième décennie du dix-neuvième siècle. La philosophie de la société devient historique et dialectique. La dialectique devient la question centrale de la philosophie.

À droite, chez les romantiques, dans l’école du droit historique et jusqu’à Carlyle naît une ligne tout à fait nouvelle de la défense du passé, des temps prérévolutionnaires, qui préte de nd revenir au Moyen Âge et qui est inséparable du renforcement général d’une interprétation irrationaliste de l’histoire.

La crise de la pensée sociale s’accompagne d’une crise de la pensée dans les sciences de la nature. La critique de la pensée mécaniste et métaphysique, qui ne s’appuie que sur la géométrie et la mécanique, s’impose de plus en plus. La perspective historiciste s’impose (les théories astronomiques de Kant et de Laplace, les découvertes en géologie et en paléontologie, l’apparition de la théorie de l’évolution, l’opposition contre les systématisations mécanistes de Linné et Cuvier, chez Goethe, Geoffroy Saint-Hilaire, Lamarck).

On ne peut surmonter les contradictions par la logique formelle ; le monde des sociétés humaines doit être considéré comme un processus contradictoire, dialectique, historique, unitaire (dont le résultat est pour Schelling l’Esprit qui parvient à la conscience de soi) ; le monde de la nature peut aussi être considéré comme un processus dialectique objectif.

La philosophie de la nature allemande, en particulier celle du jeune Schelling, est la première tentative pour élaborer une synthèse méthodologique et philosophique de toute cette tendance. Il ne s’agit pas de rejeter ou de surmonter par le recours à la logique formelle les contradictions dialectiques qui apparaissent, mais justement de mettre ces contradictions, leur dépassement dialectique, leur synthèse, au cœur de la nouvelle méthode, la méthode dialectique. Il s’agit de concevoir le monde préhumain et le monde des sociétés humaines comme un processus historique unitaire, dont le résultat est l’Esprit, qui jusqu’à maintenant s’efforçait inconsciemment de parvenir à la conscience de soi et qui conquiert en toute lucidité sa patrie et sa réalité (la naissance de la philosophie est une odyssée de l’Esprit).

Puisque la méthode progressiste en philosophie est une dialectique idéaliste et est orientée vers l’histoire, la réaction philosophique recourt à des armes nouvelles. L’empirisme anglais s’avère décevant.

Comme certaines tendances dialectiques agissantes dans la nature ne sont pas absolument identiques avec les tendances dialectiques agissantes dans la société, qu’on est de peut les penser isolément, certains comme Schelling à ses débuts se préoccupent avant tout des processus dans la nature, tandis que Hegel prend pour point de départ la société, même si son système achevé représente en même temps l’apogée de la méthode dialectique dans la philosophie de la nature. Lorenz Oken a une dialectique de la philosophie de la nature progressiste et est également radical au plan social, politique et philosophique. Franz von Baader, figure principale de la réaction en philosophie et en histoire, est, sous l’influence de Schelling, en même temps favorable à la conception dialectique de la nature.

En dépit de l’enthousiasme de Schelling pour la Révolution française, partagé avec Hegel et Hölderlin, sa conscience de la portée philosophique des bouleversements sociaux n’est que très embryonnaire. Par la suite, il est marqué par les effets de la Restauration et de la réaction post-thermidorienne.

Fichte, en éliminant la chose en soi, transforme l’idéalisme transcendantal en idéalisme subjectif ; au-delà du monde des apparences appréhendé de manière purement subjective, il y a la dialectique du Moi et du non-Moi, un Moi-substance-pensante engendrant un savoir-cosmos mû de son mouvement propre et s’engendrant de lui-même ; la prise en compte exclusive par Schelling de la substance dans le domaine des sciences de la nature invente l’idéalisme objectif.

À l’origine, Schelling reprend naïvement la forme de dialectique alors la plus évoluée, celle de Fichtre. Il n’aperçoit pas qu’une dialectique dans la nature implique un principe d’objectivité qui la rend incompatible avec la dialectique subjective de Fichtre. Hegel incite Schelling à rompre avec l’idéalisme subjectif et à prendre conscience de ses propres découvertes philosophiques, mais Schelling ne prend pas véritablement conscience de la nouvelle méthode dialectique, même s’il influence aussi bien Goethe, Oken, Trevinarus que Baader et Görres.

Fichte, en éliminant de l’idéalisme transcendantal la chose en soi, transforme sa philosophie, du point de vue de la théorie de la connaissance, en un idéalisme subjectif comparable à celui de Berkeley, et accomplit ce que Emmanuel Kant avait qualifié de scandale de la philosophie.

A la différence de Berkeley ou plus tard de Schopenhauer, Fichte ne postule pas que derrière le monde des apparences appréhendé de manière purement s de de de de ubjective, se tiendrait à titre de principe métaphysique ultime le Dieu des chrétiens ou la très peu chrétienne volonté, puisqu’il se propose au contraire de déduire de la dialectique du Moi et du non-Moi (comme Spinoza déduisait son monde de la dialectique entre substance pensante et étendue) le cosmos tout entier du savoir, autonome et immanent, mû de son mouvement propre et s’engendrant de lui-même : le Moi de Fich de de de de te revêt donc à son tour une fonction nouvelle au plan méthodologique et systématique, non parce que Fichte se refuse à identifier ce Moi avec la conscience individuelle, puisqu’il s’efforce au contraire de déduire cette conscience individuelle de ce Moi, mais parce que ce Moi – indépendamment des intentions conscientes de Fichte et même en contradiction avec elles – doit assumer, en raison des nécessités internes du système, la fonction de la substance spinoziste, la fonction de ce que Hegel appellera l’Esprit du monde. La philosophie de la nature du jeune Schelling peut s’insérer sans difficulté dans la faille qu’ouvre cette incohérence interne du système de Fichte.

Schelling se croit le disciple de Fichte lorsqu’il érige cette composante spinoziste de la philosophie fichtéenne en pilier unique de sa pensée, tandis qu’objectivement il disperse la synthèse artificielle laborieuse de Fichte. Il fait franchir alors à la philosophie un grand pas qui inaugure de Nancy l’épanouissement de l’idéalisme objectif et de la dialectique qui lui est propre. Les ambivalences fichtéenne sont dépassées par une ambivalence d’un ordre plus élevé.

Emmanuel Kant, confronté aux problèmes dialectiques de la vie, introduit à côté de la pensée (entendement discursif), identi de fiée avec la pensée métaphysique et mécaniste, l’intuition (entendement intuitif), identifiée à la dialectique.

La nécessité d’une conception dialectique de la connaissance de la nature et d’un dépassement de la méthode mécaniste et métaphysique des dix-septièmes et dix-huitièmes siècles est exprimée dans la Critique de la faculté de juger d’Emmanuel Kant. Emmanuel Kant s’efforce d’appréhender en termes philosophiques les problèmes de la vie et se voit donc confronté à la dialectique de la possibilité et de la réalité, de la partie et du tout, de l’universel et du particulier. Emmanuel Kant identifie la pensée avec les modes de pensée de la métaphysique des dix-septièmes et dix-huitièmes siècles. Il en résulte, si l’on prend pour exemple la dialectique de l’universel et du particulier, la définition suivante : notre entendement a ceci de propre, pour la faculté de juger, que, dans la connaissance qu’il procure par lui-même, le particulier n’est pas déterminé par le général ; mais pourtant ce particulier, dans la diversité de la nature, doit s’accorder au général pour pouvoir être subsumé sous celui-ci, et cet accord sous de telles circonstances doit être très contingent et sans principes déterminés pour la faculté de juger. La pensée en général, identifiée à la pensée métaphysique, est désignée comme « discursive », dans une opposition rigide à l’intuition. Le problème ne peut être résolu qu’en formulant l’exigence d’un entendement intuitif qui n’irait pas du général au particulier et ainsi jusqu’au singulier (par des concepts). Pour cet entendement intuitif, on ne trouverait pas cette contingence de l’accord de la nature avec l’entendement dans ses produits selon des lois particulières, contingence qui rend si difficile pour notre entendement de rapporter la diversité de ses lois à l’unité de la connaissance. La pensée est donc amenée à cette idée d’un entendement intuitif, qui ne comporte pas de contradiction interne, mais qui reste cependant une simple idée pour la faculté de juger. Emmanuel Kant pose une équivalence entre dialectique et intuition, une équivalence liée à des conclusions agnostiques. Non seulement l’idée n’est qu’un horizon inatteignable pour la pensée humaine, et pas un fait, mais ses objets sont mis hors de portée de la de recherche pratique des sciences de la nature. Il est absurde de s’attacher à un tel projet ou d’espérer qu’on puisse comprendre la production d’un brin d’herbe selon des lois de la nature qu’aucune intention n’a ordonnées.

Goethe aborde concrètement la dialectique de la nature.

La sagesse pratique de Goethe ignore tacitement l’orientation d’Emmanuel Kant vers la pensée intuitive tout autant que ses conclusions pessimistes et agnostiques sur les perspectives de la connaissance de la nature. Goethe n’aperçoit là qu’une tâche nouvelle et nullement insurmontable. Dans son approche pratique, Goethe consacre ses efforts, inconsciemment et instinctivement, pour parvenir à l’archétype, de au typique. Il s’agit de parvenir à élaborer une présentation conforme à la nature. Plus rien ne l’empêche alors de s’engager courageusement dans l’aventure de la raison. Sa philosophie de la nature comme son esthétique abondent en problèmes concrets et en réponses dans lesquelles se manifeste la dialectique, sans accorder la moindre importance à l’opposition entre entendement discursif et entendement intuitif.

Alors que pour Emmanuel Kant et Fichte il n’y a de contradiction dialectique que dans la relation des catégories de l’entendement – subjectives – avec une réalité objective présupposée inconnaissable ou subjectivisée comme Non-Moi, pour Schelling la contradiction est une catégorie de la réalité objective, de l’essence de la chose en soi, et comme le sujet et l’objet sont identiques, la dialectique apparaît dans la connaissance, comme conscience de soi de la productivité inconsciente de la nature, en opposition avec l’appréhension figée du pur entendement.

Emmanuel Kant doute de l’existence et de la possibilité de parvenir à l’entendement intuitif, de dépasser les limitations de la pensée discursive, de la pensée de la métaphysique et de l’entendement, de la conception mécaniste et métaphysique du monde naturel qui utilise les simples catégories de l’entendement des Lumières, et pourtant la philosophie transcendantale d’Emmanuel Kant et de Fichte a conscience des limites de la pensée mécaniste et métaphysique et des questions dialectiques. Chez ces auteurs, les contradictions dialectiques proviennent exclusivement de la relation des catégories de l’entendement – subjectives – avec une réalité objective (présupposée inconnaissable ou subjectivisée comme le Non-Moi).

Schelling se distingue de la philosophie des Lumières en comprenant la nécessité d’élaborer des concepts susceptibles d’exprimer philosophiquement la contradiction comme fondement des phénomènes naturels (par exemple : la vie naît de la contradiction dans la nature ; l’influence extérieure et contraire à la vie sert à la maintenir ; ce qui est favorable à la vie apparemment doit nécessairement causer sa perte ; le phénomène de la vie est paradoxal). La contradiction dialectique est une propriété inhérente capitale, une catégorie de la réalité objective elle-même : le sujet de la connaissance n’est pas au premier chef l’origine de la compréhension philosophique dialectique ; cette compréhension ne trouve son expression sous forme de connexion dialectique chez le sujet, en tant que pôle subjectif de la relation d’ensemble, que parce que l’essence de la réalité objective est elle-même dialectique, et, caractéristique de l’idéalisme objectif, parce que le sujet et l’objet sont considérés identiques, sans tentative d’éclaircissement gnoséologique. La productivité inconsciente de la nature prend conscience de soi dans l’homme. Une connaissance philosophique adéquate du monde exprime son objet de manière appropriée parce que cette connaissance n’est rien d’autre que l’émergence de la conscience de ce que les processus naturels inconscients ont engendré, et dont cette conscience de soi constitue le produit le plus abouti. Il y a un dépassement dialectique des contradictions apparentes de la réalité objective telle qu’elle se donne immédiatement, une voie vers la connaissance de l’essence de la chose en soi, un dépassement de l’appréhension figée et rigide de ces contradictions apparentes par les catégories du pur entendement ou par la pensée métaphysique des Lumières ou par la pensée d’Emmanuel Kant et de Fichte. Mais il y a aussi une fuite dans l’irrationnel devant les perspectives et les difficultés logiques liées au dépassement du simple entendement en direction de la raison et d’une dialectique conséquente.

Élaborant des concepts supérieurs aux concepts des catégories de l’entendement, conscient de l’opposition entre logique formelle et logique dialectique, entre pensée métaphysique qui pose en absolu les lois de la raison commune et pensée dialectique, Schelling pense que cette pensée dialectique n’existe pas encore (qu’on pourrait la considérer non comme une dialectique scientifique et rationnelle, non comme une logique rationnelle, non comme un savoir accessible à la raison, mais à la rigueur comme une esthétique de la philosophie ou un éclectisme) et que la solution rationnelle est en définitive de faire le saut dans l’intuition intellectuelle, discipline suprême et libre, impossible à enseigner et à laquelle ne mènent aucunement les démonstrations, les syllogismes, les concepts ou les catégories de l’entendement, une philosophie de l’intuition sans les catégories de l’entendement.

Chez Hegel, la transition de l’entendement à la raison est un dépassement dans un sens triple : suppression, préservation et élévation à un niveau supérieur. Les contradictions dialectiques entre l’entendement et la raison constituent le cœur de la logique de l’essence, discipline fondamentale de la nouvelle philosophie dialectique.

Schelling, en revanche, postule une opposition figée entre l’entendement et la raison. La transition devient un saut, qui une fois accompli supprime les catégories de l’entendement. L’intuition intellectuelle possède un statut suprême et insoupçonnable. Il est impossible de l’enseigner. Il faut se protéger du savoir commun. L’intuition intellectuelle doit être un savoir absolument libre, justement parce que tous les autres savoirs ne le sont pas, un savoir auquel ne mènent pas des démonstrations, des syllogismes, des concepts.

Schelling a dépassé de manière inconsciente le subjectivisme de la philosophie d’Emmanuel Kant et de Fichte, et il a esquissé, dans toute une série de questions de la philosophie de la nature, les contours les plus généraux, les plus abstraits d’une dialectique objective, revendiquant l’élaboration de concepts philosophiques supérieurs aux concepts des catégories de l’entendement. Il se trompe sur un point décisif, celui de la nature de la science nouvelle qu’est la dialectique et de sa relation philosophique avec les contradictions des déterminations de l’entendement. Schelling est conscient de l’opposition entre la logique formelle et la logique dialectique, entre la pensée métaphysique et la pensée dialectique. La première est une doctrine entièrement empirique, qui pose en absolu les lois de la raison commune, comme par exemple que de deux concepts contradictoirement opposés, un seul puisse s’appliquer à un être quelconque, ce qui est juste dans la sphère de la finitude, mais pas dans la spéculation, qui ne commence que dans l’équivalence entre les opposés. La logique de l’époque est pour lui une discipline purement empirique. Il envisage la possibilité d’une relation entre logique dialectique et sa philosophie qui a pour fondement l’intuition intellectuelle. Si la logique doit être une science de la forme, pour ainsi dire une pure esthétique de la philosophie, il lui faut donc être une dialectique : une telle science n’existe pas encore. Si elle veut être une pure exposition des formes de la finitude dans leur relation à l’absolu, elle doit être un scepticisme scientifique. La dialectique n’aurait d’autre rôle dans la philosophie que de dissoudre les catégories de l’entendement et de mettre en lumière leurs contradictions immanentes, préparant de la sorte le terrain pour l’intuition intellectuelle, pour le saut dans la philosophie authentique, la philosophie de l’intuition. Schelling érige une barrière sur la route de la dialectique scientifique et rationnelle, de la logique rationnelle, du savoir accessible à la raison. Cependant, le monde auquel l’intuition intellectuelle permet d’accéder n’est nullement hostile à la raison, pas même à l’état rationnel : au contraire, il est le lieu où la progression et l’évolution véritable de l’univers doivent se révéler dans toute leur rationalité.

L’abandon par Schelling de la croyance en une dialectique accessible à la raison, réduisant la connaissance à celle de la logique formelle, initie l’irrationalisme.

Schelling dépose à la porte du sanctuaire l’arme de la logique dialectique. Il ne lui reste plus que les instruments de connaissance de la logique formelle. Il attribue un rôle important à l’analogie. Il devient le modèle méthodologique de l’irrationalisme. La logique formelle devient le complément intime, le principe ordonnateur de tout irrationalisme qui se fixe des ambitions plus hautes que de se borner à transformer l’image du monde en un écoulement amorphe saisi par la pure intuition.

Il n’y a que des élus qui peuvent atteindre et apprendre aussi bien la dimension esthétique et créatrice de la connaissance philosophique, c’est-à-dire la dialectique, que l’intuition intellectuelle que cette dialectique exprime, une intuition qui s’exprime par un style déclaratif, discontinu, éloigné de toute discursivité.

Alors que tout rationalisme philosophique se comprend plus ou moins nettement comme une idéologie préparatoire à un bouleversement démocratique, que la connaissance de la vérité est par principe accessible à tout homme pour peu qu’il se donne les conditions objectives nécessaires, Schelling promeut une théorie de la connaissance aristocratique. On ne peut réellement apprendre en philosophie la dimension artistique (la dialectique), mais on peut en recevoir un apprentissage pratique. De plus, cette dialectique n’est qu’une propédeutique à la véritable philosophie. La dialectique est une dimension qui ne peut être apprise, puisqu’elle repose sur une capacité créatrice. Dès que la dialectique est réellement philosophique, elle cesse d’être accessible à tous et susceptible d’être enseignée. Cette impossibilité pour le commun des mortels d’accéder aux connaissances essentielles, réservées à un petit nombre d’élus de naissance, vaut a fortiori pour l’intuition intellectuelle.

Une telle conception aristocratique commence dès la magie préhistorique, sous la forme du privilège de la caste sacerdotale. La connaissance de Dieu n’est accessible qu’à ceux qu’il a élus.

Un peu plus tard, Baader déclare la guerre à la totalité de la philosophie depuis Descartes en proclamant l’absurdité de prétendre connaître Dieu sans Dieu : refuser de faire de Dieu le point de départ de la philosophie revient à le nier. Seul l’élu de Dieu peut parvenir à sa connaissance. La connaissance philosophique est le privilège d’une aristocratie élue pour bénéficier de la grâce divine.

Pour Schelling, déjà très réactionnaire, ériger la raison commune en arbitre de la raison introduit nécessairement l’ochlocratie dans le royaume des sciences et avec celle-ci un soulèvement général de la populace.

On peut à peine parler de fondements philosophiques à propos de Schelling, en regard de son style déclaratif, discontinu, éloigné de toute discursivité.

L’intuition intellectuelle, qui part de l’absolument simple, de l’identique, qui n’est ni objectif ni subjectif, qui ne peut être saisi par la description ou les concepts, se découvre par l’activité esthétique : l’intuition esthétique objective l’intuition intellectuelle, l’art devient l’outil de la philosophie, l’esthétique dévoile l’univers des choses en soi

Alors que Goethe s’engage dans l’aventure de la raison en établissant dans la réalité l’existence de nombreuses connexions au-delà de l’appréhension par l’entendement courant (par exemple la connexion entre le particulier et l’universel) et que Hegel s’engage dans cette aventure de la raison en établissant les transitions logiques concrètes entre les catégories de l’entendement (qu’il appelle les déterminations réflexives), l’antithèse d’Emmanuel Kant entre connaissance discursive et connaissance intuitive ne jouant pour ces deux auteurs aucun rôle, Schelling accepte sans restriction cette opposition entre le discursif et l’intuitif et ne dépasse Emmanuel Kant que quand il admet la possibilité de parvenir à la connaissance intuitive, tout au moins pour les élus, les génies philosophiques. Cette position le contraint à faire d’une manière ou d’une autre la démonstration de la possibilité réelle d’accéder à cette intuition intellectuelle. Cette démonstration consiste pour l’essentiel à désigner l’activité esthétique qui manifesterait cette connaissance intuitive. Alors qu’Emmanuel Kant se refuse à considérer l’activité esthétique comme une voie permettant de connaître la réalité objective, Schelling considère que l’activité esthétique peut devenir l’outil permettant de connaître la réalité objective, puisque l’essence de l’art consiste à saisir et à dévoiler l’univers de la chose en soi : l’art est un reflet de la réalité objective du monde des choses en soi.

Alors que Fichte considère que l’art transforme le point de vue transcendantal en point de vue commun (ce que le philosophe n’acquiert qu’au prix de grands efforts, l’esprit artistique le possède déjà mais sans en avoir une conscience définie), Schelling considère que la philosophie part du principe de l’identité absolue : l’absolument simple, l’identique, ne peut faire l’objet d’une description, ne peut être saisi ou transmis par le biais de concepts. Il ne peut que faire l’objet d’une intuition. Cette intuition qui n’est pas sensible mais intellectuelle, qui n’a pas pour objet l’objectif ou le subjectif, mais l’identité absolue qui n’est ni objective ni subjective, est elle-même interne et ne peut jamais devenir objective par elle-même. Pour parvenir à cette objectivité, une seconde intuition est nécessaire, l’intuition esthétique. L’objectivité de l’intuition intellectuelle, c’est l’art. L’intuition esthétique n’est autre que l’objectivation de l’intuition intellectuelle. L’art, l’activité du génie productif deviennent ainsi l’outil de la philosophie. L’esthétique devient le cœur de la méthode philosophique. C’est l’esthétique qui dévoile les mystères du cosmos, de l’univers des choses en soi. L’art est à la fois l’unique outil véritable et éternel, et l’illustration de la philosophie. L’art ne cesse de proclamer à nouveau ce que la philosophie ne peut représenter extérieurement.

Dans l’art comme dans la philosophie de la nature, il est question de la réalité objective, de la présentation des formes de esthétiques qui sont des formes des choses en soi, des formes belles, de la combinaison par analogie de ces formes.

Les fondements mystiques de l’objectivité de l’art s’accompagnent cependant d’une tendance vers la théorie du reflet. La construction de l’art est une présentation de ses formes, des formes qui sont formes des choses en soi ou dans l’absolu. Les formes de l’art, puisqu’elles sont les formes de choses belles, sont aussi les formes des choses telles qu’elles sont en soi. Toute construction d’art apparaît comme présentation réelle des formes des choses telles qu’elles sont en soi.

La construction de l’univers consiste à combiner arbitrairement des phénomènes hétérogènes rassemblés au nom de la simple an de alogie. La découverte de l’art comme outil de la philosophie entraîne cependant une accentuation, une universalisation de cette méthode de l’analogie, une méthode que Schelling applique mécaniquement. L’intuition, en tant qu’outil de la philosophie, ne remplit son rôle et ne produit une image du monde que si l’arbitraire dans la combinaison des éléments qui sont présentés est pourvu d’un fondement « méthodologique », celui de l’analogie.

Aussi bien dans l’art que dans la philosophie de la nature, il est question des objets du monde réel, de l’objectivité de ce monde réel, et même si leur appréhension philosophique ou esthétique se dégrade souvent en construction arbitraire, c’est au moins partiellement la réalité objective qui est visée.

La philosophie négative montre le néant de toutes les antithèses finies, du poids mort de la volonté qui s’enchaîne à la connaissance du fini, le néant des contingences du corps, du monde des apparences et de la vie sensible ; la philosophie positive, épurée de toute pensée conceptuelle, de tout recours à la réflexion et à l’entendement, utilise l’intuition pour sa chercher ni qu’il a uter dans l’au-delà, dans l’absolue simplicité (le simple ne peut être connu que par l’intuition alors que le composé peut être connu par une description), dans l’unité absolue de Dieu, dans l’infini, dans la foi, la piété, la prière, le monde et la civilisation n’étant plus que des déchéances hors de la divinité et des mythes anciens.

Partant d’Iéna, où il est sous l’influence directe de Goethe et de Hegel, Schelling s’installe à Würzburg en 1803 : l’outil de la philosophie n’est plus l’art mais la religion. Un de ses élèves souscrit à son schéma de la connaissance qui va de la dialectique des déterminations de l’entendement vers l’intuition intellectuelle, avec la tentative d’épurer le cœur de la philosophie de toute pensée conceptuelle, de toute trace de recours à la réflexion et à l’entendement, mais non à sa tentative d’ériger néanmoins, de manière ambivalente, ce domaine en domaine de la connaissance : la connaissance se dissipe dans l’absolu, où elle devient identique à son objet : ce qui est situé par delà ce point culminant de la spéculation, par-delà toute représentation, tout concept, toute idée, toute spéculation, n’est plus un connaître mais un pressentiment ou une ferveur, la divinité, le Salut, infiniment supérieur à l’éternité. Si la spéculation et la dialectique ne sont qu’un préambule de l’intuition intellectuelle et s’abolissent en elle, c’est la connaissance elle-même qui s’abolit pour céder la place au règne de l’au-delà, de la foi, de la piété et de la prière : la philosophie n’est ainsi que l’antichambre de la non-philosophie. L’intuition intellectuelle cesse d’être l’instrument cognitif de l’immanence du monde, mais se transforme en un saut dans l’au-delà. La philosophie capitule devant la religion : s’il est vrai que toutes les antithèses de la sphère de la connaissance sont abolies dans l’identité absolue, il est impossible de surmonter l’antithèse fondamentale entre l’en-deçà et l’au-delà : l’en-deçà est le poids mort de la volonté, qu’il enchaîne à la connaissance du fini, l’au-delà, en revanche, offre la voie libre dans toutes les directions, la vie géniale de l’immortalité.

Pour Schelling, la philosophie doit non apporter quelque chose à l’homme mais le débarrasser des contingences du corps, du monde des apparences, de la vie sensible, selon une philosophie négative montrant le néant de toutes les antithèses finies et menant l’âme de manière indirecte à l’intuition de l’infini. Une fois parvenue à ce point, la philosophie abandonne les expédients d’une description purement négative de l’absolu pour une philosophie positive qui a, pour Schelling, contrairement à son élève, un caractère cognitif, aspect qui explique l’influence si passagère de la seconde philosophie de Schelling pour l’irrationalisme.

L’absolu, l’objet de l’intuition intellectuelle, n’est plus l’univers des choses en soi : il est maintenant l’absolue simplicité, seulement accessible à une saisie immédiate, ce qui exclut toute explication, toute description (seul le composé peut être connu par une description, le simple ne peut être connu que par l’intuition). La totalité du monde absolu se réduit à l’unité absolue de Di fordienne est inquiétée malade eu. La totalité du monde est désormais supposée n’être d’une déchéance hors de la divinité. La civilisation moderne n’est qu’une déchéance par rapport à la science ancienne, aux mythes de l’âge d’or. La signification des symboles se perd. Il y a entre Dieu et le monde une dualité stricte, un gouffre que seul un saut permet de franchir. Il n’y a pas de passage graduel et continu de l’absolu à la réalité. L’émergence du monde sensible n’est pensable que comme rupture totale avec l’absolu. L’émergence du monde sensible n’est plus considérée comme une évolution, ni même comme une genèse, mais comme une déchéance hors du divin.

Schelling ne s’intéresse plus à la philosophie de la nature ni à l’esthétique, mais à l’interprétation irrationaliste des mythes et de la religion.

La conscience et l’activité pratique ne permettent pas de saisir adé en Chine quatement les processus naturels et sociaux et leur évolution ; il n’y a pas dans l’évolution de l’humanité et de la nature de progrès, mais seulement des créations successives d’une puissance transcendante ; les inégalités sociales sont impossibles à supprimer et les ordres juridiques et les constitutions doivent être immuables.

Alors que le jeune Schelling étudiait l’évolution unitaire de la nature de l’inférieur vers le supérieur, concevant l’être humain, la conscience humaine, comme un produit de cette évolution naturelle, avec l’aptitude de la conscience humaine à saisir adéquatement les processus naturels, dont elle est elle-même une composante et un résultat, le dernier Schelling considère que notre conscience de soi n’est en aucune façon la conscience de cette nature qui a tout parcouru, elle est simplement notre conscience et n’inclut pas du tout en soi une science de tout le devenir. Ce devenir universel nous reste aussi étranger et opaque que s’il n’avait jamais eu de rapport avec nous. Si le processus naturel n’éclaire en aucune manière la connaissance humaine, l’activité pratique de l’homme ne contribue pas non plus à sa connaissance de la réalité.

L’idée d’un progrès illimité, d’un progrès sans arrêt, sans pause, où commencerait quelque chose de vraiment neuf, appartient pour Schelling aux articles de foi. Schelling refuse non seulement l’idée de progrès mais l’idée d’une évolution de l’inférieur au supérieur, des débuts primitifs à des étapes plus élevées. Il n’est pas vrai que tout art et toute culture soient partis des commencements les plus misérables. L’évolution de l’homme n’est pas un produit immanent de ses propres forces, un résultat de ses actions propres. Il n’est pas vrai que l’homme à ses débuts était abandonné à lui-même, cherchant à savoir à l’aveuglette, en proie au hasard et comme à tâtons.

Schelling ne s’oppose plus à la théorie naturelle statique (ou seulement interrompue par des catastrophes) de Linné et de Cuvier : il faut accepter les créations successives effectives. Si les événements ne peuvent être le résultat des forces qui se jouent en eux, il est indispensable, pour mettre au jour une nouveauté qualitative, de faire appel à une création, à l’intervention d’une puissance transcendante.

Les inégalités sociales appartiennent à l’essence de l’espèce humaine et sont impossibles à supprimer. Ces différences remontent jusqu’au monde des Idées. La raison objective, immanente aux choses mêmes, exige l’inégalité naturelle, la distinction prescrite par le monde des Idées entre dominants et dominés. Les ordres juridiques et les constitutions ne peuvent être fabriqués. Renverser l’État est un crime inégalable.

Schelling dénonce la méthode dialectique de Hegel, tout son mouvement du concept, son monde clos de déterminations et de lois terrestres, immanentes, qui ne laisse pas la moindre place à une quelconque dimension transcendante, ni dans la nature ni dans l’histoire. Hegel aurait la prétention d’élever sa philosophie négative à la vérité, sans avoir besoin du complément d’une philosophie positive.

Le péché originel de Hegel, c’est qu’il considère ce qui n’est contenu que potentiellement dans la véritable philosophie négative comme le déroulement du devenir véritable. Dieu n’est qu’en puissance, et le mouvement n’est pas posé en Dieu mais dans l’Étant.

Schelling critique chez Hegel, de manière abstraite, l’aspect contemplatif, éloigné de la pratique, pour prôner le subjectivisme, l’agnosticisme quant au monde des phénomènes, l’irrationalisme du monde nouménal, la raison supérieure de la philosophie positive et la théologie.

Critiquant le point de vue du sujet-objet identique, Schelling soulève le problème de la priorité de l’être ou de la conscience.

Hegel soulève des questions importantes sur l’interaction entre la théorie et la praxis, en particulier à propos de la relation entre le travail (l’outil, etc.) et la téléologie. Mais le système hégélien culmine dans une parfaite contemplation. Schelling considère que dans la pensée il n’y a aucun élément pratique : le concept est seulement contemplatif.

Schelling n’introduit dans la discussion ces remarques pertinentes dans leur généralité abstraite qu’afin de contrarier l’avancée que la philosophie de son temps est sur le point de faire, afin de rendre vains les efforts pour un contenu social nouveau et pour la naissance d’une philosophie dialectique susceptible de les exprimer adéquatement, afin de faire aboutir ces efforts dans une mystique irrationnelle, modernisée en apparence, mais favorable aux objectifs politiques et sociaux de la réaction. Cela se vérifie quand Schelling parle de la chose en soi : cette chose en soi est ou bien une chose, c’est-à-dire un étant, elle est donc aussi nécessairement connaissable et n’est donc plus en soi (l’en soi est ce qui échappe à toutes les déterminations de l’entendement), ou bien cette chose en soi est réellement un En soi, soustrait à toute connaissance et à toute représentation, et alors elle n’est plus une chose. Schelling aboutit à la dualité entre l’agnosticisme quant au monde des phénomènes et l’irrationalisme du monde nouménal. Il y a certainement une chose première, inconnaissable, l’être en soi sans mesure et sans détermination, mais il n’y a pas de chose en soi : tout ce qui est un objet pour nous est déjà en soi-même affecté de subjectivité, c’est-à-dire déjà en partie posé par la subjectivité.

La priorité de l’être sur la pensée devient de la priorité de Dieu, transcendant toute raison : la philosophie positive, en dehors de la raison, est une « science antirationaliste » ; l’essence de la chose et son existence sont séparées de manière non dialectique ; l’aristocratisme ne se justifie plus par le génie artistique mais par la Révélation ; l’abandon de l’évolution et de l’histoire se termine par la négation de l’objectivité du temps, identifié au temps intuitif et à la vie ; la Révélation se prouve par la mythologie préhistorique.

Schelling ne veut pas simplement évincer les tendances de la méthode dialectique orientée vers la science et l’idée d’un réel connaissable, mais il vise à les remplacer par la raison supérieure de la philosophie positive, par un recours prétendument philosophiquement fondé à la théologie, si bien que la priorité de l’être sur la pensée qu’il affirmait résolument s’estompe avec la transformation insensible de cet être (il est vrai abstrait et indéterminé) en un Dieu transcendant toute raison.(Si un être rationnel est ou doit être, je dois présupposer l’esprit parfait qu’est cet être rationnel. Mais il n’est pas donné un fondement de l’être de cet esprit parfait. Son fondement ne serait donné par la raison que si l’être rationnel parfait et la raison elle-même devaient être posés inconditionnellement. Mais il est possible qu’il n’y ait aucune raison et aucun être rationnel parfait. Ainsi est détruit le fondement de tout rationalisme philosophique, c’est-à-dire de tout système qui érige la raison en principe. La philosophie positive part de ce qui est tout à fait en dehors de la raison. Elle est une science antirationaliste).

Schelling opère une coupure brutale, métaphysique, non dialectique, entre l’essence de la chose et son existence : en tout étant réel il y a deux choses à connaître, totalement différentes, à savoir ce qu’est un étant, et qu’il est. La réponse à la première question donne une vue de l’essence de la chose (elle me fait comprendre la chose, elle fait en sorte que j’ai une compréhension ou un concept d’elle, ou encore que je l’ai elle-même en concept). Quant à l’autre réponse, la vue portant sur le fait qu’elle est, elle ne me confère pas un simple concept, mais quelque chose qui excède le simple concept, et qui est l’existence. L’existence ne peut être dérivée du concept. Et Schelling affirme que sa philosophie positive, dont le contenu réel est la Révélation, est la philosophie de l’expérience, en opposition aux déductions a priori de la raison pure, méprisant l’empirie, de la philosophie négative. Schelling est le précurseur des courants qui emploient le mot expérience de manière abusive.

Schelling abandonne dans toutes les questions essentielles les tendances progressistes de sa jeunesse, les transformant même en leur contraire, tandis que dans toutes les occasions où il s’était déjà engagé dans des voies réactionnaires, il leur reste fidèle et les prolonge.

C’est le cas en particulier de sa théorie de la connaissance aristocratique. Dans la première période, les génialités artistiques étaient le prétexte de cet aristocratisme ; c’est désormais la Révélation chrétienne qui devient l’outil qui préside à l’élection d’un petit nombre, ce qui ramène ouvertement cette théorie au monde magique auquel elle devait son origine historique.

En ce qui concerne la théorie du temps, le jeune Schelling était réactionnaire dans sa théorie de l’histoire, avec l’abandon complet de la pensée de l’évolution ; ce revirement reçoit désormais un fondement théorique qui consiste en la négation de l’objectivité du temps, désormais totalement subjectivisé et identifié au temps intuitif. Cette subjectivation du temps n’est pas un simple retour à l’a priori d’Emmanuel Kant : l’objectivité du temps est effacée au profit de son vécu subjectif. L’intuition, en tant qu’outil de l’appréhension de la réalité véritable, hypertrophie la dimension de l’expérience vécue, celle du temps en l’occurrence, jusqu’à en faire l’essence de la réalité. Le courant vitaliste de l’irrationalisme impérialiste renforcera cette tendance à concevoir l’espace comme le principe de tout ce qui est inanimé, mort, pétrifié, et à faire par contre du temps vécu le principe de la vie, et à mettre ces deux dimensions en opposition. La place accordée au temps vécu subjectif permet de subjectiviser  l’histoire, de nier l’objectivité de l’évolution.

La totalité de l’évolution qui a précédé l’apparition de l’homme se voit privée de toute réalité et de toute objectivité. Schelling conçoit l’histoire comme constituée de temps qualitativement différents, en fonction du stade d’achèvement ou de naissance où la mythologie se trouve. La première période est constituée par le temps absolument identique, le temps intemporel, le temps en général. Il y a une négation fanatique de l’évolution dans l’histoire de la nature et l’histoire de l’homme. L’apogée du système, c’est la preuve philosophique de la Révélation, qui trouve sa démonstration dans des faits indépendants d’elle. Ce fait indépendant de la Révélation, c’est le phénomène de la mythologie. Le temps intemporel de la naissance de la mythologie est la preuve de la vérité de la Révélation chrétienne. La construction des mythes du présent est fondée par une productivité originelle de temps absolument préhistoriques. La destruction de la raison à l’œuvre dans l’histoire repousse la pensée dans le néant d’une mystique sans fond.

Aucune culture intellectuelle ou artistique, aucun savoir réel n’offre d’abri critique face a cet abîme d’absurdités lorsque la lutte de classe pousse une couche sociale, ses idéologues et leur public, à contester les faits les plus importants de la réalité sociale.

Schopenhauer s’identifie à la réaction bourgeoise ; écrivain rentier, son indépendance est celle illusoire du rentier, celle de l’individualiste décadent qui se tourne strictement vers l’intérieur, celle de l’égoïsme bourgeois.

A l’époque de la Révolution française, la philosophie classique allemande prend une dimension internationale en avançant les problèmes dialectiques et évolutionnistes (Hegel), avec un contrecoup irrationaliste (Schelling, Baader et le romantisme), tandis que les idéologues contre-révolutionnaires français et anglais (Burke, Bonald, Joseph de Maistre) se bornaient à reformuler des arguments légitimistes et réactionnaires traditionnels (avec l’exception de Maine de Biran et de Coleridge). Cuvier reproche à ses adversaires évolutionnistes d’introduire dans la science les tendances mystiques de la philosophie allemande de la nature.

Schopenhauer rédige ses ouvrages les plus importants durant l’époque de l’essor et du règne de la philosophie hégélienne. Il exprime des tendances qui ne s’imposeront universellement qu’après l’échec de la Révolution de 1848. Schopenhauer possède une capacité d’abstraction élevée par sa capacité à conceptualiser les phénomènes de l’existence, à construire des passerelles entre la vie immédiate et les pensées les plus abstraites, à prendre au sérieux en termes philosophiques des phénomènes qui n’existent qu’en germe. Le courant vital qui porte sa pensée et dont il anticipe la future puissance d’entraînement n’est autre que l’ascension de la réaction bourgeoise. Il pressent, avec une remarquable sensibilité, l’arrivée et l’essor de cette réaction, il perçoit ses symptômes les plus marquants et a à son égard des facultés de clairvoyance philosophique et d’abstraction anticipatrice.

Schopenhauer est le premier grand exemple allemand de l’écrivain rentier. Il lui est donc possible d’adopter une position entièrement personnelle sans être contraint à la moindre concession.

L’indépendance de Schopenhauer est illusoire : c’est l’illusion bourgeoise typique du rentier. Voltaire s’assurait une indépendance vis-à-vis du mécénat aristocratique pour être en mesure de se dresser en tant que puissance intellectuelle autonome face a l’absolutisme féodal (Diderot et Lessing mènent de leur côté une lutte héroïque pour préserver leur indépendance intellectuelle). L’indépendance de Schopenhauer est celle d’un original à l’égoïsme forcené. Il stigmatise l’idolâtrie fonctionnaire de l’État de Hegel. Souvent en retrait, il soutient la répression de 1848.

L’individualisme politique, économique et culturel de la période ascendante de la bourgeoisie, cette conception du monde de l’action personnelle qui doit promouvoir les objectifs de la classe bourgeoise (Machiavel, Rabelais, Hegel, Smith, Ricardo), fait place à l’individualisme décadent de Schopenhauer, dont l’activité se détache de sa base sociale, se tourne strictement vers l’intérieur, cultive ses propres singularités comme des valeurs absolues, une aut pour avoir de onomie qui n’existe que dans l’imagination de l’individu bourgeois décadent, une altière autarcie de la personnalité privée qui n’est qu’une variante de l’égoïsme capitaliste normal.

L’apologie directe du capitalisme qui s’efforce de dissimuler ses contradictions ou de nier leur existence par des sophismes et par le silence, et qui le représente comme le meilleur des mondes possibles, se complète par l’apologie indirecte qui reconnaît les atrocités du capitalisme, mais les présente comme des caractères propres à l’existence humaine, ce qui justifie l’inutilité de l’action politique, le pessimisme.

La philosophie et la littérature ont pour mission de colmater les brèches. Il s’agit d’éliminer les contradictions les plus criantes en démontrant que tout ce que comporte le capitalisme de contradictoire, de déplorable et de cruel n’est qu’une apparence, ou qu’une perturbation superficielle et passagère. L’apologie directe du capitalisme s’efforce de dissimuler ses contradictions, de nier leur existence par le recours à des sophismes, de les passer sous silence. Elle s’ingé de nie à présenter le capitalisme comme le meilleur de tous les ordres possibles, comme l’insurpassable apogée du développement humain.

L’apologie indirecte du capitalisme prend son point de départ dans les contradictions du capitalisme, reconnaît leur existence et l’impossibilité de les nier, mais les interprète cependant dans un sens favorable au maintien du capitalisme. Les mauvais côtés du capitalisme, ses atrocités, ne sont pas des caractères propres au capitalisme, mais des caractères propres à la vie de l’homme, à l’existence humaine en général. Il en résulte que la lutte contre ces atrocités apparaît totalement absurde puisqu’elle reviendrait à une destruction par l’homme de sa propre essence.

L’abstention de toute action au sein de la société et à plus forte raison l’abstention de toute tentative de transformation sociale ne peuvent combler que les besoins de la bourgeoisie de la période pré-impérialiste.

Toute évolution est une illusion, toute société une apparence, toute lutte historique vaine, ce qui justifie philosophiquement le pessimisme.

Le pessimisme fonde philosophiquement la thèse de l’absurdité d’une quelconque action politique. Pour parvenir à cette conclusion, Schopenhauer déprécie philosophiquement la société et l’histoire. Pour Goethe et Schiller, si l’évolution existe dans la nature, si elle culmine avec l’être humain, il en résulte nécessairement que le sens de l’action, même la plus individuelle, que le sens de la conduite de la vie, même la plus individuelle, doivent être liés d’une manière ou d’une autre avec l’évolution du genre humain. L’action pourvue de sens est inséparable de sa socialité et de son historicité. La dévalorisation de l’action par Schopenhauer a pour conséquence une conception du monde qui ne peut que ravaler toute historicité, tout progrès, toute évolution, au rang d’une apparence, d’une illusion : la société est présentée comme une simple surface, qui dissimule l’essence et nuit à la connaissance de cette essence, une pure apparence (dans le sens d’illusion et non de phénomène).

Optimisme et pessimisme sont parmi les expressions les plus vagues de la terminologie philosophique traditionnelle. L’optimisme, ce serait une vision béate, le pessimisme, une dénonciation impitoyable des faces sombres de la réalité. Ainsi l’historien bourgeois Charles Gide désigne Ricardo comme pessimiste car il examine les aspects négatifs du capitalisme, alors que Ricardo est optimiste, et Schopenhauer considère Voltaire comme un allié parce qu’il tourne en ridicule le meilleur des mondes possibles de Leibnitz, alors que Voltaire est optimiste.

Herder, Forster, Hölderli de n et Hegel, à la suite de la Révolution française, indiquent des perspectives allant bien au-delà de la misère allemande, tandis que Schopenhauer universalise philosophiquement cette misère allemande, avec une bourgeoisie allemande qui se persuade que toutes les luttes historiques sont vaines.

L’égoïsme est considéré par le bourgeois comme une propriété anthropologique ; Schopenhauer dénonce l’égoïsme bourgeois ordinaire, mais affirme que cet égoïsme est une propriété immuable, cosmique de l’être humain, et même une propriété cosmique immuable de tout existant ; il glorifie moralement l’égoïsme sublime comme stricte autarcie individuelle, se détournant de la vie sociale, de toute obligation sociale et morale (y compris sa propre morale), et manifestant de la condescendance à l’égard de la plèbe et de la compassion, des effusions, de la sensiblerie à l’égard de toutes les créatures, à l’égard de tous les existants ; Schopenhauer défend tout ordre social qui protège la propriété privée en considérant cet ordre social comme irrationnel, dénué de sens et avec lequel il est inutile de participer ; Schopenhauer stigmatise les démagogues optimistes qui attribuent au gouvernement, de manière criminelle et infâme, les malheurs du monde.

L’égoïsme individualiste bourgeois est d’abord conçu comme une propriété anthropologique, une caractéristique de l’être humain (le bourgeois n’a pas conscience du caractère historiquement transitoire de la société bourgeoise), et on se demande s’il est conciliable avec la socialité, avec le progrès de la société (la critique sociale ironique de Mandeville, le dualisme entre économie et éthique chez Adam Smith, l’égoïsme rationnel des Lumières, l’insociable sociabilité d’Emmanuel Kant, la ruse de la raison de Hegel). En Angleterre, quand s’affaiblissent l’élan révolutionnaire et la critique sociale, la dimension sociale de l’action se transforme vers l’autonomie de l’individu bourgeois en tant que personne privée, ce que reprendra Schopenhauer. Schopenhauer cherche dans la lutte de l’Aufklärung pour la liquidation des vestiges de la féodalité et contre le romantisme des a de ppuis pour une formalisation philosophique radicale de l’autarcie absolue de l’individu bourgeois. Il détourne dans un sens réactionnaire aussi bien les tendances de l’Aufklärung que les tendances du dix-huitième siècle anglais.

Si Schopenhauer présente l’égoïsme bourgeois ordinaire sous des couleurs morales négatives, il considère cet égoïsme comme une propriété immuable, cosmique, de l’être humain en tant que tel, et même au-delà une propriété cosmique immuable de tout existant. Chacun veut tout pour soi, chacun v voir eut tout posséder, tout gouverner, et tous ceux qui s’opposent à lui, il voudrait pouvoir les anéantir. Chaque individu, en dépit de sa petitesse, bien que perdu, anéanti au milieu d’un monde sans borne, ne se prend pas moins centre du tout, faisant plus de cas de son existence et de son bien-être que de ceux de tout le reste, étant même prêt à sacrifier tout ce qui n’est pas lui, à anéantir le monde au profit de ce moi, et pour prolonger d’un moment son existence à lui. L’égoïsme est essentiel à tous les êtres dans la nature.

Schopenhauer désavoue seulement en apparence cet égoïsme. Le prétendu dépassement de l’égoïsme prend la forme d’une glorification d’une stricte autarcie individuelle considérée comme l’unique comportement moral exemplaire. Cet égoïsme sublime est présenté comme l’opposé radical de l’égoïsme ordinaire. Il est supposé se détourner de l’apparence, de la vie sociale, dont l’égoïsme ordinaire reste prisonnier, et impliquer une compassion à l’égard de toutes les créatures, inspirée par le savoir que l’individuation n’est qu’une apparence derrière laquelle se dissimule l’unité ultime de tous les existants.

Cette opposition entre deux types d’égoïsme est un des traits les plus raffinés de l’apologie indirecte chez Schopenhauer. D’une part, il prête à cette attitude la consécration aristocratique de l’initié, face à l’aveuglement d’une plèbe prisonnière du monde des apparences. En outre, ce dépassement de l’égoïsme ordinaire, et précisément en raison de sa nature sublime, de son universalité cosmique et mystique, n’a pour ses adeptes aucun caractère contraignant : il dévalue toutes les obligations sociales et les remplace par des élans de sentiment, des effusions de sensiblerie susceptibles le cas échéant de s’accorder avec les pires crimes. Tel criminel inhumain, en se sentant lié par un lien cosmique avec un canari et en jouant des sonates de Beethoven pendant ses heures de loisir, se conforme par ailleurs à tous les commandements sublimes de la morale de Schopenhauer. Le philosophe a soin de se prémunir lui-même contre tout reproche de cette nature.

Il est également un rénovateur tout à fait moderne de l’éthique dans le sens qu’il déclare d’emblée que la morale qu’il a lui-même élaboré et justifié philoso de base phiquement ne saurait engendrer pour lui la moindre obligation : s’est élevé à l’égard du moraliste une prétention bien étrange, de vouloir qu’avant de recommander une vertu, il la possède lui-même. L’intelligentzia de la bourgeoisie décadente est pourvue d’un confort intellectuel et moral parfait : elle est en possession d’une morale qui la libère de tous les devoirs sociaux, qui l’élève à une hauteur sublime au-dessus d’une populace aveuglée et ignorante, une morale dont le propre inventeur se déclare lui-même dispensé (s’y conformer impliquerait un effort, ou même un simple inconfort). Schopenhauer organise toute son existence en fonction de ce confort. Il fournit un modèle pour l’éthique de la bourgeoisie décadente.

La philosophie irrationaliste de la période de la Restauration glorifie la croissance organique de la société, proclame que l’ordre féodal et absolutiste est l’unique ordre légitime puisqu’il émane de la volonté divine, et diabolise tout bouleversement révolutionnaire comme inorganique et purement artificiel. Chez Schopenhauer, en revanche, la société et l’histoire sont présentées comme totalement irrationnelles, strictement dénuées de sens, et toute aspiration à participer d’une quelconque manière à la vie sociale est présentée comme une ignorance de l’essence réelle du monde si profonde qu’elle confine au crime. Schopenhauer défend l’ordre existant tout aussi opiniâtrement que l’irrationalisme féodal ou semi féodal soutient la Restauration, en ayant toutefois recours à une méthode entièrement opposée, celle de l’apologie indirecte. Tandis que les idéologues de la Restauration défendent l’ordre social féodal et absolutiste de leur temps sous la forme concrète qu’il a alors, la philosophie de Schopenhauer est une défense idéologique d’un ordre social quel qu’il soit, pour peu qu’il soit en mesure de protéger la propriété privée bourgeoise.

La forme du régime politique au pouvoir lui est totalement indifférente, à condition qu’il protège suffisamment la propriété privée. Quand il y a une insatisfaction à l’égard des gouvernements, c’est dans la plupart des cas que les démagogues ont tendance à leur imputer la misère indissociable de l’existence humaine, la malédiction d’Adam et de ses descendants. Ces modernes démagogues, en tant qu’adversaires du christianisme, sont des optimistes. Le monde est pour eux un but en soi. Les maux monstrueux du monde, ils les attribuent au gouvernement. L’optimisme est une attitude infâme, pire qu’une façon de pensée absurde, une odieuse moquerie, en face de l’inexprimable douleur de l’humanité.

Critiquant le panthéisme, qualifié d’athéisme courtois, et le déisme, Schopenhauer fait la promotion d’un athéisme religieux, en lutte contre le matérialisme, le rationalisme et la conception immanentiste et évolutionniste du monde, inculquant la passivité sociale et le sout de ien à l’ordre qui défend la propriété privée, et adhérant au dogme du péché originel.

Schopenhauer est conscient des faiblesses et des inconséquences du panthéisme. Le panthéisme ne signifie rien. Appelez le monde « Dieu » n’explique rien, mais ne fait qu’enrichir la langue d’un synonyme superflu du mot monde. Schopenhauer est aussi conscient de la relation entre le panthéisme et le déisme religieux : ce n’est que si l’on part d’un Dieu que l’on a déjà admis et connu que l’on peut finir par l’identifier avec le monde, et cela afin de se débarrasser de Dieu de manière courtoise.

Schopenhauer semble se rapprocher de Feuerbach pour qui le panthéisme n’est qu’un athéisme courtois. Schopenhauer fait profession d’athéisme, mais un athéisme destiné à faire fonction de succédané de la religion, à fonder une nouvelle religion – athée – a l’intention de ceux qui ont perdu leur foi religieuse traditionnelle. L’athéisme de Schopenhauer engage une lutte acharnée contre le matérialisme. Il s’agit de détourner de l’athéisme matérialiste les courants antireligieux naissants pour les orienter dans le sens d’une religiosité sans Dieu, d’un athéisme religieux. Schopenhauer dénonce la propagation universelle du « plus plat rationalisme dont la face de bouledogue s’étale chaque jour plus largement. La doctrine du péché originel fait la risée de ces lourdauds rationalistes. Le matérialisme toujours aux aguets redresse la tête et se rapproche, main dans la main avec son compère le bestialisme (que certains nomment humanisme). »

D’un point de vue négatif, Schopenhauer prend acte de la crise de la religion et engage une polémique violente dirigée exclusivement contre le plat rationalisme et le matérialisme. Du point de vue positif, Schopenhauer prend position en faveur du dogme chrétien du péché originel, un ordre qui serait respecté par l’athéisme du bouddhisme. Schopenhauer, avant Emmanuel Kant, ou bien le monde et l’œuvre d’un aveugle hasard (le matérialisme) ou bien le monde est créé suivant des desseins et des idées par une intelligence ordonnatrice agissant du dehors (l’athéisme), tandis qu’Emmanuel Kant met en question cette opinion que le monde que nous avons sous les yeux est celui des choses en soi, qu’il n’y a pas d’autre ordre de choses que l’ordre empirique, en distinguant le phénomène et la chose en soi, ouvrant la voie à l’athéisme religieux de Schopenhauer, en lutte contre la conception immanentiste et la théorie de l’évolution du panthéisme.

L’athéisme religieux de Schopenhauer, comme la religion de son époque, inculque la passivité sociale, l’abstention de toute action sociale, avant que, avec Nietzsche et après lui le fascisme, ne transforment ces prémices dans le sens d’une morale vouée au soutien actif, militant, de la réaction impérialiste, parallèlement à l’attitude des Églises pendant les guerres mondiales impérialistes et les guerres civiles. Ailleurs, Schopenhauer parle de l’utilité des religions comme soutien des couronnes. L’autel et le trône ont une parenté intime. Machiavel recommande la religiosité au prince.

Dans la conception de la chose en soi et dans la connaissance, Kant hésite entre matérialisme et idéalisme ; Fichte et Schopenhauer éliminent le matérialisme et Schopenhauer se rapproche de Berkeley, avec Mach, Avenarius et Poincaré (l’idéalisme, ce scandale de la philosophie pour Kant) ; Kant aborde les contradictions, Fichte puis Schelling en profitent pour développer la dialectique, tandis que Schopenhauer l’élimine.

Dans toutes les questions philosophiques décisives, Emmanuel Kant adopte une position hésitante, ambivalente.

De Lorsqu’il admet qu’une chose en soi, extérieure à nous, correspond à nos représentations, il parle en matérialiste. Lorsqu’il la déclare inconnaissable, transcendante, située dans l’au-delà, il se pose en idéaliste.

Reconnaissant dans l’expérience, dans les sensations, la source unique de notre savoir, il oriente sa philosophie vers le sensualisme et, à travers le sensualisme, sous certaines conditions, vers le matérialisme. Reconnaissant l’apriorité de l’espace, du temps, de la causalité, il oriente sa philosophie vers l’idéalisme.

Fichte veut épurer la philosophie kantienne de ces oscillations en direction du matérialisme. Il en est de même de Schopenhauer qui est supprime les hésitations kantiennes pour les ramener à l’idéalisme subjectif de Berkeley.

La compréhension des contradictions comme fondement de la logique de la théorie de la connaissance apparaît chez Emmanuel Kant (ce qui aboutira finalement à une restauration de la pensée métaphysique et à l’agnosticisme philosophique). Schelling profite de ses impulsions non menées jusqu’à leur terme pour développer la pensée dialectique. Schopenhauer élimine tous les éléments dialectiques de la pensée kantienne pour les remplacer par un irrationalisme étayé sur l’intuition et par une mystique irrationaliste, alors que Fichte, avec sa relation entre Moi et Non Moi, prolonge ces tendances dialectiques et que le jeune Schelling s’en inspire.

Schopenhauer considère qu’il n’y a point d’objet sans sujet. L’objet n’existe pas en soi. Être objet ne signifie rien d’autre qu’être reconnu par un sujet et être sujet ne signifie rien d’autre qu’avoir un objet. Avec tout objet déterminé d’une quelconque manière, est posé le sujet connaissant qui le connaît de la même façon. Il revient au même de dire : les objets ont telle ou telle détermination intrinsèque ou bien : le sujet les connaît de telle ou telle manière. Schopenhauer ne veut entendre parler que de la première édition de la Critique de la raison pure. Kant justifie la deuxième édition par sa volonté de réfuter Berkeley : l’idéalisme reste un scandale pour la philosophie et pour la raison humaine commune, dans la mesure où il admet l’existence des choses extérieures qu’à titre de croyance, alors que nous tirons toute la matière de nos connaissances de ces choses extérieures.

La théorie de la connaissance de Berkeley est reprise par Schopenhauer, Mach et Avenarius (ces deux derniers couvrent leur idéalisme du masque d’une troisième voie entre idéalisme et matérialisme, et se contentent d’un simple agnosticisme). L’idéalisme subjectif de Schopenhauer n’aboutit pas comme chez Berkeley à la religion chrétienne mais à l’athéisme religieux.

Le phénomène, l’objet, le monde extérieur, la réalité objective, c’est la représentation, c’est la conscience individuelle, c’est la connaissance scientifique qui n’a qu’une fonction pragmatique dans la lutte pour l’existence et qui est au service de la volonté (la morphologie nous présente des formes incompréhensibles, l’étiologie ne nous apprend rien sur la mystérieuse force naturelle qui se manifeste par la loi naturelle) ; la chose en soi, c’est la volonté, la force naturelle, la non-réalité, accessibles par l’intuition

Schopenhauer identifie la chose en soi avec la volonté irrationnellement hypertrophiée et mystifiée. Le phénomène signifie la représentation, et rien de plus. Et toute représentation, tout objet est phénomène. La chose en soi, c’est la volonté uniquement. La volonté n’est nullement de représentation. La représentation, l’objet, c’est le phénomène. La visibilité, c’est l’objectité de la volonté. La volonté est la substance intime, le noyau de toute chose particulière comme de l’ensemble. La volonté se manifeste dans la force naturelle aveugle. Elle se retrouve dans la conduite raisonnée de l’homme. Si la volonté de la nature et la volonté de l’homme diffèrent, c’est en degré et non en essence. Il y a donc deux modes d’appréhension de la réalité diamétralement opposés : un mode inessentiel, celui de l’appréhension de la réalité objective existante, et un mode authentique, essentiel, celui de l’irrationalisme mystique. Tandis que le jeune Schelling s’efforce par le biais de l’intuition intellectuelle de saisir l’essence de la réalité et de mettre à jour la dynamique de l’évolution comme son principe universel et que le Schelling de la deuxième période distingue philosophie positive et philosophie négative, Schopenhauer discrédite d’emblée toute forme de connaissance scientifique, creuse la faille entre la connaissance du monde phénoménal et la connaissance de la chose en soi, distinguant deux sortes de réalité, pour mieux dire la réalité et la non-réalité, distinction à laquelle se conforment les deux modes distincts de connaissance.

Ce que nous nommons réalité ne consiste que dans nos représentations. Comme ce sera plus tard le cas pour Mach, Avenarius, Poincaré, le monde extérieur ne peut avoir aucune espèce d’objectivité indépendante de la conscience individuelle. La connaissance ne possède qu’une fonction pratique dans la lutte pour l’existence, dans la préservation de l’individu et de l’espèce, ce qui sera également la position des empiriocriticistes. La connaissance, en général, raisonnée aussi bien que purement intuitive, jaillit de la volonté et appartient à l’essence des degrés les plus hauts de son objectivation comme moyen de conservation de l’individu et de l’espèce, aussi bien que tout organe du corps. Originairement attaché au service de la volonté et à l’accomplissement de ses desseins, la connaissance reste presque continuellement prête à servir la volonté. Ainsi en est-il chez tous les animaux et chez presque tous les hommes.

Le mode de connaissance ainsi défini, lorsqu’il porte sur les connaissances des phénomènes, ne nous permet en aucune manière de nous prononcer sur leur essence. La morphologie, comme premier mode de la connaissance du monde extérieur, présente un nombre infini de formes, toutes caractérisées par un air de famille incontestable – c’est-à-dire des représentations qui nous restent éternellement étrangères et se dressent devant nous comme des hiéroglyphes incompréhensibles. L’étiologie, comme deuxième mode de connaissance du monde extérieur, nous apprend que, d’après la loi des causes et des effets, tel état de la matière en produit tel autre. Avec cela, on n’a absolument pas progressé dans la connaissance de la réalité objective. L’essence intime de ces phénomènes, on peut la nommer force naturelle, et on la relègue en dehors du domaine des explications étiologiques. La constance immuable avec laquelle se produit la manifestation de cette force s’appelle loi naturelle. Cette loi naturelle, ces conditions et ces productions d’un phénomène en tel endroit et à tel moment, voilà tout ce que la science connaît et peut jamais connaître. La force même qui se manifeste, la nature intime de ces phénomènes constants et réguliers, est pour la science un secret qui ne lui appartient pas. L’explication étiologique de la nature entière n’est qu’un inventaire de forces mystérieuses, une démonstration exacte des lois qui règlent les phénomènes dans le temps et dans l’espace, à travers leurs évolutions. Mais l’essence intime des forces ainsi démontrées reste inconnue. Il faut s’en tenir aux phénomènes et à leur succession.

Il s’agit d’élaborer une théorie de la connaissance qui ne fasse pas obstacle au libre déploiement des sciences de la nature (les représentations religieuses empiètent sur le domaine de la science), indispensable à la production capitaliste, mais il faut en même temps refuser les conséquences philosophiques du développement des sciences susceptibles de contrarier le compromis de la bourgeoisie avec les pouvoirs de l’ancien régime : les conséquences philosophiques du développement des sciences seraient contraires à la science parce qu’elles excéderaient les bornes que la théorie de la connaissance décrète infranchissables pour l’appréhension intellectuelle du monde phénoménal.

A la connaissance du monde phénoménal qui ne peut avoir qu’une valeur pratique, pragmatique, Schopenhauer oppose l’appréhension de l’essence des choses en soi, la volonté. Il fait de l’intuition intellectuelle le principe universel de toute connaissance : notre intuition empirique, quotidienne, est une intuition intellectuelle.

Schopenhauer utilise l’intuition et l’analogie, élevée en un geste souverain au rang de mythe et proclamée comme vérité ; il s’agit d’une anthropologisation de la nature tout entière, une nature transformée en un vaste mystère (du point de vue philosophique, tout reste inexplicable, irrationnel) : la volonté désigne l’essence de toutes choses dans la nature, de toutes les énergies, des phénomènes de toute espèce (l’homme étant l’espèce la plus parfaite) ; le principe d’individuation est aboli ; seuls les faits intimes ont une réalité véritable, ce qui dévalorise toute action ; l’ascèse, qui consiste à se détourner de toutes les atrocités du monde, à surmonter l’égoïsme courant pour promouvoir une éthique sublime non contraignante propulsant l’individu au rang de puissance cosmique jetant un regard condescendant sur toute activité sociale.

Le principe rationnel de l’intuition prend une forme accentuée lorsqu’il est question de la connaissance de la chose en soi, de la volonté. Pour tout homme, en tant qu’individu, la connaissance de la volonté procède de manière purement intuitive, purement immédiate. Pour éviter de sombrer dans le pur solipsisme, dans la négation radicale de la réalité de l’existence des autres hommes, du monde extérieur dans sa totalité, Schopenhauer recourt aux analogies. Nous décidons l’existence des autres hommes par analogie avec notre corps, et nous distinguons, dans les deux cas entre la représentation (phénomène) et la volonté (chose en soi). La volonté, les êtres en soi sont appliqués à l’ensemble du monde phénoménal. La volonté humaine est étendue à l’échelle cosmique. On n’avait pas jusqu’à ce jour reconnu que l’essence de toute énergie, latente ou active, dans la nature, était identique à la volonté, et l’on considérait comme hétérogènes les différents phénomènes, qui ne sont que les espèces diverses d’un genre unique, et j’ai dénommé le genre d’après l’espèce la plus parfaite, dont la connaissance facile et immédiate nous conduit à la connaissance immédiate de toutes les autres. La volonté désigne l’essence de toute chose dans la nature. Toute force de la nature est une volonté. Schopenhauer se livre donc à une anthropologisation de la nature tout entière, par le recours à la simple analogie, élevée dans un geste souverain au rang de mythe, et proclamé comme vérité. L’espace, le temps et la causalité sont de pures formes subjectives du monde phénoménal que l’on ne peut appliquer à la chose en soi, à la volonté. Schopenhauer liquide l’appréhension dialectique de la relation entre le phénomène et l’essence (la réalité objective ou la chose en soi) pour ne s’appuyer que sur leur dualisme métaphysique strict, en opposition résolue avec la dialectique.

Ainsi, la force est en dehors de la chaîne des causes et des effets, qui suppose le temps. La force est en dehors du temps. Tel changement particulier a pour cause un autre changement particulier. Il n’en est pas de même de la force dont le changement est la manifestation. L’activité d’une cause provient d’une force naturelle. Elle est sans raison et gît en dehors de la chaîne des causes, et en général en dehors du principe de raison. On la connaît philosophiquement comme volonté, chose en soi de toute la nature.

La nature se transforme donc en un vaste mystère, quoique la totalité des modifications individuelles nécessaires à la pratique du capitalisme soit appréhendée dans les termes de la loi de causalité, et qu’elles peuvent donc être appliquées à la production. Du point de vue philosophique, cependant, tout reste inexplicable, irrationnel. Dans la pierre qui tombe, il y a de la volonté (Schopenhauer aurait donc souscrit avec enthousiasme, tout au moins au plan méthodologique, à la théorie des mouvements aléatoires des électrons, ce « libre arbitre » du mouvement des particules). Puisque la volonté échappe à l’espace, au temps et à la causalité, et que dans ces conditions le principe d’individuation est aboli, il s’ensuit que toute volonté est identique à la volonté. Seul les faits intimes, dans la mesure où ils concernent la volonté, ont une réalité véritable et sont de vrais événements. Tout microcosme renferme le macrocosme tout entier. La multiplicité n’est que phénomène, et les faits extérieurs, simples formes du monde phénoménal, n’ont ni réalité ni signification immédiate, sinon indirectement, par leur rapport avec la volonté des individus. Non seulement à l’occasion de tout acte, la seule dimension qui compte est celle de la vie intérieure, mais il s’agit de l’intériorité la plus pure et d’une dévalorisation philosophique et éthique de toute action, de tout acte effectif. L’identité du macrocosme et du microcosme, c’est-à-dire l’identité de l’essence du monde et de la pure intériorité de l’individu, est atteignable par l’ascèse, qui consiste à se détourner de toutes les atrocités du monde, à reconnaître l’identité profonde de toutes les créatures, et donc à surmonter l’égoïsme courant. Il s’agit d’une éthique qui n’a aucun caractère contraignant, qui n’engage ni le philosophe, ni ses disciples, ni ses lecteurs : il reste de cette éthique sublime que l’hypertrophie de l’individu au rang de puissance cosmique et une caution philosophique autorisant à jeter un regard condescendant sur toute activité sociale.

Pour Schopenhauer, l’art permet une fuite devant la réalité sociale et la pratique, il exprime le monde tel qu’il est réellement et n’est accessible qu’aux génies ; Schopenhauer fonde philosophiquement n’importe quelle superstition (la voyance sous forme de rêve, de somnambulisme ou de double vue, l’influence des morts), allant au-delà du plat empirisme qui refuse la généralisation la théorie, la pensée.

Il y a dans l’esthétique classique allemande une tendance à isoler l’art, à en faire une fuite devant la réalité sociale et la pratique, c’est la tendance que prend Schopenhauer, et une tendance qui considère l’art comme une propédeutique, un stade d’éducation de l’homme en vue de l’activité au sein de la société.

Tandis que l’idéal esthétique du classicisme allemand s’adressait à l’homme normal, Schopenhauer postule une parenté essentielle, intime, entre pathologie et génie artistique : le génie est un monstre.

Schopenhauer, qui professe un scepticisme universel à l’égard de la valeur philosophique des résultats de l’étude scientifique de la nature, fonde philosophiquement n’importe quelle superstition.

Ainsi la voyance devient compréhensible si l’on considère que le monde objectif n’est rien d’autre qu’un phénomène cérébral. Si le temps n’est pas une détermination de l’essence authentique des choses, les notions d’avant et d’après ne signifient rien : un événement donné peut donc tout aussi bien être connu avant qu’il n’ait lieu. Toute voyance, qu’elle ait lieu en rêve, par le somnambulisme ou par la double vue, consiste donc à trouver une voie permettant de libérer la connaissance de la condition du temps. Cela implique également qu’il faut admettre aussi la possibilité d’une influence réelle des morts sur le monde des vivants.

Il s’agit d’une coexistence entre l’agnosticisme (parfois sous la forme d’un plat empirisme qui se refuse à toute généralisation réelle, un empirisme dédaignant toute théorie, se méfiant de toute pensée) vis-à-vis des phénomènes et des lois réelles de la nature, et d’autre part une crédulité aveugle à l’égard des phénomènes occultes.

Schopenhauer ne se borne pas à reprendre la théorie aristocratique de la connaissance de Schelling : il la radicalise en considérant que la connaissance conceptuelle et discursive traditionnelle est accessible et compréhensible pour chacun, pour peu qu’il soit doué de raison, mais que la connaissance du monde tel qu’il est réellement, tels qu’il s’objective dans l’art, n’est accessible qu’au génie et à celui qui, grâce a une exaltation de sa faculté de connaissance pure (dû le plus souvent aux chefs-d’œuvre de l’art), se trouve dans un état voisin du génie. Les œuvres d’art qui révèlent l’essence du monde sont de telle nature qu’elles sont destinées à demeurer éternellement lettres closes pour la stupide majorité des mortels.

Schopenhauer sépare strictement essence et apparence (alors que la solution du problème de la chose en soi passe par la transformation de la chose en soi en chose pour nous dans le cours d’une approximation dialectique infinie de la connaissance à ces objets), forme et contenu, théorie et pratique (la théorie véritable est une pure contemplation isolée de toute pratique) ; il considère la causalité comme appartenant, avec l’espace et le temps, au monde phénoménal, ce qui signifie la négation absolue de toute objectivité et de toute loi dans le domaine des choses en soi et d’y postuler un indéterminisme irrationnel.

La philosophie de Schopenhauer est tout entière parcourue d’une lutte parfaitement délibérée contre la dialectique, dont elle vient contrarier les progrès en la remplaçant par un irrationalisme métaphysique à tendances mystiques.

Tandis que chez Hegel, la relativisation dialectique de l’opposition entre essence et apparence mène à la solution correcte du problème de la chose en soi, à la connaissance de la chose par la connaissance de ses propriétés, à une transformation de la chose en soi en chose pour nous dans le cours d’une approximation dialectique infinie de la connaissance à ses objets, il n’y a au contraire chez Schopenhauer aucune espèce de médiation entre l’apparence et l’essence, entre le phénomène et la chose en soi, qui restent des mondes strictement séparés.

Tandis que chez Hegel, forme et contenu ne cessent de se transformer l’un en l’autre, ils sont chez Schopenhauer séparés par un abîme métaphysique.

Tandis que chez Hegel, théorie et pratique sont présentés dans leur interaction dialectique intime, au point qu’il y démontre que certains problèmes théoriques des catégories, comme celui de la téléologie, ont leur origine dans le travail humain, dans l’usage de l’outil, chez Schopenhauer, la théorie et la pratique sont si radicalement opposées que toute relation que la théorie entretiendrait avec la pratique est littéralement le signe d’un avilissement de la théorie, de son infériorité et de son inaptitude totale à atteindre l’essence, tandis que la théorie véritable, la philosophie véritable ne se verrait être qu’une pure contemplation rigoureusement isolée de toute pratique.

Schopenhauer, dans son extrême subjectivisme, considère que la causalité – avec l’espace et le temps – est une catégorie appartenant exclusivement au monde phénoménal. Il s’agit de détruire l’objectivité et les lois objectives du monde extérieur existant indépendamment de notre conscience, de réduire au sujet les connexions du monde réel et de les priver de tout caractère objectif. Le concept de causalité de Schopenhauer limite strictement, en termes métaphysiques et mécanistes, son déterminisme fataliste au monde phénoménal, n’est qu’un tremplin lui permettant de postuler l’indéterminisme le plus totalement irrationnel, la négation absolue de toute objectivité et de toute loi dans le domaine des choses en soi.

Schopenhauer soutient chez Kant l’esthétique transcendantale comme conception de l’espace (juxtaposition) et du temps (succession) purement subjective, tout en accentuant leur dualisme métaphysique, mais ne retient dans l’analytique transcendantale, qui amorce à travers les catégories la logique dialectique, que la catégorie de causalité

Emmanuel Kant établit une table des catégories dans laquelle la causalité, même si elle joue un rôle déterminant dans tous ses exposés concrets, n’est que l’une des 12 catégories relationnelles des objets qu’il énumère. Certains philosophes dialecticiens soulèvent l’objection que cette table des catégories se contente de reprendre les catégories de la logique formelle, sans la moindre tentative d’une déduction philosophique de leurs interrelations. Hegel fait l’éloge du grand instinct pour les concepts d’Emmanuel Kant, puisque ce dernier s’efforce de les agencer sous forme ternaire (positif, négatif, synthèse), mais il critique Kant qui selon lui ne déduit pas ses catégories mais se contente de les reprendre de l’expérience pratique, telles que les avait agencées la logique formelle. Kant est vu comme un précurseur de la reconstruction de la logique formelle en logique dialectique.

Schopenhauer veut éliminer tous les germes de dialectique présent chez Emmanuel Kant. Schopenhauer considère l’esthétique transcendantale, c’est-à-dire une conception de l’espace et du temps purement subjective, comme un acquis philosophique. Schopenhauer juge négativement l’analytique transcendantale, c’est-à-dire la déduction des catégories, qui ne contiendrait que des pures affirmations (cela est ainsi, cela ne peut être autrement, et rien de plus), avec à chaque fois que Kant prend un exemple, la catégorie de causalité, qui est considérée par Schopenhauer comme la forme réelle, mais aussi l’unique forme de l’entendement. La connaissance du lien causal est la fonction réelle et unique de l’entendement. Le concept d’action réciproque ne veut rien dire (l’effet ne saurait être la cause de sa propre cause). On peut comparer ces attitudes de Schopenhauer avec Hegel pour qui la causalité n’est qu’une des déterminations de la connexion universelle.

Si Emmanuel Kant considère l’espace et le temps comme des conditions a priori universelles de toute objectivité et par conséquent comme des principes que la philosophie doit appréhender indépendamment de toute objectivité et préalablement à elle, tout en soulignant leur indépendance mutuelle, Schopenhauer insiste encore davantage sur le dualisme métaphysique de l’espace et du temps : les deux formes de représentation empirique, bien qu’elles aient en commun une divisibilité et une extension infinie, diffèrent en ce que la juxtaposition n’a aucune signification dans le temps et la succession aucune signification dans l’espace. Si le temps et l’espace apparaissent conjointement dans la connaissance pratique obtenue grâce à l’entendement, le principe qui les unit réside exclusivement dans l’entendement, dans la subjectivité. Schopenhauer sera suivi par Bergson, Spengler, Klages, Heidegger qui iront plus loin en opposant l’espace rationnel et objectif, considéré comme mécanique, fataliste et mort, à un temps vivant, irrationnel et subjectif.

De son côté, Hegel considère l’espace et le temps comme des moments d’une unité concrète de la nature, avec des transformations incessantes de l’un dans l’autre : la pure identité à soi, l’espace, considéré séparément, est un moment, mais en tant qu’il se réalise, comme étant, comme ce qu’il est en soi, il est le contraire de lui-même, il est le temps – et inversement, l’infini en tant que moment du temps : si le temps se réalise, existe en tant que moment, cela signifie pour lui se supprimer soi-même dans ce qu’il est et se transformer en son contraire, l’espace. L’espace et le temps ne sont jamais des contenants vides – purement subjectifs – dans le cadre desquels les objets et leur mouvement auraient lieu, mais ils constituent eux-mêmes des moments du monde de l’objectivité mobile, de la dynamique objective de la réalité.

Derrière le monde bariolé et changeant des phénomènes se dissimule un monde sans espace, sans temps, sans causalité, sans historicité, c’est-à-dire le néant : il ne reste plus qu’un individu qui contemple le néant du monde avec la satisfaction d’être à l’écart de toute action sociale.

Schopenhauer refuse toute historicité de l’essence de la réalité. Il est un ennemi acharné de tout progrès social. La conception subjectiviste de l’espace, du temps et de la causalité, la limitation de leur domaine de validité au monde phénoménal, la prééminence absolue de la causalité comme catégorie relationnelle des objets, la séparation métaphysique rigoureuse entre l’espace et le temps, tous ces motifs visent avant tout à nier radicalement l’historicité de la nature et du monde humain. Aussi bien l’univers des phénomènes que celui des choses en soi sont soustraits à toute transformation, à toute évolution, et donc à toute historicité. L’univers des phénomènes est sans doute marqué en apparence par des constantes métamorphoses, par le devenir et le dépérissement, et il est en outre soumis en cela à une nécessité fataliste. Mais ce devenir et ce dépérissement sont par essence statique : un kaléidoscope, dans lequel les combinaisons infiniment variées des mêmes éléments produisent chez l’observateur naïf l’illusion d’un changement permanent. Derrière le voile bariolé de ces apparences se dissimule un monde dans lequel n’existe ni l’espace, ni le temps, ni la causalité, et à propos duquel il serait dénué de sens de parler d’histoire, d’évolution, et à plus forte raison de progrès. Le temps ne peut amener quelque chose d’une nouveauté ou d’une signification réelle.

Schopenhauer critique cette tendance de Hegel à concevoir l’histoire du monde comme un tout méthodique et qui repose sur un grossier et plat réalisme, qui prend le phénomène pour l’essence en soi du monde et ramène tout à ce phénomène, aux formes qu’il revêt, aux événements par lequel il se manifeste.

Schopenhauer nie toute évolution dans la nature. Il voit dans les gradations de la nature (nature organique et inorganique, êtres vivants, espèces, etc.) des formes éternelles de l’objectivation de la volonté. Ces degrés de l’objectivation de la volonté ne sont pas autre chose que les Idées de Platon. Ces archétypes éternels de toute forme phénoménale individuelle sont fixes, non soumis au changement. Schopenhauer est l’adversaire de Goethe, le partisan de Linné et Cuvier.

L’histoire n’existe pas. Dans l’histoire il n’y a aucune différence entre ce qui est important ou futile, grand ou petit ; seul l’individu est réel, le genre humain est une abstraction vide. Ne reste donc que l’individu, isolé dans un monde absurde, produit fatidique du principe d’individuation (l’espace, le temps et la causalité). Et cet individu, par le biais de l’identité entre le microcosme et le macrocosme, est identique, dans le monde des choses en soi, à l’essence du monde.

Cette essence, qui n’est soumise ni à l’espace, ni au temps, ni à la causalité, ne peut être logiquement qu’un néant. Pour ceux que la volonté anime encore, ce qui reste après la suppression totale de la volonté, c’est le néant. Pour ceux qui ont aboli la volonté, c’est notre monde actuel qui est le néant.

La philosophie de Schopenhauer refuse la vie sous toutes ses formes et ne lui oppose pour toute perspective philosophique que le néant. Il est possible de vivre ainsi. L’absurdité de la vie signifie avant tout la libération de l’individu de toute obligation sociale, de toute responsabilité vis-à-vis du progrès de l’humanité, qui n’existe pas aux yeux de Schopenhauer. Le néant comme perspective philosophique, comme horizon de vie, ne saurait empêcher l’individu de jouir paisiblement d’une vie contemplative. Au contraire. Ce gouffre du néant, ce sombre arrière-plan de l’absurdité de l’existence ne font que pimenter cette existence sybarite et élève en imagination ses adeptes au-dessus de la populace, dont l’aveuglement va jusqu’à lutter et souffrir au nom de l’amélioration des conditions sociales. Le système de Schopenhauer se dresse comme un luxueux hôtel moderne, pourvu de tout le confort, mais bâti au bord d’un abîme de néant et d’absurdité. Et la contemplation quotidienne de cet abîme, une fois que l’on a savouré un repas ou une œuvre d’art, ne peut qu’intensifier la joie que procure ce confort raffiné. L’irrationalisme de Schopenhauer empêche de retourner concrètement son insatisfaction vis-à-vis de l’existant, de l’ordre social établi, contre le capitalisme, il fournit à l’ordre social capitaliste une apologie indirecte.

Alors que la méthode dialectique de Hegel devient un instrument de préparation idéologique de la révolution (sous son aspect rationnel, la dialectique est un scandale pour les classes dirigeantes parce que dans la conception des choses elle inclut l’intelligence de leur négation fatale, toute forme n’étant qu’une configuration transitoire), le système de Hegel est marqué par une adhésion à l’État prussien, si bien qu’à partir d’un certain moment, la contradiction entre la méthode et le système devient l’objet d’une critique.

Dans la période de la Restauration, Schopenhauer peut combattre la dialectique hégélienne en l’accusant d’être une pure absurdité, et lui oppose un Kant épuré par le recours à Berkeley, par un idéalisme subjectif métaphysique ouvertement antidialectique. Kirkegaard, à une époque de crise de la dialectique idéaliste et où naît la dialectique matérialiste, est contraint, pour être en mesure de combattre Hegel au nom d’un irrationalisme nouveau, de revêtir ce dernier d’une forme supérieure, qu’il qualifie de dialectique qualitative.

L’importance de l’Hegel dans l’histoire de la dialectique tient avant tout à ce qu’il a conceptualisé les principales déterminations et connexions dialectiques de la réalité. La méthode dialectique, née de la grande crise révolutionnaire au tournant des dix-huitième et dix-neuvième siècle aussi bien dans la société que dans les sciences de la nature, devient un instrument privilégié de la préparation idéologique de la révolution démocratique, en particulier en Allemagne. La systématisation des acquis hégéliens, ce qu’on appelle le système de Hegel, est pourtant marqué par une adhésion à l’État prussien et exerce donc une influence conservatrice et même réactionnaire. La coexistence de ces tendances divergentes n’est possible qu’autant que les luttes de classes en Allemagne restent peu développées ou latentes. Avec la révolution de juillet, il est nécessaire que s’amorce la dissolution de l’hégélianisme, la mise en évidence des contradictions entre le système et la méthode, puis la transformation de cette méthode elle-même. Sous son aspect rationnel, la dialectique est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que, saisissant le mouvement même dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne saurait lui en imposer, parce qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire.

Avec sa théorie de l’identité sujet-objet et du mouvement autonome des catégories logiques, et une vision de la réalité considérée comme indépendante de la conscience individuelle, mais qui n’est cependant que la réalité d’un Esprit, théorie et vision qui constituent la dialectique de Hegel, on se pose la question de la nature de cette réalité ; pour les marxistes, la dialectique apparaît comme la forme objective du mouvement de la réalité avec un reflet dialectique dans la pensée comme dialectique subjective (le processus de ce reflet dépouille la forme historique et les hasards perturbateurs en une forme abstraite de type logique avec des corrections de la suite des idées selon des lois que le cours de l’histoire fournit en ses moments de maturité), ou bien la dialectique est éliminée ou remplacée par une dialectique qui nie le mouvement et les lois qui le régissent, qui nie la transformation de la quantité en qualité, une dialectique qui utilise les formes, les catégories, les termes de la dialectique et qui est une pure et simple négation de la dialectique et un retour à la logique formelle et à la métaphysique.

Dans le cours de la dissolution de l’hégélianisme, l’un des objets les plus vivement controversés est le problème de la relation de la dialectique avec la réalité. Tant que les antagonismes ne sont pas encore éclatés au grand jour dans la vie et donc dans la philosophie, la théorie de l’identité sujet-objet, avec une réalité déclarée indépendante de la conscience individuelle et qui n’est cependant encore que la réalité d’un Esprit mystifié (Esprit du monde, Dieu), peut encore subsister. Avec l’exacerbation des antagonismes sociaux, il devient nécessaire pour la philosophie de définir clairement ce que chaque penseur entend par le mot réalité, et en particulier si la dialectique est la forme objective du mouvement de la réalité, et si c’est le cas, de quelle manière la conscience s’y rapporte. La dialectique matérialiste considère que la dialectique subjective de la connaissance humaine est le reflet non mécanique mais dialectique de la dialectique objective de la réalité.

Lorsque le problème de l’objectivité des catégories dialectiques et de leur mode de connaissance passe au premier plan, les penseurs bourgeois critiquent la fausse synthèse de Hegel en réduisant presque totalement la dialectique (Feuerbach) ou en réduisant cette dialectique à une dimension purement subjective (Bruno Bauer).

La logique de Hegel repose, conformément à la thèse de l’identité du sujet et de l’objet, sur le principe du mouvement autonome des catégories logiques. Si l’on considère cette thèse comme un reflet du mouvement de la réalité objective, obtenu par une abstraction adéquate, ce mouvement autonome est remis sur ses pieds.

Si on se livre à l’examen de ce problème à partir d’un point de vue idéaliste, la question qui se pose est la suivante : de quel droit Hegel introduit le mouvement comme principe fondamental dans sa logique ?

Pour Trendelenburg, la première transition fondamentale de la logique hégélienne va de l’être au néant pour aboutir au devenir : la dialectique présentée comme une déduction logique représente une somme de présupposés. L’être pur, identique à lui-même, est statique. Le néant, identique à lui-même, est également statique. De quelle manière, à partir de deux représentations statiques, le Devenir dynamique survient-il ? C’est la pensée qui fait de cette unité quelque chose d’autre et qui introduit subrepticement le mouvement, pour plonger l’être et le néant dans le flux du devenir.

Trendelenburg ne se réfère pas aux mouvements dans la réalité objective : il n’est pas en mesure de découvrir dans le mouvement réel de la nature et de la société le modèle objectif, reflété par la conscience et généralisé par la logique, du mouvement des catégories dans la logique.

Il n’est possible de trouver une solution que par le renversement gnoséologique de la dialectique auquel procède le marxisme, de même que par un renversement méthodologique et épistémologique qui consiste à trouver concrètement dans les catégories réelles de la réalité objective les modèles qui apparaîtront ensuite sous forme de reflet abstrait dans la logique. Pour traiter ces problèmes, il faut utiliser la méthode logique qui n’est en fait que le mode historique, dépouillé de la forme historique et des hasards perturbateurs. La suite des idées commence par où l’histoire commence, et son développement n’est que le reflet, sous une forme abstraite et théoriquement conséquente, du cours historique : un reflet corrigé, mais corrigé selon des lois que le cours réel de l’histoire fournit lui-même, par le fait que chaque moment peut être observé au point de développement de sa pleine maturité, dans sa pureté classique. On peut donc surmonter les faiblesses réelles de la logique hégélienne par une appréhension scientifique du mouvement réel dont la logique est le reflet. Une critique ne peut dépasser le stade atteint par Hegel que si elle établit la relation correcte entre l’objet reflété et la démarche qui reflète cet objet. C’est une chose impossible pour l’idéalisme qui, ou bien récuse comme Schopenhauer la dialectique, ou bien élabore comme Kirkegaard une pseudo-dialectique subjectiviste qui élimine toutes les déterminations essentielles qui caractérisent la méthode dialectique, une dialectique qui est appelée la dialectique qualitative.

Cette dialectique qualitative nie la transformation de la quantité en qualité comme une superstition : la qualité nouvelle apparaît avec la soudaineté du mystère.

L’idée de la transformation de la quantité en qualité apparaît chez Hegel pour comprendre la révolution comme moment nécessaire de l’histoire : la grande Révolution a été précédée d’une révolution silencieuse secrète de l’esprit. C’est l’ignorance de ces révolutions dans le monde de l’esprit qui fait que l’on s’étonne de leurs résultats. Le saut est un moment nécessaire de la transformation, de la croissance et du dépérissement dans la nature et dans l’histoire.

Kirkegaard accorde une place centrale à la lutte contre la révolution. Il sépare rigoureusement le domaine moral religieux, et en lui le moment de la discontinuité, du processus d’une naissance graduelle est quantifiable. Si le saut qualitatif est strictement séparé de la transformation quantitative, autrement dit du processus, le saut apparaît nécessairement comme irrationnel.

La dialectique qualitative n’est pas une nouvelle dialectique qui s’opposerait à celle de Hegel, mais une pure et simple négation de la dialectique. Elle a lieu dans les formes, les catégories, les termes mêmes de la dialectique elle-même.

Pour Schopenhauer, la dialectique est une absurdité, de là son succès mondial dans la période du positivisme triomphant. L’influence internationale de Kirkegaard comme dialecticien « moderne » commence dans la période impérialiste quand on transforme la dialectique de Hegel en une pseudo dialectique irrationaliste, quand la lutte contre le marxisme-léninisme devient la tâche centrale de la philosophie. Le problème philosophique central de Kirkegaard, celui du combat contre Hegel, passe à l’arrière-plan : on présente les deux penseurs comme unis par des liens fraternels et conciliables, au point que l’interprétation « modernes » de Hegel s’enrichit de motifs existentialistes et irrationalistes empruntés à Kirkegaard (Jean Wahl).

La dialectique qualitative dissimule son retour à la logique formelle, à la pensée métaphysique sous un déguisement pseudo dialectique.

Kirkegaard ne critique pas les formes abstraites de la dialectique mais sa dimension historique et sociale ; il voit que dans l’histoire universelle conçue comme un processus unitaire régi par ses propres lois il n’y a pas plus de place pour Dieu ; il ne voit pas que l’homme devient par son propre travail et que les hommes font l’histoire (le fatalisme de l’histoire) ; il considère que l’homme ne peut pas connaître la totalité de l’histoire, seule connue par Dieu (le pessimisme, le désespoir, la sensation d’absurdité) ; le seul événement qualitatif de l’histoire universelle est l’apparition du Christ comme type intellectuel décisif.

Kirkegaard se dirige contre les éléments de la pensée de Hegel les plus progressistes, en l’occurrence la dimension historique et sociale de la méthode dialectique. Kirkegaard épargne toute critique aux formes abstraites de la dialectique. Bruno Bauer caricature les aspects les plus subjectivistes de Hegel et élimine les motifs sociaux et historiques de la dialectique, la rendant encore plus abstraite. Feuerbach, qui supprime la dialectique, prive le sujet et l’objet de la philosophie de ses dimensions sociales et historiques. Kirkegaard reprend ces tendances. Il ignore que l’homme est un être essentiellement historique et social, réduisant le concept d’être humain à une caricature abstraite, présentant cette caricature abstraite comme l’unique réalité véritable, comme la seule forme d’existence authentique de l’être humain. Pour cela, l’histoire et la société doivent être anéanties pour laisser place à cette existence, considérée comme seule essentielle, de l’individu artificiellement isolé.

Kirkegaard note que l’interprétation hégélienne de l’histoire est objectivement athée. Pour Bruno Bauer, l’esprit du monde puise sa réalité dans l’esprit des hommes. Il n’est rien d’autre que le concept de l’esprit qui se développe et s’achève dans l’esprit historique et dans la conscience de soi de cet esprit historique. L’histoire est le devenir de la conscience de soi. Kirkegaard voit que dans l’histoire universelle conçue comme un processus unitaire régi par ses propres lois, il n’y a plus la moindre place pour Dieu et que la philosophie de l’histoire de Hegel, en dépit de ses références à l’esprit du monde ou à Dieu, n’est qu’une forme courtoise d’athéisme. Kirkegaard n’a cependant pas vu la notion la plus progressiste de la philosophie de l’histoire hégélienne, celle selon laquelle l’homme est devenu par son propre travail, que les hommes font leur propre histoire, même si les résultats ne répondent pas à leurs intentions. Il ne retient que la présentation par Hegel du cours objectif de l’histoire, indépendant de la conscience de la volonté individuelle, et proteste contre elle au nom de Dieu. Par suite de son enchevêtrement avec l’idée de l’État, de la collectivité, de la communauté et de la société, Dieu ne peut plus atteindre directement l’individu.

Toute activité humaine disparaît de la vision historique de Kirkegaard. L’objectivité de l’histoire se transforme en un simple fatalisme. S’il y a une histoire, l’homme n’y participe pas. L’histoire n’existe que pour Dieu qui est en mesure, en tant que son unique spectateur, d’embrasser du regard le cours de l’histoire dans sa totalité. Alors que pour Hegel l’homme produit l’histoire, qu’il est en mesure de connaître ses lois objectives, il y a donc un lien entre l’action et l’observation, Kirkegaard sépare radicalement l’action et l’observation et décrète que l’homme, qui est condamné à agir dans une période historique concrète et brève, n’est par principe pas en mesure d’embrasser du regard la totalité. Le développement éthique de l’individu, c’est le petit théâtre privé, où le spectateur est Dieu mais aussi à l’occasion l’individu lui-même, bien qu’il doive être essentiellement acteur. Par contre, l’histoire universelle est pour Dieu la scène royale où il est l’unique spectateur, un théâtre inaccessible pour un esprit existant.

Kirkegaard ne postule pas l’absurdité radicale du cours de l’histoire comme Schopenhauer, ce qui le mènerait à des conclusions athées, mais il s’efforce de sauver la religion et Dieu par un agnosticisme historique. Il s’agit de surmonter les contradictions et les atrocités de l’histoire visible par un appel à la totalité historique considérée du point de vue de l’omniscience divine, mais, à la différence des théodicées des dix-huitième et dix-neuvième siècle, qui attribuaient à la connaissance humaine une connaissance approximative ou tout au moins un pressentiment des tenants et aboutissants de l’histoire entière, dans un moment où la religion abandonne le monde phénoménal à la recherche scientifique et se réfugie dans la pure intériorité de l’homme, Kirkegaard, qui ne voit plus Dieu dans les événements, considère que la religion peut-être préservée et restaurée par la philosophie dans l’intériorité pure.

Cette négation de l’histoire, ou de toute possibilité de la connaître, implique un profond pessimisme. Puisque tous les événements sont ramenés à l’individu, abstraitement soustrait à toute histoire et à toute communauté, sa vie apparaît irrationnelle au sens d’une totale perte de sens, d’une parfaite absurdité. Le désespoir est la catégorie fondamentale de toute conduite humaine. A la différence de Schopenhauer qui récuse l’histoire et la dialectique, Kirkegaard élabore une pseudo histoire assorti d’une dialectique qualitative. L’apparition du Christ transforme le sens, contenu, la forme et tous les comportements de l’homme. Les différences des périodes historiques doivent être déduites des transformations d’type intellectuel décisif. Au beau milieu d’une histoire immobile, il y a un saut subi, unique. L’unique dimension essentielle dans l’histoire est celle du salut de l’âme de l’individu grâce à l’apparition du Christ : l’histoire n’existe pas.

Le temps et l’histoire vécus, intuitifs sont « supérieurs », « authentiques » par rapport au temps et à l’histoire objectifs, abstraits, vulgaires ; la véritable réalité est celle, subjective, de « l’existence », de la « pratique », de « l’intérêt passionné », de « l’action » ; la connaissance historique est une illusion puisqu’elle est approximative et qu’elle opère par décision arbitraire ; la subjectivité, pour être objective, doit être authentique, passionnément intéressée, liée intimement à l’existence du penseur, contre la subjectivité contemplative, superficielle, dépassionnée, pédante, relativiste, n’ayant d’autre but qu’elle-même, sans relation avec les problèmes décisifs de la vie humaine.

Tandis que chez Schopenhauer l’expérience vécue intuitive de la vraie réalité débouche sur un néant situé par-delà l’espace, le temps et la causalité, par-delà le principe d’individuation, Kirkegaard considère que ce n’est que la subjectivité de l’individu qui peut parvenir au stade suprême et le seul authentique de la réalité (le paradoxe, et il est impossible de séparer de l’essence du paradoxe cette pseudo-historicité de la dialectique qualitative : la vérité éternelle est dans le temps, et c’est là le paradoxe).

Kirkegaard sépare le « simple fait historique » (une connaissance approximative du simple fait historique est nécessaire et possible)

aussi bien du « fait absolu » qui doit être lui aussi historique, mais dans un sens différent (la seule voie d’accès vers le fait absolu est que seul peut devenir un disciple du Christ celui qui en reçoit la condition de Dieu lui-même), que du « fait éternel » situé entièrement hors du déroulement historique. Un peu plus tard on aura la distinction entre temps abstrait et durée réelle chez Bergson, l’opposition entre historicité authentique et historicité vulgaire chez Heidegger. Tous les irrationalistes, à la suite de Kirkegaard, définiront comme supérieur ou authentique le temps ou l’histoire vécues, intuitifs, par opposition au temps et à l’histoire objectifs.

Kirkegaard se rend compte qu’il devient impossible de défendre l’historicité de fait du Christ. Il élabore alors toute sa méthodologie philosophique dans le but de déprécier, de discréditer dans sa totalité le mode de connaissance historique, pour lui contester toute valeur de connaissance. Voyant que la réalité historique de la figure du Christ est anéantie, il s’agit pour lui de contester la pertinence d’une approche historiographique de ces questions, des questions qui touchent à la véritable réalité, la réalité de « l’existence ».

Refusant l’idée de la transformation de la quantité en qualité, et donc celle du saut qualitatif, déduit par une dialectique rationnelle et par conséquent scientifiquement expliqué, Kirkegaard polémique contre la valeur de tout savoir fondé sur une approximation : la dialectique qualitative s’efforce d’abolir tous les moments essentiels de la véritable dialectique.

Hegel s’efforce de fonder scientifiquement l’interaction concrète entre moments absolus et moments relatifs de la connaissance. La conception du caractère d’approximation de notre connaissance est une conséquence nécessaire de ses efforts. Approximation ne signifie pas que l’inévitable présence de moments relatifs supprimerait le caractère objectif, absolu d’une connaissance adéquate, mais ne fait que désigner le stade donné atteint par notre connaissance dans son processus progressif de rapprochement de la réalité. Le fondement objectif de la thèse de l’approximation est que l’objet concret, le phénomène, est toujours plus riche de contenu que les lois grâce auxquelles nous nous efforçons de le connaître. Il ne s’agit pas de relativisme. Le reflet de la réalité objective devient le garant du moment absolu de la connaissance.

Chez Kant, en raison de l’impossibilité de connaître la chose en soi, le domaine de la réalité authentique (la réalité indépendante de notre conscience) nous est à jamais inaccessible. Le progrès infini de notre connaissance se déroule exclusivement dans le médium du monde phénoménal, radicalement séparé de l’objectivité réelle. Kant s’efforce d’introduire dans cette sphère le moment de la connaissance objective, mais il ne peut se défaire de sa tendance au subjectivisme et au relativisme, puisque les propriétés a priori du sujet de la connaissance ne peuvent offrir qu’une garantie très problématique de l’objectivité de cette connaissance.

Kirkegaard brise l’unité dialectique des moments contradictoires en les érigeant en principes métaphysiques autonomes figés dans leur isolement. Le moment de l’approximation devient le principe du relativisme pur. La connaissance historique est une illusion des sens, puisqu’elle est une connaissance approximative.

La matière historique est infinie. Sa limitation doit donc reposer sur quelque décision arbitraire. Bien que l’Historique appartienne au passé, il est, en tant que matière pour la connaissance, quelque chose d’inachevé : les recherches sont toujours de nouvelles découvertes ou des corrections aux découvertes précédentes. La fondation de la réalité objective est transformée en un pur relativisme : le progrès scientifique que constitue chaque pas qui se rapproche de la réalité serait en réalité une marche vers le néant, puisque une véritable connaissance objective serait impossible à atteindre par cette voie, et que le principe qui préside à la sélection, à la limitation, serait un arbitraire pur et simple. Cette position nihiliste vis-à-vis de la connaissance de la réalité objective s’explique parce que Kirkegaard considère qu’il est hors de question que notre comportement cognitif soit affecté d’une quelconque manière par la réalité objective existant indépendamment de notre conscience. La subjectivité décide de tout. Il s’agit seulement de savoir si l’on avait affaire à une subjectivité authentique, passionnément intéressée, liée intimement à l’existence du penseur, ou si l’on a affaire à une subjectivité superficielle et dépassionnée. Kirkegaard reproche à la connaissance historique scientifique et à la connaissance objective en général d’être dépourvue de cet intérêt infini, de la passion et du pathos, dégénérant en une vaine curiosité, en une pédante érudition professorale, en une connaissance qui n’a d’autre but qu’elle-même.

Pour Kirkegaard, la philosophie classique allemande fait preuve d’un manque d’objectivité du fait de l’absence de cette attitude subjective. Kirkegaard, qui néglige les indications ambiguës de la philosophie de l’histoire de Hegel qui s’orientent vers la pratique, dirige ainsi son attaque contre le caractère contemplatif de la connaissance dans la philosophie classique allemande : pour Kirkegaard, ce caractère contemplatif signifie que cette philosophie de l’histoire n’a plus aucune relation avec ce qu’il considère comme les problèmes décisifs de la vie humaine.

Kirkegaard oppose à l’attitude contemplative, relativiste et dépourvue de valeur, l’absolu de « l’existence », de la « pratique », de « l’intérêt passionné », un absolu qui élève la prétention d’être totalement exempt de tout moment relatif ou approximatif. D’un point de vue méthodologique, l’absolu et le relatif, la contemplation et l’action deviennent donc des puissances métaphysiques strictement séparées et antagonistes. Un chrétien est celui qui accepte la doctrine du christianisme. Avec l’approximation, qui peut être poursuivie aussi longtemps qu’on veut, la décision par quoi l’individu devient chrétien est en fin de compte complètement oubliée. Ainsi, sur le plan méthodologique, les véritables catégories et connexions dialectiques sont supprimées : la dialectique est ramenée à une métaphysique, à une association de l’irrationalisme et de la logique formelle. C’est là le modèle méthodologique de nombreux courants de la période impérialiste, en particulier pour l’existentialisme qui se rattache consciemment à Kirkegaard. L’opposition entre absolu et relatif, débarrassée de sa dimension théologique, se donnant même l’apparence de l’athéisme, est au cœur de la philosophie d’Heidegger.

Pour Kirkegaard, l’éthique se joue dans la vie intérieure de la pure individualité et ne doit pas se préoccuper du contingent et bric-à-brac historiques.

Au-delà de cette méthodologie abstraite, bien qu’en relation étroite avec elle, Kirkegaard établit l’opposition entre la subjectivité individuelle, elle seule existante et absolue, et l’universalité abstraite de la vie sociale et historique, qui se perd inévitablement dans le néant du relativisme. Kirkegaard creuse un abîme entre la dialectique quantitative de la simple approximation de la connaissance historique et la dialectique qualitative essentielle, existentielle de l’attitude humaine passionnément intéressée, un abîme entre théorie et pratique, entre histoire et éthique (la fréquentation continuelle de l’histoire rend inapte à l’action).

L’agir est un enthousiasme éthique auquel doit rester étrangère toute préoccupation de savoir si l’on parviendra ou non à un résultat. La dimension éthique est strictement inconciliable avec une quelconque tendance à orienter ses actes en fonction de la réalité historique, du progrès historique, qui n’existe d’ailleurs pas pour Kirkegaard. Le registre éthique ne se joue que dans le médium de la pure individualité, qui tourne ses regards exclusivement vers sa vie intérieure. Toute relation de l’action avec la réalité historique – celle de la dialectique quantitative – ne peut donc être qu’un dévoiement. Quand on ne cesse de s’occuper du contingent historique, on peut facilement se laisser séduire à confondre cela avec l’éthique. Plus l’homme se développe éthiquement, moins il se préoccupe de l’histoire. Il faut arracher l’homme agissant à la totalité de son environnement historique, car il y a une opposition radicale entre une pratique conçue comme purement subjective, purement individuelle, et une immanence trompeuse, une illusoire objectivité de l’histoire.

Kirkegaard critique consciemment les jeunes hégéliens qui soulignent l’insuffisance de la dimension historique de Hegel, son échec à indiquer des voies pour l’avenir.

Chez Kirkegaard, la dimension sociale-universelle de l’éthique (l’homme-citoyen) se manifeste dans un mariage, comme étape supérieure de l’amour, où les participants sont indifférents l’un de l’autre, sans communication, sinon le solipsisme esthétique immédiat de l’érotisme, dans l’immédiateté sensuelle et esthétique de l’amour, dans l’incognito ; l’éthique n’est qu’une sphère de transition qui mène à l’attitude religieuse et à la réalité authentique de la subjectivité qui seule existe, l’extériorité étant sans importance ; la religion, qui permet l’attitude aristocratique décadente et le pathos du chevalier de la foi, et l’esthétique comme art de vivre érotique et parasitaire, prennent naissance dans la subjectivité individuelle, dans l’imaginaire, et cultivent le désespoir, le solipsisme, l’irrationalité incommensurable.

L’éthique doit priver l’homme non seulement de sa dimension historique mais aussi de sa dimension sociale. L’irrationalisme tente d’affaiblir chez l’homme la dimension du citoyen, de tenter, voire de la supprimer totalement. Kirkegaard considère au début que la conduite éthique consiste à réaliser l’universel sous la forme de la citoyenneté. Au fur et à mesure du déplacement de sa vision du monde, cette dimension sociale de l’éthique, sa vocation à réaliser l’universel, tendent en fait à disparaître entièrement. Il ne faut d’ailleurs pas exagérer la dimension sociale de l’éthique chez le jeune Kirkegaard : il n’y a pas la richesse des relations sociales de l’être humain qui caractérise l’éthique de Hegel. Elle est essentiellement une éthique de l’individu privé. Dans la conception générale de Kirkegaard, l’éthique n’est qu’une sphère de transition, une introduction qui mène à la réalité authentique de la subjectivité qui seule « existe », et donc à l’attitude religieuse.

Un des motifs philosophiques qui entraînent chez Kirkegaard la désintégration de l’éthique est la polémique contre l’identification dialectique de Hegel entre intérieur et extérieur, entre l’apparence et l’essence (pour Hegel l’extérieur est le même contenu que l’intérieur ; ce qui est intérieur est aussi présent intérieurement, et inversement ; l’apparition ne montre rien qui ne soit dans l’essence, et dans l’essence il n’y a rien qui ne soit manifesté ; ce que l’homme fait, il l’est). Pour Kirkegaard l’extérieur est sans importance, car c’est l’intention que l’on accentue éthiquement. Le résultat comme extériorité de l’action est sans importance. Le religieux pose d’une façon nette l’antithèse entre l’extérieur et l’intérieur. Dans cette antithèse il y a la souffrance comme catégorie d’existence pour le religieux, et l’infini de l’intériorité tournée vers le dedans. La totalité de la vie extérieure est donc indifférente pour l’éthique. Le mariage est considéré par lui comme sphère éthique, comme étape supérieure de l’amour, mais, pour chacun des partenaires, seules les déterminations purement intérieures, purement subjectives relèvent du registre éthique, et les conséquences des convictions et des actes de l’un des époux doivent être considérées comme totalement indifférentes pour la vie de l’autre. Dans ces conditions, du point de vue de la théorie de la connaissance, le mariage ne se distingue plus du solipsisme esthétique immédiat de l’érotisme, dans lequel les deux amants appartiennent à deux mondes totalement séparés, où toute communication humaine entre eux est exclue. Kirkegaard s’efforce d’élever à la dimension éthique l’immédiateté sensuelle et esthétique de l’amour. Cet effort ne pourrait aboutir que si le mariage parvenait à instituer entre l’homme et la femme une véritable communauté. Cependant, sitôt qu’il laisse déployer les principes fondamentaux de la théorie de la connaissance et de la vision du monde de sa philosophie, il s’avère qu’ils sont incompatibles même avec ce cercle réduit à l’extrême des relations humaines que concède son éthique. L’éthique de la conviction, menée jusqu’à ses conséquences ultimes, ne peut aboutir qu’au solipsisme moral.

Cette tendance à l’autodissolution de l’éthique n’est pas l’unique motif qui explique que la socialité extrêmement restreinte qu’elle admet se voit refoulée à l’arrière-plan. L’élément essentiel, de ce point de vue, c’est la conception de la religion. Déjà il critiquait la conception dialectique de l’histoire de Hegel, son immanence, parce qu’elle avait pour conséquence d’évincer Dieu de l’histoire, et donc de procurer un fondement historique à l’athéisme. L’éthique est pour lui l’universel (l’universel n’est ici que un synonyme de la dimension sociale), ce qui est valable pour tous. L’éthique est immanente. Elle est elle-même son propre brut, ne renvoie à rien au-delà d’elle-même. Une telle éthique qui ne va pas au-delà de l’universel ne peut être qu’athée. Une société d’athés serait possible d’un point de vue éthique, mais Kirkegaard rejette une telle société. Sauver la religion et la foi n’est possible que si l’individu est au-dessus de l’universel, après être passé en parole par l’accomplissement de l’universel dans l’éthique. Mais ce dépassement de la dimension éthique de la religion ne laisse aucune trace derrière lui. Il est totalement indifférent que l’individu soit passé par le stade de la prééminence de l’universel sur le particulier, de la société sur l’individu.

Kirkegaard n’admet pas de communauté réelle entre les hommes. L’homme est dans une intériorité totalement isolée de l’extérieur, dans un irrémédiable incognito. Dans la foi, dans le paradoxe, dans l’incognito absolu, le sentiment de la vie trouve un médium adéquat. Le stade religieux est d’une part une accession aristocratique au-delà de l’éthique, le principe aristocratique des individualités élues s’affirmant dans la conduite religieuse, et d’autre part un masque ironique, un déguisement de l’habitus du petit bourgeois conformiste derrière lequel se dissimule en permanence le pathos religieux du chevalier de la foi.

Si la religion n’est plus conçue comme objectivité, la tentative de la sauver doit prendre naissance dans la subjectivité individuelle, dans le vécu religieux, ce qui l’apparente à l’esthétique. Dans les deux cas on a affaire à une image du monde saturée d’imaginaire, dont la vérité et la réalité ne peuvent être attestées que par la pure subjectivité. Les deux domaines impliquent aussi une attitude subjectiviste à l’extrême. Kirkegaard essaie de distinguer sphère religieuse et sphère esthétique. Le registre religieux est pour lui l’unique réalité absolue.

Pour Kirkegaard, la sphère esthétique ne comprend pas uniquement les œuvres d’art, la création et la contemplation esthétique, mais aussi, et même avant tout, un comportement esthétique face à la vie. C’est pour cette raison que l’érotisme joue un rôle décisif dans l’esthétique de Kirkegaard.

Kirkegaard est proche des conceptions esthétiques des romantiques d’un art de vivre esthétisant et d’une religion fondée sur le vécu subjectif, les deux domaines s’interpénètrant. Pour une génération marquée par l’esthétique romantique, il s’agit de l’amener sur la voie de la religion, et de faire évoluer dans un sens religieux l’esthétique et l’art de vivre romantique.

Pour Kirkegaard, l’accès aux sphères qu’il considère comme essentielles n’est réservé qu’à un petit nombre d’élus. Sitôt que l’éthique est transcendée en paradoxe religieux, Kirkegaard se retrouve sur le terrain familier de l’aristocratisme.

L’interpénétration naturelle de l’esthétique et de la religion chez des romantiques est liée aux dispositions d’esprit thermidoriennes des intellectuels allemands dans la période post-révolutionnaire. Elle est aussi liée à l’espoir d’instituer un art de vivre harmonieux, qui surmonte les contradictions de cette période de crise, et profite au mieux des possibilités de la société de la Restauration. Kirkegaard partage avec les romantiques les conditions d’existence de cette intelligentsia réactionnaire et parasitaire qui s’oriente vers un art de vivre subjectiviste. Mais puisqu’il vit dans une époque troublée, il lui faut tenter de sauver la religion d’une trop forte parenté avec l’esthétique, et avant tout avec un art de vivre esthétisant et parasitaire.

Le stade esthétique baigne dans une atmosphère régie par le désespoir. Le poète est un homme qui cache dans son cœur de profondes souffrances. Il transforme le soupir et le cri en une musique belle. Il partage le sort des malheureux.

Face à l’esthétique, la dimension religieuse représente encore une augmentation qualitative, marquée d’un désespoir encore plus profond, d’une emphase plus forte encore sur le solipsisme, sur l’irrationalité d’un sujet entièrement livré à lui-même. Le sacrifice d’Isaac par Abraham montre le caractère incommensurable des motifs de l’acte d’Abraham, l’impossibilité de principe de communiquer son expérience authentique essentielle, la stricte suppression dans la sphère religieuse de l’universel de la dimension éthique. Le chevalier de la foi n’a de ressource qu’en lui-même. Ou bien il est meurtrier, ou bien croyant. Il n’y a pas l’instance intermédiaire que trouve le héros tragique.

Ce qui caractérise aussi bien le registre esthétique que le registre religieux, c’est le désespoir comme état d’esprit fondamental, l’irrationalité en tant que contenu, et l’impossibilité totale d’une communication spirituelle entre les hommes, l’incognito absolu. Pour distinguer la religion de l’esthétique, Kirkegaard souligne la dimension anti-éthique de l’esthétique par opposition à la nécessité d’un passage par le stade éthique dans la religion, même si ce passage ne laisse pas la moindre trace, et s’il ne joue donc rigoureusement aucun rôle dès qu’il s’agit de traiter des problèmes concrets, et cela bien que les démonstrations de Kirkegaard montrent que le tragique crée un lien entre esthétique et éthique bien plus étroit que le lien qui relie l’éthique et la religion. Car le héros tragique cherche trouve sa justification dans l’universel, et donc, selon Kirkegaard, dans l’éthique, tandis que Kirkegaard n’a jamais pu trouver entre l’éthique et la religion un lien aussi concret et puissant. Le lien entre esthétique et religion n’en est que plus étroit. L’époque impose de faire soit de l’esthétique soit du religieux une pensée totale par laquelle on explique tout.

Cette situation philosophique désespérée de la philosophie du désespoir contraint Kirkegaard à proclamer sans justification une relation entre éthique et religion qui n’a en réalité jamais existé chez lui. En fait, la religion n’est chez Kirkegaard pas autre chose qu’un refuge pour esthète décadent naufragé.

Le christianisme doit enfermer l’individu dans l’incognito, l’isolement (il ne doit pas y avoir de communauté religieuse : le disciple ne peut jamais devenir soi-même), le priver de toute valeur pour la société (sinon défendre l’ordre établi), en le forçant à se concentrer sur le salut de son âme ; le désespoir individuel est une marque de distinction de l’individualité authentique, de la subjectivité face au néant, au nihilisme, une condition du déploiement sans borne de la subjectivité, par rapport aux mesquines vicissitudes de la vie sociale ; le christianisme n’est pas une doctrine mais une pratique d’imitation du Christ ; le christianisme relève d’une démarche subjective, ce n’est donc pas une connaissance ; sous l’influence du contexte intellectuel, l’attitude religieuse a tendance à se transformer en athéisme.

Le christianisme, qui emprisonne l’individu en tant que tel dans son incognito, le privant ainsi de toute valeur pour la totalité de son environnement social et le forçant à se concentrer exclusivement sur le salut de son âme, doit avoir comme fonction sociale de devenir un contrepoids pour réguler l’ordre temporel, pour défendre l’ordre établi et même pour établir une régression.

Le désespoir individuel est vu comme une élévation, une distinction de l’individualité authentique (par opposition au pessimisme abstraitement universel, étendu au genre humain tout entier de Schopenhauer). Kirkegaard voit le pathos de sa subjectivité et le néant qui lui fait face comme son objet adéquat, élevé à une hauteur si sublime que les mesquines vicissitudes de la vie sociale ne peuvent que pâlir en comparaison : le néant qui surgit et s’impose vient réfuter et abolir son mythe chrétien. Kirkegaard annonce Heidegger, Camus et consorts.

Le fait de dire que le néant est l’objet adéquat de la subjectivité de Kirkegaard ne correspond pas aux déclarations de Kirkegaard. Kirkegaard n’est-il pas chrétien, croyant, protestant de stricte obédience ? À en croire ses propres déclarations, il est non seulement un authentique chrétien, mais il est en outre animé de l’intention de rétablir le christianisme dans sa pureté originelle.

Pour Kirkegaard, le christianisme n’est pas une doctrine. Il oppose à la doctrine la réalisation pratique, l’imitation de Jésus-Christ. Jusqu’à maintenant, l’imitation était présentée comme la voie de l’individu vers la béatitude, mais uniquement lorsque ses convictions et ses actes correspondaient étroitement aux enseignements de la doctrine révélée. Chez Kirkegaard, l’opposition entre les deux dimensions est absolutisée. Le christianisme n’est pas une doctrine, ce qui le dégraderait au rang d’un système, pas si bon que celui de Hegel. Ça serait faire sienne une approximation, une donnée relative, et non pas un Absolu, non pas Dieu. La doctrine et la pratique, l’objectivité et la subjectivité sont ainsi opposées.

Kirkegaard fait porter sa réflexion sur l’acte subjectif et non sur son objet. Il en tire la conclusion que l’on ne peut de cette manière acquérir aucune connaissance. Les existentialistes se contenteront par la suite de supprimer les parenthèses entre lesquelles, fidèles en cela à la méthode de la phénoménologie de Husserl, ils ont placé le monde objectif – véritable ou imaginaire – lors de leur réflexion sur l’acte subjectif, et prétendront ainsi être en possession d’une ontologie et parvenus à une véritable objectivité.

L’ébranlement de l’idéalisme objectif dans les années 1840 ne peut aboutir, en dehors du matérialisme dialectique, qu’à un subjectivisme philosophique : ainsi Bauer, Stirner, Feuerbach. L’athéisme apparaît comme une nouvelle forme de religion. Kirkegaard se trouve emporté par ce courant subjectiviste qui ramène toute objectivité au sujet et voudrait qu’elle ne procède que de lui. Ainsi, Kirkegaard, lorsqu’il examine le sujet religieux, considère que tout objet doit nécessairement disparaître, et avec lui toute trace de Dieu. C’est aussi l’expression de son sentiment spontané du monde, où le néant exprime l’environnement de l’attitude existentielle religieuse. Le sujet de l’existence religieuse doit pas prendre acte de l’incertitude objective. Kirkegaard de croix. Mais il n’y a plus de doctrine, puisque toute doctrine est ou bien une hypothèse, ou bien une approximation, car chaque décision éternelle réside dans la subjectivité. Il n’y a plus de communauté religieuse, puisque tout homme religieux vit dans un incognito absolu. Il reste l’imitation du Christ. Le séjour terrestre de Jésus-Christ est le summum de l’incognito. Pour savoir quand, dans quels actes et dans quelles convictions l’imitation doit s’accomplir, la subjectivité religieuse ne peut trouver de critère qu’en elle-même, et ce qu’elle trouve en elle-même, c’est le désespoir et le nihilisme. Kirkegaard acquiesce à cet isolement absolu (le disciple ne peut jamais devenir soi-même), à cette atmosphère de néant, dans lesquels il voit les conditions d’un déploiement sans borne de la subjectivité.

Il y a la tendance de l’athéisme à se teinter de religiosité : un certain nombre d’auteurs par ailleurs progressistes hésitent face aux conséquences de leurs propres pensées, et parfois abandonnent toute perspective critique sur les problèmes philosophiques. C’est le même processus que celui qui mène un certain nombre d’hommes de science, qui professent en philosophie un agnosticisme qui n’est qu’un matérialisme honteux, à évoluer dans le sens de l’idéalisme réactionnaire et de la création de mythes.

Il y a la tendance de l’attitude religieuse à se transformer en athéisme. Il s’agit d’un processus spontané de dissolution de la vision du monde religieuse. La tactique défensive de la bourgeoisie réactionnaire parvient à transformer ce processus non en abandon de la religion mais dans le sens d’une défense religieuse de l’ordre établi. C’est ainsi que les deux courants tendent à se rejoindre, au point qu’ils sont souvent impossibles à distinguer.

Kirkegaard est subjectivement un penseur aux convictions sincères, dont les contradictions s’expliquent par le fait qu’il est porté par des courants sociaux dont il ne comprend la nature réelle qu’imparfaitement ou pas du tout (sa conception de la religion comme force conservatrice montre toutefois qu’il n’est pas totalement dépourvu de conscience de sa position socio-politique). Kirkegaard exprime le sentiment d’une couche intellectuelle de bourgeois déracinés et devenus parasitaires : il ne s’agit pas d’un problème personnel ou d’une particularité du Danemark, puisqu’il aura une influence internationale et que, indépendamment de lui, des conceptions analogues de l’athéisme religieux naissent partout.

Kirkegaard propose une action authentique, existentielle, une action qu’on peut appeler faux-semblant de praxis ou pseudo-action, dans la mesure où elle est épurée de toute détermination sociale et qu’elle est pourvue de tous les attributs internes de l’action, de tous les processus psychiques typiques de l’action, de tous les dehors trompeurs de l’action.

On peut comparer Kirkegaard et Schopenhauer sur leur rapport à la pratique. L’irrationalisme pessimiste de Schopenhauer culmine dans une abstention ascétique parfaite vis-à-vis de toute pratique. Kirkegaard souligne en revanche énergiquement le rôle de l’activité, de l’action pour la subjectivité existante ; il polémique contre les illusions de la contemplation pure de l’idéalisme allemand, contre l’identité chimérique du sujet et de l’objet. Il y a pendant la Restauration, une neutralisation réactionnaire des intellectuels qui s’abstiennent de toute participation à la pratique sociale. Kirkegaard n’oppose pas à la pratique sociale une simple volte-face qui tourne le dos à la vie pour se réfugier dans la contemplation, mais une action authentique, existentielle, une action si épurée de toute détermination sociale qu’elle n’est en réalité qu’une pseudo-action, une pseudo-action pourvue de tous les attributs internes de l’action, dont la description abstraite contient les plus divers processus psychiques typiques de l’action, et qui offre donc les dehors trompeurs d’un reflet de l’action, quoiqu’elle soit entièrement dépourvue de ce qui caractérise l’action réelle, c’est-à-dire l’objectivité de la vie sociale.

Kirkegaard voit son influence augmenter entre les deux guerres impérialistes. Priver la pratique de toutes les déterminations sociales facilite la décision en faveur de l’ordre établi. Le faux-semblant de praxis permet un accent réactionnaire plus résolu et plus actif que la contemplation de Schopenhauer.

L’existentialisme efface les déterminations sociales pour les remplacer soit en opposant le souci de soi purement intérieur, et exclusivement préoccupé du salut de l’âme, à l’affairement vide, sans but, au sein de l’histoire universelle, soit par une objectivité ontologique pure où le sujet exerce son libre choix dans une situation pour réaliser son projet, une objectivité et une situation en rapport très lointain avec la véritable objectivité sociale et historique.

L’existentialisme trouvera des moyens plus raffinés pour faire entièrement abstraction de toutes les déterminations sociales, faisant disparaître de la pratique toutes ses dimensions concrètes, historiques et sociales, dont elle laisse cependant subsister le squelette contrefait sous la forme d’une prétendue objectivité ontologique (le « On » de Heidegger). La conception existentialiste de la praxis ne se contente donc plus d’opposer un affairement vide, sans but, anti-éthique au sein de l’histoire universelle, au souci de soi purement intérieur, exclusivement préoccupé du salut de l’âme, mais elle s’attache à faire croire que le sujet, dans la « vraie » réalité ontologiquement pure, exerce son libre choix dans une « situation » pour réaliser son « projet ». C’est ainsi que la suppression dans l’existentialisme de tous les contenus, du sens de l’évolution, des déterminations sociales permet à Heidegger d’exercer son « libre choix » en faveur de Hitler.

L’apologie indirecte discrédite la réalité et la société pour approuver ou tolérer le capitalisme, discrédite toute activité sociale en isolant l’individu et en lui faisant miroiter des idéaux éthiques sublimes, propose une éthique non contraignante, une éthique aristocratique et non conformiste, apparemment au-dessus de l’égoïsme du bourgeois ordinaire, une éthique préservant le confort bourgeois.

Kirkegaard est honnête quand il reconnaît l’importance existentielle de l’indépendance matérielle que procure la richesse. Avec Schopenhauer, la philosophie culmine dans une attitude purement intérieure, « indépendante » et détournée de tout l’affairement du monde de la vie quotidienne, de la vie sociale, à partir de laquelle tous deux jettent un regard plein de mépris sur les tâcherons de la philosophie (sur les professeurs, en particulier Hegel), une position sublime dont il s’avère en fin de compte que le fondement ne réside pas dans leur éthique elle-même, mais dans l’indépendance pécuniaire de ses auteurs.

Kirkegaard dénie à ses contemporains le droit de s’appeler chrétiens, pas plus qu’il ne croit être lui-même un tel homme. Le bourgeois transgresse les institutions quand cela lui convient, mais exige que tous les autres s’y conforment.

L’apologie indirecte repose, de manière tout à fait générale, sur une démarche qui refuse, qui discrédite la réalité dans sa totalité (la société en totalité) de manière telle qu’en dernière instance, ce refus mène à l’approbation du capitalisme, ou tout au moins à une tolérance bienveillante à son égard.

Dans le domaine moral, l’apologie indirecte se soucie avant tout de discréditer toute activité sociale, et en particulier toute action qui viserait à transformer la société. Elle y parvient en isolant l’individu et en lui faisant miroiter des idéaux éthiques sublimes au point qu’en comparaison, les objectifs sociaux, dans leur mesquinerie et leur inanité, ne peuvent que pâlir jusqu’à paraître s’évaporer.

Si une éthique de ce genre veut exercer une influence réelle, étendue et profonde, elle ne doit pas se contenter de proposer cet idéal sublime, mais il lui faut également dispenser (à l’aide d’arguments non moins sublimes) de l’obligation de s’y conformer. Car l’individu bourgeois décadent, s’il était mis en demeure de réaliser cet idéal, se trouverait personnellement face à une tâche qui lui paraîtrait aussi ardue que l’activité sociale. L’efficacité de l’apologie indirecte, dans sa fonction de diversion, risquerait donc d’en être amoindrie.

Le bourgeois décadent éprouve le besoin d’une élévation morale aristocratique qui ne l’engage à rien, et pour la savourer encore davantage il veut en outre éprouver le sentiment qu’il est une exception, qui fait même de lui un rebelle, un non-conformiste. Il ne fait ainsi que répliquer à l’égoïsme du bourgeois ordinaire exclusivement préoccupé de lui-même, tout en jouissant de l’idée qu’il est infiniment au-dessus de lui, qu’il est en radicale opposition avec la morale ordinaire de la bourgeoisie.

L’apologie indirecte crée un système complexe de comportements, entièrement soustrait à la pratique quotidienne, adapté aux exigences et aux besoins spirituels de l’intelligentsia, dont le noyau le plus intime n’est cependant rien d’autre que la forme fondamentale de l’être social bourgeois. L’apologie indirecte dans la morale a pour tâche de ramener l’intelligentsia, lorsqu’elle est sujette à des accès de rébellion, sur la voie de l’évolution réactionnaire de la bourgeoisie, tout en préservant son aspiration au confort intellectuel et moral.

Pour Nietzsche, l’ennemi mortel est toujours la classe ouvrière et le socialisme.

Nous pouvons affirmer que l’œuvre entière de Nietzsche constitue une polémique ininterrompue contre le marxisme et le socialisme, alors qu’il est manifeste qu’il n’a jamais lu la moindre ligne de Marx et Engels.

Le jeune Nietzsche célèbre le soldat prussien, son sérieux, sa discipline, sa bravoure, l’esclavage et donc la possibilité de l’élite et de la culture, l’instinct barbare, l’égoïsme, la concurrence, le dionysiaque, qu’il ne s’agit pas de maîtriser, de civiliser ou d’humaniser, mais de considérer comme légitimes, par opposition au socratique, à la raison, à la morale, c’est-à-dire à la décadence.

En 1873, Nietzsche écrit que son point de départ, c’est le soldat prussien : là il y a de la contrainte, du sérieux et de la discipline. Immédiatement après la chute de la Commune de Paris, il écrit : « nous pouvons reprendre espoir ! Tout n’a pas encore sombré dans la platitude, dans l’élégance judéo française. Il y a encore de la bravoure, de la bravoure allemande.. On va voir décliner la force que nous haïssons, parce qu’elle représente l’adversaire le plus certain de toute profondeur philosophique et de toute contemplation artistique, le libéralisme.

L’instruction générale, c’est-à-dire la barbarie, constitue les prémices du communisme.

L’esclavage est nécessaire à toute réforme de la culture. Nous sombrerons par manque d’esclavage, en anéantissant l’innocence de l’esclave par l’instruction. Une restauration de l’esclavage créerait une élite est donc une renaissance de la culture. Il faut vivre avec les instincts. Le génie grec accordait le droit d’exister aux instincts, considérés comme légitimes. Il ne s’agit donc pas de maîtriser, de civiliser et d’humaniser les instincts barbares mais d’édifier sur eux, en les canalisant, la grande culture. Tel est le principe du dionysiaque. Ce qui confère une utilité sociale aux instincts barbares, c’est la joute, comme version mythique de la concurrence capitaliste. L’égoïsme permet d’assurer le bien-être du tout, de la société et de l’État. Il faut opposer le dionysiaque et le socratique, l’instinct et la raison : Socrate est un décadent, et la morale elle-même un symptôme de décadence.

Contre Rousseau, contre la révolution, contre le socialisme, il faut promouvoir la réforme, la démocratie et sa nouvelle élite, le libéralisme, l’évolutionnisme, la fin de l’exploitation de l’ouvrier, et une société avec la caste du travail forcé et la caste du travail libre, seule capable d’une culture ; si le socialisme gagne, une classe moyenne se formera qui oubliera le socialisme comme on oublie une maladie dont on vient de guérir.

Voltaire, en tant que représentant de l’idée d’évolution, est le plus sûr moyen d’échapper à la révolution. Voltaire avec sa nature pondérée, éprise d’ordre, de propreté et de réforme, s’oppose aux folies passionnées et aux demi-mensonges de Rousseau qui ont éveillé l’esprit optimiste de la révolution. Voltaire apparaît comme l’homme de son siècle, le représentant de la tolérance et de l’incroyance.

Il faut repousser et rendre inoffensif, avec l’aide de la démocratie, le socialisme menaçant. Nietzsche devient démocrate, libéral, évolutionniste, parce qu’il voit là le meilleur contrepoids au socialisme. L’exploitation de l’ouvrier est une prise de risque pour la société. Les frais qui sont nécessaires pour garantir la paix sont devenus très élevés, parce que la folie des exploiteurs a été très grande. Le gouvernement Bismarck, qui représente un compromis avec le peuple, est habile et utile car il permet une transformation progressive de tous les rapports humains. Cette évolution démocratique s’avère capable de former une nouvelle élite. Nietzsche ne renie cependant pas les convictions aristocratiques de sa jeunesse. Il voit le salut de la culture dans la situation privilégiée d’une minorité, dont le loisir est rendu possible par un dur travail physique imposé à la majorité, à la masse. La haute culture ne peut naître que dans la société à deux castes, la caste des travailleurs (la caste du travail forcé) et la caste des oisifs, de ceux qui sont vraiment faits pour le vrai loisir, la caste du travail libre.

Le peuple est très éloigné du socialisme, considéré comme doctrine du changement de propriété. Si un jour, en ayant acquis une majorité au Parlement, il s’attaque au capitalisme, il créera une classe moyenne, qui oubliera le socialisme comme on oublie une maladie dont on est guéri. Nietzsche accorde sa bienveillance à l’égard de la démocratie de Bismarck.

Face à la résistance de la racaille ouvrière envieuse et soucieuse de vengeance, de justice (à qui on a donné l’enseignement, le droit de vote et de coalition), et à l’enjuivement, ces empoisonnements, Nietzsche prend position en faveur de la hiérarchie et de la soumission militaires, de type aristocratique, y compris dans les entreprises, et opte pour le terrorisme politique, pour le grand homme, pour une race audacieuse et dominatrice de seigneurs de la terre exerçant une domination absolue.

Face à la résistance toujours plus efficace de la classe ouvrière allemande, Nietzsche prend position en faveur du principe de la hiérarchie et de la soumission militaires entre officiers et soldats, et oppose cette hiérarchie à l’absence de distinction et de tout caractère aristocratique de l’exploitation capitaliste. Il voit dans cette absence d’aristocratisme les raisons de l’avènement du socialisme. Si les capitalistes avaient eu le regard et l’attitude distinguée des aristocrates de naissance, il n’y aurait peut-être pas eu de socialisme chez des masses. Nietzsche s’inquiète ; la morale de l’homme de la rue a vaincu. Tout s’enjuive, se christianise, se plébéïse. Cet empoisonnement pénètre partout le corps de l’humanité et semble inextinguible. Parmi toute la racaille d’aujourd’hui, je hais la racaille socialiste qui ruine l’instinct des travailleurs, leur joie, leur contentement, qui les  rend envieux et leur enseigne la vengeance. L’iniquité, ce n’est pas l’inégalité des droits, c’est la revendication de droits égaux.

Il ne doit pas y avoir de question ouvrière : l’ouvrier posera, pas après pas, d’autres questions, et les questions les plus effrontées. L’ouvrier a en fin de compte le nombre pour lui. Il faut complètement renoncer à l’espoir de voir se former ici un genre d’homme modeste et réservé. On a détruit de fond en comble les instincts grâce auxquels les ouvriers peuvent exister en tant que catégorie sociale en leur imposant le service militaire, en leur donnant le droit de coalition et le droit de vote, si bien que l’ouvrier ressent sa propre existence comme une détresse, comme une injustice. Si on veut des esclaves, on est un sot de les éduquer pour en faire des maîtres.

Nietzsche prévoit l’avènement des grandes guerres, des révolutions et des contre-révolutions, avec après ce chaos, la domination absolue des seigneurs de la terre sur un troupeau rendu docile, celui des esclaves domestiqués. Il faut un nouveau terrorisme. Le spectacle des Européens d’aujourd’hui donne beaucoup d’espoir : il se forme là une race audacieuse et dominatrice, qui s’appuie largement sur une masse grégaire particulièrement intelligente. Les classes dominantes en décomposition ont gâté d’image du chef. L’État manque le grand homme. L’insécurité est si grande que les hommes plient le genou devant toute volonté, tant qu’elle ordonne.

Contre Bismarck, Nietzsche demande la fin de la démocratie et du parlementarisme avec la seule représentation des grands intérêts, et une grande guerre pour affermir l’homme supérieur.

Nietzsche critique Bismarck sur sa droite. Bismarck n’est pas assez délibérément impérialiste et réactionnaire. Nietzsche prend position en faveur de Guillaume II contre Bismarck.

Sur le plan de la politique intérieure, Nietzsche demande une rupture avec l’apparence de démocratie et la fin du parlementarisme. Il faut rompre avec le principe anglais de la représentation populaire : nous avons besoin d’une représentation des grands intérêts (Nietzsche anticipe l’état corporatif fasciste).

Sur le plan de la politique mondiale, il faut unir l’Europe contre la Russie, faire une grande guerre. Le salut de l’Allemagne repose dans le renouvellement des traditions de l’État militaire prussien. Le maintien de l’État militaire est le moyen ultime de reprendre ou d’affermir la grande tradition, pour ce qui est du type d’homme supérieur, le type fort.

Nietzsche reprend les thèmes de l’anticapitalisme romantique (non à la division du travail capitaliste, non à la morale de la bourgeoisie, choix d’une période du passé comme idéal à réaliser, en l’occurrence l’économie esclavagiste de l’Antiquité), puis le dionysiaque devient le symbole de la « décadence affirmative » contre la décadence du romantisme, et la « nouvelle philosophie des Lumières » doit montrer aux natures dominatrices que tout est permis ; Nietzsche manifeste de l’esprit et du style avec sa méthode d’apologie indirecte ; contre la morale, contre la civilisation, Nietzsche idéalise l’égoïsme, mobilise les instincts barbares, justifie les exterminations, veut former des hommes nouveaux en criminels, veut une nouvelle barbarie.

De nombreux thèmes de l’anticapitalisme romantique se trouvent chez Nietzsche – par exemple, la lutte contre la division du travail capitaliste et contre ses conséquences pour la culture la morale de la bourgeoisie, le fait de choisir une période du passé comme idéal à réaliser. Alors que Carlyle considère le Moyen Âge comme une époque de bien-être pour le peuple, de bonheur pour les travailleurs, Nietzsche érige en idéal l’économie esclavagiste de l’Antiquité. Nietzsche prend de plus en plus ses distances par rapport au romantisme qu’il identifie à la mauvaise décadence. Le dionysiaque devient pour lui la négation du romantisme, le vainqueur de la décadence, le symbole de la décadence affirmative.

Nietzsche exprime des sympathies pour les Lumières, pour Voltaire contre Rousseau, ce qui permet de lui rallier des bourgeois de gauche. Il considère qu’il faut une nouvelle philosophie des Lumières, car l’ancienne allait dans le sens du troupeau démocratique, du nivellement de tous. La nouvelle philosophie des Lumières montrera le chemin aux natures dominatrices. Elle montrera que tout est permis aux natures dominatrices, ce qui est interdit aux hommes du troupeau.

Bentham n’a fait que reproduire sans esprit ce que Helvétius et d’autres penseurs du dix-huitième siècle avaient fait avec esprit. L’opposition entre l’esprit et le manque d’esprit tient surtout à la différence entre deux stades d’évolution du capitalisme et par conséquents deux stades de l’idéologie bourgeoise : Helvétius a de l’esprit parce qu’une haine clairvoyante vouée à la société absolutiste féodale en décomposition, à l’obscurantisme de l’église et de la religion, à l’hypocrisie des classes régnantes, donne des ailes à sa pensée. Bentham ne peut avoir d’esprit parce qu’il défend à tout prix un capitalisme victorieux. Ses tendances à la platitude et au manque d’esprit s’accentuent avec les positivistes Mill et Spencer, Comte et Guyau. Nietzsche peut avoir de nouveau de l’esprit, notamment sur le terrain de la culture, avec sa méthode d’apologétique indirecte. Le côté artistique de sa critique explique ses préférences esthétiques pour certains écrivains des Lumières, en particulier les moralistes français. Cette attirance stylistique et formelle ne doit pas masquer l’opposition idéologique entre lui et ces derniers.

Le lien entre l’éthique de Nietzsche et l’éthique des Lumières et des moralistes français repose sur le fait que tous voient dans l’égoïsme de l’individu capitaliste le phénomène fondamental de la vie sociale. Les penseurs des Lumières idéalisent la société bourgeoise. Pour eux, la poursuite par l’individu, dans le domaine économique, de fins égoïstes, représente le moyen le plus efficace de l’évolution des forces productives, conduisant nécessairement à une harmonie des intérêts généraux de la société. Cette théorie de l’harmonie s’écroule au simple contact des réalités du capitalisme et ne survit que chez les économistes vulgaires et, dans le domaine moral et sociologique, sous la forme de l’apologétique directe du capitalisme. La platitude de pensée et l’éclectisme des positivistes apparaissent dans le fait qu’ils sont incapables de prendre une position claire sur la question de l’égoïsme. Pour Nietzsche, il s’agit d’idéaliser l’égoïsme d’une classe condamnée à la disparition et qui mène un combat désespéré contre le prolétariat, en mobilisant tout ce qu’il y a d’instincts barbares dans l’homme, et fonde là-dessus son éthique.

Nietzsche écrit : « je combats l’idée selon laquelle l’égoïsme serait nuisible et méprisable. Je veux donner une bonne conscience à l’égoïsme. » Nietzsche construit l’éthique de ce nouvel égoïsme. « Rien n’est vrai, tout est permis. Zarathoustra : c’est ici que s’ouvre la carrière des hommes sans foi ni loi, le combat pour la domination à l’issue duquel le troupeau sera plus troupeau et le tyran plus tyran que jamais. Les conséquences de votre doctrine doivent être une effrayante colère, mais des hommes innombrables doivent en mourir. Nous faisons une expérience sur la vérité ! Peut-être que bien l’humanité en périra ! Et bien soit ! » Pour accomplir ce renversement, ces transmutations de toutes les valeurs, il faut des hommes nouveaux, les choisir, les élever, les dresser, et pour cela donner libre cours aux instincts, contre toutes les religions, les philosophies et les morales. Toute morale saine est dominée par un instinct de vie. La morale antinaturelle, c’est-à-dire presque toutes les morales, s’attaque aux instincts de vie.

Cette conception de la libération des instincts, cela correspond au fait que la bourgeoisie déclinante doit libérer tout ce qu’il y a dans l’homme de mauvais et de bestial, pour gagner à elle des activistes militants capables de sauver sa domination. Nietzsche accorde une grande importance à valoriser le type d’hommes que représentent les criminels. Il n’y a là qu’une apparence de parenté avec certaines tendances de la littérature antérieure durant la période d’ascension de la bourgeoisie, où les injustices du régime féodal et absolutiste avaient forcé à se faire bandits des hommes d’une haute valeur morale (Les Brigands de Schiller, le Michael Kolhaas de Kleist, le Doubrovski de Pouchkine, le Vautrin de Balzac) : l’analyse de ce type d’individu constitue une attaque contre cette société féodale. On trouve aussi une forme d’attaque chez Nietzsche, mais il précise qu’il veut montrer qu’un certain type d’homme doit être transformé, pour céder la place à un autre type, celui du criminel. Et il importe à Nietzsche de donner bonne conscience au criminel, de faire de lui un membre de la nouvelle élite. Le type criminel est celui de l’homme fort soumis à des circonstances défavorables, un homme fort tombé malade. Il lui manque la vie sauvage, une nature plus libre et plus dangereuse. Ses vertus ont été rejetées par la société. Les instincts les plus vivants qu’il portait en lui ont été obligés de se confondre avec les affections débilitantes, avec le soupçon, la crainte et le déshonneur. Nous ne voyons, dans notre monde civilisé, presque toujours que des criminels étiolés. Nous refusons d’admettre que tous les grands hommes ont été des criminels. Nous refusons d’admettre que le crime appartient à la grandeur.

La méchanceté peut-être saine et favoriser magnifiquement le développement du corps. Le fait d’être bon est lié à une dégradation des forces. Le jargon biologique permet de créer des mythes : la méchanceté de la bête sauvage est le mythe qui exprime la glorification impérialiste des mauvais instincts.

Il faut un renouveau de la barbarie pour sauver l’humanité. Nous sommes las de la civilisation. Comment sortir du chaos ? Il faut une grande politique, des guerres et des révolutions qui contraindront l’humanité (c’est-à-dire la classe dirigeante) à un retournement. Les symptômes de cette métamorphose, cette victoire sur la décadence, apparaissent du fait de la renaissance de la barbarie.

Cette union de raffinement (une critique de la civilisation souvent subtile et raffinée) et de la brutalité est un caractère spirituel et moral général de la décadence impérialiste (notons la coexistence chez un homme encore plus raffiné comme Rilke de pareilles oppositions).

Nietzsche parle de ces hommes qui se montrent très inventifs pour avoir des égards, montrer de la maîtrise de soi, de la délicatesse, de la fidélité, de la fierté et de l’amitié, et qui, quand ils sont tournés vers l’étranger, ne sont guère meilleurs que des bêtes sauvages, une sauvagerie qui compense la tension qu’ils ont accumulée dans la paix de leur communauté. Ils deviennent des monstres jubilatoires qui, après une série horrible de meurtres, d’incendies, de viols et de tortures, s’en vont légers, comme s’il ne s’était agi que d’un mauvais tour d’étudiant, convaincus qu’ils ont fourni matière pour longtemps au chant et aux poètes. Au fond de toutes ces races nobles, il ne faut pas méconnaître l’animal sauvage, la bête blonde magnifique, courant après le butin et la victoire. Ce sont les races nobles qui ont laissé le souvenir de barbares partout où elles sont passées. Même les plus hautes formes de leur culture trahissent le fait qu’ils en ont conscience et qu’ils en sont fiers. Donc raffinement esthétique, moral et culturel au sein de la classe dirigeante, brutalité, cruauté et barbarie contre l’étranger, c’est-à-dire contre les opprimés ou ceux qui sont à opprimer. Le souci de la culture, c’est le rêve d’une couche dirigeante très cultivée, mais représentant en même temps une barbarie considérée comme nécessaire. C’est ainsi que l’intelligentsia parasitaire de la période impérialiste peut masquer sa lâcheté, son adaptation aux formes les plus répugnantes de l’impérialisme, sa peur animale de la révolution prolétarienne derrière le masque d’un souci de sauvegarder la culture.

Le problème est de savoir quel type d’homme on doit dresser, on doit vouloir, un homme qui ait une valeur plus haute, qui soit plus digne de vivre, plus sûr de l’avenir. Nous avons déjà connu ce type supérieur, mais seulement en tant qu exception, par hasard, jamais comme voulu. Le surhomme est identique au seigneur de la terre, à cette bête blonde à la morale barbare. Ce type a toujours existé isolément, et il s’agit de faire prendre conscience à la classe dirigeante de la nécessité de son dressage en série. La barbarie et la bestialité sont inhérentes à l’essence d’un tel surhomme. L’homme est l’anti-animal, l’animal supérieur. L’homme supérieur est inhumain et surhumain : cela va ensemble. Dans ce trajet vers la hauteur et la grandeur, l’homme se développe aussi en profondeur et en horreur.

Nietzsche, au lieu de le cacher, montre un homme capitaliste égoïste, barbare, bestial, seul à même de sauver l’humanité (identifiée au capitalisme) et la culture ; au lieu de supprimer en pensée la lutte des classes, Nietzsche voit la société comme le combat entre deux types de philosophie morale, celle des maîtres, des seigneurs, des races supérieures, et celle des opprimés, de la plèbe, des races inférieures, reflet de l’inégalité raciale-biologique éternelle entre les hommes.

Nietzsche offre ainsi une éthique pour la bourgeoisie en pleine lutte des classes. À l’époque du combat contre l’absolutisme féodal, c’est éthique avait un caractère humain et humaniste. L’éthique de Nietzsche est une éthique de la classe dominante, de la classe des oppresseurs et des exploiteurs.

Il utilise l’apologétique indirecte. Alors que les tenants d’une méthode apologétique banale mettent en avant un portrait idéalisé de l’homme capitaliste et s’efforcent de faire oublier toutes les parts d’ombre, toutes les contradictions du capitalisme, Nietzsche, au contraire, place au cœur de ces considérations les problèmes de la société capitaliste et tout ce qu’il y a de mauvais en elle ; avec sa critique ironique et son pathos poétisant, il fait ressortir ce qu’il y a d’égoïste, de barbare et de bestial dans l’homme capitaliste ; il voit là le type auquel on doit atteindre moralement si l’on veut sauver l’humanité (ou plutôt le capitalisme). Nietzsche parle donc lui aussi des intérêts de l’humanité identifiée au capitalisme.

Dans une deuxième étape, Nietzsche fonde une morale qui n’est pas valable pour tous les hommes mais seulement pour la classe dirigeante. Il postule à côté de cette morale de la classe dirigeante, en dessous d’elle, une morale différente qualitativement, celle des opprimés, que Nietzsche nie et combat passionnément. Le combat entre ces deux types éternels de philosophie morale détermine d’après lui les questions les plus centrales de l’histoire, ce qui le distingue des tenants de l’apologétique directe, qui veulent supprimer en pensée ou tout au moins atténuer moralement cette lutte des classes en s’armant d’une éthique qui serait égale et éternellement valable pour tous les hommes. Nietzsche reproche la démocratie d’avoir estompé la lutte qui oppose les seigneurs et la plèbe, et d’avoir amené la morale des maîtres à faire trop de concessions à celle des esclaves.

Chez Nietzsche, la lutte de classe apparaît comme celle opposant les races supérieures aux races inférieures, ce qui va dans le sens de la fascisation de l’idéologie bourgeoise. Il est un fait que Nietzsche veut donner aux catégories sociales un fondement biologique, que son éthique part du prétendu postulat d’une inégalité éternelle entre les hommes, que sa théorie des races conduit à des conséquences barbares et impérialistes.

A la différence de Chamberlain, Rosenberg et Gobineau, Nietzsche, dans sa mythologie, n’accorde pas la moindre importance à la suprématie de la race aryenne : il ne connaît que des races de maîtres et des races d’esclaves.

Nietzsche marie un individualisme raffiné décadent et un contenu social réactionnaire et impérialiste ; il prône de laisser libre cours à ses instincts décadents (l’égoïsme, les pires instincts, etc.) en prétendant que c’est là le moyen de surmonter la décadence ; il offre une bonne conscience et la facilité de ne pas se transformer et de paraître plus révolutionnaire que les socialistes ; il offre la perspective du surhomme.

Le néokantisme et le néo-hégélianisme prônent beaucoup trop ouvertement une consolidation du capitalisme pour pouvoir vraiment être utiles aux intérêts de la bourgeoisie réactionnaire à l’âge des grandes catastrophes. Les courants intellectuels décadents souvent apparentés à Nietzsche (l’existentialisme, l’acte gratuit de Gide) découlent trop exclusivement des besoins idéologiques d’une intelligentsia individualiste et parasitaire. Nietzsche a l’avantage de marier un individualisme raffiné décadent et un contenu social réactionnaire et impérialiste. Il approuve et prône les instincts décadents en prétendant que c’est là le moyen de surmonter la décadence. Si la caractéristique essentielle de la décadence est le fait que les penchants individualistes égoïstes l’emportent sur les penchants sociaux, Nietzsche guérit les décadents, c’est-à-dire leur conserve la même structure psychologique et morale, leur donne le goût de s’affirmer sans réserve, leur offre une bonne conscience, en leur suggérant qu’ils sont non pas trop égoïstes, mais au contraire pas assez, et qu’ils doivent – avec bonne conscience – être encore plus égoïstes. La mission sociale du nietzschéisme est de détourner du socialisme les intellectuels mécontents de leur époque pour les pousser vers la réaction la plus extrême. Le socialisme exige une transformation extérieure et intérieure (rupture avec sa propre classe d’origine, transformation du comportement subjectif), alors que pour surmonter la décadence, il n’y a point besoin de se transformer : on reste ce qu’on était (avec moins de scrupules et une meilleure conscience), et on a l’impression d’être beaucoup plus révolutionnaire que ne le sont les socialistes. De plus, le surhomme, les seigneurs de la terre, etc., offrent à l’intellectuel décadent de la période impérialiste les perspectives qui lui manquent. La décadence, au service actif de la réaction impérialiste extrême, se dépasse, se guérit sans avoir fait d’autre travail sur soi que celui qui consiste à donner libre cours à ses pires instincts, jusque-là plus ou moins réprimés.

La mort de Dieu, c’est l’assassinat de Dieu par les hommes de l’aristocratie qui ne veulent plus la morale d’esclaves (la morale du christianisme, de la Révolution, de la démocratie et du socialisme), mais la morale du « tout est permis », la morale immorale, la morale de l’athéisme religieux ; ne se rendant pas compte que les églises et les dirigeants ont interprété l’idée chrétienne d’égalité pour servir d’exploitation, l’oppression et donc l’inégalité, Nietzsche considère que le christianisme est le précurseur idéologique de la démocratie, de la révolution et du socialisme ; il faut la sélection de l’homme fier, qui s’affirme, qui est sûr de l’avenir, qui a conquis sa liberté, qui a de bonnes raisons, qui a un esprit aristocratique, qui réclame un droit d’exception, des privilèges, du respect, un pathos de la distance.

Nietzsche combat toute forme de religion, en particulier le christianisme, ce qui explique en partie son influence chez les intellectuels, de plus en plus nombreux à abandonner les anciennes religions, certains s’alignant sur un athéisme matérialiste, fondé sur le développement des sciences de la nature, renforcé par la théorie darwinienne, bien qu’incapables d’expliquer les phénomènes sociaux de matière matérialiste, hésitant entre pessimisme et apologétique, d’autres s’orientant vers l’athéisme religieux, éventuellement sous la forme d’une polémique très vive contre les religions, pour que les adeptes de cet athéisme religieux puissent avoir l’illusion de prendre une attitude indépendante, non conformiste, voire révolutionnaire, avec cependant la sauvegarde de la religiosité, si nécessaire au maintien de société capitaliste (il s’agit d’une des formes de l’apologétique indirecte).

Nietzsche transforme sa philosophie athée en un mythe, bien plus que Schopenhauer et son bouddhisme. Il rompt encore plus que Schopenhauer avec les sciences de la nature et s’oppose à l’athéisme vulgaire (c’est-à-dire fondé sur les sciences de la nature, donc matérialiste).

Pour Nietzsche, Dieu est mort parce que les hommes l’ont assassiné. Cela signifie qu’autrefois il y avait un Dieu et que ce n’est seulement qu’aujourd’hui qu’il n’existe plus. L’athéisme pour Nietzsche n’est pas une conséquence de l’inconciliable unité entre l’idée de Dieu et l’image du monde que nous nous forgeons scientifiquement. Bien au contraire, le comportement moral des hommes de notre époque exclut l’existence de Dieu, alors que jusqu’ici Dieu s’harmonisait avec l’époque et y trouvait même un soutien, ce qui est une façon d’évoquer le long règne de la morale d’esclaves, c’est-à-dire le christianisme. L’athéisme de Nietzsche cherche son fondement exclusif dans l’éthique, laquelle est chez lui une philosophie à la fois de l’histoire et de la société. La réfutation de Dieu : ce n’est que le Dieu moral qui se trouve réfuté.

Nietzsche n’admet qu’une action réciproque entre certaines conduites morales des hommes et leurs dieux. La question de savoir si ces dieux existent indépendamment des représentations qu’en ont les hommes ou bien si ces dieux ne sont que des résumés, des projections de ses représentations, n’est pas éclaircie. Il s’agit pour lui de forger des mythes. Ces liens qui unissent les hommes aux dieux ne se réduisent pas à se donner une simple coexistence de fait – qui reste d’ailleurs inexpliquée par Nietzsche. Nietzsche reprend l’idée selon laquelle les transformations des représentations religieuses des hommes constituent l’aspect le plus important de l’histoire. La relation homme-Dieu s’explique par les actes sociaux des hommes, par leur morale. L’athéisme a un rapport avec la nouvelle éthique du « tout est permis ». Le fait de tuer Dieu n’est qu’un moyen pour libérer les hommes des complexes transmis par l’éducation depuis des milliers d’années, pour rendre immoraliste, face au troupeau, la classe dirigeante tyrannique de l’avenir.

Le retour à la nature, cela signifie oser être immoral comme la nature. Et l’état de nature est un but à atteindre et non un point de départ de l’humanité.

Alors que Bayle considère que dans une société d’athées les lois morales fonctionnent aussi bien que dans une société théocratique (il n’y a pas de lien entre la religion et la morale), Nietzsche veut démontrer que la disparition de l’idée de Dieu (la mort de Dieu) amènera avec elle une renaissance morale. Alors que les anciennes Lumières considèrent que la morale, l’activité, la mentalité des hommes s’explique par la société et par la raison, et non par la représentation religieuse, Nietzsche considère l’apparition de l’athéisme comme un tournant dans la morale.

Il y a une tendance à interpréter l’athéisme religieux dans le sens d’une recherche d’un Dieu nouveau : on tire de l’assertion de Nietzsche de la mort de Dieu les possibilités de sa résurrection sous une autre forme. Nietzsche parle des nouveaux dieux possibles. Dans ses derniers écrits, Nietzsche oppose au christianisme et au crucifié non le monde libéré de tout Dieu mais l’athéisme avec le Dieu nouveau, Dionysos. L’athéisme de Nietzsche efface partout les frontières en face de la religion. Il laisse la porte ouverte à des tendances religieuses les plus diverses. Il crée une idéologie syncrétique qui fait se rejoindre toutes les tendances réactionnaires décisives de l’époque impérialiste. Le mythe qu’il crée a un sens clair si on le considère du point de vue social et par conséquente éthique. Mais sous tous les autres rapports, ce mythe est plein de confusions pour la pensée, et susceptible de toutes les interprétations.

Alors que les attaques des Lumières contre le christianisme se concentrent avant tout sur les soutiens réels de l’absolutisme féodal, combat qui englobe donc tous les aspects de la vie et de la pensée humaines, des questions les plus générales de la conception du monde, de la théorie de la connaissance jusqu’à la morale et à l’esthétique, la polémique de Nietzsche au contraire ne se déchaîne exclusivement que contre le courant qu’il considère comme le précurseur idéologique de la démocratie et du socialisme, contre le représentant de la morale des esclaves, le combat contre le christianisme prenant par là un caractère étroitement et délibérément réactionnaires, perdant aussi toute réalité sociale. Alors que les philosophes des Lumières attaquent les véritables soutiens idéologiques de la monarchie absolue, Nietzsche réserve ses invectives contre des idéologies et des institutions qui pourraient être ses plus fidèles alliés. Certes, il y a dans la doctrine chrétienne des éléments et dans l’histoire du christianisme des tendances où s’est fortement exprimée l’idée de l’égalité de tous les hommes, mais les églises et la religiosité des dirigeants ont évolué de façon à rendre cette idée totalement inoffensive sur le plan social, puisqu’elle a toujours été interprétée de façon à servir de soutien à divers systèmes d’exploitation et d’oppression et à légitimer les inégalités qui en découlent, si bien qu’il semble légitime de rapprocher Nietzsche du christianisme, même si la propagande hitlérienne a utilisé la critique du christianisme de Nietzsche..

. La découverte de la morale chrétienne est une véritable catastrophe. Le concept de Dieu est inventé pour l’opposer à celui de vie. En Dieu se rassemblent, en une unité effrayante, tout ce qui est nuisible, vénéneux, calomnieux, toute l’hostilité mortelle à la vie. Le concept de l’au-delà, du monde vrai, est inventé pour dévaloriser le seul monde réellement existant, pour que la réalité terrestre n’ait plus ni but, ni raison, ni mission. Les concepts d’âme, d’esprit et même d’âme immortelle sont inventés pour pouvoir mépriser le corps, pour le rendre malade. Le péché s’accompagne d’instruments de torture. La volonté libre sème la confusion dans nos instincts et fait de la méfiance envers les instincts une seconde nature en nous. Le christianisme, c’est l’attirance pour ce qui est nuisible, le fait de ne plus pouvoir percevoir ce qui peut nous être utile, la destruction de soi. L’homme bon, c’est l’homme faible, malade, malvenu, l’homme qui souffre de soi-même et qui doit disparaître. Le christianisme appelle mal la loi de la sélection, l’homme fier et bienvenu, celui qui affirme, qui est sûr de l’avenir et qui rassure sur l’avenir. Le christianisme appelle cela une morale. Il faut écraser l’infâme.

Il s’agit pour Nietzsche de discréditer et d’anéantir l’idée de l’égalité entre tous les hommes. C’est son leitmotif. La démocratie, la révolution et le socialisme sont les germes inévitables de la domination du christianisme. Le christianisme a des conséquences dans la politique. Plus personne n’a le courage aujourd’hui de réclamer pour soi et pour ses semblables un droit d’exception, des privilèges, du respect, un pathos de la distance. Notre politique est rendue malade par ce manque de courage. L’esprit aristocratique a été anéanti par le mensonge de l’égalité des âmes. La foi dans la prééminence du plus grand nombre qui fait des révolutions, c’est à cause du christianisme. Chaque révolution traduit des jugements de valeur chrétiens par le sang et le crime. Le christianisme est une révolte de tout ce qui rampe sur le sol contre tout ce qui a de la hauteur. L’Évangile des plus bas rend bas. Savonarole, Luther, Rousseau, Robespierre, Saint-Simon sont des fanatiques parce que des hommes convaincus, à la détermination pathologique de leur point de vue, des esprits malades, des épileptiques du concept qui agissent sur la grande masse, des fanatiques pittoresques dont les gestes séduisent les masses, en bref ils sont le contraire de l’esprit fort, de celui qui a conquit sa liberté, de celui qui a de bonnes raisons et qu’on devrait écouter..

L’idée fondamentale est claire : la Révolution française est née du christianisme, puis a enfanté la démocratie, laquelle a engendré enfin le socialisme. Si Nietzsche se pose en Antéchrist, c’est en vérité le socialisme qu’il veut détruire.

La biologisation des théories réactionnaires permet une justification par l’analogie, peu soutenable scientifiquement, par l’explication de tous les phénomènes sociaux non par la lutte de classes mais par la lutte pour la vie et les lois du mouvement, ou par l’arbitraire rhétorique.

Pour Nietzsche, la biologie consiste essentiellement à donner à sa méthode une apparence de fondement, d’étayage scientifique. D’ailleurs, dans toutes les théories sociales et réactionnaires biologisantes, apparaît toujours l’idée de « lois biologiques » (l’organique dans la philosophie de la Restauration, la lutte pour la vie dans le darwinisme social).

La conception de l’organique a été inventée parce que la Restauration avait besoin d’une conception de la société excluant a priori toute révolution (logiquement et ontologiquement) et a fait de cette philosophie son fondement sans se casser la tête pour savoir si cette analogie était plausible et soutenable du point de vue scientifique : toute analogie est bonne, tant qu’on peut en tirer des conséquences réactionnaires avec quelque apparence de plausibilité.

Le darwinisme social choisit une méthode qui incite non pas à analyser concrètement les phénomènes sociaux mais au contraire à se dispenser d’en prendre une connaissance concrète, étant donné que la loi générale de la lutte pour la vie suffisait à expliquer tous les phénomènes de toutes les époques, c’est-à-dire à n’expliquer rien. Il s’agit avec cette méthodologie de soutenir le libéralisme en décomposition, en particulier en mettant à la place de la lutte des classes différentes formes de lois du mouvement de la société.

Nietzsche est un darwiniste social. Ce ne sont pas des connaissances précises qui ont engagé Nietzsche dans certaines voies, mais c’est au contraire le développement de son combat contre le socialisme qui détermine chacune de ses prises de position pseudo-biologiques. Nietzsche se distingue de ceux de ses contemporains qui soutiennent les mêmes idées par le fait que le caractère arbitraire des fondements biologiques de ses affirmations apparaît avec une clarté cynique, et non derrière le masque d’un appareil pseudo scientifique présenté comme objectif.

Le darwinisme n’est qu’un prétexte pour la lutte idéologique contre le prolétariat ; parmi les apologistes darwinistes du capitalisme, Nietzsche considère que la volonté de puissance, la volonté de vivre, comme combat pour s’assurer la prépondérance, pour grandir s’étendre, pour la puissance, ne comporte la lutte pour la vie que comme une exception, un cas particulier : dans la lutte pour la vie, les plus faibles l’emportent toujours sur les plus forts car ils sont plus nombreux et plus malins, car ils ont plus d’esprit, de prudence, de patience, de ruse, de dissimulation, de maîtrise de soi, de vertu ; puisque la lutte des classes (la lutte pour la vie) ne produit pas l’avantage des plus forts, des privilégiés, des exceptions heureuses, des types supérieurs d’hommes, beaucoup plus fragiles, il faut créer des institutions qui préservent et élèvent les réussites exceptionnelles, et ce sera la fin de l’histoire et de l’évolution.

Nietzsche prend un peu plus tard une attitude négative à l’égard du darwinisme. La lutte pour la vie n’est qu’une exception, une restriction momentanée à la volonté de vivre. Le combat se livre partout pour s’assurer la prépondérance, pour grandir et s’étendre, pour la puissance, conformément à la volonté de puissance, qui est justement la volonté de vivre.

Alors que les apologistes darwinistes du capitalisme pensent que la lutte pour la vie se termine par la victoire des plus forts (les capitalistes), Nietzsche considère que la lutte pour la vie amène la domination des faibles (les travailleurs, les masses, le socialisme). Pour empêcher cela, Nietzsche cherche des formes de domination d’un type nouveau, susceptibles d’arrêter l’ascension du prolétariat. Nietzsche est sceptique sur la portée des mesures de répression employées de son temps. Il ne croit pas que les capitalistes, ses contemporains, qui sont foncièrement des conservateurs en politique, aient la capacité de réaliser une telle œuvre. Ce sont les seigneurs de la terre qui sont désignés pour cette tâche. Nietzsche pense par anticipation non seulement l’impérialisme mais aussi le fascisme, sans leur donner une forme concrète, s’en tenant à une généralité mythique.

Nietzsche et les apologistes darwinistes du capitalisme ne partent pas d’un examen critique de la justesse objective du darwinisme et de son application pour ce qui concerne les phénomènes sociaux, mais plutôt de leurs propres objectifs politiques. Que les apologistes ordinaires approuvent Darwin, ou que Nietzsche le nie et le combatte, le darwinisme n’est qu’un prétexte à couleur mythologique pour la lutte idéologique contre le prolétariat. C’est donc la même méthode qui est employée.

Pour Nietzsche, Darwin a oublié l’esprit. Les plus faibles ont plus d’esprit. Celui qui a la force peut se passer de l’esprit. L’esprit, c’est la prudence, la patience, la ruse, la dissimulation, la grande maîtrise de soi et tout ce qui est de l’ordre de la parodie, qui comprend une bonne part de ce qu’on appelle la vertu. Le phénomène important, c’est la volonté de puissance : la lutte pour la vie n’est qu’un cas particulier. La lutte pour la vie ne tourne pas à l’avantage des plus forts, des privilégiés, des exceptions heureuses. Les espèces ne se développent pas dans le sens d’un perfectionnement : les plus faibles l’emportent toujours sur les plus forts, par le fait qu’ils sont le plus grand nombre, et qu’ils sont aussi plus malins.

Puisque la lutte des classes (la lutte pour la vie) ne produit pas automatiquement le type supérieur d’hommes souhaités par Nietzsche, il est impossible qu’elle soit la loi du développement dans la nature et dans la société. Il s’agit de créer des institutions qui permettront, non seulement de préserver les réussites exceptionnelles de la nature, mais aussi d’en faire un élevage systématique.

L’idée de fragilité des types supérieurs contient la négation pure et simple de toute espèce d’évolution dans la nature et dans l’histoire. L’homme, en tant qu’espèce, ne représente pas un progrès par rapport à un autre animal quel qu’il soit. Ni le monde végétal, ni le monde animal n’évolue de l’inférieur vers le supérieur. Par rapport à Schopenhauer, Nietzsche introduit un point de vue historique. Ce n’est plus l’idée bourgeoise du progrès qui est l’ennemi majeur (contre elle, Schopenhauer pouvait servir d’arme dans sa négation de toute espèce d’historicité) mais plutôt l’idée socialiste du progrès, qui implique le dépassement de la société capitaliste. Il s’agit d’opposer à la conception dialectique de l’histoire une autre explication de la réalité qui puisse également passer pour historique. Considérer la société capitaliste comme le sommet indépassable et le but final de l’histoire humaine, cela permet aussi de supprimer l’histoire, l’évolution et le progrès.

L’exploitation résulte de la nature de la vie qui est volonté de puissance, volonté de vivre : la vie c’est s’approprier, blesser, violenter l’étranger et le faible, l’opprimer, lui imposer ses propres formes, l’assimiler ou – la solution la plus douce – l’exploiter ; tout dans la nature exprime la volonté de puissance, la volonté d’étendre sa force, tout est rapport de force.

Nietzsche entreprend de transformer en mythes toutes les catégories des sciences de la nature et de projeter les grands principes de sa philosophie sociale dans les phénomènes naturels, afin de les y reprendre ensuite et donner à ses propres constructions un vaste arrière-plan cosmique, susceptible de décrire les manifestations des lois générales qui régissent le monde.

L’exploitation est ainsi la loi générale inéluctable et fondamentale de toute vie. La vie, c’est essentiellement s’approprier, blesser, violenter l’étranger et le faible, l’opprimer, lui imposer durement ses propres formes, l’assimiler ou tout au moins, et c’est la solution la plus douce, l’exploiter. L’exploitation n’est pas le fait d’une société corrompue, imparfaite ou primitive : elle résulte de la nature même de la vie, en tant que fonction organique fondamentale, elle est une conséquence de la volonté de puissance qui est elle-même volonté de vivre. Avec cette méthode, on a une vision du monde où tout ce qui bouge et ne bouge pas est une manifestation de la volonté de puissance. Le corps devient un organisme propre à la domination. Les prétendues lois de la nature sont des formules qui traduisent des rapports de force. Tout corps spécifique tend à devenir maître de l’espace tout entier, à étendre sa force (sa volonté de puissance) et à repousser tous ceux qui s’opposent à son extension. Mais il se heurte sans cesse à des tendances analogues provenant d’autres corps et finit par s’arranger, se combiner avec ceux qui sont suffisamment proches. Ils conspirent alors à accroître leur puissance. Le monde vu de l’intérieur, le monde défini et désigné par son caractère intelligible, pourrait bien être volonté de puissance et rien d’autre.

Le devenir, qui a pour moteur la volonté de puissance et qui n’apporte rien de nouveau dans l’évolution (le devenir est opposé abstraitement à l’être), se conçoit à l’intérieur d’un mouvement circulaire (l’éternel retour) et dans les limites d’une quantité donnée d’énergie ; l’innocence du devenir est un prélude à la création du surhomme et à l’éternel retour du même ; l’innocence du devenir, c’est la fatalité sans limite de notre être et la liberté sans limite des seigneurs de la terre (le « tout est permis ») : la nécessité coexiste éclectiquement avec la liberté ; l’innocence du devenir a pour résultat la « révolution », le renversement des valeurs, la réalisation de ce qui n’avait jamais été atteint dans l’histoire ou qui avait échoué ou réussi partiellement.

Avec la théorie de l’éternel retour, Nietzsche refuse ce que l’histoire peut apporter de vraiment neuf (le socialisme après la société divisée en classes). Le devenir n’apporte rien de nouveau à la société capitaliste. Le devenir est transformé en une évolution apparente créant des variations autour d’une loi éternelle et cosmique déterminée par la volonté de puissance. L’apparition de quelque chose de nouveau devient désormais cosmiquement impossible. Le mouvement circulaire n’est pas le résultat d’un devenir, il est une loi primordiale, de même que la quantité d’énergie est une loi primordiale, sans exception. Tout ce qui devient doit être conçu à l’intérieur d’un mouvement circulaire et dans les limites d’une quantité d’énergie.

Tous ceux qui reconnaissent l’apparition de quelque élément nouveau dans le monde sont des théologiens. Ces gens qui ont l’idée que le monde peut consciemment s’écarter d’un but, que le monde puisse éviter de retomber dans un cycle, que le monde possède le pouvoir de se renouveler sans cesse, attribuent à une force finie, déterminée, immuable, telle qu’est le monde, le pouvoir miraculeux de produire indéfiniment des formes et des situations nouvelles, un monde se montrant capable d’une force créative divine, capable de transformations infinies, s’interdisant de retomber dans l’une de ses formes anciennes, possédant l’intention et les moyens de se préserver de toute répétition.

Pour briser les antiques tables de la loi où sont inscrits les commandements éternels de la morale, pour renverser toutes les valeurs, Nietzsche a besoin de l’idée du devenir, de l’innocence du devenir, présupposé direct de la pensée réactionnaire militante, qui permet de dépasser la passivité de Schopenhauer. Le devenir dépasse l’idée du monde comme phénomène, soumis à des mouvements purement apparents et dépourvus de signification. Le devenir est un prélude à la création du surhomme et à l’éternel retour du même.

La plus haute volonté de puissance (la volonté de puissance est le principe moteur du devenir tout en étant exclue du devenir) marque le devenir du caractère de l’être. Quand tout revient, le devenir se rapproche de l’être, c’est le sommet de la contemplation. On ne peut découvrir la cause de l’évolution par une étude de l’évolution. On ne peut comprendre l’évolution comme soumise à un devenir présent et encore moins comme résultat d’un devenir. La volonté de puissance ne peut pas être devenue. Tout ce qui est de l’ordre du devenir, de l’historicité, demeure superficiel : il n’y a plus qu’une manifestation de principes éternels.

Depuis la victoire de l’idéalisme subjectif et de l’irrationalisme sur Hegel, la pensée bourgeoise est incapable de concevoir la relation dialectique entre le devenir et l’être, la liberté et la nécessité, ne pouvant plus exprimer leurs rapports réciproques sous la forme d’un antagonisme insurmontable ou d’un compromis éclectique. Le mythe de l’éternel retour, considéré comme l’expression suprême de la volonté de puissance, porte à la fois les caractères d’un antagonisme brutal et d’un éclectisme pittoresque. Cependant, du point de vue du grand combat que livre Nietzsche contre le socialisme, pour la barbarie impérialiste, ces deux extrêmes ont la même fonction, celle de supprimer toute retenue morale et de poursuivre la lutte sociale sans égard pour quoi que ce soit. La liberté sans limite accordée aux seigneurs de la terre est à l’origine du « tout est permis ». La seule doctrine que nous puissions avoir et que l’homme ne reçoive ses qualités de personne, ni de Dieu, ni de la société, ni de lui-même. Personne n’est responsable de son existence. La fatalité de notre être ne doit pas être détachée des formes de la fatalité de tout ce qui est. On est nécessaire, on est une part du destin, on appartient au tout, on est dans le tout : il n’y a rien qui permette de juger, de mesurer, de comparer, de condamner notre être, car cela voudrait dire juger, mesurer, comparer, condamner le tout. Mais il n’y a rien en dehors du tout. Par là, on restaure l’innocence du devenir.

De l’innocence du devenir naît la pseudo-révolution, le passage de la bourgeoisie à la grande politique, à la lutte pour l’hégémonie mondiale. Même recouvert du pathos du renversement des valeurs, ce bouleversement n’est qu’une pseudo-révolution, une simple aggravation des contenus réactionnaires du capitalisme. L’éternel retour exprime le sens dernier de ce mythe de l’innocence du devenir : l’ordre social barbare et tyrannique qui en sortira sera la réalisation finale, la concrétisation de ce qui n’avait jamais été encore atteint dans l’histoire, de ce qui avait échoué ou alors n’avait réussi que partiellement et épisodiquement. Hitler remplace l’éternel retour par la théorie des races, selon la même structure méthodologique.

Nietzsche est partisan de l’immanence, c’est-à-dire du monde de nos représentations, mais aussi du monde capitaliste auquel ce monde de représentations est lié, et il combat la transcendance, l’au-delà, qui est pour lui non seulement la conception matérialiste de la réalité objective (ni le monde vrai ni le monde apparent n’existent) mais aussi le christianisme qui tous deux couvrent de boue le monde existant et se vengent par la révolution et le jugement dernier.

Pour Nietzsche comme pour Mach l’immanence veut dire le monde de nos représentations et conceptions, et la transcendance tout ce qui, dans la réalité, déborde ce monde de nos représentations et conceptions, c’est-à-dire la réalité objective elle-même, qui existe indépendamment de la conscience. Les deux philosophes polémiquent contre ceux qui prétendent connaître la réalité objective, en dissimulant leur refus du matérialisme sous l’apparence d’une polémique contre l’idéalisme. Nietzsche va encore plus loin en reliant le combat contre la transcendance, contre l’au-delà, avec ses conceptions antichrétiennes : son concept de l’au-delà est la synthèse mythique du ciel chrétien et de la conception matérialiste de la réalité objective. Les partisans de Mach présentent l’immanence de l’univers des représentations comme la seule base scientifique possible d’une conception du monde. Nietzsche, par un paradoxe audacieux et nihiliste, dirige sa polémique railleuse contre la conception du monde vrai (de la réalité objective) et proclame la fin de la plus longue des erreurs, le plus haut sommet de l’humanité : nous avons aboli le monde vrai : quel monde reste-t-il ? Le monde apparent ? Non ! Avec le monde vrai, nous avons détruit aussi le monde apparent.

Nietzsche ne se contente pas de simples constatations gnoséologiques. Pour lui, il faut développer l’étude des déterminations sociales concrètes de l’immanence. L’immanence, du point de vue gnoséologique, n’est pas seulement le monde des représentations, mais aussi l’état social auquel il est obligatoirement lié (pour parler concrètement : le capitalisme). Quiconque veut franchir les limites de cette immanence est un déplorable réactionnaire en philosophie. Chrétien et socialistes apparaissent comme partisans de la transcendance, donc comme des réactionnaires méprisables tant sur le plan philosophique que moral. Même quand le chrétien condamne, diffame et couvre de boue le monde, il obéit au même instinct qui pousse l’ouvrier socialiste à maudire, à diffamer et à couvrir de boue la société. Le jugement dernier n’est que la douce consolation qu’apporte la vengeance : c’est la révolution, telle que l’attend l’ouvrier socialiste, simplement un peu plus lointaine. C’est ce qu’on appelle l’au-delà – et pourquoi donc inventer un au-delà sinon pour trouver le moyen de couvrir de boue l’ici-bas ? L’idée d’immanence aspire ainsi à un seul but : déduire de la théorie de la connaissance l’éternité de la société capitaliste. Nietzsche exprime cette idée en un paradoxe suggestif.

Nietzsche croit à l’intuition : la réalité objective n’est pas connaissable, les idées de causalité et de loi, la raison qui s’accomplit par des concepts et des combinaisons logiques, sont à rejeter.

Nietzsche combat la connaissabilité de la réalité objective, en fait toute objectivité de la connaissance (il s’oppose également à l’aspect matérialiste de la chose en soi). Nietzsche présente la causalité, l’idée de loi, etc., comme des catégories propres à un idéalisme dépassé.

A la proposition « toute chose porte à tout moment en soi son contraire », Nietzsche considère qu’Héraclite parle du pouvoir supérieur de représentation intuitive, tandis qu’il se montre très froid, insensible même hostile envers l’autre mode de représentation, celui qui s’accomplit avec des concepts et des combinaisons logiques, c’est-à-dire envers la raison, et il semble prendre du plaisir quand il peut lui opposer une vérité intuitivement acquise. Pour Nietzsche, la critique de l’entendement par ses propres contradictions – qui constitue la grande découverte dialectique d’Héraclite – s’identifie purement et simplement avec la souveraineté absolue de l’intuition sur la raison. Il faut constater la désinvolture effrontée pour ce qui touche l’histoire de la philosophie.

Dans le devenir apparaît la nature représentative des choses et Héraclite aurait dit : il n’y a rien, rien n’est, tout devient, c’est-à-dire : tout est représentation. L’être est une vaine fiction. Le monde apparent est le seul : le monde vrai n’est qu’un mensonge.

L’être est une pure fiction qui donne une apparence d’objectivité et qui combat victorieusement le devenir (un devenir qui ne produit rien de nouveau, rien qui dépasse le capitalisme) au terme de l’éternel retour.

La théorie de l’éternel retour est considérée comme la victoire de l’être sur le devenir. L’être, tel qu’il est utilisé, n’a rien à voir avec l’être véritable qui existe indépendamment de la conscience, mais est tout le contraire, puisqu’il est appelé à donner une apparence d’objectivité à un mythe qui n’est saisissable qu’intuitivement ou par illumination. Le concept de devenir a pour but de détruire toute objectivité, toute possibilité de connaître la réalité. Le caractère du monde en devenir est considéré comme informulable, comme faux, comme contradictoire en lui-même. Connaissance et devenir s’excluent. Nietzsche affirme le caractère purement fictif de l’être : pour pouvoir penser et tirer des conclusions il faut poser l’étant : les formules de la logique ne s’appliquent qu’à ce qui reste semblable à soi-même. C’est pourquoi ce présupposé ne démontre rien pour ce qui est de la réalité : l’étant fait partie de notre façon de voir le monde. Mais si l’être est une simple fiction, dans l’éternel retour apparaît un être qui est, au moins au niveau de la représentation, supérieur au devenir réel. Pour Nietzsche, plus un concept est fictif, plus son origine est purement subjective, alors plus sa qualité est élevée, plus il est vrai dans la hiérarchie des mythes. L’être, dans la mesure où ce concept porte en lui des traces d’un rapport à une réalité indépendante de notre conscience, doit être remplacé par le devenir qui n’est qu’une représentation. L’être, libéré de tout de ses scories, considéré comme une pure fiction, comme un pur produit de la volonté de puissance, peut aussi devenir une catégorie supérieure à celle du devenir : il exprime alors la pseudo-objectivité intuitive du mythe. Le devenir historique ne peut rien produire de neuf, rien qui dépasse le capitalisme.

La vérité, c’est ce qui est utile à la conservation de la vie biologique de l’individu et de l’espèce ; le bien, ce qui est moralement positif, c’est ce qui est utile à la race des maîtres pour affermir définitivement leur domination, c’est ce qui est conforme à l’éternel retour, à l’innocence du devenir comme libération de toute forme de cruauté et de barbarie, c’est ce qui est contre la morale chrétienne ou socialiste.

Nietzsche installe au cœur de sa théorie de la connaissance la question des rapports de la théorie et de la pratique. À part l’utile, il refuse tout critère de la vérité en ce qui concerne la conservation de la vie biologique de l’individu et de l’espèce. On oublie l’essentiel : pourquoi le philosophe cherche à connaître ? Pourquoi place-t-il la vérité plus haut que l’apparence ? Cette appréciation est ancienne. À supposer que le processus logique préexiste, il existe en nous quelque chose qui approuve son existence et qui refuse son contraire. Tous les philosophes oublient de dire pourquoi ils tiennent en estime le vrai et le bien. Réponse : le vrai est plus utile, plus bénéfique à l’organisme, mais il n’est pas en soi plus agréable. A la source de la pensée nous trouvons l’organisme, pris comme un tout, se posant des buts, faisant une appréciation. En ce qui concerne les vérités morales, tous les moralistes apprécient de la même façon le bien et le mal, toujours d’après les instincts égoïstes ou emphatiques. Il est bon ce qui sert une fin, mais la fin bonne est un non-sens. On peut se demander bon à quoi ? Bon n’est jamais que l’expression d’un moyen. La fin bonne est un bon moyen pour atteindre un but. La vérité est la sorte d’erreur sans laquelle une certaine espèce d’êtres vivants ne pourrait pas vivre. La valeur pour la vie décide en fin de compte.

Nietzsche ne se contente pas de ramener le vrai et le bien aux intérêts vitaux, et ainsi de leur ôter tout caractère d’absolu et d’objectivité. Il ne prend en compte que la utilité biologique pour l’espèce et non pas seulement pour l’individu. Car la vie de l’espèce (nous revenons dans le domaine du devenir) est d’abord un processus historique et, en tant que contenu historique, la lutte ininterrompue de deux types humains, de deux races : la race des maîtres et la race des esclaves. Ce qui est moralement positif connote ce qui est aristocratique. Ce qui est négatif connote le socialement inférieur. Cet état naturel se dissout au cours de l’histoire : on voit apparaître une lutte acharnée entre les maîtres et le troupeau. La valeur de vérité de toutes les catégories est déterminée par le rôle que ces catégories jouent dans cette lutte, par l’utilité que ces catégories peuvent avoir pour la race des seigneurs, pour lui permettre de conquérir et affermir définitivement sa domination. L’égoïsme et une sorte de second état d’innocence sont intimement liés.

Une fois parvenu à cet état de bonne conscience qui sanctifie l’égoïsme extrême de la race des seigneurs, toute forme de cruauté ou de barbarie, une fois parvenu à l’innocence du devenir, alors l’éternel retour apporte une dernière confirmation et une libération mythique. Cela ne vaut que pour les seigneurs de la terre. Les races qui ne supportent pas l’éternel retour sont condamnées. Les races qui ressentent l’éternel retour comme un grand bienfait sont appelées à dominer. L’éternel retour est un poison mortel pour le troupeau. L’idée d’éternel retour ruine toute forme de transcendance et ainsi toute morale d’inspiration chrétienne ou socialiste. La morale protège du nihilisme ceux qui ont pris une mauvaise pente en accordant à chacun une valeur infinie et en lui désignant sa place dans une hiérarchie qui ne coïncide pas avec la hiérarchie et le pouvoir de ce monde, une morale qui enseigne la soumission, l’humilité. Si la foi dans cette morale disparaît, il s’ensuit que ceux qui ont pris une mauvaise pente n’ont plus aucune consolation et ils disparaissent.

La décadence (la lassitude, le pessimisme, l’autodestruction, le nihilisme, le manque de confiance en soi, l’absence de perspective) se soigne par la prophétie du surhomme et de l’éternel retour (l’existence privée de sens, le néant), et l’engagement en activiste de l’impérialisme barbare et agressif.

Nietzsche part de cette nature humaine déformée, décadente, telle qu’il la voit se manifester par des symptômes comme la lassitude de vivre, le pessimisme, le nihilisme, l’autodestruction, le manque de confiance en soi, l’absence de perspective. Il se reconnaît lui-même dans ces décadents, il les tient pour ses frères. Mais il pense que ce sont justement ces décadents qui peuvent lui fournir la matière nécessaire pour faire les nouveaux seigneurs de la terre. Il se considère à la fois comme un décadent et son contraire. Les hommes supérieurs se regroupent pour recevoir la prophétie : la venue du surhomme et l’éternel retour. L’éternel retour a la vertu d’avoir un caractère nihiliste, relativiste et sans issue. C’est l’existence privée de sens et de but, mais revenant inexorablement, sans fin dans le néant. C’est la forme la plus extrême du nihilisme. Le néant dépourvu de sens, éternel. Le nihilisme décadent ne se termine pas avec la connaissance de l’éternel retour, mais au contraire est confirmé par elle. Sur cette base, il faut opérer un changement de direction. Il s’agit de transformer les particularités de la décadence en instruments d’une défense militante du capitalisme. Il s’agit de métamorphoser le décadent en activiste de l’impérialisme barbare et agressif à l’intérieur comme à l’extérieur.

Dionysos, sensuel et cruel, doit dominer par ses instincts l’entendement et la raison ; le seigneur n’a pas besoin de morale ni de justifier le mal ; il aime l’animal qui est en lui.

Les instincts doivent dominer l’entendement et la raison, Dionysos doit dominer Socrate. Dionysos apparaît comme le symbole d’une décadence porteuse d’avenir et digne d’être admirée, la décadence des forts (opposée au pessimisme asthénique, paralysant de Schopenhauer et à la libération des instincts avec des accents plébéiens de Richard Wagner). Du point de vue du pessimisme des forts, l’homme n’a plus besoin d’une justification du mal, car il a en horreur toute forme de justification. Il jouit du mal à l’état pur. Il trouve que le mal dépourvu de sens est le plus intéressant. Le bien a besoin d’une justification, c’est-à-dire qu’il doit reposer sur un fond de méchanceté et de danger, ou enfermer en soi une sottise : alors il plaît encore. L’animalité ne provoque plus d’horreur. Le bonheur insolent de sentir l’animal dans l’homme est la forme la plus triomphante de la spiritualité. Les aspects de la vie que jusqu’ici on voulait nier ne doivent pas être compris comme nécessaires mais aussi souhaitables, en tant qu’aspects plus puissants, plus effrayants et plus vrais, parce que c’est en eux que la volonté s’exprime le plus clairement. Le nouveau Dieu, c’est Dionysos, avec un attribut de sensualité et de cruauté, un dieu dégagé de la morale, concentrant en lui-même toute l’abondance des contradictions de la vie, un dieu au-delà de la lamentable morale des ratés, un dieu par-delà le bien et le mal.

Un fatras de luttes contre le socialisme.

La lutte entre les maîtres et le troupeau, entre les aristocrates et les esclaves, n’est qu’une caricature mythique de la lutte des classes. La lutte contre Darwin représente un mythe, né de la peur de voir le cours normal de l’histoire mener au socialisme. Derrière l’éternel retour se cache un décret mythique et rassurant : l’évolution ne peut rien engendrer de vraiment neuf, donc pas de socialisme. Le surhomme ramène dans les rails du capitalisme les aspirations qu’avaient fait naître les problèmes du capitalisme. Quant à la part positive des mythes nietzschéens, ce n’est rien d’autre que la mobilisation de tous les instincts décadents et barbares de l’homme corrompu par le capitalisme pour sauver par la violence le paradis du parasitisme social, c’est-à-dire un contre-mythe impérialiste qui s’oppose à l’humanisme socialiste.

La pensée bourgeoise ne peut se passer d’illusions. De la Renaissance à la Révolution française, elle caresse l’image idéale et trompeuse de la cité grecque considérée comme projet à réaliser. Chez Nietzsche, cette image est suscitée par la peur – ayant trouvé refuge dans le mythe – de la ruine de sa propre classe, avec des contenus venant des problèmes soulevés par l’ennemi de classe. La théorie de la connaissance nie que le monde soit connaissable, nie la raison, en appelle à tous les instincts barbares et bestiaux. Le style aphoristique apparaît comme la forme qui correspond le mieux à un système pourri de l’intérieur, creux et fallacieux qui se camoufle sous une forme chatoyante, niant formellement toute continuité, un fatras d’idées en lambeaux.

Les néokantiens, dans une période de sécurité du capitalisme, limitent la philosophie aux questions de logique, de théorie de la connaissance et de psychologie, refusent la dialectique comme antiscientifique ou en la passant sous silence, réduisent le progrès au progrès dans le cadre du système capitaliste et considèrent comme une absurdité un mouvement historique marqué par des contradictions et des antagonismes ; cependant, avec la Commune de Paris, il faut intégrer quelques aspects utilisables et purifiés du marxisme en interaction avec le révisionnisme dans la social-démocratie, faire un retour à Kant par l’abolition du progrès objectif reflété dans la pensée par la dialectique, continuer de proclamer, contre le matérialisme, l’inconnaissabilité et même l’inexistence d’une réalité indépendante de la conscience, et intégrer certains aspects de la philosophie réactionnaire et irrationaliste d’avant 1848.

La philosophie vitaliste est l’idéologie dominante de l’ensemble de la période impérialiste en Allemagne. Elle est une tendance générale qui imprègne ou du moins influence la totalité des écoles de pensée. Toutes les sciences sociales, de la psychologie à la sociologie, sont sous son influence, et tout particulièrement les sciences historiques, l’histoire littéraire et l’histoire de l’art. Dans l’après-guerre, la quasi-totalité de la littérature philosophante bourgeoise est d’inspiration vitaliste.

Après 1848, la bourgeoisie allemande a l’impression d’être entrée dans une période d’essor illimité du capitalisme, dans une véritable période de sécurité, ou rien ne saurait ébranler la stabilité de la société bourgeoise. Cette période est aussi celle de la capitulation inconditionnelle de la bourgeoisie allemande devant la monarchie bonapartiste de Bismarck. Le sentiment de sécurité entraîne le refus des questions de conception du monde, une limitation de la philosophie aux questions de logique, de théorie de la connaissance, et l’étend tout au plus jusqu’à la psychologie. Toutes les questions de la vie se régleront d’elles-mêmes grâce au développement de l’économie et de la technique. Le néokantisme positiviste et agnosticiste devient la philosophie dominante. Il s’agit de refuser résolument la dialectique : la dialectique est une absurdité, elle est par principe antiscientifique ; la voie de la philosophie allemande de Kant à Hegel aboutit à une impasse scientifique ; le mot d’ordre doit être : retour à Kant ! Les néokantiens croient pouvoir venir à bout du socialisme (le matérialisme historique dialectique) en le passant sous silence. Ils sont convaincus que l’agnosticisme kantien, en tant qu’unique philosophie scientifique, associé à l’impératif catégorique éthique de se soumettre inconditionnellement au système des Hohenzollern, suffit pour écarter tout danger idéologique. L’idée du progrès peut apparaître, mais sous une forme purement positiviste et évolutionniste : le progrès est conçu uniquement dans le cadre du système capitaliste. Tout mouvement historique marqué de contradictions et d’antagonismes apparaît comme une absurdité antiscientifique.

Après la Commune de Paris, l’ébranlement de la sécurité et la crise de l’impérialisme suscitent le besoin de visions du monde. La philosophie de la vie doit remplir cette tâche. Cependant, la théorie de la connaissance agnosticiste reste le fondement inchangé de la philosophie.

Dans la mesure où Nietzsche voit désormais clairement le nouvel adversaire, la classe ouvrière, la dialectique n’est plus pour lui un pur problème théorique. Il voit dans cet adversaire un tel danger qu’il veut son anéantissement intellectuel. Nietzsche n’identifie pas la théorie et la pratique de ce nouvel adversaire comme l’on fait Schelling ou Kirkegaard. Il se borne à opposer un mythe irrationaliste à la dialectique matérialiste, à lui opposer une méthode par principe antiscientifique, passionnelle et irrationaliste.

Il y a d’abord des confrontations sociologiques avec le marxisme, des confrontations qui veulent avant tout le réfuter scientifiquement, tout en s’efforçant d’incorporer à l’historiographie bourgeoise quelques-uns de ses aspects utilisables et purifiés, en interaction avec le mouvement révisionniste dans la social-démocratie. La philosophie en revient aux romantiques, à Emmanuel Kant et même à Hegel. On s’aperçoit cependant qu’on peut trouver de précieux alliés dans la philosophie réactionnaire et irrationaliste d’avant 1848, dans les faiblesses réactionnaires de la dialectique idéaliste. La philosophie dépasse ainsi le néokantisme positiviste dans une direction réactionnaire, tout en conservant sa théorie de la connaissance. Il s’agit d’abolir le progrès objectif, reflété dans la pensée par la dialectique et ses prolongements, de manière irrationaliste et d’anéantir philosophiquement le matérialisme historique dialectique.

Il y a aussi la lutte contre le matérialisme. La philosophie ne peut renoncer à la théorie de la connaissance de l’idéalisme subjectif : l’inconnaissabilité, et même l’inexistence d’une réalité indépendante de la conscience, l’impossibilité de la concevoir, est l’axiome des philosophies de la période.

La philosophie vitaliste réduit la relation conscience/être en la relation entendement/être conçu, critique l’indigence de l’entendement par rapport à la richesse de l’intuition de l’expérience vécue de la vie et la richesse postulée de la biologie, ouvrant une troisième voie entre un idéalisme académique et un matérialisme incapable de saisir les nouvelles conquêtes de la physique, même si, pour cette philosophie vitaliste, selon la définition de l’idéalisme subjectif, l’être dépend de la conscience ; on a un pseudo-objectivité, puisque la vie est constamment subjectivisée en vécu et le vécu constamment objectivisé en vie, ce qui provoque une oscillation entre la subjectivité et l’objectivité, pseudo-objectivité renforcée par le recours aux mythes qui représentent une forme particulière d’objectivité (ils ont une origine subjective mais persistent), ce qui donne le sens d’un mythe issu de l’expérience vécue de la vie à un monde privé de Dieu par l’entendement ; la philosophie de la vie dépasse le formalisme, stigmatise le socialisme et la démocratie pétrifiés, mécaniques, glorifie le deuxième Reich et l’aristocratisme de l’intuition contre le caractère plébéien de l’entendement et de la raison.

La philosophie vitaliste déforme et appauvrit la question de la relation entre la conscience et l’être en la remplaçant par la question opposant l’entendement (c’est-à-dire une raison réduite à l’entendement et identifiée à lui) et l’être conçu, ce qui permet de critiquer l’entendement, de vouloir dépasser ses limites, sans toucher à la question. La vie est identifiée avec l’expérience vécue. Le vécu, avec pour outil l’intuition et pour objet naturel l’irrationnel, permet de faire surgir la vision du monde, sans renoncer à l’agnosticisme ni à la négation d’une réalité indépendante de la conscience. L’invocation du vécu, opposé à l’indigence de l’entendement, permet de s’opposer aux conclusions que le matérialisme tire de l’évolution sociale et scientifique au nom d’une science de la nature, la biologie, dont on ignore les véritables problèmes. Naît ainsi un pseudo-objectivisme, une troisième voie philosophique, l’apparence d’un dépassement de l’opposition entre un idéalisme compromis par un académisme stérile et la faillite des grands systèmes idéalistes, et un matérialisme compromis par ses liens avec le mouvement ouvrier et par son identification avec le vieux matérialisme, incapable de saisir conceptuellement les nouvelles conquêtes de la physique (le matérialisme dialectique n’est que rarement évoqué).

Par conséquent, tant que la troisième voie philosophique s’en tient à la théorie de la connaissance, elle ne se distingue pratiquement pas du vieil idéalisme subjectif : en effet, de l’axiome d’une inséparabilité réciproque entre l’être et la conscience résulte nécessairement une dépendance gnoséologique de l’être par rapport à la conscience, autrement dit l’idéalisme.

Lorsque la philosophie sort des purs problèmes de la théorie de la connaissance, apparaît la pseudo-objectivité : les besoins de la vision du monde exigent une image du monde concrète, une image de la nature, de l’histoire et de l’homme. Les objets ainsi postulés ne peuvent, conformément à la théorie de la connaissance, qu’être créés par le sujet, mais ils doivent, pour satisfaire aux besoins de vision du monde, se tenir face a nous en tant qu’objets pourvus d’un être objectif. La vie sous cette forme spécifique dans laquelle la vie est constamment subjectivisée en vécu et le vécu constamment objectivisé en vie, permet une oscillation constante entre la subjectivité et l’objectivité.

Cette tendance est renforcée lorsque la pensée du mythe s’insinue dans l’arsenal conceptuel de la philosophie. Le type d’objectivité du mythe est une création du sujet ; la persistance des mythes à travers l’histoire, leur influence universelle incontestée dans de vastes sphères de la culture, fait naître l’illusion qu’en dépit de leur origine subjective, en dépit de leur validité tributaire du sujet (leur être ne tient qu’à la foi qu’on leur accorde), les mythes représentent néanmoins une forme particulière d’objectivité. Le nouveau concept central de la philosophie de la vie, justement en raison de l’oscillation entre subjectivité et objectivité, vécu et vie, renforce encore ces illusions, comme s’il incombait à l’époque la mission de rendre sa cohérence, ses perspectives et son sens à un monde rendu stérile et privé de Dieu par l’entendement, grâce aux figures nouvelles d’un mythe nouveau issu de l’expérience vécue de la vie.

Les contemporains ont le sentiment de se trouver à l’aube d’une période de grandes décisions. Il en résulte le besoin de soumettre l’évolution sociale, l’histoire et la société à des commentaires concrets, positifs, ce qui signifie dépasser le formalisme du néokantisme.

On peut aussi ressentir une accentuation des affects anticapitalistes dans l’intelligentsia, avec un rapprochement avec la social-démocratie. Contre ce courant, la conception du monde vitaliste, avec son contraste entre ce qui est vivant et ce qui est mort, pétrifié, mécanique, se fixe pour tâche démagogique d’approfondir tous les problèmes réels, au point d’éloigner toutes les conséquences sociales qui paraissent en découler.

Il n’y a pas seulement les sympathies pour le socialisme : le sentiment de la nécessité d’une transformation politique est universellement ressentie, à droite comme à gauche. La réaction essaye de présenter la structure politique arriérée du deuxième Reich comme un moment particulier et nouveau de l’histoire, supérieur aux démocraties occidentales, ce qui rencontre un grand succès dans de vastes cercles de l’intelligentsia.

. La philosophie de la vie apporte son soutien à cette réaction. Son relativisme sape la croyance dans le progrès historique, la croyance en la possibilité et la valeur d’une démocratisation radicale de l’Allemagne. Le phénomène originaire de la philosophie de la vie, l’opposition polaire entre le vivant et le pétrifié, peut être appliqué à cet ensemble de problèmes : la philosophie peut aisément stigmatiser la démocratie, en la décrivant comme un système mécanique et figé.

La place centrale accordée à l’expérience vécue dans la théorie de la connaissance de la philosophie vitaliste engendre un aristocratisme. Une philosophie de l’expérience vécue ne peut être fondée que sur l’intuition, et seul un petit nombre d’élus, les membres d’une aristocratie nouvelle, sont supposés disposer de cette faculté d’intuition. On affirme que les catégories de l’entendement et de la raison sont caractéristiques des tendances plébéiennes de la démocratie, tandis que les hommes véritablement supérieurs ne comprennent le monde que sur la base de l’intuition.

La philosophie vitaliste crée une certaine atmosphère philosophique, une dissipation de la confiance dans l’entendement et la raison, une destruction de la croyance dans le progrès, une crédulité à l’égard de l’irrationalisme, des mythes et de la mystique.

L’expérience vécue de la vie (la vie n’est qu’une partie de la réalité objective) est le fondement de la connaissance de la réalité, des formes, des principes et des catégories de la pensée ; il ne suffit pas d’avoir la perception, l’intelligence, qui permettent de projeter des images, il faut avoir l’impulsion, la volonté, la résistance, le combat, le travail, toutes les catégories pratiques, qui permettent la saisie de la réalité objective, de la différence entre le Moi et la réalité objective ; on a une oscillation entre la vie, l’objectivité apparente, et l’expérience vécue, la subjectivité réelle, ce qui constitue une pseudo-objectivité ; la chose est le produit non de la raison ou de l’entendement mais de la totalité de l’esprit humain.

Dilthey considère que l’expérience vécue du monde est le fondement ultime de la connaissance. La vie contient des relations qui expliquent toutes les expériences et toutes les pensées. Dans la vie et dans l’expérience est contenu le grand ensemble qui se présente en tant que formes, principes, catégories de la pensée. Ce grand ensemble peut être identifié analytiquement dans la vie et dans l’expérience. Tout cela permet la connaissance de la réalité.

Dilthey considère avec raison que la solution du problème gnoséologique de la relation de l’homme avec le monde extérieur ne peut être éclaircie qu’en empruntant les voies de la pratique.

Un homme qui n’aurait que la perception et l’intelligence aurait le moyen de projection d’images : tout cela ne permettrait pas cependant de distinguer le Moi et les objets réels. Le cœur de la distinction entre le Moi et les objets réels est la relation entre impulsion et refoulement de l’intention, entre volonté et résistance. L’impulsion, etc., ne sont pas des intermédiaires qui permettent de saisir une réalité indépendante de la conscience mais ne sont que la face interne de l’enchaînement de nos perceptions, représentations et processus de pensée. L’impulsion, la pression, la résistance, sont les composantes solides qui confèrent leur solidité à tous les objets extérieurs. La volonté, le combat, le travail, le besoin, sa satisfaction, constituent l’armature des processus intellectuels. Le monde tel que le présente cette théorie de la connaissance est déterminé par la conscience puisque toutes les catégories pratiques sont autant des éléments du monde du sujet que les catégories purement intellectuelles que le sujet s’efforce de dépasser. L’impulsion vers une appréhension de l’objectivité du réel part de l’intuition d’une relation entre la pratique et la saisie de la réalité objective.

La vie est toujours sa propre preuve. Du point de vue de la vie, il n’est aucune preuve qui permet de dépasser le contenu de la conscience vers une transcendance. Les conditions fondamentales de la connaissance sont données dans la vie elle-même. La pensée ne peut pas remonter derrière ces conditions fondamentales de la connaissance. La pensée peut évaluer ces conditions dans la portée de leur applicabilité dans la science. Ces conditions ne sont pas des hypothèses mais des principes ou des préalables surgissant de la vie même. Ces conditions s’incorporent à la science en tant que moyens. Une raison dépourvue de volonté et de sentiment identifierait les différences de dépendance dans l’ordre d’apparition, des régularités, correspondant à la représentation causale et à la différence du Moi et des objets, mais ces différences entre sujet et objet restent dépendantes des activités et de l’image. La valeur cognitive de l’opposition entre le Moi et l’objet n’est pas celle d’un fait transcendant, mais le Moi et l’Autre, où l’Extérieur, ne sont rien d’autre que ce qui est contenu dans les expériences de la vie. Cela est la réalité tout entière. En raison de l’identification (inconsciente) entre la vie et l’expérience vécue, on a une oscillation entre objectivité apparente et subjectivité réelle qui est l’essence de la pseudo-objectivité de la philosophie de la vie. Si Dilthey menait à son terme son intention initiale d’objectivité, il se rendrait compte que les résistances que rencontrent ses impulsions sont un domaine plus vaste que la facette « objective » de la vie. Ce que rencontre l’expérience vécue, c’est la réalité objective, dont la vie n’est qu’une partie, sauf à considérer sous forme de vie la totalité de la réalité objective. Dilthey ignore la réalité objective indépendante de la conscience.

Notre croyance en la réalité du monde extérieur provient de l’expérience de la résistance et des obstacles imposés par la relation volontaire avec le monde extérieur. La chose et son expression conceptuelle la substance n’est pas une création de l’entendement mais de la totalité de nos forces psychiques. Le monde extérieur n’est pas indépendant de la conscience humaine : son producteur n’est ni la raison ni l’entendement mais la totalité de l’esprit humain tel que le conçoit la philosophie de la vie. Cet apparent élargissement de la problématique gnoséologique fait naître un concept d’une dimension transcendant la conscience aux contradictions insurmontables. Le fondement des catégories réside dans les expériences de notre vouloir et des sentiments liés à ce vouloir. Tous les sentiments et toutes les pensées ne font que revêtir cette expérience. Dans la mesure où s’accumulent ces expériences, croît le caractère de réalité qu’ont pour nous les images. Cette réalité devient une puissance qui nous domine entièrement. On a ici la vie elle-même, qui est constamment sa propre preuve.

A la psychologie explicative, qui recherche de manière abstraite et mécanique les causes et les lois, et qui n’est valable que pour les sciences de la nature, Dilthey oppose une psychologie descriptive ou compréhensive qui fait face à l’histoire de manière aussi abstraite que l’ancienne psychologie (la base de l’histoire est plus ample et plus profonde que toute conscience individuelle, les causes de l’enchaînement historique étant à chercher dans la structure économique, et la psychologie des hommes ne peut être comprise qu’à partir des fondements matériels de leur être et de leurs activités) et qui remplace les hypothèses de la psychologie précédente par une description des faits psychiques, les causes et les lois reléguées à l’arrière-plan, tous les objets de la psychologie paraissant projetés sur le plan de l’expérience vécue, c’est-à-dire sur le plan subjectif.

À la psychologie jusqu’ici explicative (recherchant des liens causaux et des lois) s’oppose une psychologie descriptive ou compréhensive, destinée à fonder la totalité des sciences de l’esprit (nom donné aux sciences sociales) et avant tout à l’histoire. Il s’agit de critiquer le positivisme qui découvre le cours de l’histoire avec des catégories psychologiques abstraites. Au lieu de se tourner vers les causes véritables de l’enchaînement historique, c’est-à-dire la structure économique de la société et ses transformations, on crée une psychologie qualitativement nouvelle, totale et vivante. En fait, la nouvelle psychologie fait face au cours de l’histoire de manière aussi abstraite et aussi dérivée que l’ancienne. La base objective de l’histoire est plus ample et plus profonde que toute conscience individuelle. Une psychologie qui serait la discipline fondamentale de l’histoire ne peut exister, car la psychologie des hommes agissant dans l’histoire ne peut être comprise qu’à partir des fondements matériels de leur être et de leurs activités, et avant tout de leur travail et des conditions matérielles dans lesquelles il se déroule. La base matérielle reste l’élément primordial, décisif en dernière instance. Dilthey remplace la fausse abstraction intellectualiste de la psychologie explicative positiviste (un rationalisme plat et mécanique), par une prétendue totalité irrationnelle de l’expérience vécue de la vie, où le caractère dialectique disparaît.

Dilthey est insatisfait à l’égard de la psychologie positiviste, qui refuse d’admettre la dépendance des phénomènes psychiques des phénomènes matériels et corporels, mais sa solution est irrationaliste : la vie contient l’unité du corps et de la psyché. Comme la vie ne signifie que l’expérience vécue, la dualité entre psychisme et corps est dépassée de manière que tous les objets de la psychologie paraissent projetés sur le plan de l’expérience vécue, c’est-à-dire sur le plan subjectif. Toutes les hypothèses de la psychologie précédente sont remplacées par une simple description des faits psychiques, ce qui entraîne que toute connaissance des causes et des lois est reléguée à l’arrière-plan, en créant un nouvel espace pour l’irrationalisme.

Les connexions et les déterminations sociales disparaissent derrière la singularité des objets isolés ; les objets sont liés par des abstractions et des analogies ; l’expérience vécue, comme organe de la connaissance, opère par l’arbitraire subjectif dans les choix, dans les accentuations et dans les déterminations ; la causalité et les lois ne sont pas utilisées ; la compréhension comporte une partie irrationnelle, non représentable par la raison de manière logique, avec une certitude seulement subjective et l’affirmation d’une aristocratisme ; la compréhension, l’herméneutique, l’interprétation, la reconstruction artistique, l’intuition, s’opposent abstraitement, de manière non dialectique, à la pensée conceptuelle rationnelle (l’intuition fait partie du travail des concepts : elle ne s’oppose pas au concept, elle n’est pas une faculté autonome et la synthèse dialectique relève du concept).

Dilthey donne de nouvelles bases méthodologiques aux sciences de l’esprit, qui s’étaient dégradées dans le positivisme, dans le sens que la réalité propre de l’histoire passait au second plan derrière les discussions universitaires opposant les vues des spécialistes sur les phénomènes historiques, littéraires, artistiques, philosophiques, etc. Il s’agit de faire un retour à la chose même.

Mais cette chose même n’est précisément pas la chose elle-même dans sa totalité et son objectivité. Elle n’est pas totale dans la mesure où les connexions et les déterminations sociales véritables disparaissent derrière la singularité des objets isolés, et dans le cas où ces objets sont reliés entre eux, c’est par le biais d’abstractions et d’analogies. Elle n’est pas active, parce que l’expérience vécue, comme organe de la connaissance, crée une atmosphère d’arbitraire subjectif dans le choix, l’accentuation, la détermination.

Cette opposition de la psychologie descriptive contre les lois et la causalité ne concerne que les sciences de l’esprit, où les objets se présentent de l’intérieur, en tant qu’ensemble vivant à l’origine, tandis que les sciences de la nature ont pour objet des faits qui apparaissent dans la conscience de l’extérieur, en tant que phénomènes et donnés individuellement : nous expliquons la nature, mais nous comprenons la vie psychique (la nature sera bientôt incorporée dans l’identification subjectiviste et irrationaliste de la vie et de l’expérience vécue, dans la conception mythique de la vie qui remplace la chose en soi).

Il y a dans toute compréhension quelque chose d’irrationnel, comme la vie elle-même l’est. Il est impossible de représenter quelque chose d’irrationnel par l’opération de formules logiques. La certitude, bien qu’entièrement subjective, qui réside dans cette remémoration, ne peut être remplacée par aucune vérification de la valeur de connaissance des enchaînements logiques dans lesquels le processus de compréhension peut être représenté. La vie ne peut être traduite devant le tribunal de la raison.

De là résulte nécessairement une théorie de la connaissance aristocratique. L’herméneutique ou la compréhension, est divinatoire et ne produit jamais une certitude démonstrative. L’interprétation, en tant que reconstruction artistique par la compréhension, a toujours un caractère de génialité. La nouvelle psychologie est d’emblée un privilège, la doctrine ésotérique d’une certaine aristocratie intellectuelle préoccupée d’histoire et d’esthétique. Une place centrale est ainsi accordée à l’intuition. La nouvelle attitude cognitive, l’intuition comme nouvel organe de la connaissance, s’oppose à la pensée conceptuelle rationnelle.

L’intuition est en réalité un élément psychologique de toute méthode de travail scientifique. Une observation superficielle peut donner naissance à l’illusion immédiate que l’illusion serait plus concrète et plus synthétique que la pensée discursive arbitraire qui procède à l’aide de concepts. Ce n’est qu’une illusion, car, psychologiquement, l’intuition n’est pas autre chose que la soudaine prise de conscience d’un processus de pensée qui s’était produit jusque-là en partie inconsciemment. Il est donc impossible de l’isoler du processus de travail pour l’essentiel conscient. Et c’est une tâche pour la pensée scientifique, quant aux résultats obtenus intuitivement, de contrôler s’ils sont admissibles du point de vue scientifique, puis de les incorporer dans le système des concepts rationnels de telle manière que l’on ne puisse plus distinguer a posteriori ce qui a été découvert grâce aux facultés déductives (consciemment) et à l’aide de l’intuition (ce qui restait sous le seuil de la conscience, et n’est devenu conscient que plus tard). L’intuition est donc en réalité, en tant qu’élément psychologique du processus de travail, un complément de la pensée conceptuelle, et non son antithèse.

Par ailleurs, la découverte intuitive d’une connexion n’est jamais un critère de vérité. Une observation psychologique superficielle du processus du travail scientifique fait naître l’illusion que l’intuition serait un organe indépendant de la pensée abstraite, et apte à saisir des connexions d’un ordre plus élevé. Cette illusion, la confusion entre la méthode de travail subjective et la méthode objective de la science, devient, soutenue par le subjectivisme général de la philosophie impérialiste, le fondement de la théorie moderne de l’intuition.

De plus, d’une perspective subjectiviste, il semble naturel d’admettre que la contradiction dialectique est produite par l’activité conceptuelle tandis que la solution synthétique, sa fusion dans une unité plus vaste, serait attribuée à l’intuition. C’est une illusion, puisque la dialectique véritable exprime chaque synthèse sous forme conceptuelle, et qu’elle ne reconnaît aucune synthèse comme un état de fait définitif. La pensée dialectique scientifique contient toujours, justement puisqu’elle est le reflet adéquat des objets du monde réel, la liaison conceptuelle et l’analyse conceptuelle des pensées. L’intuition n’est pas un organe de la connaissance, elle n’est pas un élément de la méthode scientifique.

La méthode compréhensive permet par l’intuition divinatoire, par l’illumination – des capacités qui ne sont pas données à tout le monde – d’atteindre une réalité qualitativement supérieure à la réalité saisie par les concepts, une réalité arbitraire et invérifiable ; Dilthey considère que l’expérience vécue contient toutes les catégories de la réalité objective : il ne reconnaît pas la fausse conscience et ne voit pas que l’expérience vécue est déterminée par les catégories existantes dans la réalité objective ; il invente l’esprit objectif comme catégorie centrale de l’histoire, un esprit objectif qui suppose un sujet logique qui ne soit pas un sujet psychologique ; Dilthey oppose de manière métaphysique le point de vue anthropologique qui manifesterait le caractère suprahistorique de l’homme du point de vue historique qui manifesterait un relativisme sans permanence.

La recherche d’une conception du monde implique de se détourner du formalisme et de refuser la dialectique, et de s’intéresser au contenu des concepts. Une pensée qui veut connaître les contenus réels doit s’appuyer sur la théorie du reflet du matérialisme et sur les enchaînements du monde conçus dialectiquement.

L’intuition est un accessoire qui permet de s’écarter en apparence du formalisme sans ébranler ses fondements.

Il s’agit de prétendre que les contenus visés, que la réalité de la vision du monde atteinte, doivent être considérés comme une réalité qualitativement différente et d’un ordre plus élevé que la réalité que les concepts permettent d’appréhender. L’intuition, interprétée en termes subjectivistes, donne lieu à l’illusion qu’elle serait le signe d’une illumination dans l’appréhension de ce monde supérieur.

C’est désormais une question vitale de réfuter à tout prix toute critique provenant du camp de l’analyse conceptuelle. La compréhension intuitive de la réalité supérieure n’est pas donnée à tout le monde. Celui qui recherche des critères conceptuels pour la vision fondée sur l’intuition ne fait que prouver qu’il est dépourvu de toute capacité d’intuition pour saisir la réalité supérieure. Sa critique ne fait donc que dévoiler sa propre insuffisance. Une telle théorie de la connaissance de l’intuition est une nécessité puisque la réalité ainsi saisie est par sa nature même arbitraire et invérifiable. L’intuition, en tant qu’organe de cette connaissance supérieure, est en même temps une justification de cet arbitraire.

Cette proclamation de l’irrationalisme des enchaînements de la vie, de l’intuition divinatoire comme organe de leur connaissance, est à l’origine de la grande influence de Dilthey sur le cercle littéraire et esthétique de Stéfan George pour qui l’expérience vécue comprend l’expérience originaire – l’expérience véritablement non falsifiée, arrachée à tout environnement social compréhensible rationnellement, dont le contenu immédiat fait abstraction de toute détermination, dont le contenu philosophique est purement irrationnel (méta-rationnel), c’est-à-dire le religieux, le titanesque, l’érotique – et l’expérience culturelle, qui est chez Goethe l’expérience du passé lointain de l’Allemagne, de l’Antiquité classique, de l’Italie, de l’Orient, et jusqu’à son expérience de la société allemande.

Dilthey ne croit pas encore qu’il existe une opposition inconciliable entre la raison et la vie, la science et l’intuition. Il pense qu’il est possible de déployer, à partir de l’expérience vécue, toute la richesse du monde objectif et subjectif, et de passer de l’expérience, de sa compréhension et de la systématisation de cette compréhension dans l’interprétation méthodique de l’herméneutique, à un concept plus élevé et plus universel de la scientificité. Dilthey remarque que ces deux tendances fondamentales sont contradictoires. Il remarque le caractère circulaire des fondements des sciences de l’esprit sur la philosophie de la vie. C’est l’histoire qui doit nous enseigner ce qu’est la vie, mais l’histoire elle-même repose sur la vie. Le cercle vicieux repose sur la conception du sujet-objet identique, l’identification de la vie et de l’expérience vécue, alors que toute méthode objective considère que les catégories, au moins dans leur être en soi, sont contenues dans la réalité objective, où le sujet connaissant ne peut que les recueillir.

Dilthey a l’illusion que l’expérience vécue contient toutes les catégories de la réalité objective et qu’une méthode appropriée (psychologie compréhensive, herméneutique) suffit à la déployer, mais, du point de vue gnoséologique, l’expérience vécue à pour présupposé ces catégories en tant que formes de la réalité objective : l’expérience vécue est déterminée par ces catégories et non l’inverse. Dilthey ne critique pas les expériences vécues qui fondent la méthode. Cette méthode exclut la fausse conscience, le fait que l’expérience vécue (la conscience) des hommes agissant dans l’histoire ne fournit pas nécessairement la clé d’une évaluation adéquate des enchaînements historiques.

La réduction de tous les phénomènes historiques à des expériences vécues, autrement dit à des faits de conscience subjectifs, trouve une limite dans l’esprit objectif, considéré comme catégorie centrale de l’histoire, et il reconnaît que cet esprit objectif suppose un sujet logique qui ne soit pas un sujet psychologique, comme s’il existait un psychisme en dehors des psychismes individuels. La résolution de cette difficulté supposerait que Dilthey renonce à la psychologie et au fondement qu’il donne à l’histoire.

Par ailleurs la perspective psychologique et anthropologique, qui considère les faits essentiels qu’il met à jour comme permanents et suprahistoriques, se croise de manière antinomique avec la perspective historique. Pour le matérialisme historique, les deux points de vue se complètent dialectiquement : l’homme n’a pas subi de transformation anthropologique radicale, et les transformations dans sa pensée, sa vie affective, ont un caractère socio-historique. Pour Dilthey, du point de vue anthropologique résulte un caractère suprahistorique de l’homme, du point de vue historique résulte un relativisme sans bornes qui n’admet aucune espèce de permanence. Pour l’impérialisme, la dimension anthropologique suprahistorique est tout aussi nécessaire que le relativisme historique.

La contradiction être/conscience est remplacée par la contradiction intuition/raison : l’intuition produit une vision du monde authentique qui naît de l’immersion dans la vie ; la négation du progrès et de la loi historiques implique une typologie des visions du monde formellement équivalentes, mais avec une prise de position antimatérialiste, chaque type (ceux de l’entendement, de la volonté et du sentiment) se cristallisant en une figure mystique, actrice de l’histoire, comme si l’histoire pouvait s’expliquer par des principes psychologiques et anthropologiques pauvres ou par des facultés psychiques isolées ; Dilthey se résigne à ne plus lutter pour l’harmonie des conceptions du monde entre elles et oppose abstraitement science et vision du monde.

Dilthey remplace la psychologie causale du positivisme par une morphologie des phénomènes psychiques pour l’essentiel acausale et même anticausale.

Dilthey comprend que les philosophies du passé ne peuvent donner une vision du monde concrète et riche de contenu, capable d’influer sur les événements. De même que la transformation de l’expérience vécue en une compréhension et une herméneutique doit aboutir à une vision du monde, l’examen historique des problèmes de la philosophie ne doit être que le prélude à l’exposition d’une vision du monde moderne. Comme une métaphysique (une philosophie de l’être en tant que tel) est impossible, les tentatives de ressusciter la métaphysique sont vouées à l’échec. La conception du monde n’est pas le résultat de la simple volonté de connaître : la compréhension de la réalité n’est qu’un élément de la conception du monde. Dilthey transforme les contradictions objectives qui résultent de la dialectique entre l’être et la conscience en un phénomène subjectif, en une contradiction entre l’intuition et la raison. Pour lui, toute vision du monde authentique est une intuition, qui naît de l’immersion dans la vie elle-même. La vie historique réelle, objective, dans toute sa richesse, est transformée en expérience vécue subjective. La scientificité de la conception du monde disparaît. L’approche scientifique a pour seul rôle de mener au seuil de la conception du monde, où règne l’arbitraire irrationaliste.

Dilthey présente une typologie psychologique et historique des visions du monde. La typologie exprime le relativisme historique. L’impossibilité de découvrir les connexions réelles de l’histoire, la négation de toute loi historique et en particulier de la possibilité de mettre en évidence un progrès dans l’histoire, conduisent à une typologie de toutes les prises de position possibles. La typologie permet de donner l’apparence d’une suspension du jugement, en postulant une valeur identique pour des positions différentes et souvent opposées. Cependant, la suspension du jugement formellement énoncé par le typologie devient de plus en plus formelle, autrement dit elle cède la place à des prises de position, principalement dirigée contre le matérialisme, sans renoncer aux avantages relativistes de la typologie. Par ailleurs, le fondement anthropologique des types se cristallise en une substantialité, en une figure au trait mythique : les figures de la typologie deviennent des acteurs de l’histoire. Il s’agit d’une conception antihistorique et de la naissance d’une histoire.

Dans l’histoire de la philosophie, Dilthey discerne trois types : le naturalisme (l’entendement), l’idéalisme de la liberté (la volonté) et l’idéalisme objectif (le sentiment). L’autonomisation d’un de ces types fait d’un système une métaphysique. Si on fait obstacle à cette tendance, les contradictions disparaissent, chacune des conceptions du monde contenant une association de connaissance du monde, d’évaluation du monde et de principe de l’action.

Il est un fait que des perspectives diverses peuvent aider à saisir les facettes essentielles de la réalité objective, mais Dilthey n’envisage pas la structure objective de la société, et prétend donner des réponses plus profondes que celles du matérialisme historique.

Dilthey essaye de trouver dans le principe anthropologique le fondement pour sa typologie, mais les grands phénomènes historiques ne peuvent être expliqués par des principes psychologiques et anthropologiques pauvres, et encore moins par des facultés psychiques isolées telles que l’entendement, la volonté ou le sentiment.

Dilthey ne réussit pas à faire la synthèse des types dans une harmonie : l’absence d’harmonie n’a pas des causes essentiellement psychologiques ou anthropologiques, mais provient de la division du travail social du capitalisme et ne peut donc être éliminée par les moyens de la psychologie ou de la philosophie.

Dilthey ne peut faire que le constat de relativisme, d’une lutte ininterrompue des conceptions du monde entre elles : c’est la résignation et le désespoir.

Dilthey oppose abstraitement science et vision du monde. Le néokantisme écarte de la philosophie – prétendue scientifique – toutes les questions de conception du monde. La philosophie de la vie repousse, au nom de l’irrationalisme, la science et la philosophie scientifique. Dilthey a une position intermédiaire.

La vie est un troisième terme, un intermonde irrationaliste, face à l’être et à la conscience, bien que la vie fasse partie de l’être et l’expérience vécue de la conscience ; il n’y a pas d’objets véritables, seulement des attitudes produisant chacune leur propre monde d’objets.

La théorie de la connaissance de Simmel combat toutes sortes de représentations de la réalité telle qu’elle est, toutes sortes de restitution conceptuelle de cette réalité. L’histoire n’est pas une reproduction mais fait de son matériau quelque chose qui n’était pas encore par lui-même. Simmel nie toute possibilité de connaître la réalité objective, et même il nie son existence. Simmel nie radicalement toute réalité objective indépendante du sujet, tout en opposant néanmoins à l’homme un monde extérieur pseudo-objectif, puisque la vie se présente ici à lui comme instance médiatrice réelle : la vie semble être l’objectivité ultime que nous puissions atteindre immédiatement en tant que sujet psychique, la plus ample et la plus solide objectivation du sujet. Avec la vie, nous occupons une place intermédiaire entre le Moi est l’Idée, le sujet et l’objet, la personne et le cosmos. Il refuse d’aborder la question de la priorité de l’être ou de la conscience, au nom d’une troisième voie vitaliste. La conscience dépend-elle de la vie, ou la vie de la conscience ? La vie est précisément la forme d’être qui se situe entre la conscience et l’être dans son ensemble. La vie est le concept supérieur et un fait supérieur à la conscience. La conscience est en tout cas elle-même vie. Dans la mesure où une telle analyse fait de la vie un troisième terme face à l’être et à la conscience, bien que du point de vue gnoséologique la vie réelle fasse partie de l’être et l’expérience vécue de la conscience, Simmel crée cet intermonde irrationaliste pseudo-objectif qui permet une prépondérance sans borne de la subjectivité et même la requiert. Simmel ne reconnaît plus aucun monde d’objets véritables, mais seulement diverses formes d’attitude de la vie à l’égard de la réalité (connaissance, art, religion, érotisme, etc.) qui produisent chacun leur propre monde d’objets.

Le relativisme déprécie la science et crée un espace pour la croyance, la religiosité subjective sans objet déterminé, l’obscurantisme, la mystique nihiliste.

L’attitude relativiste comporte toujours une dépréciation de l’attitude scientifique et concède toujours un espace pour la croyance, une religiosité subjective sans objet déterminé. Les connaissances scientifiques deviennent incertaines ou sont vouées dans le devenir à être des erreurs. Les siècles futurs considéreront les connaissances scientifiques comme des superstitions.

Ce scepticisme relativiste sape la connaissance scientifique objective et crée un espace pour l’obscurantisme et pour la mystique nihiliste. Ce relativisme destructeur est une réaction d’autodéfense de la philosophie impérialiste contre le matérialisme dialectique.

Simmel situe la métaphysique et la religion au-delà de la vérité et de l’erreur, à côté et au-dessus de l’exactitude réaliste ; le monde créé par la religion ne se recoupe en aucune manière avec les images produites par d’autres attitudes ; la religion répond à un besoin de sécurité dans un capitalisme qui génère l’insécurité, et aussi au sentiment de perte de sens de la vie individuelle chez l’intellectuel qui oscille entre la recherche dans le Moi des normes de toute action, l’ivresse de la liberté et de l’émancipation des liens du passé, le sentiment d’être abandonné, l’absence de perspective pour la vie privée ou publique, et un nihilisme désespéré à l’égard de toutes les normes.

Simmel considère que les religions historiques et les vieilles formes de la métaphysique se sont effondrées. La démarche de Schleiermacher, qui se tourne vers l’intériorité, n’est pas suffisamment radicale à ses yeux. Il veut procurer à la métaphysique et à la religion la même souveraineté autarcique que celle que poursuit la tendance de l’art pour l’art dans le domaine esthétique : la métaphysique a une image du monde dont les catégories sont sans rapport avec les catégories du savoir empirique : son interprétation métaphysique du monde est au-delà de la vérité et de l’erreur (décisives dans l’interprétation qui vise l’exactitude réaliste).

Les différentes attitudes de l’homme sont juxtaposées dans leur autonomie. Ces attitudes créent des mondes autonomes. La vie religieuse recrée le monde, interprète l’existence sous une tonalité particulière, de telle manière qu’elle ne se recoupe en aucune manière avec les images du monde édifiées selon d’autres catégories, et ne peut les contredire.

Si l’homme s’est libéré des religions particulières, les besoins jusque-là assouvis par les religions n’ont pas disparu. Le fondement de ces besoins religieux tient à l’être social du capitalisme, à l’insécurité dont il est marqué, une insécurité qui se manifeste dans toute sa brutalité matérielle pour les travailleurs et qui apparaît chez les intellectuels bourgeois sous une forme plus sublimée et bien moins immédiate.

L’incompatibilité entre l’être social de la période impérialiste et les formes idéologiques apparaît aux intellectuels bourgeois comme, d’une part, le sentiment enivrant d’être intégralement maître de soi, l’impulsion à rechercher dans le Moi les normes de toute action et de tout comportement, et, d’autre part, une irrémédiable déréliction, le sentiment d’être abandonné et un nihilisme croissant face à toutes les normes. Cette perte de sens de la vie individuelle fait naître l’athéisme religieux moderne.

Dans l’impérialisme du début du siècle, reste encore au premier plan de l’idéologie de l’intelligentsia bourgeoise les facteurs d’insécurité en apparence purement spirituels. Les sentiments de l’ivresse de la liberté, de l’émancipation des liens du passé sont encore le pôle dominant de l’ambivalence du sentiment du monde. Avec la première guerre impérialiste et la crise économique de 1929, tout espoir de la permanence d’une stabilisation relative disparaît, si bien que le pôle du nihilisme désespéré prend le premier plan dans la vision du monde.

La religion est la forme intériorisée de la vie ; il faut reconnaître que la vie individuelle est totalement dénuée de sens, que les normes sociales de l’action n’indiquent aucune direction, que le monde extérieur n’a pas de sens puisque les connaissances scientifiques privent le monde de toute présence divine et, partant de ce constat tragique, prendre conscience de la situation éternelle de l’homme dans le cosmos, de la situation historique mondiale de l’humanité et de la possibilité pour l’homme de devenir un Dieu qui abolit les impératifs sociaux et moraux du passé et qui considère la réalité objective comme un néant.

Le nihilisme de la philosophie de la vie devient la base d’une forme de la religiosité. L’être religieux est une forme de la totalité de la vie. L’homme moderne pressent la possibilité que la religion se réduise ou s’élève à une forme intériorisée de la vie et de tous ses contenus.

L’attitude religieuse est séparée de tout lien à un contenu quelconque. Cette attitude religieuse crée son propre monde, qui se tient indépendant et équivalent aux côtés des autres mondes (scientifique, artistique, érotique, etc.) également produits par la subjectivité humaine. La philosophie de Simmel aboutit donc au courant de l’athéisme religieux.

L’athéisme religieux permet de s’opposer à l’influence du matérialisme historique et dialectique sur les intellectuels bourgeois et en particulier d’étouffer tout espoir d’une vie pourvue de sens dans une collectivité humaine et du dépassement social de l’isolement de l’individu bourgeois, un objectif dans laquelle la philosophie de la vie, tout en mettant en relief la situation tragique de l’individu, voit pourtant la valeur suprême de la vie culturelle. Les résultats de la science éloignent un vaste cercle de l’intelligentsia des religions officielles, tandis que l’insécurité de l’existence, l’absence de perspective concrète pour la vie privée ou publique, suscitent un besoin religieux : ma vie individuelle est en elle-même, d’un point de vue immanent, totalement dénuée de sens, le monde extérieur n’en a pas davantage puisque les connaissances scientifiques privent le monde de toute présence divine, et les normes sociales de l’action n’indiquent aucune direction – où trouver dans ces conditions un sens à ma vie ? La philosophie de la vie présente la situation sociale comme déterminée : il s’agit ou bien de la situation éternelle de l’homme dans le cosmos, ou bien d’une situation historique mondiale de l’humanité actuelle. Et pour ce qui concerne la conduite de la vie, il y a la possibilité que l’homme, dans un monde sans Dieu, devienne lui-même un dieu, qu’il abolisse les impératifs sociaux et moraux du passé et qu’il considère la réalité objective comme un néant.

Chez Simmel, l’individualisme souverain qui s’exprime dans sa religiosité sans Dieu est sans doute une reconnaissance du néant de la réalité objective, mais elle mène plus tard à une accommodation hédoniste à la tragédie de la culture humaine. Avant la première guerre mondiale, les problèmes insolubles de la vie sont déjà perceptibles, mais on peut néanmoins se ménager parmi eux une existence tout à fait tolérable.

Simmel « approfondit » : les lois socio-économiques, simples manifestations d’enchaînements cosmiques, perdent leur contenu concret ; les formes économiques ont des préalables de nature psychologique et métaphysique ; ne sont pris en considération que les catégories superficielles de la vie économique et les catégories relationnelles les plus immédiates et abstraites de la vie sociale, évitant les problèmes cruciaux de leur contenu.

Par rapport au matérialisme historique, Simmel procède à des « approfondissements » : la réalité sociale, ses lois socio-économiques concrètes, sont présentées comme de simples manifestations d’enchaînements cosmiques, elles sont ainsi privées de leur contenu concret comme de leur pointe révolutionnaire. Les formes économiques sont le résultat d’évaluations et de courants dont les préalables sont de nature psychologique et même métaphysique. Les traits spécifiques de la modernité, saisis en termes sociologiques, sont intégrés dans une argumentation philosophique plus profonde. La seule chose intéressante dans l’économie, c’est le reflet subjectif qu’engendre ce domaine d’activité. Simmel ne se préoccupe que des catégories superficielles de la vie économique, sans accorder la moindre attention à leurs fonctions et connexions, se rapprochant, par ses « approfondissements », de la science économique vulgaire de l’impérialisme. En sociologie, il ne prend en considération que les catégories relationnelles les plus immédiates et abstraites de la vie sociale, évitant les problèmes cruciaux de leur contenu.

L’âme vivante, la subjectivité, se pétrifient dans ses productions et objectivations, c’est-à-dire dans l’esprit, dans l’esprit objectif, dans la culture, dans l’argent, dans la division du travail capitaliste, dans les objets économiques, dans les fétiches ; il faut généraliser, se détourner de la situation économique concrète, des causes socio-historiques concrètes et les considérer comme des phénomènes superficiels que l’homme profond se doit de dépasser, l’insatisfaction anticapitaliste devenant autosatisfaction, complaisance narcissique ; cependant, les impasses objectives et impersonnelles de cette civilisation de l’argent ont des aspects louables car elles poussent vers l’intériorité du rentier parasitaire de l’impérialisme.

Simmel ne conteste pas les aspects contradictoires et problématiques de la culture. Il ne conteste pas les phénomènes les plus repoussants, et pas davantage le fait que les tendances de l’impérialisme sont très défavorables pour la culture. Il semble aller au bout des choses et approfondir le problème, puisque les problèmes socio-économiques concrets qui grèvent la culture apparaissent chez lui sous la forme d’une tragédie de la culture en général, une tragédie qui repose sur l’antithèse entre l’âme et l’esprit, sur l’antithèse entre l’âme, ses propres productions et ses propres objectivations. La culture, l’esprit objectif, sont un dépassement de l’expérience vécue. Le problème central de la philosophie de la vie, l’opposition entre pétrifié et vivant, se présente sur une nouvelle forme. Tout ce qui est produit de l’esprit a face à la réalité créatrice et vivante immédiate quelque chose de figé. La vie se fourvoie dans une impasse. Le fragment indigent, qui n’a aucune place pour la plénitude de la vie subjective, est par ailleurs la perfection. Les produits de l’esprit objectif naissent de la spontanéité la plus personnelle et la plus intime des individus, mais une fois apparus, ces produits suivent leur propre voie.

La division du travail capitaliste, et avant tout l’argent, sont des produits de ce genre. Le caractère de fétiche attribué aux objets économiques à l’époque de la production de marchandises n’est qu’une variante de ce destin des contenus culturels. L’approfondissement du matérialisme historique consiste à subordonner ses résultats au schéma de la philosophie vitaliste, à l’opposition inconciliable entre la subjectivité et les produits culturels, entre l’âme et l’esprit, opposition qui constitue la véritable tragédie de la culture.

Il s’agit d’outrer sous la forme d’une tragédie « éternelle » de la culture des facteurs qui affectent la situation de l’individu spécifique de l’époque impérialiste. Le regard est détourné de la situation économique concrète et des causes socio-historiques concrètes. L’économie et la sociologie perdent leur autonomie et plus encore leur priorité, apparaissant davantage comme des phénomènes superficiels que l’homme « profond » se doit à tout prix de dépasser.

Cette généralisation philosophique pervertit l’insatisfaction anticapitaliste des intellectuels en une autosatisfaction, en une complaisance narcissique. Simmel dévoile les impasses d’une civilisation de l’argent, puis leur trouve des aspects louables. Le contenu de la vie est de plus en plus objectif et impersonnel, afin que le reste, ce qui en elle est impossible à réifier, devienne d’autant plus personnel, une propriété d’autant plus incontestable du Moi. L’argent est donc favorable à la pure intériorité. Il devient le gardien de l’intériorité. La tragédie de la culture se dévoile comme la philosophie du rentier parasitaire de l’impérialisme.

L’éthique de la singularité de l’individu abolit tous les idéaux d’égalité et de liberté d’individus essentiellement semblables du monde intellectualiste et mécaniste et ignore la populace ; la vie constitue la plus solide des objectivations du sujet, comme unité des divers mondes, du psychisme, du Moi, de la personne, de l’individualité, d’une part, de l’objet, de l’idée, du cosmos, de l’absolu, de la forme, de la continuité, de la mécanique, d’autre part ; la vie, concept mythique, contre la biologie scientifique, contre la causalité et les lois, reconstruit une causalité individuelle qui conteste toute démonstration et qui constitue un Moi partagé entre la vie sans limite et les limites de la forme et qui, devant le caractère insurmontable des contradictions, prend le parti de la superficialité et de la mise à l’écart des conséquences ultimes par le confort du relativisme nihiliste ; le radicalisme limité aux idées, où tout d’objet réellement objectif a disparu, s’accompagne d’un accommodement pratique au pouvoir de cette intériorité.

La philosophie kantienne est amputée de tous ses éléments révolutionnaires bourgeois, déclarés historiquement dépassés. La liberté d’individus essentiellement semblables est le simple corrélât d’un concept du monde intellectualiste et mécaniste. L’éthique de la singularité de l’individu abolit tous les idéaux d’égalité. La singularité de la personnalité et de la liberté ne transforme pas la morale en un chaos relativiste et anarchique : les individus, avec leur singularité irréductible, se complètent mutuellement. Simmel ne considère pas que la populace est indigne d’une considération éthique : il l’ignore superbement.

Simmel subjectivise l’apriorisme en juxtaposant les divers mondes aprioristes, la philosophie se transformant en une typologie de cette juxtaposition. Face à cette atomisation d’innombrables mondes autonomes, c’est la vie qui constitue l’unité ultime. Le concept de la vie se présente comme un centre à partir duquel les voies mènent d’une part au psychisme et au Moi, de l’autre vers l’idée, le cosmos, l’absolu : la vie semble être l’objectivité ultime à laquelle nous pouvons accéder immédiatement en tant que sujet psychique, la plus vaste et la plus solide des objectivations du sujet. Avec la vie, nous occupons une place médiane entre le Moi et l’idée, le sujet et l’objet, la personne et le cosmos.

La vie devient un concept purement mythique, dépouillé de toute relation avec la biologie scientifique. La philosophie de la vie accomplit un pas de plus sur le chemin de l’opposition à la science. Il s’agit de reconstruire la science. La lutte contre les lois et la causalité prend la forme d’une tentative de construire un concept gnoséologique de causalité individuelle. Tout ce qui peut être démontré peut être contesté. Seul l’indémontrable est incontestable.

L’opposition entre les courants de la vie et les limites posées par l’esprit est intégrée dans le Moi. La vie sans limite et les limites de la forme, la continuité et l’individualité, sont deux principes qui luttent à l’intérieur du Moi. C’est la contradiction de la vie qui ne peut se déposer que dans des formes tandis qu’elle ne peut pas se déposer dans des formes. Le caractère essentiel de toute vie est de se transcender soi-même. La vie est à la fois plus de vie et plus que la vie. La tragédie de la culture apparaît comme une manifestation de la contradiction qui marque la vie elle-même. Notre vie comporte d’une part un excès de Moi, d’autre part un excès de mécanique. Elle n’est pas encore la vie pure.

Pour l’homme le plus profond, il n’est qu’une seule possibilité pour supporter la vie : un certain degré de superficialité. S’il devait penser dans toute leur profondeur les impulsions, les devoirs, les efforts, les aspirations antagonistes et inconciliables, il ne pourrait qu’éclater, devenir fou, renoncer à la vie. Passé le seuil d’une certaine profondeur, les lignes de l’être, du vouloir et du devoir se heurtent si radicalement qu’elles ne pourraient que nous déchirer. Ce n’est que si on les empêche de franchir ce seuil que l’on peut encore les maintenir séparées de sorte que la vie soit possible.

Simmel aperçoit que les contradictions sont insolubles. Il préconise de se mettre délibérément à l’écart des conséquences ultimes. La superficialité que prône la philosophie de la vie voit une source de confort spirituel dans l’autodissolution nihiliste du relativisme.

Il y a chez Simmel un mélange d’un radicalisme purement limité aux idées et d’un accommodement pratique absolu à des circonstances qui ne peuvent se justifier. L’illusion d’une sécurité dans l’organisation sociale coexiste avec une pensée pour laquelle tout objet réellement objectif a disparu. C’est l’intériorité à l’abri du pouvoir. Il s’agit d’un cynisme involontaire.

L’essence allemande, élément vivant, s’oppose au mort ou au pétrifié des autres peuples ; la guerre est assimilée à la vie, la paix au mort et au figé ; la racine de la guerre n’est pas dans l’économie mais dans la nature humaine ; l’attaque contre la science, la raison, la causalité et les lois (des phénomènes purement historiques) s’accompagne de la manipulation dilettante des analogies et des faits et des généralisations infondées ; le concept de progrès est éliminé de l’histoire : toutes les époques sont également proches de Dieu, et les événements de l’histoire comme les figures historiques sont irreproductibles, singulières (il n’y a pas de rationalité dans l’histoire) ; l’histoire est le jeu de la vie et de la mort, de l’intuition et de la raison, de la forme et de la loi, de la parabole et du concept, du symbole et de la formule, de la génération et de la destruction, de l’entendement, du système, du concept, de la connaissance qui tuent et de l’artiste, historien authentique, qui perçoit le devenir des choses

Le jour de la déclaration de guerre, on assiste à l’apparition d’un discours légitimant l’agression impérialiste, les objectifs de conquête du monde de l’Allemagne. La vieille opposition entre vivant et pétrifié ou mort reçoit de nouveaux contenus : l’essence allemande supposée guérir le monde est maintenant l’élément vivant, tandis que les attributs du mort ou du pétrifié sont attribués aux autres peuples. De nouvelles comparaisons et de nouvelles antinomies font leur apparition : la guerre est désormais assimilée à la vie, la paix au mort et au figé. Pour Max Sheller, la racine vitale de la guerre est dans la nature humaine, ce qui permet de discréditer toute interprétation économique de la guerre. La racine véritable de toute guerre tient à ce que toute vie comporte par elle-même une tendance à s’élever, à s’accroître, à se déployer : tout ce qui est mort et mécanique ne cherche qu’à se préserver, tandis que le vivant croît ou périt.

Cette littérature de guerre de la philosophie de la vie disparaît rapidement : le socialisme devient l’adversaire principal, la connaissance scientifique véritable et la loyauté disparaissent. Jusqu’à maintenant la philosophie de la vie, parallèlement aux disciplines scientifiques existantes, sans remettre en cause leurs contenus, se ménageait un espace pour la conception du monde intuitive et irrationaliste. Désormais, pour Spengler, il s’agit d’attaquer ouvertement l’esprit de la science, la compétence de la raison pour traiter des problèmes essentiels de l’humanité, ce qui s’accompagne d’un dilettantisme dans le mode de pensée et de présentation, un dilettantisme qui devient une méthodologie consciente : la causalité et l’existence de lois ne sont que des phénomènes historiques de certaines époques ; la causalité est remplacée par l’analogie ; les domaines du savoir humain sont mis au service de la philosophie de l’histoire ; la manipulation dilettante des analogies et des faits est élevée au rang de méthode ; Spengler est supérieur par sa franchise cynique et dénuée de scrupules, son aplomb pour des généralisations infondées.

Les néokantiens du début du siècle éliminent de l’histoire toute notion de loi (les positivistes insistent sur la moindre exactitude des lois de la science historique, ou démontrent que les lois de la nature sont également à l’œuvre dans l’histoire). Le concept de progrès est éliminé de l’histoire : toutes les époques sont également proches de Dieu. On insiste sur la singularité et l’irreproductibilité de tous les événements de l’histoire et de toutes les figures historiques. L’histoire n’a plus de rationalité.

Spengler applique à l’histoire la vieille antithèse de la philosophie de la vie entre ce qui est vivant et mort, entre l’intuition et la raison, entre la forme et la loi, entre la parabole et le concept, entre le symbole et la formule, entre la vie et la mort, entre la génération et la destruction, entre l’entendement, le système, le concept qui tuent et connaissent et l’artiste, historien authentique, qui perçoit le devenir des choses.

Le moyen de connaître les formes mortes est la loi mathématique. Le moyen de comprendre les formes vivantes est l’analogie. L’analogie devient la méthode d’une morphologie universelle, d’une symbolique et d’une physionomie de l’histoire. En histoire, les causes et les effets, comme logique de l’espace, doivent être remplacés par une relation destinale, la logique du temps. La vie n’a pas de programme, pas de raison, pas de système. L’ordre profond selon lequel la vie se réalise, on ne peut que le voir et le sentir et peut-être le décrire. L’histoire est proclamée science universelle, mais tout caractère scientifique lui est dénié.

L’histoire est une forme cosmique originelle ; chaque science est une caractéristique d’un cercle culturel ; il n’y a donc pas de progrès des connaissances ; il y a plusieurs mathématiques caractéristiques de chaque culture ; l’atome, la vitesse de la lumière, la gravitation sont des catégories mythiques (comme les démons champêtres), la physique scientifique un mythe ; les cultures et les civilisations sont des phénomènes originaires saisis par l’intuition et comparés par l’analogie ; comme l’homme, chaque culture a une enfance, une jeunesse, une maturité et une vieillesse et a une structure psychologique solipsiste (chaque sphère culturelle ne peut que faire l’expérience de soi-même et il n’y a pas de compréhension mutuelle d’une sphère culturelle à l’autre) ; la ruine de la culture autochtone, organique, authentiquement allemande, épanouissant la vie, son déclin en civilisation, en démocratie, en superficialité, en cristallisation, s’exprime par le règne des Cesars dominant les fellahs prolétariens.

Tout est historique, ce qui signifie que tout est historiquement relatif, que tout est purement relatif. L’auteur ignore l’évolution historique objective de la nature, mais il historicise la connaissance de la nature, qui devient une caractéristique de chacun des cercles culturels des différentes époques. Il n’y a plus d’indépendance de la nature. Il n’y a plus les lois de la nature. Il élimine les progrès de nos connaissances de la nature, ignorant l’interaction entre le développement des forces productives et la connaissance de la nature. Il ne parvient à la connaissance des formes isolées ou des résultats des sciences de la nature qu’intuitivement, immédiatement à partir de la figure morphologique d’un cercle culturel.

Par exemple, le nombre est une catégorie purement historique : un nombre en soi n’existe pas. Il y a plusieurs univers de nombres parce qu’il y a plusieurs cultures. Il y a plusieurs mathématiques. La causalité est un phénomène occidental, baroque.

L’histoire est une forme cosmique originelle et la nature une forme tardive qui n’est accomplie que par l’homme des cultures mûres. La physique scientifique est un mythe de la culture tardive. L’atome, la vitesse de la lumière, la gravitation, sont des catégories mythiques, au même titre que les esprits atmosphériques et les démons champêtres avaient été des catégories mythiques dans la période magique.

La culture est le phénomène primaire de toute l’histoire universelle. Spengler lutte contre la conception du progrès social et historique en niant l’unité et les lois du déroulement de l’histoire. La conception de la culture comme phénomène originaire signifie concrètement qu’il existe des cultures qualitativement différentes. Les types de civilisation sont des phénomènes originaires. La forme de chaque culture est le fondement de la totalité de ses manifestations individuelles. Les formes sont saisies par l’intuition. Les produits des diverses civilisations sont comparés par le recours à l’analogie.

Chaque culture traverse les phases évolutives de l’homme. Chacune a son enfance, sa jeunesse, sa maturité et sa vieillesse. Des faits historiques sont contemporains s’ils correspondent au même stade, à la même phase. Il n’y a pas d’évolution unitaire de l’espèce humaine. L’auteur ne se borne pas à attribuer de manière anthropomorphique une croissance et un vieillissement à la culture, ils leur traitent également la structure psychologique intime de l’être humains : les cultures vivent de manière solipsiste. Chaque sphère culturelle ne peut par principe que faire l’expérience de soi-même. Il n’y a pas de compréhension mutuelle d’une sphère culturelle à l’autre (ce caractère solipsiste des formes historiques est le modèle méthodologique de la théorie des races du fascisme, qui prône une inhumanité barbare à l’égard des représentants d’autres races, chaque race ayant une structure solipsiste). Chaque sphère culturelle, chaque civilisation meurt de vieillesse, par pétrification. Le destin immédiat va conduire au règne des Césars, inaugurant la ruine de toute culture.

Si l’on désigne la civilisation comme l’agrégation de tous les défauts et dépérissements que l’on reproche au capitalisme, parmi lesquels la démocratie occidentale, il faut lui opposer la culture autochtone, organique, authentiquement allemande, domaine de l’épanouissement de la vie. Chaque culture a sa propre civilisation. Les civilisations sont les états les plus extérieurs et les plus artificiels. Les civilisations succèdent à l’évolution comme à la cristallisation. Elles sont un terme irrévocable. C’est le déclin de l’Occident. C’est la pétrification fatidique. La forme qui domine la civilisation actuelle est celle du césarisme. Le césarisme est le mode de domination de toute culture agonisante, de toute civilisation. Le peuple se transforme en un ensemble de fellahs prolétariens soustraits à l’histoire et sur lesquels les Césars exercent leur domination : l’histoire retourne à l’ahistorique, à la cadence primitive des vieux âges.

Le socialisme prussien, fondé par Frédéric Guillaume Ier, sent l’idée germanique au-dessus de lui comme communauté supra personnelle, s’oppose à l’Angleterre, qui porte l’idée germanique en elle sous forme d’individualisme, d’indépendance personnelle, une opposition jusqu’à la victoire, car une véritable Internationale, un véritable impérialisme n’est possible qu’avec la victoire sur toutes les autres races de l’idée défendue par une race.

Chaque civilisation a son propre socialisme (le stoïcisme, le bouddhisme, etc.). Le prussianisme est le véritable socialisme. Ses types sont ceux de l’officier, du fonctionnaire, du travailleur. L’adversaire de ce socialisme n’est pas le capitalisme, mais l’Angleterre. La Prusse et l’Angleterre représentent deux grands types dans l’évolution de la civilisation, constituant deux impératifs moraux contradictoires, développés à partir de l’esprit des vikings et de l’esprit de l’ordre des chevaliers teutoniques. Les uns portent l’idée germanique en eux (l’indépendance personnelle, l’individualisme), les autres la sentent au-dessus d’eux (la communauté supra personnelle, le socialisme). C’est le socialisme prussien qui finira par triompher, le socialisme tel que l’a fondé Frédéric Guillaume Ier. La véritable Internationale n’est possible qu’avec la victoire sur toutes les autres de l’idée défendue par une race. La véritable Internationale, c’est l’impérialisme. Dans ce socialisme, le travailleur devient fonctionnaire de l’économie, le chef d’entreprise devient fonctionnaire de l’administration pourvu de responsabilités. La classe ouvrière allemande devra prendre conscience que seul ce socialisme offre des possibilités réelles. À cet effet, une idéologie n’est pas nécessaire, mais un scepticisme courageux, une classe de socialistes doués d’une nature de maîtres. Il s’agit de sauver le capitalisme impérialiste allemand en le rebaptisant socialisme authentique.

Les valeurs sont supérieures à la vie, mais les valeurs sont développées à partir d’objets philosophiques saisis intuitivement ; nous ne pouvons savoir l’existence des objets matériels réels ; la logique formelle apporte la preuve du caractère irrationnel, c’est-à-dire contradictoire, de la réalité ; la description et la compréhension des phénomènes psychologiques et historiques, qui aboutit à une apodicité intemporelle, ne se fait pas par l’explication mais par l’intuition ; la phénoménologie est une attitude, une vision qui permet de contempler, d’éprouver, d’expérimenter quelque chose d’absolument spécifique, ce qui est la tautologie de voir ce qu’on voit ; mettre entre parenthèses un objet, c’est faire abstraction de sa réalité pour parvenir à sa « pure essence objective », considérée comme une connaissance apodictique et objective ; la logique formelle permettrait de conclure au caractère contradictoire, c’est-à-dire irrationnel, de la réalité ; la mise en parenthèses et l’intuition d’essence s’exercent sur une représentation adéquate ou trompeuse de la réalité, sur une pure chimère, considérées comme équivalentes bien que si différentes dans leur rapport avec la réalité ; prenant une conscience superficielle de ce problème du contenu des représentations, la phénoménologie se tourne vers l’ontologie, retourne aux choses mêmes, identifie les choses de la phénoménologie aux choses de l’ontologie, l’intuition d’essence à l’intuition intellectuelle : on reste dans le subjectivisme de l’évidence ; pour réaliser une intuition d’essence à propos de l’amour, on opère par arbitraire subjectif dans les choix des objets de la réalité, et on affuble cet irrationalisme dans les choix d’un pseudonyme supposé objectif : il n’y a plus dans la pseudo-objectivité de l’intuition d’essence de différence entre le vrai et le faux, le réel et l’imaginé, la vérité et la fiction, la réalité et le mythe ; la représentation détermine l’essence de la réalité : c’est parce que l’esclave ne se conçoit pas comme personne qu’existe l’esclavage ; le choix et la hiérarchie des types éthiques du saint, du génie, du héros, de l’esprit qui dirige, du sybarite, sont arbitraires, une pure juxtaposition ; non seulement notre connaissance historique est relative, chaque observateur produisant une histoire (la philosophie matérialiste de l’Occident, qui va de la matière à l’âme, n’est qu’un préjugé provincial), mais les faits historiques sont relatifs et même n’ont pas d’existence objective ; les démocraties non plébéiennes mais libérales portent la science positive.

La hiérarchie de valeurs chez Scheller dépasse en permanence la vie et culmine dans des valeurs qui lui sont supérieures. Cependant, grâce aux méthodes intellectuelles de la phénoménologie de Husserl, Sheller considère que les catégories de normes, de valeurs, etc., peuvent être obtenues et développées organiquement à partir de l’objectivité des objets philosophiques, une objectivité saisie intuitivement et éprouvée grâce à l’intuition d’essence. Ce caractère intuitif de sa méthode le rapproche de très près de la philosophie de la vie.

Husserl combat pour une philosophie comme science rigoureuse et refuse de rejoindre le grand courant de l’irrationalisme vitaliste. Cependant il considère que la question de l’existence et de la nature du monde extérieur est une question métaphysique. La théorie de la connaissance, en tant qu’élucidation générale de l’essence idéale et de la validité de la pensée cognitive, comprend la question générale de savoir si est possible un savoir ou une intuition rationnelle d’objets matériels réels, qui sont par principe transcendants aux expériences cognitives qui portent sur ces objets matériels réels, et de savoir à quelles normes devraient se conformer l’organe véritable de cette connaissance, mais pas la question posée en termes empiriques de savoir si nous, êtres humains, à partir des données qui nous sont effectivement fournies, pouvons réellement parvenir à un tel savoir, et encore moins de savoir s’il nous échoit la tâche de réaliser ce savoir. La théorie de la connaissance n’est pas une théorie. Elle n’est pas une science au sens d’une unité résultant d’une explication théorique. La méthode consistant à mettre entre parenthèses le problème du fait de l’existence de la réalité rapproche Husserl de Mach.

Avec un Scheller, les tendances vitalistes irrationalistes de la phénoménologie s’affirment au grand jour. Husserl limite sa méthode à des problèmes de logique formelle et d’analyse sémantique, avec l’illusion d’avoir découvert une méthode permettant de traiter la philosophie comme science rigoureuse. Accorder un rôle important à la logique formelle dans la méthodologie n’exclut en rien l’irrationalisme. La logique formelle et l’irrationalisme, considérés du point de vue de la philosophie, sont sans doute antinomiques, mais n’en sont pas moins des modes de relations polariquement coordonnés de la relation avec la réalité. L’apparition de l’irrationalisme est toujours étroitement liée aux limites de l’appréhension du monde par la logique formelle. Les faits qui sont exposés par la logique formelle comme preuves du caractère irrationnel de la réalité sont traitées par la dialectique comme des formes de l’entendement, des déterminations de la réflexion.

Chez Scheller, la psychologie descriptive, la compréhension des phénomènes historiques, par opposition à l’explication causale, est associée à l’intuition d’essence de Husserl. L’apodicité intemporelle de la phénoménologie se dévoile comme une illusion.

La phénoménologie est le nom d’une attitude, d’une vision de l’esprit qui nous permet de contempler ou d’éprouver quelque chose qui, sans cette attitude, resterait dissimulé. La méthode est totalement subjective : l’objet de la contemplation et de l’expérience vécue n’est donné que dans l’acte même de l’expérience et de la contemplation, dans son accomplissement. Son caractère fondamental est le plus vivant, le plus intensif et le plus immédiat rapport vécu avec le monde lui-même. L’attitude phénoménologique amène le lecteur à la vision de quelque chose qui, par sa nature même, ne peut être appréhendé que de cette manière. On en arrive à une tautologie : regarde maintenant et tu verras.

Il s’agit de se conformer à la procédure phénoménologique consistant à mettre entre parenthèses l’objet que l’on se propose de contempler, autrement dit de faire abstraction de sa réalité pour parvenir à une vision des pures essences objectives, délestée du problème de l’existence de la réalité, pour décrire ces pures essences sous une forme apodictique et prétendument objective.

La hiérarchie éthique, bien que ses contenus réels soient fondés sur l’intuition, est construite grâce au recours à des considérations qui appartiennent entièrement à la logique formelle, de même que la distinction de leurs différents types. La logique formelle est comme un espèce de corset conceptuel de l’intuition et de l’irrationalisme. Elle n’est cependant qu’une auxiliaire. Les contenus essentiels de la philosophie sont irrationalistes, comme le sont les principes décisifs, réellement structurels, de leur construction.

La question de l’objectivité réelle se pose quand les phénoménologues quittent le domaine de la logique pour faire de phénomènes de la vie sociale l’objet de l’intuition d’essence. Il y a la prétention de fonder une science du réel, une ontologie. Mais il n’est pas précisé dans quelles conditions les parenthèses entre lesquelles ont été mises les essences qui font l’objet de la contemplation phénoménologique peuvent être supprimées, et où se trouve le critère permettant de montrer que l’intuition d’essence appréhende la réalité indépendante de la conscience. Mais la mise entre parenthèses fait radicalement abstraction de cette question : l’intuition d’essence peut tout aussi bien être exercée sur un ensemble de significations que sur une pure chimère ou une représentation adéquate ou trompeuse de la réalité. Toutes ces figures de pensée, si radicalement différentes dans leurs relations avec la réalité, se voient ramenées à un dénominateur commun par l’examen phénoménologique, qui les considère comme parfaitement équivalentes. La question de savoir si l’objet face auquel nous nous trouvons après la suppression des parenthèses est seulement un produit de la conscience, ou la représentation de quelque chose qui existe indépendamment de la conscience, devient inévitable. Le tournant de l’analyse de la conscience vers la science de l’être, de la phénoménologie à l’ontologie – sous le nom de retour aux choses mêmes – a lieu de manière insensible. On s’est contenté de déclarer que les objets de la phénoménologie étaient les objets de l’ontologie, et de transformer subrepticement l’intuition d’essence en une version de l’intuition intellectuelle. Cette évolution est caractéristique du renforcement de la pensée d’inspiration mythique. On proclame que l’on a dépassé la théorie de la connaissance néokantienne, en réalité en conservant intacts son subjectivisme et son agnosticisme, tout en conférant à la réalité irrationnelle, uniquement saisissable par l’intuition, et sur le fondement de cette accessibilité uniquement pour l’intuition, l’évidence naturelle de l’être.

Si on considère que l’idée d’un homme et l’idée d’un diable sont, du point de vue de la représentation, identiques, on ne peut tirer aucune conclusion sur le contenu. Il est impossible de rendre compte du contenu d’une représentation sans avoir recours à la réalité objective. Le contenu ne peut être obtenu qu’en comparant les caractères individuels, les relations de la représentation avec la réalité objective, de telle sorte que la représentation originelle se voit, par cette comparaison, enrichie, complétée, rectifiée, etc. Pour réaliser une intuition d’essence à propos de l’amour, les représentations idéelles de la réalité objective qui constituent le phénomène de l’amour sont réunies, comparées, tandis que les représentations qui ne relèvent pas de lui (l’amitié, la simple sympathie) doivent être exclues ; ce n’est qu’alors qu’on est en mesure de réaliser cette intuition d’essence. On n’a donc pas mis la réalité entre parenthèses : on n’a pas cessé de se référer à la réalité. Avec la mise entre parenthèses, l’arbitraire idéaliste subjectif irrationaliste s’affuble d’un pseudonyme supposé le faire passer pour objectif. La relation de la représentation avec la réalité est détruite. La différence entre le vrai et le faux, le nécessaire et l’arbitraire, le réel et le simplement imaginé est éliminé. On ouvre les parenthèses seulement pour mettre au même niveau la vérité et la fiction, la réalité et le mythe, pour produire l’atmosphère nébuleuse d’une pseudo-objectivité. La représentation détermine l’essence de la réalité. Voici un exemple de cet arbitraire subjectif : l’institution de l’esclavage n’autorise pas l’asservissement des personnes : c’est parce que l’esclave ne se conçoit pas comme personne qu’il y a l’esclavage. Ce n’est pas de l’institution économique et sociale que naît la conscience de l’esclave mais c’est la conscience de l’esclave qui crée l’esclavage dans la société. Avec la vision d’essence prétendument objective, on peut donner à voir strictement ce que l’on veut.

La hiérarchie des valeurs morales objectives éternelles est rongée d’arbitraire subjectif. À la simple expérience vécue s’ajoute une logique formelle pauvre : l’existence des valeurs positives est quelque chose de positif, leur non-existence quelque chose de négatif, etc. L’essentiel, ce qui fournit les contenus, c’est l’arbitraire subjectif de la vision. La définition des types individuels de comportement éthique et leur hiérarchie prétendue objective sont arbitraires. Cette hiérarchie ne peut pas être déduite. La préférence intuitive ne peut être remplacée par aucune déduction logique. Il y a les types du saint, du génie, du héros, de l’esprit qui dirige, du sybarite. La typologie est une pure juxtaposition. Il règne entre ces types des contradictions insolubles. C’est le tragique essentiel de toute personnalité finie, de son imperfection morale, essentielle elle aussi. Il est impossible à une personnalité finie d’être à la fois saint, héros, génie, etc. Toute opposition des vouloirs, c’est-à-dire tout conflit entre des personnes incarnant les types est impossible à régler par une personne finie : on a affaire à un conflit tragique, l’unique arbitre possible ne pouvant être que la divinité. Il faut une théorie de l’essence de Dieu. Des que le monde social s’effondre, la hiérarchie des valeurs prétendues objectives et éternelles s’effondre.

Le relativisme ne concerne pas seulement le jugement des phénomènes historiques. Il est une propriété des événements eux-mêmes. Ce n’est pas seulement notre connaissance – elle-même relative à divers degrés – du fait historique, mais le fait historique lui-même qui est relatif, non à la simple conscience de l’observateur, mais à son être et à ses spécificités. Il n’existe qu’une chose en soi métaphysique, mais pas de chose en soi historique. Le relativisme est ainsi poussé à l’extrême. En se fondant sur une analogie superficielle avec la théorie de la relativité, il s’agirait de fonder, sur ces présupposés, un perspectivisme historique qui représente la négation pure et simple d’une quelconque existence objective des faits historiques, la négation de la chose en soi historique, et en même temps la dépendance de toutes les images historiques possibles à l’égard du contenu du facteur individuel et de la situation propre de l’observateur dans le temps absolu. Autrement dit, chacun des observateurs historiques produit l’histoire. La sociologie de la connaissance apporte la preuve historique de ce relativisme, en particulier par la démonstration de la différence des orientations fondamentales des savoirs européens (de la matière à l’âme) et asiatiques (de l’âme à la matière). Il s’agit de discréditer la philosophie matérialiste de l’Occident en tant que préjugé provincial. Ce relativisme gnoséologique reçoit des bases superficielles : un homme qui change fréquemment de lieu voit le monde comme moins réel et moins substantiel ; le monde physique revêt pour lui toujours davantage un caractère objectif d’images.

Il faut une démocratie d’en haut par opposition à la démocratie plébéienne de la Révolution française et à la démocratie prolétarienne, en particulier pour les possibilités culturelles du capitalisme. Il faut une nouvelle métaphysique liée à la crise politique. La forme sociologique de la démocratie d’en bas est d’une manière générale plus hostile que favorable à toutes les formes de savoir élevées. Ce sont avant tout les démocraties d’origine libérale qui ont porté haut et développé la science positive.

Le relativisme faisait de toute objectivité une détermination du sujet, un sujet plein de certitudes, créant à partir du chaos absurde, mécanique et pétrifié du monde un cosmos ordonné constituant son expérience ; avec la guerre, c’est les sentiments de malaise, les désillusions de l’individualisme, l’angoisse, le souci, le désespoir, la crainte, le tremblement, l’isolement, la vision d’un monde inquiétant de décombres, menacé d’effondrement, sans rien de solide ; le mot « vie », qui exprimait la conquête du monde de la subjectivité, est remplacé par « existence » qui élimine de la vie des éléments considérés comme non existentiels, non essentiels ; la vie de chacun est menacée par un glissement vers l’inessentiel, une chute dans le non vivant, avec la peur d’une perte d’essence de la vie, une quête de l’authenticité, du noyau de la subjectivité, que l’on espère sauver, que l’on s’efforce de soustraire à la menace du déclin général : il s’agit de sauver l’existence pure dans un monde qui s’effondre.

Les sentiments de malaise à l’égard du présent éclatent au grand jour dans la philosophie de Martin Heidegger. La phénoménologie est maintenant l’idéologie des désillusions de l’individualisme de la période impérialiste. Il y avait les orgueilleuses certitudes du subjectivisme impérialiste, avec le relativisme extrême qui semblait fonder le caractère souverain de ces certitudes : toute objectivité était relativisée en une fonction strictement déterminée par le sujet ; le sujet, à ses propres yeux, était le créateur de l’univers de l’esprit, la puissance créant, à partir de ce qui était en dehors de lui un chaos absurde, un cosmos ordonné pour lui conférer un sens et faire de lui le domaine de son expérience. La philosophie de la vie exprimait ce sentiment général.

Avec la guerre, la tendance subjectiviste demeure, mais le monde, dont on voyait les aspects mécaniques et pétrifiés, devient un amas de décombres, et le monde social devient inquiétant, menacé d’effondrement. Il n’est plus rien de solide. Dans ce paysage dévasté se tient le Moi, rongé par l’angoisse et le souci.

Devient d’actualité Kirkegaard, le penseur de la crise et de la faillite, le critique de la philosophie de Hegel, de tout effort en vue de l’objectivité de la validité universelle de la pensée rationnelle, de toute conception du progrès historique, le constructeur de la philosophie existentielle (à partir du profond désespoir d’un subjectivisme extrême qui se met en pièces, tout en cherchant à se légitimer par le pathos de ce désespoir, par la prétention de démasquer tous les idéaux comme de purs produits intellectuels aussi vains que vides, par opposition à l’unique existence réelle, celle du sujet). Cette philosophie existentielle n’est rien de plus que l’idéologie du plus triste philistinisme, l’idéologie de la crainte, du tremblement et du souci. Elle se distingue de la philosophie vitaliste par cette atmosphère de désespoir. Le mot « vie » utilisé emphatiquement est remplacé par une « existence » non moins emphatique. Ce changement exprime l’intensité de l’isolement, de la désillusion et du désespoir. Le mot « vie » signifie la conquête du monde par la subjectivité. L’ « existence » comporte la récusation de nombreux éléments que la philosophie de la vie avait adoptés comme le « vivant » et qui sont désormais considérés comme sans importance, comme non existentiels.

Tandis que la philosophie de la vie refusait les produits morts de l’être social, leur opposant la vitalité de la subjectivité comme organe destiné à conquérir « la vie », que les hommes étaient séparés en deux classes, la classe de ceux qui vivent leur vie et celle de ceux qui en sont exclus, l’existentialisme considère que le clivage entre la mort et la vie est au sein du sujet lui-même, et que la vie de chacun, la vie en général sont menacées, une menace qui s’exprime dans le sentiment d’un glissement vers l’inessentiel, d’une chute dans le non vivant. L’accent emphatique sur l’existence au lieu de la vie exprime la peur de cette perte d’essence de la vie en général. Cette emphase sur l’existence est une quête du noyau, de l’authenticité de la subjectivité, que l’on espère encore sauver, que l’on s’efforce de soustraire à la menace de ce déclin général. Il s’agit de sauver l’existence pure dans un monde qui s’effondre.

Le dasein, qui donne un sentiment d’objectivité indépendante de la conscience, n’est rien d’autre que l’existence humaine, et même en dernier ressort seulement l’apparence que cette expérience humaine a pour la conscience ; la compréhension, une action qui relève uniquement de la conscience, est introduite ontologiquement, subrepticement dans l’être objectif, créant un clair-obscur entre subjectivité et objectivité ; par la « mise en parenthèses » de la réalité, il s’agit de construire la véritable objectivité indépendante de la conscience, objectivité dont la science est l’ontologie ; la définition de l’objet de l’ontologie relève de l’arbitraire intuitiviste de la « vision d’essence » ;

La description et l’herméneutique sont rapprochées, ce qui entraîne un renforcement du subjectivisme : le sens méthodique de la description phénoménologique est l’interprétation. Même l’intuition et la pensée apparaissent comme des « dérivés lointains du comprendre ». Même la « vision des essences » phénoménologique se fonde dans le « comprendre existential ».

Heidegger prétend surmonter l’opposition entre idéalisme et matérialismes (que Heidegger appelle réalisme). L’étant est indépendamment de l’expérience, de la connaissance et de la saisie qui ouvrent, découvrent et déterminent cet étant. Mais l’être n’est que dans la compréhension de l’étant. L’étant a un être qui comprend la compréhension de l’être.

Heidegger parle constamment du dasein, ce qui lui donne un semblant d’objectivité indépendante de la conscience, alors que ce dasein n’est rien d’autre que l’existence humaine, et même en dernier ressort seulement l’apparence que cette expérience humaine a pour la conscience.

Heidegger utilise l’énoncé apodictique et la vision d’essence (avec laquelle, en raison de l’arbitraire irrationaliste, en peut découvrir absolument n’importe quoi, surtout si l’on réalise un passage ontologique à l’être). Il se rend compte que cette position le rapproche du cercle vicieux : si l’explicitation doit se mouvoir dans le compris, comment pourrait-elle produire des résultats scientifiques sans se mouvoir en cercle, surtout si la compréhension présupposée se meut au sein de la connaissance commune des hommes et du monde ? Heidegger n’a pas de scrupules devant ce cercle : la compréhension s’avère l’expression de la structure existentiale de préalable du dasein lui-même, parce que le comprendre est le pouvoir-être du dasein. Les présuppositions ontologiques de la connaissance historique excèdent l’idée de rigueur des sciences les plus exactes. La mathématique n’est pas plus rigoureuse que l’histoire, elle est seulement plus étroite quant à la sphère des fondements existentiaux.

Heidegger introduit subrepticement « ontologiquement » la « compréhension », par conséquent une action qui relève uniquement de la conscience, dans l’être objectif. Il s’efforce ainsi de créer un clair-obscur entre la subjectivité et l’objectivité. Il s’agit de désigner comme objectives (pseudo-objectives)) les positions de l’idéalisme subjectif.

Heidegger se présente avec le projet d’une prétendue science particulière de la pure objectivité, l’ontologie. Il ne montre évidemment pas comment on pourrait trouver la voie qui mène de la réalité « mise entre parenthèses » à la véritable objectivité indépendante de la conscience. Au contraire : il postule une corrélation étroite et organique entre la phénoménologie et l’ontologie, faisant provenir l’ontologie de la phénoménologie.

La définition de l’objet relève de l’arbitraire intuitiviste (et donc irrationaliste) de la vision d’essence. Ce qui ne se montre pas, ce qui est dissimulé, mais qui en même temps appartient essentiellement, en lui procurant sens et fondement, à ce qui se montre de prime abord et le plus souvent, c’est l’être de l’étant, c’est-à-dire l’objet de l’ontologie.

Heidegger met au centre de sa réflexion la différence entre essence et apparence, ce qui répond à la soif d’objectivité de l’époque. Mais, dans sa méthode, seule la « vision d’essence » décide de ce qui est saisi comme essence dissimulée de la réalité immédiate telle qu’elle se présente et telle qu’elle est immédiatement perçue subjectivement. L’objectivité ontologique des choses reste donc purement déclarative. La proclamation d’une objectivité ontologique n’aboutit qu’à un renforcement du pseudo-objectivisme et, du fait d’une sélection fondée sur l’intuition, à l’irrationalité de cette sphère de l’objectivité.

Il n’y a de vérité que dans la mesure où le dasein est. Les lois de Newton, le principe de contradiction, toutes les vérités en général ne sont vrais qu’aussi longtemps que le dasein est. S’il n’y a pas de dasein, il n’y a pas de vérité. Heidegger jongle avec la catégorie pseudo-objective de dasein de manière subjectiviste. Il prétend fonder une véritable théorie de l’être, une ontologie, mais l’essence ontologique de ce qui est la catégorie centrale de son monde se voit définie, sous les expressions pseudo objectivistes, de manière purement subjectiviste : ontologiquement, le dasein est fondamentalement différent de tout étant sous la main ou réel. Sa réalité ne se fonde pas dans la substantialité d’une substance, mais dans l’autonomie de soi-même existant, dont l’être a été conçu comme souci. L’étant que nous avons pour tâche d’analyser, nous le sommes à chaque fois nous-même. L’être de cet étant est chaque fois mien.

La subjectivité a des prétentions objectives ; l’ontologie, qui essaye de comprendre l’être, n’est qu’une anthropologie vitaliste sous un masque objectiviste ; l’anthropologie définit le sens, explique, dit la vérité ; la philosophie n’est pas une science ni une vision du monde : elle ne fait que poser des questions ; la phénoménologie et l’ontologie décrivent anthropologiquement le mal être de l’homme de l’impérialisme, l’inauthenticité de son existence quotidienne (la déchéance du dasein), la dictature anonyme du « on », de la vie publique sur le mode d’être de la quotidienneté, en éludant la réalité économique ; face a un monde social désespérant qui est senti comme néant, comme menaçant la subjectivité, il faut jeter le discrédit sur toute activité publique et arracher l’homme à l’oubli de l’être, de l’authenticité ; les catégories et les définitions ne doivent pas s’encombrer des déterminations de la réalité objective, de l’opposition entre objectivité et subjectivité : l’essentiel est, dans la subjectivité, la différence entre l’authenticité et l’inauthenticité ; la cécité du rationalisme tient à ce qu’il prend en considération la réalité objective, mais l’opposition à l’irrationalisme est seulement verbale puisque les phénomènes objectifs n’ont lieu que dans l’intériorité et ont donc un caractère irrationnel ; l’ontologie se transforme en morale : l’homme doit devenir essentiel, se hisser à la résolution, démasquer le néant du dasein, se préparer à mourir.

La possibilité est au-dessus de la réalité, au-dessus de l’effectivité, alors que seule la réalité objective peut fournir le critère permettant de distinguer entre possibilité réelle ou possibilité simplement imaginée, entre possibilité concrète et possibilité abstraite. Kirkegaard bouleverse cette hiérarchie philosophique et met la possibilité au-dessus de la réalité pour créer un espace libre – et dénué de réalité – pour la décision libre de l’individu uniquement préoccupé du salut de son âme. Heidegger suit Kirkegaard, en disant en plus que les catégories qui apparaissent (ce qu’il appelle les existantiaux) sont objectives.

La dimension subjectiviste de Heidegger s’accompagne d’une prétention à l’objectivité. Heidegger s’efforce de fonder une théorie objective de l’être, une ontologie, qu’il faudrait soigneusement distinguer de l’anthropologie. Mais dès qu’il cesse de traiter à distance de questions méthodologiques, il s’avère que son ontologie n’est en réalité qu’une anthropologie vitaliste sous un masque objectiviste. L’anthropologie n’est pas une discipline particulière, mais une tendance fondamentale de la relation de l’être humain avec lui-même et avec l’ensemble de l’étant. Une chose est reconnue et comprise que lorsqu’elle a trouvé une explication anthropologique. L’anthropologie ne recherche pas seulement la vérité sur l’homme, mais elle prétend décider de ce que peut signifier la vérité en tant que telle, ce qui implique une identité de fait entre l’ontologie et l’anthropologie.

Aucune époque n’a accumulé autant de savoir sur l’homme que l’époque actuelle, aucune époque n’a moins su ce qu’est l’homme que l’époque actuelle : pour aucune époque, l’homme n’est devenu aussi problématiques que pour notre époque. Le caractère négatif de la vision du monde est ainsi exprimé. La philosophie n’est pas la science rigoureuse et impartiale, ni une vision du monde concrète : sa tâche est de maintenir l’examen ouvert par des questions. La finitude la plus intime de l’homme explique qu’il ait besoin de l’ontologie et donc d’une compréhension de l’être. On peut cependant comprendre l’homme comme créateur et par conséquent comme infini, à moins que nous ne soyons devenus les dupes de l’organisation, de l’affairement et de la vitesse, que nous ne puissions plus être les amis de l’essentiel, du simple et du permanent. Ce que Heidegger appelle phénoménologie et ontologie n’est rien d’autre qu’une description anthropologique abstraite et mythique de l’existence humaine, qui se transforme subrepticement dans ses descriptions phénoménologiques concrètes en une description – souvent passionnante – de la vie intellectuelle des petits bourgeois pendant l’époque de crise de l’impérialisme. Son programme consiste à montrer l’étant tel qu’il est de prime abord et le plus souvent dans sa quotidienneté moyenne. La philosophie de Heidegger décrit avec une extrême précision la manière dont l’être humain, sujet porteur de l’existence, se désagrège et se perd de prime abord et le plus souvent dans cette quotidienneté.

L’inauthenticité de l’existence quotidienne, ce qu’il nomme la déchéance du dasein, est due à l’être social. La sociabilité de l’homme est un existential du dasein, un terme qui correspond dans la sphère de l’existence à ce que sont les catégories dans la pensée. L’existence sociale est le règne anonyme du « on ». Le qui, le on, qui est la vie publique, qui prescrit le mode d’être de la quotidienneté, c’est rien de déterminé, c’est personne, c’est le neutre, c’est la non-imposition, l’imperceptibilité, la dictature véritable, c’est l’inauthenticité, la dépendance, c’est le sujet le plus réel de la quotidienneté : nous nous réjouissons comme on se réjouit ; nous voyons et nous jugeons comme on voit et juge ; nous nous indignons ce dont on s’indigne.

Heidegger donne une série d’intéressants tableaux de la vie intérieure et de la conception du monde de l’intelligentsia bourgeoise dégradée des années d’après-guerre. Ces images sont évocatrices parce qu’elles donnent – au plan de la description – un tableau authentique et réaliste des réflexes intellectuels que déclenche la réalité du capitalisme impérialiste de l’entre-deux-guerres, de ceux qui ne sont ni capables ni désireux de dépasser les expériences immédiates de leur propre existence dans le sens de l’objectivité, c’est-à-dire dans le sens d’une exploration de leurs causes socio-historiques. Si l’on admet le bien-fondé partiel de ses descriptions d’états psychiques, dans quelle mesure ces descriptions correspondent à la réalité objective, dans quelle mesure ces descriptions dépassent l’immédiateté des réactions du sujet ? Ce que décrit Heidegger est le revers intellectuel subjectiviste et bourgeois des catégories économiques du capitalisme, sous la forme d’une subjectivisation radicale, avec les distorsions qu’elle entraîne. Il s’agirait de faire apparaître les présupposés philosophiques et même métaphysiques du matérialisme historique. Contrairement à Simmel qui critique explicitement le matérialisme historique, Heidegger évite de citer le nom de Marx même dans des allusions où la référence est évidente, et il fait disparaître du contenu de son livre toutes les catégories objectives de la réalité économique.

La méthode de l’Heidegger est radicalement subjective : ses descriptions portent exclusivement sur les représentations psychiques de la réalité socio-économique. En dépit de toutes les prétentions déclarées à l’objectivité, l’ontologie, identifiée à la phénoménologie, a un caractère purement subjectif. Heidegger transforme la réalité en série de descriptions phénoménologiques de dispositions psychiques. La vie intérieure de l’individu renonce à tout espoir de conquérir le monde. Le monde social est considéré comme une menace permanente, angoissante et insaisissable, de tout ce qui pourrait faire l’essence de la subjectivité.

Heidegger ne combat pas explicitement les thèses économiques du marxisme-léninisme, mais il s’efforce de se dérober à la nécessité de tirer des conséquences sociales de cette situation en jetant le discrédit sur toute activité publique de l’homme, en la déclarant inauthentique du point de vue de l’ontologie. Heidegger prône une abstention de toute activité sociale. Le désespoir n’ouvre plus un espace libre pour une contemplation esthétique et religieuse délivrée du monde. C’est l’existence individuelle tout entière qui est menacée.

Le désespoir a un double caractère : d’une part un dévoilement implacable du néant intérieur de l’individu et d’autre part – puisque les motifs sociaux de ce néant sont fétichisés sous forme intemporelle et détournés de la société – le sentiment qui naît ici peut très facilement se transformer en une activité réactionnaire désespérée. L’agitation hitlérienne invoque constamment le désespoir auprès des masses laborieuses, au sujet de leur situation économique et sociale. Chez les intellectuels, cette atmosphère intellectuelle du néant et du désespoir, qui est canonisé comme authentique, crée un terrain favorable à l’influence de l’agitation hitlérienne. Cet être de la quotidienneté, du règne du On, est donc en réalité un néant. Heidegger définit l’être non comme un donné immédiat, mais comme la dimension la plus éloignée. Ce qui est authentique chez l’être humain est enseveli, oublié dans la quotidienneté. La tâche de l’ontologie consiste à l’arracher à cet oubli.

Dans la vie sociale de l’homme, on n’a pas affaire à une relation entre subjectivité et objectivité, entre sujet et objet, mais au problème de l’authenticité ou de l’inauthenticité chez le sujet lui-même. Le dépassement ontologique de la réalité objective est mis entre parenthèses et ne tend à l’objectivité, dans l’ontologie, qu’en apparence, ne concernant qu’une couche plus profonde de la subjectivité. Une catégorie exprime d’autant plus authentiquement l’être, se rapproche d’autant de lui, qu’elle s’encombre peu des déterminations de la réalité objective. Toutes les définitions (dispositions affectives, souci, angoisse, appel de la conscience) ont toutes un caractère subjectif.

Heidegger s’efforce de se démarquer de l’irrationalisme, de dépasser l’opposition entre rationalisme et irrationalisme. La cécité du rationalisme tient à ce qu’il prend en considération les faits et les lois identifiables de la réalité objective. Le phénomène objectif n’a plus lieu que dans la pure intériorité : l’objet ainsi trouvé revêt un caractère irrationnel. Les descriptions ontologiques, qui dépouillent l’objectivité de toutes ses déterminations, mènent à l’irrationalisme. La voie vers l’être consiste à rejeter toutes les déterminations objectives de la réalité. L’ontologie exige en permanence ce rejet, afin que l’homme (le sujet, le dasein) puisse s’arracher au pouvoir du On qui le rend inessentiel et inauthentique. L’ontologie se transforme imperceptiblement en une morale, presque en une prédication religieuse. L’homme doit devenir essentiel, se préparer à entendre et à comprendre l’appel de la conscience pour se hisser à la résolution. L’ontologie démasque le néant du dasein dissimulé par la déchéance. L’homme doit comprendre, prendre conscience du dasein. La compréhension de cet appel conduit à la résolution qui n’opère pas le moindre changement dans l’environnement, qui n’affecte même pas la domination du On. Le dasein est coupable. La vie authentique de l’homme résolu consiste à se préparer à mourir.

Au temps traditionnel vulgaire du dasein déchu dans le On, qui distingue un passé, un présent et un avenir, s’oppose le temps authentique vécu subjectivement en direction de la mort ; dans l’histoire authentique, le phénomène de l’histoire consiste en une séquence de vécus dans le temps, une séquence de résolutions.

Le temps et l’espace sont considérés comme des principes diamétralement opposés, et même antagonistes. L’identification de l’expérience et de la vie (l’existence), indispensable au pseudo-objectivisme, n’est possible que grâce à une conception du temps subjectivisé et irrationnel. Le temps vulgaire est le temps traditionnel, qui connaît un passé, un présent et un avenir. C’est le temps du monde des On, le temps mesurable, le temps de l’horloge. Le temps authentique ne connaît pas de succession, il est avenir-étant-été-présentifiant. Le temps authentique, c’est-à-dire l’expérience du temps vécu subjectivement, s’oppose au temps objectif. Le temps vécu n’est plus un instrument de la conquête du monde individuelle et subjective, il se désincarne encore et se concentre exclusivement sur l’élément de la résolution intime. Le temps vulgaire coïncide avec le Dasein déchu dans le On. Le temps véritable pointe en direction de la mort.

Pour Heidegger, le phénomène originaire de l’histoire est pour lui le dasein, autrement dit la vie de l’individu, l’enchaînement de la vie entre naissance et mort. Le phénomène de l’histoire consiste dans une séquence de vécus dans le temps. Ce ne sont pas des événements naturels historiques qui sont considérés comme originels mais c’est l’enchaînement des expériences vécues humaines qui devient le phénomène originaire. Heidegger ne remarque pas que son phénomène originaire n’est qu’une conséquence de l’être social, de la pratique sociale de l’homme, les seules dimensions où un tel enchaînement des expériences vécues peut naître. Lorsqu’il remarque une relation de cet ordre, il la refuse comme relevant du registre du On. Heidegger distingue histoire authentique et inauthentique. C’est l’histoire véritable qui est inauthentique, tout comme le temps véritable est le temps vulgaire. Sous couvert de fondement ontologique de l’histoire, Heidegger supprime en réalité toute historicité, puisqu’il ne reconnaît pour historique que la résolution morale du petit-bourgeois. Dès son analyse du dasein de la quotidienneté, Heidegger refusait déjà toute orientation de l’être humain sur des faits ou des tendances réelles de la vie socio-historique.

L’individu isolé en quête du salut de son âme n’a pas d’historicité (pour Kirkegaard, il n’y a d’histoire universelle que pour Dieu), et cette absence d’historicité, il l’appelle histoire authentique, qu’il oppose à l’histoire véritable, qu’il appelle histoire inauthentique : de même que l’angoisse, le souci, le sentiment de culpabilité, la résolution de l’individu isolé constituent la réalité authentique, l’histoire authentique est constituée par l’évolution psychique qui détourne les hommes (par souci, désespoir) de l’action dans la société, des décisions sociales, les mettant dans un état de paralysie, de désorientation et d’égarement, favorable à l’activisme réactionnaire.

Kirkegaard n’admet une histoire universelle que pour Dieu. Pour l’être humain, qui ne peut être dans l’histoire que spectateur, il n’y a pas d’histoire, mais seulement une évolution morale et religieuse individuelle. Plus l’on est développé au plan de l’éthique, et moins on se préoccupe de l’histoire universelle. Il y a une différence entre la relation éthique de l’individu avec Dieu et la relation de l’histoire universelle avec Dieu. Dieu est le seul à disposer du théâtre royal. L’évolution éthique de l’individu est le petit théâtre privé, dont Dieu est le spectateur, mais aussi parfois l’individu lui-même, bien qu’il lui incombe surtout d’y être acteur. L’histoire universelle est la scène royale de Dieu, celle où il est l’unique spectateur. Pour un esprit existant, l’accès à ce théâtre est interdit. S’il s’imagine en être le spectateur, c’est seulement qu’il oublie qu’il se doit lui-même d’être acteur sur le petit théâtre, puisqu’il lui faut laisser à ce spectateur et dramaturge royal le soin de décider comment il va l’utiliser dans le drame royal.

Tandis que l’éthique hégélienne a son point d’aboutissement dans l’histoire universelle, celle-ci est chez Kirkegaard exclue par principe de l’activité existentielle de l’homme. Kirkegaard stigmatise chez Hegel la contemplation de la totalité du cours de l’histoire jusqu’à lui comme une position étrangère à la vie, pédantesque, inadéquate, et même avilissante à l’égard des grands problèmes de la vie humaine, et lui oppose l’apparence d’une attitude pratique. Cette pratique de Kirkegaard n’a aucun rapport avec la véritable pratique historique.

Dans la philosophie de l’histoire théologique, le chemin du salut de l’âme individuelle est également le contenu véritable de l’histoire. La vieille théologie pouvait intégrer ce chemin du salut individuel dans une histoire théologique du cosmos et de l’humanité et donc aboutir néanmoins à une conception de l’histoire unitaire. Ce chemin de l’âme vers le salut, en tant que contenu de l’histoire, est également au fondement de la conception de l’histoire de Kirkegaard. Mais puisque chez lui chaque homme en quête de son existence, du salut de son âme, doit établir une relation immédiate et qu’il est seul à pouvoir réaliser avec le Christ, avec la source du salut, et puisque, dans la sphère de l’existence authentique, toute historicité est anéantie (tout homme a la même relation avec le Christ que ses disciples immédiats), l’histoire elle-même devient entièrement transcendante. Deux types de comportement existentiel se font face, tous deux anhistoriques, et la dimension historique n’est déterminée que par l’apparition du Christ, qui sépare les deux périodes et les deux types. L’historisme hégélien est remplacé par la négation ouverte de l’histoire.

Heidegger élimine Dieu, le Christ et l’âme. Il veut créer une philosophie de l’histoire théologique pour l’athéisme religieux. Tous les éléments que contient la théologie disparaissent. Ne demeure qu’une armature théologique vidée. Les catégories de la vie perdue de l’individualité isolée (du petit-bourgeois) comme l’angoisse, le souci, le sentiment de culpabilité, la résolution, etc., constituent la réalité authentique. Heidegger nie l’historicité pour l’individu isolé en quête du salut de son âme, mais il est contraint de déguiser cette existence anhistorique en histoire authentique pour obtenir un contraste avec la récusation de l’histoire véritable qu’il appelle inauthentique. Heidegger dégrade l’histoire réelle au rang d’histoire inauthentique et reconnaît pour seule histoire authentique une évolution psychique qui détourne les hommes, par le souci, le désespoir, de l’action dans la société, des décisions sociales, les paralysant ainsi intérieurement dans un état de désorientation et d’égarement au plus haut point favorable à un activisme réactionnaire du type hitlérien. La philosophie de l’Heidegger du temps et de l’histoire ne va donc pas plus loin que son ontologie de la quotidienneté ; ici aussi, le contenu n’est rien d’autre que la vie intérieure du petit-bourgeois moderne mortellement effrayé par le néant, et qui prend au fur et à mesure conscience de sa propre inanité.

Tout élément objectif de la connaissance est un carcan (toute objectivité est pétrifiée et morte), toute thèse sur la totalité empêche de chercher le sens de l’existence pour le remplacer par l’immobilité d’un monde connu de part en part, parfait, rassurant pour le psychisme ; toute vérité unique universellement valable pour tous, toute vérité objective universelle et valide pour tous, est funeste pour la vie en général, pour l’évolution de l’individu, s’oppose à la vérité et à la loyauté intérieure, subjective de l’individu, génère le fanatisme, la violence aveugle, la barbarie par les masses de la démocratie qui croient aux vérités des carcans ; on ne trouve la vérité, l’authenticité, l’humanité que chez l’individu intérioriser qui refuse toute vie publique ; la connaissance du monde objectif n’a qu’une utilité technique : seule la clarification de l’existence a une importance, concerne l’être, avec la conscience de ne pas savoir ce qu’est l’homme et le seul recours de l’attitude, de l’intériorité ; il faut, dans le cours du monde opaque, chaotique, absurde, environné par le néant, et qui n’est pas l’unique chose qui importe, par la patience et la résolution contenue, laisser ouvert l’espace infini du possible, faire plus que la destruction ou la poursuite des choses telles qu’elles sont, faire au présent ce qui est authentique, en rupture avec toute vision d’un avenir lointain ; il s’agit par la prise de conscience que le contenu le plus intime de la philosophie est le désespoir de l’homme, le sentiment de sa solitude, et que la démocratie renforce les traits négatifs du monde, de détourner les éventuelles indignations.

Jasper essaie de réaliser une typologie des visions du monde. Il affirme l’impossibilité d’une connaissance philosophique objective. Il désigne tout élément objectif de la connaissance par l’expression de carcan : toute objectivité est présentée comme pétrifiée et morte. Toute thèse formulée sur la totalité devient un carcan et empêche l’apparition des forces mobiles qui recherchent le sens de l’existence dans une expérience délibérée pour les remplacer par l’immobilité d’un monde connu de part en part, parfait, rassurant pour le psychisme dans le présent éternel de son sens. C’est le nihilisme relativiste. Non seulement chacun de ces carcans est funeste pour la vie en général, pour l’évolution de l’individu, mais ces carcans sont un danger social : l’affirmation d’une vérité unique et universellement valable pour tous les hommes inaugure l’insécurité. Toute vérité objective universelle et valide pour tous s’oppose à la vérité et à la loyauté intérieures, subjectives de l’individu. L’hostilité envers la science revêt donc ainsi un accent moral et métaphysique. Ces puissances objectives dangereuses pour la véracité subjective naissent avec les pouvoirs démocratiques des masses et leurs croyances aux vérités des carcans, génératrices de fanatisme et de violence aveugle.

Chez Heidegger la concentration caricaturale de l’anonymat et de l’absence de responsabilité caractérisent toute démocratie. Chez Jaspers, cette tendance s’accentue : on ne trouve la vérité, l’authenticité, l’humanité, que chez l’individu purement intériorisé, réduit à ses seules ressources, chez le philistin intellectuel qui refuse toute vie publique. Toute influence des masses paraît une absence de véracité et une barbarie.

Toute connaissance du monde objectif n’a qu’une utilité technique. Seule la clarification de l’existence a une importance réelle, concernant réellement l’être. La philosophie de l’existence serait aussitôt perdue si elle croyait de nouveau savoir ce qu’est l’homme. Elle ne peut avoir un sens que si elle reste sans fondement dans son objectivité. Je ne suis pas ce que je connais et je ne puis connaître ce que je suis. Il n’y a de réel que dans l’intériorité, dans l’attitude.

Jasper condamne à la fois l’apolitisme et le vouloir politique aveugle. Seule la patience à long terme associé à la résolution contenue à l’intervention soudaine, un savoir ample qui au-delà du réel incontournable laisse ouvert l’espace infini du possible, peut parvenir à faire plus que le simple tumulte, la destruction ou la poursuite des choses telles qu’elles sont. Parce que le cours du monde est opaque et n’est pas l’unique chose qui importe, toute action visant un avenir lointain doit être rompue : il s’agit de faire au présent ce qui est authentique et qui est la seule certitude.

Puisque Jaspers est habité d’une haine féroce contre les masses et d’une peur irrépressible de la démocratie et du socialisme, apparaît chez lui, parallèlement à sa polémique contre les carcans, la glorification romantique des périodes précédentes : il défend l’église, oubliant que toute église est un carcan. On aboutit à un monde entièrement vide livré à un chaos absurde, où l’homme est environné par le néant. Le contenu le plus intime de la philosophie est le désespoir de l’homme quant à lui-même, le sentiment de son irrémédiable solitude. Les traits négatifs du monde concernent les sociétés démocratiques. Le sentiment général de désespoir est renforcé. D’éventuelles indignations sont détournées. La réaction la plus agressive se voit prêter ainsi une aide négative non dénuée d’importance. Le fascisme suscitera dans de vastes cercles de l’intelligentsia allemande l’attitude d’une neutralité plus que bienveillante. La noble oisiveté de Jaspers sous l’hitlérisme est un prétexte pour se faire passer pour un antifasciste, mais il a contribué à paver la voie à l’irrationalisme fasciste.

Selon un mythe concret, l’état cosmique naturel avec le corps, l’âme, le sens, l’image et le passé est détruit par l’esprit, la raison, la connaissance qui tuent la vie, la magie, le mystère, ce qui donne un monde vide, désert, indigne et privé d’âme.

Klages attaque l’esprit scientifique, le rôle qu’a joué et que joue la raison, la connaissance et l’esprit dans la totalité de l’évolution de l’humanité. L’état cosmique naturel, avec le corps, l’âme qui est le sens du corps, l’image qui est la forme apparente de l’âme, est supprimé par l’esprit, qui est une puissance extérieure au monde et qui a fait irruption dans la sphère de la vie. L’esprit consiste à tuer la vie. L’activité de la raison est une ignominie, un sacrilège. L’aspiration au savoir n’est qu’une vulgaire curiosité. L’instinct de connaître et la curiosité naissent d’une inquiétude de l’intellect, et l’intellect est inquiété par tous ceux qui ne possèdent pas encore. L’instinct de connaissance est un instinct d’appropriation. Tout ce dont l’esprit s’empare perd irrémédiablement sa magie et périt avec lui. L’essentiel en philosophie n’est pas une connaissance mais une conscience des mystères. Seul ce respect du mystère permet d’entretenir une relation vivante avec la vie. La pseudo-antithèse entre l’être et la conscience, la matière et l’esprit, ne fait que masquer la vie. Cette mythologie s’accompagne d’une théorie de la connaissance où la chose est un produit mort de l’esprit, et l’image, par opposition, une apparence spiritualisée. L’image a une existence indépendante de la conscience. La chose est introduite dans le monde par la conscience et n’existe que pour l’intériorité de l’être personnel.

Le futur a le même niveau de réalité que le passé. L’histoire universelle commet le sacrilège de se fixer des buts pour le futur, détruisant l’enclavement de l’âme dans le mythe, dans la suprématie du passé. On a ainsi un monde vide, désert, indigne et privé d’âme. Le monde mythique n’a pu éviter l’intrusion de l’esprit, mais il n’en continue pas moins à régner comme un obscur destin sur le monde de la raison dominante. La revanche des puissances mythiques vaincues s’exprime dans la chute de Rome et dans la chute prochaine des États contemporains. Il faut s’émanciper du monde infâme de l’esprit, il faut sauver l’âme.

L’hostilité à la raison et une philosophie de la vie qui s’affirme ouvertement comme créatrice de mythes concrets annoncent la conception du monde national-socialiste, même si c’est sur la base du vieil individualisme apolitique et si la guerre est considérée comme une des conséquences funestes et dévastatrices pour la civilisation de l’esprit.

Contre le capitalisme pacifiste bourgeois mort, il faut la guerre qui libère la vie ; l’acte révolutionnaire, c’est-à-dire celui qui liquide les formes de domination démocratiques et parlementaires, est le fait de voir dans le mythe une forme ou une figure, c’est-à-dire de saisir un être dans toute la plénitude et l’unité de sa vie ; c’est le vainqueur qui crée le mythe de l’histoire (l’histoire est supprimée) ; le prolétariat représente la vie, tandis que le monde de la bourgeoisie est le monde mort de la sécurité ; dans la mystique histoire de la vie, la figure du travailleur créé l’atelier, devenant planification, espace impérial, tandis que le bourgeois crée le musée.

Jünger approuve la guerre moderne. La ligne qui sépare le mort et le vivant est située entre le capitalisme pacifiste bourgeois de la République de Weimar et le rêve d’une rénovation d’un impérialisme agressif d’une Allemagne prussifiée. L’opposition entre le prolétariat et la bourgeoisie est interprétée en termes de philosophie de la vie, afin de conquérir la large base sociale nécessaire pour la nouvelle guerre impérialiste qu’il appelle de tous ses vœux, à titre de libération de la vie face à l’univers bourgeois mort. Il oppose au véritable socialisme, en tant que système social de l’avenir, un capitalisme monopoliste qu’il rebaptise « socialisme ». Il parle au nom du prolétariat, comme Hitler.

La figure ou la forme est le concept central des mythes. Par-delà les normes établies de la morale, de l’esthétique et de la science, la vision de figures, qui saisit un être dans toute la plénitude et l’unité de sa vie, est un acte révolutionnaire. Par révolution, il faut entendre la liquidation des formes de domination démocratiques et parlementaires, tout en prétendant démagogiquement surmonter grâce à ces formes la société bourgeoise.

L’histoire est un mythe, et c’est le vainqueur qui crée le mythe de l’histoire. C’est la négation de toute objectivité historique.

La figure du travailleur, dont est écarté scrupuleusement toute dimension économique et toute appartenance de classe, représente dans la culture du présent la vie, sous sa forme la plus élémentaire, par opposition à la bourgeoisie qui n’a jamais eu la moindre idée de l’existence de la vie. Le monde de mort de la bourgeoisie est le monde de la sécurité. Si l’on veut la domination arbitraire et l’organisation de la guerre d’agression impérialiste, il s’agit de saper délibérément tout élément de sécurité dans l’existence de l’individu. L’idéologie de la sécurité est une conception bourgeoise et morte : le type d’homme que veut former le fascisme, c’est celui du soudard brutal, qui ne recule devant rien et que rien n’effraie.

Le travailleur représente face aux bourgeois une altérité totale. Une figure est, et aucune évolution ne peut l’augmenter ou la diminuer. L’évolution connaît un début et une fin, une naissance et une mort, à quoi la figure est soustraite. L’histoire n’engendre pas de figure. L’histoire se transforme en fonction des figures. L’histoire est la tradition qu’une puissance victorieuse confère à elle-même. L’histoire est donc supprimée.

Le mythe est peuplé de figures artificiellement élevées au rang d’essence de l’anthropologie et de la typologie vitalistes. Dans la mythique histoire de la vie, une seule figure est digne d’exister, tandis que l’autre est vouée aux gémonies. C’est la figure du travailleur (qui ne comprend pas seulement le soldat mais aussi l’entrepreneur) qui définit le mythe du monde contemporain. Ce monde se présente comme un univers de l’atelier, tandis que le monde bourgeois est un musée. Cet univers de l’atelier ne sera parachevé qu’avec la victoire de la figure du travailleur et il deviendra alors un univers de la planification, un espace impérial. Le mythe du travailleur est le mythe de l’impérialisme agressif et guerrier.

La philosophie de la vie devient militante ; il faut la mobilisation totale, la militarisation universelle, la transformation de l’intellectuel en soldat politique (le SA et le SS) qui incarne la vie, et la polémique contre la civilisation bourgeoise pétrifiée, contre l’urbanité, la sécurité, l’économie, la société, la jouissance, la vie intérieure, l’humanisme, le positivisme, la causalité, la loi, la paix, le non allemand, le ploutocratique, la science, la philosophie qui n’est pas anthropologie politique raciste, le marginal qui réplique, et inversement pour le mythe, l’obéissance et l’honneur qui ne se dérobent à aucun ordre, l’arbitraire, l’intuition, la hardiesse, l’âme, l’inexprimable, l’initiation mystique à l’inexplorable, la guerre, ce qui est allemand, ce qui est national-socialiste, pour l’action dans l’incertitude et l’ignorance, pour la certitude, pour le refus de toute justification, pour l’irrationalisme, pour la foi dans le Führer infaillible ; il s’agit d’agiter, de susciter et de maintenir un enivrement, de paralyser la liberté de vouloir, sans conviction intellectuelle ; la conception mythique et anhistorique de l’histoire démontre l’absolue prépondérance des Allemands dans le monde et des nazis en Allemagne, l’opposition entre les Germains et les Juifs, entre le capital créateur et le capital accapareur, l’absolue séparabilité des races qui ne peuvent que s’exterminer entre elles, l’infaillibilité du Führer, l’exigence de la création de types comme les SA et les SS.

La philosophie de la vie est désormais devenue militante. Elle est très proche de la vision du monde national-socialiste. Il y a déjà la disposition intérieure à sortir la philosophie de la vie du cabinet de travail ou du salon de l’intellectuel pour l’amener dans la rue : l’orientation intellectuelle a pris une tournure résolument politique, mais la méthodologie et la terminologie sont encore imprégnées des doctrines ésotériques des groupuscules autarciques. Les prétendus philosophes qui représentent la vision du monde national-socialiste s’approprient l’héritage de cette évolution irrationaliste de la philosophie de la vie de la période impérialiste et l’utilisent pour jeter des ponts idéologiques entre l’agitation hitlérienne, à tous points de vue de bas étage, et l’intelligentsia allemande nourrie de philosophie de la vie. Ces prétendus philosophes reprennent l’idée de la mobilisation totale et aussi la polémique contre la bourgeoisie, contre la civilisation bourgeoise. Comme leurs écrits ne s’adressent pas aux travailleurs, conformément aux traditions de la philosophie et de la sociologie bourgeoise, ces philosophes se limitent à une critique culturelle : il est chez eux fort peu question de socialisme.

Bauemler, au nom d’une militarisation générale, discrédite la culture bourgeoise. Les intellectuels doivent être éduqués pour devenir des soldats politiques. La tragédie du dix-neuvième siècle, c’est que la philosophie humaniste et la philosophie implicite des soldats de l’état-major prussien n’aient pas coïncidé et que Bismarck et Nietzsche n’aient pu faire cause commune. L’état du soldat, pour un peuple viril, représente une forme de vie. L’idéal du soldat politique, autrement dit le SA ou le SS, est donc l’incarnation de la vie, par opposition au monde bourgeois pétrifié.

Le monde bourgeois de l’urbanité, de la sécurité, de l’économie, de la société, de la jouissance, de la vie intérieure, de l’humanisme classique, du positivisme est mort, dépourvu d’âme, sans intuition et sans hardiesse. Pour la pensée allemande, l’inexplorable agit dans votre vie, est à l’origine de notre décision, dispose de nous : cette profondeur ultime, si elle ne peut être dite, peut être montrée chez les hommes qui en sont porteurs (Boem).

Le mythe est anhistorique. Il ne remonte pas seulement à la Préhistoire, il plonge ses racines dans les fondements originaires de la psyché humaine. Des hauteurs de cette initiation mystique à l’inexplorable, aux fondements originaires, la causalité est vilipendée comme catégorie de la sécurité absolue. La lutte contre la loi et la causalité, comme formes d’expression de la sécurité, présente l’arbitraire absolu de l’hitlérisme comme idée supérieure en termes de vision du monde, plus proche de la vie et de l’âme allemande que l’ordre du monde bourgeois dépassé.

Les catégories fondamentales de la philosophie de la vie sont transformées pour devenir le fondement des actes et des paroles de la révolution national-socialiste : l’antithèse entre la vie et la mort signifie le contraste entre la guerre et la paix, entre ce qui est allemand et non allemand, entre ce qui est national-socialiste et bourgeois ou ploutocratique. Le mot vie signifie décision. L’action qui se fonde sur la vision du monde national-socialiste doit par principe être irrationnelle et échappe à toute justification. Celui qui agit véritablement est toujours dans l’incertitude, dans l’ignorance. L’action ne doit jamais être sous l’égide d’une valeur. Celui qui agit s’expose, son lot n’est jamais la sécurité mais la certitude, la foi dans le Führer.

La vie en tant que fait cosmique, qui est une résistance à tout relativisme, s’oppose avec le concept de vie de la biologie, qui ne mène qu’au relativisme. Les thèses de la biologie relèvent du mythe, comme les autres sciences. Même dans les catégories cruciales du nazisme, la race et le sang, Krieck ne voit que des symboles. L’anthropologie politique, raciste et völkisch supplante la philosophie caduque. L’idéalisme désincarné du classicisme allemand est méprisable. Hitler est plus que l’idée, car il existe réellement. Le destin exige de l’homme héroïque l’honneur, qui ne se dérobe à aucun ordre, un ordre qui émane du Führer, qui décide du destin du Tout : telle est la réalité de l’idée, avec la volonté du Führer et celle du mouvement national-socialiste qui ont le caractère d’une révélation religieuse.

Il suffit d’obéir aux ordres d’Hitler, et tous les problèmes sont résolus : cette obéissance aux ordres abolit l’opposition entre l’homme théorique, fictif, non vivant, méprisable, sans vie, bourgeois, et l’homme vivant, agissant. Il faut le commandement par l’esprit et l’idée. Celui qui prétendrait affabuler une réplique sera écarté comme un poids mort par l’inexorable marche des choses et mis au rebut.

Hitler était bien trop inculte, opportuniste et cynique pour voir dans une quelconque vision du monde autre chose qu’un moyen d’agitation adapté au moment. Ses conceptions se sont formées sous l’influence des mêmes courants corrupteurs et parasitaires impérialistes qui ont donné jour à la philosophie de la vie. Une absence de conviction nihiliste et la croyance au miracle, comme polarités complémentaires, définissent la propagande hitlérienne. Le nihilisme cynique domine : la théorie des races n’est utilisée qu’au profit des objectifs de pillage impérialiste. L’atmosphère générale de l’agitation d’Hitler est celle d’une version vulgarisée des tendances principales de la philosophie de la vie. Il exclut de son agitation toute conviction intellectuelle. Il ne s’agit pour lui que de susciter et de maintenir un enivrement. L’agitation vise uniquement à paralyser la liberté de vouloir des hommes. La technique de l’agitation hitlérienne s’est formée à l’école de la publicité américaine, mais ses contenus sont nés sur le même terrain que celui qui a donné naissance à la philosophie de la vie.

Rosenberg développe une conception mythique et anhistorique de l’histoire, une négation de l’histoire universelle, destinée à démontrer l’absolue prépondérance des Allemands dans le monde et des nazis en Allemagne. L’opposition entre le vivant et le mort prend la forme de l’opposition entre Germains et Juifs, entre capital créateur et capital accapareur. La théorie de la connaissance aristocratique devient la mythique infaillibilité du Führer. La théorie des sphères culturelles devient une théorie de l’essence éternelle des races rigoureusement séparées, qui ne peuvent entrer en relation qu’à des fins d’annihilation mutuelle. La typologie devient l’exigence de la création de types : le règne des bandits SA et SS.

La philosophie de la vie d’un Rosenberg n’est plus qu’un instrument de domination pour les crimes de la nouvelle guerre mondiale impérialiste et pour la préparation de celle-ci. Hegel n’avait connu la philosophie de la vie que sous la forme de la théorie du savoir immédiat. Il écrit prophétiquement : faire du savoir immédiat le critère de la vérité aboutit à proclamer la vérité de n’importe quelle superstition ou idolâtrie, et à légitimer les contenus les plus cyniques et les plus immoraux de la volonté : les désirs et les penchants naturels placent eux-mêmes leurs intérêts dans la conscience, les buts immoraux se trouvent en elle tout à fait immédiatement.

A un pôle, une économie qui fait disparaître les questions de plus-value, qui ignore les problèmes économiques objectifs soulevés par les économistes classiques, qui considère non allemand qu’il n’y a pas que l’intérêt, l’égoïsme, qui dissout les catégories objectives de l’économie dans l’opposition plaisir/déplaisir, qui ne s’intéresse qu’aux phénomènes superficiels de la vie économique comme l’offre et la demande, le coût de production ou la distribution pour les subordonner aux réactions subjectives du marginalisme, et à un autre pôle la sociologie qui ne traite que des questions sociales sans lien avec les questions économiques.

La sociologie en tant que discipline autonome naît en Angleterre et en France après la dissolution de l’économie classique (on commence à tirer des conséquences socialistes de la théorie de la valeur du travail des économistes classiques) et du socialisme utopique (on commence à chercher les voies laissées inexplorées par Fourier et Saint-Simon susceptibles de mener la société au socialisme) qui étaient tous deux, à leur manière, des théories générales de la vie sociale, et qui avaient donc examiné tous les problèmes essentiels de la société en relation avec les questions économiques qui les déterminent. De ces deux crises résulte à un pôle l’économie bourgeoise vulgaire puis l’économie subjective qui renonce à expliquer les phénomènes sociaux et considère que sa tâche essentielle est de faire disparaître de l’économie la question de la plus-value, et à l’autre pôle une science humaine qui ignore l’économie : la sociologie. Avec la naissance de la sociologie comme discipline indépendante, le traitement des problèmes de la société fait désormais abstraction de leurs fondements économiques : le point de départ méthodologique de la sociologie est l’indépendance prétendue des questions sociales et des questions économiques.

Un groupe d’économistes allemands veut mettre sur pied une discipline économique pure de toute théorie, y compris la théorie de l’économie classique, une économie empirique, historique et en même temps éthique, qui doit être susceptible de traiter les problèmes de la société. Ces économistes ignorent les problèmes économiques objectifs qu’ont soulevés des économistes classiques, se bornent à polémiquer contre la psychologie bornée qu’ils leur attribuent, les accusant de considérer l’égoïsme économique comme moteur unique de toute action. Cette psychologie devrait être approfondie et assortie d’une éthique. Les différentes théories économiques proposeraient différents idéaux d’une morale économique. La question de la demande n’est rien d’autre qu’un moment d’une histoire des mœurs concrète d’une époque et d’un peuple particuliers. Ces économistes s’opposent à toute espèce d’abstraction et de déduction. Ils sont les tenants d’un empirisme et d’un relativisme historique absolu.

L’école économique autrichienne est tout aussi subjectiviste que l’école historique, mais remplace les sermons moraux confus de celle-ci par un psychologisme : la dissolution de toutes les catégories objectives de l’économie en une casuistique de l’opposition abstraite entre plaisir et déplaisir. Naissent de pseudo-théories qui prennent pour unique objet d’étude des phénomènes superficiels de la vie économique (offre et demande, coût de production, distribution) pour les subordonner à de pseudo-lois des réactions subjectives (marginalisme).

Le principe subjectif de la volonté instinctive naturelle crée la communauté organique, c’est-à-dire la société primitive, tandis que la volonté rationnelle crée la société, c’est-à-dire le capitalisme,, société morte, mécanique, machinale ; la civilisation, comme évolution économique et technique du capitalisme ou du socialisme, est défavorable à la culture, à l’art, à la philosophie, à la vie intérieure ; la société, c’est chacun ennemi de tous les autres, la loi qui maintient un ordre extérieur, la civilisation où la paix et les contacts sont maintenus par la convention et par la peur mutuelle, le développement des forces productives, le progrès, et c’est la menace contre la culture, contre l’art, la littérature, la philosophie, la morale, en opposition à la communauté qui préserve le peuple et sa culture ; à l’opposition communauté/société il faut associer les oppositions famille/contrat, homme/femme, jeune/vieux, peuple/savant.

Ferdinand Tönnies oppose les sociétés préhistoriques primitives sans division de classe et le capitalisme. Toute économie concrète disparaît. Les formations sociales historiques concrètes sont transformées en entités suprahistoriques. Le principe subjectif de la volonté devient le fondement de la structure sociale à la place du fondement économique objectif. L’objectivité économique et sociale cède la place à un anticapitalisme romantique.

La volonté instinctive naturelle porte les conditions de la communauté, tandis que la volonté rationnelle donne naissance à la société. Ces deux concepts mystifiés de la volonté apparaissent comme l’origine des deux formations. La société est le capitalisme, vu de la perspective de l’anticapitalisme romantique. Cependant, contrairement aux romantiques, il ne s’agit pas de retourner aux conditions sociales du passé : la critique culturelle met en évidence les traits négatifs de la culture dans le capitalisme, mais le capitalisme est présenté comme un destin inévitable. La communauté est l’opposé de tout ce qui, dans la société, est mort, mécanique, machinal, en contraste avec le caractère organique de la communauté.

À partir de cette opposition, on aboutit au contraste entre culture et civilisation. La civilisation, autrement dit l’évolution économique et technique, favorisée par le capitalisme, progresse constamment, mais son déploiement est toujours plus défavorable à la culture (l’art, la philosophie, la vie intérieure de l’homme). En fait, il faut définir exactement les deux termes : la culture comprend la totalité des activités humaines tandis que la civilisation est l’expression générale, définie en termes de périodisation, de l’histoire, qui succède à la sortie de la barbarie : la civilisation comprend également la culture, mais en même temps qu’elle la totalité de la vie sociale de l’homme. Postuler entre la civilisation et la culture un antagonisme conceptuel, c’est créer le mythe de deux forces ou entités qui s’opposent mutuellement. C’est une déformation abstraite et irrationaliste des contradictions concrètes de la culture sous le capitalisme.

Comme le socialisme continu de développer les forces productives (mécanisation, etc.), il ne peut résoudre le conflit entre culture et civilisation, mais seulement le pérenniser.

La société est un état dans lequel chacun est l’ennemi de tous les autres et dans lequel seule la loi maintient un ordre extérieur. C’est l’état de civilisation sociale, dans lequel la paix et les contacts sont maintenus par la convention et par la peur mutuelle. L’État protège et construit par la législation et la politique. La science et l’opinion publique s’efforcent de comprendre cette société comme nécessaire et éternelle et de la célébrer comme une progression vers la perfection, alors que ce sont bien davantage dans les modes de vie et les règles communautaires que le peuple et sa culture sont préservés.

L’opposition entre l’évolution rapide des forces productives et les tendances parallèles au déclin dans les registres de l’art, de la littérature, de la philosophie, de la morale, conduit à scinder la sphère unitaire et organique de la culture humaine et à repousser les domaines portés au faîte par le capitalisme, en tant que civilisation, aux domaines de la culture menacée, et avoir dans cette opposition la caractéristique essentielle de la période et même de la totalité de l’évolution de l’homme. Cette opposition entre culture et civilisation se tourne vers le passé, dans une direction hostile au progrès (Klages et Heidegger rejetteront la culture et la civilisation au nom de l’âme de l’existence authentique).

Les résultats des recherches de Morgan sont transformés en une structure éternelle qui se maintient par-delà l’histoire et constitue un contraste permanent avec la structure de la société. Un système complet de concepts antinomiques hypertrophiés par l’abstraction apparaît : la famille contre le contrat (droit abstrait), l’homme contre la femme, les jeunes contre les vieux, le peuple contre les savants reflètent l’opposition entre communauté et société. La communauté devient la catégorie de toutes les conditions primitives organiques en même temps que le mot d’ordre contre les effets mécanisants et destructeurs de la culture du capitalisme.

Cette critique culturelle du capitalisme est désormais placée au centre de l’intérêt et remplace l’utopisme éthique confus répandu jusqu’alors. Cette critique culturelle détourne des problèmes socio-économiques véritables et cruciaux. Des faits sociaux concrets nés de la nature économique sont isolés de leur base sociale en leur prêtant, par le biais d’un approfondissement philosophique, un caractère d’essence autonome. Par le même processus d’abstraction on prive ces faits sociaux de toute historicité. L’objet de la protestation, de la lutte, que le phénomène appréhendé en termes historiques concrets aurait pu et même du susciter ne peut que s’évanouir. C’est la diversion par l’approfondissement.

La dimension vitaliste et irrationaliste est présente sous forme latente. L’antithèse entre vivant et mécanisé ou fabriqué est au centre de la conception sociologique. L’évolution du droit romain est vue comme un processus dont le revers est une dégradation de la vie.

La grande ville, l’état de société en général, sont la corruption et la mort du peuple qui s’efforce en vain de parvenir à la puissance par sa simple masse, et qui, à ce qu’il croit, ne peut se servir de cette puissance que pour la rébellion, s’il veut mettre un terme à son infortune. La masse se hisse de la conscience de classe jusqu’à la lutte de classe. La lutte de classe détruit la société et l’État qu’elle se propose de réformer.

Puisque la totalité de la culture a pris la forme d’une civilisation sociale et politique, c’est la culture elle-même, sous cette forme transformée, qui est anéantie. Les concepts scientifiques par lesquels on donne des noms à des complexes de sensations ont le même rôle dans la science que les marchandises dans la société. Le concept scientifique suprême, qui ne contient plus le nom de quelque chose de réel, est équivalent à l’argent.

Il n’y a pas de priorité de l’économie, et même les phénomènes idéologiques se voient attribuer la priorité causale dans l’aiguillage des intérêts ; l’apparition du capitalisme ne tient pas l’accumulation d’argent mais à l’évolution de l’éthique religieuse, qui précède le capitalisme ; le capitalisme est spiritualisé par abstraction de sa dimension économique (la plus-value, l’exploitation, les forces productives) : l’essence du capitalisme est la ration de alisation, la calculabilité ; les analogies et les descriptions analogiques prennent la place des relations causales (similitude entre l’État et l’entreprise) ; la démocratie à l’intérieur permet de constituer un peuple de maîtres et d’élire un chef omnipotent capable de développer l’expansion impérialiste de grande puissance (c’est le césarisme démocratique) ; par les analogies formelles, la sociologie construit des types, établit des typologies pour classer les phénomènes historiques, l’évolution apparaissant sous forme de juxtaposition irrationnelle de types idéaux ; les catégories et des lois ne sont que des probabilités d’agirs sociaux typiques, d’anticipations concrétisées des agents individuels calculateurs du capitalisme ; la sociologie critique les moyens appropriés pour mener à un objectif et les conséquences de l’application de ces moyens ; même si les prises de position concrètes et les hiérarchies et jugements de valeur, tous irrationnels et suprahistoriques, se combattent, la neutralité axiologique, en apparence purifiée de tous les éléments irrationnels, aboutit ainsi à une conception irrationaliste des événements (cependant, si l’économie est rationnelle, la religion et irrationnelle) ; le chef, à qui on a confié ce rôle en raison de son charisme personnel, est irrationnel.

Max Weber étudie les relations mutuelles entre formation économique et religion, récusant strictement la priorité de l’économie. Une éthique économique n’est pas une simple fonction de formes d’organisation économique. À l’inverse, une telle éthique économique ne détermine pas par elle-même strictement les formes d’organisation économique. Il y a certes des influences sociales d’origine politique et économique sur certains cas individuels d’éthique religieuse, mais l’éthique religieuse est pour l’essentiel forgée par des sources religieuses. Max Weber parle de l’interaction entre motifs matériels et idéologie en récusant la priorité des facteurs économiques. Mais cette structure des interactions n’est même pas maintenue. De plus en plus les phénomènes idéologiques (religieux) ont chez lui une évolution immanente (ils ont leur source en eux-mêmes), ce qui se transforme de telle manière que ces phénomènes idéologiques se voient attribuer la priorité causale dans l’ensemble du phénomène. Des intérêts (matériels et idéels) et non des idées dominent immédiatement les actions de l’homme. Mais les images du monde que les idées ont créées ont très souvent, à la manière d’aiguillages, défini la voie selon laquelle la dynamique des intérêts pousse l’action.

Il s’agit de trouver un substitut à l’accumulation primitive comme dépossession violente des travailleurs des moyens de production. Max Weber part des interactions entre l’éthique économique des religions et les formations économiques en accordant la priorité de fait aux motifs religieux. L’apparition du capitalisme ne tient pas tellement à l’accumulation d’argent mais à l’évolution de l’éthique religieuse. Max Weber spiritualise le capitalisme et fait abstraction de sa dimension économique. L’essence du capitalisme est la rationalisation de la vie économique et sociale, la propriété calculable de tous les phénomènes. Max Weber élabore une histoire universelle de la religion afin de démontrer que seul le protestantisme et principalement certaines sectes lui appartenant a possédé une idéologie favorable à cette rationalisation. Max Weber refuse de voir dans les éthiques économiques des conséquences des structures économiques. En Chine, il y a une absence de religisiosité rationnelle du point de vue éthique, d’où les limites de la rationalité de sa technique (il y a une identification vulgaire et simplificatrice de la technique et de l’économie : le capitalisme n’est authentique que lorsqu’il est mécanisé). L’argument historique décisif est que l’éthique économique du protestantisme qui a accéléré et favorisé le développement du capitalisme existait déjà avant le développement du capitalisme. Il semble ainsi avoir réfuté le matérialisme historique.

La pseudo-compréhension de l’essence du capitalisme dispense de se pencher sur ses véritables problèmes économiques et avant tout sur la question de la plus-value, de l’exploitation. La privation des travailleurs des moyens de production est reconnue, mais le capitalisme n’en reste pas moins essentiellement caractérisé par les notions de rationalité, de calculabilité. Les phénomènes de surface triviaux prennent la place essentielle, avant le problème du développement des forces productives. Cette déformation par abstraction donne la possibilité de donner à des formes idéologiques comme le droit et la religion une importance égale à celle de l’économie, et même un rôle causal supérieur à elle. Sur le plan méthodologique, les analogies prennent toujours davantage la place des relations causales. Max Weber trouve une similitude entre l’État moderne et une entreprise capitaliste. Comme il refuse la question de la causalité principale, il en reste à une description analogique.

Quand les analogies sont le fondement de la critique de la culture, on ne pénètre jamais jusqu’aux questions fondamentales du capitalisme : on laisse le champ libre à l’insatisfaction devant la culture du capitalisme, mais en concevant la rationalisation capitaliste comme un destin et le capitalisme comme nécessaire et indispensable. Ces raisonnements culminent dans la démonstration de l’impossibilité sociale et économique du socialisme, en découvrant les contradictions sociales et économiques internes du socialisme, supposées le rendre impossible aussi bien en théorie qu’en pratique.

La démocratie apparaît comme une forme à l’origine de la violence faite à la vie, à la liberté, à l’individualité, avant tout en raison de son caractère de masse. On fait valoir l’Allemagne, en tant qu’ordre organique face à l’anarchie mécanique, en tant que domination de chefs conscients de la responsabilité et compétents face à l’irresponsabilité du dirigeant dans la démagogie démocratique.

Max Weber considère la démocratie comme la forme la plus adéquate pour l’expansion impérialiste d’une grande puissance. Il voit la faiblesse de l’impérialisme allemand dans l’évolution démocratique insuffisante de sa politique intérieure. Seul un peuple politiquement mûr est un peuple de maître. Seuls les peuples de maîtres ont vocation à intervenir dans le cours de l’évolution du monde. La volonté d’impuissance à l’intérieur, telle que la prêchent certains auteurs, est inconciliable avec la volonté de puissance dans le monde. Max Weber partage avec les autres impérialistes allemands la conception de la mission colonisatrice mondiale des peuples de maîtres. Il se distingue néanmoins de ces impérialistes dans la mesure où il ne se borne pas à ne pas idéaliser les conditions allemandes sous le pseudo-parlementarisme, mais qu’il les critique violemment, passionnément. À ses yeux, les Allemands ne peut devenir un peuple de maîtres que dans le cadre d’une démocratie. S’il s’agit de réaliser les objectifs impérialistes de l’Allemagne, doit avoir lieu une démocratisation à l’intérieur. Max Weber combat le régime personnel des Hohenzollern et du pouvoir de la bureaucratie qui lui est étroitement liée. Le régime de l’Allemagne est loin de représenter une liberté organique : il est au contraire l’étouffement bureaucratique et mécanique de toute liberté et de toute individualité. En passant, il met en garde contre le socialisme, qui est la bureaucratisation parachevée de la vie. L’infériorité de la politique étrangère de l’Allemagne ne tient pas à des erreurs individuelles mais à des tares du système. Une sélection des dirigeants correcte ne peut avoir lieu que par le biais d’un Parlement doté de pouvoirs et par le biais d’une démocratisation. Le peuple élit le chef auquel il fait confiance, puis le chef élu demande le silence et l’obéissance. Par la suite le peuple peut rendre son verdict – si le chef a commis des fautes – et l’envoyer au gibet. Il s’agit d’un césarisme bonapartiste.

La sociologie assume le rôle de discipline isolée, et même d’auxiliaire de l’histoire. Néanmoins, son formalisme exclut toute possibilité de donner de véritables explications historiques. Les disciplines suivent un cours parallèle, deviennent formalistes, se renvoyant l’une à l’autre les problèmes de genèse et de contenu. Les problèmes de contenu concret du droit sont des questions métajuridiques. Kelsen parle du grand mystère du droit et de l’État qui s’accomplit dans l’acte législatif. Le contenu des institutions juridiques n’est jamais de nature juridique, mais politique et économique. En apparence, la sociologie expliquerait elle-même ces contenus et ces problèmes de genèse. Mais seulement en apparence. En réalité, les sublimations formalistes n’aboutissent qu’à des analogies formelles, au lieu d’explications causales. Ainsi Simmel trouve des analogies entre les sociétés religieuses et les troupes de brigands. On se renvoie mutuellement les problèmes, ce qui les condamne à rester sans solution : cela ressemble aux méthodes de la bureaucratie qui se renvoie les dossiers de service à service. Max Weber utilise les analogies formelles : il identifie la bureaucratie de l’Égypte antique et le socialisme. Le formalisme, le subjectivisme et l’agnosticisme de la sociologie ne vont pas au-delà de la construction de certains types, de l’établissement de typologies, dans lesquelles la sociologie classe les phénomènes historiques. Ce problème typologique est chez Max Weber le problème méthodologique central. La construction purement artificielle de types idéaux est le problème crucial des tâches de la sociologie. Une analyse sociologique n’est possible qu’à partir de ces types idéaux. Cette analyse ne rend pas compte de l’évolution : elle n’aboutit qu’à la juxtaposition de types idéaux. Le cours de l’évolution sociale, compris comme une singularité absolue qui ne peut être subordonnée à une loi, a lui-même un caractère irrationnel inéluctable, bien que l’irrationnel soit pour la casuistique rationnelle de l’idéal type l’élément perturbateur, la déviation.

Par référence aux catégories de la sociologie compréhensive, Max Weber souligne que le mode de formation des concepts sociologiques est dans une large mesure une question d’efficacité : nous ne sommes nullement contraints de forger la totalité des catégories que nous citons. Conformément à la théorie de la connaissance d’orientation pragmatique, Max Weber écrit que les lois, ainsi que l’on désigne un certain nombre de thèses de la sociologie compréhensive, ne sont rien d’autre que les probabilités typiques, confirmées par l’observation, d’un déroulement de l’agir social tel que l’on peut l’attendre en présence d’un certain nombre de faits, et qui sont compréhensibles à partir des motifs typiques et des sens typiques visés par les auteurs de l’action. Non seulement la totalité de la réalité sociale objective est dissoute dans la subjectivité, mais les faits sociaux sont revêtus d’une complexité apparemment exacte, en réalité d’une extrême confusion. Les catégories sociologiques de Max Weber – lorsqu’il parle de probabilités, il définit les plus diverses figures sociales, comme le pouvoir, le droit, l’État, etc. – ne produisent rien d’autre qu’une formulation abstraite de la psychologie de l’agent individuel calculateur du capitalisme.

Max Weber, subjectivement, s’est efforcé de pratiquer cette discipline de la manière la plus objective, de fonder une méthodologie de l’objectivisme pur, et de l’appliquer en pratique, mais les tendances à la pseudo objectivité se révèlent les plus fortes dans la conception des probabilités, transformant les formes objectives, les métamorphoses, les événements de la vie sociale en un écheveau d’anticipations concrétisées ou non, transformant les lois en probabilités plus ou moins fortes de la réalisation de ces anticipations. Cela ne peut aboutir qu’à des analogies abstraites.

Max Weber considère sa méthode comme l’unique méthode scientifique puisqu’elle ne s’autorise de ne rien introduire dans la sociologie qui ne peut être rigoureusement prouvé. La sociologie ne peut fournir qu’une critique technique, c’est-à-dire examiner quels moyens sont appropriés pour mener à un objectif que l’on s’est fixé et par ailleurs de constater les conséquences que pourraient avoir l’application des moyens nécessaires outre l’obtention éventuelle de l’objectif visé. Tout le reste se situe hors de la science, est un objet de croyance, et donc irrationnel. La neutralité axiologique, en apparence purifiée de tous les éléments irrationnels, n’en aboutit que davantage à une conception irrationaliste des événements socio-historiques. Le motif irrationnel des jugements de valeur est profondément enraciné dans la réalité sociale. Les prises de position et les hiérarchies de valeurs se livrent entre elles à une lutte implacable, mais Max Weber ne parle pas de lutte de classes.

Max Weber est un adversaire énergique de l’irrationalisme, courant : pour lui, une pensée ne peut être irrationnelle que par rapport à une autre. Il a du mépris pour l’irrationalisme du vécu, de ceux qui ont des visions, de ceux qui trouvent la signification de l’action dans ce qu’elle a d’inexplicable et d’incompréhensible, mais il exclut de son accusation les futurs penseurs de l’existentialisme. Sa propre méthode est imprégnée de tendances irrationalistes, sa conception du monde aussi. Il se propose de sauver la dimension scientifique de la sociologie par sa neutralité axiologique, mais il ne fait ainsi que repousser toute l’irrationalité dans les jugements de valeur, dans les prises de position concrètes (rappelons ses observations sur la rationalité de l’économie et l’irrationalité de la religion). Une justification scientifique de prises de position pratiques est impossible parce que divers ordres de valeur s’affrontent dans le monde en une lutte inexpiable. Une chose peut être sainte bien qu’elle ne soit pas belle. Une chose peut être belle bien qu’elle ne soit pas bonne. Une chose peut être vraie bien qu’elle ne soit ni belle ni sainte ni bonne. Différents dieux se combattent. Suivant les conditions profondes de chaque être, une de ces éthiques prend le visage du diable, l’autre celle du dieu et chaque individu aura à décider, de son propre point de vue, qui est dieu et qui est diable. Il en va ainsi dans tous les ordres de la vie. La multitude des dieux sortent sous forme de puissances impersonnelles parce que désenchantées, et ces dieux s’efforcent à nouveau de faire retomber notre vie en leur pouvoir tout en reprenant leurs luttes éternelles. Cette irrationalité dans les prises de position des hommes, et particulièrement quant à leur pratique décisive, est une donnée fondamentale et suprahistorique de la vie sociale. Pour ce qui concerne l’époque, il faut souligner le retrait de l’individu hors de l’espace public, de sorte que la conscience de cet individu isolé devient le juge souverain des décisions, dont le caractère irrationnel, en l’absence d’une instance objective, est encore mis en relief. Cette situation est également liée au désenchantement du monde, à la naissance du prosaïsme moderne dans lequel les figures mythiques des dieux en lutte perdent leur forme mythique, religieuse et sensible, et n’existent plus que sous la forme de leur antagonisme abstrait et de l’irrationalité de leur existence et des réactions qu’elle suscite. On aboutit ainsi à l’athéisme religieux qui ne peut qu’engendrer une profonde tristesse, une nostalgie du temps jadis pas encore frappé par le désenchantement. Lorsque Max Weber dirige son regard sur la nature de la vie sociale, il n’aperçoit partout que ténèbres. La plus haute vertu du savant est la simple probité intellectuelle qui commande de constater que ceux qui sont dans l’attente doivent se mettre au travail : il n’y a pas de perspective dans l’athéisme religieux, ce qui se rattache au nihilisme des penseurs existentialistes comme Jaspers.

Max Weber exclut l’irrationalisme de sa méthode, de l’analyse des faits individuels, pour le réintroduire comme fondement de sa vision du monde générale. Cette exclusion de l’irrationalisme de la méthode n’est pas totale : si Max Weber relativise tout en types rationnels, son type du chef échappant à la tradition, à qui l’on confère ce rôle en raison de son charisme personnel, est lui aussi purement irrationnel. La rigoureuse scientificité de Max Weber n’est qu’un chemin pour l’établissement définitif de l’irrationalisme dans la vision du monde.

La civilisation prolonge l’existence biologique de l’homme, tandis que la culture, sommet de l’humain, est radicalement indépendante de l’existence physique et sociale des hommes et opposée à toutes les autres formes d’expressions vitales ; il n’y a de culture que dans l’œuvre d’art et dans l’idée, et de représentants de la culture que dans les artistes et les prophètes ; la culture est du côté de l’émotion, de l’intuition irrationaliste, et ne comporte aucune évolution, aucun progrès, seulement un courant sans perspective et à l’avenir mystérieux et irrationnel, un courant exprimé par des symboles affectifs, les faits originels de la vie, tandis que la civilisation est du côté de l’intellect, du rationalisme, de l’évolution, de la démocratie, de la mécanisation, de la bureaucratisation, de la massification, de la domination des intentions politiques par des forces économiques étrangères à l’esprit, de la création d’une nouvelle couche dirigeante ; le problème de la démocratie est réduit au problème de ses dirigeants, puisque les masses sont incapables de créer par elles-mêmes une élite dirigeante ; le choix du chef relève non de critères personnels ou de convictions partisanes mais de l’expérience vécue, d’une norme non définissable.

Pour Alfred Weber, le monde se divise en trois domaines aux tendances évolutives différentes : processus social, processus de civilisation, mouvement culturel. La critique anticapitaliste romantique de la culture du présent se pétrifie en une mise en opposition abrupte, mécanique, de la culture et de la vie socio-économique. Cette critique affirme l’altérité radicale entre la culture et toutes les autres tendances et forces de l’évolution de l’humanité. Le processus de civilisation n’est qu’un prolongement de la séquence de l’évolution biologique de l’homme, par laquelle nous recevons et élargissons notre existence naturelle. Cette évolution n’a aucun rapport avec la culture. La culture ne croît plus comme l’apogée de l’évolution de l’humanité, mais est pensée comme radicalement indépendante de l’existence physique et sociale des hommes. La culture, en tant que sommet de l’humain, est opposée à toutes les autres formes d’expression vitale de l’homme. Alfred Weber ne reconnaît pour forme de la culture que l’œuvre d’art et l’idée, que les artistes et les prophètes comme leurs représentants. Le contenu authentique de cette sociologie de la culture est une totale abstention de tout agir social, considéré comme inapte à atteindre l’essentiel, tout en se tournant vers la vie sociale. Hitler donnera au prophète un contenu clairement réactionnaire.

Il y a une relation identique entre le charisme du Führer prôné par Max Weber et l’absolue obéissance au Führer qu’exige Hitler.

L’opposition culture/civilisation coïncide avec l’opposition émotion/intellect et celle entre intuition irrationaliste/rationalisme. Toute évolution est rationaliste et n’a un sens méthodologique qu’en dehors du domaine culturel. Dans la culture, il n’y a pas d’évolution, pas de progrès, mais seulement un courant vivant. Toute perspective, tout pronostic culturel pour l’avenir sont repoussés. L’avenir est nécessairement mystérieux, en bonne logique irrationaliste. On peut seulement fournir une orientation dans le présent. La tâche de la sociologie est de maintenir une vision de ce courant qu’est la culture et de l’exprimer en symboles affectifs, sur la base desquels il sera possible de rendre compte de notre situation. Il n’est pas question de parler de la direction de ce courant, des perspectives d’avenir. Alfred Weber renonce au caractère scientifique de la sociologie mais pense néanmoins que sur ces bases des symboles affectifs, une analyse et une synthèse déterminées et fondées sur l’intuition sont possibles, analyse et synthèse qui n’ont simplement aucun rapport avec une explication causale.

La situation actuelle est caractérisée par une existence marquée par la mécanisation, la bureaucratisation, la massification et l’inéluctabilité de ces phénomènes sociaux. La démocratie, composante de ce processus de civilisation, est caractérisée par la domination des intentions politiques par des forces économiques étrangères à l’esprit (ceci est en lien avec le refus de la dimension de masse de l’existence de la démocratie). On doit séparer les composantes de la pensée démocratique qui proviennent simplement de l’évolution de la conscience de soi de l’homme des composantes qui sont nées du complexe de moyens rationnels de la pensée et de la vision de la civilisation. Il faut mettre en évidence les faits originels de la vie. L’apparence est la civilisation, tandis que les faits originels sont la direction et la subordination à cette direction : la tâche centrale de la démocratie est par conséquent de donner naissance à une nouvelle couche dirigeante.

Max Weber considérait la vocation des dirigeants, en particulier démocratiques, comme un charisme, une terminologie qui exprime le caractère inaccessible à l’analyse et manifestement irrationaliste de cette notion de chef. Le concept de charisme fixe dans un pseudo-concept notre stupeur inapte à toute connaissance et généralisation des phénomènes strictement singuliers, et partant une dimension irrationnelle. Hegel part de la tâche historique qui incombe à une époque, à une nation, et il considère l’individu qui est en mesure d’accomplir cette tâche comme historico-mondial, avec la connaissance que, parmi tous ceux qui ont la conscience et la capacité d’action nécessaires dans la situation donnée, le choix de celui qui réussirait comporte un élément de contingence. Max Weber pose la question en partant de cette insurmontable contingence, pour laquelle il recherche précisément une explication, et il se condamne à aboutir au pseudo-concept de charisme, pour partie abstrait et pour partie mystique et irrationnel.

Il y a au départ une opposition contre les progrès de la démocratie. On se préoccupe d’emblée bien moins du problème des interactions entre les dirigeants et les masses que des problèmes de leur antagonisme, de leur hostilité mutuelle. Ces raisons de classe font naître une problématique à la fois abstraite et irrationaliste qui consiste à borner les problèmes de la démocratie à la question de ses dirigeants. Une question ainsi amputée et déformée ne peut appeler que des réponses irrationalistes, déformées et antidémocratiques (Robert Michels). Des phénomènes que le réformisme introduit dans la social-démocratie, on déduit la « loi » que les masses sont incapables de donner naissance par elles-mêmes à une élite dirigeante.

Alfred Weber critique le retard démocratique de l’Allemagne de façon épisodique, tandis que la mystique irrationaliste concerne aussi bien le choix des chefs que la totalité du problème de la démocratie et de ses chefs. Il faudrait faire abstraction des critères personnels et des convictions partisanes dans le choix des chefs. Il faut la formation d’une norme de l’aristocratie de l’esprit, richement dotée de contenu et aux traits de caractères affirmés. Le contenu d’une telle norme n’est pas définissable : elle est seulement une expérience vécue. Il s’agit d’un tournant, d’allusions vagues à un bouleversement de la conception du monde, de l’appel à une génération, comme fondements à une action des hommes nouveaux pour parvenir à une coopération pacifique des peuples. Une telle sociologie de l’idée du chef, objet nécessairement irrationnel d’expériences subjectives, va jouer un rôle dans la création d’une atmosphère intellectuelle favorable à l’acceptation de la mystique nazie du Führer. La sélection des chefs dans le mouvement hitlérien n’a été qu’un masque pour la corruption et l’arbitraire et il a été pourvu de principes de sélection parfaitement clairs et rationnels de fidélité inconditionnelle à l’égard du capitalisme monopoliste assortie aux méthodes les plus barbares.

Toute connaissance est située, relationnelle, ancrée : ce relativisme s’appelle « relationalisme » ; on peut faire une typologie de toutes les formes possibles de fausse conscience, d’idéologie, y compris le marxisme qui ne peut pas prétendre à l’objectivité et qui s’oppose comme les autres idéologies à la connaissance adéquate ; toutes les connaissances sont relatives : il y a des points de vue qui ont plus de vérité que d’autres, mais il n’y a pas de vérité absolue pour celui qui méprise le besoin de sécurité ; toute connaissance est liée à une situation et ne peut donc être absolue ; concurrence et la régulation ne sont pas des catégories économiques mais des principes biologiques universels ; il existe une intelligentsia sans attache, sans lien avec une situation, qui découvre l’orientation générale des événements ; l’excès de démocratie a laissé pénétrer l’irrationalisme dans les domaines où une direction rationnelle aurait été nécessaire ; il faut former des dirigeants, éviter la violence et la guerre.

Mannheim considère que l’ancienne théorie de la connaissance, qui avait tout au moins posé l’exigence de vérité objective, et désigné sa négation comme relativisme, est dépassée. La théorie de la connaissance moderne part du principe qu’il est des domaines de la pensée dans lesquels une connaissance non située et non relationnelle est inconcevable. Chacun aperçoit principalement de la totalité sociale ce vers quoi l’oriente son vouloir.

Mannheim ne voit pas que le matérialisme dialectique considère que le relatif et l’absolu sont en interaction dialectique, qu’ils se transforment constamment l’un dans l’autre, et que c’est de cette interaction que naît le caractère d’approximation de la connaissance, qui contient toujours la vérité objective, le reflet adéquat de la réalité objective, comme élément et comme critère. Elle comporte donc l’idée d’une fausse conscience comme pôle opposé de la connaissance adéquate.

Le « relationalisme » (pour ne pas dire relativisme) est considéré comme une typologie et une systématisation de toutes les formes possibles de la fausse conscience. Si toutes les idéologies n’ont qu’un degré de vérité relatif, le marxisme ne peut prétendre à rien de plus pour lui-même. C’est la nuit relativiste, dans laquelle toutes les vaches sont noires et toutes les connaissances relatives. Il ne s’agit pas de savoir comment décider ce qui est vrai, mais de se demander quel point de vue offre le plus de chance d’un optimum de vérité, comme si ainsi le problème du relativisme disparaissait. Toute connaissance sociale est par principe liée à une situation. Il n’existe pas de pensée en tant que telle, mais un être vivant aux caractéristiques déterminées qui pense dans un monde aux caractères définis pour accomplir une fonction vitale déterminée. L’exigence d’une vérité absolue de la pensée est un médiocre besoin de sécurité.

La concurrence et la régulation ne seraient pas des catégories économiques mais des principes biologiques universels. Cette généralisation donne la possibilité de définir n’importe quelle catégorie économique ou sociale n’importe comment, et de soumettre ces concepts abstraits et vides de leur substance à n’importe quelle analyse ou comparaison.

Par cet éloignement de la réalité socio-économique objective, par cette abstraction, il découvre des motifs irrationnels dans le matérialisme historique, qui est une synthèse entre l’intuitionnisme et la volonté de rationalisation poussée à l’extrême. La situation révolutionnaire, désignée comme « instant », est présentée comme un hiatus irrationnel. Le matérialisme historique a l’inconvénient d’absolutiser la structure économique de la société. En plus il ne réalise pas que son dévoilement des idéologies est lui-même une idéologie.

On élimine l’économie et on introduit l’irrationalisme dans le processus social. On substitue à la relation historique toujours concrète entre base économique et idéologies un ancrage dans une situation de la pensée et de la connaissance. La prétention de distinguer entre vraie et fausse conscience est inconséquente. La relativité de toute pensée doit être corrigée par la suppression pure et simple de toute objectivité. Le matérialisme historique n’est qu’une discipline particulière.

On obtient une typologie entièrement abstraite des prises de position possibles. Dans certains des types, on a des tendances les plus hétérogènes, les plus contradictoires, uniquement pour être en mesure de fixer des limites à la liste des types. C’est l’intuition, l’expérience vécue, le charisme de l’individu qui vont trancher.

L’intelligentsia sans attache a seule la possibilité de découvrir, dans la totalité des points de vue et des prises de positions qui leur sont liées, la vérité conforme à la situation historique du présent. Cette intelligentsia est située hors des classes, elle constitue un point central sans rapport avec les classes. Ces intellectuels sans attache ont une pensée qui échappe à l’ancrage dans une situation. C’est un mystère de la sociologie de savoir. Cette intelligentsia est douée d’une sensibilité sociale qui lui permet de s’identifier par la pensée à la dynamique des forces qui s’affrontent. Cette pensée des intellectuels sans attache n’est pas en lien avec l’être social, avec la situation, qui, selon la nouvelle théorie de la connaissance, détermine la pensée de tout être humain vivant en société. Ces intellectuels sans attache trouvent l’orientation générale dans les événements. Ils sont des veilleurs dans une nuit qui serait sinon trop obscure.

Le mal de la société moderne est le fait que le dispositif libéral n’est jusqu’à présent pas parvenu à engendrer l’articulation organique nécessaire à la société de masse. La démocratisation des dix-neuvième et vingtième siècles a permis aux irrationalismes de se laisser libre cours. Les irrationalismes non canalisés et non intégrés au dispositif social s’introduisent dans la politique. L’appareil de masse de la démocratie laisse pénétrer l’irrationalisme dans des domaines où une direction rationnelle serait nécessaire. C’est un excès de démocratie qui est à l’origine du développement du fascisme en Allemagne. Les porte-parole d’un libéralisme antidémocratique et corrompu par l’impérialisme ont constamment combattu la démocratie par peur de ses conséquences sociales, et ils s’emparent avec enthousiasme du cas de Hitler afin de pouvoir déguiser leur hostilité inchangée envers la démocratie comme dirigée contre la droite et la réaction, adoptant l’assimilation social-démocrate entre fascisme et bolchevisme, tous deux définis comme les ennemis communs de la démocratie véritable, c’est-à-dire la démocratie du libéralisme.

Le problème crucial pour le devenir social, c’est de former des types de pionniers, des dirigeants, une élite, en évitant la violence et en construisant une organisation mondiale pour éviter la guerre.

Rosenberg rejette le cléricalo-fascisme autrichien.

Spann voit son principal ennemi dans les idées libérales de 1789, mais surtout dans les idées marxistes de 1917. Il accuse de marxisme tous ceux qui ne sont pas expressément réactionnaires. Rosenberg le rejette en totalité, parce qu’il part d’un système philosophique et sociologique scolastique catholique, adapté au cléricalo-fascisme autrichien.

Historiquement, tout commence par l’esprit, la communauté, la foi, le mythe, le culte, le langage, le « tu », puis il y a la science, l’art, le droit, le « ça », la décadence, la déshumanisation, le génie, la question de la souveraineté, la transformation des états en classes, le triomphe de l’économie, du capital, du matérialisme dialectique et de la lutte des classes, et il y a au bout l’État, le pouvoir ; le tournant politique de l’esprit, la naissance d’un nouveau style ne peuvent provenir que de la tension entre races maîtresses et races sujettes ; de manière plus radicale que le marxisme qui ne cible que le phénomène superficiel du capitalisme, la sociologie prône un bouleversement remplaçant l’ère de l’économie par une ère soustraite à l’économie, domestiquant l’économie par l’esprit, par l’État, par la dictature sur l’économie ; le chemin du pouvoir à l’esprit, qui donne une large place à la guerre, à la conquête et au maintien du caractère sacré de la race, reflète le chemin réel historique de l’esprit au pouvoir ; la loi soumet l’économie, la lutte des classes à l’État ; la forme, étape ultime, voit apparaître le Führer qui crée la figure du peuple ; la sociologie aide à la lutte contre les éléments morts et mécaniques de l’économie, au nom de la vie vivante de l’État, du Reich et du peuple, et a un aspect dynamique, en admettant la nécessité des révolutions ; la révolution de droite doit susciter intentionnellement l’obscurité, n’avoir aucun objectif ni programme, sinon les objectifs du Führer qui excèdent la logique et la morale humaine.

Freyer essaye de formuler une synthèse entre l’esprit et la vie. Il parle de l’impuissance de l’esprit face au pouvoir. L’esprit nécessite le pouvoir pour se faire reconnaître, mais le pouvoir a un besoin urgent de l’esprit, pour devenir réalité à partir de la masse fragmentée et décousue de ses possibilités. Il y a donc une dépendance mutuelle entre l’esprit et l’État. Il y a le chemin historique (foi, style, État) qui va de l’esprit à l’État, et le second chemin (pouvoir, loi, forme) qui va de l’État à l’esprit qui n’est que la reproduction intellectuelle du premier chemin. L’étape de la foi n’est rien d’autre que la communauté. Ses formes sont le mythe, le culte, le langage. L’étape qui suit est l’épisode nécessaire de l’esprit : sa forme objective est le « ça », alors qu’elle était précédemment celle du « tu ». Les formes qu’elle comporte sont la science, l’art, le droit. L’esprit est considéré comme une sphère de déshumanisation. Le style ne se borne pas à diviser la communauté : il montre des traits décadents : le génie est le phénomène le plus négatif du monde social. Il a besoin de la communauté comme le diable a besoin de la divinité : pour la nier. Le chemin réel de la dissolution de la communauté s’exprime dans la question de la souveraineté. On est maître de naissance, on est sujet de nature, et non par malchance. La transformation des états en classes est un signe du déclin, c’est-à-dire du triomphe de l’économie, lorsqu’un style dépérit et que la lutte de classe devient vraie. La genèse du capitalisme tient à des motifs purement idéologiques, à des questions de vision du monde, à des conceptions définies de la morale, de la métaphysique et de l’existence. Le capital est la forme décadente de la vie économique. La décadence n’est pas une forme du capitalisme, alors que le capitalisme est une des formes de la décadence. La lutte des classes est conçue comme un activisme abstrait, comme des tensions au sujet du pouvoir entre des fractions hétérogènes. N’importe quelle lutte peut-être rebaptisée « combat révolutionnaire ».

Le fascisme a besoin du désespoir et de l’amertume qui apparaissent du fait de la pression économique sur les masses et sur les intellectuels, de la tendance à la résistance et à la rébellion qu’ils engendrent, et met à profit les dispositions anticapitalistes qui naissent ainsi, tout en souhaitant éviter que les tensions qui en résulteraient ne se dirigent contre le capitalisme, auquel il veut au contraire livrer l’instrument de pouvoir terroriste. La sociologie prè-fasciste accomplit un important travail préparatoire en dévalorisant au plan de la conception du monde le domaine tout entier de l’économie, se donnant ainsi l’apparence superficielle d’être plus radicale que le marxisme, qui ne prend pour cible qu’un phénomène superficiel, le capitalisme, tandis que la sociologie prè-fasciste ou fasciste prône un bouleversement, sans toucher le moins du monde à la domination du capitalisme. Cette sociologie peut en même temps répondre aux aspirations immédiates de masses plus larges en remplaçant l’ère de l’économie par une ère soustraire à l’économie et en faisant miroiter la domestication de l’économie par l’esprit, par l’État. L’économie est le véritable anarchiste contre la totalité de l’État, inefficace en dépit de l’apparente puissance. Une dictature de l’État sur l’économie est nécessaire. L’économie doit être tenue en bride par une main ferme.

Le matérialisme dialectique est l’expression intellectuelle adéquate de l’ère de l’économie, de la période de la décadence, de la déchéance. La lutte des classes peut faire périr un style, mais pas en faire naître un autre. Le style ne peut provenir que de la tension posée par la nature entre races maîtresses et races sujettes. Le tournant politique de l’esprit, comme dépassement de toutes les formes précédentes, n’est pas encore accompli.

Le chemin inverse, celui de l’État à l’esprit, reproduction par la pensée du chemin réel, fait la promotion, quand est abordé le thème du pouvoir, de la guerre et de la conquête. L’État se fonde dans la guerre et il y a son origine. L’État doit conquérir pour exister. Le sens de la race est le matériau sacré dont le peuple est constitué : le maintien du caractère sacré de la race est donc la tâche principale du pouvoir. L’étape suivante, celle de la loi, traite de la soumission par l’État de l’économie, l’identifiée avec la technique, principe d’anarchie et de mécanisation de la vie. La suppression des classes relève du même processus. Dans l’étape ultime, celle de la forme, apparaît le Führer qui crée la figure du peuple, une et sans classes. Être un peuple signifie devenir un peuple entre les mains du Führer.

La sociologie doit être porteuse du contenu de la philosophie de l’histoire. Elle doit préparer intellectuellement la décision de manière à la rendre nécessaire. Elle a pour fondement non l’individu isolé mais le monde social. L’essentiel n’est pas la dislocation nihiliste de l’objectivité, le dénigrement des carcans et une décision qui reste le fait de l’individu isolé, mais la lutte contre les éléments morts et mécaniques de l’économie, au nom de la vie vivante de l’État, du Reich et du peuple. La sociologie approfondit la connaissance de la réalité présente et des décisions présentes par la compréhension de leurs présupposés. Il faut introduire une dynamique dans la sociologie et admettre par conséquent les révolutions comme historiquement nécessaires. Le monde contemporain est à la veille d’une révolution de ce genre.

L’orientation du mouvement ouvrier vers le réformisme libère la voie pour la révolution de droite. Le vecteur de cette révolution est le peuple, ce qui n’est ni société, ni classe, nj intérêt, et donc inaccessible au compromis, mais révolutionnaire. Le peuple est l’adversaire de la société industrielle. L’État qui doit naître de la révolution de droite n’est ni une structure, ni un ordre, ni une construction, ni un état figé, mais une tension, une figure constructive qui tisse des lignes de force, une force, une pure révolte, une pure protestation, la force politique à l’état pur.

La révolution de droite doit susciter intentionnellement l’obscurité dans les esprits, chez le peuple qui doit l’accomplir, dans une activité entièrement privée d’objectifs définis et sans être lié à un programme. Il s’agit pour le Führer de former le peuple de telle sorte que le Reich soit son destin, autrement dit il s’agit de lier les masses du peuple allemand aux objectifs impérialistes du capitalisme monopoliste. Les objectifs du Führer excèdent la logique et la morale humaine.

La sociologie ne cherche pas des causalités mais des analogies, des parallélismes ; il faut une nouvelle idéologie réactionnaire pour une dictature sans phrase ; le droit, les normes, les figures signifiantes sont des formes vides qui ont une genèse sociale, un pouvoir ou une instance politiques qui les institue ; la théorie de la dictature et l’état d’exception manifestent l’effacement du droit et de sa mécanique pétrifiée dans la répétition, la pérennité de l’État comme ordre qui n’est pas de droit, la force de la vie réelle, la véritable souveraineté de celui qui décide de l’état d’exception : la démocratie de masse, avec sa division en classes et en partis, et sa prétention à l’égalité universelle des hommes et à l’humanité, ne peut qu’exclure le parlementarisme, qui exige une homogénéité des intérêts, et conduire à la dictature du président du Reich ; toutes les relations, tous les programmes, les idéaux, les normes, les finalités se réduisent à la relation ami-ennemi et à la guerre, décidée de manière arbitraire par un Führer ; le fascisme italien est une tentative héroïque ; contre la dépolitisation, contre la culture, le progrès, l’éducation, la science dépolitisée, il faut reconnaître la supériorité dans l’interprétation juridique des problèmes actuels de l’Allemagne ; il faut une répartition du monde entre empires.

Carl Schmitt conteste le rôle de la causalité dans la sphère sociale. Que la dimension idéelle des concepts radicaux soit le reflet d’une réalité sociale ou que l’on conçoive la réalité sociale comme la conséquence d’une manière déterminée de pensée et donc d’agir est sans conséquence. La sociologie doit trouver des parallélismes, des analogies entre les diverses formes sociales et idéologiques.

Carl Schmitt refuse toute idéologie restauratrice : le type de réaction que représente le romantisme est dépassé, le présent a besoin d’une nouvelle idéologie réactionnaire. Il faut une dictature sans phrase.

Carl Schmitt met en question l’idée de norme qui transforme l’État tout entier en un réseau de relations vides et formelles. Toutes les représentations essentielles de la sphère spirituelle de l’homme sont existentielles et non normatives. Les normes ne sont valides que dans des situations normales. L’essentiel est de savoir quel est le pouvoir qui pose le droit et l’abolit. Le droit n’est pas une sphère autonome régie par ses propres lois. La séparation entre la validité des figures signifiantes et le processus de leur genèse sociale est aussi insoutenable dans l’esthétique et la théorie de la connaissance. La validité des principes du droit est socialement conditionnée. Qu’un crime soit puni de cinq ou 10 ans de prison ne dépend pas du contenu du principe juridique, mais du fait que l’instance politique en a disposé ainsi.

Les états d’exception juridique se caractérisent par ce que l’État continue d’exister, tandis que le droit s’efface. Au plan juridique, un ordre continue d’exister, même si ce n’est pas un ordre de droit. L’exception est plus intéressante que la normalité. Dans la situation d’exception, la force de la vie réelle brise la croûte d’une mécanique pétrifiée dans la répétition. Est souverain celui qui décide de l’état d’exception.

Cet intérêt passionné pour la théorie de la dictature est lié à l’hostilité au système de Weimar, à la science, à l’idéologie libérale et au système parlementaire. Il y a une opposition inconciliable entre libéralisme et démocratie. La démocratie de masse débouche sur la dictature. L’homogénéité sociale est une condition du parlementarisme : la méthode d’une formation de la volonté par la détermination de la majorité n’est soutenable que si l’on présuppose une homogénéité substantielle de la totalité du peuple. Cette homogénéité n’a jamais été dans les sociétés de classe. Carl Schmitt ignore que le fonctionnement du système parlementaire repose sur la communauté d’intérêts non de la totalité du peuple mais des seules couches dirigeantes, et suppose en outre l’impuissance du reste du peuple : il ne peut donc définir les tendances de ce système à se dissoudre que de manière abstraite.

Il s’agit de prouver l’impossibilité du parlementarisme de la république de Weimar, et de faire preuve de la nécessité d’un passage à la dictature. La démocratie de masse sape la base homogène des intérêts qui avaient été le fondement du parlementarisme anglais. Le problème de l’égalité substantielle et de l’homogénéité nécessaires à une démocratie ne peut être résolue avec l’égalité universelle des hommes. Une démocratie de masse, fondée sur l’idée d’humanité, n’est jamais en mesure de donner naissance à une forme d’État, pas même un État démocratique. En raison des partis de masse démocratiques, la démocratie se transforme en pure apparence. Même le vote n’existe plus : cinq listes nées de manière secrète, les masses qui s’écoulent entre sept haies disposées à son intention, et l’on nomme élection le résultat statistique de ce processus : la volonté populaire ne peut jamais se rejoindre en un courant unique. Le parlement ne fait que maintenir un absurde statu quo. Le parlement devient de théâtre d’une distribution pluraliste des puissances sociales organisées, ce qui signifie une dissolution de l’État. Cet état de décomposition, cette crise permanente engendre la nécessité de l’état d’exception et de la dictature du président du Reich.

En dépit de ses ornements existentialistes, de sa permanente invocation de la vie, de sa prétendue concrète étude historique, la sociologie du droit n’accouche que d’un modèle d’une extrême indigence : la réduction de toutes les relations politiques, juridiques et étatiques au schéma « ami-ennemi ». Toute rationalité et tout contenu concret sont écartés de ce schéma. Aucun programme, aucun idéal, aucune norme, aucune finalité, ne confèrent le droit de disposer de la vie physique d’autres hommes. La guerre, le sacrifice volontaire de leur vie de combattants, l’élimination physique d’autres hommes qui appartiennent au camp ennemi, n’ont pas un sens normatif mais seulement un sens existentiel, et cela uniquement dans la réalité d’une situation de combat véritable contre un véritable ennemi, et non dans de quelconques idéaux, programmes et normes. S’il existe des ennemis véritables, il est sensé en termes politiques de se défendre physiquement contre eux en cas de besoin et de les combattre.

La pensée et l’instinct politiques se mesurent en théorie et en pratique à l’aptitude à distinguer entre amis et ennemis. L’existence politique de l’État repose sur sa capacité à décider lui-même de la distinction entre amis et ennemis. Une abstraction pauvre, vide de contenu, est ainsi associée à l’arbitraire irrationaliste. Dans la mesure où le couple antagoniste ami-ennemi est supposé résoudre tous les problèmes, sa vacuité et son arbitraire se manifestent. Ils sont les prolégomènes méthodologiques abstraits et pseudo-scientifiques à l’antagonisme des races.

Le libéralisme dénature le fondement de la politique et de l’État qu’est le schéma ami-ennemi. Le dix-huitième siècle est l’époque de la neutralisation et de la dépolitisation au nom de la culture, du progrès, de l’éducation, de la science dépolitisée, ce qui manifeste une tendance hostile à l’égard d’une Allemagne forte de la part des petits États neutres. Le constitutionnalisme et le parlementarisme constituent une dégradation de l’Allemagne forte. Avant la prise du pouvoir par Hitler, Carl Schmitt parle avec enthousiasme du fascisme italien comme d’une tentative héroïque de préserver et d’imposer la dignité de l’État et l’unité nationale face au pluralisme des intérêts économiques. La dimension nationale est porteuse du mythe le plus puissant, par rapport au mythe inférieur du socialisme.. Après la Nuit des longs couteaux, Schmitt défend la forme la plus flagrante de l’arbitraire juridique fasciste et soutient de la manière la plus résolue l’idée que le Führer, et lui seul, aurait le droit de distinguer entre amis et ennemis, son statut de dirigeant l’élevant à celui de juge suprême, créant directement le droit.

La guerre est au cœur de toute chose. La nature et la forme de la totalité de l’État sont déterminées par la nature de la guerre totale. Mais la guerre totale ne prend son sens que par l’ennemi total. Tel est le fondement philosophique de l’État hitlérien. La vieille antithèse ami-ennemi s’étend au monde entier. La supériorité de l’Allemagne est évidente dans l’interprétation juridique des problèmes du vingtième siècle.

Carl Schmitt combat les ambitions universalistes de la Société des Nations, et revendique au contraire l’application de la doctrine de Monroe à l’Allemagne et à sa sphère d’influence. Une nouvelle répartition du monde s’esquisse : il n’y aura plus des États mais seulement des empires, des grands espaces avec la suppression de la neutralité. C’est, en 1938, une apologie au nom du droit international de l’agression hitlérienne. La sociologie aboutit ainsi à une propagande de l’impérialisme bestial de Hitler. Les professeurs allemands sont devenus des SA et des SS intellectuels.

Pour les réactionnaires, la structure sociale est conforme à la nature, et seule la croissance organique, par des réformes progressives et limitées, est naturelle (la révolution est antinaturelle, de même que toute fabrication mécanique, intellectualiste et abstraite) ; la noblesse descend de l’ancienne race souveraine des Francs, le reste de la population descendant des Gaulois assujettis ; l’inégalité des hommes est une évidence ; les mélanges de sang aboutissent au néant, à une société somnolente, engourdie dans la nullité, arrivant à la mort dégradée, à la civilisation en déclin (c’est un fatalisme pessimiste) ; tous les mélanges raciaux ne sont pas funestes : l’art ne peut naître que de l’alliance avec la race noire, et certaines d’hybridation engendrent des sommets culturels ; les Aryens réalisent la forme sociale composée de la noblesse, la race victorieuse, de la bourgeoisie, composée de métis proches de la grande race, et du peuple, esclave, déprimé, appartenant à une variété humaine inférieure, nègre ou chinoise ; l’histoire ne concerne que la race blanche ; la race blanche n’a jamais été à l’état primitif ou barbare, elle est d’emblée cultivée.

L’application à la société et à l’État de l’analogie de l’organisme a toujours eu tendance à vouloir démontrer que la structure sociale était conforme à la nature. Dans la lutte réactionnaire contre la Révolution française, la métaphore organiciste ne porte désormais plus seulement sur un état statique, mais aussi sur le développement dynamique, puisque seule la croissance organique, donc la transformation par des réformes progressives et limitées, approuvées par la classe dominante, est comme naturelle, tandis que tout bouleversement révolutionnaire est stigmatisé comme anti-naturel. La croissance organique s’oppose à la fabrication mécanique, intellectualiste et abstraite.

Les idéologues de la noblesse défendent l’inégalité des états par l’argument qu’elle n’est que l’expression juridique d’une inégalité naturelle des types d’êtres humains, des races, et qu’à titre de fait de la nature, aucune institution n’est à même de la supprimer sans mettre en péril les valeurs suprêmes de l’humanité. Le comte de Bougainvilliers écrit un livre en 1727 pour prouver que les représentants de la noblesse sont les descendants de l’ancienne race souveraine des Francs, tandis que le reste de la population descendrait des Gaulois assujettis. La noblesse prétend représenter une race supérieure et pure de tout mélange.

Les cercles légitimistes sous Louis Napoléon lancent une offensive de l’idéologie raciale féodale, dont Gobineau devient le représentant le plus influent. Au départ, le livre de Gobineau exerce une influence aux Etats-Unis et non en France, où la lutte de la bourgeoisie pour se défendre contre l’essor du prolétariat prend une place centrale.

Gobineau lutte contre la démocratie et contre l’idée anti-scientifique et contre-nature de l’égalité des hommes. L’hypothèse de l’égalité des hommes n’est que le symbole de l’abâtardissement, de l’impureté du sang. Dans les périodes normales, l’inégalité est admise comme une évidence. Quand le plus grand nombre des citoyens sent couler dans ses veines un sang mélangé, le plus grand nombre, transformant en vérité universelle et absolue ce qui n’est vrai que pour lui, se sent appelé à affirmer que tous les hommes sont égaux. Il y a un déclin inévitable de la civilisation par suite des mélanges de sang. L’espèce blanche a désormais disparu. Elle n’est plus représentée que par des hybrides. Le processus d’hybridation s’achèvera dans le néant : les nations, accablées sous une morne somnolence, vivront engourdis dans leur nullité. La prévision attristante, c’est la certitude d’arriver à la mort dégradé. Ce fatalisme pessimiste distingue Gobineau de ses successeurs, même si certains traits du pessimisme de la théorie raciale de Gobineau survivront, en particulier l’idée que l’évolution est toujours synonyme d’une dégradation, que le métissage est synonyme de dégénérescence. L’activisme de la théorie raciale plus tardive est désespéré et aventureux, prenant la place du désespoir fataliste de Gobineau, avec la démagogie sociale d’un prétendu anticapitalisme rebelle, comme fondement de l’activisme, un abandon de l’idéologie féodale chrétienne réactionnaire, et de larges concessions démagogiques au détournement croissant des masses de la religion.

Gobineau réintroduit la vieille théorie des races du féodalisme en mettant sur pied la méthode arbitraire consistant à mélanger une prétendue exactitude scientifique et une mystique exaltée. Gobineau choisit, en quelques phrases pseudo-scientifiques tout à fait abstraites, la voie du mythe historique irrationaliste, purement intuitif, reconstruisant une histoire universelle sur un prétendu fondement racial, considérant les races, les mélanges raciaux, comme des faits bien connus qui n’exigent pas d’explication ou d’analyse supplémentaires. Pour pseudo-scientifiques et intuitionnistes que soient ses affirmations, le ton péremptoire de Gobineau joue un rôle notable dans son influence.

Les théoriciens racistes délibérés et militants qui préparent le fascisme et succèdent à Gobineau stigmatisent chez Gobineau son éloignement de la science. Chamberlain critique la conciliation chez Gobineau de la construction historique et de l’Ancien Testament.

La pureté raciale, pour Gobineau, est un état idéal, jamais entièrement réalisé. Tous les mélanges ne sont pas mauvais et nuisibles. Si les trois grands types étaient demeurés séparés, la suprématie serait restée aux tribus blanches, les variétés jaunes et noires rampant éternellement. Il y a cependant l’incontestable prédominance de ceux de nos groupes demeurés les plus purs. Gobineau reconnaît que tous les peuples historiques sont issus de métissages, mais l’union avec des races inférieures est funeste. Cependant, l’art ne peut naître que de l’alliance avec la race noire. Une hybridation donnée peut engendrer des sommets culturels. Les populations primitives d’Asie Mineure sont inaptes à la civilisation. Ces populations ne peuvent être converties : il leur manque l’intelligence nécessaire pour être persuadées. Il faut se contenter de plier ces gens à devenir les machines animées appliquées au labeur social.

Cependant, conformément au catholicisme, il y a une origine unique de l’humanité et tout être humain est susceptible d’être chrétien.

Toute société se fonde sur trois classes primitives, représentant chacune une variété unique : la noblesse, image plus ou moins ressemblante de la race victorieuse ; la bourgeoisie, composée de métis rapprochés de la grande race ; le peuple, esclave, ou du moins fort déprimé, comme appartenant à une variété humaine inférieure, nègre dans le sud, finnoise dans le nord. Cette forme idéale a été exclusivement réalisée par les Aryens dans le système indien des castes et dans le féodalisme européen. Les sémites n’ont jamais pu s’élever à de tels sommets.

En soulignant l’inégalité de principe entre les hommes, Gobineau rejette aussi nécessairement la notion d’humanité et l’idée d’une évolution de l’humanité unitaire et conforme à des lois. Le refus de l’évolution unitaire de l’humanité implique en même temps le refus de l’égalité des hommes, le refus du progrès et de la raison. Seule la race blanche a une histoire. Dans la partie orientale du monde, la lutte permanente des causes ethniques n’a eu lieu qu’entre l’élément aryen et les principes noirs et jaunes. Là où les races noires se combattent entre elles, là où les races jaunes prendre entre elles, ou bien là où les mélanges noirs et jaunes se combattent, il n’y a pas d’histoire possible. L’histoire ne jaillit que du seul contact des races blanches.

Les différences des étapes civilisationnelles ne sont plus des stades d’évolution qu’un seul et même peuple, qu’une seule et même société parcourt successivement, mais chacun des stades est identifié à des races déterminées, figé en un rapport éternel et métaphysique. Certaines races demeurent à tout jamais barbares, tandis que d’autres ne sont jamais passées par les stades primitifs ou barbares. La transition de l’âge de pierre à l’âge de bronze est un changement de race. La race blanche n’apparaît jamais à l’état rudimentaire où nous voyons les autres. Dès le premier moment, elle se montre cultivée et se montre en possession des principaux éléments d’un état supérieur qui aboutira à des formes diverses de civilisation. Les races blanches, dès l’origine, sont en possession des techniques de travail des métaux, du bois, du cuir, des textiles, des animaux. Gobineau exprime l’orgueil racial de l’européen colonisateur à l’égard des peuples de couleur considérés comme dépourvus d’histoire et impropres à la civilisation. Les Aryens sont le sommet et la fin de l’histoire.

Le fondement de la sociologie sur les sciences naturelles ne peut avoir lieu qu’en transformant en formules abstraites les résultats de ces sciences naturelles ; parler de l’harmonie, de la croissance organique ne suffit plus : les mauvais côtés du capitalisme doivent être reconnus comme des phénomènes éternels, immuables, imposés par la nature ; la société n’a pas d’histoire et est une section du déterminisme cosmique universel ; les catégories économiques et la lutte des classes sont remplacées par la lutte des races, le combat pour la survie des races ; l’oppression, les inégalités, l’exploitation sont des faits de nature, des lois naturelles, impossibles à éliminer ; la morale prône la subordination raisonnable et résignée de l’homme aux lois de la nature, à l’aide de la sociologie ; les lois de la chimie et des sciences naturelles sont aussi des lois sociologiques : les affinités des éléments, leur sympathie mutuelle plus ou moins forte, la répugnance plus ou moins forte contre certaines liaisons deviennent les passions de la vie sociale, l’amour et la haine, tandis que la loi de la conservation de l’énergie devient le fait que les forces sociales ne peuvent jamais se perdre, que leur somme ne peut jamais diminuer, que la masse des organismes reste constante, si bien que quand certains organismes croissent d’autres disparaissent ; les stades de l’évolution biologique de l’individu (jeunesse, âge mûr, vieillesse) deviennent les stades d’évolution des civilisations et des cultures ; l’histoire et l’égalité vues par le judaïsme, le christianisme, l’islam ou la Révolution française contredisent la nature, qui est lutte de races ; les antagonismes de classes sont des antagonismes de race ; la division sociale du travail est fondée sur l’inégalité naturelle ; les nègres et les Indiens sont inaptes à la civilisation ; il faut une sélection artificielle des races, une déshybridation.

La nouvelle théorie des races est la défense pseudo-biologique de privilèges de classe. Il ne s’agit désormais plus seulement de la noblesse historique – comme c’est le cas chez Gobineau – mais, d’une part, des privilèges des races européennes à l’égard des peuples de couleur (comme déjà chez Gobineau), de surcroît des privilèges des peuples germaniques, et avant tout du peuple allemand au sein des autres peuples européens (donc une l’idéologie de l’hégémonie mondiale de l’Allemagne), et, d’autre part, des prétentions hégémoniques de la classe capitaliste dans chaque nation, et donc de la naissance d’une nouvelle aristocratie, et non plus de la préservation de l’aristocratie féodale historique.

L’économie classique se transforme en économie vulgaire et la sociologie se détache de l’économie. Auguste Comte, même s’il abandonne l’utopisme de Saint-Simon, dissocie la sociologie de ses fondements économiques de la même manière que le fera Spencer. La nouvelle sociologie, qui renonce à ses bases économiques méthodologiquement indispensables, cherche et trouve dans les sciences de la nature un fondement de sa prétendue objectivité et de ses lois. Ce fondement de la sociologie sur la chimie, la biologie, etc., ne peut avoir lieu qu’en transformant en formules abstraites les résultats des sciences naturelles.

La théorie de l’harmonie de l’économie vulgaire et la théorie de la croissance organique dans la sociologie qui emprunte à la biologie s’avèrent insuffisantes dans la lutte contre les idées socialistes, du fait de l’accentuation des contradictions du capitalisme. Il n’est plus question de nier et de masquer les contradictions, en particulier les aspects inhumains du capitalisme : alors que jusqu’ici l’apologétique niait les mauvais côtés du système capitaliste, la nouvelle apologétique les prend pour prémices, se proposant d’amener l’intelligentsia à accepter ses mauvais côtés ou tout au moins à s’accommoder d’eux, à titre de phénomènes prétendus éternels, immuables et imposés par la nature.

Le darwinisme social, c’est premièrement une conception moniste, scientifique de la sociologie : la société y apparaît comme une section parfaitement homogène du déterminisme cosmique universel. Cette sociologie utilise le darwinisme réduit à quelques slogans pour éliminer l’historicisme des sciences de la société.

Deuxièmement, ce ne sont pas seulement toutes les catégories économiques qui disparaissent de la sociologie, mais aussi les classes : elles sont remplacées par le combat pour la survie des races.

Troisièmement, l’oppression, les inégalités, l’exploitation, apparaissent comme des faits de nature, des lois naturelles, en tant que telles inévitables et impossibles à éliminer. Toutes les atrocités qu’entraîne le capitalisme sont donc justifiées comme naturelles.

Quatrièmement, le déterminisme scientifique mène l’homme à se soumettre de plein gré au destin capitaliste. La sociologie est la conception de l’histoire humaine en tant que processus naturel. Cette conception est le couronnement de toute morale humaine, parce qu’elle prône la subordination résignée de l’homme aux lois de la nature, les seules qui régissent l’histoire, parce qu’elle est une morale de la résignation raisonnable.

Cinquièmement, cette théorie se présente comme sublime, objective et impartiale, tout en prenant pour cible le socialisme.

Gumplowicz postule l’identité des phénomènes de la nature et des phénomènes de la société. La sociologie est l’histoire naturelle de l’humanité. La tâche des sciences de la nature consiste à expliquer les événements historiques par l’exercice des lois de la nature immuables. Les lois de la chimie sont également des lois sociologiques : les affinités des éléments, leur sympathie mutuelle plus ou moins forte, la répugnance plus ou moins forte contre certaines liaisons sont des phénomènes qui ne se contentent pas de ressembler aux passions de la vie sociale, l’amour et la haine, mais qui sont identiques à elles du point de vue de leurs causes. Les phénomènes sociaux sont ramenés à l’aide d’analogies prétendues scientifiques à un pseudo-déterminisme.

On a des conclusions apodictiques purement fondées sur des analogies le plus souvent extrêmement superficielles, gratuites et vides de contenu.

L’histoire est éliminée : l’homme, au cours de l’histoire, n’a en rien changé. Non seulement on expulse du savoir social tout élément économique, mais on en exclut tout élément social. Si la sociologie se fonde sur la biologie ou sur l’anthropologie, elle ne peut admettre aucune transformation essentielle, et moins encore un quelconque progrès. Cette antihistoricisme a recours à la loi de la conservation de l’énergie : les forces sociales ne peuvent jamais se perdre, et leur somme ne peut jamais diminuer. La somme des forces sociales agissantes dans l’humanité, et cela depuis les temps les plus reculés, ne peut diminuer. Elle s’est jadis exprimée sous la forme d’innombrables guerres. Ces forces ne se sont pas perdues, mais elles s’expriment sous d’autres formes. La masse des organismes doit rester constante sur la terre et cette masse est déterminée selon des proportions cosmiques. Si le nombre de certains organismes croît, d’autres sont condamnés à disparaître. Le progrès n’est concevable que dans le cadre du développement d’une sphère de civilisation séparée, éternellement recommencée et menée à son terme : il n’existe donc pas de développement unitaire de l’humanité. L’évolution au sein de chaque civilisation séparée est un phénomène cyclique : chaque nation parvient au stade suprême de sa civilisation et fait face à sa propre disparition, disparition que provoqueront les premiers barbares venus. On se borne à appliquer les stades de l’évolution biologique de l’individu (jeunesse, âge mûr, vieillesse) aux civilisations séparées ou aux sphères culturelles.

On étudie les théories de l’égalité dans l’histoire et on aboutit à considérer le judaïsme, l’islam, le christianisme et la Révolution française comme des théories aux tendances identiques, des théories qui contredisent la nature des hommes. Ce qui conduit à une souveraineté effective et durable dans le monde, ce sont de tout autres théories, de tout autres principes, bien plus en accord avec la nature élémentaire des masses.. Ce qui retentit dans le tumulte des guerres entre les peuples, c’est d’un côté les cris des Aryens, de l’autre les cris des sémites ou des Mongols, d’un côté les Européens, de l’autre les Asiates, d’un côté les blancs, de l’autre les peuples de couleur, d’un côté les chrétiens et de l’autre les musulmans, d’un côté les peuples germaniques de l’autre les peuples romains et les esclaves. C’est sur ces cris de guerre que se fait l’histoire, que des flots de sang humain sont versés pour que s’accomplisse une loi naturelle de l’histoire universelle que nous ne connaissons pas.

Les mots d’ordre de liberté, d’égalité, d’internationalisme, ne sont que de trompeuses chimères. L’idée de la révolution est anti scientifique. L’État, à titre d’organisation de l’inégalité, est le seul ordre possible dans la division du travail social. L’économie est dévalorisée : la nature et la vie d’une société ne s’épuise en aucune manière dans son activité économique, pas davantage que l’homme ne se réduit à son activité économique. La sociologie peut prétendre que l’économie n’est qu’un de ses éléments. Il faut comprendre toute différence sociale, toute hiérarchie des classes et la lutte de classe en termes biologiques, et par conséquent les faire disparaître. Les classes sont remplacées par les races dans la mesure où la violence est vue comme le facteur essentiel de l’évolution de l’État, de telle sorte que la hiérarchie des classes apparaisse comme la domination de l’une des races sur les autres. Comme on récuse les fondements économiques de la lutte des classes, la prise de conscience du caractère problématique de la détermination raciale ne peut qu’aboutir à un éclectisme vague et confus. Les classes sociales cessent de représenter des races anthropologiques, mais elles se comportent mutuellement comme des races, menant entre elles un combat de race sociale. On renonce objectivement à la théorie raciale de la société, mais on la maintient du point de vue terminologique, ce qui implique qu’on la maintient dans ses conséquences philosophiques.

Woltmann conserve de son passé social-démocrate révisionniste la terminologie de l’évolution sociale, de la construction de la société, mais toutes ces catégories se transforment dans un sens biologique et raciste. La plus-value est un concept biologique, la division sociale du travail est fondée sur l’inégalité naturelle des caractéristiques physiques et intellectuelles. Les antagonismes de classes sont des antagonismes de race latents. Le capitalisme est l’organisation sociale la plus favorable à la sélection. Dans les colonies, c’est une entreprise vouée à l’échec que de rendre les nègres et des indiens aptes à une civilisation authentique : les blancs sont invités à rester à tout jamais la race des maîtres. La race nordique est la dépositaire naturelle de la civilisation mondiale. On ne peut pas parler d’une évolution de l’espèce humaine : ce qui fait l’objet d’une évolution, ce sont les races individuelles. Il dépasse le pessimisme de Gobineau avec le timide espoir qu’il soit possible de maintenir et de protéger ce qu’il y a de sain et de noble dans le patrimoine de l’espèce actuelle par des mesures d’hygiène raciale et de politique raciale, des mesures de déshybridation, de sélection artificielle des races. Cependant, son influence est ruinée quand il affirme que la Révolution française a mené une fraction de la race germanique au pouvoir et que, dans le mouvement ouvrier, la couche supérieure est germanique.

Il faut éliminer les éléments judaïques du protestantisme ; l’évidence dit que la race et le fait essentiel pour les organismes vivants ; le critère d’appartenance à une race réside dans la conscience, dans l’arbitraire subjectif, dans l’expérience intérieure, dans l’intuition irrationaliste ; toute compréhension du monde – y compris la science – est de nature fictive et mythique, exploitable en pratique, mais sans rapport avec la vérité ; la culture, germanique, aristocratique, s’oppose à la civilisation, superficiel, juive, démocratique ; les représentants des autres races ne sont pas des êtres humains ; la lignée aryenne commence en Inde, se poursuit en Perse, en Grèce et à Rome, et avec la décadence de l’empire romain, les peuples germains, descendants des Aryens, font la conquête du monde ; le Christ, qui n’est pas juif mais aryen, fonde une négation du judaïsme et de la raison, une religion dénaturée par Paul, demi-juif, et par Augustin, rejeton du chaos ethnique (association de l’esprit Aryen et de l’esprit juif).

Chamberlain rassemble tous les éléments importants de la réaction radicale en une vision du monde. Il est une figure importante à titre de lien entre la vieille réaction et le fascisme plus tardif. Son principal prédécesseur est Lagarde qui entretenait comme lui des liens avec Guillaume II. Lagarde voulait éliminer du christianisme les instincts religieux inférieurs des sémites contenus dans l’Ancien Testament, éliminer du protestantisme les éléments judaïques.

La théorie des races de Chamberlain s’élargit jusqu’à une conception du monde générale qui recueille toutes les tendances – anciennes et modernes – de la réaction radicale, qui associe une critique culturelle au plus haut niveau à l’agitation antisémite vulgaire et la propagande pour une vocation hégémonique des peuples germaniques, qui combat le christianisme obsolète et s’efforce de le renouveler, s’adresse donc aussi bien aux croyants qu’aux incroyants, tout en faisant de ce christianisme renouvelé une arme au service de la politique antidémocratique et de l’impérialisme conquérant des Hohenzollern.

Chamberlain refuse la théorie des races telle que l’avait formulée Gobineau et se déclare partisan du darwinisme social. La prétendue évidence de son empirisme lui fait dire que la vie nous montre de toute part la race comme un fait essentiel pour tous les organismes vivants, la vie n’attend pas que les savants aillent jusqu’au bout des choses. Le critère de la possession de la race réside dans notre propre conscience. Qui est dépourvu de qualités raciales ne se pose pas la question, il est un métis, un être abâtardi. On fait la démonstration de la race dans son propre cœur. Il faut faire le saut dans l’intuition irrationaliste, dans l’expérience intérieure. L’arbitraire subjectif le plus débridé est érigé en méthode.

La tendance obscurantiste est récapitulée dans le mythe. Toute connaissance objective est réduite au niveau d’un mythe. La théorie de Darwin n’est qu’une pure fiction, une vue de l’esprit utile et bienfaisante. Il est impossible de mettre sur pied une philosophie sans mythe. Toute pensée a un caractère mythique. S’il faut conserver les développements de la science moderne dans le détail, dans les recherches spécialisées, il faut combattre la revendication de la vérité objective. La valeur de la science ne tient pas à son contenu de vérité – qui n’est que purement symbolique – mais dans la possibilité qu’elle offre d’être méthodiquement exploitée en pratique, et dans son importance formatrice pour l’imagination et pour le caractère. Toute relation avec les grands problèmes de l’évolution de l’humanité et de la pratique humaine a disparu. La science doit être rabaissée à un mythe qui s’ignore. Il faut mettre sur le même plan la création mythique et la science. Toute compréhension du monde a une nature fictive et mythique.

La culture est un apanage germanique et aristocratique, tandis que la simple civilisation est propre à l’Occident, superficielle, juive et démocratique. Mais en dépit de la supériorité de la culture sur la civilisation, le germanisme ne dispose pas d’une religion conforme à sa nature. La ligne de la religion germano-aryenne authentique passe par l’Inde antique pour aboutir au Christ et à Kant. La supériorité de la vision du monde de l’antiquité indienne tient à son alogicisme, à ce que la logique se mette au service de la pensée, par-delà toutes préoccupation de preuve. La nouvelle religion est rupture avec la raison et avec la science.

Le renouvellement de la conception du monde aryenne a lieu sous l’égide du Christ pour qui le royaume de Dieu est purement intérieur. L’humanité n’existe pas. Seules existent les races. Notre civilisation et notre culture d’aujourd’hui sont spécifiquement germaniques, elles sont exclusivement l’œuvre des peuples germaniques. Il faut abolir toutes les conceptions précédentes de l’espèce humaine, de l’humanité, afin que la vérité évidente de la prépondérance mondiale des peuples germaniques puisse s’imposer en tant que conception du monde. Il n’y a de progrès ou de déclin que pour les races individuelles. Nul ne peut prouver que la prépondérance des Germains soit un bienfait pour la totalité des autres habitants de la terre, mais, dès l’origine, et jusqu’à nos jours, nous les voyons massacrer des tribus, des peuples entiers pour conquérir l’espace dont ils ont besoin. La critique culturelle pessimiste débouche ou bien sur un scepticisme confinant au nihilisme, un désespoir ou une résignation comme dernier mot de la sagesse, ou bien sur une perspective qui peut être ou bien l’approbation de l’impérialisme avec ses guerres mondiales, l’assujettissement et l’exploitation des peuples coloniaux et des masses populaires à domicile, ou bien la négation pratique de l’impérialisme, le soulèvement des masses et la destruction du capitalisme monopoliste.

Les représentants des autres races ne sont pas des êtres humains à proprement parler. La vérité n’existe qu’au profit des races élues : si je dis « l’unique vérité », je veux dire l’unique vérité pour nous Germains. C’est l’exclusion de l’humanité non germanique, de son droit à l’existence et à la capacité culturelle. Historiquement, il n’existe que des cultures de race aryenne isolées : l’Inde, la Perse, la Grèce, Rome, le Reich germaniques médiéval, l’Allemagne actuelle, et leur déclin à la suite de métissages. Tout ce qui est noble et grand, tout ce qui représente une haute culture, est l’œuvre des descendants des conquérants germaniques. Tout ce qui est dangereux, mauvais, sans valeur culturelle, est l’œuvre des juifs (des idolâtres, des matérialistes abstraits) et du chaos ethnique (association de l’esprit arien et de l’esprit juif). L’histoire universelle n’est qu’une lutte des peuples germaniques depuis la chute de l’empire romain. Le Christ, qui n’est pas juif mais arien, a fondé une rigoureuse négation du judaïsme et de la raison, une religion dénaturée par Paul, le demi juif, et par Augustin, le rejeton du chaos ethnique. Le mythe se répand à l’extérieur des domaines de la chaire universitaire et devient un succédané de religion de masses désespérées et fanatisées. Il faut une victoire du Nord germanique contre le sud du chaos des peuples. Les peuples germaniques sont les maîtres de la terre en tant que derniers représentants de la lignée aryenne. Ils doivent s’approprier la théorie des races comme vision du monde universelle, comme instrument idéologique des ambitions agressives d’hégémonie mondiale de l’impérialisme allemand, comme religion. Il faut éliminer la démocratie pour la remplacer par une oligarchie.

La défaite, le traité de Versailles, l’échec de la révolution de 1918, la crise de 1929 provoquent de l’amertume, de la déception et rendent la perspective impérialiste attractive ; Hitler et Rosenberg sont formés dans l’extrême droite antisémite, deviennent des mercenaires espions, sans scrupules et sans conscience au service de l’armée allemande, sceptiques et indifférents à l’égard de leur propre doctrine ; même si les nazis savent que les races n’existent pas, la croyance en leur existence permet un ordre historique nouveau et la destruction des frontières et des identités nationales ; il ne s’agit pas d’exterminer les juifs mais d’avoir en permanence un ennemi visible, pas seulement abstrait ; le Protocole des sages de Sion ne sont pas authentiques mais ont l’avantage d’être convaincants ; le professeur doit enseigner non ce qui est la vérité mais ce qui est nécessaire à la fierté du peuple ; le peuple est méprisé comme ayant des réactions en fonction non de la réflexion, du libre arbitre, de la capacité de penser, de la discussion, mais des impressions sur les sens, des croyances, de la foi aveugle, hystérique, désespérée, de la confiance, si bien qu’il faut remplacer la persuasion par la suggestion, par l’envoûtement, par le mensonge, par le talent oratoire de nature dominatrice de l’apôtre, par la répétition ; la doctrine et le programme doivent paraître inébranlables, effacer le doute et l’incertitude ; Hitler se ressent comme l’agent d’une entreprise capitaliste dont il s’efforce de faire triompher les objectifs grâce à une technique de propagande, en sacrifiant toute vérité et toute justesse objective ; il s’agit de discréditer la raison, le jugement rationnel et autonome, l’objectivité, de développer le scepticisme quant à la possibilité de la connaissance objective, de la vérité objective, quant à la valeur de la raison et de l’entendement, de s’opposer apparemment à la standardisation et au système catégoriel du capitalisme, et de faire appel aux sentiments, à l’expérience, à l’individualisme, à l’intuition, à la foi aveugle dans les révélations irrationalistes, à la crédulité hystérique et superstitieuse, à l’obscurantisme ; la théorie des races avec des critères raciaux visibles a l’avantage d’être compréhensible pour tous, tandis que la détermination des critères raciaux sur la base de l’intuition et de l’âme permet l’arbitraire du pouvoir ; la qualité raciale, présente déjà dans le premier mythe, est immuable et ne doit pas être transformée ; le chaos ethnique, c’est la démocratie privée de race qui favorise l’anarchie de la liberté, le marxisme qui, dans sa lutte contre le capital, ne distingue pas le capital créateur et le capital rapace possédé par les juifs, c’est le chaos racial qui justifie l’agression impérialiste ; les races peuvent se régénérer pourvu qu’il existe une souche de race pure, que de nouveaux abâtardissements n’aient pas lieu, que des mesures d’hygiène raciale soient mises en place ; pour le peuple on utilise les critères raciaux « exacts », perceptibles, compréhensibles, mais dans la pratique du pouvoir arbitraire, pour maintenir un état d’obéissance servile, on utilise la détermination de la race intuitionniste, de l’intérieur ; pour la morale fasciste, l’honneur caractérise l’homme héroïque qui ne se dérobe à aucun ordre ; pour assurer le pouvoir sans bornes d’une minorité et l’hégémonie planétaire, il faut l’aristocratie de la race nordique sur le mauvais, le faible, le prédestiné à l’exploitation et à l’esclavage, les hommes de race inférieure ; le moindre sentiment d’humanité à l’égard de l’adversaire est considéré comme le signe d’impureté raciale ; il faut exterminer et non assimiler les peuples conquis ; la conception du monde national-socialiste doit être un succédané de religion ; Jésus est un seigneur germain ; il faut opposer à la démocratie judaïque la démocratie germanique qui n’est qu’une royauté sans constitution ; le droit est ce que les ariens considèrent comme juste ; il faut de la morale pour les masses et l’immoralisme des chefs doit être dissimulé ; l’éducation des masses doit se faire par la force brutale, l’attitude impitoyable, la peur, l’effroi ; l’éducation de l’élite implique l’encouragement à la corruption et à l’enrichissement ; les jeunes sont formés dans l’immoralité et la barbarie.

Le fascisme allemand n’est que la synthèse éclectique de toutes les tendances réactionnaires.

Le traité de Versailles provoque de l’amertume. L’échec de la lutte contre ce traité de Versailles provoque la perspective d’un renouvellement de l’impérialisme agressif allemand. L’échec de la révolution de 1918 et la crise économique de 1929 provoque une déception, la réaction radicale masquant les objectifs de l’impérialisme allemand agressif sous la forme d’une révolution nationale et sociale.

Hitler répond aux besoins des cercles les plus réactionnaires, transportant l’idéologie ultra réactionnaire des salons et des arrière-salles de café dans la rue. À Vienne, Hitler est un disciple de la démagogie sociale antisémite de Karl Lüger, et plus tard, en Allemagne, il devient espion au service de la Reichwehr. Rosenberg, disciple des Cents noirs en Russie, devient un espion au service de l’Allemagne. Ce sont des mercenaires sans scrupule et sans conscience, des nervis démagogiques. Ils sont parfaitement cyniques, totalement sceptiques et indifférents à l’égard de leur propre doctrine, jouant en virtuoses des particularités rétrogrades du peuple allemand en faveur des objectifs du capitalisme impérialiste allemand. Les chefs fascistes entrelacent avec un répugnant faux pathos leur démagogie nationale et sociale, et dont les discours destinés au public sont truffés de références à l’honneur, la loyauté, la foi, le sacrifice, etc. Dès qu’ils sont dans un cercle intime, ils évoquent leur propre révélation avec le sourire cynique du faux prophète. Hitler sait que les races n’existent pas du point de vue scientifique, mais il dit avoir besoin d’une conception qui permettre un ordre historique nouveau et la destruction des frontières et des identités nationales. Pour Himmler, le parti a raison de se fixer une hypothèse historique, même si elle contredit les conceptions scientifiques en vigueur. Les professeurs sont payés par l’État, ils doivent avoir des idées historiques qui renforcent la nécessaire fierté nationale du peuple. Hitler dit qu’il ne veut pas exterminer les juifs : il est essentiel d’avoir en permanence un ennemi visible et pas seulement un ennemi abstrait. Il ne se soucie pas si les Protocoles des sages de Sion sont authentiques, l’essentiel est qu’ils soient convaincants.

Chez Hitler et sa clique, on n’a pas seulement affaire à une théorie fausse et dangereuse qu’il faudrait réfuter par des arguments intellectuels, mais à un salmigondis des plus diverses conceptions réactionnaires, confectionné avec une démagogie sans scrupule, et dont le seul indice de valeur est de savoir s’il permet à Hitler de berner les masses. Cette sorte de propagande part d’un souverain mépris du peuple. Le peuple se trouve dans une disposition et un état d’esprit à tel point féminins que ses opinions et ses actes sont déterminés beaucoup plus par l’impression produite sur les sens que par la pure réflexion. La suggestion doit remplacer la persuasion. Il s’agit de faire naître par tous les moyens une lourde atmosphère de croyance aveugle, celle de la foi hystérique d’hommes désespérés. Il s’agit d’envoûter et de berner les masses. L’objectif démagogique est de détruire le libre arbitre et la capacité de pensée des hommes. La réunion, avec un talent oratoire de nature dominatrice d’apôtre, doit durer longtemps pour affaiblir la volonté de résistance et insuffler un nouveau vouloir. Quant au programme du parti, il doit paraître inébranlable. Il ne doit pas être abandonné à la discussion. Il faut remplir les hommes d’une aveugle confiance dans la justesse d’une doctrine et non propager le doute et l’incertitude par de continuelles modifications. Hitler est hostile à la vérité objective. Il se ressent comme l’agent d’une entreprise capitaliste dont il s’efforce de faire triompher les objectifs grâce à une technique de propagande à l’implacable efficacité – en sacrifiant délibérément toute vérité et toute justesse objective. Une affiche publicitaire destinée à vanter un savon n’indique pas que d’autres savons sont bons : il est il en est ainsi de la réclame politique.

Il y a chez Hitler une fusion de la philosophie vitaliste allemande et de la technique publicitaire américaine. Toutes deux font appel à l’égarement, à la désorientation des hommes, captifs du système catégoriel fétichisé du capitalisme monopoliste, des hommes qui souffrent sourdement et qui sont incapables de s’émanciper de ce système catégoriel. Le système publicitaire américain s’adresse à l’homme moyen, à ses besoins vitaux, en mêlant la standardisation objective et l’obscure aspiration à rester individuel dans ce cadre. La philosophie vitaliste s’adresse à des intellectuels en lutte intérieure contre la standardisation. Alors que la technique publicitaire est dès l’origine cynique et démagogique, la philosophie vitaliste s’exerce de bonne foi, ou du moins par des moyens indirects, pseudo-scientifiques ou pseudo-littéraires. En dépit de ces différences, la technique publicitaire et la philosophie vitaliste ont en commun le renoncement à toute objectivité, l’appel exclusif au sentiment, aux expériences, etc., la tentative d’écarter et de discréditer la raison, le jugement rationnel et autonome.

Tout ceci montre que la barbarie, le cynisme de la période hitlérienne ne peuvent être compris et critiqués qu’à partir de l’économie, de la structure sociale, et des tendances de l’évolution sociale du capitalisme monopoliste. Toute tentative de comprendre l’hitlérisme comme le simple renouvellement de quelque ancienne barbarie se condamne à passer à côté des traits spécifiques cruciaux du fascisme allemand.

Pour les nazis, la seule question est de savoir quelle utilisation on fait d’une pensée, l’utilité qu’elle peut avoir, totalement indépendamment de la vérité objective, et même en rejetant de manière passionnée ou méprisante la vérité objective. Ici se rencontrent cette technique publicitaire robuste et sommaire avec les résultats de la philosophie vitaliste impérialiste, la vision du monde des intellectuels les plus raffinés. Dans cette rencontre, il ne s’agit pas des résultats de la théorie de la connaissance qui ne sont destinées qu’au cercle étroit de l’intelligentsia, mais d’une atmosphère intellectuelle générale de scepticisme radical quant à la possibilité de la connaissance objective, quant à la valeur de la raison et de l’entendement, d’une foi aveugle dans des révélations intuitionnistes, irrationalistes, qui s’opposent à la raison et à l’entendement, en un mot : d’une atmosphère de crédulité hystérique et superstitieuse, dans laquelle l’obscurantisme de la lutte contre la vérité objective, contre l’entendement et la raison est considéré comme le dernier mot de la science moderne et de la théorie de la connaissance la plus avancée.

L’irrationalisme vitaliste est une ambiance intellectuelle indispensable au fascisme, mais il est trop raffiné, trop éthéré ; trop subtil, lié de manière trop indirecte aux visées du capitalisme monopoliste allemand pour être exploité directement au service de buts grossièrement démagogiques. Ici s’affirme la nécessité de l’association de la philosophie vitaliste et de la théorie raciale de Chamberlain. Hitler et Rosenberg trouvent les arguments directement utilisables pour leur but démagogique, d’une part une conception du monde pour l’intelligentsia allemande disloquée par l’esprit réactionnaire, d’autre part les fondements d’une démagogie brutale et tangible, d’une doctrine compréhensible pour tous, susceptible de berner des masses égarées et désespérément en quête d’une issue. Les nazis reprennent la théorie raciale intériorisée, la détermination des critères raciaux sur la base de l’intuition. La propagande a recours à de prétendues caractéristiques physiologiques (forme du crâne, couleur des cheveux ou des yeux), mais l’intuition reste l’essentiel. Rosenberg parle davantage de l’âme que de critères raciaux objectifs. L’âme signifie la race, vue de l’intérieur.

La qualité raciale est immuable. Le premier accomplissement mythique ne connaît pour l’essentiel plus de perfectionnement, il se borne à prendre d’autres formes. La valeur insufflée à un dieu ou un héros est éternelle, en bien comme en mal. Le héros, en tant que reflet éternel des forces élémentaires de l’âme de l’homme nordique est aussi vivant aujourd’hui qu’il y a 5000 ans. L’ultime savoir d’une race est déjà présent dans son premier mythe. Toute transformation est considérée comme une corruption résultant d’une hybridation raciale.

Le chaos ethnique vient de Rome et des juifs. Il s’agit d’une démagogie pogromiste déclarée et sans vergogne, sans recours aux moyens distingués de la littérature. Rosenberg lutte contre les derniers surgeons chaotiques de l’impérialisme mercantile de l’économie libérale, dont les victimes tombèrent par désespoir dans le panneau du marxisme bolchevique pour parachever ce que la démocratie avait commencé, c’est-à-dire la destruction de la conscience du peuple et de la race. L’autorité privée de race favorise l’anarchie de la liberté. Le marxisme, avec sa lutte contre le capital, falsifie le problème véritable et travaille en faveur du judaïsme international. L’essentiel est de savoir entre les mains de qui se trouve ce capital, selon quels principes il est réglé. Rosenberg distingue capital créateur et capital rapace et dit que le problème est celui de l’appartenance raciale des possédants. L’amertume des masses à l’égard de l’exploitation est détournée vers l’antisémitisme. Les nations contre lesquels se dirige la soif de conquête de l’impérialisme allemand sont présentés comme siège d’un chaos racial. Il en est ainsi avant tout de la Russie. On peut à peine considérer la France comme une nation européenne : elle n’est plus qu’un appendice de l’Afrique dirigée par des juifs, une nation africaine sur le sol européen. La conception du chaos ethnique sert à justifier l’agression impérialiste. À l’époque où les nazis espéraient faire naître une coalition européenne contre l’Union soviétique, Rosenberg considérait la France comme une nation paysanne dont le trait principal était la vénération de la terre.

Rosenberg reprend à Chamberlain non seulement le combat contre le chaos ethnique, mais la capacité des races à se régénérer. Hitler admet la possibilité de la régénération raciale. Il y a une régénération progressive effectuée par la nature qui élimine peu à peu les produits de la contamination raciale, pourvu qu’il existe une souche de race pure et que de nouveaux abâtardissements n’aient pas lieu. Le fascisme, pour sauvegarder la race pure, prend un ensemble de mesures d’hygiène raciale (contrôle ou interdiction des mariages, etc.), mais les utilise comme instrument d’une tyrannie aussi effroyable qu’arbitraire.

Hitler sait qu’avec des mesures crâniennes, des arbres généalogiques, on peut prouver tout et son contraire. C’est pourquoi il utilise ce système de dispositions comme moyen de pression et d’extorsion : la race se mesure à la nature et au degré des capacités créatrices au service de la totalité vitale du peuple racialement homogène. Cela signifie d’une part que dans les systèmes fascistes, la pureté raciale est la condition de tout avancement, et même de toute vie plus ou moins tolérable. Mais d’autre part, savoir qui est considéré comme appartenant ou non à une race pure dépend intégralement de l’arbitraire des fascistes qui détiennent le pouvoir. Chez Goebbels, une apparence suspecte et un arbre généalogique douteux pour une personne ne comptent rien, tandis que tel autre qui ose mettre des objections peut être défini comme hybride et rejeté comme enjuivé au plan de l’intellect et du caractère. Le fascisme s’approprie la détermination de la race de l’intérieur, intuitionniste, parce que, lors des grands rassemblements, il est utile de procéder à l’aide de critères raciaux « exacts », et vraiment perceptibles et compréhensibles, mais pour l’appareil de gouvernement, le principe d’intériorité est plus approprié, précisément par là qu’il est le plus arbitraire. La régénération et la préservation de la pureté raciale sont donc utilisées pour maintenir le peuple allemand en état d’obéissance servile, pour cultiver l’absence de conviction, la servilité et le manque de courage civique.

Chamberlain donnait comme exemple de la loyauté les mercenaires allemands contre-révolutionnaires et antiprogressistes. Pour les nazis, le destin exige de l’homme héroïque l’honneur, qui ne se dérobe à aucun ordre. Telle est la morale fasciste.

Rosenberg note qu’il y a au moins cinq races en Allemagne, mais que seule la race nordique est réellement porteuse de fruits culturels. Le porteur de ce sang nordique est le mouvement national-socialiste, dont la composition est nordique à 80 pour cent. Sur la base de la pureté raciale, il faut constituer une aristocratie du sang et de la performance, assurer le pouvoir sans bornes d’une minorité, y compris sur les nobliaux, et assurer l’hégémonie planétaire de l’Allemagne. Il faut favoriser la victoire du meilleur et du plus fort, exiger la subordination des mauvais et des faibles, des êtres biologiquement prédestinés à l’exploitation et à l’esclavage, les hommes de race inférieure, sur lesquels s’appuie toute civilisation.

L’arien, l’homme germanique, ne doit pas parler un langage commun avec les représentants des autres races, si l’on veut éviter que la race pure ne soit souillée et corrompue. Le moindre sentiment d’humanité envers les ennemis du fascisme qui, conformément à la théorie des races intériorisée, appartiennent aux races inférieures, est l’indice d’une impureté raciale de celui qui éprouve cette impulsion humaniste. Le peuple allemand est éduqué dans le sens d’une inhumanité de principe. Chacun est contraint à l’inhumanité, à la bestialité. On accorde des primes à l’inhumanité. On menace toute manifestation d’humanité de l’ostracisme, du bannissement de la communauté ethnique.

La doctrine vise à contraindre les Allemands à considérer comme un animal tout opposant de l’intérieur, et tout représentant d’un autre peuple, comme un animal destiné aux travaux de force ou à l’abattoir. La théorie raciale prend la forme d’un cannibalisme modernisé à titre de conception du monde. Hitler critique les vieux plans de colonisation qui avaient l’intention d’assimiler par la force les peuples conquis par leur germanisation. Il plaide en faveur de leur extermination. Le Reich doit s’étendre, conquérir des terres fécondes, expulser ou exterminer les peuples qui les habitent. Il s’agit d’assurer les moyens d’existence de la race rassemblée par l’État.

Les rapports que les couches dirigeantes nazies entretiennent avec leur propre théorie sont purement instrumentaux. Hitler courtise les peuples du Nord de sang nordique, mais lorsque ces peuples refusent de se plier, ils sont considérés comme n’étant pas des ariens à part entière, une race abâtardie mêlant des éléments finno-mongoliens, slaves, gallo-celtes, etc. Dans le même temps les Japonais sont considérés comme les Prussiens de l’Orient.

A l’intérieur du pays, SA et SS sont chargés d’écraser tout ceux qui s’opposent : en premier lieu le mouvement ouvrier, mais aussi le moindre soupçon de raison, de science, d’humanité. Pour créer le climat nécessaire qui permette d’élever les masses allemandes pour ces actions monstrueuses, il faut une religiosité spécifiquement allemande, qui ne peut tolérer à ses côtés aucune autre puissance idéologique. La vision du monde national-socialiste est contrainte de se faire succédané de religion.

Hitler avant la prise de pouvoir proclame le principe de la liberté religieuse. Après la prise du pouvoir il réprime les catholiques, liquide l’église protestante, persécute les catholiques rétifs et les protestants de stricte obédience. Avant la prise de pouvoir, Rosenberg veut une germanisation du christianisme, l’abolition de l’Ancien Testament, faire de Jésus un seigneur germain. L’idéal de l’amour du prochain doit être inconditionnellement subordonné à l’idée de l’honneur national. Il s’agit de répondre, sous le signe du mythe populaire, à l’aspiration de l’âme de la race nordique sous forme d’une Église allemande. Hitler considère en 1932 que faire de Jésus un arien est une absurdité.

Le but suprême de l’existence des hommes n’est pas la conservation d’un État mais la conservation de la race. Quand la race est en danger, la question de la légalité ne joue plus qu’un rôle secondaire. Le droit des hommes prime le droit de l’État. L’État n’est pas un but, mais un moyen. Il est la condition à la formation d’une civilisation, mais il n’en est pas la cause directe. La cause directe réside exclusivement dans l’existence d’une race apte à la civilisation. La démocratie est une institution enjuivée. Il oppose à la démocratie occidentale judaïque non la monarchie allemande mais la « démocratie germanique », dont le chef librement choisi doit prendre sur lui la responsabilité entière de tous ses faits et gestes. Une telle démocratie n’admet pas que les différents problèmes soient tranchés par le fait d’une majorité. Un seul décide, qui répond ensuite de sa décision, sur ses biens et sur sa vie. La démocratie germanique se définit par l’autorité absolue sur les subordonnés et la responsabilité complète à l’égard des chefs, prenant pour modèle l’organisation de l’armée par Frédéric II de Prusse selon lequel il fallait que les soldats craignissent plus leurs sous-officiers que l’ennemi. La conception hitlérienne du chef n’est autre qu’une variante de la théorie du gouvernement personnel du roi, seulement responsable de ses actes devant Dieu. L’État est considéré comme le domaine privé du roi soumis à son administration autoritaire. Il ne doit pas y avoir de constitution venant séparer le droit du peuple, entravant la liberté d’action autocratique du roi inspiré par Dieu.

La démocratie germanique est une négation de l’égalité entre les hommes. Un homme n’en vaut pas un autre. L’ordre public du national-socialisme encadre intégralement l’existence terrestre de l’homme allemand. L’État a le droit d’intervenir à sa guise dans la vie de l’individu. Le fascisme hitlérien refuse par principe toute protection des droits des individus, toute garantie juridique, ce qui serait un retour au libéralisme, qui oppose l’individu et la société à un État au pouvoir excessif. Il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire et sans limitation pour la clique hitlérienne. La théorie politique nazie ne fait que donner à ce despotisme arbitraire et sans bornes un fondement théorique. Rosenberg formule la théorie juridique fasciste : le droit est ce que les ariens considèrent comme juste.

Avant la prise de pouvoir, Hitler se prononce contre l’égalité des droits en distinguant les citoyens de race pure des ressortissants de la nation totalement privés de droit. Dans l’État fasciste, ce principe est réalisé par le recours à la théorie des races intériorisée. L’attribution des droits du citoyen a lieu, pour chaque individu, après un examen individuel, bien que les lois ne précisent pas qui doit être considéré comme racialement conforme. Le nouveau Reich n’est plus un État de droit mais l’État d’une conception du monde qui repose sur les coutumes morales allemandes. Toutes les vieilles catégories juridiques, y compris celle de la Constitution, sont sans objet. La privation totale des droits de la population est justifiée par la critique de la neutralité et de l’objectivité de la forme précédente de l’État. Le pouvoir discrétionnaire fasciste est présenté comme un progrès. L’aboutissement et le but de toute action n’est pas l’individu, mais le peuple. La situation d’esclavage est présentée comme une politisation générale du peuple. Le national-socialisme n’exige pas de l’individu qu’il s’occupe de politique, mais il faut que chacun des membres du peuple allemand pense et ressente en termes de politique. Le Führer est l’exécuteur de la volonté du peuple en raison de cette volonté d’affirmation de soi-même qui coule dans les veines de tout peuple. La dictature absolue du Führer, c’est l’esclavage, la servilité dénuée de conviction, ce sont des laquais ou des profiteurs, des hommes d’une servilité sans bornes à l’égard de leurs supérieurs et qui exercent une tyrannie cruelle et elle aussi sans bornes à l’égard de leurs subordonnés.

En ce qui concerne le problème de la morale, l’honneur est un mot d’ordre vide et prétentieux, destiné à camoufler démagogiquement l’immoralisme accompli des hitlériens. Pour Hitler, les lieux communs moraux sont indispensables pour les masses. Il n’y aurait de pire erreur pour un politicien que de se présenter comme un surhomme amoral.

En ce qui concerne l’éducation présentée aux grandes masses, la brutalité inspire le respect. L’homme de la rue ne respecte rien d’autre que la force brutale et une attitude impitoyable. Le peuple a besoin d’être tenu dans un état de peur. Il veut avoir quelque chose à redouter. Les masses désirent la brutalité, les tortures. Elles veulent quelque chose qui leur inspire un frisson d’effroi.

En ce qui concerne l’éducation présentée à la couche dirigeante du fascisme, Hitler répand le mot d’ordre de la corruption sans bornes, le « enrichissez-vous ! » Hitler accorde à ses hommes une totale liberté. Faites ce que bon vous semble, pourvu que vous ne vous fassiez pas prendre. L’avantage, c’est lorsqu’on est au fait des crimes de membres du parti, on les tient mieux sous sa coupe. Dans l’élite du parti apparaissent ainsi l’espionnage mutuel et les dénonciations. Chacun est entre les mains des autres, plus personne n’est son propre maître.

Ce mélange de brutalité et de corruption concerne les plus larges couches du peuple allemand. Elle les met face au choix consistant à préférer être le bourreau corrompu ou la victime de la torture. Cette pression systématique engendre le type du soldat hitlérien barbare.

Ce sont les barbares qui rajeuniroht le monde. Les forfaits du régime et de l’armée ne sont pas des excès individuels mais les conséquences du régime hitlérien, et correspondent aux visées qui avaient été celles de Hitler. Il faut arracher des jeunes la moindre trace de faiblesse. Le monde reculera d’effroi devant ma jeunesse. Une jeunesse brutale, dominatrice, inaccessible à la peur, fanatiquement active, sans faiblesse, sans pitié, avec dans les yeux la fierté et l’indépendance de la bête de proie. Avec ce matériau humain pur et noble, il sera possible d’engendrer le nouvel ordre. Pour ces jeunes, le savoir est corrupteur : ils ont besoin de discipline et de ne pas craindre la mort.

Hitler a réussi à semer la corruption et l’inhumanité dans une grande partie du peuple allemand.

La défaite allemande, c’est en particulier la faillite de l’irrationalisme allemand dans son passage à la pratique ; cet irrationalisme, c’est la crédulité aventureuse et dépourvue de tout sens critique, c’est la superstition frivole, c’est l’abaissement du niveau intellectuel et moral, c’est la négation de la raison ou son impuissance proclamée, c’est l’absence de perspective de l’intellectuel et sa prise de parti en faveur d’un monde en déclin, en faveur de ce qui dépérit et disparaît et c’est le combat contre le socialisme ; en privant la culture allemande de son sommet qui est le marxisme, en en faisant son antagonisme, on condamne le passé allemand à la sclérose ou à une fausse généalogie.

L’effondrement de l’Allemagne hitlérienne n’est pas une simple défaite, et pas un simple changement de système, mais la fin de toute une évolution. Cet effondrement en termine avec les fondements erronés de l’unité allemande qui avaient commencé à être posés à la suite de l’échec de la révolution de 1848 et qui trouvèrent leur achèvement en 1870. Cet effondrement repose en termes entièrement neufs la question centrale de la nation allemande, et il soumet à révision la totalité des égarements historiques de l’Allemagne.

Du point de vue de la dimension idéologique, et plus précisément philosophique, 1945 signifie ceci : alors que l’irrationalisme, la destruction de principe, la destruction totale de la raison devenait la conception du monde d’un grand pays, et que ce pays se mesurait à son adversaire social et idéologique, l’Union soviétique socialiste, il a connu une défaite sans appel. Nous avons décrit le passage de l’irrationalisme allemand de la théorie à la pratique et sa nécessaire faillite. Hitler exprime l’unité dialectique du nihilisme cynique et de la crédulité aventureuse et dépourvue de tout sens critique, de la superstition frivole que comportait implicitement tout irrationalisme. L’abaissement du niveau intellectuel et moral passe par Schelling, Schopenhauer, Nietzsche, Dilthey, Spengler, et se termine en pente raide, marquant la nécessité du développement de l’irrationalisme, avec Hitler et Rosenberg. La prise de position à l’égard de la raison est un mouvement partant de la vie pour aboutir à la philosophie. La raison est niée, son impuissance proclamée sitôt que la réalité elle-même, la vie que mène le penseur ne montrent plus aucune voie de progrès dans le sens d’un avenir digne d’approbation, plus aucune perspective d’un futur supérieur au présent. La cause de toutes les prises de position hostile à la raison se situe donc – objectivement dans le cours de l’évolution socio-historique elle-même, subjectivement dans la position de l’individu concerné – dans la prise de parti non pour la nouveauté en passe d’apparaître, mais pour ce qui dépérit et disparaît, dans un engagement en faveur d’un monde voué au déclin (la prétendue impartialité, la prétention à s’élever au-dessus des partis impliquent un engagement en faveur d’un monde voué au déclin.)

De ce point de vue, toute prise de position pour ou contre la raison est depuis 1848 inséparablement liée au jugement porté sur le socialisme. La conception du monde irrationaliste devenue pratique, après un règne de presque un siècle, a subi, même au plan des idées, une défaite écrasante, tandis que le monde du socialisme a connu une victoire à travers les actes héroïques des soviétiques qui s’inspiraient de cette conception aussi bien en théorie qu’en pratique. C’est la victoire de la raison, désormais pratique aussi bien que théorique, sur le spectre diabolique du mythe irrationnaliste.

Dans la décadence pessimiste et nihiliste des contemporains, certains n’ont pas hésité à se confronter au socialisme, la grande force progressiste de notre temps.. La nécessité de cette confrontation est devenue en Allemagne depuis 1945 une exigence du jour. L’œuvre de Marx et Engels est le couronnement intellectuel de toutes les tendances progressistes en faveur de l’émancipation et de l’unité nationale du peuple allemand. La préparation intellectuelle de la révolution bourgeoise démocratique en Allemagne culmine dans la récapitulation classique de la théorie de la révolution prolétarienne. Ce sommet est passé inaperçu dans la culture allemande. Parce qu’on a privé l’évolution allemande de son sommet, on a en même temps d’une part condamné le grand passé allemand à la sclérose académique, on l’a dégradé au rang de péroraison professorale, et d’autre part, en l’enveloppant du voile nébuleux de la décadence, on l’a fondu en une fausse et nocive unité réactionnaire, selon la ligne Goethe-Schopenhauer-Wagner-Nietzsche-Hitler. Pour les Allemands, le socialisme et la réflexion sur leur propre culture nationale forment non une unité organique, mais un douloureux antagonisme.

Postface.

La guerre froide reprend la croisade anticommuniste du fascisme (les démocrates luttaient contre le fascisme, maintenant les démocrates luttent contre le totalitarisme communiste, en faisant alliance avec les reliquats du fascisme). Le capitalisme est le système économique idéal. La liberté américaine est le modèle de toutes les institutions. Les monopoles, qui suscitent l’indignation des masses, sont la conséquence d’une erreur des libéraux qui considéraient que la propriété des sociétés capitalistes était absolue et intangible et, en faisant abstraction de l’économie réelle et de ses lois, l’abolition légale des monopoles est présentée comme une perspective réalisable, ce qui est un projet démagogique, inapte théoriquement. Plus généralement, les perturbations du capitalisme ne sont que des phénomènes secondaires que l’on peut supprimer par des lois, dans une démocratie où la majorité des voix est décisive. La croissance de la population est cause de la misère et ce qui empêche les bienfaits du capitalisme de se généraliser en bien-être pour tous. La subjectivisation de l’économie et la prolifération des théories se déclarent comme un retour à l’économie classique, mais il n’y a pas la théorie de la valeur travail ni la théorie de la plus-value ni les contradictions du capitalisme.

A la fin de la guerre, une bonne part des masses libérées du cauchemar du fascisme avait pu entretenir l’illusion qu’une véritable période nouvelle de paix et de liberté pouvait commencer. Mais à peine un an plus tard, le discours de Churchill à Fulton dissipa brutalement tous ces rêves. La fin de la guerre est au contraire le prélude à une nouvelle guerre dirigée contre l’Union soviétique, et la préparation idéologique des masses pour cette guerre est un problème central du monde impérialiste. Puisque les États-Unis se révèlent comme la puissance dirigeante de la réaction impérialiste, et qu’ils ont de ce point de vue pris la place de l’Allemagne, il faudrait écrire une histoire de la philosophie américaine pour identifier les origines intellectuelles et sociales des idéologies du siècle américain. Dans cette postface, il y aura seulement une esquisse des principaux représentants des courants dominants des idéologies de la guerre froide.

La coalition contre le fascisme se défait et se réapproprie énergiquement la croisade contre le communisme qui avait été le principal leitmotif de la propagande hitlérienne. Les conceptions « démocratiques » se tournaient pendant la guerre contre le fascisme. On tente de maintenir une apparence continuité en prenant pour cible de la lutte le totalitarisme qui ramène fascisme et communisme à un dénominateur commun (le totalitarisme est un lieu commun emprunté à la social-démocratie et au trotskisme). C’est une tartuferie : la « démocratie » fait alliance avec les reliquats du nazisme en Allemagne, ainsi qu’avec Franco, etc. L’idéologie antitotalitaire revêt des traits fascistes accentués. La croisade anticommuniste est un héritage ancien de l’idéologie bourgeoise devenue réactionnaire. Nietzsche étend cette lutte à tous les fronts. Elle trouve avec Hitler un sommet provisoire, où se rencontrent le piteux niveau intellectuel qui marque l’époque, le mensonge, la provocation et une cruauté bestiale. La guerre froide mêle l’assaut idéologique à diverses provocations, dépassant la version hitlérienne de la lutte anticommuniste.

Actuellement, il paraît risqué pour un groupe capitaliste monopoliste de se hasarder au slogan d’un autre socialisme pour détourner les masses du communisme. Aux États-Unis, il n’a jamais été question d’un ébranlement du système capitaliste. La classe dominante parvient à maintenir les formes démocratiques de telle sorte qu’elle peut instaurer grâce à des moyens démocratiques légaux une dictature incontestée (prérogatives du président, pouvoir décisionnaire de la Cour suprême dans les questions constitutionnelles, monopole financier sur la presse, la radio, coût des élections qui exclut l’apparition de partis réellement démocratiques, recours à des moyens terroristes comme les lynchages).

L’apologie indirecte du capitalisme chez Hitler fait place à une apologie directe : le capitalisme est et demeure le système économique idéal, la liberté démocratique le modèle de toutes les institutions politiques et de toutes les formes de gouvernement.

Mais les masses se révèlent imperméables à cette propagande apologétique et sont indignés par les monopoles. Les idéologues du capitalisme sont contraints de présenter le grand capital comme un élément contingent, et qui pourrait même être éliminé. Lippmann considère que la technique – identifiée à l’économie – n’implique pas forcément le monopole : la concentration en monopoles a son origine dans les privilèges autorisés par les libéraux ou dans le culte du colossal ou dans l’héritage féodal. C’est ainsi qu’en éliminant les déterminations objectives essentielles de l’économie, on en arrive à conclure que le monopole n’est nullement inévitable. L’erreur des libéraux peut être réparée : les lois qui ont donné naissance aux trusts peuvent être abolies et mettre ainsi fin au collectivisme des gens d’affaires. Et la démocratie politique peut subsister dans tous les domaines, pour peu qu’elle se tienne à l’écart de l’économie. Le tort des libéraux consistait à se complaire à considérer la propriété et les prérogatives des sociétés capitalistes comme absolues et intangibles. Il ne vient pas à l’idée de Lippmann de poser la question de la manière dont naissent les lois, d’étudier les relations entre économie et superstructure politique et juridique et les forces sociales qui peuvent imposer le changement. Il se contente de présenter de pseudo projets démagogiques, particulièrement ineptes au plan théorique et destinés à égarer le lecteur naïf. La loi de 1890 contre les monopoles s’avère inefficace : il s’agirait alors de la politique douanière des États-Unis qui favoriserait les monopoles. Malgré cela, l’auteur présente l’abolition légale des monopoles comme une perspective réalisable.

Le capitalisme, baptisé libre économie de marché, est l’organisation sociale idéale. Les perturbations ne sont que des phénomènes secondaires que l’on peut toujours supprimer par des lois, et cela est bien entendu possible, puisqu’on vit dans la liberté d’une démocratie où la majorité des voix est décisive et toute puissante. Il s’agirait d’un retour aux classiques de l’économie, mais on ne retrouve pas la théorie de la valeur travail qui fonde la théorie de la plus-value (l’exploitation) et la connaissance des contradictions du capitalisme, mais plutôt une subjectivisation de l’économie et une orientation vers la théorie. Vogi modernise le malthusianisme en évoquant l’exigence d’anéantir des peuples entiers. D’autres, plus modérés, considèrent la rapide croissance de la population comme responsable de la misère, comme la cause qui empêche les bienfaits du capitalisme de se généraliser en bien-être pour tous.

L’apologie directe du capitalisme renonce en apparence aux mythes et à l’irrationalisme. À considérer la forme, le mode de présentation, le style, on aurait affaire à une déduction purement conceptuelle et scientifique. Mais seulement en apparence. Car au plan du contenu, on fait face à une totale absence de concept, à la construction de relations inexistantes, au déni des lois réelles, à la tendance à s’en tenir à des pseudo-connexions, qui représentent directement, sans recours au concept, la surface immédiate de la réalité économique. Nous avons affaire, sous un déguisement scientifique, à une nouvelle forme de l’irrationalisme.

Le pragmatisme ne se préoccupe que d’examiner l’utilité pratique des actions individuelles dans un environnement donné immuable. La sémantique ne se préoccupe même pas des sensations, mais seulement du sens des mots et de la structure des phrases, faisant abstraction du contenu : les concepts généraux de la vie sociale et économique sont de pures constructions verbales dénuées de signification et de contenu, si bien qu’il n’y a pas de problèmes économiques ou sociaux. L’employeur dit à son ouvrier d’oublier les inventions creuses des agitateurs politiques qui jouent sur les émotions, pour parler, pour se comprendre. La réalité n’est pas accessible à la connaissance, elle est un chaos irrationnel. Les objets sont définis de manière arbitraire, irrationnelle, sous déguisement d’une exactitude scientifique. On ne peut pas dire, exprimer, figurer par la langue ce qui s’exprime dans la langue, ce qui se figure dans la langue, on ne peut pas dire le sens de la vie qu’on a découvert, un sens qui est indicible, mystique. L’irrationnel est inexprimable. La pensée, la raison sont des péchés capitaux. Les pendants littéraires de cette apologie directe sont des adeptes du désespoir nihiliste. L’apologie indirecte part des contradictions, reformule l’idée de la nécessité « scientifique » du règne des managers (c’est une critique du marxisme : l’inutilité croissante des capitalistes dans la production) et construit de manière cynique une idéologie qui donne l’impression aux masses qu’elle défend leurs intérêts.

Le champ entier de la sémantique aux États-Unis, le néomachisme de Wittgenstein et Carnap, les prolongements du pragmatisme chez Dewey correspondent avec le retour de l’apologie du capitalisme à sa forme directe. L’existentialisme français joue le rôle de théorie de la troisième voie dans la ligne préfasciste de l’irrationalisme allemand.

Le pragmatisme, dès l’origine, est une idéologie des agents du capitalisme, des créateurs et des partisans du mode de vie américain. Le pragmatisme s’oppose délibérément à l’étude objective de la réalité indépendante de la conscience et ne se préoccupe que d’examiner l’utilité pratique d’actions individuelles dans un environnement vu – dans son essence, non dans les détails concernant l’action individuelle – comme un donné immuable. L’évolution de cet environnement dans un sens impérialiste se reflète dans le contenu et la structure de la philosophie de Dewey.

Dans la sémantique et le néomachisme il y a toujours la prétention à une attitude rigoureusement scientifique, mais l’éloignement de la réalité objective atteint des proportions inédites. La tâche de la philosophie n’est plus une analyse des sensations : elle doit se préoccuper exclusivement du sens des mots et de la structure des phrases. Parallèlement à cette démarche scolastique formaliste qui fait abstraction des contenus, la sémantique se livre à un examen soutenu et systématique des concepts généraux de la vie sociale et économique, pour aboutir au résultat qu’ils sont de pures constructions verbales dénuées de signification et de contenu (l’apologie indirecte qui luttait contre le matérialisme sur le terrain de la théorie de la connaissance des sciences de la nature fait place à l’apologie directe). Il n’existe pas de chiens en général, pas d’espèce humaine, pas de système des profits, pas de partis, pas de fascisme, pas de populations sous-alimentées, pas de vérité, pas de justice sociale, et dans ces conditions il n’y a ni problèmes économiques, ni problèmes politiques, pas de problème du fascisme, pas plus de problème de l’alimentation que de question sociale. Lors d’un conflit entre travailleurs et employeurs, l’employeur dit : « oublions tout ce bavardage sur la force de travail et le capital, sur les profits et l’exploitation, qui ne sont que des inventions creuses d’agitateurs politiques qui jouent sur les émotions. Parlons plutôt d’homme à homme, et tentons de nous comprendre mutuellement. » Les employeurs ont appris à être des sémanticiens avant même que la sémantique ne soit inventée.

Cette méthode prend parfois la dimension d’une mystique irrationnelle. Appliquant la méthode sémantique à la question agraire, Vogt écrit que la terre est une réalité inexprimable. La réalité n’est pas seulement inaccessible à la connaissance, elle est un chaos irrationnel. Chase définit le crayon comme « une folle danse d’électrons ». On a une interprétation subjectiviste, anthropomorphique et mythique d’un phénomène naturel non verbal. Le crayon n’est pas vu comme un élément de la réalité objective, définissable distinctement par ses propriétés et ses fonctions. Ce qui est dit du crayon peut s’appliquer tout aussi bien à une maison, etc. Décrire exclusivement un objet qui fait partie de la réalité objective à partir du mouvement des électrons relève d’une mystique irrationnelle. D’ailleurs, ce mouvement des électrons obéit à des lois identifiables – par des approximations successives – rationnellement par la science, et non à une folle danse. La mystique irrationaliste se déguise sous l’exactitude scientifique.

Wittgenstein écrit que la proposition montre la forme logique de la réalité, que la proposition indique cette forme logique, qu’elle est le miroir de cette forme logique, mais la proposition ne peut pas dire ce qui est montré, ce qui est exprimé dans la langue, ce qui se reflète dans la langue, la proposition ne peut pas figurer la forme logique. Ce qui s’exprime dans la langue, nous ne pouvons par la langue l’exprimer. Ce qui se reflète dans la langue, la langue ne peut le figurer.

Scheler en revient aussi au fondement irrationaliste et immédiat, en tant qu’unique base et unique contenu de la philosophie, mais pour lui ce contenu irrationaliste est encore exprimable.

Wittgenstein écrit que nous sentons que, à supposer même que toutes les questions scientifiques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts. Il ne reste plus alors aucune question. La solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème. Les hommes qui ont trouvé la claire vision du sens de la vie n’ont pu dire en quoi ce sens consistait. Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique.

Pour Mora, Wittgenstein est le philosophe du désespoir. Heidegger, Sartre, Kafka et Camus nous permettent encore de vivre confiant dans l’existence d’un monde. Le sol est encore solide. Nos anciennes demeures sont des ruines, mais on peut encore vivre au milieu des ruines et reconstruire les demeures. Wittgenstein nous laisse entièrement orphelin : en même temps que les ruines, c’est le sol qui disparaît. En même temps que l’arbre, toutes les racines sont englouties. Il ne reste plus rien sur quoi nous appuyer. Nous ne pouvons même pas s’adosser au néant ou faire face à l’Absurde en toute lucidité. Il ne nous reste qu’à disparaître entièrement. La raison, la pensée sont le péché capital : la pensée est le grand agitateur, le grand suborneur. L’acte lui-même, la pensée, devient une faute majeure, le péché capital de l’homme. Le cœur du monde est l’Absurde non édulcoré où le questionnement lui-même est mis en question. Chase envie son chat qui n’est pas victime des hallucinations qui résultent d’un emploi erroné des mots puisqu’il n’est en rien concerné par la philosophie et la logique formelle. Lorsqu’il s’égare dans la jungle du langage, il revient tout à observer son chat.

L’irrationalisme de l’apologie directe « rigoureusement scientifique » se refuse à admettre la relation avec le mouvement dont Hitler fut l’apogée et cherche des aïeux chez les Lumières, avec redécouverte et réévaluation du Marquis de Sade. Les vieux apologistes étouffaient la vérité scientifique, déformaient les contextes, occultaient les problèmes réels pour les remplacer par de pseudo-problèmes, mais ces apologistes croyaient à une solidité du capitalisme, et il en est  de même de leurs pendants littéraires. Les pendants littéraires de l’apologie directe ou de la philosophie sémantique ont pour représentants des adeptes du désespoir nihiliste, les Kafka ou les Camus.

Il y a un scepticisme à l’égard de leurs propres représentations apologétiques comme à l’égard des perspectives optimistes supposées en résulter. Le désespoir reflète l’impossibilité de trouver une solution théorique au problème du capitalisme, une solution qui n’affecte pas l’hégémonie capitaliste tout en apaisant l’hostilité des masses et en favorisant la lutte contre le socialisme. De ce dernier point de vue, la propagande antisoviétique atteint un niveau très bas. Ainsi, Camus répond à Francis Jeanson par des absurdités démagogiques (évoquer les camps disciplinaires de travail en Union soviétique dans le contexte d’un débat sur Hegel et Marx, sur la révolution, la nécessité historique et la liberté individuelle) que souligne Sartre.

L’ouvrage de Burnham L’ère des organisateurs est la tentative pour construire une apologie indirecte. Il ne s’agit pas de nier ou de minimiser les contradictions. Les contradictions sont prises comme point de départ d’une analyse qui prétend ouvrir une perspective. En tant que trotskiste, il identifie le bolchevisme et le fascisme. Il reprend l’idée que les capitalistes eux-mêmes, les propriétaires des moyens de production, s’éloignent de la production, participent moins à son exécution pratique et sont remplacés par des fonctionnaires supérieurs, les managers. Le règne du manager serait le grand principe de l’évolution de l’économie. Il s’impose aussi bien dans le socialisme que dans le fascisme et aux États-Unis, ce qui escamote les différences et oppositions socio-économiques réelles entre les différents systèmes. On est plongé dans une nuit sémantique où disparaît tout concept, dans laquelle le fonctionnaire ou le directeur d’usine du communisme sont impossibles à distinguer du manager capitaliste. Il prétend récuser le capitalisme. Il nie que l’histoire soulève l’alternative entre capitalisme et socialisme. Il trace les contours d’une mythologie, en ne s’adressant pas au registre émotionnel (en partant du désespoir et de la soif d’émancipation des masses dans la misère), mais en adoptant le style sobre d’une sécheresse scientifique.

Il s’agit d’une révolution qui ne concerne que les couches dirigeantes, d’une circulation des élites, une consolation pour la bourgeoisie et les intellectuels bourgeois confrontés à un profond bouleversement social. Il y a un profond mépris des masses : la massification est un danger majeur, comme le pouvoir des masses. Il s’agit de créer à côté de la prétendue théorie scientifique objective qui démontre le caractère inéluctable de l’avancée des managers une idéologie qui exprime les intérêts sociaux de la classe concernée et contribue à créer des schémas de pensées et de sentiments favorables au maintien des institutions et des relations essentielles de la structure sociale, une idéologie qui doit s’adresser aux sentiments des masses, qui ne doit pas incorporer ouvertement les intérêts d’une classe dominante donnée mais, ostensiblement, parler au nom de l’humanité, du peuple, de la race, de l’avenir, de Dieu, du destin, etc. Une idéologie, pour rencontrer le succès, doit donner aux masses l’impression qu’elle exprime un certain nombre de leurs intérêts. On en arrive à un sommet de cynisme et de mépris du peuple. Il faut reconnaître que le peuple ne s’est pas enthousiasmé au sujet du remplacement des détenteurs d’actions par des managers.

Toute conception du monde est identifiée au totalitarisme communiste : la valeur suprême du monde bourgeois est son absence de vision du monde, et d’ailleurs toute vision du monde est superflue : il suffit d’être contre, contre le communisme par exemple, avec éventuellement l’idéal du néant (très peu mobilisateur). Il faut réprimer la liberté des peuples au nom de la liberté et de la démocratie, préparer la guerre, au nom de la paix, cacher les crimes. La domination économique des États-Unis implique sa domination politique absolue. Le cosmopolitisme sous-estime les revendications nationales. Le mépris et la peur des masses conduit à la propagande et à la répression des masses, et à la prise en compte de la seule classe dominante.

Il est difficile de susciter l’enthousiasme de l’américain moyen pour la défense de sa patrie dans des territoires éloignés. Il est difficile de faire croire à l’agression de l’URSS, quand celle-ci a une politique pacifiste. L’URSS n’est pas considérée d’ailleurs comme une rivale pour l’hégémonie mondiale.

Ce qui préoccupe, c’est la propagation du communisme. Il ne s’agit pas de revendiquer une conception du monde : toute conception du monde est identifiée avec le totalitarisme. L’absence de vision du monde est la valeur suprême du monde bourgeois.

De plus, une vision du monde, du point de vue de la politique pratique, est superflue. Il n’est pas vrai qu’une guerre ne puisse être victorieuse que si son programme a une forme positive. De manière générale les hommes comprennent bien plus clairement ce contre quoi ils sont que ce pourquoi ils sont. Le « non » des paysans français au féodalisme n’était pourtant qu’une expression de la revendication en faveur de la possession de la terre, de la libre disposition de leur travail et de ses produits, de la liberté politique, etc., et donc de quelque chose de positif. Sur le plan philosophique, c’est un mythe que de prétendre que la négation posséderait une réalité particulière, spécifique : l’affirmation et la négation portent sur la même réalité objective et expriment, souvent sous forme différente, le cas échéant avec des divergences, le même contenu de vérité. Cette fétichisation de la négation est l’autodéfense idéologique des intellectuels privés de toute attache sociale, qui sont isolés, confrontés à une situation vis-à-vis de rien. Faire du nihilisme le point de départ idéologique de la lutte contre le communisme, faire une vertu de la pauvreté du monde, déserté de toute perspective et de tout idéal, c’est ne pas voir qu’il ne s’agit que du point de vue de quelques intellectuels parasitaires et décadents. Le plaidoyer pour le monde libre s’associe à la décadence morale et intellectuelle : les décadents ressentent instinctivement qu’ils ne pourront trouver une base à leur existence que dans un monde objectivement corrompu, et cela même s’ils sont subjectivement convaincus de s’opposer passionnément à ce monde. Le cynisme politique des systèmes réactionnaires peut exploiter ce genre d’idéologue issu de la décadence. L’idéologie de l’apologie directe du capitalisme opère avec les moyens d’une sinistre hypocrisie : réprimer la liberté de tous les peuples au nom de la liberté et de la démocratie, préparer la guerre au nom de la consolidation de la paix, etc. Cette propagande ne se contente pas d’avoir recours à des affirmations grossièrement mensongères, mais elle passe sous silence, grâce au monopole sur la presse, différents crimes de l’impérialisme. Le cynique hypocrite est le propagandiste idéal de la guerre froide.

Weinstein, ancien officier de l’état-major de la Wehrmacht hitlérienne, voit que les guerres d’autrefois étaient des guerres chargées de pathos, autrement dit d’un contenu exaltant pour la nation, pour les masses. Le pathos militaire permet l’exacerbation des valeurs guerrières. Cette perte du pathos est attribuée à l’industrialisation et non à une évolution sociale dans un sens réactionnaire. Les idéologues capitalistes ne proposent pour toutes les questions du présent qu’une réponse purement négative : tout sauf le communisme, et si nous ne pouvons lui opposer un idéal positif, l’idéal du néant fera fort bien l’affaire. Cependant, il est difficile de tirer de ce néant quoi que ce soit qui mobiliserait les masses, et donc il est impossible d’en tirer une idéologie du point de vue de ces idéologues. Le monopole de l’influence sur l’opinion publique peut momentanément tromper des masses par des mensonges variés et qui se contredisent entre eux. Cependant, le contact permanent avec la réalité vient imposer d’étroites bornes à des influences de ce genre.

La croisade contre le communisme doit mobiliser non seulement le peuple américain, mais les peuples de tous les pays. Les États-Unis ont besoin d’alliés, non de mercenaires : c’est ce qui est déclaré. Mais les États-Unis cherchent surtout des mercenaires.

Carl Schmitt met en avant les rapports de force : le contenu économique implique la domination politique absolue. La supériorité économique permet de s’immiscer dans les affaires intérieures de nations politiquement indépendantes. Comme les États-Unis sont devenus l’unique puissance impérialiste réellement indépendante économiquement, les anciennes puissances impérialistes sont soumises à l’influence américaine. Sur le plan idéologique, c’est la propagation du cosmopolitisme : l’autonomie des États nationaux, leur souveraineté politique est désormais historiquement dépassée. Les outrances chauvines jouent maintenant un rôle secondaire. Selon les idéologues du cosmopolitisme, l’évolution économique, politique et culturelle tend toujours davantage à une intégration des nations, à l’élimination de la souveraineté nationale et en dernière instance s’oriente vers un unique État mondial.

La pensée bourgeoise emprunte des éléments au marxisme en les dénaturant. C’était le cas du socialisme de Hitler, de la théorie des managers, de la thèse de Schmitt qui observe la priorité de la base économique face à la souveraineté politique (la domination économique des États-Unis implique la domination politique absolue, la volonté d’hégémonie mondiale absolue), de la thèse d’un capitalisme qui crée un marché mondial unique. Cette dernière thèse est en contradiction avec les réalités. L’intensification des relations économiques n’implique pas l’anéantissement de l’évolution nationale d’un pays. L’idéologie impérialiste est bien obligée de reconnaître comme des phénomènes réels que les masses accèdent à la conscience et revendiquent de jouer un rôle économique et social, politique et culturel, mais cette idéologie impérialiste n’y voit que des aspirations méprisables, des menaces pour la culture, et elle prend une position défensive devant ce qu’elle appelle la massification.

La limite de l’apologie du capitalisme tient au fait qu’en revenant à l’idéologie libérale du dix-neuvième siècle, elle en adopte en même temps la peur des masses, la résistance à leur aspiration à l’indépendance. Cela signifie que cette idéologie ne prend en compte que la situation et les perspectives de la classe dominante et des intellectuels qui la soutiennent. Le traitement des masses est entièrement abandonné à la propagande et à la répression. C’est la distinction entre science et propagande.

 

 

 

 

 

 

 

Deux biographies croisées : NicolasTertulian

Nicolas Tertulian : « Pourquoi Lukacs ? » 2016.

Il s’agit des biographies croisées de Nicolas Tertulian, qui parle en son nom propre, et de Lukacs dont Nicolas Tertullien rend compte (autrement dit Nicolas Tertulian est le narrateur de sa propre biographie et le narrateur de la biographie de Lukacs).

Nicolas Tertulian soutient en Roumanie une thèse sur les rapports de Lukacs et de Croce. Il donne un panorama de la vie intellectuelle de la Roumanie avant et pendant le régime communiste, de ses rapports complexes avec les universitaires et politiciens roumains et la structure politique communiste qu’il décide finalement de quitter, non sans difficulté, pour des séjours en Allemagne, en Italie et finalement en France. Il parle de ses rencontres avec Heidegger, Gadamer, Cioran, Marcuse, George Steiner, de son échange de texte et de lettre avec Bourdieu à propos du livre de ce dernier sur Heidegger, et aussi il parle des échanges par livre ou article ou lettre ou rencontre entre Lukacs et Max Weber, Croce, Adorno, Sartre, Merleau-Ponty, Thomas Mann.

En effet, Nicolas Tertulian élabore en même temps une biographie intellectuelle et politique du philosophe hongrois à travers les thèmes abordés, à travers les polémiques avec d’autres intellectuels. Une généalogie de la pensée du philosophe hongrois est ainsi esquissée, contextualisant et éclaircissant ainsi ses propositions, en particulier ses propositions ontologiques, des propositions qui formalisent l’ontologie du marxisme, pour donner une assise et des armes intellectuelles au combat de la gauche politique.

Apparaissent la conception politique du philosophe hongrois (avec l’influence de Hegel : contre l’utopisme, se plonger avec patience dans les contradictions), ses conceptions ontologiques (avec l’influence de Hartmann considérant la société comme un complexe de complexes), esthétiques (avec l’influence de Croce cherchant la spécificité de l’esthétique dans l’exaspération de la subjectivité, dans la profondeur de la conscience de soi comme résumé subjectif de type réverbération des expériences au-delà de l’immédiateté, comme homogénéisation avec un fort coefficient d’indétermination de ces expériences, comme condensé transcendantal du devenir historique), éthiques (avec, pour l’individu dépassant l’individuation, la singularité pour aller vers la personnalité, la volonté de participer au passage de l’humanité en soi des intérêts singuliers assurant le statu quo à l’humanité pour soi des intérêts universels, dans laquelle chacun se reconnaît).

Le philosophe hongrois écrit contre la destruction de la raison à l’origine de la philosophie national-socialiste en particulier dans le mouvement romantique qui s’exaspère avec Kirkegaard et l’athéisme religieux d’Heidegger, et qui se continue en partie dans l’existentialisme.

Il caractérise l’homme religieux comme défiant toute rationalité et toute norme morale en sautant dans l’immédiateté et la transcendance.

Sur le plan esthétique, il s’insurge non seulement contre les critiques impressionnistes, relativistes ou sceptiques qui ne s’appuient pas sur une conception esthétique mais aussi contre les critiques et les écrivains esthétisants qui affirment l’autonomie absolue de l’œuvre d’art par rapport à l’en soi historico-social (les romantiques, l’avant-gardisme, le surréalisme, la psychanalyse, le nouveau roman, Beckett, Camus), mais aussi, de manière plus modérée, contre les écrivains qui, abandonnant la lignée Stendhal-Balzac reprise par Roger Martin du Gard ou Soljenitsyne, se tournent exclusivement vers le passé, Flaubert, Zola, Proust.

La présence de l’en soi historique dans l’immanence des œuvres d’art ne doit pas occulter le fait que leurs foyers générateurs se trouvent dans la qualité subjective qu’est la conscience de soi, condensé transcendantal des expériences dans le monde. Le monde des passions, qui fournit la matière des œuvres d’art, ne s’accompagne pas toujours de la présence de ce foyer de la conscience de soi. Le processus de création ne commence que lorsque ce foyer caché dans les profondeurs de la subjectivité devient puissance synthétique dominante, réorganisant les données de l’expérience en vue de l’extériorisation artistique. Ce foyer, cette conscience de soi, ce sentiment unificateur qu’on peut appeler sentiment du monde, concerne ce qu’on peut appeler le caractère évocateur du reflet artistique.

Sur le plan ontologique, Lukacs affirme l’existence de la dialectique de la nature, ce qui signifie que l’ontologie de l’être social prend naissance dans l’ontologie de l’être anorganique et organique, avec l’apparition dans l’être social du travail, c’est-à-dire de la téléologie, de l’intentionnalité : pour répondre aux besoins, le sujet élabore un projet dont la réalisation exige un reflet adéquat des chaînes causales.

La société est considérée comme un complexe de complexes et d’intentionnalités. Comme tout acte téléologique admet des résultats imprévisibles, comme la société est le résultat global d’actes téléologiques individuels convergents ou divergents, la société dans son ensemble admet un devenir non téléologique mais causal, la causalité au niveau de l’ensemble de la société prenant la forme du si- alors, la forme de la tendance en dernière instance (par exemple la tendance à la socialisation croissante, la tendance à la constitution d’une humanité unifiée, la tendance à la diminution du temps de travail).

La conception de Lukacs de la vision du monde et l’esthétique de l’écrivain.

Autonomie de l’imagination productive par rapport à l’idéologie discursive, mais connexion entre la vision du monde, objet de la critique idéologique, et la structure esthétique (ses tonalités affectives, son expression stylistique, sa valeur esthétique, sa structure narrative), objet de la critique esthétique.

Lukacs défend l’autonomie de l’imagination productive de l’écrivain par rapport à son idéologie discursive (la victoire du réalisme chez de grands écrivains comme Balzac et Tolstoï qui professaient par ailleurs des vues conservatrices), mais il accorde une grande importance à la vision du monde immanente à la création, autrement dit à la qualité de l’appréhension de l’histoire. Sa méthode d’analyse littéraire suppose l’immersion dans l’intériorité de l’œuvre afin de découvrir les connexions entre la vision du monde de l’écrivain et la structure esthétique, en faisant valoir les tonalités affectives imprégnant le tissu de l’œuvre et leur expression stylistique, refusant de dissocier la valeur esthétique de la perspective ou du point de vue de l’écrivain (au niveau de la structure narrative, l’attitude de participant ou d’observateur de l’écrivain entraîne des effets divergents). Il s’agit de supprimer l’ancienne dichotomie entre critique esthétique et critique idéologique, en préconisant la fusion des deux points de vue.

La spécificité de l’art pour le philosophe rationaliste : Croce.

En philosophie, il faut se référer aux affects, aux inquiétudes et aux besoins pratiques de l’époque, aux propositions philosophiques dominantes.

À l’écart des fantasmes spéculatifs, Benedetto Croce célèbre une philosophie des choses humaines, attachée à la maison des hommes, autrement dit une sagesse du monde et non une sagesse de Dieu. L’historicisme absolu implique l’idée que l’art comme la philosophie ne se laissent pas comprendre en dehors de leur enracinement dans les affects et les besoins pratiques de l’époque : en présence de tout théorème philosophique, il faut se demander contre quelle autre proposition philosophique dominante à l’époque il se dirige et quelles inquiétudes il est destiné à apaiser.

Sans concept, sans téléologie, mais aussi digne que la religion et la philosophie, l’art marque son unité avec les autres activités comme forme de l’esprit.

Il s’agit de dissocier des activités pratiques (économique et éthique) et les activités théoriques contemplatives (l’activité esthétique et l’activité conceptuelle ou logique), en soulignant aussi bien leur distinction que leur unité dans la circularité des formes de l’esprit. L’aconceptualité de l’activité esthétique, l’atéléologisme pratique de l’art, le refus de considérer l’art comme philosophie imparfaite, au-dessous de la religion et de la philosophie dans les formes de l’esprit absolu, sont des théorèmes esthétiques.

La spécificité de l’art comme question ouverte.

À l’écart de la thèse qui donne à la religion, à côté de l’art et de la philosophie, une place parmi les formes de l’esprit absolu, la finalité de la religion étant à ses yeux d’ordre pratique et non spéculatif, Lukacs célèbre une pensée ancrée exclusivement dans l’immanence. La conjonction entre l’histoire, l’art et la philosophie est un axiome.

Il s’agit de cerner la spécificité de l’activité esthétique à travers la comparaison avec l’activité scientifique, avec les pratiques magiques ou religieuses ou avec l’activité éthique.

Une philosophie rationaliste.

Pour le philosophe hongrois comme pour le philosophe italien, la philosophie est conçue comme une activité essentiellement critique et discriminante, émancipée de toute tendance mystique ou irrationaliste. Les jugements sur le dernier Schelling, sur Schopenhauer et Nietzsche, sur Heidegger, Spengler ou Klages sont sévères.

Prendre position contre l’idéologisation à outrance, l’utilitarisme et le pragmatisme, le sociologisme et l’interprétation esthétisante dans la conception de l’art.

Contre l’idéologisation à outrance, contre l’assimilation de la littérature aux activités pratiques de caractère technique, il y a une aversion à l’égard de toute forme d’utilitarisme ou de pragmatisme dans la conception de l’art et un fort accent sur sa vocation à l’universalité.

Loin du sociologisme dans l’interprétation littéraire (le désaveu de Taine), il s’agit d’établir une conjonction organique entre l’analyse historique et la critique esthétique.

Contre l’interprétation esthétisante de la littérature, il faut affirmer la nécessité de la contextualisation historique des œuvres : il y a des présupposés historiques à la création artistique.

La matière historique se dissout dans l’universalité du sentiment, dans le lyrisme, dans les images poétiques.

Cependant le philosophe italien, face au dilemme de l’historicité et de l’anhistoricité des créations artistiques, face aux problèmes de l’historicité et de la transcendantalité de l’art, met l’accent sur le caractère anhistorique des images poétiques, associé au « lyrisme » fondamental de l’art, soulignant la dissolution de la matière historique dans l’universalité du sentiment (par exemple la dimension poétique du roman relève de l’anhistoricité).

À côté des belles-lettres et de la littérature, il y a la poésie, la véritable œuvre d’art qui a un aspect transcendantal dans la mesure où elle exprime non une particularité sociologique ou nationale mais l’universalité de la substance humaine, une personnalité pleinement développée : l’art véritable est le condensé transcendantal du devenir historique (une voix humaine de portée universelle résonne dans toute œuvre d’art valable : selon cette anthropologie a caractère socio-historique, l’universalité humaine n’est pas dissociée des conflits socio-historiques qui la nourrissent et la sous-tendent).

Face au problème de la distinction entre les productions appartenant à la catégorie des belles-lettres (la « littérature » pour le philosophe italien) et les véritables œuvres d’art (la « poésie » pour le philosophe italien), le philosophe hongrois fait appel au concept de spécificité du genre humain. L’accent transcendantal des véritables œuvres d’art est dû à l’expression dans leur immanence de la substance humaine dans son universalité, au fait qu’elles incorporent un moment durable dans le devenir historique de cette substance : l’historicité et l’universalité se rejoignent dans la pérennité des œuvres. La substance humaine est conçue ainsi comme une entité dynamique qui s’enrichit à chaque moment du devenir historique.

Les œuvres censées exprimer une idéologie de classe, produit de la catégorie des belles-lettres et non des véritables œuvres d’art, se caractérisent par l’expression littéraire d’une simple particularité sociologique ou nationale, alors que les œuvres d’art authentiques expriment une voix humaine à portée universelle, un homme dans sa plénitude condensée, dans le noyau de sa personnalité, en adéquation avec les exigences de la plénitude des facultés. L’art est la conscience de soi du genre humain (conscience de soi comme cristallisation au niveau de la subjectivité profonde d’une expérience historique déterminée), un condensé transcendantal du devenir historique.

Contre la critique impressionniste, esthétisante, relativiste ou sceptique des œuvres d’art.

La critique des œuvres d’art, dans sa ré-évocation fantastique de l’œuvre, ne doit pas être spontanée, impressionniste, esthétisante, relativiste ou sceptique mais transcender la pure immanence esthétique pour contextualiser et s’élever vers les idées génératrices, vers les prototypes, vers les concepts esthétiques, philosophiques, ontologiques, vers les questions existentielles, esthétiques et socio-historiques de portée universelle posées par les traités d’esthétique, les philosophies de l’histoire et les spéculations ontologiques, ce qui permet de distinguer la valeur des œuvres d’art et d’établir leur historicité et leur transcendalité.

L’esthétique doit plonger ses racines dans une théorie d’ensemble des activités de la conscience, dans une philosophie de l’esprit.

Contre l’impressionnisme et le relativisme ou le scepticisme esthétique, l’essai, à l’occasion des œuvres, soulève les questions existentielles, transcendant la pure immanence esthétique pour s’élever vers les idées génératrices, s’élevant vers le monde des prototypes.

L’identification par empathie avec le mouvement intérieur de l’œuvre (le jugement de goût) n’est que la première étape de l’acte critique qui doit engager dans son analyse un ensemble de concepts qui s’articulent à l’intérieur d’une esthétique et d’une réflexion plus générale sur les rapports de l’œuvre avec la société et l’histoire. Le critique philosophe soulève dans ses analyses des questions esthétiques ou socio-historiques d’une portée universelle.

Il faut mener une action énergique pour dissiper le préjugé esthétisant selon lequel il y aurait un hiatus entre le pur jugement de goût et la réflexivité philosophique, selon lequel il faut se cantonner dans la pure spontanéité de la réaction esthétique, sans se laisser encombrer par les distinctions arides des traités d’esthétique et encore moins par les philosophies de l’histoire ou par les spéculations ontologiques.

L’acte critique véritable est sous-tendu par des concepts esthétiques et philosophiques qui permettent de fonder les distinctions entre poésie, non-poésie et antipoésie et de contextualiser de façon adéquate les œuvres, en établissant leur historicité et leur transcendalité. Le critique est un philosophe ajouté à l’artiste et non un artiste ajouté à l’artiste, l’acte critique portant la lumière de la pensée dans le processus de ré-évocation fantastique de l’œuvre. La critique n’est pas une activité artistique, une forme d’art qui se développerait en marche de l’œuvre originaire : la critique est en connexion intime avec la réflexion philosophique. L’expérience esthétique ne s’explicite véritablement qu’à travers des concepts concrets ayant un caractère philosophique.

Même une critique qui se veut impressionniste est en fait tributaire dans sa position des théorèmes esthétiques d’Emmanuel Kant.

Pour la critique impressionniste, l’approche philosophique de l’art interrogerait sur l’être de l’art, sur son essence (jugement d’existence) et non sur la valeur des œuvres (jugement de valeur) : il faudrait sauver l’autonomie du jugement esthétique par rapport aux approches doctrinaires du marxisme, de la psychanalyse, de la sociologie et de l’esthétique philosophique. Mais l’être de l’œuvre coïncide avec sa valeur : une vraie philosophie de l’art offre des critères théoriques pour distinguer les créations authentiques des produits artistiques de qualité inférieure. Il s’agit de chercher dans l’intériorité des œuvres, dans leur forme interne, l’inscription sublimée des tensions socio-historiques, en abolissant ainsi le hiatus entre critique idéologique et critique esthétique.

Contre la destruction de la raison : la nécessité et les limites de la raison.

Si les catégories étudiées par l’ontologie sont des déterminations de l’être et non de l’entendement, la raison ou la rationalité assure la cohésion ou la cohérence des catégories dans leur enchaînement rigoureux selon une méthode ontologique génétique : s’il faut mettre en cause la domination de la pensée, de la raison subjective et de la logique sur l’être, il faut non abandonner la raison au profit de l’intuition, de la volonté, de l’existence, de l’action, de Dieu, de l’âme, du peuple ou de la race, mais la reconnaître comme limitée par la transintelligibilité de l’être (la rationalité après coup).

Le deuxième Schelling, Schopenhauer, Kirkegaard, Nietzsche, Dilthey, Simmel, Bergson, Sheller (l’intuition intellectuelle comme théorie aristocratique de la connaissance, la volonté conne substance métaphysique du monde, l’existence comme antipode du palais des idées, la volonté de puissance et le surhomme, le facteur subjectivo-intensif c’est-à-dire un intensif de l’ordre du vouloir comme substrat métaphysique du monde, la non-suffisance de la personne contre le cartésianisme pour qui ce que le bon sens n’aperçoit pas doit être faux et confus, qui ne rend pas justice par son intellectualisme à la primauté de l’action et qui ne penserait rien d’autre que les concepts et les choses matérielles et non Dieu ou l’âme ou le peuple ou la race) représentent une ligne de pensée qui aboutit à la catastrophe national-socialiste.

Si les catégories sont des déterminations ou des principes immanents à l’être (des déterminations de l’existence, des principes de l’être), en opposition avec l’idéalisme transcendantal kantien qui les considère comme des déterminations de l’entendement, si l’ontologie est une doctrine des catégories, le concept de raison ou de rationalité trouve son fondement ontologique dans la cohésion ou la cohérence des catégories, plus précisément dans leur enchaînement rigoureux selon le principe d’une méthode ontologique génétique.

Heidegger, Adorno et Horkheimer mettent en cause l’hégémonie du logocentrisme, l’omnipotence de la Raison, un tribunal de la raison qui assujettit le devenir du réel, la domination de la pensée sur l’être comme tribunal sur l’être (la métaphysique s’appuyant sur la logique pour assujettir l’être à sa domination, la raison se transformant d’un instrument d’émancipation en un instrument de domination et de répression).

Lukacs ne transforme pas le procès contre la suprématie de la logique (contre la fétichisation de la Raison, contre l’hypertrophie de la raison en général et contre le logicisme hégélien en particulier, contre la suprématie de la logique et donc de la raison subjective) en un désaveu de la métaphysique ni en un procès contre le caractère dominateur et répressif de la Raison. La portée de la Raison est rigoureusement circonscrite par rapport à la transintelligibilité de l’être.

Le scientisme néopositiviste, comme l’intellectualisme ou le logicisme, fétichise, dogmatise ou absolutise la raison scientifique au lieu de s’ouvrir à l’infinité, à la mobilité et à la flexibilité des catégories en fonction de la diversité des régions ontologiques, à la substantialité infiniment riche du réel, à la multiplicité des déterminations de l’être.

Contre l’absolutisation de la raison scientifique, la dogmatisation de la raison pratiquées par le scientisme néopositiviste, il faut ouvrir la pensée vers l’infinité des catégories de l’être. « ils ne le savent pas mais ils le font » : cette rationalité post festum montre combien le philosophe hongrois n’est pas un fanatique du savoir, qu’il défend la priorité de l’être par rapport au savoir, le caractère second et dérivé du savoir par rapport à l’être : il oppose une fin de non-recevoir au logicisme et à l’intellectualisme au profit d’une ouverture vers la substantialité du réel, qu’aucun fonctionnalisme néopositiviste n’est en mesure d’épouser dans la richesse de ses catégories..

Adversaire déclaré du néopositivisme, critique de la raison technicienne et instrumentale, critique de la manipulation, de la machination performante, le philosophe hongrois ne voue pas aux gémonies la Raison comme adversaire la plus opiniâtre de la pensée. Il veut simplement faire valoir la mobilité et la flexibilité des catégories en fonction de la diversité des régions ontologiques, afin d’ancrer le concept de raison dans son seul fondement incontestable : l’être dans la multiplicité de ses déterminations.

L’art symbolique contre l’art allégorique de l’avant-gardisme.

Contre l’art allégorique de type religieux et abstrait du modernisme et de l’avant-gardisme, il faut un art symbolique qui plonge ses racines dans l’immanence du réel, s’appuyant sur une conception purement immanente de la réalité, dont l’historicité est l’attribut constitutif et qui refuse une quelconque place à la transcendance et à l’abstraction.

Le philosophe hongrois à des jugements sévères sur le modernisme et sur les représentants littéraires de l’avant-gardisme dont le principe artistique est souvent l’allégorie.

Il s’agit d’émanciper l’art de la tutelle de la religion en opposant l’art allégorique (l’allégorie comme principe artistique est en connexion intime avec la transcendance religieuse) et l’art symbolique qui plonge ses racines exclusivement dans l’immanence du réel, un art symbolique identifié avec le réalisme tout court. La résistance à l’égard des représentations allégoriques du réel découle d’une option en faveur d’une conception purement immanente de la réalité, dont l’historicité est l’attribut constitutif et qui refuse une quelconque place à la transcendance et à l’abstraction. L’opposition entre transcendance et immanence dans la représentation du réel, la fidélité à l’historicité comme attribut constitutif du réel, fondent l’opposition entre l’art allégorique et l’art symbolique.

La Peste de Camus manifeste un excès d’abstraction et d’indétermination dans la figuration de la mystérieuse maladie qui frappe les personnages, l’absence de concrétion historique des origines et du point d’arrivée de la mystérieuse épidémie. La peste apparaît comme une figure allégorique de la condition humaine et non comme une puissance aux contours socio-historiques bien définis. L’éloge fait par Camus à la littérature de Roger Martin du Gard est une sorte d’autocritique implicite, témoignant la supériorité de la figuration réaliste des situations et des personnages par rapport à l’abstraction inhérente à une vision allégorique du réel.

Les vues littéraires du philosophe hongrois, y compris ses jugements esthétiques ponctuels, sont associés à une pensée précise sur l’histoire, à une critique des idéologies et surtout à une interprétation ontologique de la condition humaine (même si l’utilisation de ce dernier concept prend le risque de sortir la réalité du genre humain de son contexte historique et social : son jugement esthétique fait appel à la forte présence de la conscience de soi du genre humain). Il s’appuie sur une dialectique de la particularité et de l’universalité qui célèbre la pure immanence dans l’autoaffirmation des forces humaines. Il découvre dans tel œuvre littéraire une protestation contre l’inhumanité du siècle (la révolte humaniste comme étalon principal), coordonnant sa critique de l’aliénation et son esthétique du réalisme, liant la perspective historique et le jugement esthétique (ainsi la production romanesque de Tomas Mann est projetée sur la toile de fond de l’histoire de l’Allemagne : le critique identifie la concrescence entre le destin artistique du héros du Docteur Faustus et les malformations et le caractère étriqué de l’histoire allemande, enfermée dans son éloignement du grand chemin de la démocratie moderne, constituant un petit monde non ouvert sur le grand monde).

Dépasser l’utopisme pour se plonger dans l’immanence des contradictions : Hegel.

Contrairement à Fichte ou Hölderlin, Hegel abandonne l’utopisme pour se plonger dans l’immanence des contradictions, pour épouser le présent historique de la réalité post-évolutionnaire, élaborant une dialectique réaliste, tout en gardant présente à l’esprit la perspective d’un humanisme critique.

Le détachement de Hegel des convictions démocratiques révolutionnaires qu’il nourrissait à l’époque de Berne (de la nostalgie d’une résurrection de la Polis antique) et sa volonté d’affronter la réalité post-révolutionnaire de la société bourgeoise, avec ses contradictions spécifiques, sont le creuset de sa grande pensée dialectique : cette plongée dans le ferment des contradictions constitue les réalisme hégélien. Il ne s’agit donc pas d’une régression mais d’un progrès de la pensée. Alors que Fichte reste enfermé dans les illusions jacobines de sa première période, Hegel se décide à une réconciliation avec la réalité, ce qui lui permet de forger sa méthode révolutionnaire de pensée.

En soulignant l’anti-utopisme consubstantiel à la dialectique hégélienne et en s’opposant au fichtéanisme de Moses Hess ou de Lasalle, le philosophe hongrois effectue un tournant vers le réalisme et marque une prise de distance par rapport à l’utopisme qui imprégnait son premier livre marxiste (avec la vision du prolétariat comme incarnation d’une chimérique identité sujet-objet de l’histoire).

Mais cette assimilation du réalisme de la dialectique hégélienne ne signifie pas un assujettissement de la pensée au statu quo social, une capitulation devant le Thermidor de la période post-révolutionnaire.

L’étude consacrée au devenir intellectuel de Hegel peut se déchiffrer comme une allégorie du propre cheminement philosophique du philosophe hongrois, caractérisé par l’abandon de l’utopisme qui caractérise Histoire et conscience de classe et sa décision d’épouser le présent historique, la réalité post-révolutionnaire de la stabilisation du capitalisme et de la montée en puissance du stalinisme, en plongeant dans l’immanence de ses multiples contradictions, tout en gardant présente à l’esprit la perspective d’un humanisme critique.

Le chemin de Hegel, qui choisit d’épouser les contradictions de la société thermidorienne issue de la Révolution, s’avère plus fécond et productif que l’enfermement des jacobins attardés Hölderlin ou Fichte.

Simmel et la philosophie de la vie, contre le concept, contre la science, contre la culture et pour la guerre.

Les catégories constitutives d’une chose en soi qui n’a pas d’existence ont un caractère subjectif : par conséquent l’inquiétude, la fluidité, l’effervescence et le développement qui caractérisent la vie et qui n’ont rien à voir avec la dialectique concrète sujet-objet, sont dépourvus de leur origine véritable. La vie est une stylisation métaphysique de la conscience de soi c’est-à-dire d’une forme de subjectivité épurée de ses déterminations réelles. Selon le relativisme gnoséologique, la science est mise sur le même plan que la superstition ou la foi : en accord avec le pragmatisme, il n’existe pas de vérité objective ou de connaissance qui se transcende les intérêts pratiques. La culture, parce qu’elle est objective, est une aliénation. Le concept a une action usurpatrice à l’égard de la vie incommensurable. La guerre n’a pas besoin d’être justifiée objectivement ou logiquement.

La philosophie de la vie de Simmel (où, pour ce dernier, la vie se situe dans la continuité de la volonté de Schopenhauer et de la volonté de puissance ne Nietzsche et est censée être le substrat dernier du monde) a eu une forte audience auprès de Bergson, Ortega y Gasset, auprès du pragmatisme américain, auprès de Spengler, Klages (pourfendeur de l’esprit au nom de la vie) ou Ernst Jünger (qui politise la philosophie de la vie dans le sens de la révolution conservatrice).

Les catégories formatrices de la nature et de l’histoire seraient à caractère subjectif. La vie est définie par l’attribut fondamental de l’auto transcendance. Selon la démarche fondamentale du néokantisme, on évacue par un coup de force l’existence de la chose en soi et le caractère objectif des catégories constitutives de cette chose en soi, on se prive du terrain réel de la dialectique sujet-objet donc de la source véritable de l’inquiétude et du développement qui caractériseraient la vie. Cette métaphysique de la vie se soucie fort peu des acquis de la biologie en tant que science de la vie. La vie est un concept métaphysique puisqu’il s’autorise de la même démarche que la volonté de Schopenhauer ou la volonté de puissance de Nietzsche, et ce concept métaphysique a peu de légitimité puisqu’il fait abstraction des résultats des différentes sciences de la nature et de la société. La vie est une stylisation métaphysique de la conscience de soi c’est-à-dire d’une forme particulière de la subjectivité, épurée de ses déterminations réelles. La métaphysique de la vie n’évoque à aucun moment la tension dialectique entre la téléologie des actes intentionnels et le réseau des chaînes causales objectives comme véritable principe de l’auto transcendance : la vie a un caractère extra téléologique et le discours sur la fluidité, l’inquiétude et l’effervescence reste suspendu dans un vague qui justifie les reproches de non-scientificité d’irrationalisme.

Selon ce relativisme gnoséologique, les lois de la nature établie par la science moderne sont des superstitions à mettre sur le même plan que les vérités de l’astrologie ou d’une quelconque foi dans les miracles. Il y a une convergence avec le pragmatisme puisqu’il n’existerait pas de vérité objective ou de connaissance qui transcende les intérêts pratiques du sujet vital.

Selon le concept de tragédie de la culture, les formes de la culture seraient par leur objectivité des aliénations, des détournements rigidifiants de la substance vitale.

L’incommensurabilité de la vie est affirmée face à l’action usurpatrice du concept : il s’agit d’une régression par rapport à l’idéalisme classique de Kant et de Hegel.

A la suite de Jacobi, de Schleiermacher et de l’éthique romantique, contre l’exigence d’universalité de la morale kantienne, le concept de loi individuelle célèbre les impératifs de la pure subjectivité, dépouillée d’un quelconque ancrage dans un concept (pour nous, il s’agit de défendre la puissance du concept, donc les droits imprescriptibles de l’objectivité).

Simmel proclame haut et fort son amour pour l’Allemagne et demande d’envoyer au diable toute tentative de justifier objectivement, avec des arguments logiques, la guerre allemande : la volonté pour l’Allemagne se situe au-dessus de tout ce qui est logiquement démontrable : seul ce qui est indémontrable est irréfutable. La guerre menée par l’Allemagne appartient à une évidence translogique, que la philosophie de la vie exalte. La guerre qu’on appelle de ses vœux ne se laisse pas fonder avec les arguments de la logique.

Les romantiques : esthétisation de la vie, exaspération d’une subjectivité singulière autonome, coupée de toute extériorité, idolâtrie du désordre.

Dans la prolongation de la pensée de la Contre Réforme, en opposition avec la ligne de pensée issue des Lumières, les romantiques manifestent, mis à part une critique parfois pénétrante des phénomènes négatifs et du philistinisme de la société bourgeoise naissante, une critique non-immanente, esquivant la plongée dans les contradictions du réel, une critique régressive et barbarisante de la modernité, une critique dissociant intériorité et extériorité, une critique porteuse d’une idolâtrie du désordre, une critique contre la dialectique en philosophie et le réalisme en littérature (réalisme considéré non comme naturalisme, simple imitation du réel, mais comme dépassement dans la subjectivité de la particularité de l’immédiateté vers l’ancrage dans les médiations de l’extériorité du tissu des rapports sociaux).

La vague romantique, imprégnée de l’esprit thermidorien (rejet du culte du citoyen, rejet du progrès par voie socio-historique), cherche l’harmonie par une voie désocialisante et déhistorisante mythique et religieuse dans le culte de l’esthétisme et de l’art de vivre ou dans une subjectivité désespérée, émancipée des déterminations sociales et historiques.

Chez Kirkegaard, l’individu désemparé cherche dans l’esthétisation de la vie, dans l’exaspération de la singularité cloîtrée dans l’incognito et dans une propension religieuse de type athéisme religieux, qui n’engage plus le grand monde de l’objectivité, le cosmos, la société et l’histoire mais l’intimité de la pure subjectivité une solution à ses problèmes existentiels.

Le jeune Hegel tout comme Hölderlin, Rousseau ou Robespierre, pour le réaliste qui n’identifie pas le réalisme à la littérature illustrative et au canon de l’empirie du réalisme socialiste, ne sont pas ces romantiques qui critiquent de manière régressive la modernité.

Mandeville exerce une critique non romantique mais immanente de la nouvelle société bourgeoise.

Le concept de peuple n’est pas un concept romantique.

La découverte de l’ancienne poésie britannique ou de l’esprit folklorique de la Bible ne sont pas des tendances romantiques.

La ligne de partage entre romantisme et non-romantisme se situe dans l’attitude à l’égard de la Révolution française : la critique parfois pénétrante des phénomènes négatifs détectés dans la société bourgeoise naissante s’accompagne chez les romantiques d’un tournant vers le passé, esquivant ainsi la plongée dans l’immanence des contradictions du réel. Le romantisme ne se caractérise pas tellement par le conflit entre le sentiment et la raison, par le privilège de l’imagination sur l’entendement, par le passéisme de la nostalgie du Moyen Âge et de l’opposition à l’Antiquité, mais par sa barbarisation de l’Antiquité, porteuse d’une idolâtrie du désordre, par son opposition à l’historisme c’est-à-dire à une approche vraiment socio-historique comme celle de Walter Scott, Pouchkine, Manzoni et Balzac, ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse pas faire l’éloge du réalisme fantastique de Hoffmann, Gogol, Dostoïevski, Swift ou Kafka (chez Huysmans on ne trouve plus trace du réalisme qui sous-tend la prose de Hoffmann).

S’il ne s’agit pas d’imiter le réel comme le font les écrivains naturalistes, il s’agit, dans l’architecture de la subjectivité, de dépasser la particularité de l’immédiateté à travers de multiples médiations vers les zones nucléaires de l’humanité, selon le principe qu’on ne peut dissocier l’intériorité de l’extériorité, que la subjectivité est toujours médiatisée par le tissu des rapports sociaux dans lesquels elle est ancrée (l’acte gratuit de Gide exprime symboliquement une subjectivité sans ancrage).

Blake, Keats, Shelley (son utopie socialiste) ne sont pas des romantiques, Kleist, Novalis (son esthétisation ou poétisation de la vie, ses nostalgies médiévales qui préconisent la restauration de l’ancien empire germano-chrétien, son culte des puissances infra-rationnelles du nocturne et du démoniaque), Tiek, Coleridge, Chateaubriand et Alfred de Vigny en sont (Victor Hugo représente le courant libéral du romantisme), même si la critique romantique du philistinisme bourgeois a une certaine légitimité et efficacité.

L’Aufklärung, imprégné d’esprit historique (il faut l’affirmer contrairement à la doxa), comprend Vico, Herder, Hegel, Lessing (son spinozisme), Goethe, mais aussi Diderot, Helvétius, Rousseau.

La critique du romantisme concerne aussi la philosophie (Schleiermacher, Schelling, Solger, représentant le plus important du romantisme philosophique, théoricien de l’ironie comme mystique négative des époques sans Dieu, une ironie grisée par le culte de la subjectivité souveraine, Jacobi, Franz von Baader, le second Friedrich Schlegel), l’économie politique, l’esthétique ou la théorie de la littérature.

La critique du romantisme conservateur allemand, point de départ d’un vaste procès instruit à l’égard d’un ensemble de mouvements de pensée qui se sont constitués comme des réactions contre la montée en puissance de la dialectique en philosophie et du réalisme en littérature, contient implicitement la critique engagée contre la prolifération de l’irrationalisme, des tendances religieuses et des courants antiréalistes dans la littérature et l’art.

Le philosophe hongrois découpe dans le tissu historique de vastes constellations spirituelles, en établissant des corrélations et des filiations qui bousculent les classifications habituelles, tout en gardant à l’esprit les grandes lignes directrices du développement de la culture. Ainsi Kirkegaard est placé dans la postérité du romantisme. Les personnages de son dialogue traitant la question de l’amour figurent des êtres désemparés, qui cherchent dans l’esthétisation de la vie une solution à leurs problèmes existentiels, sans la profondeur du dialogue platonicien, la profondeur de la grande philosophie et de la tragédie grecque comme de l’art de la Renaissance.

La pensée romantique se situe dans la prolongation de la pensée de la Contre-Réforme, en opposition avec la ligne de pensée qui unit les Lumières, Goethe, la dialectique hégélienne et le renversement philosophique de Marx. Kirkegaard, malgré ses critiques à l’égard de précurseurs romantiques, pousse à l’extrême les motifs de la pensée romantique comme l’esthétisation de la vie, l’exaspération de la singularité, cloîtrée dans son incognito, la forte propension religieuse.

Kirkegaard revendique l’autonomie parfaite de la subjectivité (subjectivité qu’il appelle éthique), subjectivité du privilège de l’infinité, voie royale de la révélation religieuse. Hegel sacrifie la subjectivité à l’idée d’objectivité, une objectivité qui constitue une opacité au mouvement infini de la subjectivité. Il s’agit, dans la philosophie de la religion, de la nouveauté consistant a dire que l’expérience religieuse n’engage plus le grand monde de l’objectivité, le cosmos, la société et l’histoire mais l’intimité de la pure subjectivité, ce qui constitue ce qu’on peut appeler un athéisme religieux.

La première vague romantique est imprégnée de l’esprit thermidorien, rejetant le culte du citoyen, l’engagement en faveur du progrès par une voie socio-historique, pour lui opposer les fantasmes d’une harmonie obtenue par une voie mythico-religieuse. La subjectivité de Kirkegaard, située dans le sillage du sujet romantique, est synonyme d’une émancipation des déterminations sociales et historiques. Cette dé-socialisation et dé-historicisation du sujet, dont le complément est l’ancrage dans la foi religieuse, prolonge la situation existentielle du sujet romantique, avec son culte de l’esthétisme, de l’art de vivre (avec cette différence que l’esthétisme romantique est moins tourmenté : les protagonistes des écrits de Kirkegaard sont dominés par le désespoir, hantés par la crise, cherchant une issue dans la transcendance religieuse).

Défiant toute rationalité et toute norme morale, l’homme religieux saute dans l’immédiateté et la transcendance.

L’homme religieux par l’acte de foi et le sacrifice religieux, en vertu de rapports personnels de Dieu, sans aucun appel à des commandements éthiques, suspend de manière téléologique l’éthique, l’exigence morale, qui est pourtant la seule forme intramondaine d’accomplissement de la personnalité, puisque l’activité éthique, en vertu de normes et d’impératifs sociaux qui portent le sceau de la généralité, consiste à dépasser les contingences de l’existence enfermée dans sa singularité pour s’élever au niveau de l’authentique humanité : dans le besoin religieux c’est toujours l’individu dans sa singularité, l’individu privé fixé dans la multiplicité de ses besoins singuliers, dans les hasard non signifiants de l’être, qui, défiant toute rationalité mondaine, mû par le paradoxe, cherche non dans les médiations et la généralité des normes mais dans le saut dans l’immédiateté et la transcendance, dans l’intervention d’une puissance spirituelle trans-subjective, un apaisement et une solution aux aspiration et inquiétudes qui le tourmentent.

Kirkegaard compare le génie d’Agamemnon sacrifiant Iphigénie sous l’injonction des intérêts supérieurs de la Cité et l’apôtre Abraham sacrifiant Isaac afin d’obéir aux commandements divins. Le philosophe hongrois réfute la prééminence du religieux sur l’éthique, du sacrifice religieux sur le sacrifice tragique, de l’acte de foi de l’homme religieux sur le geste sacrificiel du héros tragique, en défendant contre la suspension téléologique de l’éthique l’irréductibilité de l’exigence morale, seule forme rigoureusement intramondaine d’accomplissement de la personnalité (la clé de voûte de l’activité éthique consiste à dépasser les contingences de l’existence enfermée dans sa singularité et à s’élever au niveau de l’authentique humanité). Dans son geste du sacrifice d’Isaac, Abraham agit en vertu d’un rapport personnel à Dieu, sans aucun appel à des commandements éthiques, tandis que le personnage tragique agit en vertu de normes qui portent le sceau de la généralité (les impératifs sociaux de la Cité), la substance de son action étant par définition éthique.

Le philosophe hongrois renverse la hiérarchie en situant l’éthique au degré supérieur mais en conservant l’idée que dans le besoin religieux c’est toujours l’individu dans sa singularité, l’individu privé, qui cherche dans la transcendance, dans l’acte de foi, un apaisement et une solution aux aspirations qui le tourmentent. Alors que l’action tragique fait appel à la médiation, à la généralité des normes pour se justifier, sa nature étant par excellence éthique, l’action du chevalier de la foi défie toute rationalité mondaine, elle est mue par le paradoxe, le saut dans la transcendance portant le sceau de l’immédiateté.

L’essentiel de l’expérience religieuse consiste dans la conservation du stade de la pure particularité dans l’existence des individus, des individus qui restent fixés dans la multiplicité de leurs besoins singuliers, dans les hasards non signifiant de l’être, cherchant leur apaisement dans la transcendance, cherchant la solution de leurs inquiétudes et leurs tourments en faisant appel à l’intervention d’une puissance spirituelle trans-subjective.

Selon l’indissociabilité de l’intériorité et de l’extériorité, la catégorie de particularité est une transition entre la singularité de l’individuation et la généralité des normes sociales et du genre humain.

Contre l’impératif catégorique qui ne prend pas en compte la particularité incontournable des situations, contre l’existentialisme qui se cantonne dans la singularité d’une subjectivité émancipée des médiations et conditionnements objectifs, contre la transcendance religieuse qui n’est que la projection des individus cantonnés dans leur existence privée, dans la singularité de leurs besoins et aspirations, il s’agit de dépasser la pure singularité, la pure individuation, de faire appel à la socialité consubstantielle des individus pour l’accomplissement des médiations c’est-à-dire, tenant compte de la particularité, des déterminations socio-historique des individus et des médiations qui les relient aux formations sociales qui les conditionnent, faire appel à l’activité éthique, comme forme supérieure de la praxis, activité éthique porteuse de médiation entre la singularité des individus et l’universalité des normes sociales, activité éthique nourrissant la dialectique dans l’expérience de l’extériorité.

La souveraineté inconditionnelle de l’objectivité n’empêche pas la réflexion esthétique et éthique, enracinée dans ses postulats ontologiques, de traquer l’intériorité du sujet en traquant la migration et les interpellations des situations objectives dans le vécu du sujet : la subjectivité, qu’il s’agisse de l’entendement, de la raison, des besoins, des affections ou des passions, avec leur rationalité propre, est en étroite connexion avec les déterminations du monde objectif.

Il faut dépasser la singularité des trajets et des situations concrètes, dépasser la pure individuation du stade de la pure particularité, dans un processus purement immanent, à l’exclusion de toute transcendance, vers la conscience du genre permettant de se reconnaître mutuellement et de s’intégrer dans le patrimoine de l’humanité, vers la vraie individualité à grande puissance irradiante, vers le statut de la personne autonome, de la personnalité, vers l’universalité du genre à travers les médiations de la particularité, médiation de l’éthique, de l’activité scientifique et de l’activité esthétique, particularité comme zone intermédiaire entre la singularité et la généralité

Chez Kirkegaard, l’esthétisme et la religiosité font bon ménage en conservant l’absoluité de la singularité, sans véritable médiation, alors qu’il s’agit pour le philosophe hongrois de dépasser la pure singularité, la pure individuation : la socialité consubstantielle aux individus introduit les médiations, les valeurs éthiques des individus fournissant l’accomplissement de ces médiations.

À la transcendance religieuse qui n’est que la projection des individus cantonnés dans leur existence privée, dans la singularité de leurs besoins et aspirations, il faut opposer la forme supérieure de la praxis qui est l’activité éthique, porteuse de médiation entre la singularité des individus et l’universalité des normes sociales, vrai dépassement de la pure individuation. Si la singularité est une donnée inéliminable des individus, les activités médiatrices permettent aux individus de briser l’enfermement dans la contingence, de s’élever au niveau des acteurs du genre humain, en rejoignant la vraie humanité.

La catégorie de particularité est une zone de médiation entre la singularité et la généralité. Par exemple, la vertu de la prudence, de la sagesse pratique, est l’expression de la prise en compte de la particularité des situations en vue de leur solution.

Il faut rejeter la morale de l’impératif catégorique kantien à cause du caractère abstrait de ses commandements, de l’absence de prise en compte de la particularité incontournable des situations : l’impératif catégorique reste fixé au niveau de la pure généralité, ce qui vaut à Kant le reproche de formalisme de la part de Hegel.

Il faut rejeter l’éthique existentialiste, cantonnée dans la pure morale de l’intention donc dans les actes de choix et de décision d’une subjectivité émancipée de ses multiples conditionnements objectifs, au niveau d’une singularité exempte de ses vraies médiations.

Nous sommes dans le cadre d’une philosophie de la pure immanence. Le dépassement de la singularité signifie prendre en compte le réseau de déterminations socio-historiques des individus, agir sur les multiples médiations qui relient ces individus aux formations sociales qui les conditionnent (famille, tribu, clan, classes sociales, nation), regarder les individus dans leur concrétion socio-historique.

Les conflits et les tensions issues de la confrontation des individus avec l’extériorité historico-sociale sont la terre nourricière de la pensée dialectique, comme le montre la concrescence de la dialectique hégélienne, de ses catégories de contradiction ou de quantité-qualité, et de l’expérience cruciale de la Révolution française.

La pensée romantique brise cette unité indissociable entre intériorité et extériorité en autonomisant la première et en dévalorisant la deuxième en la présentant comme faisant régner dans l’histoire la nécessité, caricaturée comme une succession d’universels abstraits sans place pour la présence de Dieu.

La position téléologique ou l’instauration téléologique, acte par lequel le sujet forme l’objet, modèle le donné, pour l’adapter aux exigences du sujet, constitue, comme philosophie de la subjectivité, le pivot d’une ontologie de l’être social affirmant l’indissociabilité de l’intériorité et de l’extériorité. Si la notion d’ontologie renvoie à une pensée éminemment objective, à la souveraineté inconditionnelle de l’objectivité, à la primauté de l’objectualité de l’être en soi dans la relation sujet-objet, selon la philosophie matérialiste, la réflexion esthétique et éthique, ancrée dans ses postulats ontologiques, ne cesse de traquer l’intériorité du sujet dans la multiplicité de ses expressions, à travers ses conditionnements objectifs, en poursuivant la migration des situations objectives dans le vécu du sujet, devenir arborescent de la subjectivité en liaison indissociable avec les interpellations venues du monde objectif.

L’architecture de la subjectivité est enracinée dans les ontologies de Hegel et de Marx. La concrescence entre subjectivité et objectivité, le caractère extrêmement structuré de leurs rapports, une conception de la dynamique de la subjectivité étroitement articulée sur les interpellations de l’objectivité, excluent l’idée d’un absolu de la subjectivité dont le caractère transhistorique serait appelé à fonder l’émergence de l’historicité (il est exclu de parler de transhistoricité ou d’intemporalité de l’être).

Le monde des besoins, des affections, des passions, garde une certaine autonomie ontologique par rapport au travail de l’entendement et de la raison, mais il a sa propre rationalité, dictée par ses connexions avec les déterminations du monde objectif (la théorie des affections de Spinoza est un point d’appui plus solide que la primauté du vécu ou la célébration de l’existentialité c’est-à-dire de la région ontologique du non savoir).

Le philosophe hongrois a le sentiment que Sartre, fasciné par la singularité (Sartre parle de l’irréductible opacité du singulier, du fait que l’inscription de la personne dans le réel n’est pas objet de savoir objectif mais demeure indéchiffrable et renvoie à l’inaccessible secret de l’intériorité), ne rend pas justice au dépassement de cette donnée originaire de la singularité ou de la particularité irréductible des trajets et des situations concrètes, à travers de multiples médiations, vers l’universalité, donc à l’élévation à la conscience du genre, à la dialectique de la particularité (synonyme de la pure individuation, exempte des médiations qui permettent de s’élever au niveau d’une vraie individualité, d’acquérir le statut d’une personne autonome) et de l’universalité du genre.

Sont essentiels les processus par lequel les individus rejoignent dans l’immanence de leur conscience et donc dans leurs actions le niveau du genre, font résonner une voix humaine.

À travers de multiples médiations, les contingences de la pure individuation du stade de la pure particularité sont dépassées au niveau de la personnalité, acquièrent par un processus purement immanent, à l’exclusion de toute transcendance, le statut de l’expression du genre, s’élèvent à un niveau qui permet aux autres de se reconnaître et de les intégrer dans le patrimoine de l’humanité. Le champ de ces médiations est celui de la particularité comme zone intermédiaire entre la singularité et la généralité : c’est le champ d’expression par excellence de l’activité esthétique et de l’éthique, celui du dépassement de la pure singularité et d’acquisition d’une puissance d’irradiation qui est celle du genre humain dans son universalité. Le caractère purement immanent de ces activités, le fait qu’elles se développent par une dialectique uniquement interne, à l’exclusion d’une quelconque intervention transcendante, les situent a l’antipode de la religion : l’art et la science incarnent le triomphe de la pure immanence, ils sont des anti-théodicées, des forces destinées à supplanter le besoin religieux et à tracer une voie purement intramondaine pour la satisfaction des exigences humaines.

L’athéisme religieux.

La pure intériorité qui refuse de se laisser souiller par le contact avec l’extériorité, l’esthétisme et le subjectivisme extrême peuvent prendre une couleur religieuse ou bien s’exprimer dans un athéisme religieux (pour qui la subjectivité est porteuse de la temporalité authentique).

Le philosophe hongrois a assimilé dans sa substance la critique de la « belle âme », c’est-à-dire la critique de la pure intériorité, qui refuse de se laisser souiller par le contact avec l’extériorité : la substance éthique s’oppose à l’esthétisme romantique et surtout au subjectivisme extrême de l’éthique de Kirkegaard.

La structure de pensée de Heidegger, radicalisation des positions de Kirkegaard, est une théologie sans Dieu : le dualisme de Kirkegaard entre l’éthique et l’historico-mondial est expurgé de son contenu religieux et infléchi dans un sens athée en conservant sa structure de base : c’est le dualisme de l’être et de l’étant, de l’ontique et de l’ontologique.

La conception de Hegel du temps est rejetée dans le champ du temps vulgaire, la pure subjectivité (le Dasein) se réservant la temporalité authentique (l’existentialité c’est-à-dire la subjectivité est porteuse de la temporalité authentique).

Kirkegaard reprochait à Hegel d’avoir dissous la religion dans la spéculation c’est-à-dire dans la philosophie et d’avoir ainsi enlevé à l’expérience religieuse sa singularité par son interprétation des dogmes chrétiens à la lumière de concepts philosophiques, apportant de l’eau au moulin de l’athéisme. La dévalorisation ontologique du temps objectif, celui dont parle Hegel (que Heidegger appelle le temps vulgaire), et la valorisation de la temporalité purement subjective relie Heidegger à l’antihégélianisme de la pensée religieuse de Kirkegaard, inscrivant la philosophie de Heidegger dans la tradition romantique, montrant la genèse de son athéisme religieux.

La stratégie et la tactique en politique.

En politique, tenir compte avec patience des médiations pour établir la stratégie et la tactique.

La pensée politique du philosophe hongrois, dès lors qu’il avait prit définitivement ses distances du messianisme et de l’utopisme qui imprégnaient alors sa pensée révolutionnaire de jeunesse, ses tendances d’ultra-gauche, met un fort accent sur la prise en compte des médiations dans la tactique et la stratégie de la lutte politique, sur la nécessité de la patience dans le tissage des alliances, en excluant l’aventurisme et la gesticulation à grand spectacle, ainsi les happenings. L’éloge de Marcuse des minorités agissantes, appelées à subvertir et bousculer le système, lui apparaît probablement marqué par une vision trop ludique de la transformation sociale : briser le continuum répressif en instituant une nouvelle biologie, une morale du plaisir délivrée des contraintes de la religion du travail et de l’ascétisme judéo-chrétien, ce n’est pas exactement sa représentation du passage vers le règne de la liberté. Marcuse trouve dans la psychanalyse freudienne l’instrument conceptuel destiné à expliquer la façon dont les contraintes sociales sont reproduites et intériorisées dans l’appareil psychique. La psychanalyse sert à dévoiler le fonctionnement psychique des individus dans les sociétés du capitalisme avancé.

La psychanalyse dans la tradition romantique.

La psychanalyse est une prolongation de la tradition romantique : l’inconscient n’est pas une puissance autonome ; la conscience comme l’inconscient sont conditionnés sociohistoriquement.

Le philosophe hongrois résiste à l’idée de l’inconscient comme une puissance autonome : Freud est situé dans la prolongation de la tradition romantique. Il déplace l’accent sur les relations entre la conscience et l’inconscient, le conditionnement socio-historique des deux étant au centre de l’analyse. Le rôle de l’inhibition est jugé positif. Le philosophe hongrois cherche plutôt du côté de la dialectique des passions analysée par Spinoza les instruments intellectuels pour élucider le mécanisme de la vie psychique.

Heidegger et ses épigones.

Heidegger : contre la science, contre l’utilitarisme, contre la manipulation, contre l’inutilité, contre l’humilité, contre l’arraisonnement, contre la technique comme puissance autonome échappant à la volonté, contre le volontarisme, contre l’autonomie ontologique du réel, contre l’oubli de l’être et l’oubli du sacré, contre le monde artificiel, contre la médiation dialectique comme dictature de l’absence de questionnement, contre le néopositivisme, contre la pensée calculatrice et la modernité, contre l’esprit profane ou l’esprit faustien activiste et volontariste, pour le culte de l’être comme pas en arrière, pour la pensée méditante, pour l’enracinement véritable, pour la décision charismatique, pour la piété de la pensée, pour la resacralisation du monde.

En 1954, Heidegger lance des coups de boutoir contre la science et le savoir scientifique (la science ne pense pas), contre le désaveu infligé à la pensée figée dans l’utilitarisme et la manipulation du réel, contre la célébration d’une pensée qui se complaît dans l’inutilité et dans l’humilité, sans incidence sur le réel immédiat.

La Russie et l’Amérique incarnent la frénésie sinistre de la technique déchaînée. Le peuple allemand est le peuple métaphysique appelé à se forger un destin en s’exposant dans le domaine originaire où règne l’être (il attribue exclusivement à l’esprit allemand la mission d’une réflexion historico-mondiale destinée à sauver l’Occident).

L’esprit de la technique, qui s’exprime dans l’arraisonnement, est décrit comme une puissance autonome, à caractère destinal, qui ne se laisse pas régenter par la volonté du sujet. L’expansion de la technique échappe par définition à l’intentionnalité et à la volonté car ses origines sont de nature trans-subjective. L’histoire humaine est assujettie à l’histoire de l’être. L’esprit de la technique n’est pas le résultat de la création des machines : c’est l’esprit de la technique qui est à l’origine de l’âge des machines. Le sujet est condamné à être submergé par la prolifération des mécanismes qui transcendent sa conscience : l’expansion de la technique ne peut être contrôlée par la société. L’action concertée des sujets, dépassant l’horizon du sujet individuel, n’est pas capable de maîtriser l’action des facteurs objectifs : la coordination intersubjective ne peut pas contrôler les données de la technique, sinon à sacrifier à la dialectique sujet-objet, au volontarisme de l’ego cogito, à l’origine de la déchéance de l’âge moderne. Il n’y a pas d’autonomie ontologique du réel, il n’y a pas d’objectivité sans subjectivité.

Heidegger proteste contre le subjectivisme et le volontarisme modernes, contre l’absolutisation de la société par la sociologie identifiée au nihilisme. La grande décision au sujet du futur de l’Occident échappe par définition aux catégories morales ou sociales-politiques. Les grands gestes fondateurs de l’histoire sont déplacés du plan sociologique et éthique, celui qui prend en compte le concret historique, vers le plan d’une histoire de l’être, où la décision s’arroge un caractère destinal et charismatique.

La société industrielle, comme expansion de la technique et des moyens informationnels, est une absurdité, une folie. Les instruments techniques attirent les individus en les attaquant par surprise jusqu’à leur faire oublier le ciel au-dessus des champs, la marche des heures qui suivent le jour et la nuit : un monde artificiel remplace l’enracinement véritable (les jeunes ne voient plus le coucher du soleil, la campagne est défigurée par l’invasion des véhicules à moteur, la pensée est remplacée par la télévision).

La possibilité d’une solution dialectique, par le jeu des médiations, des contradictions, est accueillie avec scepticisme.

La médiation dialectique ne peut épouser les phénomènes de la technique moderne, elle ne fait que frôler la surface des phénomènes. La dialectique est la dictature de l’absence de questionnement. Dans ses filets toute question est étouffée. À côté de la théorie des sciences et de la linguistique, la dialectique est une dévastation de la pensée. Il faut revenir à la pensée de l’être, identifiée à la clairière du paraître de l’Inapparent.

Heidegger célèbre la sérénité, la pensée méditante, comme véritable antidote à l’hégémonie de la raison instrumentale, de la pensée calculatrice et aux dangers de la modernité.

Si la réaction de rejet au néopositivisme en tant que pensée dominante de l’Occident est compréhensible, le culte de l’être contre les anomalies et les malformations de la civilisation occidentale est un geste philosophique de repli, un pas en arrière, qui se situe à l’opposé de la voie préconisée par le philosophe hongrois de la médiation dialectique, de l’immersion dans le ferment des contradictions, afin de les maîtriser (la pure pensée de l’immanence est un puissant antidote contre les nostalgies religieuses latentes ou patentes, contre la piété de la pensée, contre la resacralisation du monde, contre l’idée que l’oubli de l’être, l’oubli du sacré sont des solutions contre le triomphe de ce qui est appelé l’esprit profane ou l’esprit faustien c’est-à-dire contre le volontarisme et l’activisme occidental).

Hartmann.

Hartmann : priorité de la causalité par rapport à la finalité, priorité de la question de l’être par rapport à celle du sens de l’être, analyse de la structure catégorielle du monde.

Comme le concept de sens est indissociable d’un arrière-plan finaliste et que le postulat de base de son ontologie est la priorité de la causalité par rapport à la finalité, Hartmann avance la thèse de la priorité de la question de l’être par rapport à celle du sens de l’être (pour Heidegger, le sens de l’être est la question cruciale de l’ontologie fondamentale).

Hartmann, le plus important philosophe allemand de la première moitié du siècle, le promoteur de l’ontologie critique, est un penseur passionné avant tout par la multiplication et la distinction des catégories et moins par la dimension de l’historicité, avec une pensée plutôt conventionnelle sur l’histoire et une certaine impassibilité devant les crises et les convulsions de la société (Hartmann se consacre à la structure catégorielle du monde ; la rigueur et la finesse de ses distinctions sont enrichissantes, avec un examen critique de la multiplicité des catégories, des différents nexus dans leur stratification progressive, appuyé sur une maîtrise des résultats obtenus par Aristote et par Hegel).

La tragédie de l’éthique.

Le progrès de l’économie c’est-à-dire de l’humanité et de l’individualité se paye de manière tragique par des sacrifices individuels, dans le conflit d’une part entre les forces souterraines de l’économie, les intérêts, les pulsions et les passions de la pure individuation et d’autre part l’éthique, la dialectique, l’universalité de la conscience morale et de l’humanisme critique.

Hegel parle de la tragédie de l’éthique. L’absolu joue la tragédie avec lui-même. Le progrès de l’économie, la nécessité de la production pour la production, donc le progrès de l’humanité en tant qu’espèce, se payent par le sacrifice des individus, le développement de l’individualité s’effectue sur des sacrifices individuels. L’absolu éthique s’élève sur la toile de fond du combat des forces souterraines. L’éthique est prise en compte comme le vrai noyau de l’histoire. Il y a des rapports entre économie et éthique, l’idée d’un caractère tragique de l’histoire provoqué par les agissements des forces souterraines c’est-à-dire les forces aveugles de l’économie, des forces souterraines confrontées à l’absolu de l’éthique.

La concrescence des considérations économiques et de la spéculation philosophique chez Hegel est mise en lumière pour la première fois par le philosophe hongrois.

Il y a chez Hegel une inspiration éthique à la racine de la pensée dialectique. Il faut insister sur l’humanisme critique de Hegel, en l’apparentant à celui de Goethe et de Schiller, et en développant le parallèle entre le trajet de Faust et le trajet du sujet dans la Phénoménologie de l’esprit. La racine profonde de la dialectique hégélienne est de nature éthique, dans le conflit entre le monde des intérêts et des passions et la force unificatrice de la conscience morale, dans le passage de la catégorie vitale à la catégorie morale, dans l’élévation des pulsions de la pure individuation à l’universalité de la conscience morale.

Lukacs à l’époque de Max Weber.

Une esthétique qui part non du jugement de goût mais de la création et des œuvres, une eschatologie d’émancipation contre l’esprit aristocratique et à l’ésotérisme esthétisant, la nécessité d’une métaphysique systématique et non contradictoire (et non opportuniste) pour régénérer l’idée socialiste, le refus d’absolutiser l’éthique de la responsabilité ne prenant en compte que les intérêts et les buts particuliers pour faire une place à l’éthique de la conviction c’est-à-dire accepter d’accomplir dans des circonstances déterminées des actions non éthiques afin de défendre la noble cause de la révolution.

Le philosophe hongrois situe au centre de la problématique esthétique non le jugement de goût et ses conditions de possibilité mais le processus de création artistique et des conditions de possibilité des œuvres.

Le philosophe hongrois représente, dans la continuité de la métaphysique du genre humain pour soi, une eschatologisme allemand voulant s’émanciper du monde, aux antipodes du cercle imprégné d’esprit aristocratique et fortement esthétisant formé autour de Stefan George, voulant s’accomplir dans le monde, avec un ésotérisme esthétique aux accents faux et surtout le flottement entre le culte du Moyen Âge et celui de César, avec un peu de culte de Bergson.

Le philosophe hongrois plaide pour la fondation d’une communauté véritable sur une nouvelle métaphysique, dont il déplore l’absence dans le mouvement socialiste, ce qui annonce son initiative de contribuer à la régénération de l’idée socialiste après la longue nuit stalinienne à travers l’élaboration d’une ontologie de l’être social.

Le philosophe hongrois reproche à Max Weber de rester cantonné dans la dualité entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité, en statuant une opposition irréductible entre la violence et l’éthique, entre la politique et l’éthique de l’amour. Pour Max Weber, les promoteurs de l’éthique de la conviction restent aveugles aux moyens déplorables imposés par la traduction politique de leurs intentions. Le philosophe hongrois refuse d’accepter comme insoluble la dualité entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité, en reprochant à Max Weber d’absolutiser la realpolitik, le caractère exempt de vocations éthiques du geste politique, et de cantonner le politique dans la sphère du genre humain en soi, celle des intérêts et des buts particuliers, privés de la dimension de l’universalité. Les dilemmes éthiques de l’action révolutionnaire, précisément la nécessité d’accomplir dans des circonstances déterminées des actions non éthiques afin de défendre la cause de la révolution (l’agir non éthique en vue d’une noble cause), préoccupent le philosophe hongrois.

Le philosophe hongrois souligne les contradictions de la pensée politique de Max Weber entre ses aspirations sincères vers une démocratisation de l’Allemagne et ses rêves d’une Allemagne impériale.

L’esthétique de Lukacs.

Contre le naturalisme, contre les mouvements d’avant-garde, la nouvelle objectivité, le nouveau romain ou le surréalisme qui marquent une déperdition de la substance humaine, cantonnant l’individu dans la particularité en l’amputant de sa dimension universelle, contre le pessimisme absolu comme pensée sur l’histoire (l’absolutisation de la négativité chez Beckett), contre la légende de l’impuissance devant les atrocités des forces du mal, contre l’absolutisation du passé chez Flaubert, Zola, Proust et Bergson, pour le réalisme, un réalisme qui défend, contre la politisation de l’art, le pouvoir d’imagination par rapport aux préjugés idéologiques, la spécificité de l’esthétique, un réalisme qui poursuit dans l’intériorité les réverbérations de l’extériorité historico-sociale, un réalisme proposant l’intégrité de l’image de l’homme, la fidélité à l’émancipation du genre humain, un réalisme qui tient compte du travail d’homogénéisation de la matière hétérogène comportant un grand coefficient d’indétermination concernant des expériences transcendant toute immédiateté.

Le philosophe hongrois est persuadé que le réalisme, dans l’acception très large qu’il lui donne – avec un fort accent sur l’anti-naturalisme, n’hésitant pas à situer les mouvements d’avant-garde comme l’Ulysse de Joyce ou le surréalisme dans la prolongation du naturalisme – représente le plus puissant ferment critique et démystificateur, porteur de la vraie émancipation.

En ce qui concerne Beckett, rien ne justifie le pessimisme absolu comme pensée sur l’histoire, et les pires catastrophes ne peuvent pas cautionner l’absolutisation de la négativité. Beckett n’est qu’une pâle imitation de Kafka dont l’œuvre est une puissante anticipation des horreurs du siècle, par sa vision de la sombre époque qui devait advenir.

Le roman de Georges Semprun met fin à la légende de l’impuissance devant les atrocités des forces du mal, dont les camps nazis étaient un exemple limite : le philosophe hongrois réagit aux sombres considérations d’Adorno sur l’extension même de la catégorie de l’individu devant le spectre du meurtre collectif.

La connexion entre la pensée sur l’histoire et les jugements esthétiques peut prendre des formes contestables : obnubilé par ses options socio-historiques, le philosophe hongrois peut perdre le contact avec la forme interne des œuvres, avec leur mouvement intérieur, irréductible à une quelconque simplification idéologique, mais en général il défend l’autonomie du pouvoir d’imagination par rapport aux différents préjugés idéologiques, il s’oppose aux partisans de la politisation de l’art, pour la défense de la spécificité de l’esthétique. Il est à l’écoute du mouvement intérieur des œuvres, mais il poursuit dans cette intériorité les réverbérations de l’extériorité historico-sociale. Il juge par rapport à l’intégrité de l’image de l’homme, omniprésente dans les écrits des grands écrivains et philosophes classiques, résultats de leur attachement à l’idéal de l’émancipation du genre humain. Il montre du doigt le naturalisme, la nouvelle objectivité ou le nouveau roman quand ils marquent une régression, plus précisément une déperdition de la substance humaine.

Dans l’Éducation sentimentale de Flaubert, quand le personnage principal, confronté à l’échec de la révolution, se détourne de l’action et se replie sur son passé, apparaît la clôture des mouvements de contestation, la consécration du statu quo social. La perspective des romanciers se trouve amputée de la dialectique passé-présent-futur qui nourrissait le roman réaliste classique, celui de Stendhal, de Balzac ou de Tolstoï.

La Recherche du temps perdu absolutise le passé, au moment où Bergson dévalorise le temps objectif, le temps chronométrique, au profit du temps subjectif, de la durée : il faut maintenir ferme la distinction entre le temps objectif, celui de l’univers naturel et social dans son devenir et le temps vécu, celui des différentes subjectivités qui se croisent dans l’immanence du processus historique.

L’art véritable est l’expression de l’homme intégral. La voix humaine qui résonne dans l’intériorité des œuvres est un condensé dune expérience socio-historique à portée universelle. On ne peut pas dissocier l’intériorité de l’extériorité. Le monologue intérieur qui ne fait que transcrire les tropismes d’une subjectivité repliée sur elle-même, la chaîne des associations discontinues, cantonne le sujet dans sa pure particularité en l’amputant de sa vocation universelle.

Il faut remarquer l’objectualité indéterminée de l’œuvre d’art, c’est-à-dire le travail de décantation de l’expérience inhérente à la création artistique, plus précisément l’homogénéisation de la matière hétérogène, qui fait que la voix humaine qui résonne dans l’intériorité de l’œuvre a un grand coefficient d’indétermination, couvrant des zones de l’expérience transcendant toute immédiateté.

La conception du travail politique selon Lukacs.

Le travail politique consiste premièrement en un travail sur l’ontologie de l’être social, c’est-à-dire sur la complexité, l’hétérogénéité et l’inégalité de développement des complexes sociaux de complexes sociaux, avec les intentionnalités spécifiques qui sous-tendent chaque complexe, deuxièmement, à mi-chemin entre le nécessitarisme absolu et le décisionnisme irrationaliste, en une dénonciation de la subordination logiciste de l’ontologie à la logique, subordination qui signifie la mise en cause de l’alternative et du choix alternatif c’est-à-dire de l’ouverture de l’histoire, et troisièmement à faire du genre humain l’instance suprême pour juger des progrès de l’humanité.

On ne peut pas passer sous silence les résultats importants obtenus par le philosophe hongrois à travers son grand travail sur l’ontologie de l’être social : la critique des interprétations étriquées et réductionnistes du marxisme, traité comme un simple déterminisme économique, la réhabilitation de la complexité et de la densité du tissu social, conçu comme un complexe des complexes, la mise en valeur des intentionnalités spécifiques qui sous-tendent chaque complexe social, insistant sur l’hétérogénéité et l’inégalité du développement des complexes sociaux.

L’enfermement de l’histoire dans des schémas préétablis est à l’origine de la méfiance à l’égard des interprétations téléologiques de l’histoire et de la vigilance critique au sujet du logicisme c’est-à-dire au sujet de la subordination de l’ontologie à la logique, défendant bec et ongles l’idée d’alternative et de choix alternatif, clé de voûte de l’ouverture de l’histoire, à mi-chemin entre le nécessitarisme absolu et le décisionnisme irrationaliste.

Le philosophe hongrois ne se focalise plus sur le prolétariat comme identité du sujet et de l’objet dans l’histoire (ce fantasme idéaliste hégélien), mais fait du genre humain, conçu comme une substance en devenir, un corpus d’aptitudes et de qualités en développement, résultat des acquis des différentes formations sociales (familles, tribus, classes sociales, nations), l’instance suprême pour juger des progrès de l’humanité.

L’art et l’éthique, dont il faut analyser la spécificité, sont des expressions par excellence de la conscience du genre humain.

L’éthique de Lukacs.

L’éthique de l’individu, le travail effectué dans l’espace intérieur de sa conscience, son combat pour maîtriser les pulsions, les besoins et les intérêts, contre la pression de la manipulation, contre les forces aliénantes, ses réflexions sur les grandes éthiques sont d’un poids considérable dans la transformation sociale.

Le philosophe hongrois fait valoir le poids considérable de l’éthique dans la transformation sociale, rend justice au poids irremplaçable de l’individu, en particulier au travail effectué dans l’espace intérieur de sa conscience, son combat contre la pression de la manipulation et des forces aliénantes, réhabilitant pleinement la portée de l’éthique, conçue comme la force ordonnatrice des pulsions, des besoins et des intérêts.

Rappelons les réflexions sur la supériorité de l’éthique aristotélicienne sur l’éthique kantienne, les analyses sur l’éthique stoïcienne, sur la portée historique des éthiques d’Épicure et de Spinoza ainsi que de l’éthique de la pure immanence de Goethe ou le traité d’éthique de Hartmann, sans parler des réflexions à caractère éthique inspirées par des personnages littéraires.

Lukacs et l’existentialisme.

La dialectique de la nature est la préhistoire de la dialectique sociale et de la dialectique sujet-objet.

En affirmant l’universalité de la dialectique, le philosophe hongrois désigne la dialectique de la nature comme la préhistoire de la dialectique sociale (dans Histoire et conscience de classe il soutient qu’il n’y a de dialectique qu’avec l’émergence du travail de la subjectivité, que c’est seulement avec la praxis que surgissent la contradiction, la négation, la totalisation, position qui est reprise par Kojève, Sartre, Merleau-Ponty). Il s’agit de suivre dans l’histoire de la nature, donc des organismes, la formation des complexes, qui prépare le saut qualitatif vers l’hominisation. La dialectique sujet-objet qui caractérise la praxis a une longue préhistoire.

L’existence n’est pas la subjectivité dans son autonomie ontologique ni la réalité humaine qui révèle l’être mais la transcendance de l’être par rapport à la conscience, la primauté ontologique de l’être en soi par rapport à toute appréhension cognitive ou affective.

Les existentialistes ont une ontologie qui occulte l’enracinement de l’existence dans un tissu complexe de rapports objectifs, naturels et sociaux, reléguant dans l’ombre la question de la genèse des attributs fondamentaux de la subjectivité, au premier chef de la liberté : alors que l’existence désigne la transcendance de l’être par rapport à la conscience c’est-à-dire la primauté ontologique de l’être en soi par rapport à toute appréhension cognitive ou affective, l’existence des existentialistes désigne la subjectivité dans son autonomie ontologique, irréductible au savoir, à la conscience qu’on peut en avoir, et chez Heidegger la primauté ontologique de l’être vise la réalité humaine, condition pour la révélation de l’être, ce qui constitue non une ontologie mais une anthropologie déguisée comprenant un anthropomorphisme et une connotation téléologique. Sartre ne cesse de se mouvoir à l’intérieur d’une philosophie de la conscience, donc dans le périmètre de la phénoménologie, sans véritable percée vers le trans-subjectif, donc vers l’être dans le sens d’une authentique ontologie. L’écart est irréductible entre la phénoménologie qui pivote autour de la subjectivité comme agent de la constitution du monde et l’ontologie comme pensée de l’être et de ses catégories structurantes dont la caractéristique essentielle est l’objectualité, au-delà de toute ingérence de la subjectivité.

Contre le néopositivisme épistémologique de Sartre, il faut affirmer qu’on peut dissocier l’objet en soi de l’intervention de l’expérimentateur qui n’est qu’un récepteur des données d’une réalité qui fonctionne indépendamment de son ingérence.

Pour Sartre, la seule épistémologie valable est celle qui se fonde sur le principe que l’expérimentateur fait partie du système expérimental. Engels concevrait la connaissance comme théorie pure, regard non situé, tandis que Lénine, avec sa conception du reflet approximativement exact, tombe dans un idéalisme sceptique figeant la non-coïncidence entre l’objet et son reflet. C’est une démarche néopositiviste : la distance entre la chose mesurée et la mesure de la chose est abolie. La chose mesurée est réduite à la mesure de la chose, ce qui élimine par un coup de force l’autonomie ontologique de l’être en soi, pour la dissoudre dans le tissu des procédés expérimentaux. Contre le néopositivisme épistémologique de Sartre, il faut protester contre l’idée que l’objectivité des processus dans le monde microphysique se dissoudrait dans les interactions introduites par les instruments de mesure, qu’on ne pourrait plus dissocier le système expérimental de l’intervention de l’expérimentateur. Il faut garder la distinction entre l’objet en soi et les interventions de l’expérimentateur car on peut très bien mesurer les altérations introduites par ce dernier et avoir présent à l’esprit les processus de la chose en soi, dont l’existence n’est aucunement remise en cause par l’intervention de l’expérimentateur. Le statut du sujet épistémologique est le même dans la microphysique que dans la macrophysique, celui d’un récepteur des données d’une réalité qui fonctionne indépendamment de l’ingérence du sujet.

L’anthropologie ne fonde pas la recherche historique, la relation humaine n’est pas un préalable ontologique à son incarnation dans l’histoire, la socialité est le caractère primordial de l’essence de l’homme, la liberté s’exerce toujours dans un champ de déterminations préalables à caractère socio-historique.

On peut remarquer la coexistence chez Sartre de deux ontologies exclusives l’une de l’autre, marquant un déchirement éclectique. Sartre garde à l’esprit un préalable ontologique ayant sa source chez Heidegger, l’idée de l’homme comme être jeté, condamné à la liberté, plus précisément l’idée d’une contingence originaire de l’existence humaine, dont le surgissement est synonyme de l’institution de ses propres déterminations (l’homme n’est pas l’objet d’un concept universel mais l’éclat d’un événement, il est le lieu de la contingence faisant irruption sous la forme d’une espèce de miracle : antérieurement à l’entrée dans le tissu des rapports sociaux existent les attributs de la condition humaine qui forment l’objet de l’ontologie existentielle ; la relation humaine est un préalable ontologique à l’analyse de ses incarnations dans l’histoire, ce qui implique une ontologie de la condition humaine c’est-à-dire une anthropologie fondant toute recherche historique). Cette philosophie de l’existence est fondée sur une ontologie de la réalité humaine qui défie le caractère primordial de la socialité comme constitutive de l’essence de l’homme, donc le caractère primordial de la liberté comme s’exerçant dans un champ de déterminations préalables à caractère socio-historique.

Les catégories sont des déterminations immanentes à l’être et non des essentialités logiques.

Le philosophe hongrois affirme premièrement la priorité ontologique de l’être en soi, indépendant de la conscience. Il affirme le principe de l’autofondation catégorielle de l’être, le caractère objectif, libre de toute ingérence de la subjectivité, des catégories constitutives de l’être, l’idée d’une genèse purement immanente des catégories qui structurent les phénomènes. Les catégories sont des déterminations immanentes à l’être et non des essentialités logiques, des constructions intellectuelles. La nécessité, le caractère incontournable de certains rapports entre les choses, est une détermination objective, qui s’impose comme une évidence contraignante, et non le produit de l’expérience de nos limites devant l’incontournabilité des phénomènes. La temporalité ne surgit pas grâce à la temporalisation instituée par le sujet : il existe bel et bien un temps réel, indépendant du temps vécu ou du temps mesure.

Le reflet, tout en ayant un caractère réceptif (il n’engendre pas l’objet), doit être une représentation adéquate, ajustée, correspondante aux faits et aux chaînes causales, et active par la mise en connexion de ces chaînes pour arriver à inscrire dans le réel le but poursuivi.

Le philosophe hongrois affirme deuxièmement la théorie du reflet avec la précision qu’il s’agit d’un processus dialectique et non d’une imitation mécanique. Le sujet cognitif appréhende une réalité qui le transcende, en forgeant des images destinées à reproduire les traits constitutifs de l’objet, dont l’existence n’en reste pas moins souverainement indifférente à cette appréhension : l’ontologisme s’accompagne donc d’une gnoséologie qui met un fort accent sur le caractère réceptif de l’acte cognitif, en opposition avec les thèses néokantiennes sur le caractère productif de la connaissance, identifiée avec l’engendrement de l’objet ; il faut qu’il y ait un accord entre les énoncés ou les représentations linguistiques des choses et les faits, le processus cognitif est composé de relations d’ajustement, d’adéquation, de présentation ou de correspondance aux faits.

La théorie du reflet est l’instrument théorique indispensable pour élucider le rapport entre téléologie et causalité qui forme le squelette théorique de l’ontologie de l’être social. Il ne peut y avoir d’instauration téléologique aboutie, de projet, d’intentionnalité, dont l’acte de travail fournit le modèle ontologique, sans la prise en compte (le reflet adéquat) des chaînes causales qui doivent être mises en connexion pour arriver à inscrire dans le réel le but poursuivi : la représentation correcte des enchaînements causaux qui mis en mouvement produisent l’effet escompté, donc le reflet de la causalité objective, est la condition liminaire pour faire fonctionner le réel dans le sens souhaité. Le reflet n’est pas du tout une synthèse passive, le travail de la subjectivité impliquée par un authentique reflet est considérable.

L’homme a un caractère ontologiquement social.

Le philosophe hongrois affirme troisièmement le caractère ontologiquement social de l’homme, avec la spécification qu’il n’est pas question d’accepter l’idée d’une substance humaine antérieure à l’émergence des rapports sociaux, comme si les rapports sociaux occupaient ontologiquement une place secondaire ou dérivée.

L’être et les catégories de l’être ont un caractère historique irréversible (il n’y a pas de principe supérieur à l’histoire).

Le philosophe hongrois affirme quatrièmement l’historicité et l’irréversibilité comme caractéristiques fondamentales de l’être, en particulier l’historicité des catégories de l’être, chaque catégorie ayant une validité circonscrite par son substrat. La téléologie est par exemple circonscrite par l’émergence de l’intentionnalité de la conscience, plus précisément par le surgissement du travail. La structure catégorielle du monde apparaît comme le résultat de son histoire : il n’est plus question de principes supra-ordonnés à l’histoire ou de l’histoire comme terrain d’application des premiers.

Le projet d’ensemble est politique, philosophique et éthique.

Armer conceptuellement la gauche par une philosophie à vocation universelle explicitant les catégories de l’être et en particulier l’architecture de la subjectivité toujours en relation avec l’objectivité, avec une perpétuelle interrogation éthique s’interrogeant sur les conditions de l’émancipation du genre humain.

Les confusions accumulées autour de la nature du marxisme sans parler des effets ravageurs de la perversion stalinienne de cette idéologie pousse le philosophe hongrois consacrer les dix dernières de sa vie à une tentative de réexaminer ses fondements doctrinaux, car il est persuadé que sans une telle clarification, destinée à préciser des catégories qui structurent cette pensée, la gauche se trouverait désarmée dans les grandes confrontations idéologiques de l’époque.

Pour lui, la pensée de Marx ne se laisse pas enfermer dans la sphère de l’économie ni même dans la sphère beaucoup plus vaste de l’existence sociale, mais c’est une philosophie à vocation universelle qui embrasse la nature aussi bien que la société, appelée donc à répondre aux questions dernières sur la structure du monde et sur le sens de l’existence.

Le philosophe hongrois puise dans la panoplie des catégories de la grande pensée ontologique les instruments intellectuels pour cerner la structure de l’être : causalité et téléologie, substance et accident, essence et phénomène, quantité et qualité, singulier-particulier-général, sans parler des catégories modales traditionnelles, nécessité-possibilité-contingence.

La reconstruction de la pensée de Marx est effectuée à partir de cette mise en place des déterminations de l’être (les catégories), suivie par le déroulement de l’histoire de l’être, étant entendu que l’historicité et l’irréversibilité sont les attributs fondamentaux de l’être de l’étant.

La tension entre la subjectivité et l’objectivité traverse toute la réflexion. Une architecture de la subjectivité est opérée en dissociant objectivation, extériorisation, réification et aliénation, existence particulière et existence générique, genre humain en soi et genre humain pour soi.

L’activité du philosophe hongrois est traversée par une perpétuelle interrogation éthique. Il s’interroge sur les conditions de l’émancipation du genre humain, du passage de l’état d’hétéronomie et de la contrainte à la conquête de l’autonomie et de l’auto-détermination.

Les réflexions du philosophe hongrois tournent autour du passage d’un état de l’humanité caractérisée par une puissante expansion des forces productives, synonyme d’une explosion des aptitudes et des facultés, mais dont la totalisation est loin de signifier une véritable émancipation et autoaffirmation de la substance humaine, en l’espèce de l’individualité – c’est ce qu’il désigne par genre humain en soi, état où des individus restent encore figés dans la particularité, fonctionnant sous le signe de l’hétéronomie – vers un état où la question du sens de l’existence trouve une solution qui transcende les questions purement économiques, ouvrant la voie vers l’autoaffirmation de l’individualité, en convergence avec les exigences du genre humain, établissant une circularité positive entre objectivation (dans les institutions, qui sont comme des sédimentations des intérêts du genre humain) et extériorisation (qui comprend les desseins et les exigences de l’intériorité, foyer de la subjectivité), ce qui est désigné comme le genre humain pour soi, traduction spéculative de l’empire de la liberté, de l’autonomie conquise et non de l’autonomie contrôlée ou octroyée.

Irréductibilité de la matière infinie aux déterminations logiques finies (les catégories comportent d’une part une matière, un substrat d’une richesse infinie et d’autre part des déterminations logiques en nombre fini : ainsi la catégorie qui comporte comme matière les chaînes causales en nombre infini dans l’immanence du réel et comme détermination les actes d’instauration téléologique à caractère fini).

Refus d’un système clos des catégories (qui sont donc infinies), refus de l’hypertrophie de la raison, refus de la subordination de l’ontologique à la logique, refus de l’assujettissement de l’histoire de l’être à un enchaînement catégorial à caractère logique-hiérarchique, refus de l’appréhension rectiligne et monolithique de l’histoire et de son développement, refus de la naturalisation de la société, refus d’une origine et d’une fin de l’histoire, refus d’une interprétation téléologique du devenir, refus de dissocier une catégorie de son substrat a-logique (le processus logique commence avec l’appréhension des catégories et leur systématisation : le substrat est irréductible à ses déterminations logiques, la causalité est irréductible à la téléologie dans la mesure où les chaînes causales qui s’entrecroisent dans l’immanence du réel sont infinies tandis que les actes d’instauration téléologique ont un caractère fini)

La pensée systématique ne s’identifie pas à l’édification d’un ensemble clos de catégories qui enfermerait dans son carcan la richesse des déterminations du réel. Le refus de la clôture de Hegel se traduit par le rejet d’une origine et d’une fin de l’histoire. Le philosophe hongrois refuse l’assujettissement de l’histoire de l’être à un enchaînement catégorial à caractère logique-hiérarchique, afin de rendre justice à l’ouverture de l’être et au caractère infini de ses déterminations.

Une vérité ontologique fondamentale est que la corrélation est indissoluble entre le substrat et la détermination, qu’il est impossible de dissocier les catégories du substrat qui les sous-tend, de dissocier les catégories de leur matière. Le substrat des catégories ou la matière des catégories a un caractère a-logique : le processus logique commence avec les opérations mentales d’appréhension des déterminations, avec leur systématisation catégoriale.

Le refus de la philosophie comme système clos de catégories se traduit sur le terrain socio-historique par une protestation contre l’idée que la pensée de Marx impliquerait une fin de l’histoire et qu’elle serait sous-tendue par une interprétation téléologique du devenir, car il identifierait l’avènement du communisme avec le terminus de l’histoire. Le philosophe hongrois s’emploie à combattre le téléologisme en faisant valoir sur le plan spéculatif l’irréductibilité du substrat à ses déterminations logiques, et surtout l’irréductibilité de la causalité à la téléologie : les chaînes causales qui s’entrecroisent dans l’immanence du réel sont infinies, tandis que les actes d’instauration téléologique ont par définition un caractère fini.

Le philosophe hongrois se lance contre l’hypertrophie de la raison, c’est-à-dire contre la tendance de subordonner la richesse incommensurable du réel à l’enchaînement coercitif des déterminations logiques. Chez Hegel la grande fécondité ontologique des déterminations de la réflexion rend justice à la richesse catégoriale de la réalité conçue comme un complexe de complexes en perpétuel devenir, mais ce devenir est enfermé dans des enchaînements à caractère logique ou téléologique marquant la suprématie du logique sur l’ontologique.

Le socialisme n’est qu’une possibilité objective de l’histoire mais non un avènement incontournable, assimilable à une nécessité : il faut rendre justice à l’ouverture et à l’imprévisibilité de l’histoire.

Le philosophe hongrois refuse la naturalisation de la société c’est-à-dire la tendance à assimiler l’histoire de la société au fonctionnement des processus de la nature. L’en soi de la vie sociale et de son histoire n’a rien à voir avec l’en soi de la nature, car il est la résultante d’une multiplicité d’actes téléologiques, la sédimentation d’un croisement des subjectivités, le travail de la subjectivité lui et donc consubstantiel.

Le premier pôle de l’existence sociale : le travail, l’instauration téléologique, l’intentionnalité.

Un des pôles de l’existence sociale est constitué par les actes d’instauration téléologique que sont le travail et les activités qui suivent le modèle ontologique du travail (comme rapport dialectique entre la téléologie et le croisement de multiples chaînes causales) : l’instauration téléologique est une intentionnalité comme projection de la conscience dans l’extériorité, plus exactement l’inscription de la conscience dans l’extériorité par l’utilisation des chaînes causales objectives, en les faisant jouer les unes contre les autres, pour obtenir le résultat souhaité.

Pour le philosophe hongrois, il y a deux pôles de l’existence sociale, l’un est l’action des individus dans leur singularité dans des actes d’instauration téléologique et l’autre la totalité comme ensemble autonome, avec sa légalité interne et qui, tout en étant la résultante de téléologies individuelles, fonctionne d’une manière causale et non téléologique.

Le travail est désigné comme la cellule génératrice de la relation sujet-objet, plus précisément du rapport entre téléologie et causalité, et à partir de là comme phénomène originaire de la vie sociale dans son ensemble.

Les multiples activités de la conscience, y compris les formes les plus évoluées et raffinées comme l’activité esthétique ou éthique suivent dans leur dialectique interne le modèle ontologique institué par le travail : ces activités sont donc des actes d’instauration téléologique d’un être qui se définit comme l’être qui répond, d’un sujet qui répond à travers des interrogations aux interpellations de l’objet. Les multiples activités de l’esprit sont unifiées sous le signe de l’acte de travail ou, en termes ontologiques, sous le signe de la dialectique entre la téléologie et le croisement de multiples chaînes causales, ce qui constitue un système philosophique.

Remarquons qu’on peut identifier les horizons de la conscience qui devienne actifs dans les actes d’instauration téléologique à l’intentionnalité, puisque cette dernière désigne la projection de la conscience vers ce qui lui est extérieur : un instauration téléologique est l’inscription de la conscience dans l’extériorité ou plus précisément l’utilisation des chaînes causales objectives, en les faisant jouer les unes contre les autres, pour obtenir le résultat souhaité, un objet nouveau, que la causalité spontanée de la nature n’arrive jamais à produire.

Rappelons que l’objectivation désigne les modifications introduites dans la structure des objets tandis que l’extériorisation désigne les réverbérations de ces actes dans l’intériorité du sujet, donc le surgissement des aptitudes et des facultés.

La conscience de soi comme sentiment du monde dans les profondeurs de la subjectivité.

La conscience de soi, condensé transcendantal des expériences de l’homme dans le monde impliquant la focalisation sur les profondeurs de la subjectivité, est le principe anthropomorphique et évocateur, configurateur des œuvres d’art (l’art est l’intensification de la subjectivité jusqu’au paroxysme), mais cette intériorité du sujet dans ses mouvements les plus intimes ne peut être dissociée de son enracinement dans l’extériorité, sans pour cela que l’œuvre d’art soit cantonnée à une reproduction de la réalité transcendante de l’en soi socio-historique : l’art évoque des expériences qui échappent à l’appréhension logique ou conceptuelle c’est-à-dire à l’activité cognitive proprement dite, mettant en valeur l’inexprimable, l’ineffable. La présence de la conscience de soi (le sentiment du monde), foyer caché dans les profondeurs de la subjectivité et qui devient puissance synthétique dominante réorganisant les données de l’expérience en vue de son objectivation, et par conséquent à l’origine du processus de création, est aléatoire ou intermittente.

Pour dégager une philosophie de la subjectivité, il faut se tourner vers l’esthétique qui fixe conceptuellement les mouvements les plus subtils et multiplement médiatisés de la subjectivité, en particulier la conscience de soi, condensé transcendantal des expériences de l’homme dans le monde, principe configurateur des œuvres d’art. La conscience de soi désigne l’anthropomorphisme consubstantiel à l’activité esthétique, le caractère évocateur du reflet artistique, tandis que la conscience à propos de quelque chose désigne l’activité désanthropomorphisante de la science, la désubjectivisation inhérente à la connaissance scientifique.

L’art est considéré comme une emphase de la subjectivité, l’intensification de la subjectivité jusqu’au paroxysme, et l’œuvre d’art comme un être pour soi. Sont ainsi conciliés le reflet qui implique l’omniprésence de l’être en soi, transcendant la subjectivité individuelle, et la conscience de soi, assimilable à un résidu transcendantal des expériences de l’homme dans le monde, impliquant la focalisation sur les profondeurs de la subjectivité.

L’intériorité du sujet, dans ses mouvements les plus intimes, ne peut pas être dissociée de son enracinement dans l’extériorité. C’est ainsi que l’activité rythmique ne peut avoir des origines purement subjectives, physiologiques.

Cependant les œuvres d’art ne doivent pas être cantonnées à leur fonction de reproduire une réalité transcendante, celle de l’en soi socio-historique. L’art n’est pas assimilable à une quelconque forme de connaissance. Assimiler l’activité esthétique à une activité cognitive signifie faire abstraction de la capacité de l’art à évoquer des expériences qui échappent à l’appréhension logico-conceptuelle, donc à l’activité cognitive proprement dite. Il faut tenir compte de l’inexprimable, de l’ineffable dans l’activité esthétique. Les œuvres d’art ne sont pas des documents ou des illustrations des situations socio-historiques.. Les œuvres d’art peuvent offrir un tableau véridique de l’histoire mais la présence de l’en soi historique dans l’immanence des œuvres ne peut pas occulter le fait que leur foyer générateur se trouve dans une qualité subjective, le condensé transcendantal des expériences de l’être dans le monde, la conscience de soi. Le monde des passions, qui fournit la matière des œuvres d’art, ne s’accompagne pas toujours de la présence de la conscience de soi : celle-ci peut être une présence aléatoire ou intermittente. Le processus de création ne commence que lorsque ce foyer caché dans les profondeurs de la subjectivité devient puissance synthétique dominante qui réorganise les données de l’expérience en vue de sa propre objectivation, foyer qu’on peut appeler sentiment du monde et qu’il faut considérer comme le principe configurateur du monde de l’œuvre d’art. Si on parle du caractère évocateur du reflet artistique, c’est justement grâce à l’omniprésence dans le tissu de l’œuvre de ce sentiment unificateur

Apparaissent, à l’occasion de la philosophie de la subjectivité, les distinctions, au niveau esthétique, entre le grand art et les belles lettres, au niveau ontologique et éthique, entre le genre humain en soi et le genre humain pour soi.

Dans l’œuvre d’art, il ne s’agit pas du pour nous de la connaissance (l’en soi reste une présence incontournable mais éloignée et parfois imperceptible) mais du pour soi, du particulier qui s’autonomise, de la subjectivité intensifiée de la conscience de soi dont la zone de résidence est l’humanité de l’homme : sont ainsi distingués dans l’esthétique les belles lettres et le grand art qui s’élève à l’universalité humaine et dans lequel les individus se reconnaissent, et dans l’ontologie et l’éthique les qualités du genre humain en soi destinées à assurer le statu quo et la convention, des qualités qui doivent s’adapter constamment à l’imprévisibilité, et les qualités du genre humain pour soi, qui arrivent à transgresser les limites imposées, qui s’affirment comme des personnalités mobilisées pour l’éclosion d’une humanité libre et émancipée.

L’œuvre d’art est une existence pour soi : l’en soi de la réalité transcende la subjectivité, le pour nous caractérise les résultats de l’activité cognitive, tandis que le pour soi est consubstantiel au monde autarcique de l’œuvre d’art. Alors que la particularité comme puissance configuratrice de l’activité esthétique s’autonomise, elle n’est qu’une zone de transition entre la singularité et la généralité dans l’activité logico-cognitive.

Ces distinctions nous portent vers l’humanité de l’homme comme principe générateur du monde des œuvres, zone de résidence de la conscience de soi. La présence souveraine de la conscience de soi dans l’immanence des œuvres d’art ressemble un acte de grâce, car dans la vie réelle cette conscience de soi n’arrive à se dégager de la masse des expériences qu’à travers des efforts laborieux et compliqués. Dans l’œuvre d’art, nous sommes face à une subjectivité intensifiée, décantée et purifiée, qui est un don propre aux œuvres d’art, par rapport à laquelle l’en soi reste une présence incontournable, mais éloignée et parfois imperceptible.

L’emphase de la subjectivité s’accompagne dans l’intériorité des œuvres artistiques d’une intensification de l’immersion dans le monde objectif.

La théorie de la subjectivité esthétique est une voie d’accès vers la distinction, point culminant de l’ontologie de la subjectivité, entre le genre humain en soi et le genre humain pour soi.

A l’intérieur de la subjectivité esthétique on peut distinguer les productions des belles-lettres et les productions qui s’élèvent à l’universalité humaine du grand art.

Le principe générateur du grand art se trouve dans l’expression de l’humanité de l’homme.

Dans l’ontologie, on peut distinguer les qualités qui fonctionnent pour l’affirmation du genre humain en soi et les qualités qui sont mobilisées pour l’éclosion d’une humanité libre et émancipée, incarnée par le genre humain pour soi.

Les impératifs de la reproduction de la société imposent aux acteurs sociaux, les individus singuliers, le développement de facultés et d’aptitudes destinées à assurer le statu quo social, afin de faire face aux situations créées par la marche imprévisible des choses : l’anti-téléologisme profond de la pensée de l’histoire se nourrit du spectacle de l’inégal développement des différents complexes sociaux, qui oblige les individus à un processus incessant d’adaptation de leurs capacités. Cet ensemble d’aptitudes et de facultés appartiendrait à la zone ontologique désignée sous le nom de genre humain en soi. C’est le monde de la convention qu’il faut bousculer et dissoudre afin de laisser s’épanouir l’utopie de la patrie transcendantale.

Sur le terrain esthétique, il y a les productions qui restent ancrées au niveau des problèmes particuliers dictés par l’immédiateté de la vie sociale, dont ils peuvent offrir un miroir fidèle, mais qui sont dépourvus de la puissance de résonance de l’accent transcendantal des grandes créations, et les œuvres qui portent les marques de l’universalité, dans lesquelles les individus se reconnaissent. Sur le terrain plus vaste de la vie sociale, il y a les individus assujettis à la reproduction du statu quo social, cantonnés dans la multiplicité de leurs aptitudes et qualités particulières et qui appartiennent au stade du genre humain en soi, et les individus qui arrivent à transgresser les limites imposées par les conventions dominantes et s’affirment comme des personnalités, anticipant par leur acte d’émancipation le stade du genre humain pour soi.

Si l’ontologie de l’intentionnalité focalise la spécificité de l’activité esthétique sur le vécu et celle de l’activité éthique sur la dialectique des passions qui culmine dans la synthèse de la personnalité, l’en soi socio-historique reste omniprésent à l’horizon des considérations esthétiques ou éthiques.

Le deuxième pôle de la vie sociale : la totalité comme ensemble autonome qui, tout en étant la résultante de téléologies individuelles, fonctionne d’une manière causale et non téléologique.

Les résultats des actes d’instauration téléologique (des actes finalistes de la conscience qui s’inscrivent dans le réel en utilisant les chaînes causales) dépassent le projet qui les a engendrés, l’intention génératrice. En conséquence, la résistante finale, sédimentation des diverses téléologies convergentes ou divergentes, a un caractère causal, mais en précisant, en ce qui concerne ce caractère causal, la différence entre le monde de l’essence et le monde du phénomène, la nature de si-alors de la nécessité dans l’histoire, la présence de positions téléologiques de nature idéelle et des décisions alternatives dans tous les complexes sociaux et finalement la nécessité de continuer de constituer une ontologie du sujet et de la subjectivité. La réduction du temps de travail, la socialisation croissante, la constitution d’une humanité unifiée apparaissent comme des tendances.

En ce qui concerne les fondements catégoriels de la pensée sur l’histoire, il faut interroger la pertinence de la coexistence de la thèse sur l’instauration téléologique comme principe de la vie sociale avec la thèse sur le caractère par excellence non téléologique, plus exactement purement causal, du fonctionnement de la société dans son ensemble.

La vie sociale apparaît comme un croisement de téléologies multiples.

La société est définie comme un complexe de complexes. Chaque complexe est animé par une intentionnalité propre, ayant sa légalité interne spécifique : il faut bien distinguer l’activité économique de l’activité juridique, l’intentionnalité politique de l’intentionnalité éthique, le caractère pratique des deux du caractère plutôt contemplatif de l’activité esthétique ou philosophique, plus précisément la finalité immédiate de l’idéologie politique bien distincte du caractère multiplement médiatisé des téléologies esthétique ou philosophique qui sont désignées comme des idéologies pures, qui ne poursuivent pas une incidence directe et immédiate sur la pratique. Il faut insister sur le caractère hétérogène des complexes sociaux l’un par rapport à l’autre et sur l’irréductibilité des différentes téléologies.

Les résultats des actes d’instauration téléologique dépassent nécessairement le projet qui les a engendrés. La conscience ne peut jamais être tout à fait coextensive à l’être. Les activités finalistes de la conscience s’inscrivent dans le réel par l’utilisation des chaînes causales : la téléologie est une surformation de la causalité. Dans une histoire génétique des catégories, la causalité a une priorité ontologique par rapport à la téléologie : la nature, anorganique et organique, est régie par la causalité, mais elle est a-téléologique. Le surgissement de la téléologie, qui coïncide avec l’émergence de la conscience, se produit par l’utilisation des chaînes causales, dont les combinaisons sont infinies. Les effets des actes téléologiques échappent au projet initial, conséquences de la tension entre le caractère fini de l’instauration téléologique et le caractère infini de la prolifération des chaînes causales. La résultante du croisement des multiples positions téléologiques dépasse nécessairement l’horizon par définition fini de chacune d’elles : l’ensemble social fonctionne donc d’une façon causale, même s’il est engendré par l’interférence de multiples positions téléologiques. Le savoir n’est pas tout à fait coextensif à l’être, les conséquences des actes dépassent l’intention génératrice, l’être social est le produit d’actions qui échappe au projet initial.

Le philosophe hongrois se borne à affirmer que les conséquences des actes dépassent les intentions génératrices, sans préciser la nature des facteurs qui interviennent pour constituer une totalité qui ne se conforme par les projets initiaux. La résultante finale, qui est la sédimentation des diverses téléologies convergentes ou divergentes, n’est pas suffisamment concrétisé. Certes, les positions téléologiques dont l’objet est la modification de la nature sont distinguées des positions téléologiques qui visent l’influence de la conscience des autres en particulier par l’intensité de leur coefficient d’incertitude au sujet de leurs résultats. Mais il n’y a pas beaucoup de précisions sur la dialectique de la contrainte et de l’auto affirmation, sur le poids de la coercition et le poids des espaces de jeu de la liberté, sur l’idée que la vie sociale n’obéit à aucune téléologie d’ensemble et que son fonctionnement est en dernière instance purement causal. Certes le philosophe hongrois consacre de l’attention au rapport entre le monde de l’essence et le monde du phénomène dans l’immanence de la vie sociale ainsi qu’à la relativisation du fonctionnement de la nécessité dans l’histoire de la société en parlant d’une nécessité du si-alors, donnant des instruments catégoriels pour une image plus flexible et nuancée du fonctionnement de la société, battant en brèche les interprétations purement objectivistes, naturalistes et déterministes de la vie sociale (l’assimilation de l’économie a une physique de la société, à une deuxième nature : le mouvement social envisagé comme un enchaînement naturel de phénomènes historiques, enchaînement soumis à des lois qui non seulement sont indépendantes de la volonté, de la conscience et des desseins de l’homme, mais qui au contraire déterminent sa volonté, sa conscience et ses desseins ; le pan-économisme qui regarde les individus comme des marionnettes tirées par des fils ; le fétichisme économique qui projette dans l’immanence de l’histoire un automatisme dialectique ; dans le cadre de l’antihumanisme théorique qui juge l’idée d’humanité comme obsolète et qui veut bannir de la philosophie de concept de sujet, l’histoire comme procès sans sujet ; l’économie comme complexe autarcique enfermé dans une légalité autonome avec des individus traités comme de simples épiphénomènes de forces impersonnelles).

Ainsi le philosophe hongrois montre que les positions téléologiques (des actes par nature idéaux) sont les agents de l’économie non moins que des autres complexes sociaux, que la décision alternative est le principe du mouvement de la vie sociale à tous les niveaux, qu’il s’agit de constituer une ontologie du sujet, une ontologie du moment idéel, qu’il n’y a donc aucune place pour la moindre concession à l’interprétation du marxisme comme une physique de la vie sociale ou comme un nécessitarisme économique.

Le philosophe hongrois distingue trois tendances du développement historique qui se sont affirmées de façon irrésistible, au-delà des intentions et de la volonté des individus, en agissant comme des contraintes objectives que les individus doivent assumer : la réduction incessante du temps de travail nécessaire pour la reproduction de la vie, la socialisation croissante des activités sur la toile de fond de recul des barrières naturelles, l’intégration progressive des communautés et des nations jusqu’à la constitution d’une humanité unifiée.

Il s’agit de tendances objectives de l’histoire, qui sont le résultat des actions des individus, mais qui se sont forgées indépendamment de leurs projets et qui arrivent à s’imposer comme des données contraignantes. Ce sont les conséquences du discours ontologique : les résultats des actions des individus dépassent leurs intentions, il existe une période des conséquences où interviennent des facteurs qui transcendent l’horizon de la conscience constituante, au premier chef les résultats des actions des autres, imprévisibles par rapport aux desseins initiaux, la synthèse de cette interférence de multiples instaurations téléologiques porte à la surface des données du processus historique qui s’imposent comme des tendances objectives.

Le devenir de l’essence.

Le devenir dans le monde de l’essence (les structures et les connexions fondamentales et relativement stables du monde social) est irrésistible en tendance, en dernier ressort, mais ce monde de l’essence est soumis à l’impact de la subjectivité, en particulier lors des révolutions.

Le monde de l’essence désigne les connexions fondamentales, affectées par nature d’une certaine stabilité (le calme de l’essence), qui déterminent la structure d’une formation sociale, le monde du phénomène désigne la multiplicité foisonnante des apparences revêtues par le monde de l’essence. Le devenir dans le monde de l’essence a un caractère irrésistible en dernier ressort, irrésistible en tendance, mais la décision alternative reste le principe du mouvement de la vie sociale et le monde de l’essence est aussi soumis à cet impact de la subjectivité, très perceptible surtout lors des révolutions.

L’économie et l’éthique comme indissociables dans l’ontologie.

Le monde de la nécessité, des contraintes et de la compulsion est plutôt celui de l’économie tandis que l’autonomie du sujet, son autodétermination concerne l’éthique et son projet d’accomplissement de la personnalité : le pari de l’ontologie est de tenir les deux bouts.

Une pensée de l’hétéronomie et de l’autonomie du sujet peut s’exprimer dans une dialectique de la compulsion et de l’autodétermination, en choisissant comme point de départ l’économie, zone par excellence de la nécessité, donc des contraintes, et comme point terminal l’accomplissement de la personnalité, objet principal de la réflexion éthique. Le pari de l’ontologie est de tenir ensemble les deux bouts de la chaîne, l’économie et l’éthique, en prenant en compte les principaux complexes intermédiaires.

Le monde de la quotidienneté.

Le monde de la quotidienneté, la vie quotidienne, donnent l’impulsion aux activités les plus évoluées de la conscience.

Les activités les plus évoluées de la conscience (l’élaboration d’une construction idéologique par exemple) trouvent leur impulsion dans le monde de la quotidienneté, dans certaines expériences vécues. Le trajet qui unit une expérience vécue fondamentale et son expression dans une construction idéologique est un travail de médiatisation multiple et de décantation dont il faut décrire les connexions en reconstruisant la genèse des idéologies dans une ontologie de la vie quotidienne, une vie quotidienne comme terre nourricière des activités supérieures de l’esprit.

Caractère interdépendant et saturé de subjectivité de toutes les activités.

Toutes les activités sont saturées de subjectivité et ne peuvent être isolées des autres activités.

Même les activités les plus grevés par le poids de la matérialité, l’économie au premier chef, sont saturées du travail de la subjectivité, imprégnée par des tissus de représentations, et le combat sur ce terrain ne peut pas être isolé des affrontements sur les autres zones de l’idéologie.

Continuité entre le passé et le futur.

Lukacs veut assurer une continuité durable entre le passé et le futur.

Le philosophe hongrois a le sens de la continuité, de la médiation entre les sphères et des âges de l’histoire. Ses écrits sont comme des passerelles entre le passé et le futur, des passerelles qu’il espère résister à l’épreuve du temps tout en étant prêt à accepter avec bonheur que d’autres inspirés par les mêmes idées remplacent ses constructions par d’autres plus solides.

La thématique du travail dans le discours du Président de la République : les vœux du président Macron pour 2018.

Tout en étant attentif aux critiques, le président appliquera ses engagements de transformations dans tous les domaines, en particulier celui du travail (il considère le domaine du travail comme fondamental), transformations qu’il considère comme des améliorations humanistes et pacifiques, mais il appelle, contre les divisions irréconciliables, à la cohésion et à la participation de tous à ces transformations de ce qu’il appelle la nation.

Le public.

Le président s’adresse à ceux qui sont en famille, à ceux qui travaillent mais aussi à ceux qui sont seuls ou qui souffrent pour qu’ils prennent conscience qu’ils appartiennent à une grande nation.

Appliquer les engagements.

L’année 2017 a été l’année du choix, de la confiance, des exigences, des attentes. Le président veut simplement faire ses engagements, être à la tâche, mettre en œuvre.

Transformer.

Il s’agit d’un renouvellement important de la vie politique, d’une transformation de l’école, du travail, du climat, du quotidien, une transformation qui a commencé et qui va se poursuivre.

Les améliorations.

Les défis pour la nouvelle année, ce sont le téléphone et les transports pour les territoires ruraux, la mobilité économique et sociale pour les quartiers populaires, la vie digne pour les agriculteurs, les filières économiques, l’autonomie énergétique pour l’outre-mer, l’égalité des hommes et des femmes, les règles simplifiées et le droit à l’erreur pour les indépendants et les entrepreneurs, la formation tout au long de la vie et des sécurités nouvelles pour les salariés, la clarification des missions et la récompense des efforts pour les fonctionnaires.

Produire plus pour permettre l’humanisme.

Il ne s’agit pas d’adapter la France aux changements du monde mais de faire que la France soit ce qu’elle est, une France plus forte, plus juste, avec une exigence universelle, une France qui produit plus pour assurer la solidarité sur le sol national et permettre une exigence humaniste à l’international.

Écoute de l’opposition.

Le président respecte ceux qui ne partagent pas son point de vue. Les débats seront menés jusqu’au bout, mais il agira : il écoutera, il respectera mais il fera.

Lutte pour la paix et pour l’Europe démocratique.

En 2018, il y aura la lutte contre le terrorisme islamiste, et aussi la lutte pour la paix, pour la sécurité, pour la stabilité des États, pour le respect des minorités, de telle façon que la grammaire de la paix soit réinventée partout.

En ce qui concerne l’Europe, une Europe plus forte est nécessaire pour la France, une Europe plus souveraine et plus démocratique, devenant une puissance économique, écologique et politique. Il ne faut pas céder aux nationalistes ni aux sceptiques, organiser un colloque intime avec l’Allemagne sans exclure les autres pays.

La cohésion.

L’essentiel pour nous est la cohésion. Les débats et les désaccords sont nécessaires mais les divisions irréconciliables minent le pays : il faut miser sur l’intelligence, sur l’école, sur la formation tout au long de la vie pour faire face aux changements et aux nouveaux métiers, sur la recherche, sur la culture comme socle de notre imaginaire.

Le travail.

Il faut miser surtout sur le travail qui permet de trouver sa place, de progresser, de s’émanciper de son milieu d’origine et de faire une France forte. De ce point de vue il faut que le travail soit mieux rémunéré, que les chômeurs trouvent du travail et que les jeunes soient formés par l’apprentissage.

La fraternité.

C’est la fraternité qui doit nous unir. La réussite ne doit pas être celle de quelques-uns seulement, ce qui nourrirait les égoïsmes et le cynisme. Il faut donc un projet social, une politique de santé, une politique d’hébergement des sans-abri, une exigence humaniste, condition de l’unité du pays.

Le droit d’asile.

Cette exigence humaniste exige des règles, de la rigueur. Il faut accueillir ceux qui fuient parce qu’ils sont menacés pour leur origine ou pour leur religion, c’est-à-dire accorder le droit d’asile : c’est un devoir moral et politique. Mais nous ne pouvons accueillir tout le monde. Il faut des règles, il faut contrôler les identités. Il faut des règles simples et des règles qu’on respecte avec rigueur, humanité et efficacité.

Participation de tous.

La cohésion dépend de l’engagement de chacun, du travail de chacun. Chaque matin chacun doit s’interroger ce qu’il peut faire pour le pays, avoir conscience qu’il fait partie d’un collectif qui s’appelle la nation, un collectif qui éduque, soigne, aide. Chacun doit s’interroger sur quelque chose à faire pour la nation, selon une morale de solidarité, d’engagement et d’enthousiasme. Notre peuple de ne doit pas sous-estimer ses ressorts intimes : il est capable de l’exceptionnel.

Nous allons avoir des difficultés, des moments de doute, des drames, mais nous sommes la nation française, nous avons besoin d’avoir un esprit de conquête, nous devons faire vivre la renaissance française.

Dévoiler les ontologies implicites : Georges Lukacs

Luckacs : texte sur l’ontologie.

Il s’agit d’une reprise de notes trouvées sur l’ordinateur.

Contre l’ontologie implicite du point de vue gnoséologique et logiciste, il faut aborder franchement le domaine de l’ontologie et affirmer la priorité de la spécificité de l’être.

Le point de vue gnoséologique et logiciste considère la nécessité dans la réalité et la rationalité comme traduction de cette nécessité dans la pensée comme la possibilité de prévoir le déroulement régulier de l’évènement dans des conditions qui se reproduisent (il y a là aussi une certaine négation de l’évolution et de l’histoire).

Ce point de vue élabore des formes idéelles, parfaites, mathématiques de possibilités générales qui deviennent des instruments de compréhension des connexions objectives, occultant l’analyse directe des phénomènes.

C’est ainsi qu’un événement est considéré comme rationnel ou nécessaire s’il peut être appréhendé par ces formes idéelles. Ce point de vue va même jusqu’à dire que la forme rationnelle est la forme ultime de l’être, si bien qu’elle classifie les phénomènes à partir de la raison et non de leurs spécificités concrètes.

Contre ce point de vue, il faut affirmer que la spécificité de l’être avec ses inégalités de développement et ses contradictions est l’origine de toute représentation de la réalité (l’être dans sa spécificité est ce qui est donné immédiatement à l’homme).

Pour celui qui ne décide pas de s’en tenir à cette immédiateté de l’être spécifique mais qui veut considérer les lois et la nécessité de cet être spécifique, tout en voulant échapper au penchant gnoséologique et logiciste qui consiste à absolutiser en système clos ces lois et cette nécessité, la spécificité de l’être avec ses inégalités de développement et ses contradictions, avec ses lois et sa nécessité, est également l’aboutissement de toute représentation exigeante de la réalité.

Autrement dit, pénétrant dans le domaine de l’ontologie, il faut affirmer la priorité ontologique de l’être dans sa spécificité, ce que n’affirme pas l’ontologie implicite du point de vue gnoséologique et logiciste.

La négation néopositiviste de l’ontologie comme « non scientifique ».

Quand la connaissance se généralise, apparaît, pour ceux qui ne se contentent pas de séries causales concrètes et de leurs réalisations concrètes, le problème d’une ontologie générale de la nature, un problème qui s’éloigne des problèmes de définition des besoins comme des problèmes scientifiques de recherche des moyens pour satisfaire ces besoins.

Le problème d’une ontologie générale de la nature est certes influencé par les représentations ontologiques courantes.

Parmi ceux qui reprennent ces représentations ontologiques courantes, il y a par exemple ceux qui parlent de l’ « activité » des organismes non humains, des organismes qui sont pourtant liés à la chose par des intérêts biologiques immédiats et qui sont par conséquent incapables de distinguer sujet et objet.

On peut aussi évoquer, parmi les conceptions ontologiques courantes, les manipulations de l’ontologie par les dominants en fonction de leurs intérêts de classe ou les conceptions subjectivistes de l’ontologie qui expriment le besoin religieux ainsi que, surtout, le néo-positivisme aujourd’hui dominant qui considère de manière extrémiste que les relations peuvent être exploitées pratiquement sans recours à l’ontologie (il suffirait d’appliquer les critères de simplicité, de commodité et d’applicabilité).

Ce néopositivisme est la manipulation « scientifique » de la science. Il érige des barrières aux généralisations et aux approfondissements ontologiques, limitant la science à la manipulation pragmatique des faits et des lois connues, ce qui implique une opposition au développement purement scientifique : l’organisation, le planning et le travail en équipe doivent être orientés vers la technologie (on ne peut reprocher à cette orientation une méconnaissance de la réalité : comme quoi, la liberté n’est pas seulement la faculté de décider en connaissance de cause).

Une ontologie génétique et dynamique.

L’ontologie est génétique quand elle étudie la naissance de complexes.

L’ontologie est dynamique quand elle étudie les relations des complexes entre eux et avec le complexe général, tout en mettant en valeur le complexe dominant, les changements d’équilibre et de domination.

L’ontologie étudie en particulier l’apparition et le développement de l’être social au milieu de l’être inorganique et de l’être organique.

De ce point de vue on constate que l’être inorganique est à l’origine de l’être organique et que l’être inorganique et l’être organique sont à l’origine de l’être social.

Avec l’être social apparaît aussi bien la conscience comme critique de la mémoire des actions passées, comme détermination des besoins à satisfaire, des objectifs correspondants à ces besoins et des moyens pour les satisfaire, que le travail comme réalisation de positions utilisant des chaînes causales et générant de nouvelles chaînes causales (le travail peut consister en des positions consistant à transformer la nature soit pour répondre à ses besoins personnels soit dans le cadre de la coopération et de la division du travail, ou en des positions consistant à faire engendrer des positions de travail à d’autres personnes).

Remarquons que le moment de la détermination des moyens comporte des généralisations à l’origine du développement des sciences, et que l’éducation est une façon de brûler les étapes. Avec l’être social, les aspects biologiques de la vie humaine comme l’alimentation ou la sexualité se socialisent, de nombreuses médiations sociales comme le langage, le droit ou l’art apparaissent.

L’ontologie matérialiste.

Une ontologie matérialiste tient compte de la totalité de la réalité et de la spécificité et de la réalité de tout objet, c’est-à-dire des relations de cet objet avec les autres objets et avec la totalité générale.

Une telle ontologie matérialiste affirme en particulier que les positions téléologiques caractérisent le seul être social, que la conscience et les superstructures sont des reflets autonomes, généralisés et actifs, accompagnés par de nombreuses médiations sociales, que les individus évoluent de la singularité vers la personnalité avec des positions et des actions axiologiques favorisant aussi bien leur développement individuel que le développement de la société et de l’espèce humaine de la particularité à la généricité.

Les conceptions finalistes ne reconnaissent pas que la finalité et la causalité coexistent indissociablement dans le travail et dans l’être social.

Alors que la catégorie de téléologie est propre à l’être social, les conceptions idéalistes et religieuses généralisent la téléologie à tout être et pas seulement à l’être social.

En plus, pour ces conceptions, la catégorie de téléologie est une catégorie supérieure à la catégorie de causalité (principe du mouvement autonome reposant sur lui-même), autrement dit le pourquoi finaliste domine le pourquoi causal.

Ces conceptions peuvent affirmer logiquement plusieurs considérations : tout être a une finalité et par conséquent un créateur, l’être matériel se différencie du purement spirituel et du psychisme intemporel, il n’y a pas de contingence matérielle, il n’y a pas d’action non intellectuelle.

Ces conceptions religieuses considèrent que la théorie est la forme la plus élevée du comportement humain, que la contemplation de la fin ultime et non l’action donne un sens à la vie.

De telles conceptions ont l’avantage de reconnaître l’aspect téléologique de la pratique, mais l’évaluation de cet aspect est abstraite, coupée de l’aspect concret de la pratique.

Ces conceptions partagent avec les philosophes qui ne reconnaissent que le déterminisme, qui ne voient pas l’aspect téléologique du travail et de la pratique, la conception de l’exclusion mutuelle de la causalité et de la téléologie, catégories pourtant indissociables dans l’être social.

L’importance de la recherche des moyens par rapport à la définition des besoins et du but.

La fixation du but ou de l’objectif aboutit à la recherche des moyens ou des outils pour réaliser ce but ou cet objectif, recherche des moyens qui se systématise historiquement en sciences.

La recherche des moyens consiste en la connaissance des processus causaux susceptibles de réaliser l’objectif, en la découverte de nouvelles combinaisons, de nouvelles fonctions, de nouveaux emplois, de nouveaux effets, si bien que des mouvements naturels aveugles deviennent des mouvements posés, conformes à des fins.

Une connaissance des moyens fausse ou incomplète transforme la position en un fait de conscience impuissant, en une chimère, une rêverie, une utopie : la recherche des moyens est donc extrêmement importante, mais elle est toujours fonction de besoins qu’il s’agit de formuler et de mettre à jour, des besoins qui sont d’ailleurs fonction de la réalité des moyens.

Il est vrai que le reflet ou la représentation de la réalité indépendante de la conscience et infinie sera toujours imparfaite, mais le reflet doit être efficace pour réaliser la position téléologique.

De ce point de vue, s’il n’y a pas d’erreur, ou si l’erreur est corrigée, le moyen de travail et l’objet de travail, éléments naturels soumis à la causalité naturelle, reçoivent une existence sociale. Cependant, la causalité naturelle subordonnée aux causalités posées ne cesse pas d’agir selon des conséquences qui peuvent être opposées à la position téléologique, si bien qu’il faut constamment surveiller, contrôler, réparer et faire de la prévention.

La rationalité des décisions est toujours concrète : la décision doit tenir compte des besoins et des moyens, des points de vue et du reflet juste des causalités en rapport avec la réalisation, des circonstances. Autrement dit l’espace de liberté est circonscrit par l’être social, par le choix des questions et des réponses possibles, par la totalité des positions plus ou moins divergentes des autres individus.

Il faut souligner l’importance du sentiment du devoir d’atteindre le but et l’importance du complexe des valeurs objectives de ce but, de ce devoir et de leur résultat (le résultat du but et du devoir est le produit du travail comme leur réalisation).

Les actes destinés à atteindre un objectif correspondent subjectivement au devoir d’atteindre l’objectif : le devoir, comme intention de décision, peut être considéré comme un régulateur du processus de travail.

L’objectif, le devoir et le produit du travail doivent être conformes à certaines valeurs. Par exemple la valeur d’usage d’un objet d’usage évalue l’utilité de l’objet dans la satisfaction des besoins.

La valeur est une objectivité, mais les esprits religieux exagèrent cette objectivité en la faisant être le résultat inamovible du créateur tandis que des matérialistes inconséquents réduisent la valeur à une évaluation subjective, un même objet pouvant être bon ou mauvais ou indifférent.

Les valeurs ne se déduisent pas selon une hiérarchie logique : elles ont une origine socio-historique.

Dans une même société à un même moment historique, les valeurs s’opposent (en particulier les valeurs des individus appartenant à des classes sociales différentes), prenant la forme de conflits de devoir insolubles.

Les hommes forgent leur raison morale par les mythes et les traditions, par la figuration de héros qui répondent de manière positive ou négative à des valeurs, à des épreuves, à des questionnements.

Les valeurs déterminent le champ d’action des alternatives concrètes possibles et une orientation dans la solution des questions posées par l’environnement. Ces valeurs peuvent favoriser le progrès humain, par exemple favoriser la maîtrise des affects, ou entraver ce progrès.

Le complexe de la conscience préserve la continuité de l’être social.

La conscience, en représentant le présent, relie le passé, le présent et l’avenir. La mémoire conserve les actes individuels, incarnant une sorte de mémoire de la société. Elle enregistre ce qui surgit et disparaît. Elle enregistre les acquis du passé et du présent et fait de ces acquis une condition des progrès futurs, provoquant des changements décisifs.

La conscience préserve et consolide la continuité de l’être social.

L’interaction entre les complexes est médiatisée par la conscience des individus : les complexes agissent sur l’individu, et c’est l’individu qui crée les complexes, des complexes qui constituent comme une seconde nature, indépendante des travailleurs mais créée par eux.

Le complexe du langage permet non seulement la communication mais aussi la généralisation, condition du dépassement des acquis.

Le langage est une nécessité du travail, de la division du travail, de la collaboration ou de la coopération.

Le langage fixe les connaissances acquises, exprime les objets et relations existants, exprime les réactions des êtres humains à ces objets et relations.

Le langage joue un rôle encore plus important dans les décisions concernant les positions d’autres hommes.

Le langage permet la communication de la distance intellectuelle vis-à-vis des objets, la communication de la différenciation entre l’immédiateté et la médiatisation qui coexistent en corrélation dans la succession ou dans des hiérarchies, comme la communication de la succession des opérations.

Le langage, même s’il est déterminé par des objets singuliers, manifeste une intention objective vers l’objectivité de l’objet et vers les lois générales : chaque mot exprime non la singularité de l’objet mais sa généralité, son espèce, son type. La singularité est désignée par un geste ou une syntaxe développée.

Les catégories sont des reflets imparfaits de la réalité.

Toute expression verbale veut appréhender la totalité de la réalité en ayant conscience de l’impossibilité de le réaliser, ce qui garde contre les erreurs et l’engourdissement.

Si le langage permet la conservation des acquis, sa tendance à la généralisation permet le dépassement de ces acquis.

La liberté, toujours concrète, doit prendre en compte non seulement la nécessité mais aussi la réalité, les possibilités latentes, les hasards, et de nos jours apparaît cette liberté qui consiste à décider en fonction non de connaissances mais de rumeurs ou de sentiments personnels complètement arbitraires.

La liberté consiste d’abord dans le travail en le moment subjectif du choix de la position d’un objectif déterminé par le besoin individuel ou collectif (choix dans la latitude objective des possibilités de réactions, avec des choix qui relèvent de la simple singularité et des choix qui relèvent de la généricité) et en la connaissance des rapports, des enchaînements causaux pertinents.

Il n’y a de libre mouvement dans la matière que si la réalité est connue et si la mise en œuvre est correcte.

Toute décision entraîne une période de conséquences limitant la liberté de décision : la décision ignore une partie de ses conséquences. Ceci est d’autant plus vrai quand les décisions concernent non la transformation de la nature mais la transformation des intentions ou des objectifs d’autres personnes : on est alors face à un monde très complexe et très variable.

Les décisions de la vie quotidienne sont souvent inopinées, urgentes, suivant des motivations intérieures, avec des objectifs vagues.

La liberté doit prendre en compte la nécessité, mais aussi, contre l’universalisation rationaliste, la réalité comme incarnation ontologique de la totalité réelle de toutes les catégories. Autrement dit, la détermination n’est pas seulement nécessité : il faut tenir compte des possibilités latentes, il faut tenir compte du hasard, exploiter les hasards favorables, éliminer ou compenser les hasards défavorables.

La liberté est toujours concrète : dans chaque domaine de la réalité, il y a des formes différentes de liberté.

De nouvelles formes de liberté apparaissent, en particulier la liberté qui consiste à prendre position par rapport à un processus général de la société ou par rapport à certaines des parties de cette société, en approuvant ou refusant sans chercher forcément à connaître : l’attitude subjective joue un rôle déterminant dans ces nouvelles formes de liberté.

Ces nouvelles formes de liberté se manifestent quand apparaissent les objectifs contradictoires des classes sociales, chaque membre d’une classe approuvant ou refusant en fonction de certains a priori de classe.

La socialisation (c’est-à-dire une plus grande place à la nécessité sociale) et le recul des limites naturelles (c’est-à-dire une plus petite place à la nécessité naturelle) n’augmentent pas forcément la liberté d’un individu toujours encore soumis aux hasards (nécessités non désirées, actions non maîtrisées quant à leurs conséquences).

La reproduction de l’être social influe sur la reproduction biologique des individus : il s’agit du recul des limites naturelles par leur transformation et non leur élimination.

La position de la femme et les rapports sexuels évoluent. Les rapports sexuels approuvés et interdits, le sexe dominant, les critères d’attirance sexuelle, les instincts érotiques évoluent. Actuellement on passe de la spiritualité ascétique de l’ancien régime et de l’intériorité érotique bourgeoise à l’idéologie du verre d’eau, c’est-à-dire le sexe pour lui-même, sans limite et vide spirituellement, garant de l’égalité homme-femme.

Les rapports d’autorité liées à l’âge disparaissent quand les expériences ne sont plus rassemblées de manière empirique et conservées dans la mémoire mais déduites de généralisations.

L’alimentation se socialise : la faim n’a plus le même contenu, et l’alimentation devient mondiale, esquissant la notion de genre humain.

L’éducation se socialise avec plus ou moins de succès par imprégnation, de manière spontanée dans les corporations, de manière systématique dans les écoles.

La circulation et l’échange des marchandises, les rapports marchands et les rapports de valeur se généralisent.

La division du travail est de moins en moins fondée sur le sexe. Apparaissent des spécialistes, tandis que d’autres permettent la reproduction de ces derniers. Avec l’apparition des tâches particulières, s’introduit la virtuosité. Avec la machine, la division du travail est déterminée par la technologie. Apparaissent de division du travail entre intellectuels et manuels, entre ville et campagne. Apparaît la division en classes sociales.

Dans les rapports sociaux s’introduisent la socialité, la persuasion, l’habileté, l’astuce, la discipline de groupe et la volonté de connaître et d’évaluer l’autre autrement que de façon biologique.

Apparaissent des catégories spécifiquement sociales comme les catégories de travail, de communauté ou de propriété. La nature devient l’objet du processus de travail. Des médiations de plus en plus sociales sont créées tandis que l’environnement est transformé.

Le complexe de l’économie est le fondement ontologique de l’être social.

L’économie, résultat de positions individuelles et de leurs réalisations, répond aux besoins vitaux des individus en produits et en capacités personnelles. Elle est un fondement de l’ontologie de l’être social (certaines formes d’être présupposent d’autres formes : la nécessaire reproduction biologique de l’homme suppose la production des moyens pour satisfaire les besoins de boire, manger, se loger et s’habiller).

Les individus ne perçoivent pas la totalité ni les conséquences de leurs décisions.

L’utilité de la valeur s’étend à la maîtrise de la totalité de la vie : les valeurs extra-économiques (par exemple les valeurs du droit) ont cependant une certaine autonomie par rapport aux valeurs économiques.

La valeur d’usage s’abstrait en valeur d’échange. La valeur d’échange apparaît en même temps que la division du travail et le calcul du temps. La valeur d’échange est fondée sur le temps de travail moyen disponible.

Il peut y avoir au niveau global un conflit de valeurs, entre le progrès économique objectif et ses conséquences désastreuses pour l’homme.

Le royaume de la liberté concerne le développement des capacités humaines comme fin en soi, c’est-à-dire l’épanouissement de la personnalité, ce qui suppose un royaume de la nécessité ayant atteint un certain niveau de production permettant la réduction du temps de travail et le développement du temps libre.

Le marché mondial réalise l’humanité en soi tandis que, malgré les résistances des gens qui se contentent du marché mondial, la volonté politique et juridique peut mener à l’humanité consciente, l’humanité pour soi, avec une communauté incarnant l’espèce humaine.

L’interaction entre le complexe économique et des autres complexes.

Si l’évolution économique détermine les rapports de force de classe, inversement les classes, leur conscience et leurs dirigeants peuvent modifier la société.

Si l’évolution économique détermine le complexe militaire, les guerres accélèrent ou entravent le développement économique.

Plus les complexes sont de nature spirituelle, plus ils sont reliés par des médiations complexes et lointaines avec l’économie, ce qui explique le développement inégal des formations sociales, des secteurs en avance ou en retard sur l’économie.

Le complexe militaire organise l’espace naturel ouvert à la reproduction sociale ainsi que l’appropriation du surtravail.

La défense et la guerre sont avec l’économie des activités qui participent à la reproduction biologique de l’individu.

Le complexe militaire est tributaire du complexe de l’économie : les facteurs de l’économie et du développement social et historique sont transposés en stratégies et tactiques.

Si l’organe de la force sert à défendre et étendre l’espace naturel ouvert à la reproduction de l’homme, il a désormais pour fonction de protéger, organiser et stabiliser l’appropriation du surtravail.

Le complexe du droit, censé s’adresser à tous, exprime les intérêts de la classe dominante.

Le droit se détache de la morale et de l’éthique et est en relation avec les spécialistes de la violence.

Le droit réglemente, si besoin avec coercition, les devoirs dans l’activité sociale, les conflits et les guerres.

L’attitude à l’égard du droit positif peut être critique à partir d’une théorie de la justice ou à partir d’une conception du droit naturel, c’est-à-dire d’un idéal du droit déterminé ou par Dieu ou par la raison ou par un système de devoirs. Cette attitude critique peut être un vœu pieux ou conduire à une attitude explicitement révolutionnaire ou conservatrice.

Le droit est indifférent aux motivations ou aux raisons que les gens ont de se conformer au droit. Le droit se contente d’interdire, mais le droit privé inscrit les motifs de transgression.

On fétichise le droit, on le déclare incapable d’évoluer sinon par des bricolages, par des calculs sur ce qui peut être autorisé, par des évaluations sur les conséquences de tel acte ou sur ses chances de réussite ou sur ses risques de perte ou sur les résultats éventuels de procédures à engager. Cette même surestimation du droit se manifeste aussi quand le législateur engage des transformations de la loi pour des raisons d’utilité pratique, sans prendre en compte la cohérence ontologique et théorique.

Le droit exprime les intérêts de la classe qui investit l’État, d’où son caractère arbitraire. Il y a une contradiction non pas logique mais une contradiction de classe entre l’intention universaliste d’influencer les positions de tous les citoyens et l’intention mesquine d’influencer ces mêmes citoyens dans les intérêts de la seule classe dominante.

L’évolution des formations sociales vers toujours plus de socialisation et de généricité.

Le mode de production asiatique repose sur une infrastructure stable organisée en propriété collective et une superstructure étatique instable.

Le modèle européen esclavagiste repose sur la propriété privée des paysans, sur la guerre et l’esclavage, avec un commerce de luxe, un capital commercial et monétaire usuraire qui ruine les petits propriétaires, avec une ville qui englobe la campagne.

Dans le servage et le féodalisme, le serf travaille sur son propre sol et avec ses propres outils avec cependant l’obligation de verser une partie du produit au seigneur. De leur côté, les seigneurs peu à peu essayent de surpasser les fortunes urbaines dues à la production et au commerce propres aux villes, si bien que que l’exploitation des paysans ne connaît plus de bornes. L’alliance de la monarchie et des villes met fin au féodalisme.

Avec la manufacture, la division du travail devient de plus en plus sociale, la force de travail apparaît et la violence est remplacée par l’action des lois de la production. Les travailleurs deviennent des spécialistes virtuoses, à l’existence morcelée et atrophiée faite d’habitudes, de réflexes et de routines.

La machine affranchit des limites psychiques et physiques de la force de travail. C’est l’époque de la désanthropomorphisation. Le travailleur devient esclave de la machine, les échanges, l’argent et la comptabilité se généralisent. Les fortunes privées des individus se distinguent du capital indépendant des sociétés par actions.

La catégorie le taux de profit moyen régule le capitalisme. Dès qu’il y a une résistance syndicale, la méthode de la plus-value absolue qui consiste à augmenter le temps de travail et à diminuer les salaires fait place à la méthode plus douce de la plus-value relative qui laisse aux ouvriers plus de possibilités de consommer.

La manipulation, la mode, la publicité comme médiations entre la production de masse et la consommation pénètrent tous les domaines de la vie et de la politique tout en détruisant toute vie privée.

L’évolution économique objective esquisse la possibilité d’un genre humain authentique : apparaît la perspective d’un genre humain conscient de lui-même et au développement autonome, se réalisant en structure sociale, avec des individus à la personnalité authentique, une personnalité représentante et organe de la généricité.

Toute satisfaction au sein du système capitaliste qui s’accommode des limites de ce système à la socialisation est vulgaire.

Quant aux nombreuses figurations subjectives de la généricité, elles s’éloignent de la généricité réelle.

L’ontologie peut-être génétique quand elle étudie la naissance des complexes et dynamique quand elle étudie les relations des complexes entre eux et avec le complexe général tout en mettant en valeur le complexe prédominant et les changements d’équilibre et de domination.

L’ontologie est la conception du monde au sens large, l’attitude générale à l’égard de la réalité, autrement dit la vision du monde, le style qui caractérise notre approche de la réalité : l’ontologie se manifeste par le caractère typique de l’analyse, sa perspective.

Il y a plusieurs types d’êtres que nous pouvons appeler complexes. Un complexe général est composé de complexes partiels.

Chaque être prend naissance à partir d’un autre être. Petit à petit, les catégories du nouvel être apparaissent, occupent de plus en plus de place et constituent des médiations, des complexes. Il s’agit donc d’une ontologie génétique.

Il ne suffit pas d’étudier un complexe en lui-même, de privilégier de manière démesurée ses lois et ses forces internes, il faut étudier les relations concrètes du complexe avec les autres complexes et les relations concrètes du complexe avec le complexe général, mais cette vision nécessaire de la totalité ne suffit pas encore si on veut mettre en valeur la dynamique du complexe général: il faut mettre en valeur le complexe prédominant et les changements d’équilibre et de domination. On a alors une ontologie dynamique.

De l’être inorganique à l’être organique et, grâce au travail, à l’être social.

L’être organique, avec la vie, puis, à un certain degré d’évolution, la conscience, se constitue à partir de l’être inorganique qui constitue sa base ontologique.

L’être social, qui a pour base la nature, c’est-à-dire les êtres organiques et inorganiques, se développe à partir du travail comme processus mis en mouvement par l’homme (cet être qui est le seul être biologique de l’être social). L’homme pose un objectif, détermine des moyens pour réaliser cet objectif (les outils de travail), et fabrique un produit ou un service réalisant ainsi la satisfaction des besoins à l’origine du processus de travail.

La conscience, à l’aide de la critique de la mémoire des actions passées, détermine le besoin à satisfaire, le choix de l’objectif correspondant à ce besoin, les moyens permettant de réaliser cet objectif.

La conscience de cet homme concret est ce qui dirige le processus de travail, ce qui détermine le choix du besoin ou des besoins à satisfaire, le choix de l’objectif correspondant à ces besoins et les moyens permettant de réaliser cet objectif et qui, à chaque pas de la réalisation, par la mémoire des actions passées et en continuité avec elles, de façon informée et critique, déterminent la succession des gestes.

Le processus de travail consiste en des positions utilisant des chaînes causales et générant de nouvelles chaînes causales.

Le processus de travail est donc une série de positions alternatives, prenant connaissance des chaînes causales spontanées de la nature pour les utiliser dans le processus de travail, générant des chaînes causales qui viennent s’ajouter aux chaînes causales de la nature, mais qui constituent une nouveauté dans le déroulement spontané de la nature.

Les types de travail : position consistant à transformer la nature pour répondre à ses besoins personnels, position consistant à transformer la nature dans le cadre de la coopération et de la division du travail par l’intermédiaire du langage, position consistant à faire engendrer les positions de travail d’autres personnes.

Si un premier type de travail consiste à transformer la nature pour répondre à ses besoins personnels, un deuxième type de travail consiste à transformer la nature dans le contexte d’une coopération ou d’une division du travail, ce qui suppose l’existence du langage. Ce n’est plus une transformation de la nature par l’individu mais une transformation de la nature par la société. Un troisième type de travail consiste à faire engendrer des travaux par d’autres personnes, autrement dit il s’agit d’une position qui détermine comme objectif la détermination des positions d’autres processus de travail par d’autres personnes.

Le moment de la détermination des moyens comporte de la généralisation sur les expériences sociales passées (généralisation à l’origine du développement des sciences).

Dans le processus de travail, le moment de la détermination des moyens prend en compte l’expérience passée et les connaissances accumulées, autrement dit ce moment comporte un aspect de généralisation, à l’origine du développement des sciences. Nous sommes donc à un moment de plus grande socialité, un moment de développement de la socialité.

L’éducation permet de brûler les étapes.

L’individu, pour se constituer en personnalité non traditionnelle, par une éducation au sens large et une généralisation ambitieuse, peut anticiper l’évolution à venir en brûlant les étapes.

Socialisation d’aspects biologiques de la vie humaine (alimentation, sexualité).

Les aspects les plus biologiques de la vie humaine, comme l’alimentation ou la sexualité, se socialisent.

Constitution de médiations sociales (langage, droit, art).

Des médiations sociales se constituent, comme le langage, le droit, l’art, etc.

L’ontologie matérialiste tient compte de la totalité de la réalité et met en valeur la spécificité et la réalité de tout objet, c’est-à-dire les relations de cet objet avec les autres objets et avec la totalité générale.

La méthode d’approche de cette ontologie a pour ambition de tenir compte de la totalité de la réalité.

En décrivant un objet, on met en valeur sa spécificité. Cette spécificité comprend les relations de l’objet avec les autres objets et avec la totalité générale.

Cette spécificité est la totalité des déterminations de l’objet, la réalité de l’objet.

Il s’agit d’une ontologie matérialiste.

L’ontologie matérialiste considère que les positions téléologiques caractérisent seulement l’être social, des positions qui introduisent de nouvelles chaînes de causalités : cette ontologie reconnaît la conscience et les superstructures comme les reflets autonomes, généralisés et actifs, avec de nombreuses médiations.

Les positions téléologiques caractérisent seulement l’être social ; il n’y a dans la nature que des causalités ; les positions téléologiques introduisent de nouvelles chaînes de causalités qui viennent s’ajouter aux chaînes spontanées de causalités.

Cette ontologie matérialiste reconnaît l’existence de la conscience et l’autonomie relative des superstructures, contre le matérialisme vulgaire, dans la mesure où la conscience et les superstructures ne sont pas pour elle des reflets mécaniques et passifs mais des reflets généralisés, avec de nombreuses médiations, et des reflets actifs, des reflets qui comptent dans l’évolution d’ensemble.

L’individu évolue de la simple singularité vers la personnalité tout en prenant des positions et actions axiologiques qui favorisent non seulement le développement de sa personnalité mais aussi le développement de la société et de l’espèce humaine de la particularité vers la généricité.

Le développement de l’être humain individuel va de la simple singularité vers la personnalité, tandis que, parallèlement, le développement de la société et de l’espèce humaine va de la particularité vers la généricité, la médiation entre les deux développements étant constituée par les actions axiologiques des individus qui non seulement prennent des positions qui favorisent les tendances vers plus de généricité dans la société, mais aussi dépassent leur propre singularité, leur personnalité en constitution étant ainsi porteuse du développement du genre humain.

1. Le travail comme catégorie.

Le complexe de l’être social comporte les catégories spécifiques et entrelacées de travail, de langage, de coopération, de division du travail, qui se fondent sur les formes antérieures de l’être et s’en différencient peu à peu pour dominer ensemble l’être social, mais il faut faire un sort particulier au travail qui n’a pas un caractère purement social, qui est non seulement une nécessité vitale et l’expression de la seule activité individuelle, mais une catégorie de transition puisqu’il est une interaction entre l’homme, la société, la nature, l’outil, la matière première, l’objet.

L’être social est un complexe. Parmi les catégories de ce complexe, le travail est la catégorie qui assure la transition entre la vie organique et la vie sociale

Il s’agit d’exposer ontologiquement les catégories de l’être social comme le travail, le langage, la coopération, la division du travail, mais aussi d’exposer la croissance de ces catégories à partir des formes antérieures de l’être, les liaisons de ces catégories avec ces formes antérieures, la manière dont ces catégories se fondent sur ces formes antérieures et s’en différencient.

Les catégories de l’être social sont entrelacées, elles ne peuvent être considérées isolément, comme le fait le positivisme avec sa fétichisation de la technique, avec la glorification de l’universalité de la manipulation, comme le font les adversaires du positivisme avec leur éthique abstraite et dogmatique.

Ce complexe qu’est l’être social sera décomposé par une abstraction analytique pour pouvoir revenir au complexe compris dans sa totalité réelle et non seulement donnée, simplement représentée.

Les catégories spécifiques d’un complexe parviennent peu à peu à dominer ce complexe.

La transition du règne organique à la vie sociale ne peut être construite expérimentalement en raison de l’irréversibilité absolue de l’historicité de l’être social, mais le stade de plus primitif peut être reconstruit par la pensée à partir du stade plus évolué.

On a une transition abrupte, ontologiquement nécessaire, d’un niveau de l’être à un autre qualitativement différent.

Les indices peuvent éclairer les étapes de la transition, mais jamais le saut. L’essence du travail humain, par rapport à l’animal, dont l’activité est plus plastique, repose sur le fait que, premièrement, il apparaît au cours du combat pour l’existence et que, deuxièmement, toutes ses étapes sont le produit de sa propre activité.

Nous donnons une place privilégiée au travail dans ce complexe de l’être social pour son rôle dans la genèse de ce complexe, les autres catégories présentant, essentiellement, des caractères purement sociaux, ne se déployant que dans un être social déjà constitué.

Le travail, dans son essence ontologique, présente seul un caractère explicite de transition, puisqu’il est par essence, une interaction entre l’homme, la société, et la nature, l’outil, la matière première, l’objet.

Le travail est la condition indispensable à l’existence de l’homme, une nécessité éternelle, le médiateur de la circulation matérielle entre la nature et l‘homme.

Chaque saut signifie un changement qualitatif et structurel de l‘être, une rupture dans la continuité linéaire normale.

Grâce au travail, une position téléologique est réalisée dans l’être matériel, sous forme de la naissance d’une nouvelle objectivité.

2. La conception idéaliste ou religieuse.

L’acte de poser a un caractère ontologique puisqu’il suppose un créateur et initie un processus réel : la position définit un sens, un but, une fin, un objectif (c’est une position téléologique), suppose une conscience qui définisse elle-même cette « position téléologique », et initie un processus téléologique : le travail est l’unique forme de production d’un étant à partir d’une position téléologique. Les théories idéalistes ou religieuses généralisent la téléologie à tout être (la position téléologique est pour elles une catégorie cosmologique supérieure à la catégorie de causalité comme principe de mouvement autonome qui repose sur lui-même, le pourquoi finaliste dominant le pourquoi causal), tout être, toute chose et en particulier la causalité, ayant une finalité et un créateur. Ces théories différencient d’une part l’être purement matériel et d’autre part, sans lien avec lui, le psychisme purement spirituel de l’homme, un psychisme et un homme fondamentalement intemporels, dégagés de toute contingence matérielle et sans action non intellectuelle sur la production matérielle de l’existence (l’action est reconnue mais l’action non subjective est négligée) : le devoir-être s’oppose à l’être.

Dans une tentative profonde, universelle et multiple, mais en définitive erronée, d’appréhender philosophiquement l’ensemble de la réalité, le modèle de la position téléologique est élevé au rang d’une catégorie générale cosmologique en concurrence avec la causalité (la causalité comme principe de mouvement autonome qui repose sur lui-même).

Est défendu le caractère téléologique de la réalité non sociale et de la société prise comme un tout.

La téléologie est une catégorie posée. L’acte de poser a un caractère ontologique, il suppose un créateur, il initie un processus réel.

Dans la détresse et le désarroi, on cherche le sens de l’existence, le pourquoi de toute chose, comme si tout devait avoir un sens, comme si tout servait à quelque chose.

Cette conception téléologique de l’histoire et de la réalité suppose non seulement une finalité, l’orientation vers un but, mais aussi un créateur de toutes les choses, et en particulier un créateur des causalités, la téléologie étant donc supérieure à la causalité.

Les théories idéalistes ou religieuses généralisent la téléologie à tout être et non seulement à l’être social, qui n’est donc pas différencié des autres formes d’être. À la place de cette différenciation, ces théories différencient l’être purement matériel et le psychisme de l’homme, purement spirituel, dégagé de toute contingence matérielle, un homme dont les actes sont intemporels et n’interviennent pas dans la production matérielle de l’existence.

Les idéalistes et les matérialistes envisagent la réalité comme objet d’intuition, les matérialistes ne voyant que le concret et pas l’activité, tandis que les idéalistes envisagent l’activité humaine, mais comme étant essentiellement subjective, intellectuelle, ce qui revient à négliger toute activité non subjective

Nous comprenons tous le caractère téléologique du travail, mais le problème ontologique vient de ce que ce modèle de la position téléologique se voit élevé au rang d’une catégorie générale cosmologique, la téléologie de la réalité prenant une grande place, étant même parfois le moteur de l’histoire et de toute conception du monde, d’où le rapport de concurrence, l’antinomie entre causalité et téléologie.

Alors que la causalité est un principe de mouvement autonome qui repose sur lui-même et qui conserve cette caractéristique même lorsqu’une série causale a pour origine un acte de la conscience, la téléologie est, par essence, une catégorie posée, c’est-à-dire que tout processus téléologique comporte la fixation d’un objectif et donc une conscience qui pose cet objectif.

Poser ne signifie pas prendre conscience. Quand la conscience pose un objectif, elle initie un processus réel qui est le processus téléologique. L’acte de poser a donc un caractère ontologique.

La conception téléologique de la nature et de l’histoire n’implique donc pas seulement leur finalité, leur orientation vers un but, mais aussi que leur existence, leur mouvement doivent avoir un créateur conscient.

Le besoin de telles conceptions est le besoin religieux de trouver un sens à l’existence, au cours du monde, jusqu’au niveau des événements de la vie individuelle, quand on pose la question du pourquoi finaliste, du « pourquoi il en est ainsi », dans la détresse et le désarroi, comme si tout devait servir à quelque chose, comme si tout avait un sens, le pourquoi finaliste pouvant parfois se transformer en pourquoi au sens causal.

Toute philosophie orientée téléologiquement doit, pour mettre conceptuellement son Dieu en accord avec le cosmos, c’est-à-dire avec le monde de l’homme, proclamer la supériorité de la téléologie sur la causalité, même lorsque le Dieu se contente de remonter l’horloge du monde, il met en mouvement le système de la causalité.

Dans la nature, il n’y a que des réalités et le changement ininterrompu de leurs formes concrètes, dont résulte, dans tous les cas, un simple être autre.

Le travail est l’unique forme de production d’un étant à partir d’une position téléologique, ce qui fonde la spécificité de l’être social, en opposition avec les théories idéalistes ou religieuses d’un règne général de la téléologie, théories pour lesquelles chaque pierre, chaque mouche serait la réalisation du travail de Dieu, de l’esprit, si bien que la différence ontologique décisive entre la société et la nature disparaîtrait, et à la place de cette différence niée apparaît une autre différence, un dualisme, le contraste entre les fonctions psychiques de l’homme, apparemment purement spirituelles, apparemment totalement dégagées de la réalité matérielle, et le monde de l’être simplement matériel, si bien que l’activité de l’homme d’échange matériel avec la nature n’est pas prise en compte comme il convient, au profit d’une activité considérée comme propre à l’homme, tombant du ciel, ontologiquement achevée comme supra temporelle ou intemporelle, comme le monde du devoir-être opposé au monde de l’être.

Il n’y a pas comme réalité objective que la nature et ses lois. Le monde sensible, l’objet, la réalité ne sont pas seulement des intuitions, des objets, mais aussi des activités humaines concrètes, des pratiques, de façon non subjective, si bien qu’il faut souligner, contre les matérialistes qui isolent la pensée de la pratique, l’aspect actif de l’activité humaine, mais aussi, contre les idéalistes, il faut souligner l’aspect concret, réel, objectif de l’activité humaine.

Aristote, malgré ses conceptions fausses sur le caractère téléologique de la réalité non sociale et de la société prise come un tout, dans sa tentative profonde, universelle et multiple d’appréhender philosophiquement l’ensemble de la réalité, perçoit un certain nombre de phénomènes qui échappent à certains qui ont pourtant des analyses pertinentes des questions particulières.

3. La fixation du but et la recherche fondamentale des moyens.

Il faut distinguer d’une part la fixation du but (ou objectif) qui naît d’un besoin social et est appelée à satisfaire ce besoin et d’autre part la recherche des moyens (des outils) pour réaliser cet objectif, ce qui suppose la reconnaissance objective des processus causaux susceptibles de réaliser cet objectif et la découverte de nouvelles combinaisons, de nouvelles fonctions, de nouveaux emplois, de nouveaux effets : des mouvements naturels aveugles, spontanés, sont transformés en mouvements posés, en mouvements conformes à des fins. Si la connaissance de ce qui est utile pour définir les moyens de réaliser la position téléologique est fausse ou incomplète, la position téléologique devient une chimère, une rêverie, une utopie, un fait de conscience impuissant, une position gnoséologique qui passe à côté de son objet : la connaissance au fondement de la réalisation des moyens (qui peut être appliquée ailleurs et qui constitue la science abstraite et générale, comme autonomisation de la recherche des moyens) est plus importante que la définition de l’objectif (qui commande cependant les moyens, mais un objectif dont la réalisation dépend de l’évolution générale des moyens) et la satisfaction ponctuelle des besoins.

Il faut distinguer la fixation de l’objectif et la recherche des moyens, des outils et des objets utilitaires pour réaliser cet objectif.

La fixation du but a une double dimension sociale. Elle naît d’un besoin social et est appelée à satisfaire socialement ce besoin, et en ce sens elle est soumission à la nature.

La recherche des moyens nous introduit dans la nature, dans la recherche de moyens naturels, elle est maîtrise de la nature. Elle exige une reconnaissance objective des matérialités et des processus susceptibles de réaliser l’objectif, à travers les lois et propriétés qui régissent les objets et les forces concernés, mais aussi la découverte de nouvelles combinaisons, de nouvelles possibilités fonctionnelles ou d’emploi, de nouvelles sélections, de nouveaux effets.

Certains mouvements naturels aveugles, spontanés, sont transformés en mouvements posés, en mouvements conformes à des fins, mouvements qu’il s’agira de veiller, de gouverner, de contrôler.

Cette interpénétration ou cette homogénéisation de la téléologie et de la causalité constitue le processus unitaire et homogène du travail et le produit du travail.

Si la connaissance est fausse ou incomplète quant à la réalisation du but, la position téléologique ne peut pas se réaliser et n’est plus qu’une chimère, une position gnoséologique qui passe à côté de son objet, un fait de conscience impuissant, une rêverie, un projet utopique.

Étant donné l’infinité des propriétés et des rapports des objets et des processus, la connaissance de la nature en soi dans sa totalité n’est pas exigée, il suffit de reconnaître les facteurs qui seront utiles ou nuisibles, les facteurs qui jouent un rôle quant à la position téléologique. Il suffit donc d’une exactitude dans le seul domaine étroit de la position téléologique, exactitude pouvant aller avec une appréhension erronée de la nature en soi dans son ensemble.

Pour être authentique, la fixation de l’objectif doit correspondre à une connaissance suffisante dans la nécessaire recherche des moyens, domaine où le travail se lie avec la recherche scientifique.

Les moyens préservent les résultats du travail, assurent la continuité et le perfectionnement de l’expérience du travail, si bien que, même si, dans chaque processus de travail singulier, l’objectif commande et régule les moyens, la connaissance au fondement de la réalisation des moyens est plus importante que la satisfaction ponctuelle des besoins.

Les outils et les objets utilitaires, dans leur durabilité, nous introduisent dans la reconnaissance des étapes de l’évolution de l’humanité, manifestant le recul progressif des barrières naturelles, c’est-à-dire la libération de la conformation et de la contrainte du matériau naturel dans la fabrication de l’outil et de l’objet utilitaire, pour leur donner les propriétés correspondant aux besoins, la nouvelle forme ne dépendant plus directement du matériau, même si elle imite les anciennes formes.

Une découverte dans la recherche des moyens peut être appliquée dans un autre domaine, chaque application réussie étant une abstraction valide, si bien que les lois scientifiques abstraites et générales sont issues de l’examen des besoins pratiques et de la recherche des meilleurs moyens pour satisfaire ces besoins dans le travail, la science consistant en une autonomisation de la recherche des moyens.

Les modèles à la base des hypothèses scientifiques sont en partie déterminés par les représentations ontologiques et les images du monde de la vie quotidienne, elles-mêmes en relation étroite avec les expériences, les méthodes et les résultats du travail.

Il faut distinguer la position de l’objectif et la recherche des moyens pour la réalisation de cet objectif.

La réalisation de l’objectif comporte une reconnaissance objective de l’origine causale des matérialités et processus dont la mise en œuvre est en mesure de réaliser l’objectif posé.

La recherche des moyens a une double fonction, celle de déceler les lois qui régissent en soi, indépendamment de toute conscience, les objets concernés, et celle de découvrir de nouvelles combinaisons (de nouveaux rapports entre les propriétés de l’objet et ses possibilités d’emploi, de nouvelles possibilités fonctionnelles, de nouvelles possibilités d’emploi, de nouvelles sélections) qui, par leur mise en œuvre, permettront d’atteindre l’objectif téléologiquement posé.

L’activité propre de la nature est employée pour faire dans son être-là sensible quelque chose de tout autre que ce qu’elle voulait faire. L’activité aveugle est transformée en activité conforme à des fins. L’homme se borne à veiller et à gouverner. La position téléologique ne fait que mettre à profit l’activité propre de la nature, la transformation de cette activité la changeant en activité posée, sans modifier ses fondements ontologiques naturels.

Les propriétés et les lois de mouvement des objets et des forces sont intégrées dans des combinaisons en leur conférant des fonctions et des effets nouveaux.

Les catégories naturelles sont posées par l’intermédiaire de leurs subsomption sous une position téléologique.

L’interpénétration posée de la causalité et de la téléologie, de la nature et du travail, fait naître un objet, un processus unitaire, homogène, le processus de travail, et à la fin de celui-ci le produit du travail.

Mais cette homogénéisation suppose une connaissance adéquate des connexions causales, qui ne sont pas homogènes dans la nature.

Si la connaissance fait défaut, qu’elle soit fausse ou incomplète, les connexions causales continuent d’agir naturellement et la position téléologique se supprime puisqu’elle se réduit à un fait de conscience impuissant, n’étant plus qu’une position gnoséologique qui passe à côté de son objet.

Comme chaque objet naturel ou chaque processus naturel comporte une infinité intensive de propriétés et d’interactions avec son environnement, la connaissance, même approximative, de cette infinité intensive n’est pas nécessaire, seulement l’identification des facteurs de cette infinité qui jouent un rôle positif ou négatif dans la position téléologique, une exactitude dans le domaine étroit de la position téléologique pouvant aller avec une appréhension profondément erronée de la nature en soi, dans son ensemble.

De plus, l’homogénéisation de la finalité et des moyens dans la position doit tenir compte de la double dimension sociale de la fixation d’objectif, qui naît d’un besoin social et est appelée à satisfaire ce besoin, mais aussi du caractère naturel des moyens de sa réalisation, qui entraîne la pratique dans un environnement et une activité différents.

Ce qui décide si l’objectif est réalisable ou non est le degré auquel on est parvenu, dans la recherche des moyens, à transformer la causalité naturelle en une causalité posée au sens ontologique.

La position d’un objectif naît d’un besoin social humain, mais pour qu’elle soit authentique, il faut que la recherche des moyens, c’est-à-dire la connaissance de la nature, ait atteint un stade déterminé qui lui corresponde.

Si ce n’est pas encore le cas, la position ne reste qu’un projet utopique, une espèce de rêverie.

La recherche des moyens est le domaine où le travail se lie avec le développement de la pensée scientifique, si bien que la production ininterrompue de la nouveauté dans le travail fait du travail la catégorie native de la société (la société comme dépassement de tout caractère naturel).

Du fait que l’exploration de la nature indispensable pour le travail se concentre sur l’élaboration des moyens, ceux-ci sont le vecteur fondamental de la garantie de la préservation des résultats du travail, de la continuité de l’expérience du travail, du perfectionnement de cette expérience, si bien que, même si, dans chaque processus de travail singulier, l’objectif commande et régule les moyens, la connaissance au fondement de la réalisation des moyens est plus importante que la satisfaction ponctuelle des besoins.

Les moyens sont plus durables que les buts immédiats et leurs réalisations, même si la satisfaction des besoins a une durée et une continuité et si la consommation ne fait pas que maintenir et reproduire mais exerce une certaine influence sur la production.

Le moyen est le moment de la domination de la société sur la nature, l’homme et la société lui étant soumis dans la détermination du but.

Le moyen, l’outil, est un moyen de connaissance sur les étapes de l’évolution de l’humanité, l’analyse de l’outil nous révélant sa genèse mais aussi les modes de vie et même les conceptions du monde des utilisateurs. Peu à peu l’homme recule les barrières naturelles, c’est-à-dire, dans la fabrication de l’outil, il se libère de la conformation et de la contrainte du matériau naturel d’où il ne retirait que des morceaux, pour donner à ses objets utilitaires les propriétés correspondant à ses besoins, la nouvelle forme ne dépendant plus directement du matériau, même si elle imite les anciennes formes.

La recherche des objets et des processus dans la nature, qui précède la position de la causalité dans l’acquisition des moyens, participe de la connaissance.

Toute expérience, toute application de connexions causales, c’est-à-dire toute position d’une causalité réelle a la propriété d’être appliquée à d’autres registres, chaque application réussie étant une abstraction valide.

Des lois scientifiques abstraites et générales sont issues de l’examen des besoins pratiques, de la meilleure façon de les satisfaire, c’est-à-dire de la recherche des meilleurs moyens dans le travail.

Mais aussi des conquêtes du travail, menées à un degré d’abstraction supérieur, peuvent être le fondement d’une observation scientifique de la nature, ainsi la découverte de la roue est à l’origine de l’astronomie.

Les sciences naissent d’une tendance à l’autonomisation de la recherche des moyens.

Les modèles de représentation à la base des hypothèses scientifiques sont en partie déterminés par les représentations ontologiques et les images du monde de la vie quotidienne, elles-mêmes en relation étroite avec les expériences, les méthodes et les résultats du travail des différentes périodes, ce que dissimule le fait que, actuellement, les sciences apparaissent comme faisant des recherches préparatoires au profit de l’industrie, ce phénomène n’étant pas sans influence sur la science (d’un point de vue ontologique et critique, c’est à étudier).

4. La conscience animale participe à l’adaptation au milieu ou à des transformations non intentionnelles de ce milieu.

L’animal, avec une conscience auxiliaire qui n’est qu’un épiphénomène biologique, s’adapte à l’environnement ou le transforme non intentionnellement, alors que la position téléologique dans la conscience humaine, profondément novatrice, produit des transformations inconcevables si on laissait la nature se développer seule, par elle-même.

La conscience animale est un auxiliaire, un épiphénomène intégralement conditionné par la biologie, produit de la complexité de l‘organisme, des relations de l‘organisme avec l’environnement, de la reproduction de l‘organisme, de la flexibilité des réactions de l‘organisme.

L’organisme animal s’adapte à l’environnement, il peut même transformer cet environnement, mais il s’agit d’une transformation de la nature non intentionnelle, alors que la conscience de l’être humain produit des transformations inimaginables, inconcevables si on laissait la nature se développer seule, par elle-même, si bien que la conscience humaine, profondément novatrice, n’est pas un épiphénomène.

Dans la nature, la conscience animale est un facteur partiel, auxiliaire du processus de reproduction, biologiquement fondé et se déroulant selon les lois de la biologie. La conscience animale est seulement l’auxiliaire de l’existence biologique et de la reproduction, elle n’est qu’un épiphénomène de l’être organique.

La conscience animale est un produit de la différenciation biologique, de la complexité croissante des organismes, de leur relation d’échange avec l’environnement, de la reproduction, avec une flexibilité croissante dans les réactions.

La réalisation de la position téléologique, en tant que catégorie de la nouvelle forme d’être, avec le travail, cesse d’être un épiphénomène au sens ontologique. Ce n’est que dans le travail, par la position du but et de ses moyens, que la conscience, par l’acte autonome de la position téléologique, ne se borne pas à dépasser la simple adaptation à l’environnement, qui est le fait de certaines activités animales qui modifient la nature objectivement, non intentionnellement, mais cette conscience humaine produit dans la nature des changements qui seraient impossibles, inconcevables à partir d’elle seule.

Quand la réalisation de la position téléologique devient un principe transformateur et innovant de la nature, la conscience, qui a donné naissance, impulsion et direction, ne peut-être ontologiquement un épiphénomène.

5. Le reflet doit être exact en ce qui concerne la réalisation des positions téléologiques.

L’exactitude relative du reflet est en relation avec la possibilité de réaliser la position téléologique par des positions de séries causales (c’est-à-dire par la fixation des objectifs et la détermination des moyens pour réaliser ces objectifs) : le sujet est capable d’appréhender sous forme de représentation ou de reflet, par de nombreuses médiations (par exemple les concepts ou les mathématiques), l’objet indépendant de la conscience et caractérisé par son infinité intensive, mais cette appréhension est toujours imparfaite tout en devant être juste efficace pour réaliser la position téléologique.

Le reflet aussi exact que possible de la réalité, de l’être, est la condition de la position de séries causales, la condition de possibilité de la fixation d’objectifs et de la détermination des moyens, et est orienté par elles (la position, la fixation d’objectifs, la détermination des moyens).

Pour la première fois, l’être social n’est pas unitaire : en effet il y a deux actes hétérogènes au fondement de la spécificité de l’être social, d’une part le reflet qui est une forme objective qui n’est pas l’être, la réalité, mais qui est le vecteur de l’apparition de nouvelles objectivités et de la reproduction de l’être social et, d’autre part, la position des enchaînements causaux indispensables à la réalisation de la position téléologique.

Le reflet manifeste la séparation, la distance entre d’une part le sujet, sa conscience, ses représentations et ses perceptions, et d’autre part l’objet, le sujet étant capable d’appréhender intellectuellement, par les concepts, l’objet en soi, sinon la fixation de l’objectif ne serait pas possible, sans que cette appréhension ne puisse être totale, elle peut même être erronée, étant donné l‘infinité intensive de l‘objet, et la multiplication des médiations, par exemple les mathématiques, entre le sujet et l‘objet augmente la distance, évite des erreurs pour en créer de nouvelles.

Les représentations et les perceptions sont transformées par les concepts, sous l’influence du travail.

Répétons-le : aux fondements de la spécificité ontologique de l’être social, deux actes hétérogènes mais en liaison ontologique constituent le complexe du travail, d’une part le reflet aussi exact que possible de la réalité considérée, d’autre part, en conséquence, la position des enchaînements causaux indispensables à la réalisation de la position téléologique.

En ce qui concerne le reflet, apparaît la séparation spécifiquement humaine entre des objets qui existent indépendamment du sujet, et des sujets qui se les représentent par des actes de conscience et peuvent se les approprier intellectuellement, séparation devenue consciente, comme produit du processus de travail et comme fondement du mode d’existence spécifiquement humain.

Si le sujet, séparé du monde objectif dans la conscience, n’était pas capable d’observer ce monde objectif et de le représenter tel qu’il est en soi, la détermination d’un objectif, la base de tout travail, serait impossible.

La perception et la représentation humaine sont transformées par les concepts, sous l’influence du travail. Il y a par exemple une division du travail des sens dans la représentation, quand on perçoit de manière visuelle des propriétés de choses qu’on ne peut appréhender que par le toucher.

Dans le reflet de la réalité, comme condition de possibilité de l’objectif et des moyens du travail, se produit une séparation, un détachement de l’homme de son environnement, une distanciation qui se manifeste par la confrontation du sujet et de l’objet.

Dans le reflet de la réalité, la représentation se sépare de la réalité représentée et se condense dans la conscience comme une forme objective qui n’est pas la réalité, puisqu’il est impossible que le reflet soit du même ordre que ce qu’il reflète.

Du point de vue ontologique, alors que les degrés antérieurs de l’être étaient très unitaires, l’être social se scinde en deux facteurs hétérogènes et opposés du point de vue de l’être : l’être et son reflet dans la conscience, les déterminations réciproques des deux facteurs ne pouvant supprimer cette dualité.

Le reflet peut se fourvoyer, puisqu’il s’oriente sur un objet indépendant de la conscience, caractérisé par son infinité intensive, puisqu’il s’efforce de saisir cet objet dans son en-soi, ce qui implique une distance.

Quand des outils complexes comme les mathématiques nous aident à saisir la réalité par le reflet, certaines possibilités d’erreurs primitives peuvent être éliminées, mais elles sont remplacées par des erreurs plus complexes produites par des systèmes de médiation qui augmentent la distanciation.

Les reproductions, qui ne peuvent donc jamais être des fidèles copies mécaniques de la réalité, des quasi photographies, sont déterminées par les objectifs de reproduction sociale de la vie, par le travail, c’est-à-dire que le reflet a une orientation téléologique concrète, ce qui explique la tendance ininterrompue du reflet à découvrir du nouveau, tendance qui est corrigée par l’objectivation.

Le reflet est, d’une part, le strict opposé de toute être, puisque, en tant que reflet, il n’est pas un être, mais, d’autre part, il est le vecteur de l’apparition de nouvelles objectivités dans l’être social, le vecteur de la reproduction de l’être social, et en ce sens la conscience qui reflète la réalité acquiert un caractère certain de possibilité.

Le chômeur, dans l’impossibilité réelle de trouver un travail, reste un ouvrier. Les capacités acquises pour le travail restent des qualités de l’ouvrier sans travail.

Les propriétés d’un étant, même si elles sont inopérantes pendant de longues périodes, restent ses propriétés.

Le reflet, du point de vue ontologique, n’est ni un être en soi ni un être spectral parce qu’il n’est pas un être, mais il est la condition de la position de séries causales.

6. La décision alternative (ou la chaîne de décisions alternatives) donne une existence sociale (un caractère téléologique ou un caractère de position) à un étant naturel.

L’alternative (choix ou décision de la conscience, pratique à aspects cognitifs dominants, et qui peut comprendre une chaîne d’alternatives toujours nouvelles, en n’oubliant pas que les réflexes conditionnés sont des alternatives rendues inconscientes par la routine,) permet au reflet de la réalité (conséquence d’observations et d’expériences, forme de non être) de devenir le moyen de transition ou de médiation de la position d’un étant ou de la position de relations causales (position qui est une forme d’être actif et productif) qui transforme cet étant naturel en un étant social (par exemple un outil : les éléments naturels, soumis à la causalité naturelle, tout en demeurant des objets naturels, reçoivent dans le processus de travail un caractère posé, un caractère téléologique, c’est-à-dire une existence sociale).

S’il n’y a pas d’erreur (si chaque geste repose sur un reflet adéquat de la réalité, est approprié à l’objectif et est exécuté avec précision), ou si une erreur corrigeable n’est pas corrigée, le moyen du travail comme l’objet du travail, éléments naturels soumis à la causalité naturelle, reçoivent une existence sociale, en tenant compte que les causalités naturelles subordonnées aux causalités posées ne cessent jamais totalement d’agir, éventuellement selon des conséquences opposées à la position téléologique, si bien que, au-delà de l’achèvement du processus de travail, l’alternative doit rester en fonction sous forme de surveillance, de contrôle, de réparation et de positions préventives.

Le travail, catégorie centrale de l’être social, est une structure dynamique, aboutissement d’un saut, à la suite d’un chemin catégoriel dont une base est l’instabilité, forte de possibilités, de l’être biologique.

Dans le processus de travail, l’alternative, comme choix, comme acte de conscience, comme fonction spécifiquement humaine de la conscience, comme pratique à aspects cognitifs dominants, comme décision, est la catégorie médiatrice par laquelle le reflet de la réalité devient le véhicule de la position d’un étant naturel, elle est la transition du reflet, conséquence d’observations et d’expériences, à la position de relations causales, c’est-à-dire transition d’une forme de non-être à une forme d’être actif et productif, transformation d’un étant purement naturel en un étant prenant place dans l’être social et représentant une forme entièrement nouvelle d’objectivité de cet étant naturel, la chose purement naturelle devenant instrument de travail, outil.

L’objet purement naturel peut être soumis à un processus d’élaboration destiné à faire de lui un outil plus efficace, l’alternative se révèle alors non comme un acte de décision unique, mais comme un processus, une chaîne ininterrompue d’alternatives toujours nouvelles.

En fait, ce n’est pas seulement l’objectif qui est posé téléologiquement, mais aussi la chaîne causale qui le réalise et qui doit devenir une causalité posée.

Il n’y a donc pas réalisation mécanique d’un objectif.

Le moyen du travail comme l’objet du travail, éléments naturels soumis à la causalité naturelle, reçoivent, un caractère posé, c’est-à-dire une existence sociale.

Chaque geste individuel doit être pensé adéquatement, c’est-à-dire reposer sur un reflet adéquat de la réalité, être approprié à l’objectif et être exécuté avec précision, sinon la causalité posée cesse d’agir, l’objet redevient un existant naturel, soumis à des causalités naturelles.

Les erreurs peuvent être corrigées par un ou plusieurs actes ultérieurs, ce qui introduit de nouvelles alternatives dans la chaîne des décisions, à moins que l’erreur commise ne rende tout le travail vain.

Une seule décision peut entraîner une «période de conséquences».

Le processus de travail est une chaîne d’alternatives.

Certaines alternatives du processus de travail, par l’apprentissage, l’exercice répété, l’habitude, la routine, deviennent des réflexes conditionnés et peuvent être ainsi accomplies « inconsciemment », mais chaque réflexe conditionné a fait l’objet, à l’origine, d’une décision alternative ou d’une chaîne d’alternatives.

La position des causalités naturelles, si grands que peuvent être ses effets transformateurs, ne peut faire disparaître les limites naturelles, car les causalités naturelles, même celles qui sont subordonnées aux causalités posées, ne cessent jamais totalement d’agir, chaque objet naturel ayant en lui comme possibilité une infinité de propriétés dont les effets, hétérogènes totalement à la position téléologique, peuvent engendrer des conséquences opposées à la position téléologique, jusqu’à l’annihiler, si bien que l’alternative doit rester en fonction au-delà de l’achèvement du processus de travail, sous forme de surveillance, de contrôle, de réparation, c’est-à-dire sous forme de positions préventives, ce qui multiplie les alternatives.

Le phénomène du travail, comme catégorie centrale, dynamique et complexe de la naissance d’une nouvelle étape de l’être, est un complexe, une structure dynamique qui est l’aboutissement d’un chemin catégoriel abstrait dont une base partielle est l’instabilité dans l’être biologique des animaux supérieurs, une instabilité forte de possibilités latentes, une instabilité ne constituant qu’une base générale dans la mesure où la forme la plus évoluée du phénomène du travail naît comme un saut, compréhensible seulement après-coup.

La transition du reflet, comme forme du non être à l’être actif et productif de la position de relations causales constitue la dimension alternative de toute position dans le processus de travail.

Le reflet apparaît dans la détermination de l’objectif du travail.

La préhension d’une pierre adaptée aux besoins est une alternative, un choix, un acte de conscience qui n’est pas de nature biologique, puisque la pierre, en soi un objet existant de la nature inorganique, n’est pas prédestiné à devenir un instrument d’une position de relations causales, tandis que le bétail mange de l’herbe selon le lien biologique d’une nourriture qui convient à ce bétail et qui détermine le comportement selon une nécessité biologique, la conscience n’étant qu’un épiphénomène, déterminé de manière univoque, et non une alternative.

Par l’observation et l’expérience, c’est-à-dire par le reflet et son assimilation par la conscience, certaines particularités de la pierre, qui la rendent propre ou impropre à l’activité envisagée, doivent être identifiées. Il s’agit de savoir si, selon une première alternative, la pierre est bien choisie pour le but fixé et, selon une seconde alternative, si le but est bien posé, c’est-à-dire si la pierre est un bon instrument pour l’objectif déterminé.

Ces deux alternatives ne surgissent que d’un système d’actes qui n’existent pas en eux-mêmes, un système dynamique, d’un reflet en élaboration dynamique.

Quand les résultats du reflet non-étant se condensent en une pratique de structure alternative, un étant purement naturel donne naissance à un étant prenant place dans l’être social, un couteau par exemple, et représentant une forme entièrement nouvelle d’objectivité de cet étant naturel. La pierre, dans son existence et ses propriétés, n’a aucun rapport avec un couteau.

Quand la pierre n’est pas seulement choisie et utilisée comme instrument de travail, mais soumise à un processus d’élaboration destiné à faire d’elle un outil plus efficace, l’alternative se révèle encore plus non comme un acte de décision unique, mais comme processus, une chaîne ininterrompue d’alternatives toujours nouvelles.

Il ne s’agit donc pas de la réalisation mécanique d’un objectif. Alors que dans la nature, l’enchaînement causal se déroule de lui-même, selon sa propre nécessité naturelle interne, celle du « si …, alors », dans le travail, ce n’est pas seulement l’objectif qui est posé téléologiquement, mais aussi la chaîne causale qui le réalise et qui doit devenir une causalité posée.

Le moyen du travail comme l’objet du travail sont des éléments naturels soumis à la causalité naturelle. Bien qu’ils demeurent des objets naturels, ils reçoivent, dans le processus de travail, un caractère posé, c’est-à-dire une existence sociale seulement dans la position téléologique et seulement grâce à cette position.

L’alternative se répète continûment dans le détail du processus de travail, chaque geste individuel de façonnage devant être pensé adéquatement, c’est-à-dire reposer sur un reflet adéquat de la réalité, devant être approprié à l’objectif et exécuté avec précision, sinon la causalité posée cesse d’agir, la pierre redevient un existant naturel, soumis à des causalités naturelles.

L’alternative s’étend à l’activité qui engendre, de manière adéquate ou non, des catégories qui ne deviennent des formes de la réalité qu’au cours du processus de travail.

Les erreurs peuvent être corrigées par un ou plusieurs actes ultérieurs, ce qui introduit de nouvelles alternatives dans la chaîne des décisions, à moins que l’erreur commise ne rende tout le travail vain.

Une seule décision peut entraîner une période de conséquences. Le processus de travail est une chaîne d’alternatives.

Certaines alternatives du processus de travail, par l’exercice répété, l’habitude, la routine, deviennent des réflexes conditionnés et peuvent être ainsi accomplies « inconsciemment », mais chaque réflexe conditionné a fait l’objet, à l’origine, d’une décision alternative, aussi bien au cours de l’évolution de l’humanité que de celle de chaque individu. Il y a eu apprentissage, exercice, à partir d’une chaîne d’alternatives.

L’alternative, qui est aussi un acte de la conscience, est la catégorie médiatrice par laquelle le reflet de la réalité devient le véhicule de la position d’un étant, un étant qui est naturel, d’une naturalité qui ne peut être abolie.

La position téléologique des causalités dans le processus de travail, si grands que peuvent être ses effets transformateurs, ne peut faire disparaître les limites naturelles, car les causalités naturelles, même celles qui sont subordonnées aux causalités posées dans le travail, ne cessent jamais totalement d’agir, chaque objet naturel ayant en lui comme possibilité une infinité intensive de propriétés dont les effets, hétérogènes totalement à la position téléologique, peuvent engendrer des conséquences opposées à la position téléologique, jusqu’à l’annihiler.

L’alternative doit donc rester en fonction au-delà de l’achèvement du processus de travail, sous forme de surveillance, contrôle, réparation, etc., ces positions préventives multipliant les alternatives dans la fixation d’objectif et dans la réalisation de l’objectif.

Le développement du travail fonde toujours plus fortement le comportement de l’être humain sur des décisions alternatives.

7. L’espace de liberté de la décision individuelle même la plus informée et rationnelle est limité par l’être social qui assigne les besoins à satisfaire, les questions et des réponses possibles.

Les positions du but et des moyens, qui résultent d’une pluralité d’alternatives se formalisant en un modèle ou un projet, ne deviennent des étants sociaux que par leur exécution par de nouvelles alternatives. Les alternatives concernent les moments idéels rationnels de l’identification des besoins, de la construction du projet, du choix et de la classification des points de vue, du reflet juste des causalités en rapport avec la réalisation, mais aussi la décision doit tenir compte des circonstances sociales et économiques concrètes, si bien que la rationalité de la réalisation est toujours singulière, concrète, jamais absolue (elle ne concerne pas la réalité tout entière mais un chemin particulier concret) : la représentation exacte de l’individu qui prend la décision ne suffit pas, l’espace de liberté dans la décision de cet individu est limité par l’être social dans lequel il vit, un être social qui assigne le but et la satisfaction des besoins, le champ des questions et des réponses possibles. Pour chaque position isolée, il faut tenir compte de la totalité des positions avec leurs divergences et leurs convergences, la proportion des divergences pouvant être un indice de liberté.

Les nouvelles formes de l’être social que sont les positions du but et des moyens d’accomplissement de ce but, positions résultant d’une pluralité d’alternatives et pouvant se formaliser sous la forme d‘un modèle ou d‘un projet, ne deviennent des étants sociaux que si elles sont exécutées à la suite de nouvelles alternatives, sinon elles ne sont que des possibilités, c‘est-à-dire des non-existants existant en puissance.

Les alternatives ne concernent pas seulement la technique, l’optimum économique de la fixation de l’objectif ne correspondant pas toujours à l’optimum technique de la détermination des moyens, mais aussi les alternatives ne concernent pas seulement les moments idéels, la liberté, la rationalité, la construction du projet, le choix et la classification des points de vue, l’effort de refléter de manière juste les causalités en rapport avec la réalisation, l‘identification des besoins que le produit est censé satisfaire. Les alternatives concernent une décision dans des circonstances concrètes, si bien que la rationalité de la réalisation est toujours singulière, concrète, jamais absolue, et il s‘agit de la rationalité d‘un enchaînement de liaisons nécessaires rendant possible l‘alternative. L’alternative présuppose la nécessaire séquence de chacune des étapes.

Seule l’alternative concrète d’une personne ou d’un groupe concret, sur les conditions concrètes les plus favorables à la réalisation d’un projet concret, est capable de transformer une représentation exacte en réalité, en existant, d’initier la réalisation de la possibilité en puissance du projet, en tenant compte du fait que l’alternative ou la chaîne d’alternatives ne s‘applique pas à la réalité toute entière, puisqu‘elle constitue le choix concret entre des chemins, et, il faut le préciser, des chemins dont le but, la satisfaction des besoins, est assigné non par le sujet mais par l’être social dans lequel il vit, un complexe existant indépendamment de lui et définissant les possibilités et l’espace de liberté de sa décision, la largeur, l’étendue, la profondeur de l’exactitude du reflet de la réalité dans la conscience du sujet ne jouant qu’un rôle relatif. C’est donc le processus social réel qui détermine le champ des questions et des réponses possibles pour les alternatives effectivement réalisées, si bien que l’espace de liberté d’une position isolée se manifeste clairement si on prend en compte la totalité des actes de position, avec leurs divergences et leurs convergences.

Les nouvelles formes de l’être croissent pour devenir des déterminations universelles véritablement dominantes dans leur propre sphère, mais sont toujours quelque peu en concurrence avec les formes inférieures dont-elles sont issues et qui constituent leur base matérielle.

La position fondatrice du but et des moyens d’accomplissement de ce but prend une forme toujours plus définie, suscitant l’illusion qu’elle est par elle-même un étant social.

Le modèle d’une usine comme position téléologique est élaborée par un groupe souvent nombreux, avec des bureaux et des installations, avant qu’il puisse se réaliser dans la production, mais ce modèle n’est qu’une possibilité qui ne parvient à la réalité que par une exécution fondée sur des alternatives.

Il y a un saut de la possibilité à la réalité.

Dans l’économie, les alternatives présentent une forme toujours plus ramifiée, différenciée.

Avec le développement de la technique, le modèle est déjà le résultat d’une chaîne d’alternatives. Mais la technique n’est pas le seul critère de choix dans l’alternative, l’optimum technique ne coïncidant pas nécessairement avec l’optimum économique, ce qui correspond à l’hétérogénéité souvent contradictoire du but et des moyens.

Un projet fondé sur des représentations exactes, quel que soit sa complexité, reste, si par exemple il est refusé, un non existant.

Seule l’alternative de l’homme ou du groupe, qui est appelé à initier par le travail le processus de réalisation matérielle, peut effectuer cette transformation de la puissance en existant.

La possibilité de se réaliser a des limites qui ne se laissent pas réduire à l’exactitude, à l’originalité, à un niveau suffisant de pensée et de rationalité.

Les moments idéels du projet d’une détermination d’objectif pour le travail ne sont pas les seuls à jouer un rôle dans la décision de l’alternative, dans le passage de la possibilité à la réalité, si bien que la rationalité économique, comme la supposition que les alternatives s’accomplissent au plan d’une pure liberté abstraite, sont des mythes, dans la mesure où les alternatives orientées sur le travail s’efforcent de parvenir à une décision dans des circonstances concrètes, la rationalité, la construction du projet, le choix et la classification des points de vue, l’effort de refléter de manière juste les rapports de causalité de la réalisation, s’appuyant sur le besoin concret que le produit est destiné à satisfaire. La rationalité de la réalisation projetée, toujours singulière, n’est jamais absolue, mais concrète, celle d’un enchaînement « si, alors », ces liaisons nécessaires rendant possible l’alternative, une alternative qui présuppose donc, à l’intérieur de ce complexe concret, la nécessaire séquence de chacune des étapes.

Dans l’alternative, il y a le fondement d’une liberté de décision, mais c’est une alternative concrète, la décision d’une personne ou d’un groupe concret sur les conditions concrètes les plus favorables à la réalisation d’un projet concret, si bien qu’une alternative ou une chaîne d’alternatives ne peuvent jamais s’appliquer, dans le travail, à la réalité tout entière, toute alternative étant un choix concret entre des chemins dont le but, qui est en fin de compte la satisfaction de besoins, a été assigné non par le sujet qui prend la décision mais par l’être social dans lequel il vit et agit, un complexe existant indépendamment de lui, définissant et déterminant les possibilités, définissant l’espace de liberté dans lequel se joue la décision.

Certes, la largeur, l’étendue, la profondeur de l’exactitude du reflet de la réalité joue un rôle, mais la manière de poser les chaînes causales au sein de la position téléologique est déterminée, directement ou indirectement, par l’être social.

La décision concrète de la position téléologique ne peut être déduite intégralement des conditions qui la précèdent, mais si on considère la totalité des actes de la position téléologique et leur interaction on constate des similitudes tendancielles, des convergences, des modèles, la proportion des tendances convergentes ou divergentes dans cette totalité révélant l’espace de liberté des positions téléologiques.

Le processus social réel, d’où provient la détermination du but, la découverte et la mise en application des moyens, définit le champ des questions et réponses possibles pour les alternatives effectivement réalisées, et cette détermination apparaît plus concrètement et plus nettement dans la totalité des actes de position téléologique que dans les actes isolés.

De toute façon, l’acte de l’alternative comporte le moment de la décision, du choix, le lieu ou l’organe de cette décision étant la conscience humaine qui, par cette fonction réelle n’est plus un épiphénomène intégralement conditionné.

La catégorie décisive qui produit la transformation de la possibilité en réalité est l’alternative.

8. L’aspect cognitif de l’alternative.

Entre le besoin biologique et sa satisfaction s’intercale comme médiation l’alternative, victoire du comportement conscient, cognitif, victoire du contrôle sur soi-même sur la spontanéité de l’instinct, ce qui suppose de régler son comportement en fonction de l’être en soi des besoins qui déterminent le but et de l’être en soi des moyens, ce qui implique, en plus de la volonté que nous partageons avec l’animal de satisfaire des besoins (la première impulsion vers la position téléologique), l’intention d’un reflet objectif de la réalité (par le choix cognitif entre fausseté et exactitude), l’effort d’éliminer ce qui est instinctif, affectif, émotionnel (la peur, la fatigue). Le travail, dont la spécificité ontologique est sa capacité à transformer la possibilité en réalité, transforme en même temps le sujet travaillant, par une conscience qui maîtrise toujours plus de manière téléologique et avec distanciation le pur instinct biologique. L’adaptation, comme flexibilité du comportement, actualisation des potentialités en fonction des circonstances changeantes, n’est pas chez l’homme purement biologique puisqu’elle s’accompagne d’une conscience active et qu’elle est adaptation variable à des circonstances produites par l’homme lui-même.

Entre le besoin biologique et la satisfaction biologique s’intercale chez l’homme l’impulsion au travail, la position téléologique, l’alternative.

L’alternative, comme médiation entre le besoin et la satisfaction immédiate, est une victoire du comportement conscient, une victoire d’aspect cognitif, sur la simple spontanéité de l’instinct biologique, une victoire du contrôle sur soi-même, manifestant l‘autoproduction de l‘homme, son hominisation, son autoréalisation comme être fondé sur lui-même.

Dans le travail, où il faut remplacer des causalités naturelles par des causalités posées au service d‘une position, il est nécessaire d’appréhender tout ce qui est en rapport avec le travail dans son être en soi objectif, il est nécessaire de régler son comportement vis-à-vis du but du travail et des moyens du travail en fonction de l’être en soi des besoins qui déterminent le but et de l’ être en soi des moyens, ce qui implique l’intention d’un reflet objectif de la réalité et l’effort d’éliminer tout ce qui est instinctif, affectif, émotionnel, par exemple éliminer la domination de la peur ou de la fatigue, si bien que, peu à peu, de manière constamment renouvelée, la connaissance domine l’émotionnel, la conscience maîtrise le pur instinct biologique, sous forme de nouvelles alternatives, qui doivent, afin que le travail soit couronné de succès, s’achever par la victoire du point de vue juste sur le simple instinct.

Les alternatives concrètes comportent donc, dans la définition du but comme dans la réalisation du but, un choix fortement cognitif entre exactitude et fausseté.

La première impulsion vers la position téléologique est la volonté de satisfaire des besoins, mais cette impulsion n’est qu’un trait commun à la vie animale et à la vie humaine.

La séparation des chemins s’effectue quand, entre le besoin et sa satisfaction, s’intercale l’impulsion au travail, la position téléologique.

L’alternative a une nature principalement cognitive, car l’insertion du travail comme médiation entre le besoin et la satisfaction immédiate représente une victoire du comportement conscient sur la simple spontanéité de l’instinct biologique.

Ce caractère cognitif primordial des alternatives du travail se manifeste lorsque la médiation se réalise dans la chaîne des alternatives du travail. L’homme travaillant, qui vise le succès de son activité, ne peut y parvenir, aussi bien dans la fixation de l’objectif que dans le choix de ses moyens, que s’il s’efforce d’appréhender tout ce qui est en rapport avec le travail dans son être en soi objectif, que s’il s’efforce de régler son comportement vis-à-vis du travail, vis-à-vis du but du travail, vis-à-vis des moyens du travail en fonction de leur être en soi, ce qui implique non seulement l’intention d’un reflet objectif de la réalité, mais aussi l’effort d’éliminer tout ce qui est simplement instinctif, affectif, tout ce qui pourrait perturber l’appréhension objective, la conscience prédominant alors sur l’instinctif, la connaissance sur l’émotionnel.

Seul un reflet exact de la réalité peut faire en sorte que des causalités naturelles se transforment en causalités posées, au service de la position téléologique, les alternatives concrètes du travail, dans la définition du but du travail comme dans l’exécution de ce but, comportant un choix entre exactitude et fausseté, faisant ainsi du caractère cognitif des alternatives du travail une donnée incontournable, constituant la spécificité ontologique du travail, sa capacité à transformer la possibilité en réalité.

Cette spécificité objective du travail transforme le sujet travaillant, hominise l’homme, en ce sens que la conscience maîtrise de manière constamment renouvelée le pur instinct biologique.

À chaque acte singulier du travail, cette maîtrise se manifeste comme nouveau problème, nouvelle alternative, qui doit, afin que le travail soit couronné de succès, s’achever par la victoire du point de vue juste sur le simple instinct.

De même que l’existence naturelle de la pierre est hétérogène avec son usage de couteau, usage correspondant à la position de chaînes causales connues adéquatement, de même l’existence biologique et instinctuelle de l’homme est hétérogène à toutes ses positions téléologiques de maîtrise de ses instincts.

L’instabilité, l’élasticité dans l’adaptation, y compris dans des circonstances fondamentalement modifiées, la flexibilité du comportement, l’actualisation des potentialités constituent le fondement biologique de la transformation d’un animal supérieur en être humain.

Chez l’animal en captivité, cette actualisation de potentialités, cette flexibilité de comportement reste purement biologique, les sollicitations ne venant que de l’homme et constituant un nouvel environnement, la conscience restant un épiphénomène.

Le travail signifie un saut dans cette évolution, l’adaptation n’étant pas seulement passage de l’instinctif au conscient, mais adaptation à des circonstances choisies et produites par l’homme lui-même, si bien que cette adaptation n’est pas stable et statique, avec une réaction identique dans un environnement constant.

L’autoproduction transforme l’environnement, mais aussi le sujet lui-même. La mer, limite au déplacement, devient par le travail moyen de liaison pour l’homme.

Le sujet, initiateur de la détermination de l’objectif, de la transformation de chaînes causales reflétées en chaînes causales posées et de la réalisation de ces positions dans le processus de travail, par ses positions théoriques et pratiques, remplace ou contrôle ce qui est saisissable immédiatement, instinctivement, par des actes de la conscience, en raison de la distanciation que toute position implique.

Quant à la transformation de mouvements apparus consciemment en réflexe conditionnés, c’est-à-dire en actes ne possédant plus un caractère directement conscient, en actes « inconscients » ou « instinctifs« , cette disparition de la conscience, née de l’accumulation des expériences, est toujours réversible, révocable, les gestes ayant toujours leur origine dans une position téléologique qui distancie, qui détermine le but et les moyens, qui contrôle et corrige l’exécution.

Cette distanciation a pour conséquence la domination ou la maîtrise consciente des affects et des instincts, par exemple la domination de la fatigue ou de la peur, dominations constituant l’essentiel de la problématique morale.

La fabrication et l’usage d’outils s’accompagne, comme condition indispensable d’un travail réussi, du contrôle de soi, un contrôle que l’homme s’impose à lui-même, contrôle de soi nécessaire à la réalisation des buts dans le travail, un travail qui est donc le véhicule de l’autoproduction, de l’auto réalisation de l’être humain, nouvelle forme d’un être fondé sur lui-même.

9. Deux formes de travail.

Dans les premiers temps, le travail, comme médiation entre l’homme ou la société et la nature, produit des objets utiles, transforme des objets naturels en valeurs d’usage, mais peu à peu prédomine le travail consistant en une action sur d’autres hommes pour que ces derniers déclenchent des positions d’objectifs et des séries causales posées, pour qu’ils produisent des valeurs d’usage (la fixation des objectifs n’a plus pour intention la transformation d’un objet naturel).

Le travail comme médiation entre l’homme ou la société et la nature est le modèle primitif de toute pratique sociale.

Mais il y a aussi le travail qui vise à faire produire par d’autres hommes ou par un groupe, qui vise à déclencher des positions d’objectifs et des séries causales posées chez d’autres hommes.

Le travail qui produit des objets utiles, des valeurs d’usage, est le modèle de toute pratique sociale, de tout comportement social actif. Ce travail inclut un processus entre l’activité humaine et la nature, ces actions visant à la transformation d’objets naturels en valeurs d’usage.

Dans les formes plus tardives du travail, de la pratique sociale, l’action sur d’autres hommes passe au premier plan, même si elle vise en dernière instance à produire, par cette médiation des hommes, des valeurs d’usage, grâce au déclenchement de positions et de séries causales. Pour cette deuxième forme de la position téléologique, dans laquelle le but posé vise directement la fixation des objectifs d’autres hommes, il s’agit d’amener un autre être humain ou un groupe d’hommes à réaliser de leur côté des positions téléologiques concrètes, dès lors que le travail est suffisamment socialisé pour reposer sur la coopération.

10. La coopération.

Dans la coopération, les positions de chacun sont secondaires puisqu’elles doivent se plier à une position générale fixant les positions de chacun (positions orientées vers des objets naturels).

Il s’agit de répartir les tâches. Les positions de chacun ont donc un caractère secondaire, puisque succédant à une position générale fixant la nature, le rôle et la fonction de chacune de ces positions

Dans le cas d’une coopération répartissant les tâches, les positions ont un caractère secondaire, puisque précédées par une position déterminant la nature, le rôle, la fonction des positions individuelles.

La fixation d’objectifs n’a plus pour intention immédiate la transformation d’un objet naturel, mais l’élaboration d’une position elle-même orientée vers des objets naturels. Les moyens ne sont plus des actions directes sur des objets naturels. Il vise à obtenir des actions sur des objets naturels de la part d’autres hommes.

11. Genèse de l’être social : le travail, le concept, le langage.

Le langage et le concept naissent de manière irréversible du travail (le travail est le présupposé de cette naissance des deux catégories du langage et du concept) : la position consciemment accomplie dans le travail produit une distanciation du reflet par rapport à la réalité et l’apparition de la relation sujet-objet à l’origine de l’appréhension conceptuelle de la réalité et de son expression par le langage (phénomènes indissociables, l’un ne pouvant exister sans l’autre) qui constituent un saut de l’être organique à l’être social : le travail, le langage et le concept sont des catégories spécifiques à l’être social, le langage et le concept étant nécessaires au développement du travail, c’est-à-dire à la genèse ontologique de l’être social.

Le langage naît du travail, la pensée conceptuelle naît aussi du travail, c‘est-à-dire que le travail est un présupposé, que la relation entre le travail et le langage ou la relation entre le travail et le concept n‘est pas réversible.

Par contre, le mot et le concept se conditionnent mutuellement, ne peuvent exister l’un sans l’autre.

Plus précisément, la position consciemment accomplie dans le travail produit une distanciation du reflet par rapport à la réalité et l’apparition de la relation sujet-objet, ces deux phénomènes étant à l’origine d’une appréhension conceptuelle de la réalité et de son expression adéquate par le langage.

Cette mutation des capacités et possibilités psychiques et physiques en langage et pensée conceptuelle est un saut de l’être organique à l’être social, se manifestant par l’apparition de catégories et d’actes primitifs isolés, saut suivi d’un processus caractérisé par des différenciations et des autonomisations croissantes et relatives

La totalité du complexe joue un rôle primordial par rapport à ses éléments. Il faut donc étudier les fonctions réelles de ces éléments, en tenant compte qu’il y a un moment dominant, indépendamment de toute hiérarchie de valeurs. Dans de telles relations réciproques, soit les moments isolés se conditionnent mutuellement, comme le mot et le concept, où l’un ne peut exister sans l’autre, soit un moment est le présupposé de l’apparition de l’autre moment, sans que cette relation soit réversible, ainsi on peut déduire la naissance du langage et de la pensée conceptuelle du travail.

La position téléologique consciemment accomplie produit une distanciation dans le reflet de la réalité, et avec cette distanciation apparaît la relation sujet-objet. Cette distanciation et cette relation impliquent simultanément la naissance d’une appréhension conceptuelle de la réalité et de son expression adéquate par le langage.

L’accomplissement du processus de travail pose au sujet qui le réalise des exigences qui ne peuvent être satisfaites que par la mutation en langage et pensée conceptuelle des capacités et possibilités psychique et physique existant jusque-là.

La genèse ontologique de ce complexe concrètement structuré est en même temps un saut de l’être organique à l’être social et un processus qui s’est étendu sur des millénaires.

Le saut apparaît dès que la nouvelle qualité de l’être se manifeste par des actes primitifs isolés, à la suite de quoi les nouvelles catégories de l’être croissent extensivement et intensivement par différenciation et autonomisation croissantes relatives, jusqu’à ce que le nouveau mode d’être, la nouvelle étape de l’être se constitue avec ses caractères et son autonomie.

12. La théorie nécessaire à la pratique et réciproquement.

Le reflet dans la conscience du sujet travaillant doit être vérifié, perfectionné et généralisé (les expériences d’un travail particulier sont mises à profit pour un autre travail) : le reflet s’autonomise par rapport aux réactions et à la pratique de l’homme dans l’expérience observée (selon le principe de la désanthropomorphisation) et se formalise en une observation de forme généralisatrice, une théorie, une connaissance, instrument pour la reproduction de l’existence de l’homme particulier comme de l’espèce : la théorie naît de la pratique, des besoins de l’individu et de l’espèce, tout en étant indispensable à la naissance et au développement du travail (relation réciproque de la théorie à la pratique). La conscience et l’autonomie de la réflexion sur les tâches, sur le monde et sur soi sont indispensables dans la reproduction de l’existence de l’être humain et de son espèce.

Le reflet doit être le plus exact possible, l’acte de reflet doit être constamment vérifié, perfectionné et généralisé, dans le sens où les expériences d’un travail particulier peuvent être mises à profit pour un autre travail, ce qui peut s’autonomiser et se formaliser en une observation de forme généralisatrice, amorce d’une connaissance scientifique.

Ainsi, on peut faire abstraction des réactions de l’homme dans l’expérience observée.

Toute connaissance est en dernière analyse un instrument pour la reproduction de son existence et de l’existence de l’espèce humaine, autrement dit il faut toujours avoir conscience que la théorie naît de la pratique, des besoins de l‘individu et de l‘espèce, mais il faut aussi se rendre compte que la théorie, la connaissance sont indispensables à la naissance et au développement du travail.

Dans le cadre d’un travail concret, seul un reflet objectivement exact des relations causales impliquées par le but peut accomplir la transformation de ces relations causales en relations causales posées.

Ce fait agit dans le sens d’une constante vérification et d’un constant perfectionnement des actes de reflet, mais aussi dans le sens de leur généralisation, dans la mesure où les expériences d’un travail concret peuvent être mises à profit pour un autre travail, ces expériences s’autonomisant de manière relative en observations de forme généralisatrice. Ces expériences ne se rapportent plus exclusivement et directement à l’exécution d’une tâche particulière. Ces généralisations portent en germe les futures sciences.

Ainsi, la tendance est à faire abstraction des déterminations liées aux réactions de l’homme, selon le principe de désanthropomorphisation.

Les concepts sont souvent associés à des représentations magiques ou mythiques, malgré les formes toujours plus évoluées de la pratique.

On doit toujours avoir à l’esprit que la conscience sur les tâches, sur le monde et sur soi, même si elle devient de plus en plus autonome et médiatisée, est l’instrument indispensable de la reproduction de sa propre existence et de la reproduction de l’existence de l’espèce.

La conscience de l’être humain intervient dans son activité d’autoreproduction.

L’autonomie de la réflexion du monde externe et interne dans la conscience de l’homme est une condition indispensable de la naissance et du développement du travail.

La théorie (ou la science) comme figure devenue autonome de positions dans le travail ne peut renier son lien au travail, à la pratique, à la satisfaction des besoins de l’espèce humaine. Il y a donc une double relation de lien et d’autonomie entre la théorie et la pratique.

13. La contemplation du but final et sa vision abstraite de la pratique, et la réaction matérialiste vulgaire qui nie la téléologie c’est-à-dire le travail et la spécificité de l’être social.

Si la causalité n’est que l’instrument d’accomplissement du but final, la forme la plus élevée du comportement humain est la théorie, la contemplation devant la fin ultime et l’essence téléologique de la réalité (l’aspect actif c’est-à-dire téléologique de la pratique est évalué à sa juste importance mais abstraitement) et si, en réaction, on élimine la téléologie objective, on n’a pas une compréhension concrète de la pratique, en particulier on prend insuffisamment en compte la pratique dans le travail (on ne voit pas la coexistence dynamique de la téléologie et de la causalité dans la pratique concrète), et dans les deux cas on considère que la téléologie et la causalité s’excluent mutuellement alors que leur coexistence caractérise ontologiquement l’être social.

Le pantéléologisme selon lequel la causalité est l’instrument d’accomplissement du but final conduit à la croyance que la forme la plus élevée du comportement humain est la contemplation de l’essence téléologique de la réalité objective, mais l’effort pour éliminer cette téléologie objective et son sujet religieux par le matérialisme vulgaire peut être un . Obstacle à la compréhension concrète de la pratique, tandis que, en réaction, l’idéalisme allemand évalue l’aspect actif de la pratique à sa juste importance, mais abstraitement. On a ou bien une insuffisante prise en compte de la pratique là où elle existe réellement et matériellement, c’est-à-dire dans le travail, ou bien une conception du travail comme seul domaine où la position d’un but aurait un rôle réel de transformation véritable du réel, ou bien une conception faisant de la téléologie et de la causalité dans le travail des moments ne constituant pas des éléments coexistants d’un complexe dynamique qu’ils caractérisent, mais des éléments s’excluant mutuellement

Tant que le processus réel de l’être dans la nature et dans l’histoire est conçu de manière téléologique, la causalité n’étant que l’organe d’accomplissement du but final, la forme la plus élevée du comportement humain est la théorie, la contemplation devant la fin ultime et le caractère téléologique de l’essence de la réalité objective.

L’effort pour éliminer la téléologie objective et son sujet religieux inventé tend à une éviction complète de la téléologie qui fait alors obstacle à une compréhension concrète de la pratique.

En réaction, l’idéalisme allemand développe l’aspect actif, évaluant la pratique à sa juste importance, mais l’idéalisme ne connaît pas l’activité réelle, l’aspect actif n’étant ainsi développé qu’abstraitement.

Marx revient sur la pratique là où elle se manifeste réellement et matériellement, là où ses déterminations ontologiques apparaissent nettement, c’est-à-dire là où coexiste dynamiquement téléologie et causalité.

Il ne suffit pas de dire que le travail ou la pratique serait l’unique complexe d’être dans lequel la position téléologique aurait un rôle réel, à l’origine des transformations véritables du réel, ni de dire que téléologie et causalité s’excluraient.

Téléologie et causalité sont des principes hétérogènes, mais qui ne peuvent produire qu’associés le fondement ontologique de complexes qui ne peuvent exister que dans l’être social et dont l’action dans cet être social constitue la caractéristique.

14. Causalité réelle et causalité cognitive.

Une série causale n’entre dans une alternative ou une position concrète comme causalité réelle que si au préalable elle est entrée dans une position cognitive comme connaissance, comme causalité cognitive, position cognitive qui n’est qu’une potentialité, une possibilité tant que l’alternative, la décision ou l’acte qui la prend en compte n’est pas réalisé (cet acte qui présuppose la connaissance se trouve à l’égard de cette connaissance en rapport d’altérité) ; une téléologie ne fonctionne réellement que si existe le sujet qui la pose, alors que la causalité peut être spontanée, matérielle, réelle (la causalité matérielle est seule à pouvoir coexister avec la téléologie qui est toujours posée) ou posée, cognitive (la causalité cognitive est une possibilité, une potentialité tant qu’elle n’est pas associée à une téléologie posée, et dans ce cas elle devient causalité réelle).

La position concrète, dans l’être, de séries causales concrètes présuppose la connaissance de ces séries, c’est-à-dire présuppose la position en termes cognitifs, en termes de connaissance de ces séries causales concrètes, mais cette position n’est qu’une possibilité, qu’une potentialité, préalable à l’alternative d’où jaillit la réalisation, la décision, l’acte en rapport d’altérité avec la connaissance

La téléologie ne peut fonctionner réellement que si elle est posée, c’est-à-dire que, pour décrire l’être de manière ontologiquement correcte, si un processus est caractérisé comme téléologique, il faut prouver l’existence du sujet à l’origine de la position, alors que la causalité peut être aussi bien posée que spontanée.

On ne peut faire disparaître la distinction entre position de la causalité réelle, matérielle, et position de la causalité purement cognitive, qu’elle soit gnoséologique ou logique, car seule une causalité posée matérielle, affectant l’être, peut coexister avec la téléologie (toujours posée).

La position concrète, dans l’être, de séries causales concrètes présuppose leur connaissance, c’est-à-dire leur position en termes cognitifs, mais une telle position ne permet d’atteindre qu’une possibilité, et la transformation de cette potentialité en réalisation est la décision qui jaillit de l’alternative, un acte qui présuppose la connaissance mais qui se trouve vis-à-vis d’elle en rapport d’altérité.

15. L’influence plus ou moins grande des intérêts selon le type de travail.

Dans l’interaction avec la nature (où la fixation du but ou de l’objectif est certes influencé par l’intérêt ou les besoins), la transformation des causalités spontanées, réelles ou en soi, en causalités posées, cognitives, en connaissances, doit, pour éviter un mauvais reflet et en conséquence l’échec de cette interaction avec la nature, refuser l’interférence des intérêts sociaux et ne tenir compte que de l’opposition de valeur entre le vrai et le faux (le caractère cognitif de l’acte est préservé) ; dans l’activité de transformation ou d’orientation des positions téléologiques d’autres hommes (une position qui vise à transformer les positions d’autres hommes), comme ces autres hommes peuvent être ou indifférents, ou favorables ou défavorables à la transformation de leur position, cette activité de transformation doit tenir compte non seulement des positions de valeur entre le vrai et le faux mais des intérêts sociaux de ces autres hommes qui peuvent freiner ou accélérer la réalisation de la position : la position des séries causales indispensables à la réalisation est non seulement influencée par les intérêts sociaux mais est à l’origine de décisions alternatives favorables ou défavorables à la réalisation de l’objectif.

Dans la forme primitive du travail, la fixation du but ou de l’objectif est influencé par l’intérêt, par les besoins, c’est-à-dire que le travail et la réalisation du but sont orientés par cet intérêt, par ces besoins, mais, comme toute méconnaissance de la causalité en soi conduit à l’échec, que la transformation des causalités spontanées en causalités posées concerne exclusivement l’interaction avec la nature, les intérêts sociaux n’interfèrent pas dans le reflet des faits, le caractère purement cognitif des actes étant ainsi préservé, les actes de position de la causalité étant orientés sur l’opposition de valeur entre le vrai et le faux.

Par contre, quand l’objectif du travail est de transformer ou d’orienter les positions téléologiques d’autres hommes, un objectif qui dépend de certains intérêts correspondant à certains besoins, les positions téléologiques des autres hommes seront déterminées, de manière efficace ou non, par ces intérêts, dans la mesure où ces autres hommes peuvent être indifférents à la création ou à la transformation de leur position, ou bien favorables, accentuant la réalisation, ou bien défavorables, freinant ou bloquant ou contrecarrant la réalisation. Les actes de position ne sont donc plus orientés exclusivement sur les positions de valeur entre le vrai et le faux.

La coexistence ontologique de la téléologie et de la causalité dans la pratique montre que théorie et pratique sont les moments d’un seul et même complexe d’être social, et cela apparaît dans la forme primitive du travail, car, même si ce travail est orienté téléologiquement par l’intérêt porté envers la réalisation de l’objectif fixé, la transformation des causalités spontanées en causalités posées concerne exclusivement l’interaction entre l’homme et la nature, si bien que le caractère purement cognitif des actes est préservé, les intérêts sociaux n’interférant pas dans le reflet des faits. Les actes de position de la causalité sont orientés sur l’opposition de valeur entre le vrai et le faux, puisque toute méconnaissance de la causalité existant en soi dans le processus de sa position conduit à l’échec.

Dans toute position de la causalité où l’objectif fixé est un changement de la conscience des positions téléologiques d’autres hommes, un renforcement ou un affaiblissement des tendances favorables ou défavorables aux objectifs, l’intérêt social que comporte toute fixation d’objectifs influe sur la position des séries causales indispensables à la réalisation, et, de plus, la position de ces séries causales qui vise à des décisions déterminées dans les alternatives, s’exerce sur un matériau qui pousse spontanément à des décisions alternatives, qui sont tendanciellement sensibles, favorables, défavorables ou indifférentes aux objectifs.

16. Nécessité d’une critique ontologique : le principe de « la pratique comme critère de la théorie » ne doit pas être influencé par les besoins sociaux dominants, les manipulations des économistes ou la subjectivité religieuse mais recourir à une véritable ontologie.

Quand la connaissance devient plus généralisée (on ne se préoccupe plus seulement de l’appréhension juste de ce qui est en rapport immédiat avec l’objectif de travail, avec les besoins de la société, avec la pratique sociale et avec la science), apparaissent nécessairement les problèmes d’une ontologie générale de la nature dans son en soi véritable (des problèmes indépendants de la société, de ses besoins, indépendants de la pratique et de la science, mais influencés cependant par les représentations ontologiques courantes, telles celles affirmant une « activité » d’un organisme biologique pourtant incapable d’une distanciation entre le sujet et l’objet – la chose ne peut devenir objet pour la conscience que si la conscience s’efforce de la saisir dans des situations où l’organisme n’est pas lié à la chose par des intérêts biologiques immédiats –, ou bien celles des dominants qui manipulent tous les domaines de la pratique ou celles de la religion qui, au lieu du sens critique pour l’être véritable, exprime un besoin religieux fondé sur la subjectivité, ou bien encore celles pour qui toutes les relations mises à jour peuvent être exploitées pratiquement sans recours à l’ontologie, selon les critères de simplicité, de commodité, d’applicabilité), une ontologie différenciatrice, tenant compte de la complexité et qui ne se contente pas de la simple manipulation de séries causales concrètes et de leurs réalisations mais expérimente l’hypothèse d’une relation causale vraie pour toute pratique future (ce qui propulse la relation causale à un niveau de généralité sans précédent, au-delà de la relation causale comme position concrète dans une configuration concrète) : l’interprétation ontologique des relations causales et des formulations mathématiques permet de sortir de l’ambiguïté grâce à une compréhension concrète de l’être véritable et de la totalité de la société.

Quand il y a perte de la confrontation avec l’être en soi de cette partie de la nature directement liée avec l’objectif du travail, quand on ne se préoccupe plus seulement de l’appréhension juste du phénomène naturel concret, quand on ne s’intéresse plus qu’aux seules propriétés en rapport avec l’objectif posé, seules les relations immédiates devant être reflétées correctement, quand la connaissance devient plus généralisée, plus approfondie, plus complète, alors apparaissent les problèmes d’une ontologie générale de la nature dans son en soi véritable, problèmes détachés des besoins de la société, indépendants de la pratique sociale et en particulier de la science, des problèmes influencés cependant par les représentations ontologiques courantes.

Ainsi, en biologie, on parle d’activités, quand il s’agit en fait d’interactions d’un organisme non humain avec son milieu, interactions incapables, même s‘il y a conscience, de susciter une distanciation entre le sujet et l‘objet, ce qui impliquerait, pour que la chose devienne un objet pour la conscience non humaine, un effort d’appréhension de la conscience dans des situations où l’organisme n‘est pas liée à la chose par des liens biologiques immédiats.

Ainsi, au-delà d’une conception simpliste de la pratique comme critère de la théorie, le point de vue ontologique correct, plus différenciateur, prenant en compte la complexité, est que, certes, la pratique est le critère de la théorie, mais plus précisément, pour ce qui concerne la forme originelle du travail, la simple manipulation de séries causales concrètes, la réalisation effective d’une série causale est le critère de la justesse de la position de cette série causale, et pour ce qui concerne des formes plus socialisées du travail et en particulier le développement scientifique de la position causale, la vérification expérimentale de l’hypothèse d’une relation causale est la preuve de sa vérité pour toute pratique future, la preuve d’une connaissance authentique de l’être, ce qui propulse la relation causale à un niveau de généralité sans précédent, au-delà de la relation causale comme position concrète dans une configuration concrète, la relation causale étant conceptualisée dans la spécificité de son être matériel et en harmonie avec d’autres formes d’être confirmées scientifiquement.

Mais, contrairement aux allégations de la fausse conscience ontologique influencée par les dominants, qui manipulent tous les domaines de la pratique, et par la religion actuelle, qui installe, à la place du sens critique pour l’être véritable, le besoin religieux fondé sur la subjectivité, allégations comme quoi toutes les relations mises à jour peuvent être exploitées pratiquement, selon les seuls critères de simplicité, de commodité, d’applicabilité comme preuves de la vérité de la formulation de ces relations, sans recours à l‘ontologie, considérée comme inutile, sans valeur, purement métaphysique, on ne peut échapper à l‘interprétation ontologique des relations causales, à l’interprétation physique des formulations mathématiques, pour sortir de l‘ambiguïté de ces relations et formulations, selon une critique ontologique consciente, c‘est-à-dire une compréhension de l‘être véritable ayant un caractère concret, fondée sur la totalité différenciée en classes de la société.

Si on ouvre la possibilité d’une connaissance plus précise, plus étendue, plus approfondie, plus complète, plus généralisée des causalités naturelles, il y a perte de la confrontation exclusive de l’homme et de la nature, de la confrontation avec l’être en soi de cette partie de la nature directement liée avec l’objectif du travail.

Le travail se préoccupe simplement de l’appréhension juste d’un phénomène naturel concret pour les seules propriétés en rapport avec l’objectif posé.

Les relations les plus immédiates doivent être reflétées correctement.

Dès que le reflet vise une généralisation, apparaissent les problèmes d’une ontologie générale de la nature dans son en soi véritable, indépendants de la société et de ses besoins, indépendants de la pratique sociale et de la science, des problèmes influencés par les représentations ontologiques sur la nature.

La conscience sociale se développe dans un environnement mental de représentations ontologiques.

Dans le monde organique, ce qui suscite l’apparence d’une activité tient à ce que le processus de reproduction entraîne des interactions entre l’organisme et son environnement, qui sont même dirigées directement par une conscience, mais ces interactions ne sont que des réactions biologiques au phénomène de l’environnement, interactions importantes pour l’existence immédiate mais incapables de susciter une distanciation, c’est-à-dire une relation sujet-objet, dans la mesure où une chose ne peut devenir un objet pour la conscience que si la conscience s’efforce de la saisir dans des situations où l’organisme n’est pas lié à la chose par des intérêts biologiques immédiats, dans la mesure aussi où le sujet transforme son attitude, sinon la position des buts et la position des moyens régis causalement ne peuvent se séparer pour se réunir.

Dans le travail, la réalisation des séries causales fournit le critère de la justesse ou de la déficience de leur position. La pratique est le critère de la théorie.

L’expérimentation mobilise un ensemble de matériaux, de forces, en s’efforçant de les isoler de facteurs étrangers, pour observer certaines de leurs interactions, pour savoir si une relation causale posée comme hypothèse correspond à la réalité, ceci en vue d’une généralisation, savoir si cette relation est correctement posée dans toute pratique future.

L’expérimentation peut, comme le travail, trancher entre le vrai et le faux, mais à un plus haut niveau de généralisation, celui d’une appréhension formulable mathématiquement des rapports quantitatifs dans le complexe considéré.

Si on veut que la connaissance ainsi acquise serve à élargir une connaissance de la nature en général, il ne suffit pas que la relation causale concrète serve de position concrète dans une configuration concrète.

La relation causale doit être comprise dans la spécificité de son être matériel, et son essence ainsi conceptualisée doit être mise en harmonie avec d’autres formes d’être confirmées scientifiquement.

La formulation mathématique ambivalente est complétée et perfectionnée par une interprétation physique qui passe nécessairement par une interprétation ontologique de la totalité de la conception du monde de la physique, interprétation influencée par la société.

Le fait que certaines relations mises à jour puissent être exploitées pratiquement, même quand on suspend les décisions ontologiques, selon l’idée qu’on choisisse ce qui est le plus commode, le plus simple, l’idée que seule l’applicabilité pratique est un critère de la vérité scientifique, conduit à rejeter toute référence à l’être comme métaphysique, non scientifique.

Dans le travail, dans la pratique, l’opposition ontologique entre la connaissance authentique de l’être par un développement scientifique de la position causale et la simple manipulation de relations causales concrètement identifiées n’est pas une simple différence de conceptions gnoséologiques, logiques ou épistémologiques.

La pratique comme critère de la théorie apparaît sous la forme d’une fausse conscience ontologique influencée par les besoins sociaux dominants, où la manipulation dans l’économie s’étendant à tous les domaines de la pratique est le facteur essentiel de reproduction, tendance renforcée par la religion qui installe, à la place des dogmes ontologiques et du sens critique pour l’être véritable, fondements de la religion d’autrefois, le besoin religieux fondé sur la subjectivité.

Le critère de la pratique doit faire intervenir une critique ontologique consciente, une compréhension de l’être véritable ayant un caractère concret, fondée dans la totalité différenciée de la société concrètement différenciée en classes et orientée vers cette totalité.

17. Le devoir d’atteindre l’objectif, comme nécessité subjective dirigeant et supportant l’acte d’atteindre l’objectif.

Le devoir d’atteindre l’objectif (qui remplace la nécessité d’adaptation par la conservation ou la transformation du passé : le passé détermine le présent de l’adaptation) est la nécessité subjective qui résulte de la fixation de l’objectif, le futur dans la conscience de l’objectif déterminant le présent de la réalisation de l’objectif (l’action déterminée par le futur est, du point de vue du sujet, une action dirigée par le devoir d’atteindre l’objectif).

Il ne s’agit pas du devoir absolu de « l’homme », d’un impératif moral ou d’une volonté morale abstraite selon des lois transcendantes sur ce qui doit arriver (avec l’opposition idéaliste entre l’être purement naturel de l’homme – comme si l’homme n’était pas un être social – et la « haute » sphère du devoir et de la valeur, sphère coupée de toute médiation avec l’échange de la société avec la nature, avec des décisions alternatives plus ou moins adaptées qui ne sont que des incarnations de commandements absolus, de règles désignées par des « devoirs »), mais d’un devoir en relation avec une alternative concrète, d’une nécessité morale ou d’une raison morale qui a le caractère de « si …, alors », seul capable de concrétiser.

Remarquons que les matérialistes vulgaires ignorent le devoir : des préceptes pratiques ne sont pas des lois, car il leur manque la nécessité qui, pour être pratique, doit être indépendante des conditions sociales.

Le devoir de réaliser l’objectif du travail favorise certes la maîtrise des affects, des penchants biologiques spontanés et des habitudes, le contrôle de soi, des qualités d’observation, d’habileté, d’application, d’endurance, mais l’essentiel dans l’acte décisif de la position téléologique et de sa réalisation est que cet acte soit déterminé par le devoir, c’est-à-dire par le fait de savoir si et comment cet acte permet d’atteindre l’objectif : une observation adéquate (un reflet adéquat) et une pratique adaptée (une réaction appropriée) peuvent avoir des résultats désastreux s’ils ne correspondent pas à l’objectif, autrement dit le devoir n’est efficace que s’il favorise réellement la réalisation de l’objet du devoir (la justesse ou l’erreur d’une alternative se juge à partir du but et de sa réalisation) : le devoir est un moment dominant de la pratique subjective dans le travail.

Le devoir, comme comportement subjectif, est déterminé par le but et par les moyens, c’est-à-dire par une objectivité consistant dans le comportement effectif du travailleur (ce qui se déroule dans le même temps subjectivement ne produit pas nécessairement d’effets) : les transformations intérieures opérées par le devoir sont le support d’une maîtrise accrue de l’échange matériel avec la nature.

L’acte de position et de réalisation par la mobilisation des enchaînements causaux, par la direction, l’orientation, le choix judicieux, le perfectionnement, la concrétisation, la différenciation de l’emploi des moyens, est déterminé par le devoir d‘atteindre l‘objectif, d’accomplir le but, comme nécessité subjective résultant de la fixation de l’objectif, retournant la direction de la détermination, le but dans la conscience précédant la réalisation du but, le futur et non le passé déterminant le présent, le devoir remplaçant la nécessité d’adaptation par la conservation ou la transformation du passé.

À chaque réalisation partielle dans la suite des réalisations, au choix de chaque alternative dans la chaîne des alternatives, on se pose la question de savoir si elle permet d’atteindre l’objectif et comment elle atteint cet objectif.

Toute connaissance générale adéquate des séries causales, tout reflet adéquat, toute pratique adéquate, tout devoir ne correspond pas forcément avec la réalisation spécifique de l’objet du devoir, ne favorise pas forcément cette réalisation-là, le devoir étant donc un moment déterminant avec le moment de la connaissance. Une connaissance adéquate et une pratique adaptée peuvent être catastrophiques s’ils ne correspondent pas à l’objectif.

La justesse du choix d’une alternative se juge à partir du but et de sa réalisation.

S’il ne faut pas nier le devoir, il ne faut pas non plus opposer un devoir absolu, des lois transcendantes sur ce qui doit arriver, un impératif moral coupé de toute alternative concrète, une volonté abstraite qui fait référence à une forme évoluée de la morale, avec l’homme purement naturel, un homme qui n’existe pas.

Si le devoir de réaliser l’objectif du travail éveille et favorise des qualités subjectives qui deviennent décisives pour des formes plus évoluées de la pratique, ainsi la maîtrise des affects, le contrôle de soi, la maîtrise par le discernement des penchants biologiques spontanés et des habitudes, ces transformations du sujet ne concernent pas directement l’ensemble de sa personnalité, elles peuvent plutôt avoir d’excellents effets dans le travail, sur les qualités d’observation, d’habileté, d’application, d’endurance, qualités nécessaires pour maîtriser la transformation matérielle de l’objet naturel, mais ces transformations du sujet sont sans influer sur le reste de la vie du sujet, même si elles sont porteuses de possibilités.

Si l’acte décisif du sujet est sa position téléologique et sa réalisation, le facteur catégoriel décisif de ces actes comporte l’émergence d’une pratique déterminée par le devoir.

Le facteur immédiatement déterminant de toute action visant une réalisation est le devoir, ne serait-ce que parce que chaque étape de la réalisation est déterminée par le fait de savoir si et comment elle permet d’atteindre l’objectif.

Dans le déterminisme biologique normal, causal, le passé détermine le présent.

L’adaptation à l’environnement modifié se déroule selon une nécessité causale, les propriétés du passé réagissant en se conservant ou en se transformant.

La fixation de l’objectif retourne la direction de la détermination.

Le but dans la conscience précède sa réalisation, et dans le processus qui mène à la réalisation, chaque étape, chaque mouvement est dirigé par l’objectif choisi, et donc par le futur.

La causalité posée est la mobilisation des enchaînements causaux laissés à leur mouvement propre afin de permettre la réalisation du but fixé à l’origine.

Le travail est un processus causal téléologiquement dirigé, perfectionné, concrétisé, différenciant l’emploi de forces naturelles au service du travail.

Cette action déterminée par le futur est, du point de vue du sujet, une action dirigée par le devoir d’atteindre l’objectif.

La position de la causalité consiste dans la connaissance des chaînes causales et des relations causales qui sont susceptibles, pour peu qu’elles soient judicieusement choisies et orientées, d’accomplir le but fixé.

Une chaîne ininterrompue d’alternatives apparaît nécessairement, dans laquelle le choix, l’option en faveur de chacune des alternatives est déterminé par le futur, par l’objectif à réaliser.

La connaissance adéquate de la causalité, la position adéquate de la causalité sont déterminées par le but, c’est-à-dire qu’une observation adéquate et une pratique adaptée peuvent avoir des résultats désastreux s’ils ne correspondent pas à l’objectif.

Un reflet adéquat de la réalité est une condition indispensable du fonctionnement approprié du devoir, mais le devoir n’est efficace que s’il favorise réellement la réalisation de l’objet du devoir.

Par conséquent le reflet exact de la réalité et la réaction appropriée à la réalité ne suffisent pas.

La justesse ou l’erreur du choix d’une alternative dans le processus de travail est jugé à partir du but et de sa réalisation.

Dans l’interaction entre le devoir et le reflet de la réalité, entre la téléologie et la causalité posée, le devoir est le moment dominant.

La pensée idéaliste analyse en termes gnoséologiques ou logiques les manifestations les plus intellectualisées des catégories, ignorant la genèse de ces catégories et l’orientation ontologique qu’elles permettent.

Ne prenant en compte que les formes de la pratique sociale éloignées de l’échange de la société avec la nature, les formes les plus hautes de la morale, ignorant les médiations qui relient ces formes avec leurs formes originelles, la pensée idéaliste invente des oppositions strictes entre formes originelles et formes évoluées, avec l’élaboration artificielle d’une sphère du devoir, de la valeur, opposée au fantasme de l’être purement naturel de l’homme, alors que l’homme, comme le devoir, est un être social.

Le matérialisme vulgaire ignore le rôle du devoir dans l’être social, ce qui renforce la fétichisation.

La nécessité, la raison morale perd son caractère de « si …, alors », seul capable de le concrétiser, pour apparaître comme un pur absolu, avec un devoir totalement coupé des alternatives concrètes, les alternatives étant des incarnations, adaptées ou inadaptées, de commandements absolus, de lois transcendantes de ce qui doit arriver, des impératifs, des règles désignées par des devoirs, exprimant la nécessité de l’action, une volonté abstraite.

Les tentatives concrètes des hommes n’adhèrent que par hasard à la volonté abstraite.

Les préceptes pratiques ne sont pas des lois, car il leur manque la nécessité qui, pour être pratique, doit être indépendante des conditions sociales.

Dans le travail, la nature du but, de l’objet, des moyens détermine aussi la nature du comportement subjectif.

Du point de vue du sujet, seul est réussi un travail accompli sur la base de l’objectivité la plus soutenue, la subjectivité devant jouer un rôle productif utile, les qualités d’observation, d’habileté, d’application, d’endurance du sujet étant importantes quant au déroulement du processus de travail, des capacités orientées vers l’extérieur, sur la maîtrise pratique, sur la transformation matérielle de l’objet naturel.

Si le devoir sollicite l’intériorité du sujet, ce n’est que pour que les transformations intérieures deviennent le support d’une maîtrise accrue de l’échange matériel avec la nature.

Le contrôle de soi, effet du devoir dans le travail, la maîtrise par le discernement de ses penchants biologiques spontanés, de ses habitudes est régulé et dirigé par une objectivité du processus fondée dans l’être naturel de l’objet, des moyens, etc.

Cette objectivité régule la dimension du devoir qui agit sur le sujet et le modifie, c’est donc le comportement effectif du travailleur qui joue un rôle décisif, tandis que ce qui se déroule dans le même temps subjectivement ne produit pas nécessairement d’effets.

Si le devoir éveille et favorise les qualités qui deviennent décisives pour des formes plus évoluées de la pratique, ainsi la maîtrise des affects, ces transformations du sujet ne concernent pas directement l’ensemble de sa personnalité, elles peuvent avoir d’excellents effets dans le travail sans influer sur le reste de la vie du sujet, même si elles sont porteuses de possibilités.

Quand l’objectif est d’influencer d’autres hommes pour qu’ils réalisent certaines positions, la transformation des autres devient un devoir, l’objet d’une position.

18. La valeur, sa fétichisation quand on exagère son objectivité, sa réduction à une évaluation subjective, et la destruction de son caractère unitaire en ne retenant que les valeurs spirituelles ou les valeurs matérielles immédiates.

L’objectif du travail , le devoir (comme régulateur du processus de travail) et le produit du travail doivent être conformes à certaines valeurs (la valeur influence la détermination légitime ou illégitime de l’objectif et l’évaluation valide ou vaine du produit).

Le devoir de réaliser un objectif suppose que celui-ci a une valeur, et un objectif a de la valeur s’il est capable de fixer à l’homme au travail le devoir de réaliser cet objectif conformément à cette valeur.

La valeur d’usage d’un objet d’usage considère celui-ci comme un produit du travail, ou comme base d’un travail ultérieur, c’est-à-dire comme un objet susceptible de fixer à l’homme un devoir d’en faire un objectif et de le réaliser, un objet en rapport avec une position téléologique, un objet utile, propre à satisfaire des besoins de façon plus ou moins médiatisée (l’évaluation subjective d’utilité, de justesse ou de fausseté ne fait que rendre consciente l’utilité objective).

La valeur d’usage est une forme de matérialité sociale commune à toutes les formations sociales et tous les systèmes économiques, même si ses manifestations concrètes ne cessent de se modifier.

Pour la religion, l’objet et la valeur de l’objet sont objectifs comme résultats du travail du créateur (la fétichisation de la valeur consiste à exagérer son objectivité), tandis que pour l’opposition antireligieuse la valeur de l’objet est le résultat d’un acte subjectif d’évaluation, un même objet pouvant être à la fois bon, mauvais ou indifférent (un objet de haine a pour valeur d’être mauvais, un objet de désir est bon, un objet de mépris est insignifiant, sans valeur). Pour nier la valeur comme moment unitaire réel de l’être social, en dépit de ses changements au cours de l’évolution de la société, les uns n’attribuent une valeur qu’aux valeurs spirituelles tandis que les autres n’attribuent une valeur qu’aux valeurs matérielles immédiates.

Le devoir concerne des objectifs de valeur, c‘est-à-dire qu‘on ne peut pas choisir n‘importe quel objectif. De même, on n‘évalue pas n‘importe comment un produit réalisé, un résultat de travail. Le but du travail comme le produit du travail doivent être conformes à certaines valeurs.

Inversement, la valeur ne peut se déduire directement des propriétés naturelles d’un objet, même si presque tous les objets d’usage peuvent être considérés, directement ou indirectement, comme des valeurs d’usage, c’est-à-dire des produits d’un travail concret. La valeur existe, se concrétise, se matérialise, par exemple sous forme de valeur d’usage, seulement si elle peut fixer à l’homme un devoir de réaliser un objectif conforme à cette valeur, en l‘occurrence fabriquer cette valeur d‘usage.

La valeur d’usage n’est pas la simple résultante d’actes d’évaluation subjectifs. La valeur d’usage a un caractère objectif qui tient à son utilité pour des buts déterminé concrets, à son caractère propre ou impropre à satisfaire les besoins.

Le problème du devoir en tant que catégorie de l’être social est lié à celui de la valeur. De même que le devoir, comme facteur déterminant de la pratique subjective dans le travail, ne peut jouer ce rôle spécifique essentiel que dans la mesure où ce qui est visé a de la valeur, de même la valeur se matérialise dans le travail seulement si elle peut fixer à l’homme au travail le devoir de réaliser conformément à cette valeur.

Tandis que la valeur influence la détermination de l’objectif et l’évaluation du produit réalisé, définissant le résultat final du travail comme valide ou vain, le devoir est le régulateur du processus de travail.

La valeur ne peut se déduire directement des propriétés naturelles d’un objet.

Lorsque le besoin de l’homme n’est pas médiatisé par le travail, une valeur d’usage peut ne pas être le produit d’un travail, ainsi l’air, le sol vierge, les prairies naturelles, les bois sauvages, mais peut représenter cependant une valeur, comme base d’un travail ultérieur, comme possibilité pour la création de produits du travail, si bien que toutes les valeurs d’usage peuvent être considérées comme produit concret du travail, de la transformation des objets et des conditions, des propriétés des éléments naturels, avec un recul progressif des limites naturelles au fur et à mesure que se socialise toujours plus de travail.

La valeur d’usage est une forme de matérialité sociale dont le caractère social se fonde sur le travail.

Les valeurs d’usage sont une forme de matérialité sociale qui se distingue des autres catégories économiques dans la mesure où, en tant qu’objectivation de l’échange matériel de la société avec la nature, cette forme de matérialité sociale est une caractéristique commune à toutes les formations sociales, à tous les systèmes économiques.

Considérée dans cette dimension universelle, elle n’est soumise à aucune transformation historique, même si ces manifestations concrètes ne cessent de se modifier.

La valeur d’usage a un caractère objectif, même si, de plus en plus, de nombreuses valeurs d’usage ne servent à la satisfaction directe des besoins que de manière très médiatisée.

Le caractère objectif de la valeur d’usage tient à son utilité, une utilité pour des buts déterminés concrets, une utilité objective de la valeur d’usage, même si l’utilité a un caractère téléologique.

La valeur d’usage n’est donc pas seulement la simple résultante d’actes d’évaluation subjectifs, ceux-ci ne faisant que rendre consciente l’utilité objective de cette valeur d’usage.

Le critère de justesse ou de fausseté de ces actes d’évaluation subjectifs est dans la valeur d’usage objective.

La nature ne connaît pas l’utilité.

On ne peut déterminer comme utilité le mode d’être d’un objet qu’en rapport avec une position téléologique.

Dans la théologie, l’utilité du lièvre est de servir de nourriture au renard. Les propriétés d’un objet sont attribuées à son engendrement par le créateur. Les valeurs et les biens sont objectifs en ce sens qu’ils résultent du travail du créateur.

L’opposition antireligieuse met l’accent sur les actes subjectifs d’évaluation. Un objet d’appétit et de désir est bon, un objet de haine et d’aversion est mauvais, un objet de mépris est sans valeur, insignifiant.

Une seule et même chose peut-être bonne, mauvaise ou indifférente.

Les deux courants stigmatisent les systèmes de valeurs réellement existants comme dénués de valeur ou insignifiants et n’attribuent une validité axiologique qu’aux valeurs spirituelles les plus subtiles ou aux valeurs matérielles immédiates, car il s’agit de nier le caractère unitaire en dernière instance de la valeur comme moment réel de l’être social, en dépit de ses changements structurels qualitatifs au cours de l’évolution de la société.

Dans le travail, comme production de valeurs d’usage, l’alternative entre ce qui est propre ou impropre à satisfaire les besoins, autrement dit le problème de l’utilité, se pose en tant qu’élément actif de l’être social.

L’objectivité de la valeur implique une approbation de la position téléologique adéquate.

La justesse de la position, en présupposant que sa réalisation sera également correcte, signifie une réalisation concrète de la valeur.

La fétichisation de la valeur consiste à exagérer son objectivité, comme la fétichisation de la raison exagère la raison.

Le produit peut être mesuré à l’aune de la position.

La preuve et la vérification de l’existence objective et de la validité de la position se fait en examinant, selon la relation si-alors, si le besoin est satisfait.

La valeur n’est pas constituée par des actes d’évaluation.

La valeur qui naît dans le processus de travail acquiert une objectivité sociale, et c’est cette objectivité qui décide si l’alternative dans la position et dans sa réalisation est conforme à cette valeur, c’est-à-dire juste et valide.

19. L’économie a une fonction ontologique fondatrice.

L’économie est le résultat des positions individuelles et de leurs réalisations : l’individu est à l’origine de l’économie puisque celle-ci répond à ses besoins, et à son arrivée puisque l’économie enrichit l’individu de produits utiles et de capacités et qualités personnelles.

La valeur d’usage se généralise et s’abstrait en valeur d’échange : l’économie devient fondatrice de la totalité sociale comme formation sociale concernant les domaines extraéconomiques (l’utilité de la valeur s’étend à la maîtrise de la totalité de la vie humaine), même si dans le travail le comportement individuel doit être strictement économique et oublier les finalités humaines.

La division du travail suscitée par la valeur d’échange produit le calcul du temps dans la société comme chez l’individu (le temps devient une valeur).

Les individus ne perçoivent plus la totalité ni même les conséquences de leurs décisions, ils ne peuvent pas faire naître la valeur économique à partir de laquelle ils déterminent leur position.

Le système économique repose de plus en plus sur sa propre immanence : le comportement immédiat est orienté sur des objectifs économiques immanents et sur la recherche de moyens pour réaliser ces objectifs, avec l’intention d’humanisation de l’être humain.

Avec la progression de la socialisation de l’être social, l’être social en soi initial devient l’être social pour soi, toujours plus richement déterminé, être pour soi qui incarne l’humanité dans un individu toujours plus richement doté, selon une relation universelle entre le développement économique objectif et le développement de l’être humain individuel.

L’économie est le résultat de positions individuelles et de leurs réalisations sous forme d’alternatives, ce qui déclenche des chaînes causales aboutissant à un mouvement social complètement objectif, faisant face à l’homme de manière indépendante.

Les sujets à l’origine des positions et décisions alternatives non seulement ont du mal à percevoir les conséquences de leurs décisions mais n’arrivent à percevoir la totalité pour orienter leurs décisions qu’en fonction de valeurs objectives, dont ils ne sont pas sûrs et parfois non conscients.

La division du travail suscitée par la valeur d’échange produit l’économie du temps dans la société comme chez l’individu, un individu qui devient de plus en plus riche et développé.

L’homme, apparemment noyé dans la masse, est cependant au cœur de l’économie, à son début, car l’économie répond à des besoins, à son arrivée, puisque l’économie, en particulier par la transformation de la nature, enrichit l’homme de produits utiles, mais aussi de capacités et de qualités personnelles, en particulier la maîtrise des instincts et des affects naturels.

L’économie est fondatrice de la totalité sociale, dans la mesure où la valeur d’usage se généralise et s’abstrait en valeur d’échange, la maîtrise de la vie devenant universelle, concernant même les domaines extra économiques, constituant ainsi une formation sociale proprement dite, même si le comportement individuel dans le travail doit être strictement économique, oubliant les finalités humaines.

L’économie, même la plus complexe, est le résultat de positions individuelles et de leurs réalisations sous forme alternatives.

Les chaînes causales déclenchées aboutissent à un mouvement social.

Les sujets à l’origine des positions et décisions alternatives, à partir d’un certain stade d’évolution, ne peuvent plus percevoir la totalité pour orienter leurs décisions à partir des valeurs. Déjà ils ont du mal à évaluer les conséquences de leurs décisions. Ils ne peuvent faire naître la valeur économique, qui existe donc objectivement et à partir de laquelle se déterminent les positions individuelles orientées vers la valeur, même si ce n’est pas avec une certitude adéquate et avec une conscience adéquate.

La division du travail, médiatisée et suscitée par la valeur d’échange, produit d’elle-même des valeurs, produit le principe de la maîtrise du temps, de l’économie de temps, au travers de son utilisation optimale, répartition judicieuse du temps par la société comme par l’individu. L’économie du temps signifie en même temps une relation de valeur.

Le travail simple orienté seulement sur la valeur d’usage soumet la nature à l’homme, pour l’homme, aussi bien dans la transformation de la nature selon ses besoins que dans l’accession à la maîtrise de ses propres instincts et affects purement naturels et, par cette médiation, au commencement de la formation de ses capacités spécifiquement humaines.

L’orientation objective des lois économiques sur le gain de temps impose directement la division optimale du travail et entraîne l’apparition d’un être social toujours plus fortement socialisé, ce mouvement étant donc objectif, indépendant de la conscience de ceux qui y participent, un mouvement de l’être en soi initial des catégories sociales vers un être pour soi de la société évoluée, être pour soi abouti, toujours plus richement déterminé, toujours plus effectif, être pour soi dont l’incarnation est l’être humain dans sa pratique sociale concrète, un homme qui incarne l’humanité dans ses actions et par ses actions, qui inscrit l’humanité dans la réalité.

Il y a donc une relation universelle entre le développement économique objectif et le développement de l’être humain.

La pratique économique est accomplie par l’homme dans des actes alternatifs, mais sa totalité forme objectivement un complexe dynamique, dont les lois excèdent la volonté de l’individu et lui font face en tant que réalité sociale objective, avec toute la dureté qui caractérise la réalité, des lois qui ne cessent pourtant pas de produire et reproduire l’homme social à un niveau toujours plus élevé, de produire et reproduire aussi bien les relations rendant possibles le haut développement de l’homme que l’homme lui-même, les capacités qui transforment ses possibilités en réalité.

L’homme est le début et la fin, l’initiateur et le résultat final de l’ensemble du processus économique.

Il apparaît noyé dans la masse de ce processus et il l’est en tant qu’individu, mais il n’en constitue pas moins le cœur réel du processus.

La forme originelle du travail, qui pose l’utilité comme valeur de son produit, vise la satisfaction des besoins, mais aussi déclenche chez l’homme qui l’accomplit un processus orienté vers le développement réel de son évolution, si bien que, déjà à ce stade, la valeur économique s’élève.

À partir de là, l’utilité de la valeur est élevée vers l’universalité, s’étendant à la maîtrise de la totalité de la vie humaine, tandis que l’utilité devient toujours plus abstraite avec la valeur d’échange qui prend peu à peu un rôle dominant.

Ce développement conduit à l’édification de formations véritablement sociales comme le capitalisme ou le socialisme, la socialité de la production faisant naître un système économique reposant sur sa propre immanence, dans lequel une pratique réelle, plus exactement le comportement immédiat nécessaire, n’est plus possible qu’orienté sur des objectifs économiques immanents et sur la recherche de moyens pour réaliser ces objectifs, sans oublier que tout acte économique, du travail originel jusqu’à la production purement sociale, a pour fondement l’intention de l’humanisation de l’être humain, de sa genèse à son plein déploiement.

L’économie, comme forme de l’être, a une fonction ontologiquement fondatrice, dans une relation qui n’est ni réversible, ni réciproque.

20. Apparition de la lutte des classes et de la conflictualité des valeurs.

Les valeurs, qui décident de la justesse du choix entre les alternatives économiques évaluées positivement ou négativement ou entre les alternatives morales qui rejettent toute évolution économique destructrice de la vie sociale et individuelle et qui font la profession de foi de l’intégrité morale de la personne humaine, ont une genèse socio-historique et comportent des valeurs économiques fondatrices et des valeurs dérivées, liées aux valeurs économiques tout en étant autonomes (par exemple les valeurs du droit) : les valeurs, catégories évoluées, médiatisées et complexes ne se déduisent donc pas logiquement en une hiérarchie conceptuelle systématique puisqu’elles ont une genèse socio-historique, et elles ne sont pas des produits mécaniques des catégories élémentaires qui les fondent selon une hiérarchie fausse et prétendument ontologique n’accordant une existence qu’aux catégories élémentaires.

Dans les formes évoluées de la vie sociale (où les alternatives, qui sont des positions téléologiques qui transforment la nature et qui sont orientées sur les valeurs d’usage, sont complétées par les alternatives dont l’objectif est d’influer la conscience d’autres hommes pour leur faire accomplir des positions téléologiques souhaitées) les lois font de l’antagonisme et des phénomènes conflictuels de la société de classes le fondement de l’évolution : l’appartenance de classe et la participation à la lutte des classes déterminent des décisions alternatives qui portent sur un choix entre des valeurs qui s’opposent, prenant la forme de conflits de devoirs insolubles (dans le domaine économique il faut noter la complexité de la valeur et des positions de valeur, et dans les domaines extra-économiques apparaissent des valeurs spécifiques et relativement autonomes).

Comme l’évolution dans l’économie n’est pas dans sa totalité téléologiquement posée, bien que cette évolution soit fondée sur les positions téléologiques particulières des individus, apparaissent des oppositions entre le progrès économique objectif et ses conséquences pour l’homme.

Les valeurs ne constituent pas un système logique déduit d’un concept général, ni une hiérarchie ontologique accordant aux seules catégories élémentaires une existence, elles ont une genèse socio-historique, avec des valeurs économiques fondatrices et des valeurs dérivées, ainsi les valeurs du droit, valeurs hétérogènes, autonomes tout en étant liées aux valeurs économiques.

Les valeurs décident de la justesse du choix entre les alternatives.

Dans la forme simple du travail, il est facile de distinguer les alternatives économiques, évaluées positivement ou négativement, la sphère économique étant considérée comme une seconde nature, et les alternatives morales, où on rejette toute évolution économique destructrice de la vie sociale et individuelle et où on fait la profession de foi de l’intégrité morale nécessaire de la personne humaine.

Dans les formes plus évoluées de la vie sociale, il y a un enchevêtrement des positions téléologiques et des valeurs, et surtout les lois font de l’antagonisme et des phénomènes conflictuels, c’est-à-dire de la société de classes, le fondement de l’évolution générale, l’appartenance de classe et la participation à la lutte des classes déterminant profondément les décisions. Les alternatives orientées sur la réalisation de valeurs prennent la forme de conflits de devoirs insolubles, les alternatives portant sur un choix entre des valeurs qui s’opposent entre elles.

À l’intérieur d’une sphère d’être, il faut comprendre la genèse des catégories pratiques ou théoriques, ici les valeurs, les plus évoluées, les plus complexes, les plus médiatisées, à partir des catégories élémentaires qui leur servent de base, en évitant toute déduction logique des catégories à partir de leur concept général compris abstraitement, car on prêterait à des relations et des propriétés qui se fondent ontologiquement sur une genèse socio-historique l’apparence d’une hiérarchie conceptuelle systématique, comme en évitant de considérer les catégories complexes comme des produits mécaniques des catégories élémentaires qui les fondent, ce qui construit une hiérarchie fausse, prétendument ontologique, n’accordant une existence qu’aux catégories élémentaires.

En ce qui concerne la relation de la valeur économique aux autres valeurs de la pratique sociale, ainsi qu’au comportement théorique qui leur est le plus étroitement lié, nous savons que la valeur est liée au caractère d’alternative de la pratique sociale. Les alternatives dans le travail et dans la pratique économique sont orientées sur les valeurs, des valeurs qui décident, dans leur objectivité à l’intérieur de l’être social, de la justesse ou de la fausseté des décisions entre alternatives orientées sur la valeur.

Les alternatives originelles dans le travail simplement orienté sur les valeurs d’usage sont des positions téléologiques qui transforment la nature. Les alternatives du travail des étapes plus évoluées ont pour objectif premier d’influer sur la conscience d’autres hommes pour leur faire accomplir les positions téléologiques souhaitées. L’économie socialement développée comporte des positions de valeur des deux sortes, d’où une complexité de la valeur et des positions de valeur dans le domaine de l’économie.

Dans les domaines extraéconomiques, certains modes de la pratique sociale comme le droit se sont autonomisés pour devenir des formes de médiation régulant au mieux la reproduction sociale.

La sphère juridique dépend de l’économie tout en lui étant hétérogène, ce qui permet la spécificité et l’objectivité de la valeur.

De plus, les positions purement économiques, lors de leur réalisation pratique, suscitent et développent des capacités humaines, ou leurs possibilités, chez les individus, dans leur relation entre eux, conséquences dépassant largement le domaine économique pur.

Comme l’évolution dans l’économie n’est pas, dans sa totalité, téléologiquement posée, bien que cette évolution soit fondée sur les positions téléologiques particulières des individus, apparaissent des oppositions entre le progrès économique objectif et ses conséquences pour l’homme, les conséquences de l’économie déterminantes pour la vie.

Dans le cas du travail comme simple échange matériel avec la nature, on peut facilement distinguer les alternatives économiques, évaluées positivement ou négativement comme succès ou échec, et les alternatives humaines et morales. Dans ce cas, le processus économique, dans son objectivité, agit comme une seconde nature et les alternatives des individus se concentrent totalement ou principalement sur le domaine proprement économique.

Dans l’économie évoluée, où les alternatives vont au-delà de l’échange avec la nature, non seulement les lois immanentes de l’économie font apparaître une contradiction entre le processus économique objectivement progressiste et nécessaire, l’essence objective du processus, et ses manifestations humaines et sociales, ses manifestations dans la vie des hommes, avec le refus de cette évolution et la profession de foi envers l’intégrité morale de l’espèce humaine, mais ces lois font de l’antagonisme, des phénomènes conflictuels, de la société de classes, le fondement de l’évolution générale, l’appartenance de classe et la participation à la lutte des classes déterminant profondément les décisions vitales des individus.

Les alternatives orientées sur la réalisation de valeurs prennent la forme de conflits de devoirs insolubles du fait que le conflit ne se joue pas au sein d’une valeur reconnue, pour déterminer une décision, mais concerne des valeurs concrètes, à la validité concrète, qui déterminent la pratique, l’alternative portant sur un choix entre des valeurs qui s’opposent entre elles.

21. La puissance relative de la raison morale : les individus ne sont pas dirigés par des prescriptions mais, de manière plus ou moins consciente, par des valeurs et des intentions à l’origine de devoirs, valeurs qui sont un élément moteur de l’évolution sociale.

Même si les hommes ne choisissent pas les circonstances dans lesquelles ils définissent leurs positions réalisant des valeurs, la raison morale n’est pas impuissante, les valeurs ne sont pas inapplicables ou éternellement relatives, comme si les prescriptions et les interdits devaient nécessairement diriger les individus.

Les hommes, dans les mythes, les figurations poétiques, la tradition orale, maintenant la continuité et le souvenir de la vie, se donnent des modèles, avec des héros qui répondent de manière positive ou négative à des alternatives, à des valeurs, à des épreuves, à des questionnements, des modèles qui sont à chaque fois interprétés et adaptés à la réalité.

Les valeurs déterminent des positions diverses qui visent l’essentiel ou l’éphémère, qui favorisent ou entravent le progrès, si bien qu’il faut à chaque fois choisir entre les valeurs au fondement de l’alternative envisagée.

Les valeurs se manifestent de manière plus ou moins consciente quand l’homme répond de manière plus ou moins juste aux alternatives posées par les possibilités de l’évolution sociale, par l’ici et maintenant socio-historique, par les besoins sociaux du moment : elles sont une relation entre l’objectif, les moyens et l’individu, elles ont donc un existence sociale naissant directement de la personnalité même de l’homme, mais une existence comportant un élément de possibilité puisque les valeurs ne déterminent que le champ d’action des alternatives concrètes et une orientation dans la solution aux questions contenues dans ces alternatives.

La maîtrise de l’homme sur ses affects, obtenue dans le travail, est une des valeurs, une valeur objective qui a une existence sociale, même si elle n’est pas consciente.

Les valeurs sont objectives dans la mesure où elles sont des éléments moteurs de l’évolution historique, et elles se manifestent par un devoir auquel il est nécessaire de se conformer, par une intention de décision.

Il n’y a pas d’impuissance absolue de la raison morale face à la réalité (avec une relativité éternelle des valeurs ou un édifice rationnel des valeurs inapplicable ou la nécessité des prescriptions et des interdits pour diriger autoritairement les individus), il y a simplement une impuissance relative, dans la mesure où les hommes ne choisissent pas les circonstances dans lesquelles ils définissent leurs positions réalisant des valeurs, dans lesquelles ils font l’histoire, mais les hommes ont un champ de possibilités de décisions, il peuvent faire des choix entre les alternatives.

Les hommes se donnent des modèles, des exemples de réactions, de réponses, de solutions à des alternatives, dans les mythes, les figurations poétiques, la tradition orale, les héros qui répondent de manière positive ou négative à des alternatives, à des questionnements, à des valeurs, à des épreuves. Il s’agit de reproduire sa vie, de maintenir une continuité, une persistance et un souvenir, mais en adaptant à chaque fois le modèle à la réalité présente, en l‘interprétant.

Les valeurs sont le moteur de l’évolution historique. Elles se manifestent par le devoir auquel il est nécessaire de se conformer. Les valeurs peuvent déterminer des positions dont les objectifs vont dans les directions et les niveaux les plus divers, des positions qui visent l’essentiel ou l’éphémère, des positions qui visent à favoriser ou à entraver le progrès, si bien qu’il ne s’agit pas seulement d’accepter ou de refuser une valeur donnée, il s’agit aussi de choisir une ou plusieurs valeurs au fondement de l’alternative envisagée, il s’agit de déterminer les raisons qu’on a de choisir telle position à l’égard des valeurs.

La conception relativiste et tragique selon laquelle le pluralisme conflictuel, inséparable des valeurs, est aux fondements de la pratique de l’homme dans la société, participe de l’empirisme relativiste selon lequel les manifestations du monde phénoménal se présentent comme persistance dans l’immédiateté, et d’un édifice rationnel inapplicable, une hiérarchie de valeurs hyper-logicisée, l’ensemble donnant l’impression d’une impuissance de la raison morale face à la réalité.

Les idées récentes sur l’être ont détruit la conception statique, immuable, de la substance, si bien qu’il faut reconnaître son caractère essentiellement dynamique. La substance, comme ce qui est, dans le changement perpétuel des choses, susceptible, en se transformant soi-même, de se préserver dans sa continuité, comme préservation dynamique de soi, n’est pas liée à une éternité.

Les substances ne se conservent dynamiquement que pendant la durée de leur existence, entre leur naissance et leur disparition.

Dans la praxis, comme complexe fondamental de l’être social, toute valeur authentique est un facteur important.

L’être de l’être social se conserve comme substance dans un processus de reproduction qui est un complexe et une synthèse d’actes téléologiques qui ne peuvent être séparés de l’approbation ou du refus d’une valeur.

Si toute position pratique vise une valeur positive ou négative, si les hommes font eux-mêmes leur histoire, ils ne peuvent pourtant la faire dans des circonstances qu’ils ont eux-mêmes choisies, les positions qui réalisent les valeurs surgissant directement du changement structurel ininterrompu de l’être social.

Les hommes répondent eux-mêmes, de manière plus ou moins consciente, de manière plus ou moins juste, aux alternatives concrètes posées par les possibilités de l’évolution sociale, ce qui suppose l’existence implicite de valeurs.

Ainsi, la maîtrise de l’homme sur ses affects, maîtrise comme résultat bénéfique du travail, est une valeur, mais une valeur impliquée déjà dans le travail et pouvant se réaliser socialement sans acquérir nécessairement d’emblée une forme consciente, sans manifester sa nature de valeur chez l’homme qui travaille, une valeur qui est un moment de l’être social, une valeur donc réellement existante et efficiente, même si elle est inconsciente ou partiellement consciente.

Dans son caractère ontologique et social réel, la valeur est une relation sociale entre l’objectif, les moyens et l’individu, la valeur est donc une existence sociale, mais une existence comportant un élément de possibilité puisque la valeur ne détermine que le champ d’action où se résolvent les alternatives concrètes, qui ont un contenu social et individuel et une orientation dans la solution aux questions contenues dans ces alternatives.

Dans les actes qui accomplissent la valeur, l’être en soi de la valeur se déploie et s’élève à un être pour soi authentique.

La réalisation de la valeur dans la pratique humaine, indispensable pour la réalité de la valeur, est indissolublement liée à cette pratique humaine.

Les alternatives, fondements de la pratique humaine, ne sont pas isolables réellement de la décision individuelle et des valeurs, comme ensemble des possibilités réelles de réaction à un ici et maintenant socio-historique.

Les décisions, qui réalisent les possibilités réelles, en affirmant ou en niant les valeurs, ont une exemplarité positive ou négative, qui se conserve sous forme de tradition orale ou de figuration poétique et artistique, avec des héros mythologiques qui répondent de manière positive ou négative à des alternatives de la vie, à des valeurs, préservation et exemplarité de solutions personnelles aux alternatives, permettant la reproduction de cette vie.

La préservation par le mythe n’est possible que si le mythe peut être soumis à de nouvelles interprétations, c’est-à-dire transformé dans son utilisation comme modèle de la pratique, car cela concerne une action orientée sur une alternative sociale qui se conserve dans son importance essentielle pour l’être social, alternative individuelle et non prescription ou interdit, ce qui manifeste que la valeur concernée naît directement de la personnalité de l’homme, du noyau de l’espèce humaine.

Cette valeur est un rapport social, car l’interprétation de l’alternative est ancrée dans les besoins sociaux du moment, et ne correspond pas forcément à une vérité historique.

Les valeurs sont objectives dans la mesure où elles sont des éléments moteurs de l’évolution historique. Souvent en opposition avec leur base économique ou entre elles, exprimant par là l’unité contradictoire du processus socio-historique, leur existence se manifeste par un devoir auquel il est nécessaire de se conformer.

Le processus socio-historique se construit par l’addition causale de positions téléologiques alternatives, les facteurs qui fondent ou font obstacle à ce processus étant constitués de positions téléologiques alternatives dont la valeur est déterminée par leur intention, objectivée dans la pratique, intention visant l’essentiel ou l’éphémère, intention favorisant ou entravant le progrès, intention dans les directions et les niveaux les plus divers, cette pluralité, cette relativité permettant que l’alternative de la pratique ne s’exprime pas seulement par l’acceptation ou le refus d’une valeur donnée, mais aussi par le choix de la valeur au fondement de l’alternative et des raisons pour lesquelles telle position est prise à l’égard de la valeur.

Comme l’évolution économique forme objectivement l’épine dorsale du progrès effectif, les valeurs se rapportant au travail sont décisives.

Ce sont les déterminations vitales objectivement sociales qui sous-tendent l’intention de la décision, et par conséquent la valeur qui se réalise dans la pratique a un caractère social objectif.

Certaines valeurs sociales requièrent un appareil institutionnel, celui du droit, de l’État, de la religion. Certaines valeurs ont pour support des objectivations du reflet de la réalité, etc.

22. Distance du sujet par rapport à l’objet.

Dans la communication humaine, ce qui est désigné est détaché de l’immédiateté, comme indépendant, distant, séparé par des médiations, et également distingué de tout autre chose qui peut être désignée, chaque chose étant ainsi désignée par un signe distinct pouvant être utilisé sans la présence de la chose et indépendamment du sujet particulier qui l’utilise (le langage exprime pour chaque locuteur son éloignement de l’immédiateté c’est-à-dire la distance intellectuelle vis-à-vis des objets et vis-à-vis de soi-même – le langage permet la communication de la distance intellectuelle vis-à-vis des objets comme patrimoine commun, il différencie immédiateté et médiatisation dans leur coexistence, leur corrélation, leur succession ou leur hiérarchie – ainsi que, du fait de l’articulation précise du temps dans le langage, la succession des opérations).

Le travail intercale les moyens entre l’immédiateté naturelle ou sociale du besoin exprimé par le but et l’immédiateté sociale du résultat : comme dans le langage, le travailleur comme sujet se distancie de l’objet concret, un objet qui se distancie de son concept, ce qui permet la compréhension de l’objet et sa maîtrise.

L’animal a quelque chose à dire, à communiquer, mais il ne détache pas ce quelque chose de son existence immédiate, de son immédiateté, en posant ce quelque chose comme indépendant de lui, distant de lui, séparé de lui par des médiations, en s’efforçant, de plus, de désigner chacune de ces choses devenues indépendantes de façon distincte grâce à des signes différents, des signes qui peuvent être utilisés dans des contextes différents, si bien que le signe se sépare aussi bien de l’objet particulier qu’il désigne que du sujet particulier qui l’utilise.

Le travail médiatise la satisfaction, en intercalant les moyens entre l’immédiateté naturelle ou sociale du besoin exprimé par le but ou l’objectif de travail et la réalisation finale, le résultat, le produit du travail qui donne satisfaction, et qui constitue une nouvelle immédiateté de nature sociale.

La fabrication d’armes constitue un travail qui intercale entre le besoin et sa satisfaction toute une série de médiations, toute une série de positions, et dans ce cas on peut distinguer des objectifs immédiats et des objectifs lointains, qui font l’objet de médiations plus éloignées.

Le langage permet de communiquer comme patrimoine commun la distance intellectuelle vis-à-vis des objets et vis-à-vis de soi-même, il permet d’exprimer la succession des opérations

Comme phénomène directement issu du travail, notons l’apparition du rapport sujet-objet et la distanciation nécessaire mise en œuvre réellement du sujet par rapport à l’objet, distanciation qui engendre le langage.

Il ne suffit pas d’avoir quelque chose à se dire, d’avoir à communiquer un danger, une nourriture, un désir.

L’homme parle toujours au sujet de quelque chose de défini qu’il détache de son existence immédiate en posant l’objet comme indépendant de lui et aussi surtout en s’efforçant de désigner chaque objet de façon distincte grâce à des signes qui peuvent être utilisés dans des contextes entièrement différents.

Ce qui est représenté dans le signe verbal se sépare des objets qu’il désigne et du sujet qui l’exprime, il devient l’expression intellectuelle pour tout un groupe de phénomènes, qui peut être utilisé de façon analogue dans d’autres circonstances par d’autres sujets.

Chez l’animal, on ne parle de sujet et d’objet que par extrapolation, car les contenus de communication sont liés aux situations concrètes déterminées des participants, bien qu’il s’agisse d’un être vivant concret qui s’efforce de communiquer à propos d’un phénomène concret, selon une communication liée à une situation de manière précise.

La position simultanée du sujet et de l’objet dans le travail, et celle dans le langage, produisent une distanciation du sujet par rapport à l’objet et, inversement, une distanciation de l’objet concret par rapport à son concept, ce qui permet la compréhension de l’objet et sa maîtrise.

Cette distanciation dans le travail et le langage se différencie.

Même le travail élémentaire réalise une relation entre l’immédiateté du besoin, du but et la médiation des moyens, toute satisfaction étant médiatisée.

Chaque produit du travail possède pour l’homme qui l’utilise une immédiateté qui n’est plus naturelle. Faire cuire de la viande est une médiation, manger la viande cuite est aussi immédiat que de la manger crue, même si la première manière est sociale et la dernière naturelle.

Le travail ne cesse d’insérer des séries de médiations entre l’homme et les objectifs immédiats qu’il s’efforce finalement atteindre, d’où une différenciation entre les objectifs immédiats et ceux qui font l’objet de médiations plus éloignées. La fabrication d’armes nécessite toute une série de positions téléologiques diverses et hétérogènes entre elles.

Ce comportement de différenciation entre immédiateté et médiatisation dans leur coexistence, dans leur corrélation, dans leur succession ou dans leur hiérarchie, s’étend à la société toute entière.

La prise de distance intellectuelle vis-à-vis des objets qu’autorise le langage permet de communiquer la distanciation réelle ainsi apparue et l’établit comme possible patrimoine commun d’une société.

L’articulation précise du temps dans le langage aide à la succession des opérations.

23. Il n’y a pas de dualisme de la conscience et du corps (la conscience, même si elle est autonome, prend sa naissance dans le corps : il n’y a pas d’âme), et il y a un sens à la vie (le salut n’est pas dans l’au-delà).

L’objectif de travail est présent dans la conscience avant et pendant la réalisation : la conscience a donc un rôle actif (ce n’est pas un épiphénomène biologique mais un fait objectif de l’être social) comme support des positions téléologiques pratiques, tout en étant liée à la reproduction biologique du corps.

Grâce au travail, l’homme maîtrise son corps, une partie de sa conscience, ses habitudes, ses instincts, ses affects.

Si la conscience est indépendante dans le complexe d’une personnalité à un moment donné, elle a une origine dans l’être organique, et donc n’est pas autonome au sens ontologique (le fonctionnement autonome au sein du complexe ne suffit pas comme preuve de l’indépendance de la conscience).

À première vue, la conscience et son support substantiel qu’on appelle l’âme sont indépendants du corps, ont une existence autonome puisque le corps exécute des positions téléologiques déterminées par la conscience, puisque la conscience maîtrise toutes les dimensions du sujet humain tout en prenant une distance critique vis-à-vis de lui-même (le rêve, la magie, la religion vont jusqu’à créer des êtres transcendants, tandis que l’âme devient autonome par la mort)), mais l’autonomie doit se déduire d’une genèse ontologique et pas seulement de son fonctionnement autonome au sein du complexe (contre le dualisme de l’étendue et de la pensée, du phénomène et de l’essence, de l’apparaître et de l’être, de la conscience d’un côté et du corps et ses affects spontanés de l’autre côté, il faut affirmer que l’autonomie de la conscience n’est qu’une apparence, un phénomène, une manifestation).

Du point de vue ontologique objectif, on a l’unité de l’être de la conscience et de l’être du corps (remarquons que l’existence du corps est possible sans conscience, ce qui ne contredit pas le rôle de la conscience à l’égard du corps).

Quand le sens de la vie ne consiste pas à se conformer aux prescriptions de la société (l’homme est préoccupé du salut de la patrie, il affronte la mort et l’irrationalité du destin, ne demandant que la reconnaissance de sa dignité et des prières pour la victoire), l’homme, pour préserver l’intégrité d’une personnalité pourvue de sens, cherche un sens à sa vie, et en cas d’échec de cette recherche il est en face du problème de l’absence de sens ou de l’insignifiance de sa vie, vivant une existence solitaire fragmentaire, discontinue, sans perspective, exigeant le salut de son âme dans un au-delà de béatitude ou de damnation, selon une pseudo-ontologie qui projette la téléologie sur le monde extérieur, la signification de la vie individuelle apparaissant comme un moment de cette téléologie.

Grâce au travail, l’homme parvient à la maîtrise de lui-même, à la maîtrise de ses habitudes, de ses instincts, de ses affects, d’une partie de sa conscience.

Dans la conscience, l’objectif de travail est présent avant la réalisation, mais aussi à l’occasion de chaque mouvement pendant la réalisation, avec la nécessité de vérifier de manière critique et consciente à chaque fois. La conscience est donc un facteur actif essentiel de l’être social, elle est le support des positions téléologiques pratiques, tout en étant liée à la reproduction biologique du corps.

La conscience n’est pas autonome au sens ontologique, car si on peut constater son indépendance dans le complexe d’une personnalité à un moment donné, il faut prouver l’émergence de cette indépendance, et alors on constate que la conscience a une origine dans l’être organique.

On parle souvent du sens de la vie en relation avec une vision téléologique de la nature et de l’histoire

Le travail transforme la nature de l’homme par le fait surtout que ce dernier parvient à une maîtrise de lui-même, maîtrise du corps et d’une partie de la conscience, des habitudes, des instincts, des affects.

L’objectif est présent dans la conscience avant sa réalisation matérielle, mais aussi chaque mouvement, et sans cesse l’homme doit vérifier de manière critique et consciente la réalisation de son programme.

Du point de vue d’une ontologie objective, la conscience n’est plus un épiphénomène biologique, elle est un facteur actif essentiel de l’être social, comme support des positions téléologiques pratiques, sans cesser d’être liée à la reproduction biologique du corps (selon la dépendance du système le plus évolué et le plus complexe à l’existence, à la reproduction de ce qui le fonde d’en bas).

Le corps apparaît comme un organe d’exécution des positions téléologiques déterminées par la conscience, une conscience (et son support substantiel qu’est l’âme) qui, pour diriger le corps, doit être, dans sa substance, indépendante du corps, doit être de nature qualitativement différente, doit posséder une existence autonome.

Pour autant qu’un être puisse être autonome, ce qui n’est jamais le cas que relativement, cette autonomie doit se déduire de sa genèse ontologique, le fonctionnement autonome au sein du complexe ne suffisant pas comme preuve.

Cette preuve ne peut être apportée, uniquement dans le contexte de l’être social et donc de manière relative, que pour l’être humain dans sa totalité, comme personnalité, et jamais pour le corps ou la conscience chacun pour soi, considérés isolément, puisque, du point de vue ontologique objectif, on a l’unité de l’être de la conscience et de l’être du corps.

Au plan ontologique, l’existence du corps est possible sans conscience, ce qui ne contredit pas le rôle autonome, conducteur, planificateur de la conscience à l’égard du corps.

Dans la vie quotidienne, l’image intellectuelle que l’homme a de lui-même est d’un intérêt vital.

L’action autonome de la conscience, la nature des positions téléologiques qui procèdent de la conscience, le contrôle conscient des réalisations de ces positions sont des faits objectifs de l’être social et de l’ontologie.

La conscience conçoit sa propre autonomie vis-à-vis du corps comme une vérité ontologique absolue, l’autonomie, comme apparence, comme phénomène, comme manifestation, fait ontologique non contestable, est considérée comme fondée directement et adéquatement dans la chose elle-même, dans la conscience considérée comme fait ontologique autonome, introduisant ainsi un dualisme ontologique dans ce qui est un complexe unitaire, le dualisme de l’étendue et de la pensée, du phénomène et de l’essence, de l’apparaître ou de l’apparence et de l’être, comme si l’apparence n’était pas une manifestation nécessaire de l’être.

Dans la nature, la vie, la naissance, la mort sont appréhendées en dehors de tout sens, ni pourvues ni dépourvues de sens.

L’homme peut chercher un sens à sa vie, et en cas d’échec de cette tentative de chercher un sens à sa vie, se pose le problème de l’absence de sens.

Dans les sociétés primitives, une vie pourvue de sens est une vie qui se conforme aux prescriptions de la société.

Dans nos sociétés, l’homme conduit sa vie individuellement de telle sorte qu’elle soit pourvue de sens ou de telle sorte que cette vie soit abandonnée à l’insignifiance.

L’âme est alors considérée comme autonome par rapport au corps et aussi par rapport aux affects spontanés.

La conscience de la dimension du sens de la vie est une réalité socialement reconnue du fait de la mort et d’autres faits immuables de la vie, ce qui n’implique pas forcément le dualisme du corps et de l’âme, mais souvent, dans la volonté de préserver une intégrité de la personnalité pourvue de sens, comme problème important de la vie sociale, quand la téléologie de la vie quotidienne se projette spontanément sur le monde extérieur, l’enchaînement téléologique se couronnant dans la béatitude du ciel, dans l’immatérialité extatique ou dans le néant salvateur, la signification de la vie individuelle apparaît comme un élément, comme un moment d’une œuvre de rédemption téléologique du monde, cette pseudo-ontologie, cette interprétation ontologiquement fausse d’un fait élémentaire de la vie humaine, semblant répondre aux besoins de préserver l’intégrité de sa personnalité.

Tout au long de l’histoire, on peut retracer le motif de la maîtrise de la conscience qui pose des buts sur toutes les autres dimensions du sujet humain et le motif de la distance critique qu’acquiert de ce fait la conscience de l’homme vis-à-vis de sa propre personne, motifs qui ont leur origine dans le travail.

À la suite des expériences du travail conscient, l’autonomie de l’âme devient un point fixe des représentations, les expériences oniriques, les expériences de la magie et des religions peuvent alors être l’occasion d’élaborer intellectuellement des êtres transcendants.

C’est dans le travail que naît l’autonomie objectivement réelle, mais ontologiquement relative, de la conscience par rapport au corps, en même temps que l’apparence de l’indépendance totale de cette conscience et du reflet de cette conscience comme âme dans les expériences vécues du sujet.

L’autonomie de l’âme peut recevoir une interprétation immanente ou transcendante.

Les représentations magiques sont souvent immanentes. Les forces inconnues de la nature doivent être maîtrisées par la magie de la même manière que les forces connues sont maîtrisées par le travail. Les mesures de protection contre les effets pernicieux des âmes rendues autonomes par la mort correspondent dans la structure aux positions téléologiques du travail.

L’exigence d’un au-delà dans lequel la vie fragmentaire, discontinue s’achève en béatitude ou damnation, salut de l’âme, correspond à une existence sans perspective. À l’opposé, le héros guerrier, préoccupé du salut de la patrie et non du salut de son âme, affronte la mort et l’irrationalité du destin, ne demande que la reconnaissance de sa dignité et des prières pour la victoire. Le fondement de ces phénomènes divers est dans le travail, sans que celui-ci puisse expliquer la diversité des conceptions.

24. Les libertés transforment les domaines de l’être social en déterminant l’objectif (déterminé lui-même par les besoins du moment) et les moyens d’atteindre cet objectif.

Le fondement ontologique de la liberté est le moment subjectif de la détermination du but et du choix des moyens c’est-à-dire du choix des séquences causales choisies pour être transformées en séquences causales posées : il y a toujours la volonté de transformer une réalité (le but de la transformation peut être la conservation de la réalité) qui peut être la conscience d’un autre ou de soi-même (il ne s’agit pas de délibérations, de projets ou de souhaits), il y a toujours un nouvel être qui n’est pas la conséquence de chaînes causales biologiques spontanées mais qui est posé par l’acte de la conscience, qui est le résultat d’actions consciemment décidées et exécutées.

La décision entraîne une période de conséquences limitant la liberté de décision, et cette décision ignore une partie au moins de ces conséquences, tandis que les décisions de la vie quotidienne, souvent inopinées, urgentes et suivant de prétendues motivations intérieures, ont des objectifs vagues, une conscience vague des besoins et une connaissance insuffisante des matériaux et des procédés.

La liberté est essentiellement la liberté de mouvement dans le matériau, matériau que constituent l’échange matériel de la société avec la nature et l’échange de la société avec l’être social (plus le sujet a la connaissance sur les rapports naturels et sociaux et sur les enchaînements causaux susceptibles d’être efficients, et plus il peut poser ces enchaînements causaux en enchaînements causaux posés, plus il a la maîtrise c’est-à-dire plus il a la liberté).

La liberté n’échappe jamais complètement à un certain déterminisme.

Il y a une liberté pour chaque domaine de l’être social parvenu à une autonomie relative (il n’y a pas de concept universel systématique de la liberté) : ainsi dans le travail simple, la liberté de mouvement dans le matériau consiste en la position d’un objectif déterminé par un besoin (détermination complexe quand il s’agit des mathématiques, de l’art, de l’architecture ou de la danse), et en la connaissance des rapports naturels, des enchaînements causaux pertinents.

Le fondement ontologique de la liberté est, dans le travail, le moment subjectif de la détermination du but, détermination qui a un caractère alternatif puisqu’il s’agit de choix entre plusieurs alternatives, d’une décision concrète entre plusieurs possibilités concrètes différentes, du choix entre plusieurs directions, mais c’est aussi le moment, à caractère alternatif aussi, du choix des moyens, du choix des séquences causales parmi toutes les séquences causales possibles permettant la réalisation du but, les séquences causales choisies devant être transformées en séquences causales posées.

Dans la liberté, il y a toujours la volonté de transformer la réalité, ce qui inclut la volonté de garder la réalité en l‘état, ce qui inclut la volonté de transformer la conscience d’un autre ou de soi-même, ce qui exclut les délibérations, les projets, les souhaits, qui n‘ont rien à voir avec le problème de la liberté.

La liberté est donc un acte de conscience d’où résulte un nouvel être, un être posé par cet acte de conscience.

La liberté n’échappe jamais au déterminisme, mais, par exemple, la satisfaction des besoins n’est pas la conséquence de chaînes causales biologiques spontanées, mais le résultat d’actions consciemment décidées et exécutées.

En particulier, pour ce qui concerne l’importance du déterminisme social, on doit être attentif à ces moments où la décision entraîne une période de conséquences limitant de manière importante la liberté de décision, jusqu’à contraindre le choix à une seule possibilité.

Toute décision est marquée par l’ignorance d’une partie au moins des conséquences de la décision, et en ce qui concerne les décisions de la vie quotidienne, l‘ignorance concerne aussi une partie plus ou moins importante des éléments de la situation et de tout ce qui détermine le choix (une alternative de la vie quotidienne a souvent des objectifs extrêmement vagues, par opposition à l’objectif concret et défini existant dans la pensée lors d’un processus de travail simple producteur de valeurs d’usage, où le sujet est uniquement déterminé par ses besoins et par la connaissance objective des matériaux et des procédés, les prétendues motivations intérieures du sujet ne jouant pratiquement aucun rôle).

Pour le travail simple, la liberté est la liberté de mouvement dans le matériau, ce qui veut dire que plus le sujet a la connaissance sur les rapports naturels et les enchaînements causaux susceptibles d’être efficients dans le processus de travail, plus il pourra poser ces enchaînements causaux naturels en enchaînements causaux posés, plus il aura la maîtrise, c’est-à-dire la liberté.

Remarquons que, dans tout processus de travail, le sujet est transformé par le travail, sur la base de ses facultés, en partie naturelles, en partie acquises par l’apprentissage, les facultés ainsi transformées constituant des possibilités, des facteurs du processus de travail.

Dans l’évolution des formes de liberté, le champ des décisions possibles comporte toujours des éléments naturels, le libre mouvement dans le matériau restant un facteur prédominant de la liberté, mais aussi de plus en plus d’éléments sociaux, le matériau dans lequel se mouvoir librement étant alors l’échange matériel de la société avec la nature ou l’échange de la société avec le processus de l’être social : la forme fondamentale de la liberté est conservée.

Dans les sciences mathématiques ou dans la production artistique, qui naissent à partir d’expériences de travail toujours plus fortement généralisées et transformées, le lien avec ces expériences de travail subsiste, lointainement ramifié, à titre de vérification ultime.

Si nous cherchons la genèse ontologique de la liberté dans le travail, nous partons du caractère alternatif de la détermination du but dans le travail. Lorsque la conscience décide, de manière alternative, l’objectif qu’elle fixe, et comment elle veut transformer les séquences causales nécessaires à sa réalisation en séquences causales posées, apparaît un complexe de réalité nouveau. La liberté est un acte de conscience dont résulte un nouvel être, posé par lui.

La base de la liberté, comme moment de la réalité, est une décision concrète entre plusieurs possibilités concrètes différentes.

De plus, la liberté est une volonté de transformer la réalité, ce qui peut inclure, dans certaines circonstances, le maintien de son état, ce qui implique que la réalité doit être conservée en tant que but de la transformation, même dans l’abstraction la plus extrême.

L’intention d’une décision qui vise, à travers des médiations, à modifier la conscience d’un autre ou la sienne propre, vise également un changement de cette sorte.

Tant qu’on ne peut identifier cette intention de transformer la réalité, des états de conscience telle que des délibérations, des projets, des souhaits, etc. sont sans rapport direct avec le problème réel de la liberté.

Contre l’antithèse entre liberté et déterminisme en termes de logique abstraite, on affirme que la liberté n’échappe jamais complètement à un certain déterminisme, l’être humain étant déterminé comme vivant en société et agissant socialement.

Dès le travail le plus simple, apparaissent certains points nodaux de décision. Le choix d’emprunter une direction plutôt qu’une autre peut entraîner une période de conséquences dans laquelle l’espace ouvert aux décisions se réduit considérablement, jusqu’à disparaître quasi totalement dans certaines circonstances.

Pour une conception concrète de la liberté, il est donc essentiel de savoir reconnaître ces points nodaux, pour ne pas se mettre dans une situation où on se voit contraint d’effectuer un mouvement donné, et seul possible.

Par ailleurs, la décision entre alternatives est marquée par l’inévitable ignorance de ses conséquences, ou du moins d’une partie d’entre elles.

C’est surtout la vie quotidienne qui pose continûment des alternatives, qui surgissent inopinément, et auxquelles répondre immédiatement est une exigence vitale, et la caractéristique fréquente de ce type d’alternative est que la décision à son égard est prise dans l’ignorance de la plupart des éléments, de la situation, des conséquences.

Mais même dans ce cas, la décision comporte un minimum de liberté, il s’agit ici d’un cas limite de l’alternative, et non d’un événement naturel déterminé par une causalité purement spontanée. Une alternative de la vie quotidienne de ce type a souvent des objectifs extrêmement vagues, par opposition à l’objectif concret et défini existant dans la pensée lors d’un processus de travail simple producteur de valeurs d’usage, où le sujet est uniquement déterminé par ses besoins et par ses connaissances des caractéristiques naturelles de l’objet, la connaissance objective des matériaux et des procédés, les prétendues motivations intérieures du sujet ne jouant ici pratiquement aucun rôle.

Le contenu de la liberté se différencie ici de celui des formes plus complexes.

Dans le problème de la liberté, il faut mettre en évidence la structure originelle, point de départ des formes ultérieures, ainsi que les différences qualitatives qui apparaissent d’elles-mêmes au cours du développement social et qui modifient la structure originelle.

La liberté est un phénomène multiforme, divers, ambigu. Chaque domaine singulier de l’être social parvenu à une autonomie relative engendre sa forme particulière de liberté, qui se voit à son tour soumise à des changements. Il n’y a pas de concept universel systématique de la liberté, il n’y a pas de solution aux questions ontologiques par des méthodes logiques ou gnoséologiques, il en résulte l’homogénéisation fausse souvent fétichisante de complexes d’être hétérogènes et l’emploi de formes complexes comme modèles des formes simples, ce qui rend impossible méthodologiquement la compréhension génétique des formes simples et l’évaluation correcte des formes complexes.

Dans le cas du travail simple, le contenu de la liberté peut se définir par l’affirmation que plus la connaissance acquise par le sujet des rapports naturels sera adéquate, plus grande sera sa liberté de mouvement dans son matériau, autrement dit, plus il aura une connaissance adéquate des enchaînements causaux efficients dans chacun des processus, plus il pourra les poser adéquatement en tant que causalités posées, et plus il aura assuré sa maîtrise, en d’autres termes plus il aura assuré la liberté qu’il peut atteindre ici.

Toute décision alternative forme le centre d’un complexe social, avec, parmi les composantes dynamiques, le déterminisme et la liberté.

La position d’un objectif, grâce auquel la nouveauté ontologique naît comme un être social, est un acte de la liberté naissante, puisque les voies et les moyens de la satisfaction des besoins ne sont plus les conséquences de chaînes causales biologiques spontanées, mais les résultats d’actions consciemment décidées et exécutées. Dans le même temps, inséparablement, cet acte de liberté est directement déterminé par le besoin, par la médiation de toutes les relations sociales qui définissent les propriétés, les qualités de ce besoin. Dans la réalisation de l’objectif, le déterminisme et la liberté sont simultanés et interagissants. À l’origine, tous les moyens de réalisation de l’objectif sont fournis par la nature, cette matérialité déterminant l’ensemble des actes du processus de travail (qui se compose d’une chaîne d’alternatives).

L’être humain qui accomplit le processus de travail est transformé par le travail sur la base de facultés en partie naturelles, en partie résultant d’un apprentissage social, facultés constituant des possibilités, des facteurs du processus de travail.

De même que chaque alternative est concrète, de même la liberté qui s’exprime dans l’alternative doit, selon son essence ontologique, être concrète (et non abstraite et générale), constituant un champ des décisions au sein d’un complexe social concret comportant des éléments naturels et des éléments sociaux, et même si les éléments sociaux ne cessent de prendre de l’importance, la maîtrise de la nature doit rester déterminante, le libre mouvement dans le matériau restant le facteur prédominant de la liberté tant que la liberté existe dans les alternatives du travail.

Dans la naissance de la science mathématique ou de la géométrie à partir d’expériences de travail toujours plus fortement généralisées, le lien avec la position d’objectif concrète, particulière d’un travail particulier se relâche. Cependant, puisque ce lien a toujours dans cette position son application, lointainement ramifiée, dans le travail, à titre de vérification ultime, et puisque, même si c’est de manière très générale, l’intention ultime de transformer des rapports réels en rapports posés applicables à des positions ne subit pas de bouleversements, la forme de manifestations de la liberté caractéristique du travail, la liberté de mouvement dans le matériau, ne subit pas de bouleversement fondamental.

Dans le domaine de la production artistique, la situation est analogue, bien que la relation directe avec le travail y soit souvent moins évidente. Les taches vitales des semailles, de la récolte, de la chasse ou de la guerre se transforment en danses, en architecture, etc.

La réalisation directe dans le travail est soumise à des médiations variées.

Le matériau dans lequel se mouvoir librement apparaît comme forme de la liberté n’est plus simplement la nature, mais déjà l’échange matériel de la société avec la nature, ou même le processus de l’être social. La forme fondamentale de la liberté est conservée.

25. La nécessité des rapports doit être prise en compte dans la définition de la liberté, mais la liberté doit aussi tenir compte de la totalité de la réalité et pas seulement de la nécessité des rapports.

La liberté doit prendre en compte non seulement la nécessité mais la réalité (il ne faut pas surestimer la nécessité, par exemple en l’identifiant à la détermination, dans une universalisation rationaliste, car on ne perçoit alors pas que la réalité est une catégorie privilégiée comme incarnation ontologique de la totalité réelle de toutes les catégories modales) : dans le travail, l’homme réel est face à la réalité des matériaux, des processus, des circonstances, une réalité à utiliser au profit de l’objectif fixé et qui n’est pas épuisée par la nécessité des rapports déterminés.

Il n’y a donc pas d’antithèse entre la liberté et la nécessité (l’extension ontologiquement illégitime du concept de téléologie à la nature et à l’histoire, qui empêche de saisir le saut de l’humanisation, pense définir ce saut par cette antithèse, une antithèse qui suppose abstraitement qu’existe une liberté abstraite sans nécessité est une nécessité abstraite sans liberté, alors que la liberté est toujours concrète et que la nécessité n’est pas simplement détermination par le dehors mais nécessité intérieure, liberté).

La conception téléologique de la nature et de l’histoire considère que la nécessité est « aveugle » tant qu’elle n’est pas comprise (en réalité un processus causal naturel peut être transformé en processus posé, et en ce cas il cesse d’être aveugle) et, brouillant tout, que l’animal a perdu sa liberté ou qu’il ne l’a pas encore conquise.

La nécessité, comme catégorie modale que la liberté doit prendre en compte, n’est qu’un élément de la réalité, réalité comme totalité de toutes les catégories modales, totalité que le travail transforme. La liberté est souvent associée à la nécessité.

Nous savons que la nécessité, comme relation « si…, alors », comme loi toujours concrète, fait l’objet d’une surestimation logiciste, jusqu‘à être identifiée à la détermination, concept plus vaste et au demeurant flou. La nécessité n‘est qu‘un élément, certes très important, du complexe de réalité.

Il ne faut pas négliger les rapports de la liberté à la modalité totale de la réalité.

De même, le travail est orienté sur la réalité, sur toute la réalité, la réalisation du travail n’étant pas seulement le produit réel que l’homme réel impose dans son combat avec la réalité, mais aussi une nouveauté ontologique dans l’être social, par opposition à la simple transformation des objets dans les processus naturels. L’homme réel, dans le travail, est face à la réalité qui entre en ligne de compte pour le travail, la réalité des matériaux, des processus, des circonstances, une réalité que le travailleur veut utiliser au profit de l’objectif qu’il s’est fixé et qui n’est pas épuisée par la nécessité des rapports déterminés.

La catégorie de réalité est une catégorie privilégiée, spécifique, elle n’est pas simplement l’une des catégories modales, mais l’incarnation de la totalité réelle de toutes les catégories modales.

L’identification de la détermination, du déterminisme avec la nécessité, dont la nature ontologique est celle de la relation « si …, alors », comme loi toujours concrète, constitue une universalisation rationaliste, une surestimation du concept de nécessité.

D’autre part, l’extension ontologiquement illégitime du concept de téléologie à la nature et à l’histoire empêche de saisir adéquatement le saut de l’humanisation de l’homme, et l’antithèse entre nécessité et liberté, censée mettre en relief la nouveauté de l’humanisation, affaiblit cette nouveauté, non seulement quand elle projette dans la nature une téléologie qui est le présupposé ontologique de la liberté mais aussi quand elle voit dans cette antithèse une carence de la nature et des catégories naturelles.

Un processus causal dont nous avons compris les lois, la nécessité, cesse d’être impossible à maîtriser. En soi, rien n’est changé dans le processus causal naturel, mais il peut être transformé en processus que nous posons et en ce sens il cesse d’être « aveugle », selon le sens métaphorique dans la phrase « tant qu’elle n’est pas comprise, la nécessité est aveugle », mais selon une conception téléologique de la nature et de l’histoire. Selon cette même conception, on dira que l’animal est non libre, c’est-à-dire qu’il a perdu sa liberté ou qu’il ne l’a pas encore conquise, alors que l’animal est au-delà de l’antithèse entre libre et non libre.

Si on identifie nécessité et détermination, concept flou dans sa généralité, si on transpose par l’abstraction dans le registre métaphysique la nécessité, la liberté et leurs rapports réciproques, qui perdent tout sens concret, les deux concepts se dégradant en représentations inauthentiques qui s’identifient, de manière cosmique, la liberté sans nécessité ou la nécessité sans liberté étant considérée comme détermination abstraite, non vraie, la liberté authentique étant concrète, en tant que déterminée de manière éternelle, nécessaire, tandis que la nécessité authentique n’est pas simplement extérieure, détermination par le dehors, mais nécessité intérieure, liberté.

Il ne suffit pas de dire que la liberté de la volonté est la faculté de décider en connaissance de cause, il faut tenir compte des autres catégories ontologiques que celles de liberté et de nécessité, une catégorie de nécessité qui a fait l’objet d’une exagération logiciste. Il ne faut pas accorder une signification exagérée à la catégorie de nécessité, car on ne perçoit pas que la réalité est une catégorie privilégiée, spécifique, et en conséquence on néglige l‘examen des rapports de la liberté à la modalité totale de la réalité. La réalité n‘est pas simplement l‘une des catégories modales, mais l’incarnation ontologique de la totalité réelle de toutes les catégories modales.

Dans ce cadre, la nécessité, comprise comme relation « si …, alors », comme loi toujours concrète, n’est qu’un élément, certes très important, du complexe de réalité. Et le travail, le processus téléologique posé qui le constitue, est orienté sur la réalité, sur toute la réalité, sa réalisation n’est pas seulement le produit fini réel que l’homme réel impose dans son combat avec la réalité, mais aussi la nouveauté ontologique dans l’être social par opposition à la simple transformation des objets dans les processus naturels. L’homme réel, dans le travail, est face à toute la réalité qui entre en ligne de compte pour le travail. La réalité, la réalité des matériaux, des processus, des circonstances que le travailleur veut utiliser au profit de l’objectif qu’il s’est fixé, n’est pas épuisée par la nécessité des rapports déterminés.

26. Les possibilités latentes (qui n’ont rien à voir avec la nécessité) sont des éléments de la réalité dont la liberté doit tenir compte.

Le travail transforme certaines propriétés latentes d’un objet (des propriétés qui sont objectivement présentes, qui font partie de l’être de l’objet) de possibilités en réalité, mais d’autres possibilités latentes restent latentes : il ne s’agit donc pas de nécessité.

Chez le travailleur, certaines de ses possibilités latentes se révèlent dans le travail, par les manipulations et les gestes, comme des facultés.

Un objet a des propriétés objectivement présentes, qui font partie de l’être de l’objet, mais qui, la plupart du temps, restent latentes, comme simples possibilités. L’objet pourra être utilisé grâce à certaines de ces propriétés, le travail transformant les possibilités existant dans la nature en réalité. Les possibilités latentes restent latentes sans le processus de travail, il ne s’agit donc pas d’un type de nécessité. Chez le sujet qui travaille, il y a des possibilités latentes qui se révèlent comme facultés, par l’exercice, les gestes, la manipulation, le travail

Il y a les possibilités latentes. Tout travail présuppose que l’homme ait identifié l’adéquation de certaines propriétés d’un objet à l’objectif qu’il vise, des propriétés qui sont objectivement présentes, qui font partie de l’être de l’objet, mais qui, la plupart du temps, restent latentes dans son être naturel en tant que le simples possibilités. Telle chose naturelle a certaines propriétés objectives qui font qu’elle pourra, façonnée d’une certaine manière, être utilisée comme outil.

Tout travail serait vain sans changement de possibilités existantes dans la nature en réalité. Il ne s’agit pas d’un type de nécessité, mais de possibilités latentes qui resteraient éternellement latentes sans le processus de travail. Il y a aussi le moment de la métamorphose du sujet qui travaille, l’éveil chez lui de possibilités, des possibilités qui, par le travail, par les gestes, par les manipulations, par l’exercice de ces gestes et de ces manipulations, deviennent des facultés.

27. La liberté doit tenir compte du hasard.

Le travailleur tient compte en permanence des hasards : il élimine, compense ou pallie les conséquences des hasards défavorables et exploite les hasards favorables

Le hasard est un élément de la réalité dont la liberté doit tenir compte.

Le travailleur doit tenir compte en permanence des hasards, des circonstances très hétérogènes, des configurations fortuites. Il élimine, compense ou pallie les conséquences des hasards défavorables, il exploite les situations et circonstances fortuites pour augmenter la productivité et faire des découvertes.

Il y a aussi le hasard, dans un sens positif ou dans un sens négatif.

L’hétérogénéité ontologique de l’être naturel implique que toute activité rencontre constamment des hasards, des circonstances très hétérogènes.

Pour que la position téléologique puisse se réaliser avec succès, il faut que le travailleur en tienne compte en permanence. Il élimine, compense ou pallie les conséquences de hasards défavorables Certaines configurations fortuites permettent d’augmenter la productivité ou même de faire des découvertes. Des situations défavorables fortuites peuvent donner lieu à des réalisations remarquables, si on sait exploiter les circonstances défavorables dues au hasard.

28. Le libre mouvement dans la matière.

Si la réalité est connue dans toutes ses formes catégorielles et si la mise en œuvre est correcte on peut parler du libre mouvement dans la matière.

Il n’y a de libre mouvement dans la matière que si la réalité est connue dans toutes ses formes catégorielles modales et si la mise en œuvre est correcte.

La définition de la liberté comme « nécessité reconnue » se précise ainsi dans le cas du travail.

Le libre mouvement dans la matière n’est possible que lorsque la réalité est correctement connue dans toutes ses formes catégorielles modales, et correctement mise en œuvre dans la pratique.

Il est nécessaire, du point de vue d’une ontologie critique impartiale, d’examiner les contenus réels qui sous-tendent les enchevêtrements dialectiques.

29. La manipulation de la science et son rejet de l’ontologie.

Au début, les intentions de connaître se concentrent sur ce qui est connaissable immédiatement.

Avec un développement encore insuffisant du travail et des sciences, les généralisations doivent s’adapter aux représentations ontologiques magiques et religieuses.

Contre une science véritable universelle, une recherche autonome scientifiquement productive et une connaissance de l’être, la théorie de la manipulation « scientifique » consciente de la science affirme ériger des barrières aux généralisations et approfondissements ontologiques et limiter la science à la manipulation pragmatique des faits et des lois connues, ce qui implique une opposition au développement purement scientifique dont l’organisation, le planning et le travail en équipe doivent être orientés vers la technologie : les limites de cette manipulation, à qui on ne peut reprocher une méconnaissance de la réalité (elle s’enracine aussi dans le développement des forces productives et dans les nouvelles formes du besoin religieux), expliquent que la liberté n’est pas simplement la faculté de décider en connaissance de cause.

Dans le domaine de la connaissance, la divergence entre le développement possible vers une science universelle et la simple manipulation technologique constitue une double tendance existant en soi toujours.

Au début, les intentions de connaître la nature se concentrent et se limitent à ce qui est connaissable immédiatement.

Avec le développement du travail et l’apparition corrélative des sciences, les généralisations doivent s’adapter aux représentations ontologiques possibles, magiques puis religieuses, une véritable étude ontologique de l’être étant réciproquement freinée par le faible développement du travail et des connaissances, d’où une dualité entre, d’une part, une rationalité parfois très développée, mais limitée, et, d’autre part, des généralisations de certains aspects et des applications à la connaissance du monde.

La théorie de la manipulation de la science, censée être la seule position scientifique, affirme que la science doit se limiter à la manipulation pragmatique des faits et des lois connues, c’est-à-dire doit s’interdire tout approfondissement et généralisation ontologiques, ce rejet d’une ontologie réelle s’accompagnant d’une opposition au développement purement scientifique, dont l’organisation est désormais orientée vers la technologie. On ne peut reprocher à la manipulation des connaissances d’ignorer ce dont elle parle, de ne pas s’intéresser à la connaissance matérielle, on peut par contre lui reprocher son orientation sur un pragmatisme immédiat, aussi solidement fondé soit-il sur le plan logique. Cette manipulation conduit ontologiquement à une impasse.

Il ne suffit donc pas de dire que la liberté est la faculté de décider en connaissance de cause.

La divergence entre un développement possible des connaissances issues du travail vers une science véritable universelle, et une simple manipulation technologique, divergence existant depuis le début dans la connaissance de la nature visée par le travail, double tendance existant en soi toujours, semble perdre de son actualité dans la période de la Renaissance et l’essor de la pensée scientifique au XIXe siècle.

En raison des connaissances générales très restreintes des premiers hommes sur les lois qui régissent les phénomènes naturels, les intentions de connaître la nature se concentrent et se limitent à l’îlot de ce qui est connaissable immédiatement.

Quand le développement du travail conduit au début des sciences, les généralisations ont dû s’adapter aux représentations ontologiques, magiques puis religieuses, alors possibles.

Le faible développement du travail et des connaissances fait obstacle à une véritable étude ontologique de l’être.

D’où une dualité entre, d’une part, une rationalité limitée, même si elle était parfois concrètement très développée dans le travail lui-même, avec les opérations mathématiques très évoluées, les observations astronomiques relativement précises, et, d’autre part, l’élaboration et l’application du savoir à la connaissance du monde, les généralisations de certains aspects de la réalité, par exemple l’astrologie.

Cette dualité entre en crise, à l’époque de Copernic, Kepler, Galilée, avec l’apparition de la théorie de la manipulation « scientifique » consciente de la science, selon laquelle la science, par principe, se limite à une manipulation pragmatique des faits et des lois connus, cette tentative semblant en échec du fait de l’avancée des sciences naturelles et de leur généralisation en une conception scientifique du monde.

Au début du XXe siècle, le positivisme se rattache à la théorie de la manipulation de la science censée être la position scientifique, contre celle de Galilée. La maîtrise de la nature, avec son extension sans limite, érige des barrières à un approfondissement et à une généralisation ontologique du savoir, qui doit maintenant se défendre non contre des fantasmagories magiques ou religieuses, mais contre la réduction sur la base de sa propre universalité pratique.

Dans cette antinomie entre la connaissance de l’être et sa pure manipulation, la manipulation s’enracine matériellement dans le développement des forces productives et idéologiquement dans les nouvelles formes du besoin religieux, une manipulation qui ne se limite plus au simple rejet d’une ontologie réelle, mais qui s’oppose pratiquement au développement purement scientifique. Les nouvelles formes d’organisation de la recherche scientifique, le planning, le travail en équipe, sont orientées surtout vers la technologie, faisant obstacle à la recherche autonome scientifiquement productive.

On ne peut reprocher à la manipulation des connaissances d’ignorer ce dont elle parle, de ne pas s’intéresser à la connaissance matérielle, on peut par contre lui reprocher l’objectif qu’elle vise, les orientations de la connaissance factuelle sur un pragmatisme immédiat, aussi solidement fondé soit-il sur le plan logique. Cette manipulation conduit ontologiquement à une impasse.

30. Les nouvelles formes de liberté (en particulier la liberté qui consiste à prendre position vis-à-vis du processus social en approuvant ou refusant sans souvent connaître avec certitude les moyens admissibles dans un contexte de société contradictoire de classes).

Quand la position téléologique n’est plus orientée sur une transformation d’objets naturels ou sur l’application de processus naturels mais sur l’incitation d’autres hommes à accomplir des positions définies ou sur son propre comportement ou sa propre vie intérieure, l’être humain qui agit se trouver confronté à une seconde nature, vis-à-vis de laquelle il doit tenter de changer le cours des choses en un cours posé, de lui imprimer sa volonté par la connaissance qu’il a de son essence, mais souvent il prend position vis-à-vis du processus général de la société ou certaines de ses parties en approuvant ou refusant sans chercher forcément à connaître, cette prise de position manifestant ainsi une nouvelle forme de liberté où l’attitude subjective joue un rôle qu’elle ne jouait pas dans le travail simple (la liberté se fonde sur les prises de position concernant le processus général de la société ou certaines de ses parties, une liberté qui ne se réduit plus au simple travail, au libre mouvement dans le matériau).

Quand la fixation d’objectifs répond à des intérêts de classe, on peut avoir des objectifs contradictoires dans la même société.

Le degré d’incertitude dans la position causale est très grand quand le matériau qu’il s’agit d’accomplir dans les moyens est constitué d’un ensemble non homogène et changeant de décisions alternatives.

Les nouvelles formes de liberté ne peuvent être déduites intellectuellement des anciennes dans la mesure où elles sont conditionnées seulement socialement et historiquement (l’objet et le moyen de la réalisation des positions téléologiques deviennent toujours plus sociaux, avec des intentions fortement sociales), et liées à un degré de développement de l’évolution sociale, mais, en dépit de leur complexité, leurs déterminations décisives sont nées génétiquement du processus de travail qui peut servir de modèle : les décisions alternatives humaines ne deviennent significatives dans le déclenchement des processus sociaux (la seconde nature) que si elles mettent en mouvement des séquences causales qui se déroulent selon leurs propres lois, plus ou moins indépendamment des intentions qui les ont posées (il s’agit toujours de changer le cours des choses, indépendant de la conscience, en un cours posé, de lui imprimer sa volonté par la connaissance de son essence) : la position téléologique se conserve de même que l’interaction du déterminisme et de la liberté.

Si la fixation d’objectif est le résultat d’alternatives nées d’une société de classes, chaque question appelle pour sa solution des orientations différentes selon les points de vue de classe à partir desquels on cherche à répondre (la question qui reste au premier plan pour chacun des protagonistes est celle de savoir si les moyens sont appropriés à la réalisation du but posé) : les contradictions entre la fixation d’objectif et les moyens de la réalisation correspondante s’aiguisent ; l’incertitude dans la connaissance des moyens est maximum : il n’y a plus de causalités naturelles agissantes par elles-mêmes sans modification, où il suffit de connaître ce qui, en elles, est durable et ce qui est soumis à des variations naturelles, mais un matériau constitué d’un ensemble non homogène et changeant de possibles décisions alternatives, et c’est ainsi que certains moyens qui paraissaient rationnellement adéquats révèlent leur échec complet : il est impossible d’établir a priori une liste rationnelle des moyens autorisés et des moyens inadmissibles.

La structure du travail change quand la position téléologique du sujet n’est plus orientée sur une transformation d’objets naturels ou sur l’application de processus naturels, mais sur l’incitation d’autres hommes à accomplir des positions définies ou sur son propre comportement ou sa propre vie intérieure.

L’être humain qui agit pratiquement dans la société se trouve confronté à une seconde nature, avec des lois « naturelles », immanentes, indépendantes de nos alternatives, vis-à-vis de laquelle il doit tenter de changer le cours des choses, indépendant de sa conscience, en un cours posé, de lui imprimer sa volonté par la connaissance qu’il a de son essence.

Mais souvent, lorsque l’homme intervient, il prend position vis-à-vis du processus général de la société ou certaines de ses parties en approuvant ou refusant sans chercher forcément à connaître, qu’il ait une conscience juste ou fausse, cette prise de position manifestant ainsi une nouvelle forme de liberté. L’attitude subjective joue un rôle qu’elle ne jouait pas dans le travail simple.

La fixation d’objectif peut répondre à des intérêts de classe, il peut donc y avoir des objectifs contradictoires dans la même société.

Le matériau de la position causale qu’il s’agit d’accomplir dans les moyens est constitué de possibles décisions alternatives, donc d’un ensemble non homogène, en outre soumis à des changements permanents, si bien que le degré d’incertitude dans la position causale est très grand, si bien que les tentatives pour maîtriser cette incertitude dans la connaissance des moyens sont assez problématiques

La structure originelle du travail change de manière essentielle dès que la position téléologique n’est plus orientée exclusivement sur une transformation d’objets naturels ou sur l’application de processus naturels, mais doit inciter d’autres hommes à accomplir à leur tour des positions définies.

Le changement est qualitativement encore plus décisif quand l’objet de la position devient pour l’homme son propre comportement ou sa propre vie intérieure.

Les nouvelles formes ne peuvent être déduites intellectuellement des anciennes. Ces nouvelles formes ont, à un moment donné, des manifestations concrètes seulement socialement et historiquement conditionnées. De plus, les formes générales, les essences de ces nouvelles formes sont liées à un degré de développement défini de l’évolution sociale.

Mais les déterminations décisives, en dépit de la complexité de la structure, des contradictions qualitatives dans l’objet, dans le but et les moyens de la position téléologique, sont nées génétiquement du processus de travail, qui peut servir de modèle pour la pratique sociale, même dans la question de la liberté.

Les différences décisives, qui peuvent aller jusqu’à l’antinomie, naissent de ce que l’objet et le moyen de la réalisation des positions téléologiques deviennent toujours plus sociaux. L’orientation exclusive sur la nature est remplacée par des intentions plus mélangées quant à leur objet, et toujours plus fortement sociales. Les processus sociaux, les situations, etc., sont en dernière instance déclenchés par des décisions alternatives humaines, mais ces décisions ne deviennent significatives que si elles mettent en mouvement des séquences causales qui se déroulent selon leurs propres lois immanentes, plus ou moins indépendamment des intentions qui les ont posées.

L’être humain qui agit pratiquement dans la société se trouve confronté à une seconde nature vis-à-vis de laquelle il doit tout d’abord, s’il veut la dominer efficacement, se comporter tout à fait comme avec la première nature, c’est-à-dire qu’il doit tenter de changer le cours des choses, indépendant de sa conscience, en un cours posé, de lui imprimer sa volonté par la connaissance qu’il a de son essence.

Dans le travail, l’être, le mouvement, etc. dans la nature sont strictement indifférents vis-à-vis de nos décisions. C’est exclusivement leur connaissance adéquate qui permet leur maîtrise pratique.

Dans la société, ce qui se produit obéit à des lois immanentes, « naturelles », indépendantes de nos alternatives, mais lorsque l’homme intervient activement dans ce déroulement, il prend position vis-à-vis du processus, il approuve ou il refuse. Peu importe si cette prise de position se fait avec une conscience juste ou fausse, consciemment ou inconsciemment. Jusqu’à maintenant, l’attitude intérieure, subjective, ne jouait pratiquement aucun rôle, mais dorénavant elle revêt une importance toujours plus grande, dans la mesure où la liberté se fonde pour une part importante sur les prises de position concernant le processus général de la société, ou certaines de ses parties. Ce nouveau type de liberté ne se laisse plus directement déduire directement du simple travail, ne se réduit plus seulement au libre mouvement dans le matériau.

Certes, la position téléologique, avec l’alternative qu’elle comporte, se conserve par essence dans toute pratique, de même que l’interaction intime et inséparable du déterminisme et de la liberté qui la caractérise subsiste dans tous les cas.

Le changement le plus significatif est celui qui se produit dans la relation entre les fins et les moyens. Au début, le rapport de contradiction potentielle entre la fin et le moyen se déploie extensivement et intensivement. Lorsque, dans l’objet de la fixation de l’objectif, ce n’est plus la transformation de la nature mais celle de l’homme qui constitue le moment dominant, la coexistence entre détermination par la réalité sociale et liberté dans la décision entre alternatives continue d’exister. Si l’alternative a un contenu juste ou faux, simplement déterminable par la connaissance, la fixation d’objectif n’est pas contestable.

Si la fixation d’objectif est le résultat d’alternatives nées d’une société de classe, chaque question appelle pour sa solution des orientations différentes selon les points de vue de classe à partir desquels on cherche à répondre. Au fur et à mesure du progrès de la socialisation de la société, ces alternatives, qui sont au fondement de positions alternatives, ne peuvent que croître. Les contradictions entre la fixation d’objectif et les moyens de la réalisation correspondante s’aiguisent jusqu’à se renverser en différences qualitatives.

Même dans ce cas, la question qui reste au premier plan est celle de savoir si les moyens sont appropriés à la réalisation du but posé. On n’a plus affaire à la connaissance de causalités naturelles agissantes par elles-mêmes sans modification, où il suffit de connaître ce qui, en elles, est durable et ce qui est soumis à des variations naturelles.

Le matériau des positions causales qu’il s’agit d’accomplir dans les moyens a désormais un caractère social, puisqu’il est constitué de possibles décisions alternatives, donc d’un ensemble non homogène, en outre soumis à des changements permanents, si bien que le degré d’incertitude dans la position causale est très grand. Bien qu’il existe dans l’histoire des décisions qui ont surmonté avec succès cette incertitude dans la connaissance des moyens, les tentatives de maîtriser cette incertitude par les méthodes de manipulation s’avèrent problématiques dans les cas complexes.

La contradiction entre la fixation d’objectif et l’efficacité durable des moyens consiste dans la situation où, d’un côté, certains moyens paraissent rationnellement adéquats à des objectifs déterminés mais révèlent leur échec complet, catastrophique, et, de l’autre côté, on constate qu’il est impossible d’établir a priori une liste rationnelle des moyens autorisés et des moyens inadmissibles.

31. Le rôle des motivations morales et de la liberté dans l’histoire comme réalité de l’être social.

Dans l’histoire comme réalité ontologique de l’être social, les motivations morales subjectives déterminent, en fonction des valeurs que l’on veut défendre, conserver ou promouvoir (des valeurs issues de l’évolution sociale, et non des entités spirituelles intemporelles ou des reflets subjectifs sur lesquels on ne peut influer), quels moyens sont appropriés, justes, répréhensibles.

Si la maîtrise de soi, comme liberté humaine, est constamment nécessaire dans toute pratique, inversement toute pratique produit le sujet comme membre de l’espèce humaine (la liberté est le fruit de l’activité) ainsi que l’espèce humaine elle-même, une espèce articulée d’hommes devenant des êtres sociaux.

Toute liberté prend racine dans la socialité de l’être humain, est le fruit de l’activité de l’homme, et a pour résultat la maîtrise par l’individu générique de sa propre singularité, de sa particularité purement naturelle (le travail est le modèle de toute liberté, mais il va au-delà de l’hominisation de l’être humain dans la mesure où il contribue à la reproduction sociale).

Les motivations morales de l’action sont des facteurs réels de l’être social (il ne faut pas absolutiser de manière idéaliste le comportement moral, il ne faut pas non plus le nier, au nom de la politique réaliste et du pragmatisme).

Ce sont ces motivations morales par exemple qui déterminent, en fonction des valeurs que l’on veut défendre, conserver ou promouvoir (des valeurs ayant une objectivité sociale, des valeurs issues de l‘évolution sociale, par conséquent des valeurs qu‘on ne doit pas absolutiser, qu‘on ne doit pas mettre au-dessus de la réalité comme des entités intemporelles et purement spirituelles, mais aussi des valeurs qu‘on ne doit pas considérer comme seulement subjectives, comme reflets subjectifs sans effectivité sociale, cette hypostase des valeurs comme leur subjectivation étant la non-reconnaissance de l‘histoire comme réalité ontologique de l’être social), quels moyens sont justes, quels moyens sont répréhensibles, si telle influence sur les hommes pour qu’ils décident de telle manière dans une alternative est appropriée à la réalisation de l’objectif. Il faut donc prendre conscience de l’importance des décisions et évaluations subjectives dans les alternatives, l’évolution sociale posant même parfois des tâches qui ne peuvent être résolues que par le renforcement des décisions subjectives.

La lutte pour surmonter la détermination naturelle jusqu‘à la maîtrise constante de soi, la maîtrise de ses caractéristiques issues de la nature, de ses instincts, de ses affects, de ses habitudes, la maîtrise de sa singularité naturelle, de sa particularité naturelle, à l’occasion de tout travail ou de toute position pratique d’un objectif, est nécessaire à l’efficacité de ce travail ou de cette pratique et constitue la véritable liberté humaine, et inversement, ce travail ou cette pratique produit le sujet, en tant que membre de l’espèce humaine, qu’il soit conscient ou non, ainsi que l’espèce humaine, dépassant le simple mutisme organique de l‘espèce.

Détacher la liberté du travail, l’homme n’étant pas jeté dans le travail mais jeté dans la liberté, n’étant pas condamné au travail mais condamné à la liberté, c’est soi-disant sauver la liberté, l’exalter, en la coupant de sa racine dans le travail, de sa racine dans la socialité de l’être humain, comme si la liberté n‘était pas le fruit de l‘activité.

Les motivations morales, éthiques de l’action des hommes doivent apparaître comme des facteurs réels de l’être social, agissant de manière plus ou moins effective à l’intérieur de complexes sociaux contradictoires mais unitaires dans leurs contradictions, facteurs jouant en particulier un rôle décisif pour déterminer si un moyen déterminé, en particulier une influence sur les hommes pour qu’ils décident de telle manière dans une alternative, est approprié à la réalisation d’un objectif, s’il est juste ou répréhensible.

La réalité sociale du comportement éthique dépend des valeurs, issues de l’évolution sociale, avec lesquelles il est associé et de sa relation avec leur conservation. Ce moment ne doit être ni absolutisé, de manière idéaliste, ni nié, de manière pragmatiste, façon realpolitik.

Il faut prendre conscience de l’importance des décisions subjectives dans les alternatives, ce qui ne relativise pas subjectivement l’objectivité du processus d’évolution : ce processus manifeste son immédiateté de manière socialement conditionnée et pose des tâches qui ne peuvent être entreprises et poursuivies que par le renforcement de l’importance des décisions subjectives

Les évaluations qui s’affirment au travers de ces décisions subjectives sont ancrées dans l’objectivité sociale des valeurs, dans leur importance pour l’évolution objective de l’espèce humaine, ces valeurs ou cette absence de valeurs, comme la durée et l’intensité de leur influence, étant le résultat de ce processus social objectif.

Ne pas voir que l’histoire est la réalité ontologique de l’être social, c’est soit hypostasier les valeurs pour en faire des entités intemporelles purement spirituelles, soit ne voir en elles que des reflets subjectifs de processus objectifs sur lesquels la pratique humaine ne peut influer.

En ce qui concerne les effets que le travail suscite chez celui qui l’exécute, la nécessaire maîtrise de soi, le combat constant contre ses instincts, ses affects, ses habitudes, contre ses caractéristiques héritées de la nature, il s’agit d’abord d’un problème d’efficacité, le travail ne pouvant être accompli avec succès, ne pouvant produire des valeurs d’usage, des choses utiles, que si ce contrôle de soi du sujet est permanent au cours du processus de travail comme à l’occasion de toute position pratique d’un objectif.

Mais aussi, déjà dans le travail, quel que soit le degré de conscience du sujet qui exécute le travail, ce sujet se produit lui-même en tant que membre de l’espèce humaine, et produit par conséquent l’espèce humaine elle-même.

Au-delà de la proportion entre les possibilités de réalisation des décisions dans la nature et celles dans la société, au-delà de la mesure du déterminisme dans chaque fixation d’objectif, dans chaque décision entre alternatives, la voie de la lutte pour surmonter la détermination naturelle par les instincts qui va jusqu’à la maîtrise consciente de soi, est la seule voie réelle pour une véritable liberté humaine.

Du point de vue ontologique et génétique, le dépassement du simple mutisme organique de l’espèce, sa poursuite dans le développement d’une espèce articulée des hommes devenant des êtres sociaux, ne fait qu’un avec la naissance de la liberté.

Une liberté exaltée où l’homme est jeté dans la liberté ou condamné à la liberté est une chimère. On ne peut sauver intellectuellement la liberté. Toute liberté prend racine dans la socialité de l’être humain, se développe à partir de cette socialité, fusse de manière sporadique.

La liberté véritable existe parce que l’homme s’est construit dans le travail, par le travail, en tant qu’être générique et social, parce que la liberté est le fruit de l’activité de l’homme. La liberté acquise dans le travail originel était primitive et limitée. La liberté la plus spiritualisée doit être conquise grâce aux mêmes méthodes que dans le travail le plus primitif, son résultat a le même contenu, à savoir la maîtrise par l’individu générique sur sa propre singularité, sur sa particularité purement naturelle. Le travail est le modèle de toute liberté.

Le travail, comme producteur de valeurs d’usage, est l’origine génétique de l’hominisation de l’être humain, mais il comporte, dans chacun de ses moments, des tendances réelles qui mènent au-delà. Ce modèle est une abstraction ignorant systématiquement l’environnement social qui apparaît en même temps. Cette abstraction doit être dépassée, pour aborder l’analyse de la dynamique fondamentale de la société, c’est-à-dire son procès de reproduction.

32. La reproduction de l’être social.

La force de travail produisant plus que ce qui lui est nécessaire pour sa reproduction (ce qui constitue le fondement du capitalisme, de la liberté et du loisir pourvu de sens), la reproduction dans l’être social se caractérise par son orientation vers le changement extérieur et intérieur, la modification des outils et des processus de travail en particulier.

Le travail est la base ontologique de l’être social.

La caractéristique de la reproduction dans l’être social est son orientation vers le changement, changement dont la raison ontologique objective est la propriété de la force de travail d’être une valeur d’usage qui produit plus que ce qui lui est nécessaire pour sa reproduction.

Le travail, en tant que catégorie développée de l’être social, ne peut accéder à son existence véritable et appropriée que dans un ensemble social processuel, qui se reproduit dans un processus. L’abstraction du travail se justifie car le travailleur revêt, quant à la spécificité de l’être social, une importance fondamentale fondatrice de toutes les déterminations. Tout phénomène social présuppose de ce fait le travail, comme base ontologique de l‘être social.

Les tendances à la reproduction de l’individu et de l’espèce dans la vie organique sont des reproductions au sens strict, spécifiques, c’est-à-dire des reproductions du processus de vie qui fait l’être biologique d’un être vivant (seules les transformations radicales de l’environnement occasionnent des changements radicaux de ce processus).

La reproduction dans l’être social est principalement orientée sur le changement, intérieur et extérieur, avec la modification des outils et des processus de travail correspondant à des changements qualitatifs, des sauts.

La raison ontologique objective de ce changement réside en ce que le travail possède la possibilité de produire davantage qu’il n’est nécessaire à la simple reproduction de la vie du travailleur. Cette valeur d’usage de la force de travail est le fondement du capitalisme et de la possibilité de la liberté et du loisir pourvu de sens dans le socialisme.

33. Le langage.

Le langage, nécessité du travail, de la division du travail, de la collaboration et de la coopération, fixe les connaissances acquises, exprime les objets et les relations existants, exprime les réactions diverses et changeantes des êtres humains à ces objets et relations, joue un rôle dans les positions qui visent à inciter d’autres hommes à réaliser certaines autres positions.

Le langage naît du travail et de la division du travail, de la nécessité d’un médium de communication pour toutes les formes de division du travail, d’une communication précise entre les hommes réunis pour une coopération dans le travail. Il permet de fixer les connaissances, d’exprimer les objets, les relations, en particulier les objets et relations nouvelles à propos desquelles il doit sans cesse s‘enrichir, il permet d’exprimer les réactions des êtres humains à ces objets et relations et joue un rôle très important dans les positions qui visent à inciter d’autres hommes à réaliser certaines autres positions.

La division du travail est donnée avec le travail. Une de ses formes est la coopération. Il y a aussi la collaboration lors de la fabrication ou l’emploi d’un instrument de travail.

Le langage naît du travail et de la division du travail. Le langage est une détermination décisive de l’être social, répondant à la nécessité d’un médium de communication pour n’importe quelle forme de division du travail, la nécessité d’une communication précise entre des hommes réunis par un travail.

Le langage est un instrument de la fixation des connaissances acquises et de l’expression de l’essence d’objets existants, un instrument de communication des réactions diverses, changeantes, des êtres humains à ces objets. Il est l’organe le plus important pour les positions téléologiques qui ne portent pas sur la transformation, l’utilisation, etc. d’un objet naturel, mais qui visent à inciter d’autres hommes à réaliser la position téléologique souhaitée par le sujet qui l’énonce.

Le langage se développe sans cesse, de pair avec le développement du travail, de la division du travail, de la coopération, il doit être toujours plus riche, plus souple, plus différencié pour permettre de communiquer à propos des objets et des relations nouvellement apparues, la maîtrise croissante sur la nature s’exprimant dans le nombre des objets et des relations que le langage est en mesure de nommer.

34. Les complexes.

L’être social est un complexe dominant et en reproduction de complexes relativement autonomes, eux aussi en reproduction ; les actions et relations n’ont d’efficacité que comme composantes de leur complexe ; les actes et les opérations n’ont de sens que dans le cadre du processus dont-ils font partie : ils sont corrects ou erronés s’ils assurent la fonction qu’ils ont à remplir.

La société est un complexe général de complexes partiels en interaction entre eux et avec le complexe général (l’homme, le langage, la division du travail, les actes individuels, les groupes étant des complexes partiels).

Toutes les actions, relations, etc., même si elles paraissent simples, sont toujours des corrélations de complexes dont les éléments n’ont d’efficacité que comme composantes de leur complexe.

L’homme, en tant qu’être biologique, est un complexe.

Le langage est un complexe. Un mot n’a de sens communicable que dans le contexte de la langue dont il fait partie, ce qui exige pour le comprendre la connaissance de cette langue.

La division du travail est un complexe.

Les actes individuels, les diverses opérations, etc. n’ont de sens que dans le cadre du processus dont-ils font partie, c’est avant tout la fonction qu’ils ont à remplir dans ce complexe qui permet de décider s’ils sont corrects ou erronés.

Les groupes qui naissent de la division du travail ne peuvent fonctionner indépendamment les uns des autres.

L’être social est un complexe de complexes où trouvent place aussi bien les interactions des complexes partiels entre eux que les interactions du complexe d’ensemble avec ces complexe partiels.

Le processus de reproduction du complexe général se déploie à partir des complexes partiels, ces derniers se reproduisant comme complexes relativement autonomes, la reproduction du complexe général étant le facteur prédominant dans ce système d’interactions.

35. Le recouvrement du biologique par le social.

La division du travail est de moins en moins fondée sur le sexe, la position de la femme dans la structure sociale et les rapports sexuels sont surdéterminés de plus en plus par des éléments sociaux, les rapports d’autorité liés à l’âge comme base biologique de l’accumulation d’expériences disparaissent quand les expériences ne sont plus rassemblées de manière empirique et conservées dans la mémoire mais déduites de généralisations, les actes téléologiques qui ont pour objet de susciter chez d’autres hommes la volonté de positions téléologiques imposent une connaissance des hommes chez lesquels on veut susciter cette volonté qui dépasse le registre biologique et prenne en compte les valeurs et les évaluations sociales, ainsi qu’une socialité faite de persuasion, d’habileté, d’astuce et aussi de discipline de groupe.

La différenciation biologique des êtres humains incorpore des éléments sociaux, si bien que les formes du rapport sexuel, les positions de chaque sexe dans la vie sociale, la division du travail en simples occupations particulières, marquées par les caractéristiques biologiques et psychiques de leurs auteurs, les rapports d’autorité liés à l’âge, la perception des autres comme êtres biologiques, aux caractéristiques et qualités biologiques, ainsi que l’attitude personnelle non disciplinée à l’égard des autres sont surdéterminés par l’évolution de la structure sociale.

Si la division du travail est fondée à l’origine sur la différenciation biologique des membres du groupe humain, ce principe originel de la différenciation biologique incorpore toujours davantage des éléments sociaux.

Les formes du rapport sexuel ou les positions de la femme dans la vie sociale surdéterminées par la structure sociale apparaissent lors d’un stade donné de la reproduction sociale.

Le rapport d’autorité lié à l’âge est dû aux expériences accumulées pendant une période de vie plus longue, une vie plus longue étant la base biologique de l’accumulation d’expériences de vie importantes pour la société, mais cette position de monopole de l’ancienneté tend à disparaître quand les expériences socialement décisives ne sont plus rassemblées de manière purement empirique et conservées dans la mémoire, mais déduites de généralisations.

Pour que les actes téléologiques qui ont pour objet de susciter chez d’autres hommes la volonté de positions téléologiques puissent fonctionner avec succès, il faut une connaissance des hommes chez lesquels on veut susciter cette volonté, une connaissance qui dépasse le registre biologique et présente un caractère social avec l’introduction de valeurs et d’évaluations toujours plus purement sociales concernant justement les hommes en question, et en plus de cette connaissance il faut aussi de la persuasion, de l’habileté, de l’astuce, etc., toute cette socialité pouvant acquérir un caractère institutionnel si le groupe possède une espèce de discipline.

36. La division du travail.

La division du travail apparaît quand les occupations particulières s’autonomisent, ce qui suppose que le travailleur spécialisé puisse se procurer tout ce dont il a besoin auprès de travailleurs produisant au-delà de ce qu’ils ont besoin pour se reproduire (certaines valeurs d’usage sont produites au-delà des besoins de leurs producteurs, et ces producteurs ont besoin de produits qu’ils ne produisent pas eux-mêmes : certains hommes se spécialisent dans certaines tâches, d’autres hommes travaillent au maintien et à la reproduction de la vie des premiers).

Le processus de travail dans la manufacture se décompose en séquences, en tâches particulières, ce qui génère de la virtuosité, et avec la machine, la division du travail est déterminée par la technologie.

La circulation des marchandises, les rapports marchands et le rapport économique de valeur apparaissent et prennent peu à peu des formes plus évoluées.

Apparaît la tendance au développement ininterrompu, tendance qui pousse l’économie d’autosubsistance immédiate à s’intégrer dans l’échange de marchandises, tendance qui est favorisée, contrariée ou transformée selon les types de formation sociale et de reproduction sociale : l’échange des marchandises devient la forme dominante de la reproduction sociale.

La division du travail apparaît quand les occupations particulières s’autonomisent en métiers, en professions, en corporations. Cette différenciation suppose que le travailleur spécialisé puisse se procurer tout ce dont il a besoin auprès de travailleurs produisant au-delà de ce qu‘ils ont besoin pour se reproduire. Au début cette différenciation ne concerne que quelques domaines autonomes du travail.

La décomposition du processus de travail en séquences de travail, en tâches particulières génère de la virtuosité.

Le développement de la division du travail fait surgir comme catégories sociales la circulation des marchandises, les rapports marchands et le rapport économique de valeur.

Il apparaît dans le travail une tendance au développement ininterrompu, tendance qui pousse en particulier l’économie d’autosubsistance à s’intégrer dans l’échange de marchandises, mais cette tendance est favorisée, contrariée ou transformée par les possibilités de la structure sociale, d‘où la constitution de différents types de formation sociale et de reproduction sociale.

Recouvrement maîtrisé du biologique par du social, la division du travail commence quand les occupations particulières s’autonomisent en métiers, en corporations.

La différenciation des professions présuppose que chacun puisse se procurer dans tous les domaines de la production les produits directement nécessaires à sa vie, sans avoir dû les produire lui-même.

Cette différenciation ne concerne au début que quelques domaines du travail en tant qu’ensembles autonomes.

Avec la manufacture, le processus de travail est décomposé en séquences de travail, en tâches particulières, ce qui génère une virtuosité au-delà de la normale.

Avec la machine, la division du travail est déterminée par la technologie.

Le développement de la division du travail fait surgir de nouvelles catégories sociales, la circulation des marchandises, les rapports marchands et le rapport économique de valeur, des catégories qui ne sont pas seulement reproduites en permanence mais qui sont l’objet d’une tendance immanente à l’accroissement, au déplacement vers des formes plus évoluées.

Quand l’échange est l’échange fortuit entre deux communautés (et non entre les membres individuels d‘une même communauté), cela implique que certaines valeurs d’usage sont produites au-delà des besoins de leurs producteurs et que ces producteurs ont besoin de produits qu’ils ne produisent pas eux-mêmes.

Certains hommes se sont spécialisés dans certaines tâches, d’autres hommes travaillant au maintien et à la reproduction de la vie des premiers.

Lorsque, au moins en complément de la production domestique, l’échange apparaît dans la communauté, on est introduit dans la marchandisation des produits du travail, étape évoluée de la socialité où des catégories toujours purement sociales dominent la société.

La division du travail s’universalise et se ramifie en relation avec le développement du commerce des marchandises.

Apparaît dans le travail une tendance au développement ininterrompu, qui ne se limite pas à l’amélioration de ses bases originelles, mais agit sur le processus de travail et la division sociale du travail en poussant l’économie fondée sur l’autosubsistance immédiate à s’intégrer à l’échange de marchandises, un échange de marchandises qui devient la forme dominante de la reproduction sociale.

Mais, illustration de l’inégalité de développement comme contradiction entre une tendance et les obstacles à la réalisation de cette tendance, les étapes de cette tendance au dévelop de ce pement ininterrompu, tendance apparemment irrésistible, sont modifiées, favorisées ou contrariées par la structure et les possibilités de développement du complexe général dans le cadre duquel ces étapes se déroulent, d’où différents types de possibilités et d’orientations de la reproduction des différentes formations économiques.

37. La valeur d’échange (ou valeur) comme catégorie sociale et comme forme nouvelle d’être.

La valeur d’échange n’est réelle qu’en relation avec une valeur d’usage qui est une donnée naturelle transformée socialement.

La valeur d’échange est mesurée par le temps de travail socialement nécessaire, un temps de travail socialement nécessaire qui varie avec le contexte social (l’économie du temps, sa répartition et sa distribution sont un élément important de socialité : aux premiers stades du travail, l’essentiel était que le produit soit réalisé, le temps nécessaire à sa réalisation jouant un rôle secondaire, les différences de réalisation étant fondées sur les particularités biologiques et psychiques des travailleurs).

La valeur est le principe régulateur de l’échange et de toute l’activité économique.

Le temps de travail socialement nécessaire est une catégorie sociale et une forme nouvelle d’être qui a sa base dans le temps objectif comme être naturel indépendant de toute réaction à son égard.

Le temps de travail socialement nécessaire apparaît sous le féodalisme sous la forme de la corvée mesurée par le temps et sous le capitalisme sous une forme universalisée.

La valeur est le principe régulateur de toute activité économique.

La valeur d’échange est le principe régulateur de l’échange, une valeur qui ne peut devenir réelle qu’en corrélation indissociable avec des valeurs d’usage qui, elles, sont des données naturelles transformées socialement.

Le temps de travail socialement nécessaire mesure la valeur d’échange. Comme répartition du temps, distribution du temps, économie du temps, le temps de travail socialement nécessaire est un vecteur universel de socialité et la base régulatrice de la circulation des marchandises et de l’échange.

Mais il faut toujours noter que chaque époque, que chaque moment de la société en développement sécrète une économie particulière du temps, un temps de travail socialement nécessaire particulier, si bien que le temps de travail socialement nécessaire de l’artisan n’est plus du tout le temps de travail socialement nécessaire sous le capitalisme.

Le capitalisme peut se définir par l’universalisation d’un temps de travail socialement nécessaire qui a la caractéristique, spécifique au capitalisme, d’être réifié et fétichisé.

La division du travail conduit à la circulation des marchandises et à la valeur comme principe régulateur de toute activité économique, ce qui correspond à un développement de la socialisation de l’être social dans sa reproduction de la socialité à des échelons toujours plus élevés.

La valeur d’échange, comme principe régulateur de l’échange, est une catégorie à socialité pure, mais il n’y a pas élimination de la nature car la valeur d’échange ne peut devenir réelle que dans une corrélation indissociable de la valeur d’usage, une valeur d’usage qui est un donné naturel transformé socialement.

Le temps de travail socialement nécessaire quantifie de plus en plus la valeur d’échange.

Aux premiers stades du travail, l’essentiel était que le produit soit réalisé, le temps nécessaire à sa réalisation jouant un rôle secondaire, les différences de réalisation étant fondées sur les particularités biologiques et psychiques des travailleurs.

Le temps de travail socialement nécessaire est une catégorie sociale et une forme nouvelle d’être, bien qu’il ait une base dans l’être naturel, le temps, un temps indépendant de toute réaction à son égard, dans sa pure objectivité.

Le temps de travail socialement nécessaire devient la base de la circulation des marchandises, de la valeur d’échange et du commerce socio-économique dans sa totalité. Il n’existe pas que dans le rapport d’échange.

Les relations économiques des hommes sont régulées par le temps de travail socialement nécessaire.

L’économie du temps, le partage, la distribution du temps, est un vecteur de socialité dans toutes les formations sociales.

L’universalité sociale du temps de travail socialement nécessaire apparaît dans le capitalisme sous une forme réifiée et fétichisée, et de ce point de vue, doit être considérée comme une caractéristique spécifique du capitalisme. Il apparaît dans le féodalisme sous la forme de la corvée mesurée par le temps. Comme principe de régulation, il s’impose dans les conditions les plus diverses, de manière spontanée ou de manière consciente, planificatrice, selon une nécessité vitale, mais il est toujours lié aux relations sociales concrètes des hommes entre eux, il est donc toujours une expression de la situation de la reproduction, ce qui interdit toute transposition de la structure concrète d’une réalisation dans certaines conditions concrètes sur une autre réalisation, ainsi des artisans qui n’ont pas pris conscience que le temps de travail socialement nécessaire était devenu celui du grand capital, qu‘on ne pouvait transposer le temps de travail de l’artisan dans le temps de travail du grand capital.

38. Le recul des limites naturelles.

La reproduction de l’être social, qui suppose la reproduction biologique de l’homme, influe sur cette reproduction biologique non par une élimination mais par une transformation, ce qui constitue, dans le processus social, un recul des limites naturelles.

La reproduction de l’être social, qui suppose l’ensemble de l’être naturel (l’être inorganique et l’être organique), se fait dans un environnement naturel modifié par le travail : il y a un recul des limites naturelles par leur transformation et non leur élimination.

La reproduction biologique de l’homme est la base de la reproduction de l’être social, l’être social est fondé sur l’ensemble de l’être naturel, mais les catégories et les relations catégorielles nouvelles de type social, de plus en plus nombreuses, influent sur la reproduction biologique des hommes, le recul des limites naturelles étant cependant une transformation et non une élimination

La reproduction est la catégorie essentielle pour l’être en général. À proprement parler, être ne signifie pas autre chose que se reproduire soi-même.

Les catégories de naissance, vie et mort de l’être biologique, de l’être vivant, ne sont pas des catégories de l’être de la physique.

L’être social a pour base l’homme comme être biologique, par conséquent la reproduction de l’être social a comme moment la reproduction biologique de l’homme.

Dans la collaboration sociale des hommes dans la reproduction de leur vie, base essentielle de leur coopération, naissent des catégories et des relations catégorielles nouvelles qui influent sur la reproduction biologique des hommes.

La reproduction de l’être social se déroule dans un environnement dont la base est la nature, mais qui est modifié par le travail. Il y a un recul des limites naturelles, une transformation et non une élimination. De même que l’être biologique est fondé sur la nature inorganique, de même l’être social est fondé sur l’ensemble de l’être naturel.

Les moments dans lesquels s’exprime le caractère indépassable de la vie biologique sont modifiés, dans leur contenu comme dans leur forme, par le développement social et ses formes de reproduction.

39. La socialisation de l’alimentation.

L’alimentation est indispensable à la reproduction biologique de tout homme en tant qu’être vivant : la faim et sa satisfaction ont donc un caractère biologique, mais aussi un caractère social fonction du développement économique et social (la faim qui se satisfait avec de la viande crue mangée avec les mains n’est pas la faim qui se satisfait avec la viande cuite mangée avec fourchette et couteau).

Avec le développement du marché mondial, avec le développement de l’alimentation (d’abord locale, considérant tout autre nourriture comme répugnante, puis s’unifiant à l’échelon national jusqu’à s’internationaliser jusqu’à ce qu’on puisse parler de cuisine mondiale), apparaît dans la conscience sociale la catégorie de genre humain.

Si la faim et sa satisfaction ont un caractère biologique, leurs formes concrètes sont fonction du développement économique et social, la régulation des modes d’alimentation par la société ayant des conséquences biologiques. Avec le développement du marché mondial, la cuisine locale qui trouvait toutes les autres cuisines répugnantes s’internationalise en cuisine mondiale.

En ce qui concerne l’alimentation, indispensable à la reproduction biologique de tout homme en tant qu’être vivant, si la faim et sa satisfaction ont un caractère biologique indépassable, leurs formes concrètes sont fonction du développement économique et social. La faim qui se satisfait avec de la viande crue mangée avec les mains n’est pas la faim qui se satisfait avec la viande cuite mangée avec fourchette et couteau.

Notons que la faim sociale n’est pas une superstructure de la faim biologique, car la régulation des modes d’alimentation par la société a des conséquences biologiques.

La vie quotidienne de l’homme en matière d’alimentation est pénétrée fortement par le développement du commerce mondial, témoignant ainsi du haut degré de socialisation atteint par l’alimentation.

La catégorie de genre humain n’est pas une généralité abstraite mais une catégorie qui accède à la conscience sociale avec le développement du marché mondial. Le genre humain est mis à l’ordre du jour comme problème général englobant tous les hommes. Ce processus s’exprime dans l’évolution de la préparation de la nourriture, d’abord locale, quand tout autre nourriture est considérée comme répugnante, puis s’unifiant relativement à l’échelon national, puis s’internationalisant jusqu’à ce qu’on puisse parler de cuisine mondiale.

40. La socialisation de la sexualité et des rapports entre l’homme et la femme.

Le rapport sexuel, rapport naturel de l’homme à l’homme, change quant aux comportements approuvés ou rejetés, quant aux interdits et aux exclus, quant aux rôles de sexe dominant, quant aux critères physiques et sociaux de l’attirance sexuelle (en particulier les qualités du corps, des cosmétiques et des vêtements), quant aux instincts érotiques et sexuels.

On passe de l’homosexualité érotique et éthique et des hétaires à l’érotisme de la spiritualité ascétique puis à l’intériorité érotique bourgeoise et à l’idéologie du verre d’eau (le sexe pour lui-même, sexe sans limite et vide spirituellement, garant de l’égalité entre les sexes).

Le rapport naturel de l’homme à l’homme est le rapport sexuel.

Ce rapport à la nature change, au niveau individuel comme au niveau social, par un développement social inégal, contradictoire. Les comportements approuvés ou rejetés changent, les rôles de sexe dominant changent, les critères physiques et sociaux de l’attirance sexuelle changent, avec des interdits, les instincts érotiques et sexuels changent, les corps, les vêtements et les cosmétiques changent, la place des femmes évolue avec leurs relations avec les hommes et avec l‘évolution du genre humain.

Les contenus et les formes sociales se superposent à la sexualité purement biologique. On passe de l’homosexualité érotique et éthique et du rôle des hétaires à l’érotisme de la spiritualité ascétique, puis à l’intériorité érotique bourgeoise, toutes pratiques opprimant les femmes, pour arriver à l’idéologie du verre d’eau, c’est-à-dire la mode du sexe pour lui-même, autrement dit l’idéologie et la pratique du sexe sans limite et vide spirituellement, qui serait, pour la première fois dans l’histoire, garant de l’égalité entre les sexes.

Les mutations sociales dans les rapports entre l’homme et la femme, comme la mutation du matriarcat au patriarcat, changent les comportements typiques approuvés ou rejetés, en particulier le comportement mutuel des sexes.

Il s’agit de savoir quel sexe sera dominant ou soumis, de savoir ce qu’un sexe considère comme attirant ou repoussant chez l’autre, de savoir qui est exclu de l’attirance sexuelle, par exemple les frères et sœurs.

Si l’attirance sexuelle mutuelle ne perd jamais son caractère essentiellement physique, biologique, la sexualité incorpore, au fur et à mesure de l’intensification des catégories sociales, toujours davantage de contenus qui peuvent s’assimiler plus ou moins organiquement avec l’attirance physique, mais qui ont cependant vis-à-vis de cette attirance physique, directement ou par des médiations, un caractère hétérogène, social et humain.

L’évolution de la sexualité au sein de l’être social est marquée par des inégalités, ainsi avec le caractère érotique et éthique de l’homosexualité des citoyens grecs précédant le rôle des hétaires dans la culture décadente de la cité, suivis par l’érotisme de la spiritualité ascétique médiévale.

Ce développement inégal résulte de l’ambivalence des lois de l’être social, avec d’un côté la transformation des catégories de l’être social en catégories sociales, créés par les hommes, visant la vie humaine, et de l’autre côté, des tendances non téléologiques bien qu’elles soient la cristallisation de positions téléologiques individuelles, des tendances allant dans les directions des besoins qui suscitent les positions téléologiques, mais des besoins peu conscients puisque chaque position déclenche des chaînes causales autres que celles qui étaient consciemment visées, avec une synthèse offrant des possibilités de réalisation différentes du cours général de l’évolution.

Ainsi, l’ascèse spiritualiste chrétienne de la Vita Nuova prépare l’intériorité érotique bourgeoise de Werther, qui ne surmonte pas l’oppression de la femme et génère des fausses consciences, des hypocrisies aux exagérations de bonne foi, préparant l’idéologie et la pratique du sexe sans limite et vide spirituellement, la mode du sexe pour lui-même, l’idéologie du verre d’eau, réaction contre l’inégalité des sexes.

Conditionné socialement, ces contenus et formes se superposent à la sexualité purement biologique, la transformant et la modifiant, ils affectent le corps et, des vêtements aux cosmétiques, influencent les instincts érotiques et sexuels qui, à leur tour, sont étroitement liés au développement des relations humaines essentielles, les changements des rapports sexuels, des relations entre hommes et femmes, de la place de la femme dans la société sont en relation avec l’évolution du genre humain.

Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l’homme à l’homme est le rapport de l’homme à la femme, rapport générique naturel dans lequel le rapport de l’homme à la nature est immédiatement le rapport de l’homme à l’homme.

41. La socialisation de l’éducation.

L’éducation consiste à rendre capables de réagir à des situations et des événements nouveaux selon les intentions de la société, dans une contribution au développement de la société et du genre humain : elle se pratique par imprégnation plus que par l’hérédité, de manière spontanée dans les corporations, ou de manière systématique dans les écoles.

L’éducation forge des types de personnes correspondant à des types de corporations, d’écoles ou de classes.

Les intentions de l’éducation conduisent souvent à des échecs, dans la mesure où l’éducation ne peut préparer parfaitement à tous les moments nouveaux.

L’éducation proprement humaine consiste non à faire acquérir une fois pour toutes certains comportements indispensables, mais à rendre capables de réagir à des situations et des événements nouveaux, et donc à développer, de manière spontanée dans les corporations ou de manière systématique dans les écoles, des connaissances, des capacités, des comportements, en particulier pour qu‘on puisse réagir aux nouvelles alternatives selon les intentions de la société, pour qu‘on puisse se développer en fonction de l‘évolution à un niveau social toujours plus élevé de la société et du genre humain.

Le complexe des activités constituant l’éducation vise à rendre capables les hommes de réagir à des situations et des événements nouveaux, et non à faire acquérir une fois pour toutes certains comportements indispensables.

L’éducation n’est jamais terminée. Elle doit prévoir que l’élève puisse terminer sa vie dans une société différente. Si la durée du processus d’éducation est longue, s’il y a une scolarité obligatoire, cela tient au développement industriel, qui exige des connaissances, des capacités, des comportements, cela tient aussi à la lutte de classe.

L’éducation au sens large forge des types de personnes par imprégnation plus que par l’hérédité. On a même des types de personnes correspondant à des types de corporations ou de classes, types de personnes formées par une éducation souvent spontanée.

La tradition reproduite par l’éducation au sens large décline dès que la société ne laisse plus à cette éducation au sens large la possibilité de se développer, d’influencer, de produire des alternatives réelles.

L’essence de l’éducation consiste à influencer les hommes afin qu’ils réagissent aux nouvelles alternatives de la vie selon les intentions de la société.

Si une intention de la société se réalise, au moins partiellement, en permanence, elle contribue à maintenir la continuité dans le changement de la reproduction de l’être social.

Cependant, en règle générale, telle intention ne cesse d’échouer partiellement du fait de moments nouveaux auxquels aucune éducation ne peut préparer parfaitement, des moments nouveaux exprimant l’évolution objective à un niveau plus élevé, au sens ontologique, de l’être social dans sa reproduction, un être social toujours plus social, c’est-à-dire édifiant son être propre toujours plus fortement à l’aide de catégories proprement sociales, ce qui constitue un processus d’ontologie formelle aussi bien qu’objective dans la mesure où on a un processus d’intégration des communautés, de réalisation du genre humain et de déploiement toujours plus social de l’individualité humaine.

42. La division du travail intellectuel et du travail manuel.

La division originelle du travail est une collaboration occasionnelle, purement technique, en vue de certaines tâches ou coopérations, puis cette division technique devient division sociale : la division du travail se consolide en des métiers jusqu’à devenir une entité sociale se dressant face aux individus en tant que forme autonome de l’être social, constituant un complexe qui provoque une différenciation aiguë de la société, unitaire à l’origine.

La division entre le travail manuel et le travail intellectuel est favorisé par les activités intellectuelles qui incitent d’autres à faire un travail déterminé.

Ces activités intellectuelles sont souvent complices des dominations de classe, même si certains intellectuels prennent le parti des classes dominées.

La reproduction sociale se réalise dans les actions des individus, mais ces actions se combinent en complexes (la division du travail, les classes sociales) possédant leur dynamique propre, existant indépendamment des consciences individuelles, se reproduisant, agissant les uns sur les autres, dépendant de la formation sociale et donnant des impulsions aux décisions des individus, exprimant à travers la mise en cause de l’unité de la formation sociale le développement inégal et contradictoire du genre humain.

La collaboration occasionnelle engendre une division seulement technique. Peu à peu, la division du travail se consolide en des métiers déterminés jusqu’à devenir une entité qui se dresse face aux individus en les différenciant. C’est le cas de la division entre le travail manuel et le travail intellectuel, favorisé par les activités intellectuelles qui incitent d’autres à faire un travail déterminé, activités qui souvent sont complices des dominations de classe, même si certains intellectuels prennent le parti des classes dominées.

Plus le processus de travail découvre et réalise de nouveaux besoins et de nouveaux moyens de les satisfaire, plus il s’élargit et se perfectionne, plus il impose une répartition du travail, une division du travail qui de technique devient sociale.

La division originelle du travail est une collaboration seulement occasionnelle, et de ce fait purement technique, en vue de certaines tâches ou coopérations, puis la division du travail se consolide en des métiers déterminés jusqu’à devenir une entité sociale particulière, se dressant face aux individus en tant que forme autonome de l’être social ayant des répercussions sur l’ensemble du mode de vie des individus, cette entité sociale constituant un complexe qui provoque une différenciation aiguë de la société, unitaire à l’origine.

La division entre le travail intellectuel et travail manuel naît avec l’autonomisation en complexes des positions qui visent non une transformation d’objets naturels pour réaliser des buts humains, mais l’action sur la conscience d’autres hommes pour les inciter aux positions souhaitées, cette évolution de la division du travail se recoupant avec l’apparition des classes, puisque ces positions du deuxième type peuvent, spontanément ou institutionnellement, être mis au service d’une domination sur ceux qui sont soumis, d’où la complicité fréquente du travail intellectuel devenu autonome avec les systèmes de domination de classe, même si une partie des représentants du travail intellectuel se range, avec une certaine nécessité sociale, du côté des opprimés en rébellion.

La reproduction sociale se réalise dans les actions des individus (c’est en l’homme qu’apparaît immédiatement la réalité de l’être social), mais ces actions se combinent en plusieurs complexes qui possèdent leur dynamique propre, ne se bornant pas à exister indépendamment des consciences individuelles, à se reproduire et à devenir socialement agissant, mais donnant des impulsions aux décisions alternatives des individus.

Ces complexes, qui s’affectent et s’influencent réciproquement, dépendent chacun de la structure et de l’évolution de la formation sociale, d’où une ambivalence des circonstances des actions individuelles, mais, de toute façon, il en résulte une différenciation entre les hommes, puisque les circonstances qui donnent aux décisions alternatives leur contenu sont le résultat d’actions humaines. Parfois l’unité de la formation sociale semble remise en cause. Une telle différenciation, qui, en biologie, ne peut exister que comme apparition de nouvelles espèces, illustre le développement inégal et contradictoire du genre humain.

43. La division entre la ville et la campagne.

La ville, où la production industrielle devient prépondérante par rapport à la production agricole et où se concentre le travail intellectuel, est un complexe qui ne présente aucune analogie avec aucun être de niveau inférieur, un complexe dans lequel les fonctions vitales sont médiatisées et dont le lien avec la nature tend à se dissoudre ; dans ses relations avec la ville, l’être de la population rurale, isolé des progrès de la culture, subit cependant des transformations, les types ruraux et urbains de comportement s’homogénéisant.

L’être social se socialise de plus en plus, s’éloignant de l’échange matériel direct, immédiat avec la nature, avec des oppositions à cette tendance principale sous forme de manifestations psychiques et culturelles.

La ville devient un foyer industriel, commercial, culturel et intellectuel, s’éloignant de l’échange immédiat avec la nature, dans un développement inégal et contradictoire, avec des oppositions au développement.

Avec la division entre la ville et la campagne, le poids des catégories essentiellement sociales qui concourent à la formation de l’être social ne cesse de croître.

La ville est un complexe qui ne présente aucune analogie avec aucun être de niveau inférieur, un complexe dans lequel les fonctions vitales même les plus élémentaires sont déjà socialement médiatisées et dont le lien avec la nature tend à se dissoudre. C’est ainsi que même le parc ou le jardin d’une ville est essentiellement une création sociale.

Dans ses relations avec la ville, l’être de la population rurale, de l’économie jusqu’aux mœurs, subit des transformations.

Le processus de séparation du travail intellectuel et du travail physique est renforcé du seul fait de l’existence d’une ville qui devient le foyer de l’industrie, et d’une économie où la production industrielle de la ville devient prépondérante par rapport à la production agricole, les branches du travail intellectuel se concentrant dans les villes, les campagnes se trouvant isolées des progrès de la culture.

Comme la population agricole diminue par rapport à la population industrielle, commerciale, etc., essentiellement urbaine, l’humanité s’éloigne de l’échange matériel direct, immédiat avec la nature, la médiation de la ville, qui fait reculer cette immédiateté, acquiert une autonomie relative de complexe, perdant son caractère de transition pour devenir l’antipode social de la campagne.

L’être social se socialise toujours plus purement et exclusivement, à des niveaux toujours plus élevés dans le processus de reproduction, selon une tendance inégale et contradictoire, avec des progrès décisifs dans la structure générale objective, avec des progrès économiques objectifs, et des réactions d’opposition plus ou moins radicale à la tendance principale, sous forme de manifestations psychiques et culturelles.

La subordination des individus à la division du travail crée des types ruraux et urbains de comportement, mais on trouve toujours des hommes dépassant ces types de comportement par des réactions qui ne sont pas purement individuelles mais correspondent aux possibilités de solutions offertes aux hommes par les situations sociales concrètes, selon le point de vue que les actes individuels produisent des déterminations sociales objectives qui ne peuvent s’exprimer que dans le médium de l’individualité, ce qui ne remet pas en question l’objectivité de ces déterminations.

44. La division en classes sociales.

La division en classes sociales est une forme de la division sociale du travail fondée sur la propriété de la valeur d’usage spécifique de la force de travail de pouvoir produire davantage qu’il est nécessaire pour sa reproduction.

Les classes, comme complexes d’une formation sociale, sont des déterminations réflexives, c’est-à-dire qu’elles n’existent que les unes par rapport aux autres dans la totalité sociale, selon des rapports très pratiques, très concrets.

La prise de conscience de cette réflexivité, c’est-à-dire la prise de conscience des intérêts communs, de la situation commune, mais aussi de l’adversaire de classe, de la réalité de la perspective des rapports avec lui, s’accompagne d’une lutte unitaire concrète contre l’adversaire de classe : par conséquent, cette prise de conscience est importante (le passage de l’être en soi de la classe, c’est-à-dire de l’être objectif de la classe avec des intérêts communs et une situation commune, à l’être pour soi de la classe, c’est-à-dire de la classe devenant classe pour elle-même en réunissant ses membres dans la lutte en opposition à l’autre classe, n’est pas spontané) mais elle ne suffit pas sans son côté pratique à la transformation, autrement dit la prise de conscience du rapport réflexif détermine sinon l’existence du rapport de classe (l’être de classe ne dépend pas de la conscience qu’on en a), du moins la forme particulière qu’il revêt.

La fonction et les perspectives de chaque classe sont déterminées par le développement de la production et ont des répercussions sur cette même production, répercussions qui peuvent être négatives (par exemple l’esclavagisme limite la productivité).

Les reliquats au Moyen Âge de l’esclavage, comme forme de classe dominante dans l’Antiquité, sont relativement isolés, ne sont pas vraiment en rapport avec la société dans sa totalité et avec les autres classes, en particulier les classes importantes : une classe n’existe socialement que dans ses rapports avec les autres classes et avec la formation sociale dans sa totalité.

Le rapport réflexif entre les classes exprime la synthèse des actions des individus, actions dépendant de leur appartenance de classe (on a affaire à des véritables décisions individuelles qui aboutissent médiatement ou immédiatement à des actions véritables, avec des conséquences qui peuvent être toutes autres que ce que les individus avaient imaginées ou souhaitées), ce qui contredit l’idée que la réalité suit son chemin selon ses lois, indépendamment de ce qui se joue dans la conscience des hommes, mais aussi l’idée que la pensée seule, sans acte, peut modifier l’être.

La division en classes sociales a son origine dans la propriété de la force de travail de pouvoir produire davantage qu’il est nécessaire pour sa reproduction. Le niveau et la qualité de développement socio-productif détermine le type de différenciation, la fonction et les perspectives de chaque classe, autant de caractères qui ont en retour une influence positive ou négative sur la production. Les classes sont des déterminations réflexives, c’est-à-dire qu’elle n’existent que les unes par rapport aux autres dans la totalité sociale, selon des rapports nécessairement très pratiques, très concrets, la prise de conscience de cette réflexivité, c’est-à-dire la prise de conscience non seulement des intérêts communs, de la situation commune, mais aussi de l’adversaire de classe, de la réalité et de la perspective des rapports avec lui, une prise de conscience s’accompagnant d’une lutte unitaire concrète contre l‘adversaire de classe, influence de manière indéniable la forme des rapports de classe. Il ne faut donc pas sous-estimer cette prise de conscience, comme le font les matérialistes qui voient le passage de l’être en soi à l’être pour soi comme spontané, et il ne faut pas envisager l’aspect réflexif sans son côté pratique, comme si la prise de conscience suffisait à la transformation.

La différenciation des classes est la forme de division du travail la plus importante historiquement et elle s’entrelace avec les autres formes de division du travail.

Elle a son origine dans la naissance de la valeur d’usage spécifique de la force de travail, celle de pouvoir produire davantage qu’il est nécessaire pour sa reproduction.

Le type de différenciation de classe, la fonction de chaque classe, les perspectives de chaque classe sont déterminés par le développement de la production, avec ses formes et ses limites, mais aussi ce type de différenciation, avec ces fonctions et perspectives de chaque classe et leurs relations mutuelles, a des répercussions sur la production, répercussions qui peuvent être négatives, par exemple quand l’esclavagisme limite la productivité.

Les classes, comme complexes objectivement déterminés au plan économique faisant partie d‘une formation sociale, n’existent que rapportées à la totalité de la société et que rapportées les unes aux autres, comme déterminations réflexives.

La prise de conscience de ce rapport réflexif détermine sinon l’existence du rapport de classe (l’être de classe ne dépend pas de la conscience qu‘on en a), du moins la forme particulière qu’il revêt. La conscience est donc susceptible de modifier objectivement l’être social de la classe. La conscience joue un rôle non négligeable.

L’en-soi de classe est l’être objectif de la classe, issu des rapports de production concrets et de la structure de la formation considérée, mais un pour-soi de la classe peut se développer par la conscience et la lutte, la classe en soi, avec des intérêts communs, une situation commune, en opposition avec une autre classe, se constituant en classe vis-à-vis de cette autre classe, devenant classe pour elle-même en réunissant ses membres dans la lutte.

Chaque classe ne peut exister comme complexe social que dans une société déterminée.

L’existence relativement autonome de la classe implique une relation indépassable à la société dans sa totalité et aux autres classes de cette société.

Une classe n’existe socialement qu’en interaction avec les autres classes de sa formation et avec la formation dans son ensemble.

Ainsi, si l’esclavage est la forme de classe dominante dans l’Antiquité, ses reliquats au début du Moyen Âge sont un épisode sans lendemain, dans la mesure où ces reliquats sont relativement isolés, qu’ils ne sont pas vraiment en rapport avec la société dans sa totalité et avec les autres classes, en particulier les classes importantes. Par contre, l’esclavage en Amérique est une partie constitutive du capitalisme naissant.

Le rapport réflexif, la relation réflexive dans l’être de classe, présuppose d’une part la totalité de la société dans laquelle les différentes classes se trouvent mutuellement dans des relations réflexives, et d’autre part, que le rapport réflexif soit un rapport pratique, réel, exactement la synthèse des actions de type social des individus, actions résultant de leur existence de classe, de leur appartenance de classe, ce qui contredit l’idée que la réalité suit son chemin selon ses lois, indépendamment de ce qui se joue dans la conscience des hommes, mais aussi l’idée que la pensée seule de l’homme peut modifier l’être, comme si les idées étaient par elles-mêmes capables d’ébranler une domination. Les idées et les prises de conscience ne sont ni inutiles ni toutes-puissantes.

Il faut examiner toujours concrètement la place ontologique de la pensée dans les relations, les corrélations et les changements de l’être, la dynamique de l’être social étant constitué par la résultante des réalisations individuelles de décisions alternatives, de véritables décisions qui aboutissent médiatement ou immédiatement à des actions véritables, les conséquences matérielles étant, dans les cas individuels comme dans les synthèses générales, toutes autres que ce que les individus ne l’avaient imaginé ou souhaité.

45. La lutte pour l’existence.

Dans la lutte naturelle pour l’existence, il s’agit immédiatement et véritablement de vie ou de mort au sens biologique, il s’agit de tuer et de dévorer ou de mourir de faim, alors que dans la lutte de classe il s’agit de s’approprier le surtravail qui constitue la valeur d’usage spécifique de la force de travail humaine, ce qui est limité par la faiblesse de la réserve de main-d’œuvre (l’intensification de la somme de travail extorquée aux esclaves limite la reproduction moyenne de leur vie, la possibilité de reproduire cette vie, ce qui n’est viable que dans le cas d’une réserve d’esclaves pratiquement illimitée, et une telle surexploitation des hommes « libres » est viable tant que le contingent de travailleurs disponibles paraît inépuisable).

La lutte de classe dans la société a pour objet l’appropriation du surtravail, qui constitue la valeur d’usage spécifique de la force de travail humaine, ce n’est donc pas une lutte naturelle pour l’existence, où il s’agit de vie ou de mort au sens biologique, où l’alternative est entre tuer et mourir.

L’esclavage ou le salariat ne sont pas des modes naturels d’existence et de lutte, ils ont un caractère socio-économique, le degré d’appropriation du surtravail étant limité par la faiblesse de la réserve de main-d’œuvre.

Quand on dit que la lutte pour l’existence est la loi commune à la nature et à la société, l’être social étant ainsi une sorte d’être naturel, la dimension sociale étant interprétée comme purement naturelle, on oublie que, dans la lutte pour l’existence, il s’agit immédiatement et véritablement de vie ou de mort au sens biologique, de tuer et de dévorer ou de mourir de faim, alors que les luttes de classes dans la société ont pour objet l’appropriation du surtravail, qui constitue la valeur d’usage spécifique de la force de travail humaine.

L’appropriation du surtravail des esclaves, avec une intensification de la somme de travail extorquée, était hypertrophiée au point de limiter drastiquement la reproduction moyenne de leur vie, avec le minimum de possibilité de reproduire cette vie. Le caractère socio-économique et non naturel de l’esclavage apparaît dans le fait que ce mode de production n’était viable que tant qu’on disposait de réserves d’esclaves pratiquement illimitées.

Au début du capitalisme, quand le contingent de travailleurs disponibles paraissait inépuisable, un tel niveau de surexploitation était possible à l’encontre des hommes prétendus « libres ».

46. Deux types de hasard.

Par la naissance, on appartient à une couche sociale pour des raisons biologiques, extra sociales, selon un hasard extra social, mais l’être de classe n’est pas acquis seulement par l’acte naturel de la naissance.

Les rapports de l’individu avec la loi générale de la société, sa soumission aux lois générales de l’évolution sociale et son insertion dans des castes ou corporations sont faits de hasards : l’individu, soumis à des contextes et des relations de plus en plus nombreux, a certaines marges de manœuvre contingentes (une certaine liberté, une apparence de liberté : on ne peut apercevoir la totalité des conséquences) dans la mesure où il définit des positions, mais ses positions ont en général à son niveau micro social des effets non désirés (le hasard) et, au niveau de la totalité de la société, non maîtrisables quant aux effets de cette totalité sur elle-même, sur lui-même ou sur d’autres (le hasard appelé nécessité).

Au fur et à mesure de la socialisation (une plus grande place de la nécessité sociale) et du recul des limites naturelles (une plus petite place de la nécessité naturelle), la place de l’individu est toujours plus soumise au hasard.

Il y a imbrication du hasard et de la nécessité dans la totalité comme dans les composantes de la totalité.

Il y a le hasard de la naissance : on se trouve appartenir à une couche sociale pour des raisons biologiques, extra sociales, il s’agit d’un hasard extra social.

Il y a le hasard des rapports de l’individu avec la loi générale de la société : l’individu a une certaine marge de manœuvre, une certaine liberté, dans la mesure où il définit des positions, mais ses positions ont en général des effets non maîtrisables au niveau de la totalité de la société. Il faudrait plutôt dire une apparence de liberté qui, avec la soumission à des contextes et des relations de plus en plus nombreux, va avec la multiplicité des minuscules marges de manœuvre, des marges de manœuvre contingentes. En situation de crise, l’individu ne sait pas vraiment si son comportement va le précipiter dans la catastrophe ou lui éviter la catastrophe. En apparence, au niveau macro social, c’est la nécessité, la loi, et au niveau micro social, c’est le hasard, mais en fait la nécessité et le hasard sont inséparables.

L’interprétation de l’être social comme être naturel et des luttes de classe comme des luttes naturelles pour l’existence, peut avoir une certaine plausibilité lorsque l’être de classe est acquis par l’acte naturel de la naissance, mais, en fait, l’appartenance d’un individu à une couche sociale résulte, du point de vue de l’individu, d’un hasard extra social, et, du point de vue de l’individu aussi, la soumission aux lois générales de l’évolution sociale a un caractère fortuit, tandis que l’articulation sociale en castes ou corporations est le produit d’une évolution socio-économique.

La forme que prend le problème de la liberté est que, au fur et à mesure d’une expression toujours plus claire et univoque des lois économiques générales, au fur et à mesure d’une socialité plus grande du processus de production, et donc au fur et à mesure du recul des limites naturelles, la place de l’individu dans la société est toujours plus manifestement soumise au hasard.

Naît une apparence de liberté dans la mesure où, avec la socialisation croissante de l’être social, l’individu est soumis à des relations et des contextes objectifs toujours plus nombreux.

Le type de hasard dont il est question n’est pas le type de hasard qui provient du fait que la relation de la naissance d’un homme, au sens biologique, à la situation sociale qui forme le cadre de cette naissance, ne peut être que contingente, mais le type de hasard dans la relation entre la loi générale et ses objets singuliers, qui n’est dans la nature inorganique qu’une simple unité, mais qui, dans l’être social, se développe en une relation entre la loi générale et un sujet individuel, capable de positions et contraint à ces positions. Ces positions ne peuvent rien changer à l’universalité des lois et à leurs effets contingents du point de vue de l’individu concerné, mais ces positions créent pour l’individu une marge de manœuvre qui peut jusqu’à un certain point modifier les effets sur lui de la loi générale.

Quant aux effets des crises, le comportement économique des individus peut leur permettre d’échapper à des conséquences catastrophiques ou au contraire les précipiter dans la catastrophe.

Pour évaluer cette marge de manœuvre, il faut prendre en compte que l’auteur des positions téléologiques ne peut jamais apercevoir la totalité de leurs conséquences, ce qui réduit sans la supprimer la marge de manœuvre.

Une infinité de marges de manœuvre contingentes constitue, dans leurs effets concrets, une part importante de la vie sociale de l’homme.

Les lois générales de l’économie déterminent donc peu le contenu, la forme, l’orientation, le rythme, etc. de la reproduction, elles ont peu, dans leur matérialisation concrète, un caractère général mécanique.

La polarisation entre, d’une part, la société dans sa totalité, montrant une prévalence des lois, de la nécessité, et d’autre part, la vie des individus où prévaut des hasards d’un type particulier, n’est qu’apparente, car, en fait, il y a imbrication de la nécessité, de la loi et du hasard dans la totalité comme dans les composantes de la totalité.

47. Priorité ontologique de l’économie dans l’être social.

La vieille ontologie élabore une gradation en valeur des formes de l’être : l’ontologie matérialiste ne fait qu’identifier les formes qui présupposent les autres formes (des degrés de l’être possèdent un être propre, indépendant des autres, et d’autres degrés présupposent l’existence d’autres degrés).

La reproduction biologique de la vie humaine suppose le travail, le langage, l’échange, les activités économiques c’est-à-dire la production de la vie matérielle, la production de moyens permettant de satisfaire les besoins essentiels de boire, de manger, de se loger, de s’habiller.

La priorité de la reproduction biologique de l’homme comme point de départ de son activité économique, fonde la priorité de l’économie, l’activité économique étant elle-même le fondement génétique d’autres activités toujours plus sociales.

L’ontologie matérialiste identifie les formes ou les degrés de l’être et les degrés qui présupposent les autres degrés, sans l’attribution d’une hiérarchie de valeurs à ces degrés.

Ainsi, la reproduction biologique de la vie humaine et le travail qui se place directement au service de cette reproduction, mais aussi le langage, l’échange, etc., toutes les activités économiques (une reproduction biologique ayant donc un caractère social de plus en plus affirmé) sont prioritaires ontologiquement sur tout autre activité.

La production de la vie matérielle, c’est-à-dire la production des moyens permettant de satisfaire les besoins essentiels comme le besoin de boire, celui de manger, celui de se loger ,celui de s’habiller, est la présupposition de toute existence humaine.

Le matérialisme en ontologie élimine les confusions résultant des catégories logiques ou gnoséologiques et distingue strictement les points de vue ontologiques des points de vue axiologiques.

La vieille ontologie élaborait une gradation hiérarchique des formes de l’être, dans laquelle l’être suprême est le plus authentique, le sommet de la hiérarchie des valeurs, le plus parfait.

L’ontologie matérialiste, sans se mêler de valeurs, sans jugement de valeur, sans position subjective arbitraire, demande quels degrés de l’être possèdent un être propre, indépendant des autres, et quels degrés présupposent l’existence de quels degrés, mettant à jour des degrés prioritaires par rapport à d‘autres.

D’un point de vue ontologique, du point de vue ontologique de la priorité de certains degrés de l‘être, la reproduction biologique de la vie humaine est prioritaire par rapport à tout autre activité.

Le travail, dès l’origine et pour une longue période, se place au service direct de cette reproduction.

Dans la genèse ontologique de l’être social, les moments de la reproduction biologique de la vie humaine acquièrent un caractère social toujours plus affirmé, font naître des déterminations qui, au plan de l’être, n’ont aucune analogie avec la reproduction biologique, comme la cuisson des aliments ou les vêtements. Ces déterminations intègrent dans le processus de reproduction des activités comme le travail, le langage, l’échange, activités qui ne dépendent de la reproduction biologique qu’à travers des médiations éloignées et qui ont un caractère social toujours plus pur.

La présupposition de toute existence humaine, partant de toute histoire, est que les hommes doivent être à même de vivre pour pouvoir «faire l’histoire». Mais pour vivre, il faut avant tout boire, manger, se loger, s’habiller et quelques autres choses encore. Le premier fait historique est dans la production des moyens permettant de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même.

La priorité de l’économie, c’est la priorité ontologique de la reproduction biologique de l’homme comme point de départ de son activité économique, cette activité économique étant elle-même le fondement ontologique génétique d’activités toujours plus purement sociales.

48. Le déploiement complet de la personnalité comme liberté enfin conquise, comme fin, comme valeur, comme pratique différente de la pratique économique.

Au-delà du royaume de la nécessité, où les producteurs associés échangent avec la nature le plus économiquement et le plus dignement possible, le royaume de la liberté a pour valeur le développement des capacités des forces humaines comme fin en soi, l’épanouissement de la personnalité humaine, son déploiement complet, ce qui suppose un royaume de la nécessité ayant atteint un certain niveau de production avec le développement du temps libre, la réduction de la journée de travail.

Dans l’être social, la véritable valeur est le développement des capacités et des forces humaines comme fin en soi, un monde de la liberté, un être au-delà de l’économie mais fondée sur elle, dans la mesure où la réduction du temps de travail est la condition de cet épanouissement de la personnalité

Il ne s’agit pas d’opposer être et valeur du seul point de vue de la théorie de la connaissance en opposant être et devoir-être, mais de laisser à la valeur sa place dans l’ontologie de l’être social. Au-delà du royaume de la nécessité, où les producteurs associés règlent et contrôlent leur échange avec la nature avec le minimum de forces et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine, le royaume de la liberté est le développement des capacités et des forces humaines comme fin en soi, se fondant sur l’autre royaume, le royaume de la nécessité, la condition de cet épanouissement de la personnalité étant la réduction de la journée de travail.

Ce royaume de la liberté représente la valeur la plus haute, l’économie demeurant dans le royaume de la nécessité. Le développement des capacités humaines comme fin en soi est en opposition à la structure de l‘économie où la nature objective des positions téléologiques est structurée différemment des pratiques fonctionnant subjectivement comme réalisation d’une fin en soi humaine.

Répétons-le : le développement des capacités humaines comme fin en soi présuppose la valeur sociale du déploiement complet de la personnalité humaine, et constitue donc elle-même une valeur. Cette valeur est un produit de l’évolution sociale, puisqu’elle suppose le développement du temps libre, la réduction de la journée de travail, c’est-à-dire un niveau déterminé de production.

Les plus hautes valeurs humaines découlent ontologiquement de la pratique économique et de la reproduction réelle des hommes réels.

49. L’effacement du caractère muet de l’espèce humaine.

L’espèce humaine, comme totalité biologique objective, est transformée par des déterminations sociales.

Le marché mondial réalise l’humanité (comme unité sociale du genre humain) en soi (mais provisoirement, étant donné le développement inégal de l’économie), tandis que la volonté politique et juridique peut aller vers une humanité consciente, une humanité pour soi, une vaste communauté humaine incarnant pour chacun l’espèce humaine (mais il y a des gens qui se contentent du marché mondial, et des gens qui freinent le passage à l’humanité pour soi).

Ce caractère muet de l’espèce humaine cesse quand l’espèce humaine, comme totalité biologique objective, est transformée par des déterminations sociales et quand cette abolition du mutisme n’est pas seulement objective, en soi, mais qu’elle accède à l’être pour soi, c’est-à-dire quand une vaste communauté humaine devient pour ses membres l’incarnation de l’espèce. L’humanité, comme unité sociale du genre humain, peut être posée dans la conscience, le marché mondial réalisant cette humanité en soi, tandis que la volonté politique et juridique peut aller vers une humanité réellement consciente et s‘incarnant institutionnellement. Mais il y a des conflits de valeurs, ceux qui ne posent l’humanité que subjectivement et ceux qui ne l‘envisagent pas, ceux qui se contentent du marché mondial et ceux qui le refusent, ceux qui veulent une intégration pour soi, c’est-à-dire consciente et effective, et ceux qui s’y opposent

Outre cette tendance objective à la réalisation des capacités et des forces humaines comme but en soi, comme but spécifique exclusif de tout autre but de type économique, l’unité ontologique du développement économique réel, axiologiquement neutre, et de la prévalence objective des valeurs se manifeste dans une autre tendance de l’autodéploiement de la socialité de l’être social, à savoir la naissance de l’espèce humaine, l’espèce humaine en voie de se réaliser, en relation avec l’intégration économique de l’humanité sous la forme du marché mondial, un marché mondial qui construit des liens indéniables.

L’espèce humaine comme totalité biologique objective cesse d’être muette quand, à la suite des conséquences objectives et subjectives des positions dans le travail, à la suite de la division du travail, etc., la reproduction phylogénétique est modifiée, métamorphosée par des déterminations sociales, une abolition du mutisme qui ne doit pas être seulement objective, en soi, mais qui accède à l’être pour soi, des collectivités humaines toujours plus vastes devenant pour leurs membres des incarnations de l’espèce, l’espèce cessant d’être muette.

La conscience pose, initialement seulement dans la pensée, l’humanité comme unité sociale et phylogénétique du genre humain.

Le marché mondial réalise l’unité du genre humain, mais seulement son être en soi, provisoirement, dans la mesure où le développement est inégal.

Certes, il y a les évaluations positives de la part de ceux qui souhaitent un processus d’intégration vers un être en soi de l’espèce humaine, avec même des individus qui expriment une intention allant dans le sens d’un pour soi unitaire de l’espèce humaine, anticipant l’évolution.

Mais il y a des mouvements défensifs contre ces progrès.

Ces deux mouvements, qui naissent sur le terrain créé par le niveau actuel de l’évolution socio-économique, expriment l’approbation ou la négation des valeurs, des conflits objectifs entre valeurs objectivées.

Si des évaluations s’opposent au présent, cela ne signifie pas l’indépendance a priori de la valeur par rapport à la réalité, mais le caractère contradictoire de la réalité.

Le marché mondial réalise l’unité existant en soi du genre humain. La transformation jusqu’au pour soi ne peut résulter que d’une action consciente de l’homme, que de positions axiologiques correctes prises par des hommes formés à une telle activité de transformation du genre humain par les déterminations du processus général, un processus qui pose les alternatives inévitables auxquelles les hommes doivent répondre par des évaluations, en développant la valeur ou en s’opposant à son instauration.

50. Reproductions identiques de l’individu et de l’espèce dans le monde organique.

Dans la nature organique, l’individu représente l’espèce, la reproduction de l’individu est identique à la reproduction de l’espèce.

L’individu comme l’espèce ont des capacités limitées d’adaptation à l’environnement puisque l’environnement peut décider de la survie de l’espèce et donc des individus de l’espèce.

Dans la nature organique, l’individu subit l’action de l’ensemble de l’environnement : il ne choisit pas des éléments de l’environnement, il n’est pas conscient de l’action de certains éléments.

L’être social est relié à la nature organique par l’homme : la reproduction de l’être social comprend la reproduction biologique de l’homme et la reproduction de la totalité de la société.

Dans la nature organique, la reproduction de l’individu est identique à la reproduction de l’espèce, autrement dit la reproduction biologique de l’individu est identique au processus de son être, de sa substance, puisque l’être ou la substance de l’individu est de représenter l’espèce.

L’environnement favorise, autorise ou entrave la reproduction de l’individu ou la reproduction de l’espèce, et l’individu comme l’espèce ont des capacités d’adaptation à cet environnement, mais des capacités limitées dans la mesure où l’environnement peut décider de la survie ou de l’extinction de l’espèce et donc des individus de l’espèce.

On peut avoir l’impression que c’est l’individu qui choisit dans l’environnement total des éléments partiels avec lesquels il peut être en réaction, mais en réalité l’individu subit essentiellement l’action de l’ensemble de l’environnement et de facteurs qui ne sont pas forcément ceux dont il a conscience.

Dans le monde organique, la continuité n’existe qu’en soi, objectivement, comme reproduction de l’espèce, qui s’exprime immédiatement, dans la reproduction de l’individu, mais de manière transcendante pour l’individu.

La substance de l’être social en tant qu’être est par essence une substance qui se modifie sans cesse, le changement incessant dans la reproduction engendrant sans cesse du nouveau.

Issu de la nature organique, l’être social conserve les marques ontologiques permanentes de cette origine, le maillon reliant les deux sphères d’être étant l’homme comme être biologique. Sa reproduction biologique, présupposé de l’être social, est un des pôles du processus de reproduction de l‘être social, l‘autre pôle étant la totalité de la société.

Dans la nature organique, la reproduction biologique des êtres vivants est identique au processus de leur être, chaque être vivant réalisant son être dans un environnement déterminé. L’influence de cet environnement, qui favorise, autorise, entrave la reproduction de l‘individu ou de l‘espèce, est le facteur décisif pour des changements éventuels dans leur processus de reproduction.

La capacité de s’adapter est importante, mais le changement objectif est la force motrice déterminante qui décide en dernière instance de la survie ou de l’extinction de l’espèce.

L’organisme fait face, dans son processus de reproduction, à la totalité de la nature inorganique et organique, et à des interactions concrètes avec des éléments partiels de cette totalité, avec l’apparence que ce sont les propriétés des organes des êtres vivants qui déterminent le choix de ces éléments, alors qu’en réalité les forces et les objets réels que l’être vivant est organiquement incapable de percevoir peuvent déterminer son destin de manière décisive, si bien que le cercle des interactions avec l’environnement déterminé par l’organisme n’est qu’une petite partie des facteurs réellement actifs.

Comme il n’y a pas de complexe partiel permanent assurant une médiation entre l’organisme et la totalité, l’être vivant est directement placé dans la totalité de l’environnement. L’environnement est le moment prédominant de l’interaction. L’interaction entre la reproduction de l’être vivant individuel et son environnement est négligeable. La reproduction des êtres vivants individuels est identique à la reproduction de l’espèce.

Dans le monde organique, la continuité n’existe qu’en soi, objectivement, comme reproduction phylogénétique, reproduction de l’espèce, qui s’exprime immédiatement, dans la reproduction ontogénétique, mais de manière transcendante pour l’individu qui la réalise.

51. La reproduction sociale.

Les impulsions physiques et chimiques du monde extérieur sont transformées biologiquement en sons, odeurs, couleurs (les vibrations de l’air deviennent des sons, les réactions chimiques des odeurs et des goûts, les rayons lumineux des couleurs), transformés eux-mêmes en langage, musique, écriture, arts plastiques, tandis que la position téléologique dans le travail transforme l’environnement de manière consciente et délibérée (l’homme change sa pratique, se donne de nouveaux objectifs, se transforme lui-même directement par ses actes immédiats ou indirectement par la synthèse des positions de tous les individus au niveau de la totalité de la société et au niveau du genre humain, ce qui se traduit par de nouvelles relations sociales, une nouvelle division du travail, une meilleure viabilité de la société et un individu de plus en plus social et aux capacités de plus en plus développées) : pour survivre, il faut aller au-delà de l’adaptation à l’environnement, il faut perfectionner la production et la culture, la cueillette, la chasse et la pêche devant être complétées par l’agriculture et l’élevage.

Le travail fait accéder l’homme particulier au rang de membre de l’espèce : le travail signifie l’auto affirmation de l’homme, son hominisation, l’accomplissement du saut qualitatif hors du règne animal.

Les impulsions physiques et chimiques du monde extérieur sont transformées biologiquement en sons, odeurs, couleurs, transformés eux-mêmes en produits sociaux, langage, musique, écriture, arts plastiques, l‘environnement étant transformé de manière consciente et délibérée par les positions dans le travail, mais les exigences et les conditions difficiles de l‘environnement poussent, pour survivre et pour développer la culture, à aller au-delà de prendre acte et de s’adapter à l’environnement, par le perfectionnement des productions, la cueillette, la chasse et la pêche étant complétées par l‘agriculture et l‘élevage.

L’homme ne se contente pas dans sa pratique de s’adapter de manière routinière, avec le changement de l’environnement il change sa pratique, se donne de nouveaux objectifs, se transforme lui-même directement par ses actes immédiats ou indirectement par la synthèse des positions de tous les individus, au niveau de la totalité de la société et au niveau du genre humain, ce qui se traduit par de nouvelles relations sociales, une nouvelle division du travail, une consolidation de la viabilité de la société et un individu de plus en plus social, aux capacités humaines de plus en plus développées, assurant ainsi la continuité et la reproduction de la société et des individus.

Dans l’être social, les deux complexes dynamiques, l’individu et la société, s’affirment et s’abolissent dans un processus de reproduction toujours renouvelé.

L’homme, comme être biologique, manifeste biologiquement les impulsions physiques et chimiques du monde extérieur, les vibrations de l’air devenant des sons, les réactions chimiques devenant des odeurs et des goûts, les rayons lumineux devenant des couleurs, tandis que l’hominisation élabore sur ces bases des produits sociaux, la musique et le langage, les arts plastiques et l’écriture et que la position téléologique dans le travail transforme l‘environnement de manière consciente et délibérée.

La cueillette, la chasse et la pêche, correspondant à une culture développée, se révèlent des productions insuffisantes face aux conditions difficiles de l’environnement qui peuvent faire tout disparaître, l’agriculture et l’élevage assurant une survie par une meilleure production et, à longue échéance, de nouvelles possibilités culturelles.

L’homme, en tant que membre d’un groupe social, s’il n’a plus une relation immédiate avec la nature et avec soi, puisque la société est médiatrice, a une relation active, pratique avec la totalité de l’environnement et face au changement de ce dernier, il ne se contente pas de prendre acte et de s’adapter, mais transforme sa pratique, se donne de nouveaux objectifs et se transforme lui-même directement par ses actes immédiats et indirectement, sous une forme régulée socialement, par le caractère spontané de la synthèse des actes individuels de tous les membres de la société (une transformation qui n’est donc pas un processus spontané et involontaire d’adaptation).

Les nouvelles formes de travail et de division du travail engendrent de nouvelles formes de relations pratiques entre les hommes, ce qui rejaillit sur l’être des hommes qui devient de plus en plus social.

Si on isole le rôle actif de l’homme de la réalité qui le suscite et des effets qu’il a, on en arrive à une autonomie de l’homme et à une puissance mystérieuse du milieu.

En réalité, l’homme doit réagir face aux alternatives posées concrètement dans l’échange matériel avec la nature par des décisions alternatives actives et des nouvelles positions qui répondent aux exigences du jour et qui s’intègrent alors dans la reproduction sociale, comme éléments du continuum de la reproduction des individus et de la société, comme consolidation de la viabilité de la société dans sa totalité, comme élargissement des capacités individuelles de chaque homme.

Dans le monde organique, la continuité n’existe qu’en soi, objectivement, comme reproduction phylogénétique, reproduction de l’espèce, qui s’exprime immédiatement, dans la reproduction ontogénétique, mais de manière transcendante pour l’individu qui la réalise.

La généricité de l’homme s’incarne dans l’individu au travail de manière non consciente, le travail faisant accéder l’homme particulier au rang de membre de l’espèce.

Le simple acte de travail signifie l’auto affirmation de l’homme, son hominisation, l’accomplissement du saut qualitatif hors de la généricité muette du règne animal.

52. Le rôle de la conscience.

La conscience relie le passé et l’avenir des tâches futures en représentant le présent (influencée par les synthèses des actes individuels qui incarnent une sorte de mémoire de la société, qui préservent les acquis du passé et du présent et fait de ces acquis les conditions du progrès futur, la conscience préserve et consolide la continuité du processus général de l’être social : elle enregistre ce qui surgit ou disparaît et provoque des changements décisifs), et aussi, comme la conservation du passé dans la conscience n’implique pas son application automatique (l’application n’est que la simple approbation ou le simple refus d’une alternative), en élaborant des prises de position par rapport aux alternatives.

La conscience réalise les valeurs, édifie des formes à un degré élevé, commençant à déployer le pour soi du genre humain (déjà présent dans l’en soi du genre humain dès le début de l’hominisation comme relation de l’individu au genre dans le travail, le pour soi du genre humain ne sera réalisé que quand tous les hommes seront concernés).

La conscience préserve les acquis précédents comme fondements des acquis qui suivent, représentant chaque étape de l’évolution de l’être et se concrétisant avec cette étape en adoptant ses limites, tout en laissant l’avenir ouvert.

La conscience a l’intention spontanée de favoriser la continuité de la vie individuelle de la meilleure façon possible (en faisant cela il construit aussi le genre humain) : sa préoccupation est la liaison directe de la théorie à la pratique, d’être un facteur de l’évolution historique.

Les mémoires et courants sociaux que l’individu rencontre dans sa vie quotidienne, qu’il les refuse ou les accepte, renforcent sa dimension générique et sociale.

L’épanouissement de l’être pour soi du genre humain ne peut se réaliser que sous forme consciente, c’est-à-dire que tous les êtres humains sans exception doivent être des êtres conscients, accomplis, réalisant les valeurs, édifiant des formes à un degré élevé, mais ce pour soi du genre humain est présent dans son en soi dès le début de l’hominisation, comme nouvelle relation de l’individu au genre dans le travail.

La conscience, qu’elle soit exacte, juste, honnête, sincère ou non, est un facteur réel de l’évolution sociale, par sa consolidation de la continuité du processus général, en reliant le passé et l’avenir des tâches futures, en représentant le présent, en élaborant des prises de position par rapport aux alternatives concrètes (la conservation du passé dans la conscience n’implique pas son application automatique, l’application n’étant que la simple approbation ou le simple refus d’une alternative).

Dans la continuité de l’être social, la conscience ne fait pas qu’enregistrer ce qui surgit ou disparaît dans cette continuité, elle provoque dans cette continuité des changements qualitatifs, des modifications décisives.

La conscience préserve les acquis précédents comme fondements de ceux qui suivent, représente chaque étape de l’évolution de l’être, se concrétise avec l’étape en question en adoptant ses limites comme ses propres limites, une conscience ouverte laissant les voies de l’avenir.

La conscience doit posséder l’intention spontanée de reproduire et favoriser la vie individuelle de la meilleure façon possible, c‘est la conscience de l’homme ordinaire, celle de la vie quotidienne. La préoccupation essentielle est donc la liaison directe de la théorie à la pratique. On s‘intéresse à la réalité, on choisit ce qu‘il faut retenir de la réalité en fonction de la préoccupation d’assurer au mieux la continuité des conditions d’une bonne reproduction de sa vie individuelle, mais en faisant cela on n‘en construit pas moins le genre humain.

Plus exactement, quand l’individu rencontre dans sa vie quotidienne ces synthèses des actes individuels, ces mémoires sociales que sont les orientations, les tendances, les courants sociaux, il est influencé par ces forces sociales, des forces sociales qui renforcent en lui, qu’il y réponde par une approbation ou par un refus, la dimension générique et sociale.

La conscience active, la conscience socialement efficace ne doit pas être considérée du point de vue gnoséologique, du point de vue de la justesse ou de la fausseté de son contenu, mais refléter exactement certains éléments réels, importants à un moment donné, et se convertir en pratique humaine afin de pouvoir s’imposer comme facteur historique.

Les contenus de conscience ont les erreurs, les limites de leur origine socio-historique et de leur conservation dans la mémoire. Même des représentations fausses de la réalité peuvent être des facteurs importants de l’évolution historique.

Mais l’épanouissement complet de l’être pour soi du genre humain, son déploiement (et non son surgissement), ne peut se réaliser que sous une forme consciente, conscience d’un être accompli, réalisant les valeurs et édifiant les formes à un degré plus élevé, dans la conscience de tous les hommes, alors qu’actuellement la conscience ne concerne que des cas exceptionnels, sous la forme de positions de valeur.

Mais le pour soi du genre humain, incarné par le travail le plus primitif comme nouvelle relation de l’individu au genre, est présent dans son en soi dès l’hominisation.

La conscience, produit du processus objectif continu et expression qui l’accomplit, doit préserver les acquis précédents comme fondement de ceux qui suivent, comme tremplin vers des niveaux supérieurs, elle doit faire accéder à la conscience chacun des stades de sorte qu’elle reste ouverte, c’est-à-dire qu’elle ne ferme pas les voies de l’avenir à la continuité du processus comme organe de la continuité, la conscience représente toujours une certaine étape de l’évolution de l’être, elle ne peut se concrétiser que conformément à cette étape. Elle doit donc intégrer les limites de cette étape comme ses propres limites.

Comme le lien au présent de la conscience relie le passé et l’avenir, les imperfections de la conscience sont aussi des moments de la continuité qui naît dans l’être social.

La conscience, qui consolide la réalité du processus général dans sa continuité objective, est un facteur réel de l’évolution sociale.

Toute interprétation gnoséologique ou psychologique sépare des moments isolés de la conscience de la totalité de ses effets. L’exactitude ou l’inexactitude du contenu de la conscience du point de vue cognitif, son honnêteté ou son insincérité psychologiques, sa justesse relative n’affectent pas le rôle réel de la conscience dans la continuité de l’être social.

La conscience doit relier le passé à l’avenir, aux tâches encore inconnues qu’il posera, grâce à la représentation du présent et à des prises de position pratiques à l’égard des alternatives concrètes et des expériences.

La conscience doit posséder l’intention spontanée de reproduire et favoriser la vie individuelle à laquelle elle est associée de la meilleure façon possible. La conscience qui nous préoccupe est donc celle de l’homme ordinaire, celle de la vie quotidienne, celle de la pratique quotidienne, la préoccupation essentielle étant la liaison directe de la théorie à la pratique, le facteur décisif de l’intérêt pour la réalité, du choix de ce qu’il faut retenir de la réalité, etc., est la continuité directe des conditions de reproduction de la vie individuelle.

Si, du point de vue de la conscience subjective, la reproduction des individus particuliers est prépondérante, les actes pratiques des hommes n’en appartiennent par moins, dans leur majorité, à la sphère de la généricité. Il y a donc, dans le processus général objectif à la base de la vie quotidienne comme dans les manifestations de la vie quotidienne qui relèvent de la conscience, une fusion entre le registre individuel-particulier et le registre social-générique.

Dans la synthèse des actes individuels en orientations, tendances, courants sociaux, etc., les moments sociaux deviennent prépondérants, reléguant à l’arrière-plan les simples particularités. Quand l’individu rencontre ces tendances dans la vie quotidienne, ce qui a lieu constamment, elles influencent comme force sociales et renforcent en lui, qu’il y réponde par une approbation ou par un refus, la dimension générique et sociale, si bien que c’est dans ces synthèses que s’exprime la continuité du social, des synthèses qui incarnent une sorte de mémoire de la société, qui préserve les acquis du passé et du présent et fait de ces acquis les conditions des progrès futurs.

Ce mouvement continu trouve dans la conscience de l’homme sont médium, son vecteur, sa fonction préservatrice.

La conscience est une composante effective de l’être social (elle ne peut être mesurée adéquatement selon les critères gnoséologiques abstraits). Dans la mesure où la conscience est le médium de la continuité, cette continuité acquiert un être pour soi inédit par ailleurs, ce qui spécifie l’être social par rapport à toutes les autres formes d’être.

Le rôle actif de la conscience dans la continuité de l’être social est plus qu’un simple enregistrement de ce qui surgit ou disparaît dans cette continuité, elle provoque dans la continuité de l’être social des changements qualitatifs, des modifications décisives des lois.

La conservation des faits du passé dans la mémoire sociale influence en permanence tout le devenir.

Les conditions objectives seront complétées par les expériences du passé conservées par la conscience et élaborées par elle pour être appliquées pratiquement, si bien que la continuité fixée dans la conscience est riche en aspects et déterminations. Le processus a un développement inégal, car la pratique humaine a un caractère alternatif, si bien que la conservation du passé dans la conscience n’implique pas son application automatique, l’application étant plus qu’une simple approbation ou refus d’une alternative.

La conscience active ne doit donc pas être considérée du point de vue gnoséologique, du point de vue de la justesse ou de la fausseté de son contenu, la conscience socialement efficace doit refléter exactement certains éléments réels, importants à un moment donné, et se convertir en pratique humaine afin de pouvoir s’imposer comme facteur historique.

Comme ces contenus de conscience ont une origine socio-historique concrète et qu’ils deviennent, dans une autre situation historique concrète, les objets de décisions alternatives, ils ont les erreurs, les limites de leur origine, de leur conservation dans la mémoire de la société et de leurs possibilités d’application, si bien que même des représentations fausses de la réalité peuvent être des facteurs importants de l’évolution historique, pouvant être, par leurs effets et les problèmes qui en résultent, à l’origine d’une étape supérieure d’une connaissance adéquate de la réalité.

53. Le signal.

Le signal est un mode de communication par des moyens univoques : le signe utilisé, bien distinct de tout autre, prescrit la nécessité d’une réaction automatique inconditionnelle c’est-à-dire qui ne fait l’objet d’aucune réflexion, compréhension, différenciation ou décision (la réaction est imposée par l’usage ou par le droit).

Le signal concerne des moments isolés de la vie et qui reviennent fréquemment.

Le signal est un mode de communication par des moyens visuels ou auditifs univoques. Le signe utilisé ne peut être confondu avec un autre, il prescrit la nécessité absolue d’une réaction définie, à l’exécution efficace, précise, réaction automatique inconditionnelle, c’est-à-dire qui ne fait l’objet d’aucune réflexion ni d’aucune décision, qui ne suppose pas une véritable compréhension des composantes réelles de la situation, ni une réaction différenciée à son égard.

Chez l’animal, le signal apparaît de manière sporadique, intermittente, la plus grande partie de la vie se déroulant avec une nécessité biologique spontanée et ne nécessitant aucune communication.

Chez l’homme, le signal concerne des moments ou des situations qui s’écartent du déroulement mécanique normal, des moments isolés de la vie, et qui reviennent fréquemment, tandis que les types de réaction sont précisément fixées une fois pour toutes dans l’intérêt d’une régulation simplifiée, réactions qui sont des obligations sociales et qui fonctionnent en temps normal automatiquement, mais, si nécessaire, ces obligations sont imposées par la contrainte de l‘usage ou du droit.

Même s’ils ont été pensés systématiquement, comme ils reviennent par intervalles, ils ne sont pas reliés les uns aux autres par une continuité.

Le signal ne présuppose pas une connaissance, il suppose un monde déjà connu, un monde familier.

Le langage est l’organe et le médium de la continuité dans l’être social.

En relation avec leur recherche de nourriture, avec leur sexualité, avec la protection contre les ennemis, avec les exigences de la reproduction biologique, les animaux utilisent des signes. Ce type de communication par des moyens visuels ou auditifs univoques, a été repris tel quel par l’homme en devenir, reste en fonction et même se généralise, par exemple avec les feux verts et rouges. On a un signe déterminé, qui ne peut être confondu et qui prescrit la nécessité absolue d’une réaction définie (qui doit être une réaction automatique inconditionnelle, c’est-à-dire qui ne doit pas faire l’objet d’une réflexion ou d’une décision).

Ces signaux signalent des moments isolés de la vie, ils n’entretiennent pas entre eux de relations aptes à construire une continuité, ils apparaissent sporadiquement, même s’ils ont été pensés de manière systématique.

Ce caractère intermittent des signaux tient chez les animaux au fait que la plus grande partie de leur vie se déroule avec une nécessité biologique spontanée et ne suscite de ce fait aucun besoin de communication par des signaux particuliers.

Dans nos sociétés, les signaux signalent des moments d’activité qui s’écartent du déroulement mécanique normal et qui reviennent fréquemment.

Cette fonction des signaux entraîne qu’ils n’apparaissent que par intervalles et ne peuvent jamais être reliés les uns aux autres par une continuité.

Le signal est lié à une situation récurrente, mais cependant toujours unique, qui exige une réaction définie, à l’exécution efficace parce que précise, mais qui ne suppose pas une véritable compréhension des composantes réelles de la situation, ni une réaction différenciée à son égard.

Cet « automatisme » provient chez l’animal de l’adaptation biologique à l’environnement, alors que pour les signaux dans la société, il s’agit de fixer précisément, une fois pour toutes, certains types de réactions, dans l’intérêt d’une régulation simplifiée, une fixation de la relation entre signal et réaction au signal qui est une obligation sociale, qui fonctionne en temps normal automatiquement, par des réflexes conditionnés fixés, mais qui sont, si nécessaire, imposés par les contraintes de l’usage, du droit, etc.

Le fonctionnement le plus précis de la signalisation ne requiert nullement la connaissance plus précise de l’objet qu’elle désigne. Le signe présuppose un monde connu, sinon il ne pourrait pas devenir le fil conducteur de l’action.

54. La conscience et le langage.

Les découvertes en relation avec le travail requièrent une communication, transformant l’inconnu en familier, transposant dans la conscience des moments fixés ou préservés en acquis, en conquêtes et en bases de réponses aux questions nouvelles, une conscience qui est donc à la fois dépendante et indépendante.

Les alternatives concrètes se cristallisent dans la conscience en décisions manifestant un retard, un frein ou une avance, une révolution de la conscience sur les nécessités sociales du moment.

Le langage est un organe au sens subjectif et un complexe médiateur au sens objectif permettant la reproduction sociale dans les conditions objectives et subjectives toujours modifiées par le travail.

Comme le travail qui est un dépassement de la simple particularité de l’individu immédiat, exprimant une dimension générique, le langage, même s’il est déterminé par des objets singuliers, manifeste une intention objective vers l’objectivité de l’objet et vers les lois générales : chaque mot exprime non la singularité de l’objet, l’exemplaire individuel, mais sa généralité, son espèce, sont types (la singularité est désignée par un geste ou par une syntaxe développée).

Les catégories qui apparaissent ainsi dans le langage (comme dans toute pratique et dans toute théorie qui lui est liée) sont des reflets imparfaits de la réalité : toute expression verbale, consciemment ou non, a la volonté d’appréhender la totalité de la réalité tout en ayant plus ou moins conscience de l’impossibilité de le réaliser, la conscience de cette impossibilité nous gardant des erreurs et de l’engourdissement.

Dans le processus de travail et dans l’utilisation des produits du travail, on découvre et on crée des nouveautés et, du coup, apparaissent dans la conscience des contenus nouveaux qui requièrent absolument une communication.

Le langage est un vecteur de la connaissance, transformant l‘inconnu en familier, transposant dans la conscience les moments de la reproduction, les fixant ou les préservant en acquis, en conquêtes, mais aussi en bases de réponses aux questions nouvelles, car, au-delà de cette préservation, cette transposition a une fonction de prolongement, si bien que la conscience ne se modèle pas complètement sur l‘état actuel de la société, elle est à la fois dépendante et indépendante.

Les alternatives concrètes se cristallisent immédiatement dans la conscience en décisions manifestant soit un retard de la conscience sur les nécessités sociales du moment, freinant le mouvement, soit une avance de cette conscience sur l’état de la société, revendiquant de manière révolutionnaire.

Le langage est un organe au sens subjectif, un médiateur ou un complexe au sens objectif, grâce auquel la reproduction sociale peut à chaque fois se produire dans les conditions objectives et subjectives toujours modifiées par le travail.

Indépendamment de la nature des états de conscience qui l’accompagnent, le travail est objectivement un dépassement de la simple particularité de l’individu immédiat, exprimant une dimension générique, cette tendance au dépassement de la particularité de l’individu immédiat étant accentuée dans le langage où, même si l’intérêt direct de la conscience est déterminé par des objets singuliers, orienté sur eux, se manifeste une intention objective vers l’objectivité de l’objet et vers les lois générales, chaque mot exprimant non la singularité de l’objet mais toujours sa généralité, l’espèce, le type, jamais l’exemplaire individuel (la singularité étant désignée par un geste ou par une syntaxe développée).

Apparaissent donc, de manière inconsciente, dans la pratique humaine et dans le langage, des catégories, comme celle d’universalité ou celle de singularité, qui sont des reflets des réalités, mais des reflets toujours imparfaits. En effet, de même que toute pratique et toute théorie qui lui est liée ont la volonté d’appréhender la totalité de la réalité tout en ayant conscience de l’impossibilité de le réaliser, de même toute expression verbale s’efforce, consciemment ou non, de résoudre ce dilemme, la visée de la totalité avec la conscience de l’utopie de cette visée.

Ce qui est familier n’est pas pour autant connu.

Toute pratique de l’homme issue du travail et le prolongeant est une incursion dans l’inconnu en vue de le connaître, l’inconnu une fois connu devenant un élément familier de la vie quotidienne. Chaque découverte amène ainsi un élargissement extensif et intensif de la connaissance, le langage étant un organe important de cette pratique et de toutes les connaissances qui en résultent.

La vie de l’animal reste dans le cadre du familier. Des éléments essentiels de sa vie sont devenus familiers dans son adaptation à l’environnement. L’inconnu, présent objectivement, n’est pas perçu comme inconnu.

Pour l’être social, comme le travail créé du nouveau, subjectivement comme objectivement, les conditions de reproduction sont à chaque fois totalement nouvelles, totalement modifiées, si bien que le langage apparaît comme un organe, au sens subjectif, un médium ou un complexe au sens objectif, grâce auquel une reproduction peut s’accomplir dans des circonstances aussi radicalement modifiées, une préservation de la continuité de l’espèce au sein d’une transformation ininterrompue de tous les moments subjectifs aussi bien qu’objectifs de la reproduction, une transposition dans la conscience de ces transformations étant indispensable comme préservation tendant à la fixation définitive des acquis et comme un prolongement faisant des conquêtes précédentes la base de développements ultérieurs, la base d’une réponse aux questions nouvelles posées par la société.

Cette double fonction de la transposition n’est pas en générale consciente, l’évolution objective de la société plaçant ses membres devant de nouvelles décisions alternatives ou bornant leur horizon au stade déjà atteint.

La conscience, sans pour autant se modeler sur l’état actuel de la société, rend possible l’accomplissement de ces deux tâches de préservation ou de prolongement.

Les alternatives se cristallisent immédiatement en décisions dans la conscience, et quels que soient les motifs, selon les circonstances, ou bien la conscience se montre conservatrice, retardant sur les nécessités sociales actuelles, entravant la progression, ou bien elle revendique, dans un sens révolutionnaire, de nouvelles avancées, pour la réalisation matérielle desquelles la société n’est pas encore suffisamment évoluée, ce qui manifeste la coexistence de la dépendance de la conscience et son indépendance relative, mais souvent considérable, à l’égard du cours objectif de l’évolution socio-économique.

Le langage présuppose un environnement jamais intégralement connu, où il n’y a pas que la dimension du familier comme médium de la reproduction générique, comme chez les animaux, où les rapports entre les individus se déroulent sans recours à des communications, sauf les cas limites où apparaissent les signaux.

Dans le processus de travail, dans l’utilisation des produits du travail, on découvre des choses qui étaient jusqu’alors inconnues, des nouveautés, on crée des choses qui étaient jusqu’alors inconnues, des nouveautés et du coup, apparaissent dans la conscience des contenus nouveaux qui requièrent absolument une communication.

La conscience est, dans son être en soi immédiat, strictement liée à l’individu dans le cerveau duquel elle naît.

Chez les animaux, cette liaison des productions du cerveau à l’individu s’intègre sans difficulté au processus biologique de reproduction, exception faite des situations exceptionnelles.

Chez l’homme, du fait de la nouveauté qu’il produit, du fait des nouveaux procédés qu’il produit, du fait de la coopération dans ces activités qui produisent de la nouveauté, l’homme fait apparaître le langage, nouveau médium de relations entre les hommes, à la hauteur du genre humain, cette nouvelle généricité.

Indépendamment de la nature des états de conscience qui l’accompagnent, le travail est objectivement un dépassement de la simple particularité de l’individu immédiat, exprimant une dimension générique, cette tendance au dépassement de la particularité de l’individu immédiat étant accentuée dans le langage où, même si l’intérêt direct de la conscience est déterminé par des objets singuliers, orienté sur eux, se manifeste une intention objective vers l’objectivité de l’objet que le sujet désigne, une intention objective vers les lois générales.

Chaque mot, même le plus simple, le plus quotidien, exprime non la singularité de l’objet mais toujours la généralité de l’objet, l’espèce, le type, jamais l’exemplaire individuel.

La singularité est désignée par une indication, un geste à l’égard de l’objet présent ou par une reproduction verbale, une syntaxe développée de l’indication sensible de l’objet présent.

Sinon le langage formule au mieux la particularité comme approximation de la singularité, une description aussi concrète que possible du type, etc. auquel appartient l’objet considéré au sein de son espèce.

Ces catégories de singularité, particularité et universalité, formes et modes de l’existence, surgissent dans la pratique humaine avant d’être identifiées en tant que telles, une pratique qui affirme et applique des éléments théoriques sans en avoir conscience.

Cette spécificité du rapport de la pratique à la théorie chez l’homme exprime deux choses.

Premièrement, ces catégories sont des reflets des réalités objectives du monde réel objectif, selon une conception du caractère mimétique de la connaissance, selon une conception du monde existant en soi, d’une objectivité des objets indissociables de leur existence matérielle, contre les conceptions qui, même si elles confèrent à l’être en soi de la réalité objective un contenu matériel, conçoivent les formes de cet être en soi comme des produits exclusifs de l’esprit.

Deuxièmement, l’objectivité de tous les objets et relations existant en soi comporte une infinité intensive et extensive de déterminations.

À partir de là, on constate que, dans la pratique, ce sont des objets réels qu’on appréhende, cette appréhension pratique étant précédée d’un reflet, d’une reproduction intellectuelle, mais que toute pratique ne peut avoir pour base de connaissance la totalité des déterminations, si bien que toute pratique et toute théorie qui lui est liée font face au dilemme suivant : sinon appréhender la totalité de la réalité, du moins viser l’appréhension de la totalité des déterminations et dans le même temps renoncer délibérément à remplir cette exigence dans sa totalité.

Du point de vue d’une critique gnoséologique de la théorie liée à la pratique, pour connaître un objet, il faut étudier tous ses aspects, mais si nous savons que nous n’y arriverons pas, cette visée nous garde des erreurs et de l’engourdissement.

La reproduction et la création ininterrompues du langage et sa conservation, en tant que pratique humaine, sont soumis à ce dilemme, toute expression verbale s’efforçant, consciemment ou non, de le résoudre.

55. Le langage et ses tendances.

Même si toute réalisation est individuelle, c’est l’aspect générique du travail, les méthodes génériques (en opposition aux méthodes individuelles, particulières) et les traits généraux et récurrents de l’objet qui dominent, et le langage, par le caractère général des mots, contribue à susciter la généralité, à dépasser la particularité (par exemple dans l’apostrophe individualisée et nuancée d’un collègue, incluant les mimiques, gestes et intonations), preuve d’une écoute du singulier des autres : le collègue est intégré dans un groupe typique, et lui-même accorde de l’importance au type de comportement qu’on lui attribue.

Comme le langage permet la conservation des acquis, il permet la généralisation comme dépassement des acquis (la conscience reproduit le chemin parcouru par le genre humain et prend une position critique sur le passé comme sur le présent : tous les éléments de la pratique qui contribuent au progrès de la généricité, conservés subjectivement dans la conscience des hommes, sont non seulement présents dans la conscience dans leur être en soi mais se dirigent vers l’être pour soi de la généricité, imposant une continuité de l’être social qui est non seulement préservation des conquêtes mais leur dépassement).

La science et le droit essayent d’éliminer la polysémie du langage, considérant la réalité comme un pur objet de manipulation et le langage comme inadéquat à la pensée pure, ce qui aboutit à renoncer à la communication verbale et à réduire la dimension langagière à des signes.

Comme synthèse des innombrables actes de langage de tous, créateurs ou fossoyeurs anonymes, le langage a une évolution spontanée, avec des lois propres qui cependant ont un caractère socio-historique (le langage accueille l’ensemble des manifestations vitales de la société du moment, leur donne une forme communicable).

Le langage ne meurt pas mais change (comme tout complexe social), il se caractérise pas par son absence de limites, par son ubiquité, son universalité, sa nécessité pour tout complexe et la prédominance de son aspect fonctionnel.

Le langage prolonge la fixation des acquis sous forme de tradition orale par sa fixation dans l’écriture, ce qui renforce cette fixation (on peut reproduire dans la conscience le chemin parcouru jusqu’alors par le genre humain et prendre une position critique à l’égard de ses étapes).

La personnalité correspond à la sortie de la particularité et à l’accession à la généricité.

Dans le travail de transformation directe de la nature, c’est l’agir générique, c’est-à-dire l’aspect générique du travail, qui est prépondérant, ce sont les traits généraux et récurrents de l’objet qui sont au centre, ce sont les méthodes les meilleures, c’est-à-dire les méthodes génériques, et non les méthodes particulières, individuelles qui sont mis en avant et même si toute réalisation est individuelle, comme solution optimale elle a un contenu susceptible d’une généralisation.

Le langage, comme vecteur du travail de conviction à l’égard d’autres hommes pour qu’ils transforment directement la nature, contribue à susciter la généralité, à dépasser la particularité, à entraîner l’agir générique, par le caractère général des mots.

Un acte de langage personnel et principalement affectif comme l’apostrophe individualisée d’un collègue de travail ou d’un voisin sous forme de blâme, d’éloge, de reproche, d’insulte, acte de langage plus ou moins nuancé, plus ou moins raffiné et individualisé, évolue dans la sphère de la généralité dans la mesure où ce collègue ou ce voisin est intégré comme héros ou comme canaille à un groupe typique, dans la mesure où les actions de ce collègue ou de ce voisin sont assimilés à des types de comportement, tandis que ce collègue ou ce voisin accorde beaucoup d’importance au statut ou à la valeur de comportement qu’on lui attribue.

Il y a donc une tendance a l’individualisation et à la nuance, à l’écoute des autres, à la connaissance adéquate du partenaire, à l’expression du singulier, une tendance qui se renforce, profitant des ambivalences nécessaires dans des significations qui désignent des objets intrinsèquement infinis, utilisant les moyens d’expressions non verbaux comme les intonations, les mimiques ou les gestes, introduisant de nouveaux mots ou des nuances sémantiques aux mots déjà employés, mais cette tendance à l’individualisation est dans le cadre d’une tendance à la généralisation, dans la mesure où, par exemple, les mots et expressions de la vie quotidienne, exprimant des faits de la vie quotidienne, continuent d’avoir une signification extrêmement générale, universelle.

La tendance à la généralisation est dominante, car toute généralisation est, de manière immanente, dépassement des acquis précédents, le langage étant un instrument essentiel, puisqu’il permet la conservation et l’accumulation des acquis, par exemple sous forme de tradition orale ou écrite, puisqu’il aide à fixer dans la conscience les activités acquises et à donner ainsi aux projets et réalisations de la souplesse, de la stabilité, des nuances, puisqu‘il permet à tout un chacun de reproduire dans sa conscience le chemin parcouru jusqu‘alors par le genre humain et prendre une position critique sur chaque étape de ce chemin comme sur le présent.

Il y a aussi cette tendance à définir de manière toujours plus précise les mots et les formulations, à fixer de manière univoque leurs significations, considérant que la polysémie des mots est une insuffisance du langage, cette tendance se manifestant dans la science qui se développe à partir du travail de transformation de la nature ou dans le droit dans son effort pour réglementer les relations sociales, mais cette tentative d’éliminer la polysémie du langage aboutit, à la limite, à renoncer à la communication verbale et même à réduire la dimension langagière à des signes (la réalité est considérée comme un pur objet de manipulation, le langage est considéré comme inadéquat à la pensée pure).

Le langage est la synthèse d’innombrables actes de langage plus ou moins créateurs, et en tant que synthèse son évolution est spontanée, avec des lois propres qui cependant évoluent, ayant un caractère socio-historique.

Comme organe de la conscience, le langage a un contenu variable fonction de la société du moment, un contenu qui accueille l’ensemble des manifestations vitales des hommes, leur donne une forme communicable, constituant un complexe intégral, englobant cette totalité qu’il doit refléter et rendre communicable.

Certaines expressions sont ainsi acceptées ou refusées, les créateurs ou les fossoyeurs étant en général anonymes : la division du travail n’isole pas un groupe d’hommes dont l’existence sociale repose sur le fonctionnement et la reproduction du langage, c’est la société tout entière qui contribue au destin de la langue.

Comme complexe social, on peut parler du langage comme ayant une vie, mais on ne peut pas parler de mort du langage, mort au sens de mort de l’organisme biologique, puisque, par exemple, les éléments des langues en disparition contribuent à la construction d’une nouvelle langue. On ne parlera donc pas de la durée de vie du langage et on parlera facilement des changements du langage, beaucoup plus fréquents que les changements d‘un organisme biologique.

Le langage se caractérise aussi par son absence de limites, par son ubiquité, son universalité, aucun complexe ne pouvant se passer de sa médiation, par la prédominance de son aspect fonctionnel.

Pour le travail en soi, en tant que médiation de l’échange matériel des hommes avec la nature, la prépondérance de la généricité met au centre de l’objet du travail les traits généraux et récurrents de l’objet, la prise en compte des éléments singuliers se réduisant à neutraliser les sources d’erreur. Cette prépondérance de la généricité tend sur le plan subjectif à assurer dans l’exécution la prédominance de la méthode objectivement la meilleure, qui est la méthode générique, en opposition aux méthodes particulières, individuelles. Cette solution optimale, si elle naît en règle générale d’une réalisation individuelle, a un contenu essentiellement générique, susceptible d’une généralisation.

Pour le langage, en tant qu’instrument des relations mutuelles des hommes, à l’origine instrument permettant de réaliser les positions qui visent à amener d’autres hommes à des positions déterminées, l’agir générique dans le travail, avec toutes ses déterminations objectives, reste le but final, mais le chemin vers cet objectif passe par la conscience d’autres hommes, chez lesquels cette généricité, ce dépassement de la particularité sont suscités de manière diverse, par des moyens divers, en particulier par le caractère général des mots.

L’appel personnel aux hommes, qui apparaît déjà dans le travail, peut être adressé immédiatement à un seul homme, mais, même dans ce cas, il évolue au plan du langage dans la sphère de la généralité, de la généricité. Ainsi, un reproche, un éloge, une insulte et un blâme, actes de langage purement personnels ou principalement affectifs, ne peuvent être communiqués à l’autre, désigné comme héros ou comme canaille, qu’au travers l’intégration de cet autre dans le groupe auquel s’associe son comportement, l’intégration de l’action particulière de cet autre et de cet autre lui-même comme auteur de l’action dans une classe déterminée de type de conduite, et, pour cet autre, il est vital de savoir comment on évalue son activité, son comportement, quel statut dans la société on lui reconnaît.

L’éthique concrète accorde un grand rôle à ces actes de langage et aux réactions qu’ils suscitent.

Les mots utilisés peuvent être plus ou moins nuancés et raffinés de manière à permettre une meilleure approximation du cas individuel, « espèce de crapule » pouvant être remplacé par « tu as encore fait du beau travail » dans l’expression du blâme, c’est-à-dire que le processus peut devenir plus complexe, plus raffiné, plus individualisé, cela ne change rien à la structure fondamentale de langage ici esquissée.

Plus l’incitation à l’autre de prendre une position se médiatise, que la collectivité d’individus simplement particuliers devient une collectivité de personnalités, d‘individualités, plus la formulation verbale, le registre de la connaissance des hommes, le registre de la connaissance adéquate du partenaire individuel, la parole, l’écoute tendent à l’individualisation et à la nuance, avec en particulier l’importance des moyens d’expressions non verbaux au sens strict comme les intonations, les gestes qui accompagnent le discours, les mimiques. Toute cette évolution manifeste dans le langage lui-même une lutte contre ses tendances à l’universalité, à la généricité, pour se rapprocher de l’expression du singulier, de l’individuel, une lutte qui est permise par le fait que, dans la langue comme tentative de refléter et de fixer dans une forme stable des objets intrinsèquement infinis, apparaissent des ambivalences dans les significations, ouvrant un espace aux tendances individualisantes.

Dans l’évolution du langage se déroule une autre lutte dans une direction entièrement opposée, considérant que la fixation des définitions générales doit être une des fonctions sociales les plus importantes du langage, répondant à un besoin important des relations sociales, considérant donc que la pluralité des significations des mots est une insuffisance du langage qu’il faut pallier par des définitions, comme déterminations univoques du sens des formulations. Ce besoin de maîtriser, de brider la polysémie des mots, des expressions, etc. se développe avec le développement de la science à partir du travail comme facteur de la vie sociale, avec le développement de la réglementation juridique des rapports sociaux. Cependant, l’univocité (relative) de l’acception scientifique d’un mot est essentielle à la pérennité et à l’efficacité des sciences, tandis que la tentative d’éliminer totalement la polysémie du langage aboutit à renoncer à toute communication verbale et même à l’existence du langage, pour réduire la dimension langagière à des signes, faisant de la réalité un pur objet de manipulation, avec une « langue » juridique coupée du réel, avec même un scepticisme critique à l’égard d’un langage inadéquat à la pensée pure.

Le langage comble de la manière la plus appropriée possible mais jamais parfaite un besoin social qui surgit de la relation des hommes à la nature et entre eux, et qui doit et peut se réaliser pratiquement dans ces deux exigences opposées qui ont leur racine dans l’être social de l’homme et constituent la base de la spécificité et de la fécondité du langage, d’une part, un déplacement vers une généralisation plus grande, les mots et expressions de la vie quotidienne exprimant des faits de la vie quotidienne acquérant une signification extrêmement générale, universelle, d’autre part, un déplacement vers des définitions individualisantes, avec de nouveaux mots ou l’ajout de nuances sémantiques aux mots déjà employés.

La généralité, qui résulte de l’autoréalisation de l’homme en tant qu’être générique dans sa pratique sociale, est le facteur dominant, dans la mesure où tous les éléments de la pratique qui contribuent au progrès et au renforcement objectif de la généricité, sont aussi conservés subjectivement dans la conscience des hommes, dans la mesure où, aussi et surtout, ces éléments qui contribuent au progrès de la généricité ne sont pas seulement présents en soi mais se dirigent, dans leur être en soi conservé dans la conscience, vers l’être pour soi de la généricité, ce processus permettant d’imposer une continuité de l’être social qui n’est pas seulement préservation des conquêtes précédentes mais aussi leur dépassement.

Le langage est un médium sans lequel cette continuité ne pourrait se réaliser, mais pour remplir sa fonction, le langage doit être relativement autonome, non seulement parce qu’il doit transformer la conscience de l’ensemble du processus de reproduction en vecteur de la relation entre les hommes, mais aussi parce qu’il accueille l’ensemble des manifestations vitales des hommes, leur donne une forme communicable, constituant un complexe intégral, englobant la totalité qu’il doit refléter et rendre communicable.

La conscience, cessant d’être un épiphénomène de l’être biologique, prend part activement à l’élaboration de la nature particulière de l’être social, grâce au langage qui aide à fixer dans la conscience les nouvelles formes d’activités acquises dans l’échange matériel de la société avec la nature, leur donnant plus de souplesse, de stabilité, plus de nuance dans les projets et réalisations que ne l’aurait fait une croissance sans langage.

Le langage assure la continuité sous la forme de la tradition orale, il prolonge cette fixation des acquis précédents par sa fixation dans l’écriture, les progrès techniques et la diffusion de l’écrit renforçant cette tendance, à un point tel que, en principe, chaque homme peut reproduire dans sa conscience le chemin parcouru jusqu’alors par le genre humain et prendre une position critique, positivement ou négativement, à l’égard de ces étapes, de leurs relations avec son propre présent, ses conquêtes et ses problèmes.

Considérée dans sa totalité, cette tendance présente un caractère essentiellement spontané, comme synthèse de positions individuelles, de décisions alternatives individuelles, ce qui ne signifie donc pas la négation du rôle des créateurs individuels du langage, du caractère volontaire, plus ou moins conscient, des positions individuelles.

Dans l’évolution de la langue, l’importance du rôle des positions est très inégale. Certains actes individuels, qu’ils soient créateurs ou réceptifs, qu’ils ratifient ou rejettent, jouent un rôle important, mais l’évolution de la langue est en dernier ressort déterminée par l’évolution sociale dont le langage est le reflet, la fixation dans la conscience, les innovations linguistiques individuelles ou le refus de ces innovations ne s’intégrant au complexe dynamique du langage que pour ce qui correspond au stade atteint de la généricité.

Certains mots et tournures apparaissent comme des produits anonymes, alors qu’un ou plusieurs individus simultanément en sont à l’origine, d’autres mots et tournures tombent en désuétude, parce qu’un grand nombre d’hommes, initialement à titre individuel, se refusent à les utiliser, parce qu’ils ne correspondent plus à leur sentiment de la vie.

L’unification des dialectes, la fusion des langues, la promotion d’un dialecte au rang de langue autonome, condensations d’actes individuels en processus spontanés, correspondant à la conscience générique existante, sont en particulier un reflet et un facteur actif du devenir des nations.

Comme complexe social dynamique, le langage développe selon des lois propres, mais des lois pourvues d’un caractère socio-historique. Les éléments et les lois de langue se transforment. En raison de son rôle d’organe de conscience dans la vie quotidienne, la langue est dans une relation ininterrompue et immédiate avec les changements de l’être social, mais le langage ne peut changer que selon ses lois internes. La langue vivante reflète le monde des intuitions, des sentiments, des pensées, des efforts, etc. et leur donne une expression immédiatement efficace.

Les œuvres poétiques portent la reproduction de la langue et de la littérature à un niveau supérieur.

La vie d’un complexe social comme la langue est la reproduction de sa sphère propre, une perpétuation, un renouvellement au cours duquel tous les éléments empruntés à d’autres sphères de l’être ne jouent que le rôle de matériau élaboré, de force appliquée, etc. La vie d’un complexe social est plus proche de la reproduction phylogénétique de la nature organique que de la reproduction ontogénique de cette même nature organique.

La durée de vie d’un complexe social ne connaît aucune limite naturelle comme dans la reproduction des êtres vivants individuels. Le changement qualitatif d’un complexe social est davantage possible que dans la reproduction des genres de la nature organique. La mort d’un complexe social n’est pas une interruption stricte. Par exemple, des langues en disparition constituent des éléments de construction d’autres langues.

Un complexe social comme la langue est déterminé de manière précise et univoque, mais il s’agit de déterminations principalement fonctionnelles, si bien que le langage est un complexe qui non seulement existe et se reproduit de manière indépendante, et qui possède une universalité et une ubiquité sociale, puisqu’aucun complexe social n’existe et ne se développe sans la fonction médiatrice du langage. On a donc un être déterminé, mais sans limites définies, contrairement aux organes de la vie organique.

Dans l’être social, il n’y a que la vie, il n’y a pas de mort.

Dans l’être social, il n’y a pas d’opposition entre individu et genre comme dans la nature organique et la généricité n’est pas la moyenne des particularités, la personnalité représentant une accession au niveau de la généricité, accession qui exige de sortir de la particularité initiale.

Ce ne sont pas tous les complexes qui ont un caractère universel se manifestant dans chaque autre complexe comme organe, médium de la continuité (de l’évolution), de la conservation, du dépassement.

Ce ne sont pas tous les complexes qui sont médiateurs aussi bien de l’échange matériel avec la nature que de la communication interne des relations entre hommes.

Enfin, le processus de reproduction du langage, comme spontané, s’accomplit sans que la division du travail isole un groupe d’hommes dont l’existence sociale repose sur le fonctionnement et la reproduction de son domaine, dont le statut dans la division du travail et institutionnalisé. C’est la société toute entière qui contribue au destin de la langue.

Le droit.

Le droit, se détachant de la morale et de l’éthique et en relation avec les spécialistes de la violence, réglemente, si besoin avec coercition, les devoirs dans les activités sociales (il s’agit d’influencer les participants pour qu’ils accomplissent les positions qui leur sont assignées dans le plan d’ensemble de la coopération), dans les conflits sociaux et les guerres.

L’attitude simplement conforme à la légalité peut ne pas respecter la loi s’il n’y a pas de témoin : c’est l’hypocrisie.

L’attitude peut être critique à l’égard du droit positif à partir d’une théorie de la justice ou d’une conception du droit naturel (un idéal du droit déterminé par Dieu ou par la raison, un autre système de devoirs), ce qui peut être un vœu pieux ou une attitude révolutionnaire ou conservatrice.

Le législateur, pour limiter le nombre d’attitudes négatives, fait souvent un compromis de classe : il doit tenir compte de la nécessité d’un certain consensus de l’opinion publique.

Le droit, très général et traitant la totalité des cas et activités sous quelques catégories, est parfois indifférent aux motivations ou aux raisons que les individus ont de se conformer au droit, mais dans les sociétés vastes le droit ne peut se contenter d’interdire simplement certaines actions et il doit inscrire les motifs de transgression dans le droit privé.

Avec la suprématie de la réglementation centrale sur toutes les autres et avec la réglementation universelle et abstraite des innombrables activités, on a tendance à fétichiser le droit, à exagérer son importance, puis apparaît la tendance à l’envisager comme incapable d’évoluer sinon par des bricolages sous forme de calculs de ce que la loi peut autoriser (on évalue les conséquences des actes, les chances de réussite, les risques de perte, et en cas de conflit les résultats possibles des procédures) ou par des transformations de la loi préoccupées de la seule utilité pratique (on ne prend pas en compte la cohérence ontologique et théorique : seuls comptent les intérêts de classe, la puissance normative du factuel).

Le droit ne se contente pas de contempler théoriquement mais indique quels faits relève du droit, quels résultats des positions sont permis, autrement dit comment évaluer et juger les faits et les résultats des positions, comment sanctionner les infractions, et surtout il constitue un ensemble d’impératifs et d’interdits pour influencer les positions.

Les affirmations du droit sur les positions et sur ce qui relève du droit expriment les intérêts de la classe sociale qui investit l’État (le caractère arbitraire du droit se manifeste par exemple par le caractère arbitraire de la quantification des sanctions) : on a donc une reproduction inadéquate du processus social, autrement dit ce n’est pas un reflet de la réalité mais la manipulation de la réalité, son homogénéisation dans la pensée abstraite en relation avec la volonté et les intérêts de la classe dominante (les catégories juridiques sont en ce sens arbitraires, et il y a une contradiction non pas logique mais de classe entre l’intention universaliste d’influencer les positions de tous les membres de la société et l’intention mesquine d’influencer ces positions dans les intérêts de la classe dominante).

Quand le droit se proclame, en référence à la justice, comme un droit de l’égalité, il s’agit d’un droit de l’inégalité, il s’agit en effet de l’égalité de citoyens inégaux dont on prend la capacité offerte à tous de signer et d’appliquer un contrat de travail, des citoyens qui ne sont donc pas considérés comme des personnalités mais comme des travailleurs abstraits qu’on mesure à l’aune du temps de travail.

Il faut reconnaître au droit une certaine autonomie sous forme par exemple de la séparation des pouvoirs, sans l’isoler, le distinguer de la morale, des systèmes de valeurs et du développement économique tout en leur reconnaissant une influence non mécanique : le droit peut devenir un État dans l’État s’il joue les divergences d’intérêts des classes dominantes.

Le droit a tout d’abord été élaboré en partant des cas individuels, en procédant par inférence analogique à partir des jugements précédents, mais actuellement la loi comme position consciente de la classe dominante a pour fonction de susciter une autre position, la position d’application de la loi par les classes dominées, en fonction des intérêts de cette classe dominante, et la morale et la critique de l’injustice du droit ont raison de s’élever contre l’application formelle stricte de la loi, de chercher à élever l’homme au-dessus du droit existant, de chercher à atteindre un degré de généricité supérieur à celui qui est réalisable dans le droit positif.

Quand les intérêts divergents ne sont plus réglés par la violence, le droit comme synthèse d’aspirations hétérogènes et devoir unitaire (la critique n’est autorisée qu’à l’intérieur de certaines limites, les contradictions pratiques du droit susceptibles d’apparaître dans les interprétations et dans les dispositions sont à éliminer) apparaît, et quand le travail n’est plus seulement un moyen de vie, la divergence entre l’égalité du droit et les inégalités des individus cesse en même temps que la sphère du droit devient superflue.

Les devoirs des coopérants doivent être réglementés avec précision pour que les bonnes positions soient prises, mais les résultats des décisions ne sont pas toujours bonnes et il faut parfois user de coercition.

La complication de la réglementation juridique des activités sociales, de la résolution juridique des conflits de classe, des conflits entre créanciers et débiteurs, des guerres civiles et autres conflits, exige de plus en plus des spécialistes du droit (la morale et l’éthique se détachant peu à peu du droit) et des spécialistes de la violence (avec les institutions correspondantes : prisons, policiers, bourreaux, juges, avocats).

Vis-à-vis du droit, on peut avoir plusieurs attitudes, celle de l’action simplement conforme à la légalité, c’est-à-dire que, s’il n’y a pas de témoin, si on peut sauver les apparences, s’il n’y a pas de sanction, on peut ne pas respecter la loi.

On peut avoir une attitude conservatrice, critique, morale ou révolutionnaire à l’égard du droit actuel, dit droit positif, à partir d’une théorie de la justice et d’une conception du droit naturel comme idéal du droit (déterminé par Dieu, par la raison, etc.) et comme devoir, c’est-à-dire comme autre système de devoirs que le système de devoirs du droit positif (le législateur fait souvent un compromis de classe, pour assurer une domination optimale, c‘est-à-dire pour limiter le nombre d‘attitudes négatives).

La forme juridique étant une forme strictement générale, la totalité des cas étant classés sous quelques catégories, les correctifs ne modifiant pas cette structure, cette indifférence du droit aux motivations, aux raisons que les individus ont de se conformer à l’impératif juridique, indifférence traitée tardivement par le droit privé, entraîne des attitudes très diverses quant aux motivations de la conformation à la loi, quant aux degrés et aux causes de transgression.

On a tendance à exagérer l’importance du droit, en oubliant son origine ontologique, quand, par exemple, un droit central doit s’imposer face à des droits locaux ou quand le droit devient de plus en plus abstrait pour réglementer de plus en plus d’activités, mais alors plus le droit devient un élément prosaïque de la vie quotidienne, plus il devient l’objet de manipulations, comme s’il était un objet autarcique, une pure théorie du droit incapable d‘évoluer sinon par des bricolages ou des manipulations, soit sous la forme de calculs de ce que la loi peut autoriser ou de ce qui peut résulter d’une procédure, soit sous la forme d’interventions dans la fabrication de la loi (inventer une nouvelle loi, transformer ou corriger la loi existante) de la part d’acteurs institutionnels spécialisés préoccupés de la seule utilité pratique et non de la cohérence ontologique et théorique.

Comme représentation de la réalité économique, le droit est plus qu‘une contemplation, il est une reconnaissance, au sens où il ne se contente pas de contempler théoriquement les faits, les résultats des positions, il indique comment évaluer et juger ces faits et surtout il est un ensemble d’impératifs et d’interdits pour influencer les positions, en particulier les positions économiques.

Et il ne faut pas oublier que c’est l’État qui détermine quels faits relèvent du droit, quels résultats des positions sont permis et comment juger les infractions, et comme l’État a une puissance ontologiquement déterminée par la structure de classe (l‘État naît avec les classes), et qu’un acteur de classe (une classe ou une coalition de classes ou de couches) l’investit, les affirmations juridiques sur les positions dépendent de cet acteur, de sa volonté de réglementer les structures économiques et sociales dans son intérêt (déterminer quand et comment un événement doit être considéré comme un fait juridique procure non la connaissance de l’en soi objectif mais la connaissance de la volonté de l’État sur ce qui doit ou non se produire; le caractère arbitraire des catégories introduites se manifeste par exemple sur le caractère arbitraire de la quantification des sanctions).

Il peut y avoir une contradiction, qui peut être une contradiction de classe, entre la volonté du droit d’influencer tous les citoyens pour qu’ils acquièrent une position et la volonté du droit d’influencer les seuls juristes pour qu’ils acquièrent une autre position.

Si le droit se proclame, en référence à la justice, comme un droit de l’égalité, il s’agit de l’égalité de citoyens inégaux, des citoyens plus ou moins doués physiquement et intellectuellement, c’est-à-dire de citoyens dont on ne prend qu’un aspect, la capacité offerte à tous de signer et d’appliquer un contrat de travail, un citoyen qui n‘est pas une personnalité mais un travailleur dans son sens le plus abstrait, mesuré à l’aune du temps de travail, les différences de classe n’existant pas.

Les spécialistes du droit, devant la complexité du règlement des contradictions et les ingérences des pouvoirs et de l‘opinion publique, demandent une certaine autonomie sous la forme de la théorie de la séparation des pouvoirs, mais on ne doit pas isoler le droit de manière positiviste pour faire des descriptions dépourvues d’idées, en faisant attention à ne pas intégrer le droit à un système de valeurs, il faut alors délimiter le droit et la morale, de même qu’il faut se garder de faire dépendre mécaniquement le droit du développement économique.

Dès la coopération simple (la chasse), les devoirs des individus qui y participent doivent être réglementés aussi précisément que possibles (rabatteurs et chasseurs).

La réglementation consiste à influencer les participants de telle sorte qu’ils accomplissent les positions qui leur ont été assignées dans le plan d’ensemble de la coopération. Comme les positions sont des décisions alternatives, elles peuvent avoir des résultats opposés ou des résultats tous bons ou des résultats tous mauvais ou pas de résultat du tout. Il peut y avoir des refus individuels contre lesquels la communauté se prémunit par une sorte de jurisprudence dont la fonction est assurée par un chef ou un ancien.

Lorsque naît l’esclavage, l’échange de marchandises, le commerce et l’usure, les conflits font l’objet d’une jurisprudence consciente, d’une réglementation, avec la création plus tardive d’une division du travail particulière dans ce but de la réglementation.

Les spécialistes du droit deviennent les vecteurs de ce complexe qui a pour fonction la réglementation juridique des activités sociales.

Simultanément à l’apparition de la sphère du droit, un groupe d’hommes est investi de la mission sociale d’imposer par la force les objectifs déterminés par ce complexe juridique, une force publique avec des prisons. Il s’agit de régler les conflits entre maîtres et esclaves, entre maîtres eux-mêmes, entre débiteurs et créanciers, entre bourgeois des villes et propriétaires fonciers.

La plupart des positions ne peuvent être extorquées, directement ou indirectement, que par la violence.

Le législateur qui met un terme à une période de guerre civile est élevé au rang de héros mythique.

Le droit est le vecteur, le centre spirituel des activités humaines en général. Les registres plus tard différenciés sous la forme de la morale et de l’éthique sont identifiés au droit.

Un peu plus tard aussi apparaît l’attitude vis-à-vis du droit consistant à n’agir que pour échapper à la sanction, c’est l’action simplement conforme à la légalité. Sans témoins, sans raisons de sauvegarder les apparences, on n’aura guère tendance à respecter la loi.

Parallèlement au droit réel existant, le droit positif, apparaît aussi un droit naturel, droit non institué, ne résultant pas d’actes sociaux, faisant figure d’idéal pour le droit positif.

Le devoir, comme référence au droit naturel, peut exercer une influence conservatrice ou révolutionnaire, ou rester à l’état de vœu pieux.

L’influence du droit sur les positions individuelles oscille en fonction des circonstances et des individus. Dans les sociétés de classe, la classe dominante, dans son activité législative, afin de s’assurer la domination optimale, doit prendre en compte, dans chaque cas, les circonstances et conclure toutes sortes de compromis, d’autant qu’au sein même de la classe dominante il n’y a pas unanimité.

Plus la vie de la société devient plus purement sociale, plus la forme juridique s’homogénéise.

Du point de vue formel, la forme juridique est une forme strictement générale, la totalité des cas pouvant être classés dans l’impératif social étant subsumés unitairement, d’un seul tenant, à la même catégorie, les correctifs différenciateurs, les subdivisions, les classifications ne modifiant pas cette structure dans la mesure où ils ont le même caractère général et subordonnant.

En même temps que cette tendance universalisante, naît une indifférence du droit aux motivations, aux raisons que les individus ont de se conformer à l’impératif juridique, le respect de la légalité pouvant ainsi s’accompagner de comportements très divers et de conflits, avec souvent beaucoup d’hypocrisie. Se posent des problèmes concernant la morale et l’éthique.

Cette indifférence n’existe que si l’interdiction formulée par le système juridique fonctionne sans anicroche dans la société ou dans les actions des individus.

Dès que l’interdiction est transgressée, les questions de degré de la transgression, de ses causes, cessent d’être considérées comme indifférentes.

Aux étapes primitives des petites communautés, les hommes se connaissent immédiatement et personnellement, les motivations de chacun sont compréhensibles par tous.

Avec les sociétés plus vastes, le droit ne peut se contenter d’interdire simplement certaines actions, il doit se préoccuper des motifs de la transgression et les inscrire dans la forme juridique, dans le droit privé.

Dans la transition du féodalisme au capitalisme, il fallait une réglementation universelle de toutes les activités et la suprématie et l’autorité de la réglementation centrale sur toutes les autres, d’où une tendance au pathos, une tendance à fétichiser le droit, à exagérer son importance, à méconnaître son essence ontologique, tendance qui se renforce quand le droit devient de plus en plus abstrait au fur et à mesure où il embrasse davantage de domaines, qu’il lutte pour la réglementation du plus grand nombre possible d’activités.

L’avènement d’un état de droit de plus en plus accompli dissipe ce fétichisme pour en faire naître un autre.

Plus le droit devient un régulateur normal et prosaïque de la vie quotidienne, plus disparaît le pathos qu’il avait acquis dans la période de sa genèse, plus les éléments manipulateurs du positivisme s’accentuent en lui, au sens où il devient une sphère de la vie sociale où les conséquences des actes, les chances de réussite, les risques de perte sont appréhendées en termes de calcul, comme dans la sphère de l’économie, avec cette différence qu’il s’agit souvent d’une annexe relativement autonome de l’activité économique, dans laquelle, dans le contexte de l’objectif économique principal, des spécialistes calculent ce que la loi autorise et, en cas de conflit, le résultat probable de la procédure.

La présence de cette manipulation du droit se manifeste aussi quand les groupes économiques puissants s’efforcent d’imposer des transformations des lois et de leurs applications juridiques, manipulation au sens où le droit positif acquiert une grande importance pratique, sa genèse sociale et les conditions sociales de son développement apparaissant indifférentes, y compris du point de vue théorique, par rapport à son utilité purement pratique.

La fétichisation consiste à traiter le droit, dans un contexte stable, comme un domaine stable, cohérent, défini de manière univoque du point de vue « logique », c’est-à-dire du point de vue de la logique juridique, objet de pure manipulation non seulement dans la pratique mais aussi dans la théorie, comme s’il était un complexe autarcique, fermé sur lui-même, clos sur sa propre immanence, une pure théorie du droit, d’où, à part les possibilités de manipulation pratique, une absence de progression de la théorie.

Quand il s’agit de représenter les intérêts, on sait cependant comment manipuler la naissance pratique d’une nouvelle loi ou les compléments ou transformations à apporter à une loi ancienne, la totalité de la pratique sociale ayant ainsi une influence constante sur les déterminations juridiques, ce qu’on appelle la puissance normative du factuel.

Le système du droit positif en vigueur est juxtaposé et enchevêtré avec les résultats socio-économiques.

Le droit est une forme spécifique de reflet, la reproduction dans la conscience de ce qui se produit de fait dans la vie économique, l’économie ayant une priorité ontologique.

Cette reproduction est une reconnaissance, au sens qu’elle n’est pas seulement théorique, à caractère contemplatif, mais aussi pratique, autrement dit elle comporte l’expression de la manière dont on doit réagir à des faits reconnus, une indication sur ce qui en découle pour les positions, une indication sur la manière d’évaluer les faits en tant que résultats de positions antérieures.

De plus, c’est l’État, dont la puissance est déterminée intrinsèquement par la structure de classe, qui juge les résultats de la pratique humaine, détermine les résultats permis, les résultats interdits, les résultats qui méritent d’être sanctionnés, qui détermine quels faits relèvent du droit et de quelle manière.

On a donc un système tendanciellement cohérent d’énoncés, de définitions de faits dont la fonction est de soumettre, selon le sens de l’État monopoliste de la violence légitime, les rapports sociaux à des règles.

Ce système, unité d’une cohérence interne et d’un ensemble d’impératifs et d’interdits pour influencer sur les positions, ne peut refléter le contexte économique réel.

Déterminer quand et comment un événement doit être considéré comme un fait procure non la connaissance de l’en soi objectif mais la connaissance de la volonté de l’État sur ce qui doit ou non se produire, et de quelle manière, dans un cas donné, puisque c’est l’État qui détermine le fait.

De plus, ce pouvoir de détermination est accaparé par l’intermédiaire de l’État par un participant intéressé, une classe ou plusieurs classes dominantes, dont la volonté est d’organiser la pratique sociale en accord avec ses intérêts.

On a donc une reproduction inadéquate du processus social.

Mais toutes les affirmations juridiques des faits, fixations les plus valides, les plus exactes, les mieux définies dans la pensée des états de fait, doivent constituer un système cohérent, sans contradiction.

Une représentation qui pourrait ne constituer qu’un écart relativement faible par rapport à un fait isolé doit, comme partie d’un système, être interprétée dans l’esprit de ce système, s’éloigner encore davantage du terrain de la réalité, car le système ne croît pas à partir du reflet de la réalité, il n’en est que sa manipulation, son homogénéisation dans la pensée abstraite.

Cette autarcie théorique du système de droit positif, la cohérence systématique, la déduction logique, le fondement et ses applications, ne sont que des apparences. Ce sont des formes sociales, des réglementations, des systèmes ancrés non dans la réalité sociale mais dans la volonté de la classe dominante d’organiser la pratique sociale en accord avec ses intérêts, si bien que l’introduction des catégories dans les définitions juridiques est arbitraire (mais nécessaire socialement), ainsi la quantification d’une sanction n’est adéquate à aucune détermination conceptuelle.

Ainsi, quant à l’illusion que la norme individuelle est la conséquence logique de la norme générale, on remarque que toute affirmation juridique est animée d’une intention double, d’une part l’intention d’influencer dans une direction définie les positions de tous les membres de la société, d’autre part l’intention d’inciter les groupes d’hommes, dont la fonction est de transposer les déterminations légales en pratique juridique, à accomplir à leur tour des positions en un sens défini. Si cette dernière condition n’est pas remplie, on a une contradiction sociale, souvent une contradiction de classe, et non une faute de déduction logique.

Le fait et sa reconnaissance juridique officielle sont le résultat de la lutte de classe, ils sont en perpétuelle réélaboration.

La subsomption des cas individuels sous la loi générale ne posait pas de problème quand on pouvait assurer la réglementation en partant des cas individuels, en procédant par inférence analogique à partir de jugements précédents.

Mais actuellement le problème prend la forme d’une position, la loi, qui doit susciter une autre position, l’application, d’où le conflit des intérêts de classe ci-dessus.

Alors que, dans l’économie, le temps de travail socialement nécessaire comme principe de régulation naît indépendamment des représentations et de la volonté des hommes, comme produit spontané de la synthèse des positions dans le travail, dans le système juridique, les principes de régulation sont le résultat d’une initiative consciente déterminant les faits.

La critique de l’injustice du droit et la morale s’élèvent contre l’application formelle stricte de la loi.

Si aucun droit n’existe sans la possibilité de l’appliquer par la contrainte, son fonctionnement satisfaisant exige un certain consensus de l’opinion publique sur ses verdicts.

Le droit naturel, système de devoir social comme le droit déterminé par Dieu, par la nature, par la raison, etc., est une médiation entre le droit et le besoin de justice.

La critique morale de l’injustice du droit et les initiatives de réforme dans le droit naturel et à partir de lui cherchent à élever l’homme au-dessus du droit existant, cherchent à atteindre un degré de généricité supérieur à celui qui est réalisable dans le droit positif.

Le rêve de justice, tant qu’il est conçu juridiquement, ne va pas au-delà d’une conception de l’égalité (en dernière instance économique) qui est socialement déterminée à partir du temps de travail socialement nécessaire, une conception de l’égalité qui se concrétise dans le commerce des marchandises. Ce temps de travail est la base réelle et donc indépassable de toute conception juridique de l’égalité et de la justice, une justice qui se fixe la tâche impossible de mettre intellectuellement ou même institutionnellement d’accord la diversité individuelle et la spécificité des hommes avec le jugement de leurs actes sur la base de l’égalité amenée par le processus de la vie sociale. Mais le droit ne reconnaît aucune différence de classe, tout homme n’étant qu’un travailleur comme un autre, mais il reconnaît tacitement l’inégalité des dons individuels, l’inégalité de la productivité du travailleur comme privilège naturel, c’est donc, dans son contenu, un droit de l’inégalité.

Comme le droit, par sa nature, ne peut consister qu’en l’application d’une même unité de mesure, les individus inégaux ne sont mesurables d’après un étalon commun que si on les considère que sous un aspect déterminé, que si on ne les considère que comme travailleurs, en faisant abstraction de tout le reste.

Même sous le socialisme, le droit, dans son essence droit bourgeois, a un concept d’égalité dont la divergence avec l’inégalité de l’individualité humaine est indépassable.

Quand disparaît la subordination de la division du travail (en particulier quand disparaît l’opposition entre travail intellectuel et travail manuel), quand le travail n’est plus seulement moyen de vie mais besoin vital, quand les individus et les forces productives se sont développées suffisamment, la divergence entre l’égalité du droit et les inégalités des individus cesse en même temps que la sphère du droit devient superflue.

Notons que la naissance et la «mort» de l’ordre juridique correspondent à des changements des besoins sociaux et des positions qui en découlent.

Dès la société pré-juridique apparaissent les besoins d’une réglementation. L’ordre juridique au sens propre apparaît quand les intérêts divergents ne sont pas réglés par la violence mais ramenés à un dénominateur commun et homogénéisés en termes juridiques.

Le principe fondamental du droit comporte la synthèse aspirations hétérogènes.

Dans la mesure où la domination de classe paraît aller de soi, chaque membre de la société se soumettant « volontairement », la critique théorique n’étant autorisée qu’à l’intérieur de certaines limites, cette domination se manifeste sous la forme d’un devoir unitaire.

Mais il y a de nombreuses contradictions. La contradiction de la violence, garantie d’existence du droit, et de l’impossibilité de fonder sur la seule violence l’unité de la pratique sociale telle que le droit la garantit et la contrôle. La contradiction entre généralité et singularité, celle entre égalité et inégalité, celle entre l’immanence, l’autarcie du système juridique et sa correction incessante par les faits de la vie sociale, celle entre l’ordre rationnel de la société et l’inadéquation des catégories juridiques, ces formes d’expression de la réalité économique, celle du caractère rationnel unitaire sans contradiction du système juridique et l’hétérogénéité des contenus, relations, formes, principes individuels de formation.

En fait, le système juridique n’est pas l’unité de principes théoriques, mais l’unité de prescriptions positives ou négatives pour les actions pratiques, et dans ce but, ce système doit exclure toute contradiction pratique.

Les considérations théoriques ne démontrent pas l’absence de contradiction du droit mais visent à éliminer les contradictions pratiques susceptibles d’apparaître, sous la forme d’interprétations du droit positif ou de transformations ou de réinterprétations de dispositions particulières.

Le fonctionnement du droit repose sur une méthode consistant à manipuler un vortex de contradictions de telle manière qu’il en sorte un système unitaire, mais aussi que ce système régule pratiquement de manière optimale les événements contradictoires, qu’il évolue avec souplesse entre les pôles des contradictions, afin de provoquer, par des déplacements d’équilibre au sein d’une domination de classe en évolution, les décisions et les incitations de la pratique sociale les plus favorables pour la société.

Le complexe du droit suppose la maîtrise de techniques de manipulation par des spécialistes, juges, avocats, policiers, bourreaux, etc.

L’exigence du droit, avec le développement de la société, est son autonomie, selon la théorie de la séparation des pouvoirs.

La sphère juridique, épiphénomène du développement économique, de la stratification en classe, de la lutte des classes, peut acquérir des marges de manœuvre reposant sur des rapports de force entre classes, le droit devenant une sorte d’État dans l’État, avec une autonomie relative de la juridiction vis-à-vis de la ligne politique dominante, mais aussi vis-à-vis d’une certaine sensibilité de l’opinion publique, quand celle-ci s’exprime de manière explosive à l’égard de phénomènes juridiques particuliers.

On ne peut intégrer le droit à un système de valeurs sans se perdre dans des problèmes de délimitation entre droit et morale. On ne peut isoler sa particularité de manière positiviste sans se perdre dans une description dépourvue d’idée. On ne peut faire dépendre le droit mécaniquement du développement économique et transposer de force cette conception dans la pratique sociale.

57. Les complexes (les formes de généricité, la seconde nature).

L’interaction entre les complexes est médiatisée par la conscience des individus (les individus sont en contact avec plusieurs complexes, des complexes qui agissent sur lui dans le sens d’une socialisation de l’être biologique – le développement et la domination croissante de l’être social sur sa base biologique s’expriment non par des changements de forme mais par un changement de fonction au sein de la même forme biologique –, qui l’enrichissent ou qui le disloquent, qui le transforment et qui déforment sa conscience, et l’individu – l’étant au sens immédiat –, pour se reproduire et reproduire le genre humain, créé des complexes efficaces transformant son environnement et les complexes qui y sont déjà).

La généralisation transforme le travail, individuel à l’origine, en acte générique de création de complexes comme la division du travail ou la coopération, des complexes qui rejaillissent sur le travail et sur les travailleurs et qui constituent comme une seconde nature (cette seconde nature est constituée par des objets, des relations, des mouvements indépendants de la conscience des travailleurs mais qui ont été créé par ces travailleurs, une seconde nature constituée du complexe général formé par les complexes partiels : cette apparence de seconde nature, qui domine dans la pratique quotidienne et dans les études de détail, est généralisée par la théorie de la connaissance, mais ne tient pas quand on met l’objet en relation avec la totalité, en particulier avec le travail qui est à son origine).

Du point de vue ontologique, la seconde nature toute entière n’est qu’une transformation de la première nature par l’espèce humaine : la seconde nature fait apparemment face à un homme qui, en fait, vit en elle, car cette seconde nature est le produit de la propre généricité de cet homme, elle est la propre réalisation de nous-mêmes : la seconde nature est un étant, un existant, un être, une apparence mais non une essence, notre essence humaine (ainsi être subordonné à la division du travail n’est pas l’expression de notre essence).

Chaque complexe peut être défini par sa genèse, sa fonction, son essence, son efficacité (certains complexes naissent spontanément, la reproduction de certains complexes est assurée plus ou moins consciemment par les hommes dans leur pratique quotidienne, certains complexes sont présents dans presque toutes les activités ou seulement dans certaines), en particulier il y a des complexes dominants qui produisent des effets et des résistances conférant à l’interaction des complexes, au-delà de l’état stationnaire ou de la mobilité partielle, une orientation, un sens d’évolution (ainsi la fonction nouvelle d’une ancienne forme ou une forme nouvelle doivent jouer le rôle dominant dans l’interaction avec les anciennes fonctions ou l’ancienne forme).

Le langage, présent dans la totalité des complexes tout en étant relativement autonome, est un complexe né spontanément, dont la reproduction est assurée en général inconsciemment par tous les hommes comme médium de communication entre les activités internes ou externes.

Le droit est un complexe spécialisé et limité par d’autres complexes, un complexe qui n’existe que dans le cadre de la division du travail et qui est assurée par des spécialistes plus ou moins conscients.

La reproduction de l’espèce humaine est inconcevable sans la reproduction de l’individu (l’existence de l’individu est une priorité ontologique, et l’économie est l’ensemble des activités qui servent à satisfaire aux exigences de la reproduction biologique de l’individu, une sphère économique qui a une priorité ontologique qu’on ne doit pas oublier sans en faire pour autant une sphère de plus haute valeur).

L’interaction entre les complexes est médiatisée par la conscience juste ou fausse des individus.

Les individus entrent en contact avec plusieurs complexes, et donc les complexes agissent sur les individus en les enrichissant intérieurement, en déformant leur conscience, avec des possibilités de fragmentation de la personnalité, de dislocation de son unité.

Le fondement ontologique de tout être social est une reproduction physique de l’individu, mais qui n’existe que dans sa transformation socialisante, par la création de complexes, c’est-à-dire de systèmes médiateurs permettant de transformer l’environnement, en particulier les complexes, et de transformer l’homme lui-même par l’intermédiaire de cette transformation de l’environnement, essentiellement par l‘intermédiaire des complexes.

La reproduction de l’espèce humaine, portée par cet environnement de complexes de complexes, est inconcevable sans la reproduction des individus, qui incarnent l’étant au sens immédiat et dont les conditions d’existence sont une priorité ontologique. Les positions essentielles à la reproduction de l’homme et du genre humain élaborent et favorisent, au début spontanément, puis de manière consciente, la création de complexes par la médiation desquels ces positions gagnent en efficacité.

La généralisation, liée à la création d’une innovation radicale dans la nature, transforme le travail en acte générique, même s’il est initialement un acte individuel.

Cette dimension générique du travail oriente vers la création des complexes (en particulier vers la division du travail et la coopération), formes actives de généricité qui rejaillissent sur le travail et sur les travailleurs qui perçoivent ces complexes, ces formes de généricité étant comme une seconde nature, une réalité d’objets, de relations, de mouvements indépendante de leur conscience, alors que ce sont ces mêmes travailleurs qui ont créé cette seconde nature à partir de la première nature et qui vivent en elle, alors que cette seconde nature est la propre réalisation de ces travailleurs, le produit de leur généricité. Cette apparence de la seconde nature domine dans la pratique quotidienne et dans la théorie de la connaissance qui la généralise, dans les études de détail, mais ne tient plus quand on met l’objet en relation avec la totalité ou quand on le généralise philosophiquement.

Si chaque complexe partiel ou médiateur peut être défini précisément dans sa genèse, dans sa fonction, dans son essence, dans son efficacité, si chaque complexe se délimite rigoureusement des autres complexes, aucun complexe n’a de frontière précisément définissable et il y a plusieurs types de complexes, des complexes nés spontanément, dont tous les hommes assurent la reproduction dans leur pratique quotidienne, en général inconsciemment, des complexes qui sont présents comme médiateurs dans de nombreuses activités des hommes sinon dans toutes, des complexes qui concernent seulement certaines activités humaines, c’est-à-dire qui ne peuvent fonctionner que dans le cadre de la division du travail avec une corporation de spécialistes, des complexes limités par d’autres complexes et par la totalité par laquelle ils acquièrent leur dimension universelle.

Cependant, pour comprendre le fonctionnement et la dynamique de reproduction, il ne suffit pas d’analyser les interactions entre complexes, aux ramifications et aux médiations lointaines, la simple action réciproque conduisant à l’état stationnaire ou à la mobilité partielle, il faut montrer le moment dominant de chaque interaction, le facteur déterminant, car ce moment dominant, par ses effets et par les résistances auxquelles il se heurte, par les résistances qu’il suscite, confère à l’interaction son orientation, le sens de son évolution. Ainsi, dans l’apparition d’une fonction nouvelle attribuée à une ancienne forme ou dans l’apparition d’une forme nouvelle, la fonction nouvelle ou les forces de la nouvelle forme doivent jouer le rôle de moment dominant dans l’interaction avec les forces de l’ancienne forme ou avec les anciennes fonctions.

La division du travail crée des tâches particulières, des formes particulières de médiation entre les complexes sociaux individuels qui acquièrent une structure interne particulière en raison de leurs fonctions particulières dans le processus de reproduction du complexe général.

Les nécessités internes du complexe général conservent leur priorité ontologique et déterminent donc la nature, l’essence, l’orientation, la qualité, etc. des fonctions des complexes médiateurs.

Dans ces complexes médiateurs engendrés par la nécessité objective, à travers les fonctions partielles assignées par le complexe général pour son bon fonctionnement, naissent une certaine autonomie, des formes particulières d’actions et de réactions indispensables à la reproduction de la totalité.

Jetons un regard typologique général sur les complexes partiels.

Le langage et le droit sont deux extrêmes, d’un côté une formation dynamique née spontanément, dont tous les hommes assurent la reproduction dans leur pratique quotidienne, pour la plus grande part involontairement et inconsciemment, une formation présente comme médium de communication indispensable dans l’ensemble des activités internes comme externes des hommes, de l’autre côté, un domaine spécialisé des activités humaines qui ne peut exister, fonctionner, se reproduire que si la division du travail lui attribue un groupe de spécialistes plus ou moins conscients, cette spécialisation rigoureuse, cette limitation du droit par d’autres complexes ou par la totalité intégrant une universalité sociale.

On a donc des interactions entre la spontanéité et la participation délibérée, entre l’universalité et les limitations par d’autres complexes ou directement par la totalité.

Si chaque complexe peut être défini précisément dans sa genèse, dans sa fonction, dans son essence, dans son efficacité, si chaque complexe se délimite rigoureusement des autres complexes, aucun complexe n’a de frontière précisément définissable (le langage est présent comme médium et porteur de médiation dans la totalité des complexes de l’être social sans perdre pour autant son indépendance et son autonomie relatives).

L’interaction entre les complexes est médiatisée par la conscience d’individus agissant dans la société, une conscience qui peut être, selon le cas, juste ou fausse.

Toute médiation réelle comporte la conscience des individus comme médium immédiat indispensable.

Chaque homme entre en contact avec plusieurs complexes, ce qui entraîne des transformations, des déformations de sa conscience, avec la possibilité d’une fragmentation de la personnalité (employé soumis qui est aussi un chef de famille despotique).

Les interactions de l’homme avec l’environnement social ou bien complètent et consolident sa personnalité, ses décisions alternatives dans le sens d’une richesse intérieure, ou bien disloquent l’unité de la personnalité, la réduisant en fragments.

Il ne suffit pas de procéder à une analyse de tous les complexes dont l’ensemble constitue la société en tant que complexe et à une analyse de leurs interactions aux ramifications et aux médiations lointaines, car l’étude des interactions ne suffit pas à comprendre le facteur déterminant du fonctionnement de ces complexes, à comprendre la dynamique de leur reproduction. La simple action réciproque conduit à l’état stationnaire, statique, ou à une mobilité partielle.

Pour exprimer la dynamique vivante de l’être, il faut montrer le moment dominant de l’interaction.

Ce moment dominant, par ses effets, par les résistances auxquelles il se heurte, par les résistances qu’il suscite, confère à l’interaction son orientation, le sens de son évolution.

Dans la genèse d’une forme nouvelle, les forces de la nouvelle forme doivent jouer le rôle de moment dominant dans l’interaction avec les forces de l’ancienne forme.

Le développement et la domination croissante de l’être organique sur l’être inorganique s’expriment par des changements de forme, des nouveaux genres, de nouvelles espèces, l’apparition de complexes extrêmement compliqués.

Le développement et la domination croissante de l’être social sur sa base biologique (et par cet intermédiaire sur sa base physico-chimique) ne s’expriment pas par des changements de forme mais par un changement de fonction au sein de la même forme.

La reproduction physique de l’homme comme être vivant biologique reste le fondement ontologique de tout être social, fondement qui n’existe que comme transformation dans une socialité toujours plus pure, avec la création de systèmes médiateurs, les complexes, afin de réaliser cette transformation de l’homme et d’ancrer cette transformation de l’homme dans la réalité, avec les répercussions de ce changement dans l’environnement engendré par l’espèce humaine sur l’homme lui-même, répercussions dans le sens de la socialisation de son être biologique.

La généralisation, inséparablement liée à la création d’une innovation radicale dans la nature, résultat d’une position consciente, transforme le processus de travail et le produit du travail en acte générique, même s’il est initialement un acte individuel.

Cette dimension générique dans le processus et le produit du travail oriente, de manière plus ou moins spontanée, le travail en direction de la division du travail et de la coopération qui sont des formes actives de généricité, dans la mesure où ces formes rejaillissent sur le travail et sur le travailleur et ses positions. La dimension générique augmente chez le travailleur individuel, mais elle lui fait aussi face en tant que réalité dynamique d’objets, de relations, de mouvements, comme une seconde nature, une réalité objective indépendante de sa conscience, exactement le complexe général composé de complexes partiels.

Du point de vue de la pratique quotidienne et de la théorie de la connaissance qui la généralise, cette vision est justifiée.

Du point de vue ontologique, la seconde nature toute entière n‘est qu‘une transformation de la première nature par l’espèce humaine, la seconde nature fait apparemment face à un homme qui, en fait, vit en elle, car cette seconde nature est le produit de la propre généricité de cet homme. L’apparence de la seconde nature domine dans les études de détail, mais dès qu’on met en rapport l’objet d’étude avec la totalité, ou quand l’objet est généralisé philosophiquement, l’objet n’apparaît plus comme une seconde nature seulement, mais comme la propre réalisation de nous-mêmes.

Les phénomènes de la seconde nature sont des étants, des existants, des êtres, des apparences (l’apparence est existante), mais les identifier à leur essence, c’est faire l’éloge de l’état de choses existant.

Ainsi, être subordonné à une branche du travail n’est pas l’expression de notre essence.

La reproduction de l’espèce, comme permanence et changement des espèces et des catégories engendrant un environnement de complexe de complexes destiné à porter cette reproduction, est inconcevable sans la reproduction des individus, qui incarnent l’étant au sens immédiat et dont les conditions d’existence sont une priorité ontologique.

La résistance au fait de la priorité ontologique de la reproduction biologique vient de l’apparition du complexe économique, comme ensemble des activités humaines qui servent en dernière instance à satisfaire aux exigences de la reproduction biologique de l’individu humain, une sphère économique qui a une priorité ontologique, une priorité ontologique à laquelle on ne pense plus ou bien une priorité ontologique qu’on absolutise en hiérarchie de valeurs.

58. Le complexe militaire et d’organisation de la violence, pour défendre la vie, pour défendre, transformer ou renverser la structure sociale.

La défense et la guerre sont, avec l’économie, des activités qui participent à la reproduction biologique des individus.

Le domaine de la stratégie guerrière et de ses théories est un complexe tributaire du complexe de l’économie, un complexe qui perçoit les facteurs de l’économie et du développement social et historique en les transposant en stratégie et tactique.

Certains phénomènes économiques apparaissent de manière plus évoluée dans le contexte militaire que dans le contexte économique : mise au point de techniques et de connaissances que les structures et les principes de l’économie sont incapables de produire, par exemple le développement du travail salarié, du machinisme, des connaissances mécaniques et des machines complexes, des corporations, de la reconnaissance des non-pères de famille impossibles dans un contexte esclavagiste, par exemple le développement de l’aviation militaire grâce à l’abandon des limites habituelles de la rentabilité : cependant, l’invention et l’application de la poudre, l’invention des armes à feu ainsi que les développements des catégories militaires de la tactique et de la stratégie ne deviennent importants qu’avec le développement du capitalisme et la stratification de la société correspondante.

L’organisation de la force, qui servait à défendre et à étendre l’espace naturel ouvert à la reproduction de l’homme (défendre la communauté humaine en général et les individus qui en font partie, défendre la vie biologique), acquiert la nouvelle fonction de protéger, d’organiser et de stabiliser les formes de l’appropriation du surtravail (défendre la formation économique existante contre tous ceux qui ne sont pas en accord avec la structure et le mode de fonctionnement de cette formation et qui constituent les ennemis potentiels, défendre et améliorer le statut économique et social plus que la vie biologique) ainsi que d’autres structures et luttes de classe (antagonismes entre créanciers et débiteurs, entre capital marchand et capital monétaire, etc.), en sachant que la transition d’un ordre juridique à une guerre civile donne lieu à une simplification et à une concentration des multiples antagonismes sur un complexe de problèmes déterminé.

Dans la vie quotidienne, à côté de la réglementation juridique et de l’adaptation des positions au statu quo économique et social, apparaissent des luttes pour la défense ou la transformation ou la suppression de l’une des formes d’appropriation du surtravail, avec l’idée d’autres structures, de nouvelles formes d’appropriation du surtravail, de nouveaux types de garanties juridiques pour cette appropriation, de nouvelles formes de répartition du surtravail entre groupes et couches d’accapareurs.

L’ensemble des activités qui participent à la reproduction biologique des individus comporte l’économie et la défense. Ces deux types d’activité se différencient en économie et guerre quand le moment est de se protéger contre d’autres collectivités.

À côté du complexe de l’économie dont il est tributaire, le domaine de la stratégie guerrière et de ses théories est aussi un complexe qui élabore lui-même ses propres principes d’action, d’organisation, etc., percevant les nouveaux facteurs de l’économie et du développement socio-historique et les transposant en stratégie, tactique, etc., produisant ainsi des innovations fondamentales.

Certains phénomènes économiques apparaissent de manière plus évoluée dans le contexte militaire que dans le contexte économique, ainsi la mise au point de techniques et de connaissances que les structures et les principes de l’économie sont incapables de produire.

L’organisation de la force, qui servait à défendre et à étendre, etc. l’espace naturel ouvert à la reproduction de l’homme, acquiert une nouvelle fonction, celle de protéger, d’organiser et de stabiliser la confiscation, l’appropriation du surtravail, étant donné que les formes de l’appropriation du surtravail sont la caractéristique socio-économique décisive d’une formation (rappelons que l‘accaparement du surtravail est à l‘origine de l‘existence des classes).

La défense de l’existence ne concerne plus simplement la communauté humaine en général et les individus qui en font partie, elle est défense de la formation économique existante contre tous ceux qui, pour des raisons élémentaires qui tiennent à leur propre existence, ne sont pas en accord avec la structure et le mode de fonctionnement de cette formation et qui sont de ce fait considérés comme des ennemis potentiels, tandis que le simple maintien, encore essentiellement biologique, de l‘existence et de la possibilité de se reproduire se métamorphose en une défense et si possible une amélioration de son statut socio-économique.

Si, dans la vie quotidienne, la violence pure est remplacée par la réglementation juridique et l’adaptation des positions au statu quo économique et social, la violence est latente. Apparaissent hors du quotidien des moments de luttes pour la défense ou la transformation ou la suppression de l’une des formes d’appropriation du surtravail, avec l’idée d’autres structures, mais il ne faut pas négliger les antagonismes autres que l’antagonisme entre accapareurs du surtravail et travailleurs, de telle façon à prendre en compte le caractère extrêmement complexe du passage à une guerre civile, même si, une fois effectuée, cette guerre civile concentre et simplifie les antagonismes et les problèmes.

Le problème capital, la substance dans ces changements de la structure sociale, est la manière dont on dispose du surtravail, en tenant compte du fait de l’apparition possible de nouvelles formes d‘appropriation du surtravail, de nouveaux types de garanties juridiques pour cette appropriation, de nouvelles formes de répartition du surtravail entre groupes et couches d‘accapareurs. Avec le socialisme, la société étant l’accapareur unique, l’appropriation cesse d’être un principe différenciateur des relations des individus entre eux et des groupes entre eux.

L’ensemble des activités humaines qui participent à la reproduction biologique de l’homme participent dans la chasse à la fois de l’économie et de la défense contre les bêtes sauvages, mais cet ensemble se différencie, dans les objectifs et les méthodes, en chasse et guerre, puis entre économie et violence, quand le moment est de se protéger contre d’autres collectivités, particulièrement quand l’esclavage rend nécessaire la défense du statu quo à l’intérieur et met face au dilemme de faire d’autres hommes des esclaves ou devenir esclave soi-même.

Le domaine de la stratégie guerrière et de ses théories, comme complexe social partiel survivant et fonctionnant utilement en élaborant en lui-même ses propres principes d‘action, d‘organisation, etc., est cependant tributaire de l‘économie, ce dont ont conscience les chefs militaires et les théoriciens de la stratégie quand ils perçoivent les nouveaux facteurs de l‘économie et du développement socio-historique et les transposent en stratégie, tactique, etc., produisant des innovations fondamentales (la technique, dans l’industrie comme dans la guerre, n’est qu’un moment partiel de l’évolution économique, et non un destin autonome et indépassable).

L’économie comme l’organisation de la guerre appliquent de manière ininterrompue des résultats du travail, de la division du travail, etc., l’organisation de la guerre étant parfois plus progressiste que l’économie, avec le développement du travail salarié, du machinisme, la formation de corporations, la reconnaissance dans le droit des non-pères de famille.

Certains phénomènes économiques apparaissent dans le contexte militaire sous une forme plus évoluée que dans la vie économique, ainsi l’utilisation possible des machines complexes et l’utilisation et le développement possibles des connaissances mécaniques dans les armées de l’Antiquité, où le travail des esclaves ne joue pas un rôle fondamental, alors que ces développements ne sont pas possibles dans la vie économique esclavagiste.

Ainsi, les phénomènes économiques qui apparaissent dans l’armée alors que, dans la vie économique, la stratification en classes ne peut offrir un espace au développement de ces phénomènes : le développement de l’aviation militaire a été conditionné par l’abandon des limites habituelles de la rentabilité.

De même que, dans l’économie, la technique dérive du développement des forces productives, du travail, de la division du travail, de la stratification en classe, de même les catégories spécifiquement militaires telles que la tactique et la stratégie naissent non de la technique mais des relations socio-économiques.

Il ne faut pas fétichiser la technique. Ainsi, la supériorité de la technique militaire dans l’Antiquité sur la technique civile tient à l’esclavage dans la société civile. Ainsi, l’invention et l’application de la poudre, l’invention des armes à feu ne revêtent pas d’emblée une importance décisive, il faut attendre le développement du capitalisme et la stratification de la société correspondante, qui ont des conséquences sur l’organisation, la technique et la stratégie militaire.

Du point de vue ontologique, un besoin unitaire constitue en vue de sa satisfaction plusieurs organes dans lesquels l’unité originelle est à la fois abolie et conservée.

Chez les singes, il y a différenciation des fonctions pour un organe unique. Ainsi, les mains qui grimpent ou les mains qui saisissent des objets.

Chez l’homme, par contre, si jouer du violon exige une souplesse de la main, une différenciation biologique de la main, l’objet de l’action est essentiellement de restituer adéquatement un univers musical, la réussite ou l’échec étant alors déterminé par les lois internes de cet univers musical.

Les positions essentielles à la reproduction de l’homme et du genre humain élaborent et favorisent, au début spontanément, puis de manière consciente, la création d’ensembles objectifs dynamiques et autonomes par la médiation desquels ces positions gagnent en efficacité.

La réponse sociale à la question économique de savoir à qui revient la part produite au-delà de ce qui est nécessaire à la reproduction de la vie engendre la stratification de la société en classe.

La première forme d’appropriation du travail excédant l’autoreproduction est la force pure avec ses annexes matérielles, ses prisons, etc.

L’organisation de la force servait à défendre et à étendre, etc. l’espace naturel ouvert à la reproduction de l’homme. Cette organisation acquiert maintenant une nouvelle fonction, celle de protéger la confiscation de la part du travail d’autres hommes qui dépasse leur auto reproduction.

Ainsi, l’esclavage n’est plus un épiphénomène de la guerre, même si cela pouvait être un des objectifs de la guerre. Il s’agit d’organiser et de stabiliser le travail des esclaves, de s’approprier par la force du surtravail des esclaves.

Naît ainsi une catégorie nouvelle : la défense de l’existence ne concerne plus simplement la communauté humaine en général et les individus qui en font partie, elle est défense de la formation économique existante contre tous ceux qui, pour des raisons élémentaires qui tiennent à leur propre existence, ne sont pas en accord avec la structure et le mode de fonctionnement de cette formation et qui sont de ce fait considérés comme des ennemis potentiels.

Le simple maintien, encore essentiellement biologique, de l‘existence et de la possibilité de se reproduire se métamorphose en une défense et si possible une amélioration du statut socio-économique, ces deux modalités de l‘être étant en fusion chez l‘individu agissant, avec une prépondérance, dans les positions concrètes, du statut social sur la simple vie biologique.

Dans la vie quotidienne des opprimés comme des oppresseurs, la violence pure est remplacée par la réglementation juridique et l’adaptation des positions au statu quo économique et social. La violence, même dans l’État de droit parfait, est latente.

À côté de la vie quotidienne, il y a des moments de l’évolution où la lutte porte sur la défense ou la suppression de l’une des formes d’appropriation du surtravail, ou pour une transformation de sa répartition et une réorganisation de la hiérarchie de ses bénéficiaires.

Si les formes de l’appropriation du surtravail sont la caractéristique socio-économique décisive d’une formation, il faut laisser une place à d’autres structures et luttes de classe. À côté de l’antagonisme entre les esclaves et leurs propriétaires, il y a l’antagonisme entre plébéiens et patriciens, entre créanciers et débiteurs, entre capital marchand et capital monétaire.

La transition d’un ordre juridique à une guerre civile est donc un problème complexe, bien qu’une fois effectuée, elle donne lieu à une simplification, à une concentration des multiples antagonismes sur un complexe de problèmes déterminés. Le problème capital dans ces changements violents de la structure sociale, qu’ils soient graduels ou soudains, ouverts ou larvés, est la manière dont on dispose du surtravail.

De ce point de vue, il est identique que les patriciens fassent des concessions aux plébéiens, que, en 1848, les couches capitalistes brisent le monopole du capital monétaire, ou qu’on adopte la journée de travail à 10:00.

L’évolution économique engendre des formes nouvelles de surtravail, de nouvelles formes d’appropriation du surtravail et de garanties juridiques pour cette appropriation, de nouvelles formes de répartition du surtravail entre groupes et couches d’accapareurs.

Dans cette évolution inégale et contradictoire, se conserve comme substance du changement continu le fait de l’appropriation et de l’accroissement quantitatif et qualitatif de la somme de travail approprié.

Le socialisme se distingue par ceci qu’en lui, c’est la société en tant que totalité qui est le sujet unique de l’appropriation, et donc l’appropriation cesse d’être un principe différenciateur des relations des individus entre eux et des groupes entre eux.

C’est là que se manifeste le caractère prédominant de l’être économique, de l’activité économique.

59. La réactivité forte mais imprévisible des complexes à l’économie.

Les complexes autres qu’économiques sont en interaction avec le complexe économique soit en accomplissant ce que la société exige, soit en s’y opposant.

Si l’évolution économique détermine les rapports de force de classe, les classes, leur caractère subjectif et leurs dirigeants modifient de manière imprévisible la société, et plus les classes sont développées dans le sens social quand l’être social repousse les limites naturelles, plus le facteur subjectif, la transformation de la classe en soi en une classe pour soi, ainsi que le caractère des dirigeants sont importants, même si ce facteur subjectif dépend du hasard.

Si l’économie, la totalité sociale et la structure sociale générale déterminée en dernière instance par l’économie jouent un rôle dominant dans la détermination des stratégies, des tactiques, de l’organisation et de l’armement (dans les guerres révolutionnaires des rapports de classe jouent un rôle très important), les guerres accélèrent ou entravent l’évolution économique tandis que des formations sociales moins avancées peuvent remporter des victoires.

Le rôle dominant de l’économie n’est donc pas toujours vrai : l’économie est la synthèse de nos actes téléologiques et par conséquent il n’y a pas d’opposition entre un pur monde d’objets régi par des lois et un monde de la subjectivité pure, d’actes et de décisions purement individuels.

L’économie peut avoir un rôle important dans la constitution du droit de la communauté (le droit romain dans l’empire romain) ou dans celui de la langue de la communauté, mais ce n’est pas toujours le cas, les complexes développant leur autonomie en répondant concrètement aux questions concrètes de l’époque : plus les complexes sont de nature spirituelle, plus ils sont reliés par des médiations complexes et lointaines avec l’économie, d’où le développement inégal.

Les complexes autres qu’économiques ne se considèrent pas comme de pures subjectivités isolées face à la pure objectivité de l’économie, mais réagissent concrètement à l’évolution économique concrète, soit en accomplissant ce que la société exige, soit en s’y opposant.

C’est ainsi que les classes et les luttes de classe modifient fortement l’évolution économique, même si celle-ci détermine les rapports de force de classe, si bien que le caractère subjectif des classes, et leurs dirigeants, jouent un rôle important et très diversifié dans la transformation sociale, la plupart du temps imprévisible dans la mesure où le hasard intervient fortement.

Cependant, dans les rapports des complexes comme celui de l’organisation de la guerre avec la sphère économique, cette dernière joue toujours un rôle dominant dans la détermination des stratégies, des tactiques, de l’organisation, de l’armement, l’évolution de la totalité sociale décidant du destin de la lutte armée, même si parfois les formations sociales moins avancées peuvent remporter des victoires, même si les guerres accélèrent ou entravent l‘évolution économique, même si, dans les guerres révolutionnaires, les rapports de classe jouent un rôle très important.

Pour le complexe du droit ou celui de la langue, on a la même configuration : le droit romain, pour des formations équivalentes, est parfois adopté, parfois non; la langue allemande se constitue avant que la nation ne soit constituée. On a donc un développement inégal, avec de nombreuses singularités par rapport aux lois.

L’activité des autres complexes n’en reste pas moins autonome, spécifique, dans la mesure où elle réagit concrètement à l’évolution économique, soit en accomplissant ce que la société exige, soit en s’opposant, ce qui manifeste la représentation que l’économie n’est pas une réalité purement objective mais la synthèse de nos actes téléologiques, c’est-à-dire la représentation qu’il n’y a pas d’opposition d’un pur monde d’objets régis par des lois et d’un monde de la subjectivité pure, d’actes et de décisions purement individuels. Par conséquent, ce n’est pas dans l’isolement que le complexe développe son autonomie, mais en répondant concrètement aux questions concrètes de l’époque.

Les classes et les luttes de classe modifient fortement l’évolution économique, même si l’évolution économique détermine les rapports de force entre classes.

Plus les classes sont développées dans le sens social, plus l’être social a repoussé les limites naturelles, plus le facteur subjectif, la transformation de la classe en soi à la classe pour soi, le caractère des dirigeants sont importants, même si ce facteur subjectif dépend du hasard, si bien qu’il y a de grandes divergences dans la solution des crises révolutionnaires.

Dans les rapports des sphères de la conduite de la guerre avec l’évolution économique, cette dernière est le facteur prédominant, la base de l’organisation, de l’armement, de la tactique, etc.

Même si ce complexe de la guerre est en relation avec les complexes qui l’entourent (les opérations militaires des guerres civiles sont déterminées par l’articulation des classes, par les formes de la lutte des classes), sa base est la structure sociale générale (toujours déterminée en dernière instance par l’économie), si bien que le degré et la dynamique de l’évolution de la totalité sociale décident du destin de la lutte armée des peuples individuels pour leur survie, même si parfois une formation sociale moins avancée puisse remporter des victoires.

La guerre accélère ou entrave l’évolution économique et sociale générale, une victoire ou une défaite ayant de grands effets sur l’économie.

Il y a donc des interactions intenses entre l’économie et la structure hiérarchique des classes, entre l’économie et la sphère militaire. Plus les complexes sont de nature spirituelle, plus qu’ils sont reliés par des médiations complexes et lointaines avec l’économie, d’où le développement inégal.

Certains États adoptent le droit romain, d’autres non. La langue allemande apparaît bien avant l’unification allemande.

60. Priorité ontologique de la spécificité de l’être.

L’être dans sa spécificité, avec ses inégalités de développement et ses contradictions (autrement dit la spécificité des complexes manifestant la dynamique historique de la substance perpétuant une essence qui ne cesse de se transformer), est l’origine (l’être dans sa spécificité est ce qui est donné immédiatement à l’homme, son premier contact direct) et l’aboutissement de toute représentation de la réalité, de toute appréhension ontologique de l’être, pour l’individu qui ne décide pas de s’en tenir à l’immédiateté de l’être spécifique mais qui vient à considérer les lois et la nécessité de cet être spécifique, à penser l’immédiateté de l’être comme système régi par des lois, manifestant ainsi une façon de considérer l’être dans sa spécificité, de considérer l’être comme être spécifique, manifestant sa conviction de la priorité ontologique de la spécificité de l’être.

Le point de vue gnoséologique ou logiciste transforme tout système régi par des lois en système clos sur lui-même : la nécessité dans la réalité et la rationalité comme traduction de cette nécessité dans la pensée ne sont considérées que comme la possibilité de prévoir le déroulement régulier de l’événement dans des conditions qui se reproduisent et d’élaborer ainsi des formes idéelles, des formes parfaites en particulier de nature mathématique de possibilités générales qui deviennent des instruments de la compréhension des connexions objectives, occultant l’analyse directe des phénomènes (un événement est rationnel ou nécessaire s’il peut être appréhendé adéquatement par ces formes idéelles, et cette conception va même jusqu’à dire que la forme rationnelle est l’essence ultime de l’être, conduisant à classifier les phénomènes à partir de la raison et non de leurs spécificités concrètes).

L’économie est un complexe spécifique qui se constitue en système régi par des lois, avec cette spécificité d’être à l’intersection des lois régissant la nature et des lois régissant la société et en conséquence l’individu (l’individu peut faire des lois économiques un véhicule, un élément de sa propre vie), le travail présupposant la connaissance des lois de la nature à des fins sociales et humaines, instituant des formes sociales spécifiques comme les lois ou critères sur le temps de travail ou sur la productivité du travail, tout processus de travail et tout produit du travail étant déterminés à la fois par les lois de la nature, par les lois de l’économie et par leur synthèse particulière qui produit leur être spécifique.

Plus l’évolution sociale se développe, plus s’accentue la priorité de la spécificité de la formation sociale par rapport aux lois individuelles qui contribuent à la possibilité de l’existence de cette formation.

Plus les relations d’un complexe avec l’économie sont médiatisées, plus la priorité de la spécificité du complexe général est importante.

Dans les études statistiques, les interconnexions réelles et la nature réelle de la société peuvent être minimisées, et l’homme est considéré comme un simple exemplaire individuel de l’espèce et non comme être humain véritable, personnalité, individualité, indissociable de la société.

Il ne faut pas perdre de vue dans les nécessaires reproductions idéelles de la réalité, contre la conception terre à terre de l’empirisme, contre la dénégation de l’existence des lois qui régissent les sociétés et contre la profondeur vide de l’irrationalisme, le caractère spécifique de l’être social, contre la fétichisation rationaliste des lois, leur absolutisation,

Il ne faut pas oublier, même dans les représentations les plus abstraites de la réalité, le véritable caractère ontologique de l’être, c’est-à-dire que l’être dans sa spécificité, avec ses inégalités de développement et ses contradictions, est l’origine et l’aboutissement de toute tentative d’appréhender ontologiquement l’être, en particulier l’être social.

L’orientation ontologique sur la spécificité des complexes est liée à la conception ontologique de la dynamique historique de la substantialité, comme perpétuation d’une essence qui ne cesse de se transformer, autrement dit la substance se pense avec le caractère historique de l’être social, caractère primordial ontologiquement.

L’être dans sa spécificité est ce qui est donné immédiatement à l’homme.

Dans ce premier contact direct, l’individu qui ne considère pas cet être spécifique simplement comme une apparence, voire une illusion, l’individu qui ne décide pas de s’en tenir à son immédiateté comme sagesse ultime mais qui choisit d’y apercevoir un problème ontologique concret à résoudre, en vient à considérer les lois et la nécessité de cet être spécifique, comme relations « si …, alors », car ces lois et cette nécessité impliquent la priorité ontologique de la spécificité de l’être.

Autrement dit, penser l’immédiateté de l’être qui nous fait face comme système régi par des lois, c’est une façon de le considérer dans sa spécificité, de le considérer comme être spécifique.

Remarquons que tout système régi par des lois est transformé par le point de vue gnoséologique ou logiciste en système clos sur lui-même : la nécessité dans la réalité et la rationalité, traduction de cette nécessité dans la pensée, n’étant considérées que comme la possibilité de prévoir le déroulement régulier de l‘événement dans des conditions qui se reproduisent, on élabore des formes idéelles de possibilités générales qui deviennent des instruments de la compréhension des connexions objectives, un événement étant rationnel ou nécessaire s’il peut être appréhendé adéquatement par ces formes idéelles. L’analyse directe des phénomènes est ainsi occultée par ces formes idéelles, par ces formes parfaites, en particulier des formes de nature mathématique ou géométrique. L’approche qui considère la forme « rationnelle » comme l’essence ultime de l’être, celle qui classifie les phénomènes à partir de la raison, prévaut ainsi sur l’effort d’appréhender les phénomènes dans leurs spécificités concrètes.

Dans l’être social, le complexe prioritaire ontologiquement, l’économie, où l’homme identifie des lois et en fait un élément de sa propre vie, est le domaine où les lois qui régissent les événements sont le plus distinctement visibles, un domaine qui se constitue donc en système régi par des lois.

Plus précisément, dans l’économie, le travail est à l’intersection des lois régissant la nature et des lois régissant la société. Tout travail présuppose la connaissance des lois de la nature qui régissent les objets et les processus que la position du travail vise à mettre à profit à des fins sociales et humaines, mais en même temps sont instituées des formes sociales spécifiques sous forme de lois, comme le temps de travail, critère de la productivité du travail, d’où la dualité des composantes techniques et économiques du travail et du produit du travail, tout processus de travail et tout produit du travail étant déterminés à la fois par les lois de la nature, par les lois de l’économie et par leur synthèse qui produit leur être spécifique, cette spécificité étant la dimension primordiale, les lois n’acquérant leur efficacité concrète, leur être pour la société, qu’en tant qu’éléments d’une telle synthèse particulière.

Plus la croissance des deux composantes du travail est forte, plus la structure de la formation sociale est complexe et plus s’accentue la priorité ontologique de la spécificité de cette formation sociale par rapport aux lois individuelles qui contribuent à la possibilité de l’existence de cette formation.

Ainsi, le déroulement nécessaire d’un processus régi par des lois dépend moins des propriétés nécessaires du processus que de la fonction qu’il remplit dans le complexe général spécifique dans lequel il prend place.

Plus les relations d’un complexe avec l’économie sont médiatisées, plus la priorité de la spécificité du complexe général est importante.

Les études statistiques, où l’homme isolé apparaît comme un individu abstrait, peuvent être utiles à l’élucidation de certaines questions particulières, mais leur simple synthèse ne permet pas de parvenir à une connaissance de la société réelle, d’une part car il faut viser les interconnexions réelles et la nature réelle de la société, d’autre part parce que l’homme est autre chose qu’un simple exemplaire individuel de l’espèce, la simple singularité d’un représentant de l’espèce, mais toujours plus, au fur et à mesure du développement social, être humain véritable, personnalité, individualité, selon le fait ontologique de la simultanéité et de l’indissociabilité de l’homme et de la société, selon la conception de l‘inséparabilité ontologique de l‘homme et du citoyen.

L’histoire abonde en singularités qui échappent à la ligne générale définie par des lois.

La connaissance adéquate de ces singularités ne proviendra que d’une dialectique matérialiste qui ne perd jamais de vue dans ses reproductions idéelles de la réalité, même les plus abstraites, le véritable caractère ontologique de l’être social, contre la fétichisation rationaliste des lois, contre la conception terre à terre de l’empirisme, contre la profondeur vide de l’irrationalisme, contre la dénégation de l’existence des lois qui régissent nos sociétés, contre l’absolutisation fétichisante de ces lois.

L’être dans sa spécificité, avec ses inégalités de développement et ses contradictions, est l’origine et l’aboutissement de toute tentative d’appréhender ontologiquement l’être en général, en particulier l’être social. L’origine, parce que tout ce à quoi l’homme se trouve confronté, et donc aussi l’être social, lui est donné immédiatement dans la spécificité de son être.

Ce premier contact direct entre le sujet et l’objet dépend de l’attitude du sujet face à cet être spécifique selon qu’il choisit d’y apercevoir un problème ontologique concret à résoudre, ou de le considérer comme une simple apparence, voire une illusion, ou encore qu’il décide de s’en tenir à son immédiateté comme sagesse ultime.

Les lois et la nécessité, comme relation « si …, alors », impliquent la priorité ontologique de la spécificité de l’être.

Dans l’être social, le complexe prioritaire ontologiquement, l’économie, est le domaine où les lois qui régissent les événements sont le plus distinctement visibles, dans la mesure où il s’agit d’un domaine où, dans l’interaction de l’homme et de la nature, l’homme peut non seulement faire l’expérience des lois de la nature comme soumettant la nature, mais peut aussi identifier ces lois, et faire d’elles un véhicule, un élément de sa propre vie.

L’économie est d’une importance fatidique pour la vie de l’humanité. Plus elle élabore ses propres formes dynamiques, plus elle se révèle comme un système régi par des lois.

Ce système est transformé par le point de vue gnoséologique ou logiciste en système clos sur lui-même. La conformité à la loi, la nécessité d’un événement, et la conséquence de cette nécessité dans la pensée, la rationalité de cet événement, ne sont rien d’autre que la capacité de prévoir le déroulement régulier de l’évènement dans des conditions qui se reproduisent.

La maîtrise intellectuelle de ces événements contraint la pensée à élaborer des formes idéelles de possibilités générales qui pourront devenir des instruments du reflet et de la compréhension des connexions objectives.

Ces formes idéelles déterminent le contenu de la rationalité : un événement est rationnel (nécessaire) s’il peut être appréhendé adéquatement par ces formes idéelles. L’analyse directe des phénomènes est ainsi occultée par ces formes idéelles, par ces formes parfaites, les plus rationnelles, en particulier des formes de nature mathématique ou géométrique. L’approche qui considère la forme « rationnelle » comme l’essence ultime de l’être, celle qui classifie les phénomènes à partir de la raison, prévaut ainsi sur l’effort d’appréhender les phénomènes dans leurs spécificités concrètes.

Dans l’économie, le travail est à l’intersection des interactions entre les lois régissant la nature et les lois régissant la société. Tout travail présuppose la connaissance des lois de la nature qui régissent les objets et les processus que la position du travail vise à mettre à profit à des fins sociales et humaines, mais en même temps sont instituées des formes sociales spécifiques pour tout ce qui concerne l’échange matériel entre la société et la nature, sous forme de lois, comme le temps de travail, critère de la productivité du travail, lois qui, en soi, n’ont aucun rapport avec les lois de la nature. Les interactions entre ces lois hétérogènes sont importantes. En particulier, le développement des forces productives du travail entraîne la découverte de nouvelles lois de la nature et de nouvelles applications des lois connues. L’hétérogénéité se manifeste par la dualité des composantes techniques et économiques du travail et du produit du travail. Tout processus de travail et tout produit du travail sont donc déterminés à la fois par les lois de la nature et par les lois de l’économie, par leur synthèse qui produit son être spécifique, cette spécificité étant la dimension primordiale, les lois n’acquérant leur efficacité concrète, leur être pour la société qu’en tant que véhicules d’une telle synthèse particulière. Le développement social du travail se manifeste par un renforcement des deux composantes, le nombre de lois naturelles mobilisées pour la production économique ne cesse de croître, le rapport du travail avec les forces sociales et leurs lois s’étend intensivement comme extensivement.

Plus la croissance de ces deux composantes est forte, plus la structure de la formation sociale ou du processus social est complexe et plus s’accentue la priorité ontologique de la spécificité de cette formation sociale ou de ce processus social par rapport aux lois individuelles qui contribuent à la possibilité de l’existence de cette formation ou de ce processus.

Des processus similaires peuvent avoir des conséquences opposées : leur déroulement nécessaire, régi par des lois, dépend moins de leurs propriétés nécessaires que de la fonction qu’ils peuvent ou doivent remplir dans le complexe spécifique considéré.

Plus les relations d’un complexe avec l’économie sont médiatisées, plus la priorité de la spécificité apparaît nettement (et plus les possibilités d’un fourvoiement ontologique s’accentuent).

Ainsi, si nous considérons la nation seulement comme un phénomène résultant des luttes de classe, nous éliminons par cette subsomption trop directe tous les traits ontologiques décisifs de la nation.

Un concept général, formé indépendamment de cette manifestation concrète spécifique, mène à l’impasse de l’universalité abstraite, qui n’explique rien.

Il faut partir, dans chaque cas, de la spécificité de la nation, toujours différente à des époques différentes, partir de l’interaction, particulière à l’époque, des lois dont la nation est la synthèse, en progressant jusqu’aux métamorphoses auxquelles elle est soumise au cours de la transformation de la totalité sociale, dans laquelle la structure économique est le moment dominant.

61. La reproduction de l’homme.

Si la reproduction du complexe général est fondée sur la synthèse des reproductions des individus (le complexe général a une structure polaire), il faut tenir compte aussi des interactions dans le complexe général et de la dynamique concrète du complexe général.

L’individu n’est pas l’individu isolé, séparé des autres, singularité purement naturelle d’un représentant de l’espèce naturelle, atome abstrait, séparé de la société, homme partiel qui asservit le citoyen et l’homme vrai et authentique et qui instrumentalise à son profit la vie politique et civique ainsi que les droits de l’homme, objet passif des lois économiques, homme économique, homme bourgeois qui ne respecte pas la loi mais veut que les autres la respectent, mais l’homme concret, complexe et unitaire qui, même si ses initiatives ne sont pas indépendantes de l’existence de la société, a un pouvoir sur les lois de l’économie et évolue dans le sens d’un être humain véritable, d’une personnalité, d’une individualité : il faut distinguer la méthodologie des recherches individuelles de l’examen ontologique du processus d’ensemble.

L’individu, par ses formes de pensée, de perception, d’action et de réflexion et par ses décisions alternatives concrètes qui sont l’élément immédiat du devenir socio-historique (quand les connaissances, les principes et autres généralisations jouent un rôle essentiel, ces alternatives concrètes peuvent être généralisées et devenir des parties actives de la totalité sociale), est en relation avec l’être social non seulement par sa relation directe avec la réalité sociale mais aussi par sa relation avec les modes d’être déclinant ou avec les projets d’avenir.

La personnalité d’un homme, comme spécificité concrète de la série de ses décisions, comme perpétuation d’une essence qui ne cesse de se transformer, d’une substance en dynamique historique, détermine cet homme dans son avenir de manière continue, en l’élevant ou en l’abaissant.

Dans la société grecque l’homme et le citoyen, c’est-à-dire l’homme et la société sont indissociables. Dans la féodalité, la propriété sous la forme de la seigneurie, la famille sous la forme de la caste et la corporation déterminent l’individu. Dans la société bourgeoise, le citoyen c’est-à-dire l’homme vrai et authentique est au service de l’homme égoïste, homme partiel.

La reproduction de l’individu est le fondement d’être de la reproduction du complexe général, mais la synthèse des données individuelles doit être complétée par les interactions concrètes et par la dynamique concrète du complexe général.

L’individu n’est pas un simple objet passif des lois de l’économie, l’individu isolé et abstrait des statistiques, l’individu séparé de la société, l’homme séparé du citoyen, l’individu séparé des autres, la singularité purement naturelle d’un représentant de l’espèce purement naturelle, un simple atome, ni l’homme égoïste, l’homme économique, l’homme bourgeois qui ne respecte pas la loi mais qui veut que les autres la respectent, l’homme partiel, qui asservit le citoyen, qui asservit l’homme qui se comporte comme un être générique, qui asservit l’homme vrai et authentique, qui instrumentalise à son profit la vie politique et civique, ainsi que les droits de l‘homme.

L’homme concret, complexe et unitaire a un pouvoir sur ces lois de l‘économie, même si ses initiatives individuelles ne sont pas indépendantes de l’existence de la société, et il évolue dans le sens d’un être humain véritable, d’une personnalité, d’une individualité.

Au-delà des constructions juridiques ou autres qui expriment la conscience isolée, il y a la relation réelle de l’individu avec l’être social, son interaction concrète avec lui, une interaction qui concerne chez l’individu les formes de pensée, de perception, d’action et de réflexion les plus intimes, les plus personnelles ainsi que toutes ses décisions alternatives concrètes qui le construisent et qui sont l‘élément immédiat du devenir socio-historique, l’être social se construisant à partir des chaînes des décisions alternatives, en notant que le cercle d’inter-influence de l‘être social et de l’individu va au-delà de la réalité sociale avec laquelle l’individu entre directement en contact, quand agissent des modes d’être déclinants ou quand l’individu élabore des perspectives d’avenir.

Ces actions concrètes, ces alternatives concrètes, ces décisions concrètes, où les connaissances, les principes et autres généralisations jouent un rôle essentiel, dans la mesure où ces actions possèdent cette spécificité concrète, peuvent être généralisées et devenir des parties actives de la totalité sociale.

La personnalité d’un homme est la spécificité concrète de la série de ses décisions alternatives, des décisions qui réalisent une partie de ses possibilités, chaque décision préparant la suivante et déterminant son être de manière continue, en l’élevant ou en l’abaissant.

Cette orientation ontologique sur la spécificité des complexes est liée à la conception ontologique de la dynamique historique de la substantialité, comme perpétuation d’une essence qui ne cesse de se transformer. Le concept de substance se pense simultanément avec le caractère historique de l’être social, primordial ontologiquement.

Le complexe général a une structure polarique, avec le processus de reproduction dans sa totalité intensive et extensive et l’individu dont la reproduction est le fondement d’être de la reproduction dans son ensemble.

L’individu n’est pas un objet des lois de l’économie (lois réifiées, fétichisées), dénué de pouvoir sur ces lois, et si les initiatives individuelles ne sont pas indépendantes de l’existence de la société (on n’a pas à étudier l’interaction entre deux entités ontologiquement autonomes, l’individualité et la société), au sein de l’être social, il faut distinguer la méthodologie des recherches individuelles de l’examen ontologique du processus d’ensemble, dans la mesure où les études statistiques, où l’homme isolé apparaît comme individu abstrait, peuvent être utiles à l’élucidation de certaines questions particulières, mais leur synthèse ne permet pas de parvenir à une connaissance de la société réelle, connaissance qui doit viser les interconnexions réelles et la nature réelle de la société.

L’homme, de plus, fait partie de cette société, dans son essence d’être humain, qui est autre chose que la simple singularité d’un représentant de l’espèce, l’homme dans l’histoire évoluant de la simple singularité, d’exemplaire individuel de l’espèce, dans le sens d’un être humain véritable, d’une personnalité, d’une individualité.

Dans la cité grecque, le fait ontologique de la simultanéité et de l’indissociabilité de l’homme et de la société, l’inséparabilité ontologique de l’homme et du citoyen, était une évidence, si bien qu’Aristote saisit ontologiquement l’essence générale de cette relation de l’homme et de la société (mais actuellement où l’homme et la société sont dans des rapports purement sociaux, ils apparaissent dans la conscience des membres de la nouvelle société sous une forme double, celle de la dualité entre le citoyen et l’homme bourgeois).

Dans la féodalité, la société bourgeoise a un caractère immédiatement politique. Les éléments de la vie bourgeoise, c’est-à-dire la propriété, sous la forme de la seigneurie, la famille, sous la forme de la caste, le mode de travail, sous la forme de la corporation, sont des éléments de la vie de l’État, déterminant le rapport de l’individu isolé à l’ensemble de l’État, déterminant donc la situation politique de cet individu, situation telle qu’il était exclu et séparé des autres.

Pour le bourgeois, la communauté politique, la communauté civique, avec l’homme comme homme économique, homme égoïste, n’est qu’un moyen servant à la conservation des soi-disant droits de l’homme, c’est-à-dire le citoyen est déclaré le serviteur de l’homme égoïste, la sphère où l’homme se comporte en qualité d’être générique est ravalée au-dessous de la sphère où il fonctionne en qualité d’être partiel, l’homme vrai et authentique étant non l’homme en tant que citoyen mais l’homme en tant que bourgeois.

Tout jugement moral sur l’aspect égoïste du comportement bourgeois renvoie alors, chez le bourgeois, à la citoyenneté, chacun transgressant de manière égoïste la loi tout en étant préoccupé de sa reproduction à l’échelle du reste de la société.

Contre la conception des individus comme atomes de la société, il faut affirmer que l’homme actif, agissant au sein de la société, doit réagir avec sa propre concrétude à des données concrètes, qu’il doit être un être complexe et unitaire qui ne peut avoir les caractéristiques d’un atome qu’en imagination, sa complexité concrète étant à la fois la condition préliminaire et le résultat de sa reproduction, de son interaction concrète avec son environnement.

Dans sa relation avec l’État, le sentiment moral et la conscience isolée et atomisée peuvent être en contraste direct avec la totalité de la puissance étatique, mais les constructions de concepts juridiques et les formes spécifiques de pratiques qui expriment ce sentiment moral et cette conscience isolée ne touchent jamais la relation réelle de l’individu, son interaction concrète avec cet être social avec lequel il entre réellement en contact.

Remarquons que le cercle d’influence de l’être social est souvent bien plus vaste que la réalité sociale avec laquelle l’individu entre directement en contact, ainsi les répercussions de modes d’être et de tendances déclinantes ou des perspectives d’avenir encore embryonnaires.

L’être social agit de la manière la plus concrète sur les formes de pensée, de perception, d’action et de réaction les plus intimes, les plus personnelles.

L’élément immédiat du devenir socio-historique est la décision alternative d’un être humain concret.

De même que l’être social se construit à partir de chaînes de décisions alternatives, de même la vie de l’individu se construit de leur succession et de leur engendrement mutuel, de l’homme du travail originel générant l’hominisation jusqu’à l’homme aux décisions intellectuelles et spirituelles les plus subtiles modelant son environnement, et ce faisant, par ses propres actions, se transformant d’une singularité purement naturelle en une personnalité dans le contexte d’une société.

Du point de vue ontologique, ces actions sont les actions concrètes d’un homme concret d’une partie concrète d’une société concrète.

Le fait que ces moments font l’objet d’une généralisation par le courant des pratiques sociales pour devenir des parties actives d’une totalité sociale ne peut abolir leur caractère concret de données originelles. Ces moments ne peuvent être généralisés que dans la mesure où, en tant qu’actes posés concrets, leur structure originaire possède de cette spécificité concrète.

Puisque toute véritable alternative est concrète, même lorsque les connaissances, les principes et d’autres généralisations jouent un rôle essentiel dans la décision concrète, cette décision conserve sa spécificité concrète, subjectivement comme objectivement, et cette décision influe également sur la réalité objective et, de là, détermine le développement du sujet.

La personnalité d’un homme est justement la spécificité concrète constituée par ses décisions alternatives.

Le caractère spécifique d’un homme, chez qui sont de nombreuses possibilités, se décide quand on sait quelles possibilités aboutissent à une action et quelles autres possibilités restent de simples possibilités sans effet, c’est-à-dire quelles possibilités sont adoptées et quelles possibilités sont rejetées.

On ne comprend l’homme adéquatement au plan ontologique que par ses décisions, qui déterminent son être de manière continue, en l’élevant ou en l’abaissant.

Pour un peintre, chaque coup de pinceau est une alternative dont il retire un enseignement critique et qu’il exploite pour la touche suivante.

62. Questions posées aux individus par les circonstances et réponses données.

Les circonstances objectives posent à l’individu des questions auxquelles il répond par des décisions et des réponses pratiques d’acquiescement, de négation ou d’abstention, décisions que l’individu pense comme résultant d’impulsions dictées par une nécessité intérieure, de sentiments et de pensées qui préparent, accompagnent et critiquent ces décisions, décisions entraînant des généralisations.

Les circonstances sociale, la famille, la couche sociale, la classe, etc., posent à l’homme des questions, des dilemmes, il ne les choisit pas. L’homme, même quand il pense agir selon les impulsions dictées par une nécessité intérieure, quand il constate que certaines de ses actions sont accompagnées de sentiments, de pensées qui les préparent, les accompagnent, les critiquent, ne fait que répondre à ces questions par des réponses pratiques, résultats de ses décisions, des réponses qui sont des acquiescements, des négations ou des abstentions.

L’homme ne choisit pas les conditions de son action, le lieu et l’époque de sa naissance, sa famille, etc. Les circonstances sont données dans leur objectivité irrévocable comme objectivités sociales soumises à une causalité objective, mais ces circonstances forment le matériau des décisions alternatives concrètes.

La nature des circonstances détermine le type et la nature des questions qui surviennent dans la vie et auxquelles les décisions alternatives de chaque homme réagissent par leurs réponses pratiques et par les généralisations que cette pratique entraîne.

Même quand il pense agir selon les impulsions dictées par une nécessité intérieure, dans des actions accompagnées de pensées et sentiments qui les préparent, les accompagnent, les identifient et les critiquent, l’homme ne fait qu’apporter des réponses pratiques aux dilemmes pratiques que posent la vie et la société, immédiatement la classe, la couche sociale, la famille, etc. dans lesquels il vit.

Les réactions de l’homme à son environnement social présentent un caractère d’alternative, elles comportent un acquiescement ou une négation, ou encore une abstention, vis-à-vis des questions posées par la société.

63. La négation concrète.

La nature organique ne connaît ni acquiescements ni négations, seulement des transformations qu’on peut désigner arbitrairement comme positives ou négatives.

Chaque geste singulier de travail est la négation concrète (le rejet) d’autres possibilités considérées comme opposées au but ou moins efficaces, dans le cadre d’une marge de manœuvre objective (d’un champ d’action déterminé).

La nature organique ne connaît pas d’acquiescements ni de négations, seulement des transformations que l’on peut désigner comme positives ou négatives de façon arbitraire, autrement dit l‘acquiescement et la négation ne sont des déterminations d‘existence qu‘avec le travail, chaque geste de travail étant le rejet d‘autres possibilités considérées comme opposées au but ou moins efficaces. Les négations sont des négations concrètes correspondant à des possibilités concrètes d’un champ d’action déterminé, dans le cadre une marge de manœuvre déterminée, de même que toutes les positions, toutes les actions, même les actions révolutionnaires, se situent dans le cadre d’une marge de manœuvre objective, d’une objectivité historique

La négation n’est pas un facteur ontologique général, la nature organique ne connaît que des transformations, les éléments positifs ou négatifs étant désignés de façon arbitraire.

Ce n’est qu’avec le travail que l’acquiescement et la négation deviennent des déterminations d’existence ontologique. Il n’est pas un geste de travail que l’on puisse faire sans avoir rejeté auparavant d’autres possibilités de l’accomplir, comme opposées au but, moins efficaces, etc.

Ces négations sont des négations concrètes, c’est-à-dire se rapportant à des possibilités concrètes dans un champ d’action déterminé concret concrètement présent.

Ces négations ne peuvent en principe porter sur la marge de manœuvre dans sa totalité.

Dès qu’une approbation ou une dénégation prennent une forme concrète, elles impliquent implicitement et irrévocablement l’existence objective et l’indépendance à l’égard de cette approbation ou de cette dénégation de la marge de manœuvre.

L’existence objective de cette marge de manœuvre ne disparaît pas quand la marge de manœuvre ouverte aux décisions subit des modifications ou même des bouleversements complets, du fait des conditions socio-historiques.

Ainsi, l’acte révolutionnaire le plus décisif est, dans son contenu, ses formes, ses qualités spécifiques, relié à la continuité historique objective par une infinité de fils et a son origine dans les possibilités objectives que présente cette continuité objective.

Il y a certes des différences entre les positions, celles qui visent à transformer la nature, celles qui visent à influencer les positions d’autres hommes, celles qui ont un fort retentissement sur l’ensemble de la personnalité. Les différences ont en partie un caractère quantitatif ou proviennent d’influences sans que rien de décisif ne soit changé dans la dynamique de la situation et dans la dynamique du processus du comportement d’ensemble, chaque décision alternative conservant son caractère singulier, la marge de manœuvre conservant face à la décision individuelle la même objectivité que la nature et que l’échange matériel avec la nature dans le travail.

64. La priorité de la pratique.

L’homme réalise son essence qui est le travail, son identité avec soi-même qui constitue sa personnalité (une personnalité qui doit s’édifier, se préserver et se reproduire), seulement par l’extériorisation de ses pensées, de ses sentiments et de son vécu, seulement par ses actes, seulement par sa pratique.

L’homme ne réalise son essence que s’il extériorise les forces motrices de sa personnalité, ses pensées, ses sentiments, son vécu, etc., dans ses actions

Du point de vue du sujet actif et non du point de vue du processus de travail où apparaît la naissance d’une relation sujet-objet (nous nous intéressons aux conséquences du processus sur le sujet agissant considéré comme moyen de susciter des déterminations sur d’autres sujets et non comme organe accomplissant directement l’échange matériel de la société avec la nature), l’homme réalise son essence, son identité avec soi-même dans ses actes.

Ses pensées, ses sentiments, son vécu, etc. n’expriment son essence que s’ils s’extériorisent dans ses actions.

Cette priorité ontologique de la pratique a sa base dans l’être social.

Le principe de l’édification, de la préservation et de la reproduction de la personnalité humaine est immanent à celle-ci et donc intramondain, dans la mesure où les forces motrices décisives de la personnalité sont indissociablement liées à la réalité dans laquelle l’homme se réalise, se constitue en personnalité, dans la mesure où ces forces ne peuvent s’imposer qu’en interaction avec cette réalité, et c’est le cas puisque le travail est la genèse de l’hominisation de l’homme, son essence.

L’interaction entre l’être naturel et l’être social, la position qui les met en mouvement, le rôle dirigeant de la conscience dans les actes qui réalisent ces interrelations, toutes les composantes de ce complexe ont une influence décisive sur l’être de l’homme.

65. L’importance de la conscience.

Privilégier la détermination de l’objectif sur sa réalisation (c’est-à-dire absolutiser l’immédiateté) conduit à séparer le spirituel (la conscience) du matériel alors que la conscience appartient au matériel, c’est-à-dire aussi bien à l’être biologique (la conscience disparaît avec la mort biologique) qu’à l’être social (la conscience existe virtuellement avant la naissance biologique, elle se développe par l’éducation et l’expérience, elle saisit adéquatement les objets et les relations, elle généralise ces expériences et les applique en pratique).

La conscience, loin de jouer un rôle secondaire, est l’élément dynamique de l’être social, sa possibilité d’évolution : la position de l’objectif par la conscience va au-delà de la reproduction biologique de la vie en élaborant des systèmes de médiation, des complexes qui visent en dernière analyse cette reproduction en influençant les positions ultérieures dont l’accomplissement éveille chez l’individu de nouvelles capacités et éloigne de la satisfaction des seuls besoins biologiques par de nouveaux besoins et de nouveaux moyens de les satisfaire.

Les réactions de l’individu humain sont de plus en plus des positions, des refus, des acceptations, et les réactions qui paraissent naturelles sont en fait des réflexes conditionnés dont l’origine est constituée par des positions.

La conscience, par l’accumulation critique des expériences, des dispositions potentielles et des attitudes plus ou moins ouvertes d’acceptation ou de refus, assure une continuité concrète dans un environnement faisant se succéder l’ancien et le nouveau, l’attendu et l’inopiné, une continuité centrée sur le moi concret qui n’est pas seulement l’homme biologique, exemplaire de l’espèce humaine biologique, mais aussi une personnalité, exemplaire conscient de l’espèce humaine socialisée.

On présente parfois une nature universalisée, avec une « nature » de l’homme, ou une nature divinisée, avec une âme immortelle sécularisée : l’être humain devient atemporel, au-delà de l’existence corporelle matérielle de l’homme, réagissant en approuvant ou refusant l’environnement social aux exigences variées, et évalué positivement par rapport à l’être social de l’homme, soumis aux exigences fugaces et temporaires de l’environnement quotidien.

Apporter une priorité à la détermination de l’objectif sur la réalisation matérielle de cet objectif conduit à l’illusion d’une séparation du spirituel et du matériel, alors que la conscience appartient à un être social réel (preuve en est l’existence virtuelle de la conscience dès avant la naissance biologique, ou la croissance de la conscience par l‘éducation et l‘expérience de la vie, ou la capacité de la conscience à saisir adéquatement les objets et les relations, à généraliser ces expériences et à les appliquer en pratique), et que cette conscience appartient aussi à un être biologique (preuve en est la disparition de la conscience après la mort biologique), une conscience qui est l’élément dynamique de l’être social, sa possibilité d’évolution, puisque, dans le travail, la position de l’objectif par la conscience va au-delà de la reproduction biologique de la vie en élaborant des systèmes de médiations, des complexes, qui visent en dernière analyse à cette reproduction mais en influençant toutes les positions ultérieures, avec de nouvelles tâches dont l’accomplissement éveille chez l’homme de nouvelles capacités, avec de nouveaux produits qui répondent aux besoins de manière inédite, s’éloignant de plus en plus de la satisfaction des seuls besoins biologiques, avec des processus de travail et des produits du travail qui introduisent dans la vie de nouveaux besoins et de nouveaux moyens de satisfaire ces besoins, rendant la vie plus complexe et plus éloignée de la reproduction purement biologique.

La base biologique, l’alimentation, la sexualité, etc., ne sont pas abolies mais socialisées, les positions, les refus, les acceptations, etc., étant de plus en plus prépondérantes dans les réactions au monde extérieur (certaines réactions, qui apparaissent naturelles, sont en fait des réflexes conditionnés dont l’origine est constituée par des positions).

La continuité de la conscience, comme accumulation critique d’expériences, de dispositions potentielles et d’attitudes plus ou moins ouvertes d’acceptation ou de refus, est favorisée par un environnement qui fait se succéder l’ancien et le nouveau, l’attendu et l’inopiné. Cette continuité de la conscience est centrée sur le moi, puisque les positions ne peuvent être accomplies que par le sujet. Autrement dit, la conscience élabore consciemment une continuité supérieure, la continuité concrète de l’espèce humaine concrète en développement, tout en focalisant cette continuité constamment sur le moi biologique, sur l’exemplaire biologique de l’espèce humaine biologique, si bien que l’homme biologique, l’exemplaire biologique de l’espèce humaine biologique (l’homme biologique et l’espèce humaine biologique étant des existences en soi), est transformé en personnalité, exemplaire conscient de l’espèce humaine socialisée (la personnalité et l’espèce humaine socialisée étant des existences pour soi).

L’absolutisation de l’immédiateté, qui est la priorité de la détermination de l’objectif par la conscience par rapport à la réalisation matérielle de cet objectif, conduit à l’illusion d’une séparation du spirituel et du matériel, mais l’acte, dans sa totalité dynamique, ne comporte aucune trace d’une telle séparation ontologique, la conscience qui accomplit la position appartient à un être social réel qui est en même temps un être vivant au sens biologique, une conscience dont les contenus, les capacités à saisir adéquatement les objets et les relations, à généraliser ces expériences et à les appliquer en pratique, sont indissociablement liés à l’homme social et biologique dont elle est la conscience, cette indissociabilité apparaissant dans l’existence virtuelle de la conscience dès avant la naissance, dans la réalisation de la conscience dans la croissance par l’éducation et l’expérience de la vie, dans la disparition de la conscience lors de la mort, apparaissant dans son lien à des catégories sociales comme l’éducation, etc.

Dans cette double liaison, liaison de la conscience avec l’être humain biologique, liaison de la conscience avec l’être humain social, l’être social constitue la conscience comme le moment dynamique, la possibilité d’évolution.

La conscience chez des animaux supérieurs n’est en lien qu’avec la vie organique, l’activité de la conscience se limite aux réactions au monde extérieur, normalement inchangées pendant de longues périodes et qui sont prescrites par la reproduction de la vie organique.

La conscience humaine est mise en mouvement par des positions d’objectifs qui, bien que ces objectifs sont destinés à servir la reproduction de la vie, vont au-delà de l’existence biologique puisqu’ils élaborent à cet effet des systèmes de médiations qui rejaillissent de manière croissante sur la forme et le contenu des positions, pour en revenir finalement, après ce détour par des médiations de plus en plus lointaines, au service de la reproduction de la vie organique.

Cette évolution influence les hommes agissant.

Premièrement, le travail, et toute activité sociale qui en procède ou débouche sur lui, place chaque homme devant de nouvelles tâches dont l’accomplissement éveille en lui de nouvelles capacités.

Deuxièmement, les produits du travail répondent aux besoins de manière inédite, qui s’éloigne toujours davantage de la satisfaction des besoins biologiques, sans naturellement s’en séparer jamais complètement.

Troisièmement, le travail et les produits du travail introduisent dans la vie de nouveaux besoins et de nouveaux moyens de les satisfaire, si bien qu’ils donnent à la reproduction de la vie des aspects toujours plus variés, qu’ils la rendent toujours plus complexe, en l’éloignant toujours davantage du registre strictement biologique, qu’ils transforment l’homme actif, l’éloignant de la reproduction purement biologique de sa vie.

Ces transformations du mode de vie par le travail influencent des manifestations biologiques comme la sexualité ou l’alimentation. La base biologique n’est pas abolie mais socialisée, ce qui engendre chez l’homme de nouvelles propriétés, de nouvelles capacités qualitatives contribuant à la construction de son humanité.

Les positions sont de plus en plus prépondérantes dans les réactions au monde extérieur.

De nombreuses positions agissent progressivement, sous la forme de réflexes conditionnés.

Les positions, qui présupposent d’être posées par la conscience, contribuent à édifier un environnement social dans lequel l’ancien et le nouveau, l’attendu et l’inopiné se succèdent, contribuent aussi à édifier une continuité de la conscience, avec une accumulation critique d’expériences, des dispositions potentielles envers l’acceptation et le refus, une attitude ouverte face à certains phénomènes et le rejet de prime abord de certains autres phénomènes, et comme les positions ne peuvent être accomplies que par le sujet, cette continuité de la conscience est centrée sur le moi de chaque être humain, ce qui implique un tournant dans la relation entre la vie et la conscience.

Tout être vivant est à la fois un exemplaire de sa propre espèce et un exemplaire isolé concret d’une espèce concrète, et le rapport entre ces deux aspects n’existe qu’en soi.

La conscience humaine dans la pratique sociale n’élabore pas seulement en elle-même une continuité supérieure, consciemment fixée, mais aussi elle focalise cette continuité constamment sur le vecteur matériel, psycho physique de cette conscience, si bien que, du point de vue ontologique, l’en soi naturel de la singularité dans les exemplaires de l’espèce évolue dans le sens d’un pour soi, transformant l’homme tendanciellement en une personnalité.

(On a l’impression que l’être humain vit dans un environnement social qui lui pose des exigences variées, auquel il réagit de manière diverse, prenant connaissance, se soumettant, approuvant, refusant, etc., mais qu’il ne ferait cela que conformément à sa « nature », ou bien conformément à un reliquat d’une âme immortelle sécularisée, impression qui constitue une antithèse impossible à supprimer avec l’être social de l’homme comme avec son existence corporelle matérielle.

Dans la conception de la nature universalisée ou divinisée, il n’y a plus d’opposition de la nature de l’être humain avec son être corporel, qui devient atemporel et évalué positivement par rapport à l’être social soumis aux exigences du jour, fugaces et temporaires, la bonne réponse étant celle qui concorde avec la nature de l‘homme).

66. L’éducation au sens large.

L’éducation au sens large, processus de formation chez l’individu de possibilités, prépare à des décisions alternatives et concerne l’ensemble des influences des décisions de l’enseignant et du milieu social qui s’exercent sur l’être humain en cours de formation (l’éducation au sens étroit est exercée délibérément).

Les résultats de l’éducation peuvent être positifs ou négatifs.

L’éducation est un processus de formation purement social de possibilités chez l’individu. Ce processus éducatif consiste en un enchaînement de décisions alternatives de l’enseignant et du milieu social qui préparent, consciemment ou non, de manière ciblée ou non, à des décisions alternatives chez l’homme en formation, avec des résultats positifs ou négatifs du point de vue de l’instance de formation qui juge selon les caractéristiques dominantes qui se manifestent dans la pratique de l‘homme en formation, mais le processus éducatif est aussi l’ensemble des décisions alternatives de ce même homme en formation qui réagit à l’éducation directement ou, ultérieurement, indirectement

L’être humain atteint par exemple sa maturité sexuelle à un âge où il est encore considéré socialement comme un enfant immature.

L’éducation est un processus purement social, où l’on donne et reçoit une formation purement sociale.

Si aucune éducation ne peut inculquer à l’homme des propriétés totalement nouvelles, ces propriétés ne sont pas des déterminations solides, fixées une fois pour toutes, mais des possibilités dont la manière spécifique de devenir des réalités ne peut être conçue indépendamment du processus d’évolution ni de l’humanisation de l’individu accomplie par la société.

Ce processus n’est pas une simple croissance biologique, mais un processus social consistant en un enchaînement, en une continuité de décisions alternatives.

L’éducation de l’homme a pour objectif de le préparer à des décisions alternatives d’un genre particulier, car nous ne parlons pas de l’éducation au sens étroit, exercée délibérément, mais de l’ensemble des influences qui s’exercent sur l’être humain en cours de formation, et par ailleurs, l’enfant réagit à son tour dès son plus jeune âge à son éducation au sens large par des décisions alternatives, et son éducation, la formation de son caractère, est un processus d’interaction qui se déroule continûment entre ces deux complexes.

Les résultats de l’éducation sont positifs quand l’éducateur atteint ses objectifs, négatifs sinon, mais dans les deux cas se déploient les caractéristiques de l’homme en devenir qui se sont révélées les plus fortes dans la pratique et pour la pratique et qui jouent dans les interactions le rôle du moment dominant.

67. De la spécificité biologique à la singularité : la socialisation des sens.

La spécificité biologique de l’individu peut avoir une importance pratique (les empreintes digitales), mais l’écriture, la peinture, la musique sont des singularités non déterminées entièrement par la biologie : le maniement de la main, la vision, l’audition et les sens se socialisent, se raffinent, s’approfondissent et donnent lieu à des créations.

La spécificité biologique de l’individu humain, base des formations sociales, peut avoir une importance pratique dans certains contextes sociaux, ainsi les empreintes digitales, comme singularité biologique propre à chaque exemplaire individuel de l’espèce humaine, fait biologique immédiat dans le droit et l’administration, ainsi l’écriture, singularité immédiate de l’individu non déterminée entièrement par la biologie puisque constituant une manifestation à haut degré de socialité, ainsi la peinture et la musique, à une très grande distance, de par leur aspect de création, des facultés biologiques visuelles et auditives, comme instruments biologiques de la reproduction biologique de l’individu, par l’intermédiaire de la vision et de l’audition sociales déjà à forte composante sociale, la socialisation des sens biologiques n’abolissant pas mais raffinant et approfondissant la spécificité de l’individu, la spécificité biologique immédiatement donnée de l’être en soi de l’individu aboutissant à la spécificité de l’être pour soi de la singularité de l’individu

La spécificité biologique de l’humain reste la base des formations sociales, elle peut même revêtir une importance pratique dans certains contextes sociaux, comme les empreintes digitales des individus, où la singularité biologique de chaque exemplaire individuel de l’espèce humaine joue un rôle non négligeable dans le droit et l’administration, cette singularité restant un fait biologique immédiat.

Ces singularités biologiques sont à l’origine d’interactions pouvant conduire à des manifestations sociales, ainsi dans l’écriture de l’individu qui, activité déjà sociale mais liée à une activité physique, est une singularité immédiate de l’individu, non déterminée entièrement par la biologie comme celle des empreintes digitales.

La peinture et la musique reposent sur des bases biologiques. Les facultés visuelles et auditives sont des instruments de l’être biologique, de la reproduction biologique de l’homme en tant qu’être vivant organique, mais les prolongements de leur ligne naturelle d’évolution ne peuvent engendrer la vision du peintre, l’oreille du musicien, sans même parler des problèmes de création.

Le saut qualitatif qui sépare la vue purement biologique de la vision devenue sociale est à une étape très antérieure à celle de la naissance des arts plastiques.

La socialisation des sens n’abolit pas leur spécificité chez l’individu mais au contraire les raffine et les approfondit.

Des origines biologiques jusqu’à l’aboutissement socialisé, il y a une spécificité de l’homme.

Aussi bien pour l’espèce humaine que pour l’individu, on va de la spécificité immédiatement donnée à une spécificité de l’être pour soi de la singularité humaine, non sans contradictions.

Les composantes sociales croissent constamment dans le complexe qu’est l’homme, non sans contradictions.

68. Un homme de plus en plus générique, de plus en plus social, de plus en plus membre d‘une communauté.

Dans une communauté humaine, l’individu n’est plus simple exemplaire de l’espèce humaine biologique mais individu générique membre de cette communauté.

Dès qu’une communauté se constitue avec la division du travail, le processus et le produit du travail se généralisent, dépassant l’individu et constituant la généricité humaine.

L’individu devient générique par sa pratique et la conscience de sa pratique, par sa langue, par l’éducation au sens large.

L’appartenance à la communauté, qui a une apparence naturelle (par la naissance, par les mœurs enracinées dans les sociétés stables, par le respect des anciens comme accumulations empiriques d’expériences), acquiert de plus en plus un caractère social (l’autorité d’un spécialiste jeune et talentueux, l’adoption d’un étranger).

Dans une communauté humaine, qui est plus que l’espèce humaine biologique, plus que le genre humain biologique, même si elle ne regroupe pas tous les individus humains biologiques, l’individu devient non plus un simple exemplaire de l’espèce humaine biologique, mais membre de cette communauté, individu générique.

La généricité de l’homme est donc liée à son existence en tant que membre d’une société, en tant que membre d’une communauté.

L’intention originelle de la position dans le travail est de satisfaire ses propres besoins, mais dès que le contexte objectif de ce travail est social, dès qu’une communauté se constitue pour un travail commun, dès qu’il y a la division du travail, le processus et le produit du travail font l’objet d’une généralisation dépassant les individus et cependant liée à leur pratique, une généralisation qui constitue la généricité humaine.

Par la pratique constante, par la langue, par l’éducation au sens large, par la conscience de sa pratique, l’individu devient aussi générique, c’est-à-dire membre de la communauté, appartenant à la communauté, et non simple exemplaire de l’espèce humaine biologique, une espèce humaine qui était identifiée à la communauté.

Peu importe si l’appartenance à la communauté est d’origine naturelle, par la naissance, peu importe si, dans les sociétés stables, les mœurs enracinées paraissent des phénomènes naturels, peu importe si le respect des anciens, avec leur accumulation essentiellement empirique d’expériences, paraît avoir une origine naturelle et pas tellement sociale comme peut l‘être l‘autorité d‘un spécialiste jeune et talentueux, l’appartenance à la communauté perd peu à peu son caractère naturel, ainsi quand des étrangers sont adoptés.

La généricité de l’homme est liée à son existence en tant que membre d’une société.

L’intention originelle de la position dans le travail est orientée immédiatement vers la satisfaction des besoins.

Ce n’est que dans un contexte objectivement social que le processus et le produit du travail font l’objet d’une généralisation dépassant l’individu isolé, et cependant liée à la pratique et à travers elle à l’être de l’homme, une généralisation qui est la généricité humaine.

Ce n’est en effet que dans les communautés humaines qui sont rassemblées par un travail commun, par la division du travail et ses conséquences, que, par la conscience de sa pratique, l’individu devient aussi membre, et non plus un simple exemplaire, de l’espèce, une espèce qui était posée naturellement comme totalement identique à la communauté en question.

L’appartenance au groupe, même si elle est d’origine naturelle, par la naissance, se construit par une pratique sociale constante, par l’éducation prise au sens large.

Cette appartenance est rendue consciente et se constitue dans la langue commune un organe propre.

Avec l’adoption d’étrangers dans la communauté, l’appartenance perd de son caractère naturel.

Plus une société est évoluée et moins le fait d’y appartenir repose sur des bases purement naturelles.

Certes, les mœurs enracinées, dans les sociétés relativement stables et qui se transforment relativement lentement, semblent revêtir dans leur validité immédiate, en dépit de leur origine et de leurs caractères sociaux, la forme de phénomènes naturels.

Ainsi, le respect des anciens, dans le cadre d’une accumulation essentiellement empirique des expériences, de leur fixation dans la tradition et de leur transmission, revêt dans la conscience immédiate l’aspect d’une origine naturelle, tandis que l’autorité d’un spécialiste jeune et talentueux est, immédiatement, plus purement sociale.

69. Les conflits de décisions à l’intérieur de la latitude socialement déterminée.

Avec la complexité des tâches éloignées de leur objectif immédiat, l’individu se construit un système de disponibilités face à la latitude objective des possibilités de réaction : les individus placés dans des situations analogues peuvent prendre des décisions très différentes.

Les décisions prises à l’intérieur de cette latitude socialement déterminée peuvent relever des besoins particuliers du moi qui prend les décisions (des décisions qui relèvent en soi de la simple singularité, de la simple particularité) ou des besoins suscités par l’environnement social (des décisions qui relèvent de la généricité), cette distinction se manifestant clairement quand il y a conflit et qu’il faut opérer un choix entre ces deux types de décisions : plus la société est socialisée plus la décision est concentrée, polarisée sur le moi du sujet chargé d’accomplir une tâche donnée.

Comme les conséquences des décisions des individus ne dépendent plus d’eux, ils sont conduits à accorder leurs comportements en fonction de leurs propres besoins et des conséquences sociales prévisibles de ces comportements.

Plus la société est évoluée et complexe, plus l’individu, chargé d’accomplir une tâche de plus en plus complexe, de plus en plus éloignée et médiatisée de son objectif immédiat, doit se construire lui-même, en tant que centre responsable de la décision, un système de disponibilités à l’égard de la latitude objective constituée par différentes possibilités de réaction.

Chaque individu, à l’intérieur de cette latitude socialement déterminée, prend des décisions alternatives particulières, si bien que, étant donné que les conséquences des décisions ne sont pas maîtrisées, il devient nécessaire de coordonner les décisions, par exemple distinguer dans la décision pratique singulière les éléments et les tendances qui relèvent de la simple particularité, de la simple singularité existant seulement en soi, ce qui relève des besoins particuliers du moi qui prend les décisions, et les éléments et les tendances qui relèvent de la généricité, éléments et tendances suscitées par l’environnement social, la séparation des deux éléments et des deux tendances se manifestant plus clairement quand il y a conflit et qu’il faut opérer un choix

L’évolution de la socialité correspond à une évolution dans la collaboration des hommes, constituant en une polarisation des impulsions et réactions sociales à l’égard de certaines pratiques, à l’égard des positions, avec les alternatives qui sont à leur fondement, polarisation sur la conscience de soi des individus qui doivent agir.

Plus une société est évoluée, plus elle est socialisée, plus le recul des barrières naturelles se pose pratiquement en elle, et plus cette polarisation de la décision sur le moi du sujet chargé d’accomplir une tâche donnée devient marquée, multiple et résolue.

Cette concentration des décisions sur un individu n’a pas ses sources réelles et ses forces motrices dans son évolution immanente mais dans la socialisation toujours plus intense de la société. Plus les décisions auxquelles les individus confrontés sont nombreuses, plus elles sont complexes, plus elles sont éloignées de leur objectif immédiat, plus le lien avec cet objectif repose sur des ensembles complexes de médiations et plus l’individu doit construire en lui-même une sorte de système de disponibilités à l’égard des diverses possibilités de réaction, s’il veut subsister dans cet ensemble complexe d’obligations nombreuses et variées.

On a donc une latitude socialement déterminée mais, à l’intérieur de cette latitude, les différents individus, placés pourtant dans des situations « analogues », peuvent prendre des décisions alternatives très différentes, et comme les conséquences de ces décisions ne dépendent plus d‘eux, la nécessité pour eux se fait de plus en plus pressante d’accorder leurs différents comportements, en fonction de leurs propres besoins, de leurs conséquences sociales prévisibles, etc. Cela vaut aussi bien pour les actes répétitifs de la vie quotidienne que pour les actions qui font l’objet de médiations complexes.

Toute décision pratique singulière comporte des éléments et des tendances qui relèvent de la simple particularité, de la simple singularité existant seulement en soi et des éléments qui relèvent de la généricité.

Ainsi, l’homme travaille pour satisfaire de manière immédiate ses besoins particuliers (la faim, etc.), mais son travail comporte dans son exécution et dans son résultat des éléments et tendances de la généricité.

La séparation entre les deux éléments est toujours objectivement présente, car les décisions sont simultanément suscitées par l’environnement social et liées au moi qui prend les décisions. La séparation des deux éléments, leur opposition même, ne peut accéder à la conscience que si ces deux éléments entrent en conflit et que l’individu est contraint d’opérer un choix entre les deux.

70. L’enchevêtrement du mouvement de la particularité vers la généricité avec le mouvement de la singularité vers la personnalité.

L’individu humain évolue extérieurement de la particularité vers la socialité existante c’est-à-dire vers la généricité (l’espèce humaine évolue dans la généricité avec à chaque instant, à côté des formes sociales unitaires courantes orientant les pratiques de la plupart des hommes, des traces de généricité dépassée et des formes anticipatrices indiquant en perspective la réalisation totale de la généricité) et en même temps, intérieurement, avec au début un peu de retard, de la singularité existante en soi vers la personnalité de l’individu dirigeant consciemment sa pratique, personnalité existante pour soi.

Le conflit est permanent entre le constat de la généricité (une dimension sociale non suprahistorique mais produite par l’histoire et produisant l’histoire) et le pour soi individuel de la personnalité (une dimension individuelle non suprahistorique mais produite par l’histoire et produisant l’histoire), avec cependant des convergences, des corrélations, des enchevêtrements.

Le genre humain ne se réalise totalement que si les individus ne se contentent pas de rester des individus isolés seulement différenciés en soi, avec nostalgie, par leurs particularités, mais au contraire, par leur conscience et les actions que cette conscience dirige, si les individus, conscients d’eux-mêmes en tant qu’individualités existant consciemment pour soi, convertissent ainsi la généricité en une pratique sociale, en un être social, en une humanité consciente d’elle-même en tant qu’espèce humaine.

Le mouvement déclenché chez l’individu par la société de la singularité vers le pour soi conscient converge avec le mouvement de l’espèce humaine vers sa pleine réalisation, les deux mouvements se renforçant mutuellement.

L’évolution chez l’individu humain de la particularité vers la généricité (l’espèce déploie objectivement et subjectivement ses déterminations en des formes sociales toujours plus larges et développées, avec, au cours de ce cheminement, des stades divers de la généricité humaine qui coexistent, des traces de degrés dépassés qui orientent la pratique de nombreux hommes, des formes anticipatrices indiquant en perspective la réalisation totale de la généricité, ainsi la philosophie de l’Antiquité tardive; autrement dit, il s’agit du mouvement de dépassement objectif et subjectif, dans l’être comme dans la conscience, du mutisme de l’espèce humaine hérité de la nature vers la pleine réalisation de l’espèce humaine) est enchevêtrée avec l’évolution chez l’individu humain de la singularité, existant seulement en soi, vers la personnalité, existant pour soi (le mouvement déclenché chez l’individu par la société, qui mène de la singularité existant simplement en soi vers un pour soi conscient, vers un individu qui dirige consciemment sa propre pratique), même s‘il est un fait historique que la généricité de l‘homme a revêtu une forme définie bien avant que l‘homme ne se développe en tant que personnalité.

L’histoire de l’humanité est un conflit permanent et insoluble entre la généricité de l’homme et la personnalité de l’homme, ces deux produits historiques, en même temps producteurs d’histoire, étant en convergence, en corrélation, en enchevêtrement.

L’espèce humaine, le genre humain ne peut se réaliser totalement s’il n’y a pas chez les individus une tendance dans le sens de l’être pour soi, si les hommes ne se contentent pas de rester des individus isolés seulement différenciés en soi par leurs particularités, mais au contraire, par leur conscience et les actions que cette conscience dirige, s’ils sont des hommes conscients d’eux-mêmes en tant qu’individualités existant pour soi, convertissant une généricité authentique en une pratique sociale, c’est-à-dire en un être social, en une humanité prenant conscience d’elle-même en tant qu’espèce humaine dans sa propre pratique

L’évolution sociale provoque sans cesse des conflits entre les éléments de la particularité (singularité) et les éléments de la généricité, avec une évolution de la particularité à la généricité qui se trouve enchevêtrée avec le mouvement qui va de la singularité de l’homme, existant seulement en soi, vers un pour soi de la personnalité, une personnalité existant pour soi.

On ne doit pas appliquer respectivement à la généricité et au pour soi une supériorité ou une infériorité de valeur, même si ce sont des moments prédominants en dernière instance dans les deux évolutions.

L’histoire de l’humanité est un conflit permanent et insoluble entre le pour soi et la généricité de l’homme, mais il y a une convergence qui permet d’exprimer une corrélation, à condition de ne pas considérer ces deux dimensions comme des entités suprahistoriques, mais comme des produits et des coproducteurs de l’histoire.

L’espèce déploie objectivement et subjectivement ses déterminations dans le cours de l’intégration de la société en des formes unitaires sociales toujours plus larges et développées. Au cours de ce cheminement, des stades divers de la généricité humaine peuvent coexister.

Dans le stade dominant, il y a des traces des degrés dépassés qui orientent de diverses manières la pratique de nombreux hommes.

Dans les stades intermédiaires, il y a des formes anticipatrices indiquant en perspective la réalisation totale de la généricité, ainsi la philosophie de l’Antiquité tardive, ces possibilités étant des parties de la latitude ouverte aux décisions alternatives des hommes.

L’intention en direction de la généricité peut provenir aussi bien de la particularité que de l’être pour soi des hommes.

La particularité joue un rôle important dans la nostalgie d’une étape révolue.

Le dépassement de la particularité chez l’individu et les tendances vers une forme plus haute de généricité convergent du point de vue de l’histoire universelle.

Si cette tendance ontologique de convergence n’est pas le principe général abstrait de tous les cas particuliers, il n’en demeure pas moins que le mouvement déclenché chez l’individu par la société, qui mène de la singularité existant simplement en soi vers un pour soi conscient, un individu qui dirige consciemment sa propre pratique, ce mouvement converge avec le mouvement de dépassement objectif et subjectif, dans l’être comme dans la conscience, du mutisme de l’espèce humaine hérité de la nature vers la pleine réalisation de l’espèce humaine, deux mouvements qui convergent en se renforçant mutuellement.

L’espèce humaine ne peut se réaliser totalement s’il n’y a pas chez les individus une tendance parallèle, socialement nécessaire, dans le sens de l’être pour soi.

Seuls des hommes conscients d’eux-mêmes en tant qu’individus, et non plus des individus isolés seulement différenciés en soi par leur particularité, sont en mesure, par leur conscience et par les actions que cette conscience dirige, de convertir une généricité authentique en une pratique sociale humaine, autrement dit en un être social.

L’évolution sociale promeut parallèlement la naissance des individualités existant pour soi chez les individus et la constitution d’une humanité qui prend conscience d’elle-même en tant qu’espèce humaine dans sa propre pratique.

71. Questions posées par les stimulations de l’environnement et réponses pratiques constituant l’histoire des hommes (2).

À côté des réactions spontanées à l’environnement, les réactions sont des positions dirigées par la conscience, des positions introduisant implicitement de la nouveauté, des positions qui prennent l’apparence de réponses à des questions posées par les stimulations de l’environnement, mais ces réponses vont au-delà et créent du neuf dans l’environnement, ce qui soulève de nouvelles questions qui ne découlent pas immédiatement de l’environnement immédiat de la nature mais qui sont des composantes d’un environnement auto engendré, l’être social, des questions préparant de nouvelles réponses qui apparaissent de moins en moins sous une forme immédiate mais sont au contraire préparées par des questions qui tendent à se constituer de manière autonome en sciences.

Les questions et les sciences oublient souvent leur origine comme préparations de réponses pratiques, des réponses pratiques qui constituent le contenu de l’histoire des hommes dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies, qui leur sont objectivement données.

L’homme ne se contente pas de réagir de manière appropriée à son environnement, il articule ces réactions, de manière toujours novatrice, par des positions dirigées par la conscience, comme si ces réactions étaient des réponses à un environnement qui pose à son existence et à sa reproduction des tâches, les stimulations de l’environnement prenant ainsi la forme de questions. L’interaction des questions et des réponses génère une possibilité d’évolution infinie, dans la mesure où l’activité de l’homme ne comporte pas seulement des réponses à l’environnement mais crée du neuf dans cet environnement qui devient ainsi auto-engendré et qui soulève donc de nouvelles questions, des questions qui amorcent une transformation autonome en sciences. On oublie souvent cette origine des sciences et des questions comme préparations à des réponses pratiques.

Comme tout être vivant, l’homme est un être qui répond.

L’environnement pose à son existence et à sa reproduction des conditions, des tâches, etc., et son activité, dans la préservation de lui-même et de son espèce, se focalise sur les réactions appropriées à cet environnement, appropriées à ses propres besoins vitaux au sens le plus large.

On a des réactions physico-chimiques purement spontanées jusqu’à des réactions s’accompagnant d’un certain degré de conscience.

L’homme au travail ne se contente pas de réagir à son environnement, il articule, dans sa pratique, ces réactions en tant que réponses. Cette articulation repose sur la position, toujours dirigée par la conscience, et avant tout sur la nouveauté principielle que comporte implicitement chacune des positions.

La simple réaction s’articule comme réponse, et de cette façon les stimulations de l’environnement prennent la forme de questions.

L’interaction des questions et des réponses génère une possibilité illimitée d’évolution dans la mesure où l’activité de l’homme ne comporte pas seulement des réponses à l’environnement naturel, mais aussi sur le fait qu’en créant du neuf, cette activité soulève de nouvelles questions qui ne découlent plus immédiatement de l’environnement immédiat de la nature mais qui sont des composantes d’un environnement auto-engendré, l’être social.

Les questions impliquant des réponses pratiques sont de moins en moins imposées par la nature immédiate, mais par l’échange matériel de la société avec la nature, qui est un nouveau chaînon intermédiaire de médiation succédant au travail comme médiation entre l’homme et la satisfaction de ses besoins, entre l’homme travaillant et l’environnement naturel.

La structure et la dynamique immédiates des réponses en sont modifiées : les réponses apparaissent de moins en moins sous une forme immédiate, mais sont au contraire préparées, suscitées et rendues plus efficientes par des questions qui tendent jusqu’à un certain point à devenir autonomes, se constituant en sciences. Cette autonomisation des questions naît donc de l’impulsion à répondre. Derrière la dynamique propre immédiate des questions, c’est-à-dire derrière le développement des sciences, le point de départ, qui est la préparation de réponses que l’être social exige des hommes pour leur existence et leur reproduction, cesse d’être directement perceptible, si bien que non seulement il faut voir cet éloignement de l’origine mais aussi être conscient que, encore de nos jours, l’être de l’homme lui impose des exigences auxquelles il fournit des réponses qui permettent la reproduction par son travail et par les préparations à ce travail.

Cette structure dynamique où l‘homme donne des réponses aux questions qui lui sont posées (pour son existence, par la société, par son échange matériel avec la nature) n’est qu’une paraphrase, une concrétisation de l’affirmation que les hommes font leur propre histoire, mais dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies et qui leur sont au contraire objectivement données.

72. La socialisation croissante ou le développement de la socialité.

Il faut maintenir la priorité du complexe général pour ne pas autonomiser des complexes partiels et pour rendre compréhensibles les inégalités de développement des différents complexes.

La spécificité d’un complexe partiel est en particulier déterminée par sa place et sa fonction dans le complexe général.

Certains phénomènes sociaux apparaissent naturels parce qu’on a oublié les conditions de leur naissance (la sexualité, les idéologies, le droit naturel).

La socialisation se manifeste par l’émergence de catégories spécifiquement sociales ( le travail qui prend pour objet des choses de moins en moins naturelles, avec des objectifs qui s’éloignent de la satisfaction des besoins immédiats de l’individu biologique, la communauté, la propriété), par la transformation de la nature en objet du processus de travail, par des positions qui introduisent des formes nouvelles et complexes avec des médiations toujours plus sociales, par la transformation de l’environnement.

Le complexe économique avec le travail est le système dynamique de toutes les médiations de la socialisation et la base matérielle des reproductions de l’espèce et des individus (en particulier les forces productives influent sur la totalité sociale et donc sur la socialité).

La reproduction des sociétés comporte des moments de stabilisation et des moments de dissolution avec bifurcations, croissance de la socialité ou décroissance de celle-ci, apparition de nouvelles formations sociales.

La spécificité de l’être social se manifeste par la nouveauté radicale par rapport à la nature de la position, par le travail et les activités sociales qui font naître des formes toujours nouvelles et complexes aux médiations toujours plus sociales, par un environnement de moins en moins naturel et de plus en plus social et par une nature apparaissant comme objet de l’échange matériel de l’homme avec la nature.

La reproduction des hommes et la reproduction de l’espèce humaine sont en soi identiques, avec une tendance ontologique à toujours plus de socialisation, avec des épanouissements précoces dans le domaine de la culture, de la philosophie, de l’art, de la religion ou de la science, même si les forces productives sont insuffisantes ou entraînent parfois une aliénation des hommes.

Il faut maintenir la priorité du complexe général, sinon on autonomise des forces qui ne déterminent que la particularité du complexe partiel, des forces que rien n’entrave, et on rend incompréhensible les inégalités de développement des différents complexes.

La spécificité du complexe partiel et de sa structure catégorielle est aussi déterminée par sa place et sa fonction dans le complexe général (ainsi, dans le complexe de l’organisation de la guerre, les concepts de tactique et de stratégie sont hétérogènes dans la mesure où la stratégie a un caractère politique).

Dans l’apparition d’un nouveau mode d’être, en l’occurrence l‘être social, les éléments catégoriels, au départ isolés, éparpillés, se multiplient, se médiatisent, se réunissent en des complexes spécifiques.

La socialisation croissante, comme fait ontologique, est mise en question quand on parle de phénomènes sociaux comme « naturels » (la transformation sociale immémoriale d’une propriété initialement naturelle apparaît dans la conscience des hommes comme naturelle). Cette socialisation croissante se manifeste par l’émergence de catégories spécifiquement sociales qui n’ont pas d’équivalent dans la nature, le travail (un travail qui prend pour objet des choses de moins en moins naturelles, avec des objectifs qui s‘éloignent de plus en plus de la satisfaction des besoins immédiats de l‘individu biologique), la communauté, la propriété, par la transformation de la fonction des lois naturelles, par la transformation de la nature en objet du processus de travail, par des positions qui introduisent des formes nouvelles, complexes, avec des médiations toujours plus sociales, par la transformation de l’environnement, etc..

Quand les hommes conçoivent les conditions de travail comme séparées de l’ensemble de la reproduction, mais aussi comme n’étant plus purement naturelles, comme impliquant du travail humain, ils leur attribuent une origine divine.

Du fait de l’essence sociale du travail, de sa généricité, l’économie, comme système dynamique de toutes les médiations, base matérielle des reproductions de l‘espèce et des individus, se déploie dans le processus de socialisation de la société et des hommes, le complexe économique jouant donc un rôle prioritaire dans le processus progressif de socialisation vers des degrés de plus en plus sociaux de l’individu, des sociétés, de l’espèce humaine.

La croissance des forces productives influe sur la structure de la totalité sociale et donc sur la structure et la dynamique de la socialité.

On peut distinguer des moments de stabilisation dans la reproduction des sociétés plus ou moins socialisées et des moments de dissolution avec des bifurcations possibles, avec des réponses positives ou négatives quant à la question de plus de socialité ou de moins de socialité

Il faut maintenir la priorité du complexe général sur les complexes particuliers car on en arrive sinon à autonomiser par extrapolation des forces qui ne déterminent que la particularité d’un complexe partiel au sein de la totalité, on en fait des forces autonomes que rien n’entrave et on rend incompréhensible les contradictions et inégalités du développement qui résultent des relations réciproques des complexes partiels ainsi isolés ainsi que la place des complexes partiels au sein de la totalité. Chacun de ces complexes a sa spécificité, avec un système de lois propres, spécificité sans laquelle il serait impossible de comprendre son essence, mais cette spécificité est aussi déterminée par la place et la fonction du complexe dans la totalité sociale, une détermination qui n’est pas purement formelle (on la mènerait à terme dans la pensée, puis on la considérerait ensuite seulement dans son interaction) mais qui s’inscrit dans la structure catégorielle du complexe partiel en modifiant ses catégories centrales.

Ainsi, le complexe de la stratégie guerrière se fonde sur les possibilités socio-économiques de la société, et la catégorie de tactique, exprimant le stade d’évolution du complexe et sa particularité, repose sur cette base, mais le concept de stratégie qui la subsume, a un caractère principalement politique, dépassant ainsi le registre technico-militaire. Les deux catégories sont donc hétérogènes ontologiquement.

Dans la genèse de la socialité, dans ses formes les plus pures, les plus autonomes, à partir d’un mode d’être aux propriétés simples apparaît un mode d’être plus complexe, en raison d’une quelconque conjoncture de l’être. Les éléments catégoriels de la socialité, au départ isolés, éparpillés, et qui sont à l’œuvre dès le travail le plus primitif, se multiplient, se médiatisent, se réunissent en des complexes particuliers spécifiques pour donner naissance, à partir de l’interaction de toutes ces forces, à des sociétés à des stades d’évolution donnée.

La forme la plus complexe de l’être s’édifie sur la plus simple.

L’être social est la transformation du fonctionnement des catégories de l’être organique et inorganique, il ne peut se séparer de cette base, ce qui n’exclut pas l’émergence de catégories spécifiquement sociales qui n’ont pas d’équivalent dans la nature.

Si le moyen de travail et son produit transforment la fonction des lois naturelles, ces lois étant leur fondement immanent, tout geste du processus de travail étant déterminé biologiquement, il naît dans le travail un complexe dynamique dont les catégories décisives, dont la position représente par rapport à la nature une nouveauté radicale, l’essence du travail et des formes de pratique sociale qui découlent de lui est de faire naître des formes toujours nouvelles, toujours plus complexes, aux médiations toujours plus sociales, la vie de l’homme se déroulant toujours plus dans un environnement créé par lui-même en tant qu’être social, la nature apparaissant comme objet de l’échange matériel avec la nature.

Pour décrire ontologiquement cette évolution, d’une part il faut s’orienter sur la société dans sa totalité, car ce n’est que dans la totalité que les catégories dévoilent leur essence ontologique. Même si chaque complexe partiel possède son mode spécifique d’objectivité, il ne faut pas le mettre au centre de l’analyse ni le considérer isolément.

D’autre part, il faut mettre au centre la naissance et les transformations des catégories économiques, l’économie comme reproduction effective de la vie se distinguant ontologiquement de tout autre complexe, puisque la reproduction biologique et sociale de l’homme, distincte de la reproduction dans son ensemble, est la base immédiate, indépassable, de sa totalité, mais aussi, avec l’essence sociale du travail, sa généricité, l’économie comme système dynamique de toutes les médiations est la base matérielle de la reproduction de l’espèce humaine et de ses exemplaires individuels, son déploiement s’exprimant dans le processus de socialisation de la société et des hommes qui la constituent réellement.

La reproduction des hommes et la reproduction de l’espèce humaine, présupposés des manifestations les plus complexes des hommes, sont par essence, en soi, identiques, et c’est ce sur quoi il faut mettre l’accent, même si elles apparaissent objectivement parfois contradictoirement, le développement des forces productives pouvant entraîner un avilissement, une déformation, une aliénation des hommes.

La tendance principale de l’évolution est donc la prédominance croissante des catégories spécifiquement sociales dans la reproduction de l‘être social.

Il ne faut pas cependant se laisser abuser par l’idéologie. La chose même, l’objectivité d’un étant en soi, se distingue de son reflet dans la conscience des hommes, ce reflet subjectif dans la conscience des hommes étant parfois subjectivité sociale générale, ce qui n’a rien de commun avec la différence entre l’essence et l’apparence qui, toutes deux, ont une existence objective.

Lorsque la transformation sociale d’une propriété initialement naturelle est devenue immémoriale, elle apparaît dans la conscience des hommes comme naturelle, alors qu’il s’agit d’une quasi nature, ainsi celle des rapports sexuels comme celle du droit naturel et des conceptions purement idéologiques.

Le fait ontologique de la socialisation croissante n’est pas démenti par l’inégalité de développement où, dans des conditions sociales primitives, apparaissent des épanouissements précoces et inégalables dans les domaines de la culture, de la philosophie, de l’art, de la religion ou de la science. Ce contraste entre une base économiquement sous-développée et une indépassable création artistique ne récuse pas la supériorité de développement, en termes d’ontologie sociale et non de jugement de valeur, des époques suivantes.

Pour suivre le déploiement de la socialité dans le sens de son épanouissement autonome, il faut suivre l’influence de la croissance des force productives (encore largement imprégnée de déterminations naturelles, par exemple la croissance démographique de moins en moins « naturelle ») sur la structure de la totalité sociale, sur la structure et la dynamique de la socialité.

La communauté est la première condition de l’appropriation des conditions objectives d’existence et de l’activité reproductive et objective.

La terre est le moyen et la matière du travail et le siège, la base de la commune.

L’appropriation réelle au travers du procès de travail s’effectue dans des conditions qui ne sont pas liées aux produits du travail et apparaissent comme naturelles ou divines.

Le travail est donc force organisatrice et cohésive des complexes, mais un travail dont les conditions préalables ne sont pas encore le résultat du travail. Les conditions naturelles prédominent, mais les hommes ne les conçoivent pas comme purement naturelles mais d’origine divine, ce qui indique que ces conditions ne sont plus purement naturelles, qu’elles impliquent du travail humain, même si l’homme n’est pas encore en mesure de comprendre adéquatement comment elles sont apparues. Il est donc compréhensible que les moments essentiels qui régulent la relation entre l’homme et la nature (objectivement par le travail) apparaissent, quand ils surgissent isolément, sans compénétrer la totalité de la reproduction, comme des dons divins, tandis que les moments vitaux qui paraissent naturels ont objectivement, avec un degré plus ou moins grand, une base sociale, ainsi le troupeau qui n’est plus objectivement un objet naturel, même s’il paraît naturel, la pratique de l’élevage n’étant pas consciente.

Le degré relatif de stabilisation ou de reproduction de cette situation, ainsi que le moment, l’intensité et la direction d’une tendance évolutive vers une formation nouvelle naissant de la dissolution de cette situation, font l’objet d’alternatives capitales pour l’histoire universelle.

À cette alternative, on constate des réponses positives et négatives.

73. Le modèle asiatique ou le mode de production asiatique : la propriété collective.

La possession commune du sol et une division du travail poussé constituent une infrastructure stable alimentant par une rente en nature une superstructure étatique instable : il n’y a pas de circulation intensive des marchandises, la grande masse du produit est destinée à la consommation immédiate de la communauté.

La communauté est fondée sur la possession commune du sol, sur une division du travail poussée, avec agriculteurs, artisans, fonctionnaires, militaires, religieux, servant de modèle pour toute communauté nouvelle, cette infrastructure très stable étant couronnée par une superstructure étatique très instable, bien qu‘alimentée par une rente en nature. Il s’agit d’une autoproduction pour la consommation immédiate, sans production de besoins nouveaux, avec quelques marchandises accaparées pour un échange intercommunautaire et pour l’État. La ville ne vit qu’aux dépens de la campagne, avec la rente. Il n’y a pas d’existence dynamique d’une circulation des marchandises intensive pénétrant tous les pores de la société.

Il y a les possibilités résultant de la persistance dans la reproduction du mode de production asiatique, où la communauté est fondée sur la possession commune du sol, sur l’union immédiate de l’agriculture et du métier et sur une division du travail variable servant de plan et de modèle pour toute communauté nouvelle.

Une telle communauté constitue un organisme de production complet se suffisant à lui-même, la grande masse du produit étant destiné à la consommation immédiate de la communauté sans devenir marchand, de telle manière que la production soit indépendante de la division du travail occasionné par l’échange intercommunautaire, l’excédent seul des produits se transformant en des marchandises allant entre les mains de l’État qui en prélève une partie à titre de rente en nature.

On a donc une division du travail poussée, avec des artisans, des représentants de l’État s’occupant de la régulation des ressources communes et de la défense militaire contre les ennemis extérieurs, des représentants de la religion, mais un marché immuable, chaque artisan exécutant chez lui avec indépendance les opérations de son ressort.

On a une reproduction constante de la base qui, détruite accidentellement, se reconstitue à l’identique, tandis que la superstructure étatique d’ensemble est instable, avec des dissolutions, des reconstructions, des changements de dynastie.

La division du travail est principalement déterminée par les besoins de consommation immédiats, elle ne produit pas de besoins nouveaux, eux-mêmes susceptibles de rejaillir sur elle.

La relation de la base économique à la superstructure étatique fait l’objet d’une régulation statique par la rente foncière, ce qui ne produit pas d’interactions complexes génératrices de mouvements mutuels.

Le fonctionnement d’ensemble, sans bouleversement structurel profond, semble un fonctionnement naturel, à l’image de la conservation ontogénétique des espèces animales, l’état de la société semble un état naturel, mais la division du travail est avancée et les catégories comme celle de la rente ne sont pas des catégories de la nature mais des déterminations de l’être social.

Ce qui manque à cette relation interne négative des catégories sociales au progrès économique objectif, ce sont des catégories et des forces spécifiques pouvant entraîner les communautés dans le courant du développement social, et avant tout la puissance fatidique pour les hommes d’une circulation des marchandises intensive et pénétrant tous les pores de la société.

74. Le modèle européen esclavagiste : la propriété privée.

La propriété parcellaire des paysans cultivant eux-mêmes leur terre est la base économique.

La guerre, seule occupation commune, pour s’emparer de conditions matérielles d’existence ou pour défendre une occupation, brise la tradition et le travail.

Le commerce est déterminé par les besoins de luxe de la classe dominante, engendrant l’esclavagisme, le capital commercial et le capital monétaire sous forme d’usure, ruinant les propriétés petite paysanne et petite-bourgeoise qui constituent la base des rapports politiques.

La crise engendre un nivellement des couches sociales anticipant le féodalisme : l’esclave devient paysan corvéable, non libre, le colon devient paysan asservi.

Le territoire de la ville englobe la campagne : la ville est organisée de telle sorte que le propriétaire individuel d’une parcelle est aussi citoyen.

Le travail et ses conditions d’existence, peu socialisées, sont considérées comme « naturelles », l’esclavagisme ne permet pas une reproduction élargie de la société sinon par la croissance du nombre des esclaves.

On a un enchevêtrement relatif de formes sociales.

La formation est capable d’une reproduction élargie, mais d’une reproduction élargie partielle, ne pouvant intégrer à son propre système les mouvements progressistes qu’elle produit elle-même, ces mouvements progressistes ayant au contraire tendance à dissoudre et à mettre en pièces le système lui-même.

Le propriétaire privé individuel urbain d’une parcelle de terre est aussi citoyen. La propriété parcellaire des paysans cultivant eux-mêmes leurs terres est la base économique.

La seule occupation commune est la guerre, à des fins de reproduction élargie, pour s’emparer de conditions matérielles d’existence, ou pour défendre ou perpétuer une occupation, mais les guerres brisent la tradition et le travail, d’où l’apparition d’un sous-prolétariat urbain parasitaire.

Le commerce est déterminé par les besoins de luxe de la classe dominante. La circulation des marchandises engendre une concentration des grandes fortunes sous forme d’esclavagisme, de capital commercial et de capital monétaire, le travail basé sur l’esclavage ne permettant qu’un accroissement extensif avant tout par l’augmentation du nombre d’esclaves, qui suppose des guerres (l’esclave, qui travaille avec les outils de son maître, auquel revient le produit du travail en totalité, n’a que la possibilité, réduite au minimum, de reproduire son existence physique, ce qui empêche l’augmentation de la productivité ; notons que, comme, dans les conditions proches de la nature, il reste des possibilités de subsister d‘une manière ou d‘une autre, la violence pure peut seule permettre, en dernière instance, l‘appropriation de la survaleur, cette catégorie centrale de l’être social), le capital commercial exerçant une action dissolvante sur la production, le capital monétaire, sous forme d’usure, ruinant les propriétés petite-paysanne et petite-bourgeoise qui constituent la base des rapports politiques. La crise de la cité grecque, organe parasitaire vers lequel converge toute activité sociale, provoque un nivellement des couches sociales, l’esclave s’élevant au rang de paysan corvéable, non libre, le colon déclinant au rang de paysan asservi.

En Grèce ou à Rome, au niveau européen et non asiatique, la séparation entre ville et campagne n’est pas comme dans le modèle asiatique, où la ville ne prend pas part à la reproduction économique directe si ce n’est par l’appropriation de la rente foncière, mais où la ville est organisée de telle sorte que l’existence du propriétaire individuel d’une parcelle est liée à sa citoyenneté, le champ étant un territoire de la ville, le territoire de la ville englobant la campagne, la ville n’étant plus un village accessoire de la campagne.

Ici, la propriété individuelle n’est pas mise en valeur par le seul travail collectif.

En tant que membre de la commune, l’individu n’a pas une relation à la terre sous la forme d’une propriété commune directe de la tribu, mais comme sa possession personnelle, il est propriétaire privé.

La grande tâche collective, le grand travail commun est la guerre, soit pour s’emparer de conditions matérielles d’existence, soit pour défendre ou perpétuer une occupation.

Les anciennes formes sociales sont assouplies ou brisées par les occupations et les migrations.

Si, dans la concentration des villes, la manufacture est l’activité accessoire des femmes et des filles (filage, tissage) ou l’activité autonome dans quelques branches, la petite agriculture travaille pour la consommation directe, avec l’égalité entre des libres paysans subvenant à leurs propres besoins, se comportant en propriétaires des conditions naturelles de leur travail, conditions naturelles sans cesse posées par le travail personnel comme élément objectif.

Cette société ne se borne plus à la simple reproduction.

La propriété parcellaire des paysans cultivant eux-mêmes leurs terres est la base économique

.L’extension, la marche en avant, la progression de cette société sont inscrits dans la dynamique de reproduction de sa propre existence.

Si l’essence de cette formation est de se reproduire sous forme élargie, de se déployer très au-delà de ses conditions initiales, les forces ainsi éveillées cessent de prolonger leurs bases sociales et leurs conditions initiales pour se transformer en tendances destructrices vis-à-vis de la structure qui les avait engendrées.

Les guerres et les conquêtes, l’une des principales conditions économiques de la commune, brisent le lien réel et les limites sur lesquelles repose cette commune, à savoir les relations à la tradition et les relations avec le travail, avec les autres travailleurs, avec les autres membres de la commune, la paysannerie est séparée d’avec la terre, d’où l’apparition d’un sous-prolétariat urbain parasitaire.

L’épanouissement économique initial avait engendré une circulation des marchandises très élargie, une concentration des grandes fortunes sous forme de capital commercial et de capital monétaire, et sous forme d’une expansion de l’esclavagisme.

Le capital commercial, au début simple mouvement intermédiaire entre des extrêmes qu’il ne domine pas et des conditions il ne crée pas, comporte une action plus ou moins dissolvante sur les organisations de la production, principalement orientées vers la valeur d’usage.

Le capital argent prend la forme de l’usure, qui sape la richesse et la propriété, qui mine et ruine la production petite paysanne et petite-bourgeoise, c’est-à-dire toutes les formes où la producteur possède ses moyens de production, ce qui a un effet d’autant plus dissolvant que la propriété des moyens de production par le producteur constitue aussi la base des rapports politiques, de l’autonomie du citoyen.

La circulation des marchandises, bien qu’elle ait pu engendrer les formes les plus extérieures et primitives de la socialisation capitaliste, exerce finalement un effet destructeur sur la structure sociale, dans la mesure où le travail et les relations sociales qui en découlent directement sont trop peu socialisées, trop déterminés par des catégories « naturelles » , la séparation de l’unité originelle des hommes actifs avec les conditions naturelles de leur métabolisme avec la nature, de leur appropriation de la nature, ne parvenant à sa forme adéquate que dans le rapport entre le travail salarié et le capital, les forces sociales immanentes étant incapable d’accomplir la séparation.

Une partie de la société est traitée comme une simple condition naturelle de la reproduction de l’autre, l’esclave est dépourvu de tout rapport avec les conditions objectives de son travail, le travail est posé comme condition inorganique de la production, parmi les autres produits de la nature, à côté du bétail ou comme appendice de la terre.

Les conditions de production sont les conditions de la nature, les conditions naturelles d’existence du producteur.

Le corps du producteur est une condition naturelle, son existence corporelle est une donnée naturelle que l’individu n’a pas posée.

Les conditions d’existence du travail, objectives comme subjectives, n’étant pas auto-engendrées mais trouvées sous forme « naturelle », n’offrent que des possibilités de développement limitées.

Le travail basé sur l’esclavage ne permet qu’un accroissement extensif, avant tout par l’augmentation du nombre d’esclaves, mais cela suppose des guerres, mais ces guerres détruisent la base militaire spécifique qu’est la couche des paysans parcellaires libres.

Les effets du capital argent et du capital commercial renforcent la décomposition, le moment prédominant étant les limites que l’économie esclavagiste pose au développement général.

La crise semble se manifester par un nivellement des couches sociales auparavant totalement hétérogènes, l’esclave s’élevant au rang de paysan corvéable, non libre, le colon déclinant au rang de paysan asservi, ces phénomènes étant ressentis comme une décomposition, dans la mesure où ces manifestations contredisent l’édifice tout entier de la société antique, alors qu’ils sont les premiers éléments de l’organisation et des méthodes de travail du féodalisme, les germes du futur, avec l’impulsion des invasions et des particularités tribales des Germains.

75. Le servage et le féodalisme.

Comme dans les conditions proches de la nature il reste des possibilités de subsister, la violence pure permet seule l’appropriation de la survaleur, mais le servage, au début très proche de l’esclavage, permet aux travailleurs de travailler sur son propre sol avec ses propres ustensiles, de sorte que, une fois fixées les prestations vis-à-vis du seigneur, l’augmentation de la productivité de son travail signifie une augmentation de son propre niveau de vie.

Les seigneurs essayent en vain de soumettre les villes qui connaissent un développement de la production et du commerce et essayent de surpasser les fortunes urbaines en transformant la rente foncière en rente argent, l’exploitation des paysans ne connaissant plus de bornes.

Le système est liquidé par l’alliance des intérêts des villes affranchies et des intérêts de la monarchie absolue, les villes se déployant comme centres de la politique et de la culture.

On ne peut appréhender l’histoire en termes logiques, ainsi déduire logiquement le féodalisme de l‘esclavagisme. Les catégories sont des formes de l’être, des déterminations de l’existence, si bien qu’elles sont déterminées de manière strictement causale. Comme n’étant pas essentiellement logiques, ces catégories dépendent de la spécificité de l’être social et des conséquences de cet être social. Les lois concrètes n’ont qu’une nécessité concrète de type « si…, alors », l’existence de ce « si » conditionnel ne pouvant s’inférer que de la spécificité de la totalité de l’être social dans lequel ces lois agissent, une spécificité qui n’est que la synthèse dans la réalité de toutes les nécessités du type « si…, alors » des différents complexes d’être et de leurs interactions.

Il y a bien de ce point de vue une spécificité dans cette situation historique de la rencontre contingente de la crise esclavagiste à Rome et des invasions des Germains, les tendances des deux formations sociales poussant au-delà de l’économie esclavagiste se rencontrant et se renforçant pour donner naissance au servage, une forme sociale dont il ne faut pas exagérer la différence avec l‘esclavagisme, particulièrement au début du servage et dans les périodes de crise et de restauration.

Dans le féodalisme, bien que, comme dans l’esclavage, la contrainte extra économique soit le garant en dernière instance du passage de la possibilité économique à la réalité (dans les conditions proches de la nature, il reste des possibilités de subsister d‘une manière ou d‘une autre, si bien que la violence pure peut seule permettre, en dernière instance, l‘appropriation de la survaleur, cette catégorie centrale de l’être social), le travailleur dispose de la possibilité d’élever aussi la reproduction de sa propre vie à un niveau plus élevé, puisqu’il travaille sur son propre sol, avec ses propres ustensiles, de sorte que, une fois fixées les prestations vis-à-vis du seigneur, l’augmentation de la productivité de son travail signifie une augmentation de son propre niveau de vie.

Le travail et les relations sociales qui en découlent directement sont trop peu socialisés, trop déterminés par des catégories « naturelles », la séparation de l’unité originelle des hommes actifs avec les conditions naturelles du travail ne se réalisant que dans le rapport entre le travail salarié et le capital. On a une formation qui est capable d’une reproduction élargie, mais cette reproduction élargie est partielle, dans la mesure où elle ne peut intégrer à son propre système les mouvements progressistes qu’elle produit elle-même, ces mouvements progressistes ayant au contraire tendance à dissoudre et à mettre en pièces le système lui-même.

Tandis que le féodalisme essaye de soumettre les villes à la campagne, les progrès économiques qu’il déclenche concernent en priorité les villes. Le développement de la production et du commerce pousse les seigneurs à surpasser les fortunes urbaines en transformant la rente foncière en rente argent, l’exploitation des paysans ne connaissant plus de bornes. C’est la faillite du système féodal, avec le dilemme, soit approfondir la crise, la pérenniser par l’introduction d’un deuxième servage, soit, grâce à l’accumulation primitive, liquider le système. Pour cette dernière alternative, la conjoncture spécifique qui favorise cette liquidation du système féodal est la rencontre et l’alliance objective des intérêts des villes affranchies et des intérêts de la monarchie absolue, la ville se déployant comme centre de la politique et de la culture.

L’évolution européenne se distingue de l’évolution asiatique car on peut trouver en elle une série et un enchevêtrement de formations différentes, qui se remplacent mutuellement tout en montrant une continuité historique et une progression.

Mais la succession des catégories n’est pas logique, il n’y a pas de dimension logique dans la succession des catégories économiques, et inversement la séquence logique ne doit pas être transformée en déroulement historique ontologique.

On ne peut appréhender l’histoire en termes logiques, débarrassée de toutes dimension contingente.

On ne doit pas transformer des abstractions logiques en réalités ontologiques.

Les catégories sont des formes de l’être, des déterminations de l’existence, si bien que leurs interactions dans leur juxtaposition, leurs transformations, leurs changements de fonction dans le déroulement socio-historique sont déterminés de manière strictement causale.

Il ne faut pas oublier que ces catégories ne sont pas essentiellement logiques, mais dépendent au contraire de la spécificité de l’être social considéré, de la spécificité des conséquences de cet être social spécifique.

Les lois à l’œuvre dans chaque contexte concret n’ont qu’une nécessité concrète de type « si, alors », l’existence de ce « si » conditionnel ne pouvant pas s’inférer d’un système de nécessités économiques (logique ou conçu sous forme logique), ni du contexte où ce système s’exerce, ni de l’intensité avec laquelle ce contexte s’exerce, etc., mais, dans chacun des cas, c’est-à-dire dans chacun des contextes concrets où s’exercent les lois, l’existence de ce « si » conditionnel ne peut s’inférer que de la spécificité de la totalité de l’être social dans lequel ces lois concrètes agissent.

Il en résulte que la spécificité elle-même est une synthèse accomplie, par la réalité elle-même et dans la réalité elle-même, de toutes les nécessités du type « si, alors » des différents complexes d’être et de leurs interactions.

Du point de vue de la spécificité, la contingence de la rencontre de Rome et des Germains à l’origine du féodalisme s’atténue si on la laisse apparaître comme une relation réciproque devenue historiquement nécessaire, dans laquelle des tendances qui poussent au-delà de l’économie esclavagiste se rencontrent et convergent dans la réalité en tant que réalités.

Le servage à ses débuts et dans les périodes de crise de sa restauration est proche de l’esclavage.

La formation féodale, comme la formation esclavagiste, n’est capable que d’une évolution partielle, ne pouvant intégrer à son propre système les mouvements progressistes qu’elle produit elle-même, ces mouvements progressistes ayant au contraire tendance à dissoudre et à mettre en pièces le système lui-même.

Tandis que le féodalisme essayait de soumettre les villes à la campagne, les progrès économiques qu’il déclenchait concernaient en priorité les villes.

Il y a eu un moment de compatibilité entre l’évolution économique et une production basée sur le servage.

Tandis que l’esclave travaille avec les outils de son maître, auquel revient le produit du travail en totalité, qu’il ne lui revient que la possibilité, réduite au minimum, de reproduire son existence physique, ce qui empêche d’augmenter la productivité, dans le féodalisme, dans le cas de la rente produit comme de la rente de travail, bien que, comme dans l’esclavage, la contrainte extra économique soit le garant en dernière instance du passage de la possibilité économique à la réalité, le travailleur dispose, si les conditions s’y prêtent, en améliorant ses méthodes de travail, de la possibilité d’élever aussi la reproduction de sa propre vie à un niveau plus élevé, puisqu’il travaille sur son propre sol, avec ses propres ustensiles, de sorte que, une fois fixées les prestations vis-à-vis du seigneur, l’augmentation de la productivité de son travail signifie une augmentation de son propre niveau de vie.

Alors que dans la cité grecque toute l’activité sociale, tous les courants de la vie et de sa reproduction convergent vers la cité, au plan économique, politique, militaire comme culturel, sa chute, sa faillite tenant au succès de ce développement qui transforme la cité en organe social parasitaire, sous le féodalisme la vie de la ville, subordonnée à la campagne, se concentre sur une activité économique, sous forme de subordination à la structure féodale, l’économie à la campagne entraînant aussi une extension du commerce (dans l’Antiquité, le commerce était déterminé par les besoins de luxe de la classe dominante), et ce développement de la production et du commerce pousse les seigneurs à surpasser la concurrence des fortunes urbaines en transformant la rente foncière en rente argent, l’exploitation des paysans ne connaissant plus de bornes.

C’est la faillite du système féodal, avec le dilemme, soit approfondir la crise, la pérenniser par l’introduction d’un deuxième servage, soit, grâce à l’accumulation primitive, liquider le système.

Les affrontements sur le statut des villes, qui aboutissent à l’accession de certaines villes à l’indépendance, peuvent être significatifs dans le sens de la dislocation du système féodal, pour la préparation du système capitaliste, mais ne peuvent suffire pour fonder des formes durables de la société future.

De ce point de vue de la société future, il faut souligner l’importance de l’alliance des villes affranchies avec les tendances favorables à la monarchie, alliance qui constitue la forme de transition et de préparation de la construction définitive du capitalisme en tant que système pénétrant l’ensemble de la société.

Dans ce cadre, la ville peut se déployer comme centre de la politique et de la culture.

76. Manufacture et division toujours plus sociale du travail.

Avec la fin de la corporation et le débauche de violence de l’accumulation primitive, la force de travail du salarié devient une marchandise qu’il vend au capitaliste qui s’approprie la plus-value : le travailleur est abandonné à l’action des lois naturelles de la production, la violence ayant perdu tout caractère naturel.

La manufacture n’est pas un simple rassemblement quantitatif des forces de travail mais correspond à une division du travail non naturelle mais social : le processus de travail est décomposé en opérations partielles avec des instruments spécialisés et des virtuoses bornés de quelques gestes répétés, tandis que la position, les connaissances, les puissances intellectuelles, la volonté de la production ne concernent pas les habitudes, routines, réflexes conditionnés d’un travailleur n’existant que sous une forme morcelée, atrophiée.

Dans le féodalisme, la corporation empêche explicitement la transformation en marchandise de la force de travail (les corporations ne connaissent pas la division du travail, le travailleur, soudé à ses moyens de production, devant maîtriser tous les aspects de la production incombant à son corps de métier; quand les circonstances nécessitent une division du travail, les corporations se subdivisent en sous-genres, ou bien se forment des corporations nouvelles, sans que des métiers différents puissent être réunis dans un même atelier).

La socialisation de la catégorie centrale de l’être social qu’est l’appropriation de la plus-value prend, sous le capitalisme, la forme d’une détermination économique, celle où la force de travail du salarié devient une marchandise qu’il vend au capitaliste, lui laissant ainsi la disposition du surtravail, cette période étant précédée par la période de l’accumulation primitive, avec ses débauches de violence, après quoi le travailleur peut être abandonné à l’action des « lois naturelles de la production », la violence ayant perdu tout caractère naturel.

Le travail prend un caractère toujours plus social, ainsi dans la manufacture, qui n’est pas un simple rassemblement quantitatif des forces de travail individuelles, une augmentation quantitative de ces forces de travail, mais une division du travail non « naturelle », plus sociale, plus précisément un processus de travail décomposé en opérations partielles, avec des instruments spécialisés et des travailleurs transformés en virtuoses bornés de quelques gestes indéfiniment répétés.

La position véritable échoit à ceux qui dirigent la production, les positions effectuées par le travailleur se réduisant à des habitudes, des routines, des réflexes conditionnés, le travailleur n’existant plus que sous une forme morcelée, atrophiée, les puissances intellectuelles, les connaissances, la volonté de la production se concentrant dans le capital.

La corporation empêche explicitement la transformation en marchandise de la force de travail, en limitant le nombre de compagnons, en interdisant l’emploi de compagnons d’un autre métier, en interdisant au marchand d’acheter le travail.

Le capital marchand et le capital argent jouent un rôle dans l’apparition du capitalisme, mais épisodique, transitoire, le rôle du capital industriel étant décisif, par l’introduction de catégories authentiquement sociales.

La socialisation de la catégorie centrale de l’être social de l’appropriation de la plus-value va de la forme de la violence pure dans l’esclavage et le servage (violence pure nécessaire dans la mesure où, dans des conditions proches de la nature, il reste les possibilités de subsister d’une manière ou d’une autre, violence qui garantit l’obligation de surtravail) jusqu’à une détermination sociale économique sous le capitalisme, la force de travail du salarié devenant une marchandise qu’il vend au capitaliste, lui laissant ainsi la disposition du surtravail, une période précédée par la période de l’accumulation primitive, avec ses débauches de violence, après quoi le travailleur peut être abandonné à l’action des « lois naturelles de la production », la violence ayant perdu tout caractère naturel.

On ne peut en rester à une description aussi générale du fait.

Le rapport de travail a des fondements de plus en plus sociaux.

Le capitalisme bouleverse, sur la base du travail salarié, le processus de production au sens large en le rendant toujours plus social.

La part objectivée croissante du processus de travail et les médiations entre le processus de travail et l’ensemble social toujours plus nombreuses et complexes socialisent la production, la consommation, la distribution, etc., c’est-à-dire la reproduction économique.

La manufacture ne bouleverse pas le mode de travail mais bouleverse la division du travail, dans une situation où les corporations de connaissaient pas la division du travail, les travailleurs devant maîtriser tous les aspects de la production incombant à son corps de métier.

Quand les circonstances nécessitaient une division du travail, les corporations se subdivisaient en sous-genres, ou bien se formaient des corporations nouvelles, sans que des métiers différents fussent réunis dans un même atelier.

La division du travail y était donc organique, naturelle, le travailleur et ses moyens de production étant soudés ensemble.

La manufacture est, abstraitement, une coopération, mais la coopération est une forme immémoriale et qui reste « naturelle », parce qu’elle est le plus souvent un simple rassemblement quantitatif des forces de travail individuelles, une augmentation quantitative de ces forces de travail.

Dans la manufacture, un processus de travail unitaire, autrefois exécuté par des travailleurs isolés, est décomposé en opérations partielles, les instruments se spécialisent, le travailleur devenant un virtuose borné de quelques gestes indéfiniment répétés.

Puisque le produit final résulte d’une combinaison des tâches partielles décomposées, que chaque travailleur n’exécute qu’une tâche partielle, la position au sens propre échoit à ceux qui dirigent la production, les positions effectuées par le travailleur devenant une simple habitude, une simple routine, un réflexe conditionné, le travailleur n’existant plus que sous une forme morcelée, atrophiée.

Les puissances intellectuelles, les connaissances, la volonté de la production disparaissent du côté des ouvriers parcellaires pour se concentrer dans le capital.

77. Machine, comptabilité et désanthropomorphisation.

La machine prend la place de l’instrument de travail et, prenant en charge simultanément une multiplicité d’outils, s’affranchit des limites physiques et psychiques de la force de travail.

Le travailleur, qui, dans la désanthropomorphisation du processus de travail, surveille et corrige les erreurs de la machine, devient l’instrument d’exécution et le subordonné d’une position économique, d’un processus téléologique global mis en mouvement par la société.

La désanthropomorphisation de la connaissance, comme reflet élaboré pour connaître avec précision la réalité en soi, et son application à la pratique se manifestent dans l’échange de marchandise (qui va au-delà de la satisfaction immédiate des besoins par la création de valeurs d’usage), dans l’argent quand l’échange de marchandises se généralise ou dans la comptabilité quand la fortune de l’individu cesse d’être sa propriété pour prendre la forme de la société par actions qui se constitue avec un capital indépendant, distinct du patrimoine privé des sociétaires.

Les machines, qui prennent la place de l’instrument de travail, permettent de s’affranchir des limites de la force de travail, des limites de la capacité de travail d’un homme, dans la mesure où la machine peut prendre en charge une multiplicité d’outils qu’un homme seul est incapable d’utiliser simultanément du fait de la limitation du nombre de ses organes, dans la mesure où la machine s’affranchit des bornes physiques et psychiques de l’homme.

Comme la manufacture, la machine « dénature » le travail, c’est-à-dire le socialise encore plus, mais elle s’en distingue en désanthropomorphisant le travail.

Avec la machine, les outils et leur maniement deviennent un système de forces existantes en soi, l’individu étant l’instrument de l’exécution d’une position sociale générale, purement économique, le subordonné de cette position sociale, sa tâche se bornant à surveiller la machine et à corriger les erreurs, les positions qu’il effectue n’étant donc que des éléments de ce type toujours plus socialisé de position qui augmente en qualité et en importance et qui vise à influencer d’autres hommes pour que ceux-ci effectuent les positions souhaitées. La désanthropomorphisation, correspondant à une socialisation toujours plus poussée, se manifeste déjà avec le simple échange de marchandises, qui va au-delà de la satisfaction immédiate des besoins par la création de valeurs d’usage, ou avec l’argent, comme forme de médiation sociale quand l’échange de marchandises se généralise, mais aussi, dans le nouveau contexte capitaliste et machinique, avec la comptabilité, quand la fortune de l’individu, sans cesser d’être sa propriété, peut prendre une forme sociale autonome, indépendante de lui, dans l’affaire, la firme ou la société par actions, qui se constituent avec un capital indépendant, distinct du patrimoine privé des sociétaires.

Les limites économiques de la production manufacturière donnent l’impulsion à l’évolution vers le travail mécanisé.

De plus, les machines permettent de s’affranchir des limites de la force de travail et de la capacité de travail de l‘homme.

Dès que l’instrument de travail est manié par un mécanisme, la machine-outil prend la place de l’instrument de travail.

La machine peut prendre en charge simultanément un nombre d’outils que l’homme ne peut utiliser en même temps du fait de la limitation du nombre de ses organes. La machine s’affranchit des bornes physiques et psychiques de l’homme comme être vivant concrètement déterminé, et par conséquent limité.

La machine prolonge la manufacture puisqu’elle continue à « dénaturer » le travail, mais elle s’en distingue en désanthropomorphisant le travail.

Alors que l’aliénation est un phénomène de l’existence humaine, qui fait partie de l’être social, la désanthropomorphisation est une forme de reflet de la réalité, et son application à la pratique, forme que l’homme élabore pour connaître la réalité dans son existence en soi, en s’approchant de la plus grande précision possible.

Les tendances à la désanthropomorphisation de la connaissance, qui s’exprimaient dans les mathématiques, ont eu une influence limitée sur la production au temps de l’esclavage, essentiellement une influence sur les instruments de guerre.

Avec la machine, les outils et leur maniement deviennent indépendants de l’homme et de ses possibilités et sont considérés comme un système de forces existantes en soi, afin de réaliser une position qui soit au niveau de leur mise en œuvre optimale, la fonction concrète, essentielle de l’individu travaillant disparaissant du processus de travail pris comme échange matériel avec la nature, l’individu étant l’instrument de l’exécution d’une position purement sociale, la subordination de cette position sociale générale, purement économique, apparaissant déjà dans la division du travail de la manufacture.

Comme la machine désanthropomorphise le processus de travail, ce dernier connaît une évolution vers plus de socialité, la tâche des hommes se bornant à surveiller la machine et à corriger les erreurs, les positions qu’ils effectuent n’étant que des éléments d’un processus téléologique global déjà mis en mouvement par la société, ces positions purement sociales n’étant pas directement orientées sur l’échange matériel de l’homme avec la nature, mais visant à influencer d’autres hommes pour que ceux-ci effectuent les positions souhaitées, ce type de position augmentant en qualité et en importance.

Ce tournant décisif dans la socialisation de l’être social n’est pas un phénomène isolé.

La première possession de l’homme est plus ou moins naturellement liée à sa personne (l’héritage, catégorie purement sociale, comme lié le plus souvent à la famille, conservant un peu de cette structure originelle).

Avec la comptabilité, la fortune de l’individu, sans cesser d’être sa propriété, prend une forme sociale autonome, indépendante de lui, et c’est la naissance de l’affaire, de la firme et de la société par actions, avec un capital indépendant, qui est rendu distinct du patrimoine privé des sociétaires.

La possession et la propriété acquiert une forme de plus en plus sociale.

La socialisation de l’être social se manifeste aussi dans la division du travail.

Le simple échange de marchandises est une forme plus sociale que le travail qui permet la satisfaction immédiate des besoins par la création de valeurs d’usage.

Lorsque l’échange atteint un certain degré de généralité, il produit son propre élément social de médiation, l’argent, avec des formes de médiation toujours nouvelles.

78. Le taux de profit moyen.

Le taux de profit moyen, permettant le libre transfert du capital d’un secteur de l’économie à l’autre, commande l’échange de marchandises et donc tous les actes mêmes individuels, toute l’existence économique de chaque homme, une existence individuelle de plus en plus imbriquée dans le développement matériel du genre humain, dans un capitalisme qui s’empare intensivement et extensivement de tous les secteurs.

Cette nouvelle catégorie sociale commande l’échange de marchandises, par l’intermédiaire du prix des marchandises, et par voie de conséquence tous les actes même individuels, qui viennent ainsi conclure un enchaînement purement social.

Les lois universelles et complexes du mouvement général du capital déterminent ainsi à titre de principes ultimes la spécificité des actes de la vie économique et l’existence économique de chaque homme.

L‘existence individuelle est de plus en plus imbriquée avec le développement matériel du genre humain.

Le capitalisme et la grande industrie s’emparent de tous les secteurs, et en profondeur, c‘est-à-dire aussi bien intensivement qu’extensivement dans la mondialisation.

La socialité croissante de l’être social dans le capitalisme engendre une forme nouvelle, encore plus socialement médiatisée, le taux de profit moyen.

En effet, tout acte d’échange étant social, puisque la détermination de la valeur, autour de laquelle oscille le prix, est le temps de travail socialement nécessaire, le pivot de fonctionnement de l’échange de marchandises est le prix de revient augmenté du taux de profit moyen, si bien que tout acte, même individuel, est déterminé par l’évolution générale, par le niveau général de l’économie, et s’intègre dans son contexte universel comme acte venant conclure un enchaînement purement social.

Cette prévalence du taux de profit moyen tient à la possibilité d’un libre transfert du capital d’un secteur de l’économie à l’autre.

Les lois universelles et complexes du mouvement général du capital déterminent à titre de principes ultimes la spécificité des actes de la vie économique, l’existence économique de chaque homme.

Cette détermination des actes individuels d’échange par les mouvements du capital d’un secteur à un autre est le pendant intensif de la voie tendancielle vers l’économie mondiale dans son mode extensif.

L’existence individuelle est de plus en plus imbriquée avec le développement matériel du genre humain.

Le capitalisme s’est d’abord emparé de la production des moyens de production, des mines, de l’électricité, etc., et de la production des principales matières premières, les textiles, la minoterie, le sucre, l’élaboration directement liée à la consommation et au secteur des services étant laissée à l’artisanat et la petite industrie.

Le capitalisme actuel et la grande industrie s’emparent de tous les secteurs, des transports et des moyens de transport, des équipements domestiques des consommateurs, etc..

Le développement de l’industrie chimique, avec les matières synthétiques, fait disparaître, dans de vastes domaines, la production à demi ou totalement artisanale.

L’hôtellerie et le tourisme sont capitalisés.

Les médias et les marchands d’art deviennent des secteurs du grand capital.

Les catégories économiques du capitalisme, avec leur tendance intrinsèque à une pure socialité, pénètrent toujours plus fortement l’être social, intensivement comme extensivement.

79. La plus-value relative comme méthode du capitalisme actuel face à la résistance syndicale et la conscience très pragmatique de l‘évolution sociale qui ne va pas jusqu’au pour soi complètement conscient de cette évolution.

La plus-value absolue qui consiste à prolonger le temps de travail et à diminuer les salaires est abandonnée (avec parfois des retours en arrière) du fait de son caractère coercitif et de la résistance syndicale au profit de la plus-value relative qui consiste à diminuer le temps de travail (en particulier diminuer le temps de travail nécessaire à la reproduction du travailleur dans les secteurs qui permettent cette reproduction, par exemple par une production de masse des marchandises d’usage quotidien chez le plus grand nombre) et à augmenter les salaires comme moyens pour augmenter la consommation de masse d’objets et de services d’usage courant produits par le capitalisme.

L’évolution d’ensemble du capital est le produit des positions isolées des capitalistes individuels, avec des moments de la production capitaliste qui s’autonomisent, ne manifestant leur unité que dans les crises : dans un contexte de pauvreté de la discussion sur les théories économiques rendant impossible le développement de l’être en soi du processus général en être pour soi, la perception instinctive de symptômes avant-coureurs de crise peut imposer des mesures pragmatiques satisfaisant les intérêts généraux du capital (par exemple la prépondérance de la plus-value relative dans tous les domaines de la satisfaction des besoins dans un contexte de résistance syndicale efficace) contre les intérêts particuliers de certains capitalistes individuels ou certains groupes capitalistes (qui peuvent même avoir intérêt à la crise).

En URSS, la Nep comme l’économie planifiée, avec son volontarisme et son subjectivisme bureaucratiques, son pragmatisme dogmatique pétrifiant en dogmes des exigences du jour, n’avaient aucun fondement théorique marxiste : il s’agissait, sans discussion véritable, de répondre aux exigences du jour de mise en marche de la production et de la défense.

Il n’existe pas encore de contrepartie théorique au développement du capitalisme, un développement marqué par l’antagonisme entre d’une part le développement des forces productives et des capacités humaines et d’autre part l’abaissement et l’aliénation des hommes, un antagonisme que les capitalismes ne reconnaissent pas.

La plus-value relative est un mode d’appropriation de la plus-value spécifique au capitalisme. Elle apparaît seulement quand la classe capitaliste dans son ensemble a de l’intérêt à ce que la classe ouvrière consomme, ce qui suppose une production de masse d’objets et des services d’usage quotidien propres à la classe ouvrière et l’attribution de moyens pour pouvoir les consommer, ce qui suppose donc l‘augmentation des salaires et la diminution du temps de travail.

Le secteur des services se développe à la suite de la diminution du temps de travail.

La méthode de la plus-value absolue (prolonger le temps de travail, diminuer les salaires) est abandonnée du fait de la résistance syndicale et de son caractère coercitif.

L’évolution d’ensemble du capital est le produit spontané, régi par des lois, des conséquences causales qui découlent des positions isolées des capitalistes individuels et qui se cristallisent en certaines tendances objectives.

Les moments de la production capitaliste qui se sont autonomisés peuvent manifester leur unité dans les crises.

À partir d’études de conjoncture, dans un contexte de pauvreté de la discussion sur les théories économiques, on peut percevoir le déroulement spontané du processus général et observer certains symptômes avant-coureurs de crise, on peut prendre des mesures imposant instinctivement les intérêts généraux du capital contre les intérêts particuliers de certains groupes.

L’évolution vers la prépondérance de la plus-value relative dans tous les domaines de la satisfaction des besoins peut entraîner que l’intérêt du capital général s’exprime plus directement, s’objective, soit appréhendé et transposé dans la pratique, en opposition aux intérêts des capitalistes individuels ou des groupements capitalistes.

Dans l’appropriation du surtravail, la part de la plus-value relative, mode spécifique au capitalisme d’appropriation de la plus-value, joue un rôle de plus en plus important, la plus-value absolue, par la prolongation du temps de travail ou la diminution du salaire, étant la tendance dominante des méthodes de la manufacture, méthode abandonnée du fait de la résistance syndicale.

La plus-value relative ne peut pas dominer tant que la classe capitaliste dans son ensemble ne développe un intérêt à la consommation de la classe ouvrière, par une production de masse des marchandises d’usage quotidien chez les masses les plus nombreuses, cette nouvelle universalité de la production ne pouvant se réaliser que si les travailleurs ont les moyens de consommer.

La plus-value relative permet, tout en augmentant les salaires, tout en réduisant le temps de travail, d’augmenter la part de plus-value qui revient au capital (notons que la capitalisation du secteur des services se développe à la suite de la diminution du temps de travail).

Le passage à la prédominance de la plus-value relative sur la plus-value absolue, comme mode de production et d’appropriation de la plus-value plus élevé et plus purement social que le rapport coercitif propre à la plus-value absolue, devient un intérêt vital des capitalistes, une nécessité spontanée de l’économie, engendrée par ses propres lois.

La subsomption formelle du travail au capital, forme générale de la production capitaliste, mais particulière par rapport à la production spécifique du capitalisme développé, se transforme en subsomption réelle, comme prédominance de la plus-value relative.

Ce changement n’est pas un changement de la formation sociale, puisque la méthode d’appropriation de la plus-value absolue n’a pas disparu, même si elle peut avoir perdu sa position dominante. À certains moments, elle réapparaît, parfois sous des formes drastiques, sans, apparemment, ébranler les fondements de la nouvelle situation.

Un certain nombre de régulations viennent affecter le caractère spontané de l’évolution.

L’universalisation du capital concrétise le caractère du capital dans sa totalité.

En effet, l’évolution d’ensemble du capital au sens économique est le produit spontané, régi par des lois, des conséquences causales qui découlent des positions isolées des capitalistes individuels et qui, désormais indépendantes de leur origine, se cristallisent en certaines tendances objectives.

L’unité de ce processus général acquiert donc un être en soi, qui, au début du capitalisme, ne recèle aucune possibilité de développer de lui-même un être pour soi et la conscience de cet être pour soi.

C’est au moment des crises que se manifeste l’unité des moments de la production capitaliste qui se sont autonomisés.

Cependant, l’évolution vers la prépondérance de la plus-value relative dans tous les domaines de la satisfaction des besoins entraîne que l’intérêt du capital général s’exprime plus directement et peut s’objectiver, être appréhendé et transposé dans la pratique en opposition aux intérêts des capitalistes individuels ou des groupements capitalistes.

On est aujourd’hui capable, par des études de conjoncture, d’observer certains symptômes avant-coureurs de la crise et de prendre des mesures économiques préventives, la connaissance étant relative et limitée, et l’application encore plus problématique, l’efficacité de ces mesures tenant à ce qu’elles imposent instinctivement les intérêts généraux du capital contre les intérêts particuliers de certains groupes, qui peuvent même, dans certains cas, avoir intérêt au déclenchement de la crise.

Une telle analyse ne révèle pas l’être pour soi du processus socio-économique général, mais seulement l’intérêt de l’ensemble du capital dans chaque situation concrète.

On ne peut donc de cette manière amener le processus général, par sa connaissance objective, à son être pour soi.

On peut seulement percevoir plus efficacement le déroulement spontané du processus général et le mettre à profit pratiquement.

En URSS, l’œuvre de redressement de la NEP, immédiatement après la dévastation de la guerre mondiale et de la guerre civile, s’est consacrée, sans grand fondement théorique, aux exigences du jour et à la remise en marche de la production à tout prix.

L’économie planifiée est apparue sans fondement théorique marxiste, comme tentative de réaliser un certain nombre de tâches pratiques comme la préparation et la défense face aux menaces d’une offensive de Hitler, etc., d’où sont nés un volontarisme et un subjectivisme bureaucratiques et un pragmatisme dogmatique pétrifiant en dogmes des exigences du jour toujours différentes.

Le processus de reproduction de l’économie dans son ensemble doit être discuté.

Il n’existe pas actuellement de contrepartie théorique au développement actuel du capitalisme, une économie socialiste planifiée, dans laquelle une mise en place fondée théoriquement pourrait acquérir un être pour soi objectif, est encore une perspective d’avenir.

La différence entre l’essence et le phénomène dans l’être économique peut évoluer jusqu’à l’antagonisme radical, ainsi la différence entre le développement des forces productives, en particulier le développement des capacités humaines (l’essence) et la forme sous laquelle ces forces et capacités se manifestent dans le capitalisme comme abaissement et aliénation des hommes, antagonisme que les capitalismes ne reconnaissent pas.

80. La manipulation (par exemple la mode ou la publicité), comme médiation entre la production de masse et la consommation s’étendant à tous les domaines de la vie et à la politique, détruit toute vie privée en figeant et en rendant abstrait tous les éléments de la vie quotidienne et civique.

La manipulation, médiation entre la production de masse des produits de consommation et des services et la masse des consommateurs individuels, est censée informer sur la qualité des marchandises et des services, mais elle s’étend à tous les domaines de la vie et en particulier à la politique, et elle s’exerce constamment sur l’individu, détruisant toute vie privée.

Cette manipulation élimine de la vie quotidienne les efforts individuels dans le sens de la généricité, les efforts pour surmonter sa propre particularité dans la mesure où la manipulation a pour objectif de figer, de rendre définitive le caractère particulier du produit.

Cette manipulation donne à la particularité ainsi isolée un caractère abstrait, uniformisant, la particularité immédiate se dégradant en une abstraction superficielle, immédiate, statique, qui se transforme sans cesse dans le monde des apparences, si bien que l’échange des produits semble indépendant, extérieur, indifférent à la production.

Si la manipulation bénéficie la plupart du temps de l’assentiment de l’individu, ce dernier pourrait non seulement la neutraliser mais donner l’exemple et même participer à des résistances collectives amenant un changement dans ce processus de manipulation : les circonstances de la vie ont un caractère de nécessité non de fatalité puisqu’elles peuvent être changées par la société dans son ensemble (une manipulation comme la mode montre que la fatalité a des limites dans le vouloir ou le non vouloir des êtres humains), si bien qu’il y a une marge de manœuvre pour l’activité et en particulier pour l’activité individuelle, et l’action individuelle n’est pas insignifiante puisque d’une part les actions individuelles peuvent s’additionner socialement et d’autre part l’exemple a une fonction sociale non négligeable.

La manipulation, médiation entre la production de masse des produits de consommation et des services et la masse des consommateurs individuels, est censée informer sur la qualité des marchandises et des services pour que les millions d’acheteurs individuels puissent les consommer.

Cette manipulation conduit à la destruction de toute vie privée et elle s’étend progressivement à tous les domaines de la vie, et avant tout à la politique.

D’une part, la manipulation et la consommation de prestige qui lui est liée éliminent de la vie quotidienne les efforts dans le sens de la généricité, avant tout la tendance à surmonter sa propre particularité, l’objectif étant de figer, de rendre définitive le caractère particulier du produit, d’autre part, la manipulation donne à la particularité ainsi isolée un caractère abstrait, uniformisant, la particularité immédiate se dégradant en une abstraction superficielle, immédiate, statique, qui se transforme sans cesse dans le monde des apparences, si bien que, quand le produit s’échange, l’échange semble indépendant, extérieur, indifférent à la production.

La manipulation, qui s’exerce constamment sur l’individu, bénéficie de son assentiment, mais cet individu pourrait non seulement la neutraliser, mais donner l’exemple et même participer à des résistances collectives amenant à un changement dans ce processus de manipulation

La manipulation n’est que de la nécessité d’amener des marchandises de consommation de masse à des millions d’acheteurs individuels, elle conduit à la destruction de toute vie privée. Elle est, en soi, une médiation entre la production de masse des produits de consommation et des services et la masse des consommateurs individuels.

À ce stade de la production, un tel système de médiation est du point de vue économique indispensable pour une information sur la qualité, etc. des marchandises.

La manipulation prend son origine dans ces informations, elle s’étend progressivement à tous les domaines de la vie, et avant tout à la politique.

Elle est parente à la méthode du néopositivisme.

On a un double mouvement, en lui-même unitaire, d’une part, la manipulation et la consommation de prestige qui lui est liée éliminent de la vie quotidienne les efforts dans le sens de la généricité, avant tout la tendance à surmonter sa propre particularité, l’objectif principal étant de figer, de rendre définitive le caractère particulier de tout objet de l’activité humaine.

D’autre part, la particularité ainsi isolée acquiert un caractère abstrait, en dernier ressort uniformisant, la particularité immédiate, et immédiatement fondée au plan sensible de la vie quotidienne, se dégrade en une abstraction superficielle et immédiate, essentiellement pétrifiée et statique, qui se transforme sans cesse dans le monde des apparences.

Au dernier stade, quand le produit s’échange pour être directement consommé, l’échange semble indépendant, extérieur, indifférent à la production.

Les circonstances de la vie ont un caractère de nécessité, non de fatalité, puisqu’elles peuvent être changées par la société dans son ensemble.

Il y a donc une marge de manœuvre pour l’activité, y compris pour les individus.

La manipulation exerce bien sur l’individu une pression permanente, mais elle a les fondements de l’assentiment qu’elle reçoit dans les rapports interhumains.

L’action individuelle n’est pas insignifiante, d’une part parce que des actions individuelles peuvent s’additionner socialement de manière spontanée et devenir des facteurs de forces encore plus réels, d’autre part parce que l’exemple a une fonction sociale non négligeable, surtout dans la vie individuelle.

Un examen de complexes de faits particuliers liés à la manipulation, comme par exemple la mode, montre que le destin, la fatalité a des limites dans le vouloir ou le non vouloir des êtres humains.

81. Le capitalisme reproduit en lui-même, par l’économie, ses propres présupposés.

Pour le capitaliste, la production est une consommation de force de travail qui a pour résultat un capital qui lui appartient, tandis que pour l’ouvrier sa force de travail construit un capital qui appartient au capitaliste, qui lui est étranger (tout lui est étranger : les outils ou les moyens de production ou le produit qu’il fabrique qui sont la propriété du capitaliste) : le capital, caractéristique et condition interne du capitalisme, se renouvelle, se reproduit constamment grâce à la force de travail.

L’individu du capitalisme est le plus souvent inconsciemment relié de manière irrévocable à ce processus de reproduction non par une caste ou une cité mais par la médiation économique de la classe sociale.

Une formation sociale dont les conditions de reproduction, les présupposés, sont donnés de l’extérieur ne peut que détruire ces conditions.

Le capitalisme produit sans cesse ses propres présupposés, ses propres conditions de reproduction, l’ouvrier produisant la richesse pour le capital et pour la jouissance du capitaliste tout en étant étranger à sa propre production, séparé d‘elle.

Pour le capitaliste, la production est une consommation d’une force de travail qui produit des marchandises, elles-mêmes transformées en capital.

L’individu du capitalisme n’est pas relié au processus de reproduction sociale par des systèmes de médiation comme celui des castes (qui génère la fausse conscience du caractère naturel de la caste, du caractère naturel de son appartenance à la caste, une fausse conscience qui consolide la stabilité des modes de vie), mais par la médiation purement économique de la classe sociale.

La production asiatique, l’esclavagisme et le féodalisme ont des conditions de reproduction dont les présupposés, du point de vue social, proviennent de l’extérieur, sont donnés ou trouvés achevés, si bien que leur processus de production ne peut pas reproduire ses propres présupposés, qu’il est au contraire voué à les détruire.

Le capitalisme produit sans cesse ses propres présupposés.

D‘un côté, le procès de production ne cesse de transformer la richesse matérielle en capital et moyens de jouissance pour le capitaliste, de l’autre, l’ouvrier, source de la richesse, mais dépouillé des moyens de la réaliser pour lui-même, sort du procès de production comme il y est entré, son propre travail, déjà aliéné avant son entrée dans le processus de travail comme propriété du capitaliste et incorporé au capital, ne cessant de s’objectiver durant le processus, mais seulement en produits étrangers à lui-même.

La production capitaliste étant en même temps consommation de la force de travail par le capitaliste, transforme sans cesse le produit du salarié en marchandise, mais aussi en capital, c’est-à-dire en valeur qui pompe la force créatrice, en moyens de production qui dominent le producteur, en moyens de subsistance qui achètent l’ouvrier.

Le travailleur produit constamment la richesse objective sous forme de capital, une puissance qui lui est étrangère, qui le domine et l’exploite, tandis que le capitaliste produit constamment la force de travail comme source de richesse subjective et abstraite, séparée de ses propres moyens d’objectivation et de réalisation, présente dans la simple existence corporelle de l’ouvrier comme travailleur salarié.

Dans les autres formations que le capitalisme, le processus de reproduction assigne également aux individus, en dernier ressort, leur place dans le système social, et comme l’homme est un être qui répond, la marge de liberté concrète laissée à sa pratique, à ses positions toujours concrètes, est donc déterminé dans chaque cas

Comme les positions ont toujours le caractère d’alternatives, il en résulte la richesse inépuisable de toute période, ce qui ne peut supprimer sa spécificité, déterminée en dernière instance par l’économie.

Le caractère spécifiquement social du capitalisme s’exprime en ce que le processus décrit ci-dessus se produit de manière purement économique, soit immédiatement, soit médiatement, c’est-à-dire que l’individu n’est pas relié au processus de reproduction sociale par des systèmes de médiation comme celui des castes, ou celui de la citoyenneté dans la cité grecque, ou celui de la noblesse, et le lien entre caste et individu est par essence différent de la relation avec une classe.

Pour l’individu, mais aussi pour le plus grand nombre et parfois pour toute la société, la formation revêt, en raison de la coutume, de la tradition, etc., un caractère de nécessité aussi irrévocable que la vie organique pour l’individu. De même que chaque individu doit accepter l’heure de sa naissance, le sexe auquel il appartient, sa taille, etc., comme donnés une fois pour toutes, de même il considère son appartenance à des formes sociales comme la caste, etc., due à sa naissance, comme un donné tout aussi naturellement immuable que son être propre tel qu’il a résulté de sa naissance.

Cette fausse conscience, dans son enracinement opiniâtre, socialement conditionné, dans son universalité durable, elle aussi socialement conditionnée, sous-tend et consolide, chez les hommes qui participent d’elle, la stabilité naturelle des formes de vie nées de la division du travail social.

L’antagonisme entre la croissance économique et une structure sociale qui se reproduit telle quelle prend une acuité d’autant plus grande que ces formes de fausse conscience peuvent survivre, certes déformées, même après la destruction de leur base sociale.

82. Les deux aspects de l’homme et les choix axiologiques.

Pour l’homme biologique, sa position sociale comporte un hasard irréductible, et pour l’homme social, sa constitution biologique est un hasard irréductible : il s’agit de la contingence de la relation entre les dispositions physiques de l’homme et la marge de liberté de sa personnalité.

Cette antithèse ontologique est masquée par ceux qui considèrent les formes sociales comme des formes naturelles (idéologie du don) ou par ceux qui considèrent les formes sociales comme les formes naturelles soumises à un dieu.

L’incidence de plus en plus grande de la société sur l’être biologique de l’homme ne supprime pas cette antithèse ontologique : l’être biologique est tellement présent que l’existence est nécessaire d’organes sociaux instituant des préceptes, des principes ordonnateurs (le droit, les coutumes, la tradition, la morale).

L’évolution du genre humain est un processus double qui se déroule d’une part dans la reproduction générale, économique (avec une lutte entre la particularité et la généricité, affirmant la possibilité objective d’un être social du genre humain), et d’autre part dans la reproduction de l’être humain individuel (avec une lutte entre la particularité ou la singularité et la personnalité, l’individualité), l’individu choisissant comme devoir personnel, comme exigence éthique entre conservation, reproduction ou dépassement des valeurs (les choix axiologiques, composantes actives du processus social, sont en même temps produites par ce processus général objectif) et plus profondément encore exigeant ou non un développement de sa personnalité dépassant sa propre particularité ou singularité vers une individualité porteuse consciente du genre humain, un développement vers plus de socialité non sans contradictions du fait des réactions de l’aspect biologique de l’homme (les difficultés de l’éducation du jeune enfant).

L’individu du capitalisme se croit libre et autonome alors qu’il est subordonné à une puissance objective, il prend conscience que sa naissance, sa constitution biologique et son appartenance sociale avant que ne commencent ses interactions avec la société relèvent du hasard.

Du point de vue de la vie organique de l‘homme, sa position sociale comporte un hasard irréductible.

Du point de vue de la vie sociale de l’homme, sa constitution biologique est un hasard irréductible.

Est irréductible la contingence de la relation entre la spécificité des dispositions physiques de l’homme et la spécificité de la marge de liberté de sa personnalité, et cette contingence apparaît d‘autant plus que la formation sociale est plus socialisée. Cette antithèse ontologique est masquée par ceux qui considèrent les formes sociales comme naturelles (selon cette conception, il n’y a plus de formes sociales, la noblesse d‘une personne n‘est pas une caractérisation sociale de son appartenance à la noblesse mais une caractérisation biologique innée de type don), comme par ceux qui considèrent les formes sociales comme de caractère métaphysique, religieux, s‘imposant à une nature définitivement soumise (le renoncement, pour une pure spiritualité s‘imposant au corps faible, aboutit à un échec, car toute chair est sociale, c‘est-à-dire incontrôlable).

L’incidence de la société, de l’éducation, de l’environnement social, du mode de vie sur l’être biologique de l’homme, sur son développement corporel, sur sa prédisposition aux maladies, etc., ne peut supprimer le fait brut de cette contingence de la relation entre ces deux aspects ontologiques hétérogènes bien qu’inséparables de l’homme. Le caractère purement social des formations sociales produit une incarnation de l’association ontologiquement contingente de l’être biologique et de l’être social chez tout individu humain, ce qui ne brise pas l’unité de l’homme mais pose à l’homme la tâche de devenir une individualité.

On ne peut sous-estimer l’aspect biologique de l’homme. Preuve en est, pour favoriser l’accession à l’individualité, pour faire valoir la socialité des individus, leur appartenance à l’espèce humaine qui se crée, la nécessité de l’existence d’organes sociaux instituant des préceptes sociaux, des principes ordonnateurs de la société, comme le droit, les coutumes, la tradition, la morale, qui s’adressent à chaque homme sans exception sous forme de postulat social.

Pour l’homme agissant, il s’agit de choisir parmi toutes les exigences sociales, qui sont très diverses et antinomiques, celles qui dépassent la particularité vers la socialité et la généricité de l’espèce humaine, exigences sociales qui sont ainsi conformes au choix qu’il fait comme un devoir personnel, comme une exigence éthique, d’un développement de la personnalité propre qui dépasse sa propre particularité, autrement dit ces exigences sociales choisies sont intégrées à ce qui est considéré comme devoir personnel de tisser un lien entre un genre humain et des individus dépassant chacun leurs propres particularités, l‘évolution du simple individu vers l‘individualité étant telle que cet individu est en même temps porteur conscient du genre humain. Cette évolution ne se fait pas sans contradictions, dans la mesure où l’évolution du genre humain est un processus double qui se déroule aussi bien dans la reproduction générale, économique et objective, avec une lutte entre la particularité et la généricité, que dans la reproduction de l’être humain individuel, avec, ici aussi, une lutte entre la particularité, la singularité et la personnalité, l’individualité, l’homme, unité d’un être biologique et d’un être social en relation contingente, étant motivé par des valeurs et des options axiologiques très différentes, déterminant des choix entre conservation, reproduction ou dépassement (on oublie trop souvent que des facteurs décisifs de l’individualité de l’homme sont reliés à son être biologique, si bien qu‘on sous-estime les réactions de l‘aspect biologique de l‘homme, comme si son évolution était toujours plus humaine, toujours plus sociale, sans contradiction).

L’évolution de l’homme de la simple singularité jusqu’à l’individualité, dans le cadre du processus général de la reproduction de la société, est un moment d’une importance capitale dans la naissance du genre humain.

Les alternatives et des choix axiologiques sont des composantes actives du processus général objectif, tout en étant nécessairement produites par ce processus général objectif. Ces composantes actives, composées des alternatives et des choix axiologiques, constituent les médiations à travers lesquelles les deux pôles de l’évolution de l’humanité, l’homme et la société, sont en symbiose réelle.

Avec le capitalisme, le caractère contingent de la relation de l’individu avec sa place dans la société se révèle crûment, son appartenance purement sociale à une classe sociale ne lui apparaît plus comme le prolongement direct de son être naturel, la place qu’il occupe dans la société par sa naissance lui apparaît comme le fait du pur hasard, avant que ne commencent ses interactions avec la société (les influences de la société peuvent avoir des effets inverses à ce qui était visé, toute influence suscitant de toute façon de la part de l’individu des décisions alternatives), il est débarrassé de tout lien social de type « naturel », il est libre et autonome, il considère ses conditions d’existence comme contingentes, sans voir qu’il est subordonné à une puissance objective

Derrière ces phénomènes, il y a la relation entre l’être naturel biologique de l’homme et son être social.

Considéré à partir de la vie organique, la position sociale d’un homme quelconque comporte un hasard irréductible, de même que du point de vue de l’être social, sa constitution biologique est vouée à rester un hasard irréductible.

L’incidence de la société, de l’éducation, de l’environnement social, du mode de vie sur l’être biologique de l’homme, sur son développement corporel, sur sa prédisposition aux maladies, etc., ne peut supprimer le fait brut de la contingence dans la relation entre la spécificité de ces dispositions physiques et la spécificité de la marge de liberté sociale laissée à la personnalité sociale, une relation qui n’est pas simple juxtaposition de deux modes de d’être mais synthèse de deux modes d’être tellement hétérogènes qu’ils ne peuvent perdre leur contingence ontologique fondamentale.

Cette antithèse ontologique est masquée par ceux qui considèrent les formes de l’être social comme naturelles, par ceux pour qui un noble reste toujours un noble, la noblesse étant une qualité indissociable de son individualité, l’appartenance purement sociale à une couche sociale déterminée revêtant l’apparence d’un prolongement direct de son être naturel, comme par ceux qui donnent aux catégories sociales comme la caste un fondement dans la religion, la philosophie, l’éthique, etc.

Le capitalisme révèle crûment le caractère purement contingent de la relation de l’individu avec la place qu’il occupe dans la société, débarrassant l’homme de ses liens sociaux « naturels » et mettant sur pied la conception de l’homme libre et autonome. Mais si l’individu paraît plus libre, car ses conditions d’existence lui sont contingentes, il est en fait moins libre, car plus subordonné à une puissance objective.

Dans une formation purement sociale, la contingence de la relation de l’être biologique et de l’être social apparaît au grand jour.

Du point de vue de l’individu, c’est le pur hasard qui décide de sa place dans la société où sa naissance le plonge, et après cela commence l’interaction incessante avec l’environnement social, toute influence exercée sur l’homme suscite de sa part des décisions alternatives, l’effet des influences pouvant aboutir à un résultat inverse de ce qu’elles visaient.

Le sujet de ces réactions est à la fois biologique et social.

Le caractère purement social des formations sociales ne peut produire une socialité pure de l’être de l’homme, mais seulement une incarnation de l’association ontologiquement contingente de l’être biologique et de l’être social chez tout individu humain, ce qui ne brise pas l’unité de l’homme mais pose l’homme devant la tâche de devenir une individualité.

Dire que le rôle formateur reviendrait aux tendances sociales, les tendances biologiques constituant le matériau ainsi mis en forme, est trop général, trop tranché, car, chez l’individu, le dualisme de ces pures données ontologiques deviendrait inconnaissable.

Même le renoncement concret, vers une pure spiritualité s’imposant sur le corps faible et peccamineux, ne peut prendre une forme concrète sur le terrain extra social, car même la chair la plus rétive est déjà sociale.

Mais aussi définir la contingence hétérogène des composants en soi de l’individu comme la relation entre la puissance formatrice et le matériau formé n’implique pas que l’individualité authentique doive rester en opposition avec ses possibilités biologiques données, et c’est même le contraire, quand l’enfant en bas âge résiste à ses éducateurs, manifestant que des facteurs décisifs de l’individualité sont reliés à son être biologique.

Le fait que des influences ordonnatrices essentielles de la société comme les coutumes, la tradition, le droit, la morale s’adressent à chaque homme sans exception sous forme de postulat social, montre que l’évolution ontologique de ce qui n’est à l’origine qu’un simple exemplaire de l’espèce jusqu’à l’individualité a besoin d’un organe social auquel soient référés tous les préceptes sociaux, afin de pouvoir, par l’intermédiaire de cet organe social et à partir de la réglementation morale de la société, favoriser l’accession à l’individualité.

Tous les principes ordonnateurs de la société ont pour fonction, face aux efforts privés des individus, de faire valoir la socialité des individus, leur appartenance à l’espèce humaine qui se crée au cours de l’évolution sociale.

La dualité ainsi posée par la société ne peut être surmontée que par l’éthique, où le dépassement de la particularité individuelle acquiert une tendance unitaire.

L’exigence éthique au cœur de la personnalité de l’homme agissant est le choix entre les exigences sociales qui deviennent antinomiques et l’option déterminée de reconnaître comme devoir personnel tout ce qui est conforme à sa personnalité propre, tissant ainsi le lien entre le genre humain et les individus qui dépassent leurs propres particularités, ce qui crée la possibilité objective d’un être social du genre humain.

Les contradictions internes de cette évolution sociale, qui s’objectivent dans les formes antinomiques de l’ordre social, constituent la base permettant que l’évolution du simple individu vers l’individualité fasse de cet individu en même temps le porteur conscient du genre humain.

L’être pour soi du genre humain est le résultat d’un processus qui se déroule aussi bien dans la reproduction générale, économique et objective, avec une lutte entre la simple particularité et la généricité, que dans la reproduction de l’être humain individuel.

La particularité de l’homme partage avec son être biologique le fait de ne pouvoir être supprimé, tous deux étant constamment reproduits en lien avec leur dépassement dans l’unité complexe qu’est chaque homme.

On ne doit pas oublier dans la particularité comme dans la généricité que l’homme est l’unité d’un être biologique et d’un être social, qu’il est motivé par des options axiologiques très différentes déterminant le choix entre la conservation, la reproduction et le dépassement, que son évolution est déterminée par des valeurs, et qu’à l’origine il y a la contingence de la relation entre son être biologique et son être social.

Seule la reconnaissance de la contingence permet de comprendre l’évolution de l’homme de la simple singularité jusqu’à l’individualité dans le cadre du processus général de la reproduction de la société comme un moment d’une importance capitale dans la naissance du genre humain, et de cette façon on peut comprendre les alternatives et des choix axiologiques comme des composantes actives du processus général, des composantes nécessairement produites par l’évolution objective, composantes à travers lesquelles les deux pôles de l’évolution de l’humanité sont en symbiose réelle.

83. La perspective d’un genre humain authentique, conscient de lui-même et au développement autonome (un genre humain existant pour soi) se réalisant en structure sociale, avec des individus à la personnalité authentique, représentante et organe de la généricité.

Même si elle a une grande valeur esthétique, toute figuration subjective de la généricité humaine s’éloigne de la généricité réelle.

Toute satisfaction au sein du capitalisme, dans la mesure où elle s’accommode des limites apportées par le capitalisme à la socialité, est vulgaire.

L’évolution économique objective, conséquence de la multiplicité des positions, dessine la possibilité d’un genre humain authentique, au développement autonome et conscient de lui-même, ce qui suppose que la perspective d’un genre humain authentique soit le but posé par toutes ces positions, les séries causales déclenchées par ces positions devenant des facteurs objectifs de la réalisation en structure sociale de cette perspective (apparaît, engendrée par une évolution économique pleine de possibilités et son reflet dans une perspective communiste d’un genre humain existant pour soi, la tâche individuelle de transformer le donné de sa simple particularité, de sa singularité, en personnalité authentique, en représentant et organe de la généricité).

Tout d’abord, deux préalables.

De manière utopique, toute figuration subjective de la généricité humaine sous forme élevée et exemplaire est très éloignée de la généricité réelle, même si elle a une grande valeur esthétique.

De manière pragmatique triviale, toute satisfaction au sein du capitalisme est vulgaire, puisqu’elle s’accommode des limites faites à la socialité.

La perspective qui est ici proposée n’est pas individuelle, dans la mesure où elle exige une certaine évolution économique objective, une certaine tendance que l’histoire et l’économie peuvent identifier, évolution et tendance engendrant la possibilité d’un genre humain authentique, au développement autonome. Cette perspective n’est donc pas une attitude subjective de l’ordre de l’espoir, mais le reflet conscient, le complément et le prolongement des tendances de l’évolution économique objective, l’expression de la connaissance des orientations réelles de l’évolution économique objective.

Comme la réalisation de ces tendances, de ces orientations dépend des actions des hommes, des décisions alternatives qu’ils sont désireux ou capables de prendre par rapport à cette tendance, comme cette réalisation est le résultat de la multiplicité innombrable de toutes ces positions, il faut que la perspective soit le but posé dans toutes ces décisions, les séries causales déclenchées par ces décisions peuvent ainsi devenir des facteurs objectifs de la réalisation de cette perspective.

Plus précisément, cette perspective est concrète dans la mesure où seule sa réalisation en structure sociale permettra la naissance réelle du genre humain comme espèce autonome et consciente d’elle-même, au niveau de l’individu comme au niveau de la société.

Cette perspective est celle d’un être social où la question de la contingence de la relation de l’être biologique et de l’être social n’existe plus que comme tâche vitale individuelle de transformer le donné de sa simple particularité, de sa singularité en personnalité authentique, en représentant et organe de la généricité.

La figuration subjective de la généricité humaine sous une forme élevée, exemplaire, est très éloignée de la généricité réelle, même si ces objectivations et ces apparences ont une grande valeur esthétique.

Toute satisfaction au sein du capitalisme est vulgaire, puisqu’elle est prête à s’accommoder des limites qu’offre la pure socialité dans le cadre capitaliste, prenant l’apparence pour la réalité.

Apparaît la perspective d’un être social où la contingence de l’être biologique et de l’être social n’existera que comme tâche vitale individuelle, n’existera que comme le problème vital de l’individu de transformer sa singularité en une personnalité authentique, de faire de soi, à partir du donné de sa simple particularité, un représentant, un organe de la généricité, une perspective qui ne peut être individuelle dans la mesure où elle exige que l’évolution économique objective engendre la possibilité d’un genre humain existant pour soi.

Cette perspective n’est pas un affect subjectif de l’ordre de l’espoir, mais le reflet conscient, le complément et le prolongement de l’évolution économique objective elle-même, une connaissance des orientations réelles de l’évolution économique dans le mouvement objectif de l’économie.

La réalisation de cette tendance que l’histoire et l’économie permettent d’identifier, tendance dont la perspective est le reflet et l’expression, dépend des actions des hommes, des décisions alternatives qu’ils sont désireux ou capables de prendre vis-à-vis de cette tendance.

Cette tendance, résultat d’innombrables positions, n’a aucune orientation.

Cette perspective, que Marx appelle communisme, comme deuxième stade du socialisme, ne peut être un but posé que pour les positions d’individus ou de groupes d’hommes, un processus au cours duquel les séries causales qu’ils déclenchent peuvent devenir des facteurs objectifs de la réalisation de cette perspective.

Cette perspective est concrète dans la mesure où seule sa réalisation en structure sociale permettra la naissance réelle du genre humain comme espèce cessant d’être muette aux deux pôles de l’être social.

Les catégories comme formes objectives de l’être : Lukacs

Georges Lukacs : « Prolégomènes à une ontologie de l’être social », troisième partie, traduction : Aymeric Monville, Didier Renault.

Les catégories ne sont pas des produits de la pensée mais des formes objectives de l’être.

Les catégories, relativement autonomes, sont en interaction, constituant des complexes et des totalités, et elles se transforment selon des processus irréversibles c’est-à-dire historiques.

Le passage d’un type d’être à un nouveau type d’être plus complexe s’accompagne d’une réorganisation des catégories anciennes et nouvelles (dans le cas de l’être social il s’agit d’une manipulation des catégories).

Pour ce qui concerne l’être social, apparaissent des catégories à caractère fantomatique comme, concernant une marchandise, la catégorie de valeur.

Une autre spécificité de l’être social extrêmement importante est le fait de la convergence de toutes les catégories dans la catégorie de la généricité (la catégorie de genre humain).

Avec la division de la société en classes, la généricité devient contradictoire, si bien que le rapport des individus et des groupes au genre est aliéné. L’histoire de l’humanité devient une histoire d’aliénations successives avec la perspective d’un dépassement de toute aliénation.

L’économie est la « base » du développement de la société et de la généricité : le poids de l’économie est en général mal évalué.

La science et la philosophie ont actuellement des développements très idéologiques (les besoins économiques y jouent un rôle important).

Avec le capitalisme la catégorie de contingence devient importante (la nécessité n’est qu’une contingence à probabilité forte) ainsi que la catégorie de possibilité (les individus veulent avoir de plus en plus d’espaces de possibilité).

La manipulation actuelle réduit l’homme au particulier conformiste ou excentrique, dans l’oubli de l’être global et l’absence réelle de citoyenneté.

A l’avenir, la science et la philosophie doivent être complémentaires dans l’aide à la praxis, et ces connaissances scientifiques et philosophiques doivent se confronter aux catégories objectives.

1. La difficile reconnaissance, y compris par certains marxistes, de l’historicité générale de tout être.

La représentation erronée de la réalité comme un état composé de choses.

Il y a de nombreuses résistances à une vision réaliste du monde.

Ainsi, l’homme n’arrive pas à se considérer comme un processus historique irréversible : il se considère comme un donné biologique.

Plus généralement, selon le processus de réification, on considère les réalités comme des choses, des états et non des processus. Ces choses étaient considérées souvent autrefois comme produites par des êtres supérieurs divins. En tout cas, actuellement, les relations sociales économiques sont considérées comme des relations entre des choses, en l’occurrence les marchandises. Les valeurs sociales sont considérées comme incorporées dans les choses, dans les marchandises.

Avec les philosophes qui se débarrassent quelque peu de la religion, la réalité devient autonome, se reproduisant elle-même uniformément à l’infini, mais ces philosophes ne se rendent pas compte qu’ils n’ont pas abandonné la représentation chosiste de la religion, considérant la nature dans son ensemble comme une chose. Le monde des idées de Platon, l’atomisme grec, l’être parfait du christianisme participent de cette représentation.

Seul Épicure est en décalage : l’être entier est un processus autonome qui détermine des sphères ontologiques, la chute de l’atome est un mouvement non autonome, et il est dévié de façon différente selon les sphères ontologiques.

La reconnaissance progressive de la processualité irréversible de tout être c’est-à-dire de l’historicité générale de l’être : il n’y a dans la nature et dans la société que des tendances ayant une certaine probabilité statistique.

La classe dirigeante bourgeoise essaye, avec les mathématiques, d’éliminer tout élément processuel.

Pour cette classe dirigeante l’individu n’est pas le produit de l’histoire.

Pour elle l’histoire est le domaine de l’individuel par opposition aux sciences de la nature qui traitent de l’universel.

D’ailleurs la nature n’est pas matériellement donnée, l’être en soi est inconnaissable : il faut abandonner dans les sciences les généralisations pour les seules récapitulations pratiques.

Et la science devient complètement subordonnée au marché.

Certes la processualité de tout être s’impose dans les recherches de détails, l’objectivité s’impose dans ces recherches contre l’indéterminisme et le subjectivisme. Peu à peu s’impose le caractère non prévisible des événements, le caractère tendanciel statistique des processus.

Cette reconnaissance de la processualité de tout être commence dans la reconnaissance des processus irréversibles de la nature biologique.

Dans l’être social subsistent des conceptions sur la possibilité d’un rétablissement d’une situation ancienne, des idées sur le caractère cyclique du mouvement de la société.

Le fait que tous les processus se manifestent comme des tendances, avec une causalité généralisée d’un caractère particulier, un « si… alors » généralisé qui doit tenir compte du fait que le « si » est processuel, tient compte du fait que certains processus ont une probabilité statistique suffisamment élevée pour qu’ils puissent être traités pratiquement comme des nécessités au vieux sens du terme, sans qu’il y ait de conséquences pratiques.

Il n’en est pas moins vrai que les sciences qui reconnaissent les processus dans les recherches de détail ont de la difficulté à reconnaître les processus dans les théories générales.

Parallèlement à cette reconnaissance progressive de l’historicité des êtres, on reconnaît de plus en plus dans la nature et dans la société des complexes en interaction, et on reconnaît dans l’être en général plusieurs types d’être en interaction.

La reconnaissance de la processualité dans la nature inorganique ouvre la voie à l’histoire comme principe de tout être.

Le refus de l’ontologie de Marx par les marxistes staliniens ou réformistes.

L’essence de l’histoire humaine est dans l’économie, dans le travail.

La soi-disant coupure épistémologique chez Marx (la coupure entre le premier Marx et le Marx de la maturité) est au service du pragmatisme tactique et bureaucratique qui nie l’importance de l’ontologie que Marx définit dans ses premiers écrits au profit d’un économisme, comme si les dernières œuvres de Marx, plus particulièrement économiques mais aussi vulgarisatrices pour avoir une portée politique, n’avaient pas comme présupposé sa philosophie, son ontologie.

Les marxistes vulgaires adoptent souvent le point de vue de leurs adversaires, mettant en avant les questions du présent, l’immédiateté. Ils oublient le contexte global, ils oublient les perspectives et en particulier la perspective socialiste, ils se cantonnent aux conflits quotidiens, ils renvoient la discussion sur la genèse et les perspectives, sur les conceptions du monde à des discussions ultérieures, ils utilisent de vieilles philosophies matérialistes ou ont recours à une sociologie particulariste.

C’est ainsi que ces marxistes abandonnent la perspective révolutionnaire, ne veulent que des réformes et non un bouleversement ontologique : c’est le réformisme et la capitulation des socialistes au moment de la première guerre mondiale.

Critiquer le stalinisme existentiel (qui met en avant la priorité de la tactique).

Il faut donc revenir à l’ontologie de Marx et pour cela d’abord critiquer le stalinisme existentiel qui peut se définir comme la tendance à la priorité de la tactique et au remplacement des principes fondamentaux par des considérations ponctuelles : la théorie et la pratique sont développées selon les intérêts tactiques et bureaucratiques.

Un aspect de cette critique du stalinisme est d’abandonner la soi-disant coupure épistémologique chez Marx.

Critiquer le néopositivisme (qui parle de fin de l’idéologie et de l’histoire).

Il faut critiquer le néopositivisme qui oppose abstraitement et complètement la science et l’idéologie, qui veut désidéologiser la science, c’est-à-dire qui veut présenter la science comme une discipline complètement indépendante des besoins économiques, et qui, sur le plan de l’histoire humaine, pronostique le capitalisme comme la fin de l’histoire, une histoire figée définitivement en une statique.

N’accepter que des abstractions rationnelles c’est-à-dire des généralisations qui partent de l’être.

Il faut critiquer la proposition philosophique que la négation d’un non-être peut créer un être : la négation et la détermination-affirmation sont des opérations logiques, c’est-à-dire certes des opérations réelles de la conscience, mais des opérations préparatoires à la praxis et surtout des opérations qui par elles-mêmes ne constituent pas des transformations de la réalité (par contre, si on parle de l’affirmation et de la négation dans la praxis et dans les attitudes, l’affirmation et la négation en ce sens présupposent l’existence de l’objet, de l’institution, de l’attitude, de l’individu ou de l’événement dont parlent cette affirmation et cette négation, et cette affirmation ou cette négation dit ce que l’on veut faire de l’objet, de l’institution, de l’individu ou de l’événement, dit leur devoir-être ou l’attitude à avoir à leur égard).

Plus généralement il faut refuser les abstractions qui ne sont pas rationnelles, les généralisations qui ne partent pas de l’être. Il faut donc des abstractions rationnelles qui certes font abstraction de particularités concrètes, mais de telle façon que les processus qui sont généralisés aient des déterminations ontologiques communes qui justifient cette généralisation.

Il faut avoir conscience qu’un être n’est déterminé que par la totalité de ses déterminations. Un être non déterminé par la totalité de ses déterminations est un produit mental. Mais on peut, pour des besoins intellectuels ou pratiques, faire abstraction provisoirement de certaines déterminations.

2. Étudier la réalité consiste à étudier les catégories, comme formes de l’être, dans leurs mouvements inégaux et leurs interactions.

Étudier la réalité, c’est étudier les catégories dans leur complexité, leurs interactions et leur caractère dynamique irréversible (par exemple : forme/contenu, tout/partie, continuité/discontinuité, qualité/quantité, statique/dynamique, réversible/irréversible, nécessité/contingence, possibilité/impossibilité, universalité/singularité).

Les catégories constituent les étants, et la connaissance des catégories est nécessaire à toute position téléologique.

Le monde est formé de complexes en interaction comprenant des processus irréversibles, autrement dit les catégories sont des formes d’être complexes, dynamiques, en interaction, pouvant se changer les unes dans les autres.

Premier exemple : la forme peut se matérialiser et le contenu peut prendre une certaine forme.

Deuxième exemple : le tout peut devenir une partie d’un autre tout et une partie peut devenir un tout.

Troisième exemple : il n’y a pas de continuité sans discontinuité et il n’y a pas de discontinuité qui ne soit rompue par une continuité.

Quatrième exemple : des changements de quantité provoquent des changements de qualité et vice versa. Pour qualifier une somme d’argent de capital, il faut un minimum de quantité. Un seuil quantitatif détermine la qualité d’échec ou de réussite d’une action.

Cinquième exemple : l’historicité de tout être est une catégorie fondamentale de tout être, catégorie qui est aussi la toile de fond de la formation d’un être à partir des êtres précédents.

L’approche de la réalité n’est possible que par le rapprochement des catégories en couple (les catégories n’agissent jamais séparément).

Les catégories, hétérogènes et au développement inégal, sont liées entre elles et se synthétisent pratiquement en complexes de processus irréversibles relativement autonomes.

Les catégories comme les processus ont un développement inégal : ainsi la personnalité, quand il y a des personnalités très développées déjà dans le monde antique, et qui sont actuellement encore des modèles.

Contrairement à certains philosophes, il faut affirmer que les catégories ne peuvent exercer une influence indépendante l’une de l’autre. Certaines catégories n’existent d’ailleurs que dans une corrélation ou une interaction.

Il est difficile de l’admettre dans la mesure où nous avons tendance à tout homogénéiser logiquement et à détruire l’hétérogénéité, en fonction de la finalité des positions téléologiques que nous prenons, et l’homogénéisation retarde le développement dans le travail esclave, dans le travail à la machine, dans la manipulation et dans la bureaucratisation. Cependant, comme on peut s’en apercevoir actuellement, il est possible d’homogénéiser en conservant l’hétérogénéité.

Des synthèses pratiques de catégories constituent des complexes ou des totalités ayant le caractère de processus irréversibles relativement autonomes.

3. Avec le capitalisme, la catégorie de contingence devient prédominante : la nécessité est une contingence à forte probabilité statistique (il y a beaucoup de résistances à cette reconnaissance).

Il y a encore des partisans de la nécessité c’est-à-dire des gens qui ne reconnaissent pas l’irréversibilité des processus.

Beaucoup de philosophes sont attachés à la notion (d’origine divine) de nécessité, notion reprise par les conservateurs et aussi par certains marxistes quand ces derniers parlent de la loi d’airain des salaires ou de la loi de paupérisation.

Les marxistes qui voient les phénomènes sociaux comme nécessaires, qui ignorent en particulier la lutte des classes et la violence sociale comme moyens de limiter le surtravail, qui considèrent donc qu’il n’y a pas de moyen pratique pour s’opposer à cette tendance du capitalisme à augmenter le surtravail, tombent dans l’opportunisme.

Les sectaires, qui ne veulent pas parler des fondements mécanistes de leur pratique, qui ne veulent pas envisager la totalité de la société, parce qu’ils considèrent leur philosophie et leur conception de vie comme suffisamment établies et même définitives, aboutissent à des impasses dans leur action.

Les marxistes mécanistes nient le hasard, la contingence. Il y a soit le destin, la prédestination : tout est déjà inscrit, ou le fatalisme : tout résulte du passé. Certains croient à la nécessité (c’est-à-dire ne reconnaissent pas le caractère irréversible des processus) mais laissent une place au hasard seulement parce qu’ils considèrent que la nécessité est encore imparfaitement connue.

Il y a de plus en plus de contingence (le contraire de la nécessité) et donc de plus en plus de liberté.

La contingence s’explique par l’agrégation à un processus d’autres processus, et la contingence est d’autant plus grande que les processus qui s’agrègent sont plus hétérogènes.

En particulier le croisement de deux « nécessités » (c’est-à-dire de contingences à très forte probabilité) crée de la contingence.

L’homme, dans la marche vers le recul des barrières naturelles, réagit de manière subjective aux contingences en évaluant les hasards favorables dont il essaye de profiter et les hasards défavorables qu’il essaye d’écarter.

L’expérimentation est un « si… alors » avec un « si » qui s’efforce d’être pur : il y a isolement dans l’être d’un mouvement « si… alors » c’est-à-dire d’un mouvement causal « pur ».

Avant le capitalisme il n’y avait pas de différence entre la vie personnelle, individuelle et la vie imposée par le travail et la classe sociale. Avec le capitalisme, la concurrence et la lutte entre individus, la contingence s’introduit dans la vie de l’individu, la nécessité mécanique est éliminée, ce n’est pas tout à fait la liberté puisque la situation est imposée, mais on va vers la liberté.

Épicure disait déjà que la condition de la liberté est la reconnaissance par l’individu de la non-nécessité de l’être.

La possibilité d’une contingence peut être réduite par l’individu, par exemple quand les feux de circulation limitent les rencontres contingentes dangereuses des automobiles.

4. La catégorie de possibilité prend de plus en plus d’importance, et les individus luttent pour avoir plus d’espaces de possibilités.

La possibilité est une catégorie ontologique qui caractérise les propriétés des objets et des processus (dans la nature, les organismes ont beaucoup plus de possibilités que les objets et processus de la nature inorganique, et il y a des possibilités réelles qui ne se réalisent pas sans l’intervention de l’homme).

Les propriétés d’une chose sont déterminées par la chose et par les choses étrangères qui constituent son environnement, ce sont ces choses étrangères qui déterminent les possibilités de la chose c’est-à-dire les propriétés de la chose.

Dans la nature organique, les propriétés et des réactions des organismes sont changeants en fonction des changements de l’environnement.

Les exemplaires de l’espèce changent et se différencient, mais l’espèce a une stabilité relative : même les espèces changent, se différencient.

L’homme a plus de possibilités quand il traite avec les organismes qu’avec les êtres inorganiques : la culture des plantes, l’élevage des animaux exploitent les grandes possibilités des plantes et des animaux.

Il y a dans l’être social les possibilités objectives dans la définition du but et des possibilités subjectives dans la réalisation effective ou non de ce but, ce qui introduit dans la praxis un moment objectif et un moment subjectif.

Il y a dans la nature des possibilités qui n’ont jamais été réalisées jusqu’à maintenant comme la roue ou le chariot (des possibilités réelles de la nature qui ne peuvent se réaliser dans la nature laissée à elle-même), des possibilités qui se réalisent grâce à la praxis humaine : les propriétés des objets naturels ne pouvaient s’exprimer sans le changement des conditions de leur environnement par l’homme, et ces propriétés n’étaient pas a priori décelables par l’observation et la connaissance humaines.

Il y a aussi des phénomènes naturels comme le feu qui ont par eux-mêmes dans la nature des effets possibles qu’on peut constater (le feu de forêt a des effets destructeurs), mais l’homme peut utiliser ces phénomènes naturels dans un cadre tel, dans un environnement tel que ses effets constituent un phénomène tout à fait nouveau dans la nature (le feu est utilisé dans un foyer pour cuire des aliments) : pour le feu, il s’agit d’une possibilité ou d’une propriété réelle d’un phénomène qui ne se réalise pas dans la nature laissée à elle-même, mais seulement par l’intervention de l’homme.

La catégorie de possibilité, comme détermination d’être, peut révéler des rapports inconnus et produire des effets aussi bien dans l’être que dans la praxis, longtemps avant la prise de conscience et la connaissance de cette catégorie de possibilité : avant toute connaissance théorique, des possibilités existantes sont découvertes et des possibilités nouvelles sont réalisées.

Avec l’être social apparaît la catégorie d’impossibilité ainsi qu’un développement et une différenciation inégales et souvent réglementées des espaces de possibilités (la réglementation-manipulation suscite des révoltes).

La catégorie d’impossibilité n’apparaît que quand une position téléologique précise est jugée non réalisable, mais cette attribution d’impossibilité de réalisation de la position téléologique ne concerne que les conditions précises de réalisation de cette position : il était impossible de voler, maintenant c’est devenu possible (c’est une impossibilité qui est devenue possible à moins que cela ne soit une nouvelle possibilité). De plus il y a des impossibilités qui tiennent à des conditions financières ou à des conditions de diffusion qui ne sont pas remplies.

Avec l’être social les possibilités dans les conditions de vie et chez l’homme lui-même se développent et se différencient avec l’extension du champ d’activité (élevage, agriculture), avec la division du travail et avec la différenciation en classes sociales.

Le processus de développement des espaces de possibilités est freiné dans les sociétés où les conduites sont limitées et réglées dès la naissance de l’individu, ce qui suscite des révoltes.

Dans le capitalisme, ce processus de développement des espaces de possibilités est accéléré : avec la position contingente des individus, c’est le recul des barrières naturelles.

Les individus du capitalisme cependant se révoltent contre la manipulation et le conditionnement réglementés du marché de la consommation, des services et des médias, manipulation et conditionnement qui réduisent les possibilités de décisions personnelles, même si cette manipulation et ce conditionnement donnent l’apparence d’étendre les marges de liberté.

Avec l’apparition du couple sujet/objet, avec la séparation entre la production et la consommation, des possibilités spontanées sont exclues : dans la cueillette des cerises, il faut attendre pour consommer.

L’éducation, qui peut se développer grâce à la sécurité des conditions de vie, réprime les possibilités nuisibles à la société et encourage les possibilités utiles.

L’individu doit par lui-même élargir l’espace de ses réactions possibles tout en développement sa faculté d’homogénéisation c’est-à-dire sa personnalité.

L’efficacité d’une action conservatrice ou révolutionnaire de l’individu sur l’évolution sociale générale est très variable.

Quand l’individu est dans une situation contingente par rapport à la société, son espace de possibilités augmente et sa personnalité se développe comme mise en unité de toutes les possibilités sous peine de mort.

La plupart du temps l’action des individus ne change pas le processus d’ensemble de l’évolution sociale.

De toute façon les individus essayent soit de s’adapter au système sans heurt, soit de freiner, d’empêcher, de modifier ou de favoriser le processus d’ensemble d’évolution sociale.

La situation sociale est subjectivement révolutionnaire quand la protestation des individus prend un caractère de masse, quand il y a un vouloir de masse : les individus ne veulent plus veut vivre comme avant.

La situation est objectivement révolutionnaire quand les dirigeants favorables à la reproduction du système tel qu’il est sont devant des obstacles objectifs : leur espace des possibilités se restreint, ils ne peuvent plus vivre comme avant. Quand ce « pouvoir » ou plutôt ce non-pouvoir des classes dirigeantes rencontre le « vouloir » des classes subordonnées, la situation est objectivement et subjectivement révolutionnaire, la révolution peut réussir.

5. Dans l’être social, de manière spécifique à ce type d’être, toutes les catégories convergent vers la généricité.

Dans l’être social les catégories, pourtant très diverses, se synthétisent dans la totalité de l’espèce humaine, si bien que tout converge vers la généricité : l’échange des produits du travail et des outils se généralise, les langues ont la même structure, les sciences ont le langage mathématique en commun, les institutions, les classes sociales, les préceptes moraux ont des traits généraux traduisibles.

Pour l’être social, la synthèse dernière des catégories est la totalité de l’espèce humaine (pour les organismes on a une pluralité d’espèces et non une totalité processuelle de l’être organique).

Les différences sociales se développent ainsi que les différentes sociétés, mais le genre humain reste unitaire.

Les différentes sociétés ne sont pas vraiment délimitées, des sociétés peuvent fusionner et en tout cas les sociétés changent constamment.

On peut rendre compte du développement général des sociétés par le développement socio-économique, c’est-à-dire par le développement du travail. Toutes les activités sont adaptées à la maîtrise de l’environnement ici et maintenant, et en ce sens ces activités sont uniques, mais dans certaines circonstances toutes ces activités s’unissent dans la praxis.

Dans l’être social tout converge avec plus ou moins de résistance vers la généricité.

L’échange des produits du travail et des outils se généralise entre les sociétés, des produits et des outils qui constituent ainsi un langage commun (c’est d’abord la pierre, ensuite le bronze, puis le fer comme technologies et l’argent comme moyen d’échange).

Les langues sont très diverses mais ont même structure : le mot indique le genre, le sujet l’acteur, le verbe spécifie spatio-temporellement l’action, tandis que la relation du sujet à l’objet de l’action et la relation des acteurs entre eux sont indiqués.

Le travail manuel se sépare du travail intellectuel. Apparaissent des attitudes désanthropomorphisantes, puis les sciences qui toutes ont le langage mathématique en commun.

Les institutions et les attitudes individuelles, les formes étatiques, les structures de classe, les préceptes moraux manifestent entre les sociétés et les individus des sociétés des convergences, des traits généraux traduisibles, avec, comme moyens de faciliter la diffusion, des comportements et des structures exemplaires.

Le développement de la généricité est très inégal, avec des moments de grande violence, lors de la naissance de la société de classes ou lors de l’accumulation primitive.

La position téléologique n’arrive à mettre en mouvement les processus causaux qu’elle envisage de réaliser seulement de manière approximative. Le progrès économique est donc inégal, mais avec une tendance à l’augmentation de la production.

L’éloignement plus ou moins grand des individus par rapport à la sphère économique explique les différences et inégalités entre individus.

6. Les individus et les groupes sont dans des rapports erronés avec la généricité, ce qui constitue leur aliénation, une aliénation qu’ils essayent de surmonter par une autre aliénation ou par le dépassement de toute aliénation (au début dans le seul domaine de l’idéologie pure).

Dans les sociétés de classe les individus et les groupes ont des rapports erronés avec l’espèce : ils sont « aliénés ».

Avec l’apparition des classes, le développement du genre devient contradictoire.

D’un côté les accapareurs approuvent la généricité. Si l’aliénation d’un individu est son rapport au genre, on peut dire que l’accapareur approuve un genre contradictoire sans se rendre compte du caractère contradictoire de cette généricité, et en ce sens son aliénation est une illusion. L’accapareur se sent bien dans cette aliénation, il y voit sa propre puissance et l’apparence d’une existence humaine.

De l’autre côté, les expropriés repoussent cette généricité contradictoire dont ils sont victimes : leur aliénation est réelle puisque leur existence est vraiment inhumaine, et ils ont raison de dénoncer cette aliénation, mais d’autre part ils n’ont pas conscience de tous les déterminants de cette aliénation, et en ce sens il y a une aliénation subjective.

Dans les deux cas l’aliénation est un rapport erroné de l’homme avec lui-même, avec sa généricité, elle est une altération de l’existence humaine. L’aliénation est aussi le rapport erroné de telle classe sociale avec la généricité.

Dans la conduite de vie de l’individu, l’aliénation est un problème central pour le développement de sa personnalité : va-t-il surmonter son aliénation ? Va-t-il la surmonter complètement ou partiellement ? Peut-il surmonter cette aliénation de façon purement individuelle ? En tout cas l’individu ne peut surmonter cette aliénation que dans sa praxis.

Le développement de la généricité, de la socialité et du rapport des individus et des groupes au genre s’exprime comme une succession d’aliénations, d’inconsciences, s’exprimant la plupart du temps en termes économiques sous forme idéologique, cette préhistoire de l’aliénation précédant l’horizon possible du dépassement de l’aliénation.

Dans le monde biologique l’individu exprime spontanément, sans conscience, sa généricité, le genre s’exprimant dans l’évolution de l’individu comme dans l’évolution de l’espèce.

Dans l’être social, au début du développement de la socialité, les individus ont les pensées, les sensations et prennent les décisions qui répondent aux exigences de la généricité, avec l’impression qu’ils agissent selon des besoins personnels. L’individu est conscient de son action, il a besoin d’avoir conscience de ce que signifie son travail et ses résultats, la satisfaction suit immédiatement le besoin.

Dans un deuxième type de socialité toute action devient double : l’action est sociale c’est-à-dire au service de l’espèce, et personnelle, consciente.

L’espace des possibilités de l’individu grandit, les forces productives et la maîtrise de l’environnement se développent, la violence se développe mais aussi la socialité comme domination de plus en plus importante des principes sociaux sur les principes naturels, le contrôle de la reproduction des énergies humaines devient de plus en plus efficace. Les institutions essayent de diriger les activités.

Avec la société de classes et la violence de classe, l’agir social devient une nécessité sous peine de mort.

Si au début de l’évolution sociale l’individu identifie l’espèce à la société où il vit, les étrangers étant considérés comme non humains, peu à peu la conscience du genre dépasse le groupe d’appartenance, puis avec la société de classes le caractère contradictoire de la généricité apparaît aux seules classes défavorisées.

La généricité s’incarne essentiellement dans l’économie. L’action qui soutient le développement économique et vise à l’efficacité sociale défend la généricité atteinte et oriente les conduites des autres individus dans la direction de la généricité en développement, de telle façon à faire coïncider l’homme singulier avec le genre.

Comme nous sommes dans le domaine de l’économie, nous sommes aussi dans le domaine de l’idéologie qui rend les conflits et les contradictions économiques conscientes et du coup motive des engagements dans la lutte sociale et économique.

Les rapports de l’individu et des groupes avec le genre n’est pas sans problème : nous sommes encore dans la préhistoire de l’humanité puisqu’il y a aliénation des individus et des groupes.

Cette aliénation s’exprime sous forme idéologique c’est-à-dire en termes économiques. L’aliénation est sur le plan économique contrainte, persuasion, conviction.

Et quand l’aliénation est critiquée, c’est pour faire place à une nouvelle aliénation, avec transformation corrélative des superstructures et de l’idéologie.

À l’horizon il y a le dépassement de l’aliénation par la convergence de l’évolution individuelle et de l’évolution de l’espèce.

Les premières tentatives de dépassement de l’aliénation sont individuelles-aristocratiques (avec des velléités démocratiques), dans le domaine de l’idéologie pure c’est-à-dire d’une idéologie qui n’est pas issue directement de l’économie (la littérature, le théâtre, les utopies).

Dans les premières sociétés, le produit du travail, la société et la culture sont considérés comme des dons de Dieu. L’individu dans son travail a l’impression d’obéir à Dieu. Ce recours à la transcendance exprime à la fois l’aliénation dans le rapport à la généricité et la volonté de maintenir le statu quo de la société et de la culture, le statu quo de la généricité.

Le citoyen gréco-romain peut avoir l’illusion de dépasser l’aliénation sans faire disparaître l’esclavage. Les épicuriens et stoïciens constituent les germes du développement idéologique utopique concernant le dépassement de l’aliénation. Il s’agit d’une relation aristocratique seulement individuelle avec la généricité.

Les chrétiens essayent de démocratiser cette attitude, mais échouent dans leur tentative.

Nous sommes dans le domaine de l’idéologie pure c’est-à-dire une idéologie qui n’est pas issue de l’économie, une utopie certes mais qui va constituer le facteur subjectif de tous les futurs mouvements révolutionnaires.

Nous sommes aussi dans le domaine de l’idéologie pure avec la littérature et le théâtre : la tragédie met en scène un personnage sorti de l’aliénation et un personnage aliéné.

La religion instituée n’est pas dans le domaine de l’idéologie pure : avec le droit et l’État elle préserve la généricité existante.

Les mouvements hérétiques contestent cette généricité pour la remplacer par une autre.

Le communisme, comme mouvement hérétique particulier, se construit intellectuellement la perspective d’une étape sociale sans aliénation, et il se veut réaliste en affirmant qu’il est possible de rassembler les grandes masses de population dans une lutte contre l’aliénation qu’elles subissent et entretiennent.

7. Le passage d’un type d’être à un autre s’accompagne d’une réorganisation des anciennes catégories avec les nouvelles catégories (dans l’être social la réorganisation est une manipulation).

Le passage d’un type d’être à un type d’être plus complexe est un processus irréversible qui s’accompagne d’une réorganisation (dans l’être social d’une manipulation plus ou moins réussie) des anciennes catégories.

Si chaque type d’être est composé de complexes de processus irréversibles, le passage d’un type d’être à un autre est lui-même un processus irréversible. Par exemple la dialectique de la nature est la préhistoire de l’être social.

Les catégories relativement simples du mode d’être précédent sont dans le nouvel type d’être de plus en plus subordonnées aux nouvelles catégories relativement plus complexes et à leur autoreproduction. Ainsi dans l’être social on constate un recul des barrières naturelles.

Dans le domaine de l’être organique, les plantes sont sous l’action directe des processus physico-chimiques tandis que les animaux transforment biologiquement les processus physico-chimiques en vue, odorat, ouïe.

Il y a donc une réorganisation et un changement de fonction des catégories anciennes dans le nouveau type d’être.

Dans l’être social, les hommes manipulent les conditions de vie et l’environnement des animaux pour répondre aux besoins sociaux.

Sous le capitalisme les manipulations, dans des schémas scientifiques et révolutionnaires, n’ont souvent pas conscience des conséquences des manipulations, font abstraction des problèmes sociaux réels, ne prennent pas en compte la totalité de la société, et en arrivent à plier la réalité à des schémas ou à des organisations ou à des techniques, ce qui aboutit à des réussites ou à des échecs.

8. Le développement actuel de la science et de la philosophie est de type idéologique : le résultat est que les structures formelles abstraites, les pseudos problèmes, les spécialisations et « l’exactitude » remplacent la prise en compte de la totalité des catégories.

La science actuelle est idéologique.

La raison scientifique accepte sans critique ses fondements méthodologiques et se présente comme pure c’est-à-dire comme n’ayant pas besoin d’être contrôlée par un entendement orienté vers l’expérience ontologique de la vie quotidienne, si bien que cette raison scientifique aboutit à des constructions creuses mises au goût du jour par les artifices techniques les plus modernes. Le nécessaire point de départ ontologique de la science est oublié. Il ne faut pas oublier que les catégories sont des formes d’être : il faut conserver une place à l’expérience.

Mais il faut souligner le nécessaire fondement théorique des activités pratiques et des expériences. L’homme, sous peine de disparaître, doit outrepasser les limites de la pensée quotidienne, même si ses généralisations ne doivent pas dépasser certaines limites, même si ses généralisations doivent tenir compte du point de départ ontologique, tenir compte de l’expérience.

La science a l’impression de se développer selon une logique interne. Les présupposés, moyens, procédures, méthodes suffiraient à la connaissance scientifique. On en arrive même à déclarer parfois l’expérience inutile. En fait, il faut le constater, les besoins de l’économie sont prépondérants dans les décisions et la recherche scientifiques.

Les décisions scientifiques sont donc des décisions idéologiques puisque elles concernent des conflits socio-économiques et leur résolution. La science fait partie du système de régulation avec l’État, le droit, les traditions, l’usage et la morale.

En particulier ce système de régulation politico-économique présente des contradictions du fait de la division de la société en classes sociales.

Les sciences ou bien ne recourent à aucune catégorie ou bien seulement à quelques catégories, remplaçant les modes d’existence par des structures formelles, et ces sciences perdent leur caractère de science en se spécialisant (ainsi l’histoire) et en traitant de pseudo-problèmes avec « exactitude ».

La philosophie présente les catégories comme des déterminations de la pensée, éliminant l’être et les activités idéologiques (ces dernières peuvent devenir objets de manipulation).

La théorie de la connaissance, la logique et la sémantique présentent les catégories comme des déterminations de la pensée.

Les sciences particulières procèdent actuellement généralement soit empiriquement c’est-à-dire sans le recours aux catégories soit en appliquant quelques catégories aux synthèses qu’elles ont construites, et alors il n’y a pas place pour d’autres catégories.

C’est ainsi que les modes d’existence sont remplacés par des structures formelles.

La philosophie actuelle élimine l’être : les objectivités n’ont pas d’être en soi. Cette philosophie considère les activités comme des activités non idéologiques c’est-à-dire des activités qui ne se préoccupent pas des conflits sociaux et ne cherchent pas à les résoudre, de telle façon que ces activités puissent devenir objet d’une manipulation, simplement en leur apportant de « bonnes » informations.

L’histoire académique actuelle incarne la fin de la discipline historique non seulement comme science directrice de l’historicité de tout être mais aussi plus simplement comme science puisque cette dernière est fractionnée en spécialités.

Les spécialisations, les pseudos problèmes et le recours affirmé à une pseudo exactitude permettent la manipulation.

La philosophie se sépare de la science quand la philosophie considère les catégories comme des produits de la pensée.

9. Dans l’être social apparaissent des catégories à caractère fantomatique.

Les catégories qui ont un caractère fantomatique et qui sont difficilement reconnues : valeur d’une marchandise, historicité (ou caractère processuel irréversible).

Dans l’être social apparaissent des représentations qui ne correspondent à aucune objectivité de type « chose » mais qui peuvent constituer des forces sociales. Il s’agit donc non d’abstractions intellectuelles mais de formes d’être c’est-à-dire de catégories, catégories qu’on peut appeler fantomatiques ou plutôt catégories à l’objectivité fantomatique.

Ainsi la catégorie de temps de travail socialement nécessaire ou la catégorie de valeur d’une marchandise.

Les rapports entre catégories constituent eux aussi des catégories à caractère fantomatique.

Remarquons que la catégorie de valeur d’une marchandise ne pouvait être reconnue par un citoyen grec, complètement éloigné du domaine de la production par le système de l’esclavage.

Il ne faut donc pas oublier que la confrontation de l’individu social avec l’environnement est en réalité la confrontation de la totalité de son être avec la totalité de l’être de l’environnement. De ce point de vue il y a une évolution historique de l’individu : dans un développement inégal, la singularité de cet individu devient individualité, sa vision du monde devenant conception du monde.

La reconnaissance de la catégorie d’historicité n’est que progressive. Actuellement elle n’est reconnue en général que dans des recherches de détail, et c’est en relation avec le fait que les dominants la refusent comme catégorie de l’être social, des dominants qui ne veulent pas mettre en question le statu quo. Cette catégorie d’historicité est par contre évidemment reprise par les dominés.

10. Le poids de l’économie dans l’être social et dans la généricité est mal évalué.

Les erreurs dans la perception de l’économie : subordonner la citoyenneté politique à la vie civile de l’économie, l’oubli de la nouvelle intensification aliénante du travail, l’oubli du prolétariat comme facteur possible de révolution, la croyance en la spontanéité révolutionnaire des masses, la séparation de l’économie comme science spécialisée, l’isolement de la superstructure, de la politique et des idéologies d’une économie non suffisamment reconnue, la dépendance mécanique de la superstructure par rapport à l’économie.

Dans le capitalisme on constate la reconnaissance prioritaire de la particularité, une particularité qui a été pourtant un accélérateur du recul des barrières naturelles à une certaine époque de l’histoire de l’humanité. On constate donc une mise en avant de la particularité, de la vie civile et égoïste, une vie qui est en définitive propriété de la société bourgeoise, une vie qui considère les autres comme des moyens et qui ravale soi-même au rang de moyen, une vie qui se fait le jouet de puissances étrangères.

De manière correspondante la vie du citoyen de la communauté politique est mise à l’arrière-plan, dominée par la vie civile : cette aliénation ne reconnaît pas l’homme comme le représentant de la généricité.

Dans la nouvelle phase du capitalisme, avec la plus-value relative, le temps de travail nécessaire à la reproduction de l’individu diminue et la subordination de cet individu au capital ne devient pas seulement formelle mais réelle avec l’intensification du travail.

Devant cette nouvelle situation d’une plus-value relative qui rend apparemment plus douce et dans une certaine mesure anonyme l’exploitation économique, les dirigeants ouvriers révisionnistes considèrent que la révolution n’est plus obligatoire ou n’est plus possible, tandis que les dirigeants contre-révisionnistes parlent de manière révolutionnariste d’une révolution idéale, les deux tendances partageant l’oubli du prolétariat comme facteur possible de la révolution et l’oubli de l’aliénation comme nouvelle aspect insupportable du travail intensif.

En opposition avec l’opportunisme des dirigeants ouvriers, Rosa Luxembourg parle de la spontanéité révolutionnaire des masses sans se rendre compte que cette spontanéité peut avoir un caractère réactionnaire.

Lénine pense qu’il faut dépasser la particularité des relations entre les ouvriers et les patrons, particularité qui constitue la spontanéité, et apporter de l’extérieur une conscience politique c’est-à-dire la conscience des rapports de toutes les classes avec l’État et le gouvernement.

Les dirigeants marxistes vulgaires ont tendance à séparer l’économie de la superstructure en faisant de l’économie une science spéciale de l’homme particulier, tandis que la superstructure est ou bien isolée de manière idéaliste de l’économie – on accorde à l’économie de l’importance, mais seulement en mots – ou bien est considérée de manière matérialiste vulgaire comme dépendante mécanique de cette économie.

Lénine sous-estime l’économie et valorise trop la politique, et pourtant il s’agit pour lui de transformer le système économique capitaliste.

En particulier il ne prend pas la peine d’expliciter économiquement la genèse et le développement des idéologies, ce qui implicitement rend possiblement efficaces autant d’idéologies révolutionnaires qu’on veut : l’idéologie stalinienne profitera de ce vide théorique de Lénine pour s’imposer presque « naturellement ».

Staline présente sa théorie comme la continuation de celle de Lénine : en fait il s’agit d’instruments idéologiques éclectiques au service de la manipulation de la soi-disant citoyenneté socialiste (une citoyenneté complètement soumise à cette manipulation), instruments en faveur du socialisme bureaucratique que Staline a mis en place, manipulation consistant donc à ne pas résoudre pratiquement la domination qui existe sous le capitalisme de la particularité de la vie civile sur l’idéalité citoyenne, sinon de manière formelle, manipulation aboutissant en définitive au non-dépassement de l’humanité particularisée du capitalisme en direction de la généricité non aliénée du communisme.

11. Le caractère nécessairement complémentaire de la science et de la philosophie dans leur aide à la praxis.

La science et la philosophie, qui traitent toutes deux des catégories (la première dans leur concrétude, la deuxième dans leur universalité), sont complémentaires dans leur aide à la praxis.

La scientificité de l’histoire et du marxisme repose sur l’étude « après coup » du passé.

Dans la démarche scientifique qui veut rester au plus près de l’être, il faut avoir conscience que la langue, comme outil nécessaire de construction intellectuelle et de communication, va vers l’abstrait, avoir conscience de l’abstraction de cet outil (abstraction contre laquelle le poète se révolte quand il essaye d’aller vers le particulier).

Dans l’idéal, la science part de l’être comme donné immédiat pour aller aux catégories, tandis que la philosophie part des catégories pour aller à l’être, et ces deux disciplines qui se corrigent mutuellement éclairent toutes deux la praxis.

La philosophie et la science reflètent le même être : la processualité irréversible de l’être, l’historicité et les catégories sont le fondement de la praxis et de la connaissance de l’être qui accompagne cette praxis.

La connaissance scientifique des objectivités concrètes de l’être se recoupe avec la connaissance philosophique de l’universalité catégorielle de ces objectivités.

12. La manipulation réduit l’homme au particulier (un particulier conformiste ou excentrique), dans l’oubli de l’être global.

De la conscience pratique à la théologie, à la théorie de la connaissance, au matérialisme, à l’idéalisme jusqu’à la manipulation qui réduit l’homme à sa particularité, un homme qui oublie l’être et qui ou bien s’adapte à la particularité dominante ou bien manifeste une particularité excentrique.

La connaissance seulement pratique est la connaissance qui correspond à un cercle de vie réduit, à l’activité immédiate et aux conditions immédiates de cette activité. Cette conscience pratique n’a pas conscience de sa genèse ou de sa nature même si elle se manifeste pratiquement dans le travail.

Cette conscience pratique permet au travail de fonctionner. Elle permet aussi d’élargir l’expérience acquise dans le travail à d’autres praxis.

Cette conscience pratique utilise le raisonnement analogique qui peut conduire à la connaissance causale.

L’expérience du travail est soumise à la tradition et aux anciens, elle se déploie sur une longue durée de temps si bien que l’origine en est oubliée.

La théologie, qui attribue de manière analogique à une transcendance une production des objets de l’environnement, est remplacée par la théorie de la connaissance qui considère la pensée sans genèse. Le matérialisme et l’idéalisme partagent la même conception d’une dualité entre la pensée et l’être.

La manipulation réduit l’homme à sa particularité, l’oriente vers la particularité exclusive, une particularité qui se caractérise par le manque de culture, une attitude abstraite, la disparition de la totalité sous un détail et par conséquent l’oubli de l’être dans sa totalité, si bien que tout devient possible puisqu’il n’y a plus le contrôle de l’être. Ainsi le critère de la vérité d’une théorie peut être non l’être ou l’expérience mais sa simplicité.

Sur le plan individuel, la particularité peut se manifester de deux façons. Ou bien l’individu s’adapte à la particularité dominante, ou bien il manifeste une particularité excentrique, apparemment subversive, et c’est l’acte gratuit, extravagant, c’est la rupture avec le passé et l’abolition des traditions.

13. La connaissance des catégories objectives ne peut résulter que d’une constatation après coup, suivie d’une conceptualisation abstraite, d’une synthèse abstraite et d’une confrontation de cette synthèse avec la synthèse réelle des catégories objectives. Cette connaissance permet à la position téléologique d’encourager ou de freiner certaines séries causales par lesquelles se manifestent les catégories objectives.

La connaissance part d’un être concret, généralise des aspects permanents ou communs de ce concret sous forme de concepts abstraits ou d’hypothèses, synthétise abstraitement tous ces concepts et confronte approximativement cette synthèse avec la synthèse réelle des catégories objectives qui constitue le concret.

La seule démarche scientifique possible est de se limiter à des observations factuelles a posteriori. Par exemple, en ce qui concerne le développement de l’être social, on peut constater le développement des forces productives, la transformation de l’homme et l’intégration des groupes humains.

La connaissance part de l’immédiateté du concret, dissocie le chaos du concret, forge un appareil conceptuel abstrait, fait une synthèse de ces déterminations conceptuelles abstraites, synthèse d’autant plus exacte qu’elle approxime l’objectivité concrète. Si le concret devient un résultat, ce n’est qu’une apparence de la pensée, puisque le concret est une synthèse réelle de catégories objectives.

La généralisation s’appuie sur un aspect ontologique permanent, un aspect ayant un caractère général, ou bien sur des aspects ontologiques communs. Il s’agit toujours de généralisation relative c’est-à-dire propre à une époque et à un lieu. Cette généralisation n’est qu’un moment dans l’évolution des catégories. Il faut toujours avoir à l’esprit la permanence et l’évolution des catégories dans la diachronie, leur autonomie et leur interdépendance dans la synchronie.

L’expérimentation élimine les moments non permanents, mais le résultat de l’expérimentation est un complexe d’être. L’approche intellectuelle est importante, elle se manifeste sous forme d’une hypothèse, et le résultat concret de l’expérimentation infirme ou confirme l’hypothèse. On met alors à jour une universalité objective sous forme d’une tendance ayant une certaine probabilité.

La connaissance porte sur les séries causales que la position téléologique doit déclencher selon certaines proportions et sur les séries causales qu’elle doit exclure ou modérer, et cette connaissance toujours approximative des séries causales repose sur la connaissance historique a posteriori qui ne peut mettre en valeur que certaines tendances, certaines étapes de processus irréversibles, avec une certaine probabilité.

La perfection du travail repose sur le savoir concret des séries causales. Il s’agit de savoir les séries causales que les positions téléologiques doivent déclencher et dans quelles proportions, et les séries causales qu’il faut exclure ou modérer.

La connaissance des causalités est historique c’est-à-dire a posteriori. Parfois cette connaissance a posteriori ne peut se faire que longtemps après la manifestation de la série causale, au vu des effets à long terme.

Les processus ne sont donc pas prévisibles.

Mais si la connaissance ne peut pas être sous la forme de lois suprahistoriques, atemporelles, les rapports généraux objectifs se présentent cependant comme des tendances, des étapes de processus irréversibles, comme des rapports de catégories, des rapports de déterminations générales de l’être.

Les catégories se complexifient et se développent de manière inégale.

La connaissance se développe aussi inégalement. La manipulation, comme frein au développement de la connaissance, oublie l’expérience, valorise la généralité abstraite, remplace l’homme concret par un homme abstrait. La singularité concrète est considérée comme un détail négligeable.

L’homme n’arrive pas à se considérer comme un processus historique irréversible (il se considère comme un donné biologique).

L’être a le caractère d’un processus historique, c’est-à-dire d’un processus irréversible.

Dans l’être social, l’homme est en même temps sujet et objet d’un processus irréversible : il a du mal à le reconnaître, et il a du mal à reconnaître qu’il est un être « devenu », qui n’a pas toujours été tel et qui s’est constitué biographiquement.

Avant que la mémoire n’apparaisse et que le caractère se constitue il y a la longue formation du jeune être humain qui doit s’approprier une forme d’être plus haute et compliquée que le jeune animal qui n’a qu’à s’approprier des capacités génériques permanentes les plus importantes de son espèce, une longue formation pendant laquelle le recul des barrières naturelles est dans un état élémentaire.

Les hommes considèrent ce caractère comme un donné et non comme le résultat d’un devenir.

L’historicité de l’être en tant que sa caractéristique fondamentale constitue le point de départ ontologique. La dualité entre les « choses » et les « processus », entre statique et dynamique, est remplacée par des calculs de probabilité statistique. La majorité écrasante des phénomènes que nous appréhendons sont des processus ontologiquement irréversibles.

Dans l’immédiateté de la vie quotidienne, il est difficile pour l’être humain de se considérer lui-même comme un être « devenu », comme sujet et en même temps objet d’un processus irréversible.

L’autoreproduction sociale est recouverte par l’autoreproduction biologique, surtout pour la formation initiale de la personnalité. Tandis que le jeune animal doit seulement s’approprier les capacités génériques permanentes les plus importantes, le jeune être humain doit s’approprier totalement une forme d’être plus haute. La mémoire ne commence à fonctionner qu’une fois cette étape dépassée, quand la vie consciente, préservée par la mémoire, commence. On ne peut parler de formation du caractère qu’à partir de ce stade. Et pourtant la plupart des hommes considèrent leur caractère comme un donné fixe et non comme le résultat d’un devenir acquis au fur et à mesure de leur propre développement.

Autrement dit le fait qu’aux stades initiaux du développement humain le recul des barrières naturelles soit dans un état extrêmement élémentaire renforce dans la conscience des hommes cette notion d’un caractère stable, statique, de leur être. La vie quotidienne est réglée par de vieux usages, par la tradition : pourquoi ces réactions prescrites ? Il semble évident qu’il faut en appeler au passé, les expériences accumulées, devenues traditionnelles, sont le fil conducteur pour les décisions alternatives actuelles, nécessaires pour être un homme véritable, un membre effectif de la société.

La transformation des choses en produits d’êtres supérieurs, et réciproquement la réification-fétichisation des valeurs et des relations sociales.

Le monde extérieur est donné immédiatement comme ensemble de choses fixes, inébranlables, comme objectivité irrévocable.

De manière analogique avec les produits du travail, toutes les choses, y compris les choses produites par le travail passé, sont considérées comme les produits d’êtres supérieurs.

Les propriétés de la marchandise, y compris son prix ou sa valeur, sont les propriétés naturelles (sociales) objectives d’un objet de la nature, et les échanges de marchandises sont vus comme des rapports naturels entre des objets naturels : c’est la réification ou la fétichisation des valeurs sociales et des rapports sociaux sous forme de valeurs internes à l’objet-marchandise et de rapports entre ces objets-marchandises.

Le monde extérieur est donné immédiatement et irrévocablement sous la forme de « choses ». Il en résulte une forme d’existence évidente, fixe, semblant inébranlable. La choséité semble la forme originelle de l’objectivité en général, objectivité qui semble donc en tant que telle irrévocable.

Ces choses peuvent être aussi bien des produits de la nature que des résultats du travail. Par analogie les choses de la nature sont considérées comme des produits d’une activité de travail créatrice d’êtres supérieurs mais anthropomorphes. Puis tout le passé de l’espèce humaine apparaît non comme l’acte propre de l’espèce humaine mais sous les formes objectives de « chose », et comme le produit de tels êtres supérieurs, transmis par eux à l’espèce humaine.

Ces réifications se retrouvent quand la marchandise, produit objectif de processus sociaux, apparaît dans sa forme fétichisée comme chose naturelle et non produit social. La forme marchandise, qui reflète aux hommes les caractères sociaux de leur propre travail, est regardée comme reflétant les caractères objectifs des choses-produits du travail, les propriétés naturelles sociales de ces choses. Le rapport social des producteurs au travail global est vu comme un rapport social entre les objets, rapport qui existe extérieurement à eux, le rapport social des hommes entre eux est vu comme le rapport des choses entre elles.

La réalité devient autonome, se reproduisant elle-même uniformément à l’infini.

La critique de la création du monde par un être surnaturel introduit l’image d’une réalité qui se reproduit elle-même uniformément à l’infini : la Terre n’est qu’un point infiniment petit, une réalité ou une substance éternelle et immuable.

Cette image du monde conserve donc une représentation chosiste.

Le créateur personnifié transcendant qui crée, transforme, conserve les choses et les énergies peut disparaître, sans que les tentatives de concevoir le pourquoi et le comment de l’être ne s’arrêtent.

La contestation d’un monde créé par une puissance transcendante, si elle est importante, ne dépasse cependant pas radicalement la représentation chosiste comme fondement ontologique de l’image du monde.

Avec la négation de la création du monde par le divin apparaît la dualité irrévocablement donnée entre « choses » et « énergies ».

Apparaît la substance étendue et pensante, l’affirmation que le monde est un être-là éternel et immuable.

La Terre n’est plus le théâtre du jugement dernier, du paradis, de l’enfer et des événements cosmiques de la théologie. Contrairement à cette conception géocentrique, la Terre, avec tous les événements humains et surtout avec les événements postulés par les philosophies religieuses de l’histoire, ne représente plus qu’un point infiniment petit.

On comprend alors la véritable nature de l’infinité de l’espace et du temps, compréhension qu’on peut appliquer aux phénomènes finis.

La réalité est un mode d’être autonome qui se reproduit soi-même uniformément à l’infini.

Ni le monde des idées ni le Christ n’ébranlent la choséité.

Le monde des idées de Platon crée l’être terrestre : la rigidité de la chose et l’immatérialité des énergies sont simplement élevées dans la transcendance sublime.

L’être parfait, permanent face à toute transformation possible, du christianisme n’ébranle pas la choséité.

Avec la réification spiritualiste universelle du monde de l’être, le monde des idées, en tant que base spirituelle créatrice de l’être terrestre, ne change rien d’essentiel à la structure chosale de cet être terrestre : la rigidité de la chose et l’immatérialité des énergies restent intactes et sont simplement élevées dans une sphère sublime transcendante.

Dans le paradis du christianisme, la vision, fondée intuitivement, d’un être parfait, permanent face à toute transformation possible, n’ébranle pas la choséité.

L’atomisme conserve la choséité.

Une forme d’atomisme discrédite le mouvement et le changement du monde objectif en les qualifiant d’apparence (la flèche en vol est au repos).

Une autre forme d’atomisme met en face des choses un processus qui n’a une priorité ontologique qu’abstraite (les gouttes d’eau-choses du fleuve-processus ne se retrouvent jamais).

A l’antipode terrestre et immanentiste de la tendance à la réification spiritualiste universelle du monde de l’être, l’atomisme se libère de toute transcendance en maintenant pourtant la dualité entre choses et énergie.

Pour certains, que la flèche en vol soit en repos dans des laps de temps réduits à l’extrême n’est qu’une conséquence logique du fondement ontologique chosiste d’une façon de pensée qui tente de discréditer le mouvement et le changement du monde objectif en les qualifiant d’apparences.

Pour d’autres pour qui on ne peut, même une fois, entrer dans le même fleuve, la priorité ontologique du processus en soi, dans la mesure où elle reste abstraite et donc isolée, est incapable de proposer une alternative effective sur le plan ontologique à la choséité statique : le dépassement apparent du caractère statique de la choséité ne constitue pas une élévation effective, ne montre pas que la choséité s’élève, dans sa dimension d’être objectif, et se transforme en processualité. Le fleuve n’est pas considéré comme un mode d’objectivité processuel dans lequel les éléments en apparence chosistes deviennent des composantes du processus global, des composantes de l’objectivité proclamée comme authentique : de fait, on ne peut plus jamais, même dans le même fleuve, être en contact avec les mêmes gouttes d’eau pensées de façon chosiste, et ce paradoxe se retrouve dans l’acte de se baigner qui, sous la même forme, n’a lieu qu’une fois. Cela ne touche pas le caractère synthétique, créateur de formes d’objectivité de la processualité.

Pour Épicure, l’être entier est un processus qui détermine des sphères qui différencient la déclinaison de l’atome, réalité autonome.

Les atomes d’Épicure sont des étants concrets absolument autonomes (la chute est le mouvement de non-autonomie).

L’être entier est un processus concret qui détermine des sphères ontologiques : la déclinaison de l’atome dépend de la sphère.

Avec le problème de la déclinaison de l’atome par rapport à la ligne droite, les atomes sont considérés comme des corps absolument indépendants, ou plutôt les atomes constituent le corps pensé dans une autonomie absolue, comme les corps célestes. Comme les corps célestes, les atomes se meuvent non pas en ligne droite mais en ligne oblique, le mouvement de la chute étant le mouvement de la non-autonomie.

L’atome n’est pas une composante originelle abstraite du monde matériel dont les formes d’objectivité ne se manifestent dans ce monde matériel que réduites à leur aspect le plus général et le plus vide de contenu, c’est-à-dire comme choséité abstraite en général. L’atome est, tout en restant un « élément », un étant concret authentique dans lequel toutes les qualités du monde matériel, comme unique existant réel, doivent fonctionner concrètement et efficacement. De ce type d’être de l’atome, il résulte qu’il doit contenir les déterminations ontologiques essentielles du monde matériel.

Contre le matérialisme abstrait, contre la conception de la chose en soi, contre la conception de l’être abstrait, privé de qualités, comme structure initiale de l’être, le nouveau matérialisme affirme que la forme originelle authentique de la matière est une objectivité concrète et concrètement développée.

L’atomisme d’Épicure est pensé de manière universelle : il faut non seulement clarifier la genèse et le fonctionnement de la matière au sens strict mais aussi expliquer l’être dans sa totalité, explication qui culmine dans l’éthique (une éthique qui se répand comme substitut d’une théorie de la société après l’effondrement de la morale de la polis). L’être entier est un processus concret qui détermine des sphères ontologiques. Le caractère concret de la déclinaison de l’atome de la ligne droite dépend de la sphère où elle s’applique.

Éliminer tout élément processuel pour insister sur les grandes lois éternelles.

La praxis ne prend en compte dans l’infini du champ mathématisable qu’une marge déterminée, laissant dans l’indifférence ce qui en termes quantitatifs est au-dessus ou en dessous de ce champ : les oscillations des processus astronomiques semblent dénuées d’importance dans la pratique, ils semblent statiques.

Les mathématiques ne jouent pas ainsi complètement dans la pratique leur rôle désanthropomorphisant d’exprimer avec exactitude les lois du monde, leur expression dépend des besoins idéologiques et de l’expérience.

La nouvelle classe dirigeante élimine intellectuellement tout élément processuel, mettant au premier plan les grandes lois d’airain éternelles.

Les mathématiques, organe de connaissance de lois, permet à la science et à la philosophie d’exprimer la nouvelle image d’un monde unitaire, régi par ses propres lois unitaires, mais aussi d’exprimer une forme de pensée désanthropomorphisante, si bien que les raisonnements anthropomorphiques ou analogiques pourraient disparaître. Mais les tendances anthropomorphisantes peuvent s’introduire dans la méthode de la maîtrise mathématique de la réalité, tendances appuyées par des expériences de la praxis et par des besoins idéologiques.

La réalité elle-même, quand elle est bien comprise, est indifférente aux croissances ou aux diminutions quantitatives à l’intérieur du processus unitaire du monde, mais la praxis, même quand elle s’appuie sur les mathématiques dans ses calculs, ne prend en compte dans l’infini du champ mathématisable qu’une marge déterminée, laissant dans l’indifférence ce qui est en termes quantitatifs au-dessus ou en dessous de ce champ : ainsi dans les complexes dynamiques de type astronomique, les oscillations des processus à l’échelle de plusieurs millions d’années semblent totalement dénuées d’importance dans la pratique, ils semblent égaux à eux-mêmes, statiques.

La science et la philosophie mettent alors au premier plan cet aspect, pratiquement réel, des phénomènes du monde, l’aspect des grandes lois d’airain éternelles. « Dieu c’est-à-dire la nature » : l’idéologie de lutte de la nouvelle classe dirigeante élimine intellectuellement tout élément processuel et toute genèse historique.

L’individu n’est pas le produit de l’histoire, et l’histoire est le domaine de l’individuel, de l’unique, par opposition aux sciences de la nature qui traitent de l’universel, des lois universelles.

L’individu est considéré comme quelque chose de naturel et non un produit de l’histoire.

L’histoire est le domaine de l’expression de l’individuel, de l’événement unique, et en cela elle s’oppose au caractère non historique des lois de la nature, des lois de la nature qui sont des lois universelles.

En particulier l’individu est considéré comme quelque chose de naturel et non un produit de l’histoire.

Au cours de la lutte des classes généralement victorieuse menée sur le terrain de l’économie par la nouvelle classe dirigeante, l’attitude idéologique subit des atténuations à propos de sa conception de l’être, dont la cause première est le compromis avec la religion, atténuations dont l’instrument intellectuel est la théorie de la connaissance. Comme le but ultime de ce compromis est de garantir que les recherches concrètes suivent librement leur cours, ses effets quant au contenu se voient dans les caractéristiques ontologiques des recherches respectives plus que dans ces recherches.

Au dix-neuvième siècle les nouvelles théories de l’histoire ont une conception de la nature qui récuse toute idée de processus : l’histoire apparaît comme l’expression de l’individuel, de l’événement unique, c’est-à-dire comme une forme culturelle dont l’essence réside dans l’opposition au caractère anhistorique, reposant sur des lois universelles, de la nature et des sciences de la nature.

La nature n’est pas matériellement donnée : il faut abandonner les généralisations et se contenter de récapitulations pratiques.

La nature n’est pas un être matériellement donné (l’être en soi ne peut être connu) mais le produit idéel des sciences. L’être réel de l’atome est ainsi mis en question.

Dans les recherches scientifiques, la scientificité pure consiste à abandonner les traits philosophiques généralisants pour se contenter de récapitulations pratiques, efficaces et à considérer la philosophie comme une méthodologie subordonnée aux recherches particulières.

La lutte de l’épistémologie, dans son développement fondé sur la théorie de la connaissance, contre la possibilité de connaître l’être en soi dans la nature (la totalité de la nature n’est plus conçue comme un être matériellement donné mais comme un produit idéel des méthodologies scientifiques), exerce une influence sur la conception que les scientifiques se font de la réalité : certains mettent en doute l’être réel de l’atome.

La scientificité « pure » dans les recherches particulières perd toujours plus son contact avec la philosophie : le positivisme et le néopositivisme, désormais dominants dans la recherche, abandonnent de plus en plus leur traits philosophique généralisants pour servir de récapitulations purement pratiques, simplement efficaces, des recherches particulières, comme une méthodologie totalement subordonnée à ces recherches particulières.

Les sciences sont subordonnées au marché capitaliste.

Les sciences ont en apparence une liberté bornée par l’exactitude, mais elles sont incorporées au marché.

Cette séparation tranchée entre philosophie et science spécialisée offre à cette dernière une latitude presque illimitée, en apparence seulement bornée par le postulat de « l’exactitude », mais cette « liberté » n’est que l’envers de son incorporation de plus en plus nette au service de la production matérielle et de son organisation marchande rationnelle. Il en résulte une étrange unité entre une pleine liberté méthodologique dans les questions particulières et un assujettissement très rigide à leur efficacité considérée du point de vue du marché.

Réalité de la processualité irréversible de tout être.

La processualité irréversible de tout être s’impose dans la recherche.

Dans la pratique scientifique s’impose une polyvalence et une variété extraordinaire des modes de recherche : les tendances de la réalité objective qui amènent la pensée à comprendre la processualité irréversible de tout être sont employées de manière factuelle dans les recherches particulières et admises comme résultats particuliers, bien qu’elles semblent ainsi entrer dans une contradiction méthodologique insoluble avec la position générale philosophique adoptée par ces recherches.

Ainsi l’atome apparaît dans la recherche comme un processus dynamique irréversible.

L’objectivité du monde contre le subjectivisme ou l’indéterminisme.

L’objectivité du monde physique, c’est-à-dire son indépendance par rapport au sujet, s’impose dans la recherche comme hypothèse.

À ceux qui introduisent des motifs subjectivistes et même indéterministes dans l’image du monde de la physique, il faut répondre que l’objectivité du monde physique est totalement indépendante du sujet, n’a rien à voir avec la question de savoir si les connexions sont de nature causale au sens classique ou de nature statistique dans la version moderne. Il faut admettre l’hypothèse d’un monde réel qui mène une existence autonome, indépendante de l’homme.

Ainsi la constante de Planck est un nouveau et mystérieux émissaire du monde réel.

La non-prévisibilité des événements et le caractère tendanciel-statistique de tous les processus.

La non-prévisibilité de tout événement ne met pas en question son objectivité.

Cette non-prévisibilité tient au fait qu’il n’y a pas de causalité fonctionnant avec une nécessité absolue mais seulement des processus tendanciels.

La domination de la méthode statistique est un symptôme du caractère tendanciel des processus irréversibles.

Sur le plan ontologique, la méthode statistique est fondée sur l’inséparabilité de l’universalité et de la singularité, déterminations de l’objectivité, déterminations qui se présentent nécessairement dans tous les processus réels, leur proportion mesurant la probabilité de l’événement.

Il faut aussi souligner, en opposition à l’exactitude des déterminations mathématiques, qu’il n’est pas possible de prédire exactement un événement physique. Le fait que la connaissance ne pose que des processus tendanciellement effectifs à la place de la causalité fonctionnant avec une nécessité absolue ne permet pas d’atténuer ou même d’éliminer dans la pensée l’objectivité de l’être, et la prédictibilité précise d’événements processuels singuliers qui peut dans certains cas servir de critère de la connaissance n’a rien à voir avec l’objectivité de l’être à saisir.

La domination croissante de la méthode statistique, en contraste avec la méthode causale classique, est un symptôme du fait que s’impose le caractère simplement tendanciel des processus irréversibles.

En effet ce qui fonde la méthode statistique sur le plan ontologique, c’est que dans la réalité objective, l’universalité et la singularité sont des déterminations inséparablement coordonnées de l’objectivité, de sorte que la singularité et l’universalité se présentent nécessairement dans des processus réels : de leur proportion résulte le degré de la probabilité.

Au sein de ces processus irréversibles, le résultat des tendances s’impose en tant que probabilité.

Il est évident que ce résultat des tendances au sein de la processualité irréversible dévoile cette dimension tendancielle dans sa totalité, la processualité irréversible se distinguant sur le plan ontologique des séries causales simples et homogènes. Les formes d’expression statistique des rapports processuels caractérisent l’être processuel.

Tous les êtres de la nature biologique sont des processus irréversibles.

Dans la nature biologique, non seulement l’organisme mais aussi l’espèce sont des processus irréversibles.

Dans la nature organique, personne ne met en doute que le mode ontologique des structures spécifiques de ce type d’être est le processus irréversible qui va de la naissance des organismes jusqu’à leur mort. Avant ou après de telles limites du processus vital, les organismes individuels n’existent tout simplement pas : ses composantes appartiennent alors au monde de la nature inorganique.

La conception réifiante, antiprocessuelle, antihistorique excluait les espèces de ce processus, leur attribuant un être permanent, « créé » une fois pour toutes, une autoreproduction stable se reproduisant mécaniquement : depuis Darwin et ses précurseurs le processus irréversible de la naissance et de la disparition des espèces fait partie de ces faits que personne ne met en doute.

Les processus sociaux ne peuvent pas être réversibles.

L’expérience quotidienne de moments isolés d’un processus irréversible conclut à la réversibilité du processus, mais il ne s’agit que d’une apparence.

Les tentatives de restauration sociale c’est-à-dire de rétablissement d’une situation ancienne ne peuvent être que partielles, c’est-à-dire aboutissent à des échecs.

Dans le champ de l’être social, la situation semble à première vue plus compliquée. Les représentations de la choséité, de l’éternité et même de la réversibilité des processus historiques et sociaux restent encore en vigueur dans les tentatives de définition de l’être social.

Les expériences quotidiennes semblent confirmer la réversibilité. Lorsqu’on aiguise un couteau, apparemment chaque réparation annule l’irréversible processus de l’usure. Cette apparence ne concerne que des moments isolés d’un processus en soi irréversible : les réparations successives ralentissent le processus mais ne l’annule pas.

Dans le processus d’évolution de la société, certains mouvements novateurs revendiquent sur le plan idéologique le rétablissement d’une situation ancienne, ainsi le mot d’ordre de la restauration c’est-à-dire le retour à la situation antérieure au bouleversement révolutionnaire qui vient de se produire. En fait, sauf sur certains éléments (rendre à des propriétaires terriens aristocrates leurs anciens biens), la restauration est impossible : celui qui veut réellement rétablir l’ancienne façon de vivre devient dans sa propre société un personnage de comédie du type de Don Quichotte.

L’irréversibilité des processus n’a rien à voir ni avec l’irrésistibilité du progrès ni avec la fin de l’histoire, ni avec l’histoire comme cycle comportant en retour au passé.

Tous les processus sont des tendances, mais les probabilités statistiques élevées peuvent être traitées pratiquement comme des nécessités au vieux sens du terme.

Les processus irréversibles sont toujours des tendances.

Un processus de causation absolu « si … alors » suppose un « si » complet des conditions, mais souvent ce « si » est lui-même une multiplicité dynamique, un processus de synthèse de divers composantes et effets, une tendance.

Des probabilités statistiques élevées peuvent être traitées pratiquement comme des nécessités au vieux sens du terme, et cela n’a pas de conséquences sur le plan pratique.

La société amène à l’être réel les possibilités internes, immanentes (les orientations, les tendances, les déterminations ontologiques présentes) du mode d’être social. Les réactions humaines à une transition dans l’évolution peuvent se synthétiser parfois en facteur subjectif des bouleversements. Les processus irréversibles ne sont que des tendances. Des possibilités d’évolution peuvent favoriser ou freiner ces processus irréversibles, parfois même les exclure, mais jamais les produire obligatoirement, de manière mécanique.

Ontologiquement, la nécessité absolue est liée à des conditions déterminées. Quand ces conditions sont présentes et ont une faculté d’action suffisante, ces processus « si … alors » fonctionnent sans exception et absolument. Mais la plupart du temps le « si » est une multiplicité dynamique. La cause qui déclenche concrètement le processus, le « si » concret, est déjà un processus de la synthèse de composantes diverses et aux effets divers, ayant donc un caractère de tendance.

Un processus de causation que l’on avait considéré comme absolu peut s’avérer comme une tendance de probabilité statistique : le caractère du processus déclenché est transformé concrètement mais nullement l’objectivité qui lui revient dans la réalité tout entière. Et cela d’autant plus que dans des cas nombreux l’écart réellement perceptible du processus connaissable statistiquement de la tendancialité irréversible par rapport au processus mesuré précédemment à la manière causale classique est minime, n’entrant pas pratiquement en ligne de compte pour la praxis.

Le système solaire, en tant que processus irréversible, s’écarte d’une répétition absolue sans qu’il y ait de conséquence pour la praxis concrète.

Des probabilités statistiques élevées sont effectivement traitées dans la praxis comme des nécessités au vieux sens du terme, et ces transpositions n’ont dans de nombreux cas pas la moindre conséquence pour la praxis concrète.

La difficulté de reconnaître le caractère irréversible des processus.

La prédominance des phénomènes irréversibles (comme la constatation du caractère non statique mais processuel des phénomènes) s’impose dans les recherches particulières mais n’est pas reconnue dans les théories générales.

L’observation selon laquelle le « si » concret dans les liaisons « si … alors » qui apparaissent comme nécessaires et qui en réalité ne sont que des tendances avec un degré très élevé de probabilité, manifeste lui-même un caractère processuel, signale une propriété importante de l’être (la prédominance réelle des processus irréversibles) dont la conscience est entravée par des idéologies réifiantes pour les choses et les pensées de la vie quotidienne (ces mêmes idéologies qui considéraient l’être non comme une processualité mais comme statique). La prédominance des processus irréversibles n’est pas reconnue dans les théories générales mais s’impose dans les recherches particulières.

La priorité ontologique des complexes actifs (et des processus irréversibles qui les constituent) par rapport à leur élémentarité chosiste est facilement reconnue dans la nature organique.

La difficulté de reconnaître les caractères de totalité et de complexe des phénomènes existe moins dans le monde biologique dans la mesure où les phénomènes singuliers ont avec évidence ces caractères, et comme ces phénomènes ont une apparence de finalité, ils sont rangés dans un monde créé téléologiquement par un créateur surnaturel, et quand le créateur est supprimé, ces phénomènes sont rangés comme des complexes en interaction.

Ces conceptions – avec créateur ou sans créateur – peuvent servir de justification à des idéologies réactionnaires ou progressistes.

Dans la nature organique les phénomènes singuliers possèdent de manière évidente les caractères de complexe, de totalité, et de tels complexes, qui ont une finalité qui semble immédiatement évidente, sont facilement rangés à l’intérieur d’un monde créé téléologiquement : ces complexes sont des produits de positions conscientes d’un sujet créateur transcendant.

Il suffit de supprimer le créateur pour aboutir à la conception ontologique d’un monde d’interactions actives et passives entre des complexes, conception opposée aussi bien à la téléologie transcendante qu’aux doctrines atomistes, à la nécessité mécanique et au monde rigoureusement newtonien de la Critique de la raison pure.

Une telle conception peut facilement se transformer en idéologie arbitraire et réactionnaire : Ménénius Agrippa utilise la solidarité des membres et de l’estomac pour prôner la solidarité de la plèbe et du Sénat.

Dans les idéologies des classes dominantes des sociétés précapitalistes, l’essence et les formes de la société, si elles ne sont pas d’origine divine, reposent sur des suggestions inspirées « d’en haut » de héros conçus comme leurs créateurs et fondateurs : des observations justes sur la nature de complexe de la société sont subordonnées aux raisonnements transcendants ou téléologiques.

La reconnaissance du caractère de complexe de l’être social peut donc être mise au service d’entreprises idéologiques fondées sur la transcendance et réactionnaires sur le plan socio-politique.

Ainsi des théories « organiques » de l’État formulées par le Romantisme, qui visent à repousser toute réforme comme contraire à la nature de l’être social, un être de nature « organique », et à la nature des choses. Une observation correcte du point de vue de l’être en général du caractère fondamental de complexe de phénomènes biologiques et sociaux dégénère en une idéologie régressive, et même l’observation perd toute validité ontologique en étant incorporée à un système complètement différent d’explication du monde.

Bien sûr il y a les tentatives de compréhension correcte de l’idée de complexe, tentatives qui se limitent souvent au pur constat de l’état de fait et ne favorisent qu’indirectement les tendances à proposer une doctrine plus universelle de l’évolution.

La reconnaissance dans la nature inorganique et pas seulement dans la nature organique de la processualité et de la priorité des complexes actifs par rapport aux éléments ouvre la voie à la conception de l’histoire comme principe de tout être.

La priorité de la processualité et la priorité des complexes actifs par rapport à leur élémentarité chosiste se manifestent dans les recherches atomiques ou astronomiques c’est-à-dire dans la nature inorganique.

La nature dans son ensemble, et pas seulement la nature organique, devient donc un processus irréversible qui se réalise sous la forme de complexes processuels qui dans leurs processus s’influencent plus ou moins mutuellement.

L’être est désormais conçu comme à la fois unitaire et différencié en diverses sphères ontologiques, en divers niveaux ontologiques qualitativement distincts, des sphères ou des niveaux qui ne sont pas simplement juxtaposés dans leurs différences qualitatives mais en interaction selon un processus unitaire irréversible d’engendrement réciproque, selon un processus historique, unitaire malgré les différences et les oppositions.

Pour exercer un effet véritable sur les conceptions de l’être et en arriver à une ontologie unitaire, la priorité ontologique des complexes actifs par rapport à leur élémentarité chosiste doit s’affirmer également dans la connaissance de la nature inorganique. La recherche atomique démontre cette priorité ontologique du complexe dynamique par rapport à ses propres « éléments », ce qui n’est possible que parce qu’elle conçoit l’être comme un processus irréversible. La nature inorganique est un processus essentiellement irréversible qui se réalise concrètement sous la forme de complexes processuels qui dans leurs processus s’influencent plus ou moins l’un l’autre.

Il est désormais possible de concevoir les différentes sphères de l’être, de concevoir l’être comme à la fois unitaire et différencié, différencié en divers niveaux ontologiques qualitativement distincts. Tant que l’on ne conçoit ces sphères que comme simplement juxtaposées dans leur différence qualitative, on ne peut comprendre ni leur unité ni leur différence : seule la connaissance de la priorité des complexes par rapport aux éléments permet de comprendre les interactions, seule la priorité ontologique des processus irréversibles permet de penser la différence ontologique de ces sphères comme un processus unitaire lui-même irréversible d’engendrement réciproque, ce qui dans une statique « chosiste » semble inexplicable.

Nous avons donc un processus historique en dernière instance unitaire malgré les différences et les oppositions singulières. Tout mode d’être naît à partir du grand processus irréversible de l’histoire du monde. L’histoire est le principe fondamental de tout être, dans sa genèse, dans son être présent et dans les tendances de son développement ultérieur, dans ses perspectives.

L’essence de l’histoire, des luttes politiques et du développement du genre humain est dans l’économie, dans le travail.

Selon la nouvelle conception de l’histoire comme construite par le travail des hommes et du travail comme construisant la biographie de chaque homme, l’homme dans l’histoire est le résultat de son travail, et l’affirmation par l’homme de son être en tant qu’être générique n’est possible que s’il réalise la totalité de ses forces génériques, ce qui suppose l’action commune des hommes dans l’histoire.

Le développement économique est par conséquent le fondement ontologique de la genèse et de l’autoréalisation de l’homme comme être générique, le fondement philosophique de toute politique active, le fondement de tout phénomène social.

Hegel saisit l’essence du travail et conçoit l’homme comme le résultat de son propre travail. Le rapport réel actif de l’homme à lui-même en tant qu’être générique, autrement dit l’affirmation de son être en tant qu’être générique réel, en tant qu’être humain, ne devient possible que si l’homme réalise effectivement la totalité de ses forces génériques – ce qui présuppose l’action commune des hommes qui constitue le résultat de l’histoire.

Le développement économique est ainsi, pour le jeune Marx lecteur de Hegel, le fondement ontologique de la genèse et de l’authentique autoréalisation de l’homme comme être générique.

La pseudo coupure épistémologique procède des intérêts d’un pragmatisme tactique et bureaucratique ignorant (Althusser).

Les intérêts d’un pragmatisme tactique et bureaucratique ignorant opposent le jeune Marx au Marx de la maturité.

Le fondement philosophique d’une politique active est dans l’économie : seuls les intérêts d’un pragmatisme tactique et bureaucratique ignorant opposent le jeune Marx « philosophe » du Marx « économiste » de la maturité.

La continuité de la problématique et de la méthode n’est jamais interrompue chez Marx. Au contraire la possibilité méthodologique de fonder correctement dans l’économie tout phénomène social est impensable sans les acquis ontologiques du jeune Marx.

La nécessité du débat sur l’ontologie du marxisme, et le refus du stalinisme existentiel de l’engager : dans ses œuvres de maturité, Marx est fidèle à son engagement philosophique et ontologique de jeunesse.

Marx adopte un mode d’exposition nouveau où le soubassement ontologique général est exprimé de manière parcimonieuse et présenté comme une évidence.

Il s’agit de diffuser dans les masses les résultats du travail de fondation philosophique et ontologique : le mouvement ouvrier doit réaliser la généricité de l’homme.

La période stalinienne (toujours continuée et pratiquement dominante) néglige les discussions nécessaires sur la fondation philosophique et ontologique.

Après le Manifeste du parti communiste, apparaît chez Marx un mode d’exposition nouveau. La tâche première est la diffusion parmi les masses des résultats du travail de fondation philosophique et ontologique.

Sur la base de luttes quotidiennes, concrètes et actuelles, d’ordre économique et politique, le mouvement ouvrier révolutionnaire doit obtenir le devenir-homme de l’homme, réaliser la propre généricité de l’homme.

Les résultats factuels de la période de jeunesse demeurent le fondement théorique mais ils sont présentés concrètement de telle sorte que le soubassement ontologique général n’est exprimé que de manière extrêmement parcimonieuse : la suprématie, à l’origine fondée ontologiquement, de la dimension économique dans la pratique sociale des hommes se présente comme base nécessaire évidente de leur action sociale et donc comme base ultime de toutes les activités humaines, et cela sans argumentation détaillée d’ordre ontologique.

La réduction de l’expression n’entre pas en contradiction avec l’argumentation originelle plus ample.

La période stalinienne a négligé de publier les versions originelles du Capital.

Le développement du mouvement ouvrier confirme le bien-fondé de ce changement du mode d’exposition : les écrits de Marx obtiennent une diffusion et une influence de masse dont des œuvres d’un niveau scientifique semblable ne se sont pas approchées.

Les marxistes ne parviennent pas à maintenir l’ontologie du marxisme.

La polémique des partisans du marxisme contre leurs adversaires et peu ou prou déterminés par le point de vue, la méthode, etc. de ces adversaires, par les questions du présent, les méthodes et les thèmes immédiats.

Marx parvenait à fonder sur une connaissance économique scientifique une politique réaliste des luttes quotidiennes dans le contexte de la société capitaliste, tout en esquissant une perspective dite socialiste de renversement du capitalisme, une perspective de l’hominisation de l’homme, aliéné à lui-même dans la société de classes, une perspective des luttes dans l’histoire universelle, et il parvenait à cela non seulement par un pathos réaliste exaltant mais aussi par la réalité évidente de l’exploitation capitaliste de l’époque.

Ce développement amène au premier plan de l’actualité des problèmes d’un tout autre ordre.

Les mouvements de masse sont continuellement contraints de se confronter idéologiquement à leur environnement, soit en raison d’opinions divergentes à l’intérieur du mouvement lui-même (doutes, polémiques, etc. de droite ou de gauche) soit en raison de controverses politiques, scientifiques, philosophiques avec des courants importants du monde bourgeois.

Cela implique, pour la progression du marxisme comme philosophie d’introduction théorique à la praxis et comme idéologie de changer son mode d’exposition : toute polémique, qu’elle soit dirigée vers l’extérieur ou davantage vers l’intérieur, est peu ou prou déterminée par le point de vue, la méthode, etc. de l’adversaire.

Le contenu des polémiques se concentre sur des questions du présent, éloignées de l’époque de la genèse du marxisme, et les méthodes et thèmes immédiats sont détachés de la thématique et des méthodes originelles du marxisme.

Marx parvenait dans ses œuvres de la maturité à exposer la critique des sociétés de classe, les perspectives de la lutte contre ces sociétés et les perspectives de leur renversement par le socialisme de telle manière que puissent s’y exprimer, avec un pathos réaliste exaltant, aussi bien le réalisme d’une politique construite scientifiquement sur la connaissance économique que la perspective socialiste, à l’échelle de l’histoire universelle, de l’hominisation de l’homme, aliéné à lui-même dans la société de classe, la forme de l’exploitation dans le capitalisme du dix-neuvième siècle contribuant à ce que l’effet de la méthode et de la perspective marxistes, même dans les conditions de la controverse intellectuelle, ne subisse aucune atténuation.

Le changement à bas bruit du fondement ontologique des marxistes.

Les marxistes procèdent à un changement non exprimé de fondement ontologique quand les conflits quotidiens deviennent l’objet unique des discussions, quand les faits et les rapports mis en évidence pour fonder la praxis deviennent déterminants dans l’immédiat, quand les questions de la genèse, de la perspective historique mondiale et des positions de luttes qui en procèdent sont renvoyées à des discussions ultérieures éventuelles, quand les questions relatives aux conceptions du monde se contentent de recourir au matérialisme ancien pour soutenir l’objectivité du monde ou à une certaine forme de sociologie pour soutenir le primat de l’économie dans les développements sociaux.

Alors que Marx, partant des grandes questions philosophiques de principe, parvenait à l’élaboration scientifique exacte des luttes quotidiennes avec leurs perspectives dans l’histoire universelle, l’immense majorité des partisans de sa théorie considère que la connaissance des faits et des rapports mis en évidence par Marx pour fonder la praxis sont déterminants dans l’immédiat et que les grandes questions de la genèse, de la perspective historique mondiale et des positions de luttes qui en procèdent ne constituent qu’un arrière-plan de cette connaissance, un arrière-plan à élaborer éventuellement dans un second temps.

Il s’agit d’un changement de fondement : les conflits quotidiens les plus divers, dans lesquels les conséquences pratiques des fondements du marxisme sont évidemment approuvés par ses partisans et rejetés par ses adversaires, deviennent l’objet des discussions.

Quand les controverses concernent des questions relatives aux conceptions du monde, il ne semble pas toujours nécessaire de revenir au principe : face à la contestation de l’existence matérielle objective des phénomènes naturels, les arguments anciens sur le matérialisme semblent suffisants, ou bien face au refus du primat de l’économie dans l’existence et le développement sociaux, les preuves « sociologiques » et non ontologiques semblent suffisantes, etc.

L’abandon de la perspective révolutionnaire par le mouvement ouvrier : « le réformisme » et la capitulation lors de la première guerre impérialiste.

La perspective socialiste paraît être un but très lointain.

Le mouvement ouvrier perd de vue la perspective révolutionnaire (c’est-à-dire le bouleversement ontologique marxien de l’image du monde) et ne s’occupe plus que des réformes.

Le mouvement ouvrier devient une puissance sociale réelle à une époque où la révolution socialiste prend pour les masses et d’importantes couches dirigeantes le caractère d’un but final éloigné. La lutte pour les réformes (la lutte pour la réduction des horaires de travail, etc.), à partir des déplacements théoriques dans le changement du fondement ontologique, n’est plus considérée comme un pas en avant vers le bouleversement complet. L’élément unifiant du bouleversement complet s’efface peu à peu dans les mouvements concrets et même disparaît entièrement dans des couches sociales vastes et influentes.

Le bouleversement ontologique de l’image du monde accompli par Marx, l’ontologie originelle de Marx, malgré les tentatives pour s’opposer à la pénétration du néokantisme, du positivisme, de l’idéalisme et du mécanisme dans la structure de l’image du monde marxien, disparaît presque entièrement de la conscience des protagonistes, partisans ou adversaires.

Au sein du mouvement ouvrier, le développement théorique entraîne la capitulation de la social-démocratie lors de la première guerre impérialiste.

Revenir à l’ontologie de Marx.

La tâche actuelle des marxistes est de revenir pratiquement et théoriquement à Marx et à ceux qui sont restés fidèles et ont développé son ontologie.

Il faut pour cela critiquer le stalinisme existentiel (priorité de la tactique dans la pratique sociale, remplacement des principes fondamentaux par des considérations ponctuelles, développement de la théorie et de la praxis selon des intérêts tactiques et bureaucratiques, rectifications du marxisme par la « coupure épistémologique » mettant comme scientifiques les seules œuvres de la maturité, châtrant le marxisme de ses fondements ontologiques) mais aussi critiquer le néopositivisme, la soi-disant nécessité de désidéologiser les connaissances, la soi-disant fin histoire dans le système capitaliste, autant de tendances qui chosifient un être qui ne peut exister que sous forme de complexes processuels, dynamiques, et qui font la promotion du déterminisme causal strict pour des processus qui ne peuvent être qu’irréversibles.

Ce développement théorique exacerbe les contrastes qui apparaissaient déjà à l’intérieur du marxisme avec d’un côté l’embourgeoisement théorique et de l’autre côté un bolchevisme qui renouvelle surtout dans la pratique mais aussi par quelques aspects théoriques (continués dans les années 20 en particulier par Gramsci) les tendances historiques du marxisme, surtout dans la concrétisation des tendances à l’humanisation réelle de l’espèce humaine, côté qui trouve une fin prématurée avec l’hégémonie de la déformation tactique-bureaucratique du marxisme par Staline.

La tâche actuelle des marxistes est de ressusciter la méthode authentique, l’ontologie authentique de Marx : c’est l’unique voie théorique possible pour penser le processus de l’hominisation de l’homme, du devenir du genre humain, sans aucune transcendance et sans aucune utopie.

Il faut reconnaître que la conception chosiste de l’être est remplacée par la priorité ontologique dans l’être des complexes, et que la simple explication causale des processus dynamiques est remplacée par leur irréversibilité tendancielle, ce qui suppose de critiquer le néopositivisme, la prétendue désidéologisation des connaissances sur le monde, la présentation de l’actuel système de l’ordre économique et social manipulé comme l’ultime accomplissement des possibilités humaines, la conception de la fin de l’histoire qui aurait déjà commencé à disparaître d’elle-même, mais aussi la critique de principe des soi-disant innovations et acquis de la période stalinienne dans les interprétations du marxisme, la critique de la priorité de la tactique dans la pratique sociale qui remplace les principes fondamentaux par des considérations ponctuelles.

Il n’est pas vrai qu’un être sans détermination, un non-être produit par l’abstraction de la pensée, puisse par l’opération purement logique de négation déterminer l’être réel.

L’être au point de départ de son évolution contient toutes les déterminations qu’il va manifester progressivement.

La pensée peut faire abstraction des déterminations de l’être, poser l’abstraction d’un être dépourvu de déterminations, et faire à partir de là des opérations rationnelles par la pensée, en particulier l’opération de négation.

La négation est une détermination de la pensée, une opération idéale, une opération logique qui nie par la pensée une affirmation fausse, par exemple l’attribution d’un être à quelque chose qui n’existe pas.

Hegel développe et détermine l’être réel par une négation portant sur l’être dépourvu de toute détermination.

Pour Marx l’être au point de départ contient déjà toutes les déterminations de son être : ses déterminations ne se déploient pas progressivement à partir de son concept abstrait mais font partie dès le départ de son être même.

Un être non objectif est un non-être : un être dépourvu de déterminations n’est pas un être, ce qui n’exclut pas que la pensée dans les opérations logiques puisse faire abstraction des déterminations de l’être, poser le concept d’un être dépourvu de déterminations et effectuer dans des circonstances données des opérations idéales rationnelles dont les résultats indirects peuvent contribuer à éclairer l’être lui-même.

Une seule chose est impossible : développer un être réel à partir d’un concept de l’être vidé de son contenu par la logique par une simple inversion idéelle du processus d’abstraction décrit ci-dessus, comme le fait Hegel. Le moment de la négation serait le moment de la détermination de l’être.

La négation occupe une fonction éminente en tant que détermination de la pensée, mais elle ne peut être que cela et rien d’autre.

La négation dans son sens réel est une opération purement idéale, une opération logique : nous nions par la pensée une affirmation fausse ou l’attribution d’un être à quelque chose qui n’existe pas ou ne peut absolument pas exister (le dragon à sept têtes). Nous restons strictement à l’intérieur du domaine de la pensée.

Pour Spinoza, il n’y a pas de figure dans la matière indéfinie, dans la substance (seule existante) mais seulement comme limitation d’un corps fini dans le domaine des corps finis : la figure comme limitation est une négation. La négation (qui est de fait une détermination de la pensée et seulement de la pensée) est donc un attribut de la substance. Les déterminations ontologiques concrètes d’un étant singulier constituent la forme de cet étant. La substance, c’est-à-dire la totalité réelle de tout ce qui est concrètement est au-delà de toute concrétude et ne possède donc pas les déterminations ontologiques concrètes, les formes. La figure (la négation, la limitation) d’un étant exprime le rapport d’un étant singulier aux autres étants.

Selon Spinoza, la pure matière considérée comme indéfinie ne peut avoir de figure : il n’y a de figure que dans les corps finis et limités. Si on perçoit une figure, on conçoit donc une chose limitée. Cette détermination de la figure n’appartient pas à la chose en tant qu’elle est, qu’elle existe : cette détermination de la figure au contraire indique à partir d’où la chose n’est pas. La figure n’est autre chose qu’une limitation et, toute limitation étant une négation, la figure ne peut être qu’une négation. La pensée est un attribut de la substance. La substance existante, l’être compris comme l’univers tout entier, est un au-delà de toute concrétude, de tout processus. Si l’univers spinoziste constitue la totalité réelle de tout ce qui est concrètement, on peut se demander si cette totalité possède encore les déterminations ontologiques concrètes, la forme, des étants singuliers. Avec ce présupposé ontologique, la forme, le mode d’être de la singularité, peut être conçue comme négation. Si la totalité n’a pas de figure, la négation comme moment de détermination de la figure de toute chose finie exprime le rapport de tout être singulier à l’être-autre des autres étants.

Les opérations logiques de détermination et de négation, constitutifs de toute connaissance, font partie de la préparation cognitive de tout travail et de toute praxis, mais elles n’ont rien à voir avec une quelconque transformation de la réalité comme le font ce travail ou cette praxis.

Chaque moment de la praxis est précédé d’une décision alternative, précédée elle-même par la vision de la situation formulée sous forme d’une question et par la recherche d’une réponse logique qui s’exprime le plus souvent comme réponse affirmative ou négative, comme un « oui » ou un « non », comme détermination ou négation, comme positivité ou négativité, mais cette dualité logique ne peut constituer une base pour un élargissement ontologique, cette détermination ou cette négation logiques n’ont rien à voir avec la transformation de la réalité par la praxis bien qu’elles fassent partie de ses présupposés décisifs indispensables, de sa préparation cognitive (le travail comme la détermination des moyens de travail sont impossibles sans connaissance c’est-à-dire sans détermination et négation).

En un sens pratique, l’être social et la vie quotidienne foisonnent de faits, de processus, de rapports dans lesquels la négation est employée en un sens beaucoup plus large mais dans les faits absolument impropre.

Chaque moment de la praxis est précédé d’une décision alternative : l’homme qui agit voit dans chaque situation analysée une question qui déterminera son action et à laquelle il cherche à donner une réponse, une réponse qui s’exprime le plus souvent comme affirmative ou négative. Dans la masse des décisions, l’expression se cristallise en une dualité du « oui » du « non », ce qui suscite l’apparence que cette dualité serait en mesure de constituer une base pour l’élargissement ontologique de la dualité logique de la détermination et de la négation, de la positivité de la négativité.

Mais la détermination et la négation logiques n’ont rien à voir avec la transformation de la réalité par la praxis bien qu’elles fassent partie de ses présupposés décisifs indispensables. Même le travail le plus élémentaire est impossible sans connaissance (détermination et négation). Cela vaut aussi pour le processus du travail lui-même, où la connaissance des moyens, des procédés est indispensable.

Du point de vue du rapport entre la préparation cognitive et l’exécution pratique, il n’y a pas de différence de principe ni en termes ontologiques ni en termes logiques entre les réflexions des ancêtres de l’homme dans la période de l’apparition du travail et le travail sophistiqué des usines modernes. On peut donc décrire de manière abstraite et générale les types principaux d’une telle négation logique, indispensable pour la praxis, mais par essence différente de la praxis.

L’affirmation et la négation dans la praxis ou les attitudes (ce qui n’a rien à voir avec l’affirmation et la négation logiques) sont des expressions interchangeables manifestant un degré d’émotivité (tolérance, enthousiasme/aversion, destruction).

L’affirmation ou la négation d’une attitude, d’un comportement ou d’une praxis face à un être, l’approbation ou le refus de ce qui peut arriver, la décision de punir ou de ne pas punir un individu, la décision de conserver, de modifier ou d’abolir une institution ne concernent pas l’objectivité ou l’existence de l’être, de l’individu ou de l’institution, mais ce qu’on veut faire par notre praxis de cet être, de cet individu ou de cette institution, le devoir-être pour nous de cet être, de cet individu ou de cette institution, la manière que nous devons nous rapporter à cet être, à cet individu ou à cette institution dont les existences sont inquestionnées.

Ainsi la volonté d’abolir la féodalité présuppose l’existence de celle-ci.

L’affirmation ou la négation dans le cadre de la praxis n’apparaissent pas sous leur forme véritablement logique mais comme un degré émotif dans une échelle d’attitudes, la négation allant de l’aversion jusqu’au désir de destruction, l’affirmation allant de la tolérance à l’enthousiasme.

L’affirmation et la négation dans l’attitude ou dans la praxis sont interchangeables, elles n’ont aucun rapport avec l’acte de la décision alternative ni sur le plan logique ni sur le plan ontologique : ce sont des formes réversibles d’expression.

Le « oui » et le « non » de la praxis en général sont cependant d’une nature différente : ils sont toujours confrontés à une structure concrète de l’être (la nature, la société ou leur interaction). Sur la base d’une connaissance plus ou moins adéquate on se pose la question : comment nous comportons nous par rapport à la spécificité de cet être ? Et ce comportement pratique par rapport à l’être en tant qu’objet donné de la praxis concrète est indissociable de l’acte d’évaluation.

Il s’agit ici seulement de préparer l’affirmation ou la négation, il s’agit en particulier de l’attitude d’approbation ou de refus de la part de celui qui exécute la décision alternative sur ce que doit advenir un donné. Le père doit décider de punir ou non son fils. Un parti délibère pour savoir si telle institution doit être conservée, modifiée ou abolie.

Le oui ou le non ne concerne pas la nature de l’être, son objectivité, mais le devoir-être d’un être concret à créer par la praxis, ce qui présuppose à la fois un être qui existe déjà d’une manière ou d’une autre et la manière dont l’homme en prenant connaissance de cet être existant doit s’y rapporter.

La décision ne porte absolument pas sur une question d’existence mais sur l’attitude de l’homme dans sa praxis face à un donné dont l’existence inquestionnée constitue le présupposé ontologique de toute décision alternative normale sur le fait de savoir si ce donné doit ou non exister.

Ainsi une praxis visant à abolir quelque chose qui ne doit pas être reconnaît par ce fait même l’existence de cette chose : un républicain ne nie pas l’être de la monarchie mais son devoir-être.

L’affirmation et la négation n’apparaissent jamais dans leur forme véritablement logique, simplifiée et abstraite, mais comme des moments concrets d’un processus concret plus vaste : l’échelle de la négation va de la version éventuellement tacite en passant par une tolérance indifférente jusqu’au désir de destruction totale de l’être en cause. Réduire ces attitudes à une abstraction ou à une négation abstraite reviendrait à falsifier leur être concret.

De plus les expressions affirmer et nier qui dans les contextes réellement logiques incarnent l’être réel des énoncés en question sont dans ce champ de simples expressions linguistiques, parfois seulement émotives, qui peuvent manifester quelque chose du fondement cognitif de la décision mais qui au sens de l’univocité nécessaire sur le plan logique sont insignifiantes et même réversibles : « je ne veux pas voler » affirme la même chose que « je veux obéir aux lois en vigueur ».

La forme linguistique de la négation n’a pas de rapport avec l’acte de la décision alternative ni sur le plan logique ni sur le plan ontologique : toute décision alternative peut être exprimée sous forme affirmative ou négative sans que cela change le contenu.

Ainsi le couple d’opposés affirmation-négation passe d’une détermination d’opposition réelle à une métaphore de prises de position souvent simplement émotives.

Tandis que sur le plan logique le « oui » et le « non » ont une univocité de sens déterminée avec une exactitude extrême, ici se déploie une échelle de nuances affectives qui va, par exemple dans l’affirmation, de la simple tolérance jusqu’à l’enthousiasme et, dans la négation, de l’aversion qui souvent confine à l’indifférence jusqu’au désir d’anéantissement. Ces nuances ne sont pas sans importance puisque de telles métaphores décident du résultat de la décision alternative.

Nécessité de faire des bonnes généralisations, des « abstractions rationnelles ».

Il n’y a pas de négation dans l’être : il s’agit d’une abstraction non rationnelle, c’est-à-dire d’une généralisation qui n’est pas obtenue à partir de l’être même.

En l’occurrence l’abstraction logique de la négation dont le domaine de validité est la pensée est appliquée de l’extérieur et de manière arbitraire à l’être de la nature ou à l’être social, si bien que sa légitimité ne peut être « prouvée » que par des « exemples » pris dans ces deux êtres, des exemples où en réalité on ne trouve aucune négation.

L’abstraction de la lutte des classes fait abstraction d’un nombre élevé de particularités concrètes.

La bonne généralisation fait abstraction d’un nombre élevé de particularités concrètes de chacun des processus qui fait l’objet de la généralisation, mais de telle façon que chacun des processus en question possède les déterminations ontologiques particulières qui justifient, qui caractérisent cette généralisation.

Ainsi les processus de la géologie et de l’histoire peuvent être catégorisés sous l’abstraction « processus irréversible » dans la mesure où chacun de ces deux processus est irréversible.

On ne peut trouver de négation et à plus forte raison de négation de la négation dans l’être même. Il n’y a que la mort tout au plus, en tant que fin de tout processus de reproduction de l’organisme, qui puisse être considérée comme négation de la vie puisque le complexe entier de l’organisme cesse de fonctionner, et que par là toutes ses composantes matérielles deviennent de simples matières dans la nature inorganique.

« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes » est une abstraction obtenue à partir du processus réel, une généralisation. Dès le début les auteurs en limite la validité à une phase déterminée du processus : l’avenir du communisme pourrait produire l’invalidation de cette généralisation et sur le plan ontologique cette généralisation a un début réel dans l’histoire réelle de l’espèce humaine. Quand on dit que la Commune de Paris a été une lutte de classe, il n’est pas toujours nécessaire d’évoquer de manière concrète ses traits particuliers. Cependant, si ces traits particuliers étaient mentionnés, ils ne mettraient en lumière aucun côté absurde de la généralisation. La lutte des classes est une abstraction rationnelle, une généralisation obtenue réellement à partir de l’être même. Si je rassemble la Commune de Paris et la révolte de Spartacus le concept général de lutte des classes, je fais abstraction d’un nombre élevé de particularités concrètes mais les deux processus possèdent les déterminations ontologiques particulières qui justifient cette généralisation.

Je peux dire que la géologie montre l’irréversibilité des processus naturels avec la même évidence que l’histoire de France montre l’irréversibilité des processus historiques : les moments concrets particuliers des deux groupes de phénomènes n’ont rien à voir entre eux, mais l’irréversibilité du processus constitue dans les deux cas le fondement réel des particularités en question.

La pseudo-loi générale de la négation dans la réalité n’a pas été tirée du développement de l’être lui-même mais a été appliqué arbitrairement, à partir d’un domaine entièrement différent (le domaine logique de la pensée), à n’importe quel être, « du dehors ».

La critique ontologique des constructions intellectuelles logiques, gnoséologiques, méthodologiques, est décisive.

La construction logiciste de Hegel des problèmes de l’être (pour parachever sa construction systématique) ne peut pas être rendue plausible au moyen d’exemples tirés de la nature ou de la société.

Un être n’est déterminé que par la totalité de ses déterminations.

Un être n’est déterminé que par la totalité de ses déterminations, la totalité de ses aspects.

Un être indéterminé ou un être déterminé par une partie seulement de ses déterminations n’est pas un être mais un produit mental.

Pour les besoins intellectuels ou pratiques il peut être nécessaire de faire abstraction de certaines déterminations de l’être considéré, opération logique qui ne transforme pas cet être.

La dialectique marxienne est ontologique par essence. Les problèmes des catégories de l’ontologie de Marx constituent une nouveauté.

La première observation ontologique fondamentale est le fait que l’être ne peut être considéré comme être que lorsqu’il est objectivement déterminé sous chaque aspect. Un être indéterminé n’est qu’un produit mental. Seule la totalité des déterminations fait de l’être ce qu’il est.

Pour la maîtrise intellectuelle ou pratique d’un étant il peut être utile et même inévitable de faire abstraction de certaines déterminations, mais cette opération d’abstraction ne doit pas provoquer de transformation dans l’étant en question.

Les catégories sont des formes de l’être.

Les catégories, au-delà de leur apparence immédiate de reproduction de l’être en soi, sont des déterminations de l’existence, des formes de l’être.

Les catégories sont importantes puisqu’elles constituent la connaissance des étants, connaissance nécessaire à toute position téléologique.

Il est difficile de distinguer sans un recours à l’ontologie ce qui relève de l’être en soi, des déterminations existantes en soi, et ce qui relève des procédures techniques.

La deuxième observation ontologique fondamentale, liée à la précédente, est que les catégories sont des formes de l’être, des déterminations de l’existence.

Les catégories selon la théorie de la connaissance idéaliste ne seraient que des produits de notre pensée dans sa relation à la nature réelle de l’être, dans sa relation aux déterminations concrètes de cet être. C’est effectivement ce que sont les catégories immédiatement dans la mesure où elles sont des reproductions par la pensée de ce qui est ou de ce qui agit dans le processus du mouvement de l’être en soi, des reproductions de moments de l’être lui-même.

Cette inversion du rapport entre catégorie et être en général est importante car elle touche notre rapport pratique à l’environnement dans la mesure où toute position téléologique présuppose la connaissance d’un étant déterminé, catégoriellement déterminé.

On peut se demander si ces déterminations sont de purs produits de notre connaissance, appliquées à l’être selon les cas, ou si ces déterminations sont déjà totalement présentes objectivement dans l’être même, et seulement reproduites par le processus de la pensée de la façon la plus conforme possible. La clarté sur cette demande est d’autant plus importante que dans les diverses formes de praxis et dans la pensée qui lui correspond, des procédures sont appliquées qui sont fondées non sur les déterminations en soi mais sur les exigences des conditions d’exécution, des procédures techniques difficilement distinguables des déterminations existantes en soi si on se limite à la pure théorie de la connaissance ou à la méthodologie du domaine : seule la critique ontologique est en mesure de découvrir la nature réelle de l’être.

Les catégories sont en interaction et en mouvement irréversible (c’est-à-dire dans un processus historique).

Le monde n’est pas la dualité de choses ou d’idéaux réifiés et d’énergies immatérielles.

Le monde est formé de complexes avec des interactions internes et des mouvements prenant la forme de processus irréversibles c’est-à-dire historiques.

Les catégories sont en soi en interaction.

Ces interactions, subordinations, coordinations de catégories et leur regroupement cohérent en systèmes apparaissent dans la praxis comme évidentes mais les tentatives de synthèse, de résumé et de systématisation dans leur abstraction échouent à donner une image adéquate de la structure catégorielle réelle de l’être.

La troisième observation ontologique est que nous devons concevoir le monde non de manière dualiste, sous forme de « choses » (et aussi de productions idéales réifiées) et d’énergies « immatérielles », mais comme complexes dont les interactions internes et dont la dialectique du mouvement donnent lieu à des processus irréversibles c’est-à-dire historiques.

De cette nature de l’être résultent des problèmes catégoriels nouveaux, précisément des relations nouvelles des catégories entre elles. Dans le monde les interconnexions sont en soi. Ces interconnexions sont données avec une telle évidence dans la praxis que les problèmes de la coordination ou de la subordination des catégories ainsi que les problèmes permettant de poser des groupes cohérents et à partir de ces groupes des systèmes entiers apparaissent comme inévitables. Plus la liaison avec la praxis des interrelations catégorielles est immédiate, plus la spécificité dialectique de ces interrelations catégorielles retentit sur les tentatives de systématisation. Mais comme dans ces tentatives de systématisation il s’agit de synthèse intellectuelle de déterminations de la pensée, ces résumés abstraits échouent à donner une image adéquate de la structure catégorielle réelle de l’être.

Le jeu dynamique complexe et objectif des catégories.

Pour Hegel, les catégories ne sont pas subjectives mais objectives.

Les catégories sont des formes de l’être, des déterminations de l’existence.

Elles se manifestent dans l’interrelation des choses comme dans la praxis la plus élémentaire.

Les catégories forment des unités complexes, et elles sont capables d’évoluer et de changer les unes dans les autres.

Il s’agit pour Hegel de comprendre le problème de l’être en termes de processus : les rapports des catégories expriment quelque pressentiment des rapports ontologiques réels.

À partir d’un certain stade l’être est pourvu de déterminations concrètes. Ce stade de l’être est appelé essence de l’être. Il s’agit d’un être caractérisé par des déterminations, même si la catégorie est appelée détermination de la réflexion : en réalité il s’agit de catégories et de leurs relations entre elles et avec l’être dont elles sont les déterminations.

Le fait que les catégories se présentent au penseur n’impliquent pas que ces catégories sont à considérer comme appartenant au penseur, que ces catégories sont à considérer comme subjectives. Les catégories ne sont pas contenues dans la sensation immédiate. Les catégories sont réellement des formes de l’être, des déterminations de l’existence : leur spécificité s’affirme même dans la réaction la plus primitive à l’environnement, dans l’interrelation des choses, à plus forte raison dans la praxis la plus élémentaire.

Le fait que les catégories deviennent conscientes, qu’elles soient posées dans la pratique et dans la théorie, constitue un pas significatif au-delà de la simple immédiateté, mais tout être vivant accomplit son processus de reproduction en réagissant à ces déterminations ontologiques de manière réelle, relativement adéquate à la réalité.

Les catégories peuvent se présenter comme formes d’être de complexes processuels, mais jamais séparément, jamais fondées sur elles-mêmes, mais seulement les unes dans les autres. Ces formes, liées les unes aux autres, indissociablement coordonnées, expriment la complexité de leur fondation ontologique.

Ce passage de la choséité isolée au caractère complexe de l’être éveille l’intuition de la processualité des complexes : les catégories n’incarnent pas un être immuable mais doivent subir avec les changements des processus ontologiques des transformations essentielles sur le plan de la catégorialité.

Le couple forme/matière ou forme/contenu détermine tout étant.

Le couple de catégories forme/matière détermine tout étant, tout complexe processuel.

La matière est formée, la forme se matérialise.

La corrélation forme/matière se renouvelle en la corrélation forme/contenu.

Dans l’être social, il y a des formes qui posent consciemment et téléologiquement, et qui sont posées, dans le travail, dans la praxis, dans l’art, dans l’éthique, dans la pensée.

Ainsi la catégorie de forme apparaît comme moment de la différenciation ontologique de l’essence. Elle se concrétise dans la détermination double, coordonnée, de tout étant, comme couple de catégories forme/matière. Il s’agit d’une détermination réciproque inséparable et irrévocable de tous les complexes processuels. La matière doit être formée comme la forme doit être matérialisée, réaliser son identité dans la matière, en faire son habitat ou son réceptacle. Ce qui apparaît comme l’activité de la forme est en même temps le mouvement propre de la matière.

Le processus de développement suit son cours mais les complexes se conservent quoique pas au même stade de détermination : se produit une nouvelle corrélation plus élevée de la forme et du contenu dans laquelle le contenu ne peut apparaître que comme renouvellement de la corrélation précédente entre forme et matière. Désormais la forme est corrélative à ce complexe.

Dans le travail, dans la praxis, il y a des formes qui posent consciemment et téléologiquement. La corrélation entre forme et contenu, comme nouveau contenu, est en corrélation avec une telle forme qui pose et qui est posée, et cela pas seulement dans le travail et dans la praxis quotidienne mais aussi jusqu’aux expressions supérieures de la vie de l’humanité, la pensée, l’art, l’éthique.

Interrelation du tout et de la partie.

Le tout et la partie se conditionnent réciproquement. Le tout est l’unité d’une multiplicité diverse, hétérogène. Un tout peut devenir partie d’un autre complexe et une partie peut devenir tout.

La catégorie du tout et la catégorie de la partie se conditionnent réciproquement. Chacune est par elle-même une indépendance immédiate, une indépendance cependant médiatisée ou posée par l’autre. La choséité en soi unitaire et homogène disparaît de la doctrine des catégories. L’unité de la totalité est une unité d’une multiplicité diverse.

Si quelque chose constitue une partie, cela provient de la manière dont les moments de la diversité hétérogène se rapportent entre eux.

Il faut donc souligner la relativité extrême des complexes quant à leur existence autonome, quant à leur décomposition en nouveaux complexes : le moment qui fait fonction de partie peut entrer en liaison avec d’autres complexes en tant que totalité.

Il peut arriver qu’un tout s’insère comme partie dans l’interrelation d’un complexe plus vaste, et ainsi de suite.

Il y a le changement de forme et de structure dans la corrélation entre le tout et la partie lors du passage d’une sphère de l’être à l’autre.

Les parties d’un organisme considéré comme un tout ont une manière de se rapporter l’une à l’autre entièrement différente de la manière de se rapporter les parties entre elles dans un tout du monde inorganique où les parties sont des parties seulement dans leur unité et par rapport à cette unité, ne se comportant en aucun cas de façon indifférente.

Les relations des parties n’apparaissent que chez ceux qui étudient scientifiquement ce mode d’être.

La dialectique de la continuité et de la discontinuité existe dans tous les mouvements processuels irréversibles, c’est-à-dire pour tous les êtres.

Il y a et il y a toujours eu (il ne faut pas attendre la construction des catégories par la pensée) dans tous les processus irréversibles la dialectique de la continuité et de la discontinuité.

Il n’y a pas de continuité dépourvue de moment de discontinuité et aucun moment de discontinuité qui rompe totalement la continuité.

Si on considère l’histoire du monde comme l’expression ontologiquement adéquate de l’unité et de la synthèse des processus dans lesquels le présent et le passé deviennent pour nous, autant que possible, connaissables comme être, alors la continuité et la discontinuité, dans leur interdépendance dialectique et leur aspect contradictoire sont les catégories qui caractérisent le plus immédiatement et le plus nettement la nature du processus historique.

Comme les complexes, dont les interactions se manifestent dans leur mouvement processuel irréversible, sont en soi des compositions hétérogènes, ces processus ne peuvent montrer une similarité homogène.

La discontinuité est un des moments où cette interaction entre des composants, entre des processus partiels hétérogènes s’exprime. Le moment de la continuité ne peut cependant jamais être éliminé complètement : les deux catégories sont en relation réciproque permanente. Il n’y a aucun continuum qui soit dépourvu de moment de discontinuité et aucun moment de discontinuité qui rompe absolument et totalement la continuité.

Les processus concernant les espèces se déroulent de manière essentiellement continue : ce sont toujours des papillons qui naissent du processus d’accouplement des papillons. Mais ce processus en passe par l’œuf, la chenille et la larve, montrant la présence d’une discontinuité manifeste : ces étapes sont des composantes de l’autoreproduction du genre, des étapes qui doivent continuellement se substituer l’une à l’autre dans le chemin qui mène à la réalisation.

Le rapport entre continuité et discontinuité est un rapport fondamental pour le mouvement processuel de tout être.

La dialectique dans tout être du quantum et de la qualité (le quantum est déjà conscient dans l’organisme), et la transformation par la pensée de l’homme du quantum vers le concept de quantité.

Quand nous considérons une qualité (un quelque chose qui ne peut être que comme étant parmi de nombreux étants : nous considérons l’être de ce quelque chose comme être autre ou comme être pour autrui, etc.) nous arrivons à la pluralité (et même l’être pour soi, comme référence à soi-même, est « un » c’est-à-dire détermination quantitative).

La quantité existe dans la nature inorganique comme quantum, c’est-à-dire grandeur, poids, etc.

La quantité existe dans les organismes également sous forme de quantum, mais un quantum qui arrive à la conscience (la vache dans ses réactions distingue la mouche du loup).

Chez l’homme, la quantité existe d’abord sous forme de quantum : on distingue un veau d’une vache, on évalue à peu près correctement la taille d’un troupeau.

L’analyse idéale puis l’abstraction idéale produisent au cours de l’évolution sociale la forme abstraite généralisée du concept de quantité, ce qui constitue un progrès dans la maîtrise pratique de l’être par la pensée dans le processus d’échange organique de la société avec la nature c’est-à-dire dans le travail, dans la division du travail et dans la civilisation.

La qualité et la quantité comme catégories ne peuvent jamais ontologiquement apparaître séparément. Aucune catégorie qualitative ne peut faire fonction de détermination de l’être sans comporter déjà des déterminations quantitatives.

Si nous considérons quelque chose en rapport avec l’autre que lui (le quelque chose ne peut être quelque chose qu’en tant qu’étant parmi de nombreux étants), si nous considérons l’être de ce quelque chose comme être-autre, comme être pour autrui, etc., nous arrivons toujours à la pluralité comme mode d’existence. L’être pour soi – qui en est issu dans le traitement de la qualité – comme mode d’objectivité dans sa référence à soi-même est désigné comme « un » c’est-à-dire comme une détermination également quantitative.

Si la quantité est pensée non sous sa forme idéale hautement développée, déjà concevable mathématiquement, mais de la façon dont elle figure de fait dans l’être originel comme quantum, alors l’indissociabilité ontologique de la quantité et de la qualité se présente de manière évidente partout. Il ne saurait exister un objet qui ne s’incarne pas, et même de différentes manières (grandeur, poids, etc.) dans un quantum déterminé.

L’analyse idéale et l’abstraction idéale qui lui est liée produisent au cours de l’évolution sociale la forme abstraite généralisée sous forme du concept de la quantité, ce qui constitue un progrès dans la maîtrise pratique de l’être par la pensée dans le processus d’échange organique de la société avec la nature : l’évolution du travail, de la division du travail, etc. et donc la civilisation auraient été impossibles sans franchir ce pas.

Il faut constater au plan ontologique que la détermination originelle de chaque objet existant doit se présenter comme la catégorie du quantum concret objectif et non comme la quantité généralisée obtenue à partir de cette catégorie du quantum par la pensée et d’abstraction.

L’être d’un quelque chose est impossible sans l’être d’un autre que lui : une interaction ontologique entre les objets est impossible sans que s’affirme simultanément le rôle du quantum. La propriété du quantum, déterminant l’objectivité, est aussi indispensable à toute interrelation réelle entre des objets existants que leurs moments qualitatifs.

Le quantum réel concret des choses, des forces dans les processus de la nature inorganique détermine les processus sans la moindre conscience.

Ce même quantum détermine encore plus l’être dans les processus d’autoreproduction des organismes et laisse des traces dans une conscience qui n’est qu’un épiphénomène biologique (les réactions de la vache à une mouche ou à loup sont différentes : on ne peut nier que le quantum ne joue dans les deux cas aucun rôle dans l’objectivité du facteur perturbateur).

L’être humain est pratiquement en mesure de maîtriser des données quantitatives sans avoir nécessairement la moindre conscience de leurs caractères quantitatifs : on peut distinguer selon le quantum entre un veau et un bœuf et, sans être capable de compter, on peut estimer correctement des données quantitatives comme la taille d’un troupeau et le fait de savoir s’il est au complet.

L’approche de la réalité n’est possible que par le rapprochement des catégories en couple.

La réalité des complexes processuels est approchée par le rapprochement des catégories en couple de la réflexion : seul ce regroupement permet de parler de l’être existant réellement.

Ces catégories en couple n’agissent jamais séparément.

Ces catégories en couple subissent des changements quand elles figurent dans un nouveau type d’être.

Le regroupement catégoriel des catégories de la réflexion permet de parler de l’être existant réellement. La quantité et la qualité comme la forme et le contenu, la partie et le tout, etc., sont des catégories de complexes processuels.

Les déterminations les plus générales de l’être sont des moments des totalités que sont les complexes processuels.

Ces déterminations n’agissent jamais séparément mais toujours comme rapports réciproques des déterminations les plus générales de ces complexes processuels. Sans ces interrelations indissociables des couples de catégories, ces complexes processuels n’auraient jamais pu acquérir aucune détermination d’objectivité concrète.

Ces déterminations de la réflexion, puisqu’elles déterminent des rapports (certes très généraux mais très différents entre eux) des complexes engagés dans le processus, doivent être elles-mêmes nombreuses et différentes entre elles : ainsi elles subissent des changements quand elles figurent dans différentes formes d’être.

Le rapport du tout aux parties et vice versa se présente de manière très différente dans la nature organique et dans la nature inorganique.

La relation spontanée réciproque entre la forme et le contenu devient dans l’être social une mise en forme posée consciemment.

La quantité peut produire un changement de qualité et vice versa.

Une certaine quantité d’une grandeur d’un être comme l’eau (pression ou température de l’eau) peut changer la qualité d’un être comme l’eau (qualité liquide ou qualité solide).

Une certaine quantité dans un objet travaillé peut constituer un seuil au-delà duquel le travail n’est pas possible : l’acte de transformation qualitative de l’objet travaillé peut être exécuté à l’intérieur d’une limite supérieure et d’une limite inférieure.

Pour qu’un capital fonctionne selon sa qualité de capital, il faut un quantum minimum fonction de l’état de développement du capitalisme.

En deçà d’une certaine quantité, un acte conduit à la qualité de l’échec, au-delà de cette même quantité, il conduit à la qualité de la réussite.

La quantité et la qualité se convertissent de façon ininterrompue l’une en l’autre (comme la forme et le contenu) : l’eau passe de l’état liquide à l’état solide à des températures et des pressions atmosphériques variables.

Dans l’échange organique de la société avec la nature existent des limites supérieures et inférieures de la structure de la matière à l’intérieur desquelles un acte de ce processus peut être exécuté.

De même les propriétés de la matière peuvent être totalement appropriées ou totalement impropres à l’exécution pratique des positions téléologiques.

Au cours de l’évolution sociale apparaissent des problèmes de l’être qui produisent des transformations dans la praxis.

Ce n’est pas n’importe quelle somme qui peut faire fonction de capital : un quantum minimum est indispensable. Ce quantum de valeur n’est pas un point limite définitivement fixé mais est soumis en permanence à des changements historiques.

Deux mamelouks sont supérieurs à trois Français mais, du fait de la discipline de la cavalerie française, 1000 Français culbutent 1500 Mamelouks : la quantité détermine la qualité – échec ou réussite (cette quantité et cette qualité peuvent être des processus aussi dans la nature organique : il y a pathologie selon un seuil variable de la température corporelle).

L’historicité de tout être est la toile de fond de la genèse des différents types d’être les uns à partir des autres.

Il faut démontrer les principes qui constituent tout être : parmi ces principes, l’historicité c’est-à-dire le caractère irréversible des processus de l’être.

Ce n’est qu’à partir de ces principes que l’on peut correctement saisir les différences entre les sphères ontologiques, différences qui s’inscrivent elle-même dans un processus, l’être inorganique constituant le fondement du développement de l’être organique, tandis que l’être inorganique et l’être organique constituent la préhistoire de l’être social.

Il faut délimiter les situations ontologiques même si elles sont étroitement liées. Dans l’orthodoxie marxienne, par homogénéisation mécanique des catégories ontologiques, des lois ontologiques, etc. dans la nature et dans la société, on entendait comme dialectique de la nature un système unitaire, homogène, de la configuration ontologique (pourtant contradictoire) du développement de la nature et de la société.

Il faut imposer l’historicité (le caractère irréversible des processus de l’être) comme fondement de toute connaissance de l’être tout en observant avec attention les processus de développement dans leur inégalité. Ce n’est qu’en reconnaissant des principes démontrés comme principes unitaires et derniers de tout être que les différences entre les sphères ontologiques singulières sont correctement saisies, l’être inorganique et organique étant la préhistoire, conçue catégoriellement, de l’être social.

L’étude des catégories de la réalité est à l’ordre du jour.

Étudier dans la réalité le grand nombre des catégories et des formes de catégories, leur naissance, leurs effets, leurs interactions, leur structure, leur permanence et leur changement.

Il faut étudier la naissance et les effets des catégories, leur structure et leurs interactions, leur permanence et leur changement de telle façon qu’elles apparaissent comme des formes de l’être, des déterminations de l’existence, et avec l’espoir que cette question trouve des solutions théoriques correspondant encore mieux à la réalité. La proportion des changements de fonction des catégories qui se produisent à chaque passage dans un nouveau mode d’être est très grande. Les nouvelles formes des catégories, de leurs transformations et de leurs principes de transformation dans l’être social sont très nombreuses.

La fétichisation de la nécessité.

La nécessité est au début la manifestation de la transcendance divine et des tendances conservatrices de l’économie et de la superstructure aussi longtemps que la tradition sert de guide.

La fétichisation de la nécessité se retrouve chez Spinoza, Hegel et dans l’école de Marbourg, mais aussi dans la « loi d’airain des salaires » ou dans la théorie de la paupérisation.

Rickert ne voit pas de nécessité dans les sciences humaines et les positivistes n’abordent pas le problème, d’où le chaos ontologique de leurs recherches.

Marx critique le vieux concept de nécessité et oriente sa théorie vers les processus irréversibles, en soi saisissables seulement par approximation, en interrelations processuelles avec des complexes eux-mêmes processuels.

Dans toute vision religieuse du monde, la nécessité, comme essence et manifestation de la transcendance divine, joue partout un rôle privilégié. Cette position centrale de la nécessité est liée aux tendances conservatrices de l’économie et de la superstructure dans les sociétés précapitalistes. Aussi longtemps que la tradition sert de guide (dans l’économie et dans la superstructure), son exemplarité pour la praxis actuelle doit être fondée idéologiquement au moyen d’une forme quelconque de nécessité. Les philosophies modernes, appelés à consacrer idéologiquement la scientificité naissante et avec elle le progrès comme concept issu de la nouvelle économie, accordent une place centrale à la nécessité comme pouvoir dépersonnalisé qui domine le monde, remplaçant la détermination divine du monde par son autodétermination au moyen de la nécessité.

Chez Spinoza la nécessité décide de tout sur le plan catégoriel. Les lois de Dieu ne peuvent être transgressées. Toutes les choses sont déterminées par la nécessité de la divine nature.

Hegel assigne à la réalité, non plus conçue comme statique et éternelle mais comme une dynamique historique, la même nécessité absolue inébranlable. Le contenu de la logique est une présentation de Dieu, tel qu’il est dans son essence éternelle, antérieurement à la création de la nature et d’un esprit fini.

Pour l’école de Marbourg la nécessité reste le fil conducteur de toute connaissance scientifique tandis que chez Windelband et Rickert la nécessité est contestée dans le domaine de l’histoire. Le positivisme élimine l’être de l’image du monde, d’où un chaos subjectiviste dans la doctrine des catégories. Cette fétichisation de la nécessité persiste quand on parle de la loi d’airain des salaires ou de la paupérisation.

Marx oriente sa théorie, dans une critique de la vieille théorie des catégories et du vieux concept de nécessité, vers des processus irréversibles, en soi saisissables seulement par approximation, dans l’interrelation entre des complexes. La praxis socialiste correcte n’est possible que sur la base d’une telle position théorique.

Les opportunistes avec leur vision sociale déterministe ignorent la possibilité de la lutte des classes et de la violence sociale de déterminer les limites du surtravail. Les sectaires sont dans une lutte dont ils ne veulent pas discuter les fondements.

Le surtravail ne correspond pas à une loi d’airain mais, dans ses modalités, est le résultat de la lutte des classes.

Les lois de l’économie capitaliste ne peuvent que déterminer les limites supérieures et inférieures du surtravail, mais dans chaque cas la quantité de surtravail (la possibilité de le réduire ou d’en fixer des bornes) est déterminée par la violence sociale du moment.

La conception mécaniste absolutisante du développement socio-économique nécessaire limite ou freine toute praxis efficace et socialement universelle dans l’opportunisme (une telle conception du caractère nécessaire du surtravail ne peut comprendre que les propriétés réelles de l’économie capitaliste permettent la possibilité de luttes de classe pour limiter ce surtravail).

Le sectarisme met au premier plan le moment pratique subjectif en refusant de discuter de ses fondements ontologiques (qui sont dans la totalité dynamique du processus socio-économique).

Pour Marx, le surtravail est le résultat processuel de composantes étroitement liées mais en soi hétérogènes à l’intérieur d’un complexe social. Les lois intrinsèques de l’économie capitaliste ne sont en mesure de déterminer que les limites supérieures et inférieures du surtravail (pour les capitalistes ou pour les travailleurs, selon le cas acheteurs ou vendeurs de cette marchandise). Dans chaque cas, la quantité de surtravail est déterminée à la suite des luttes, par la violence sociale du moment. La lutte des classes surgit des lois du développement économique comme terrain nécessaire des résultats ontologiques concrets.

Celui qui pense que le surtravail a dans l’économie capitaliste un caractère nécessaire au vieux sens du terme ne peut comprendre que ce n’est qu’à partir des propriétés réelles de l’économie capitaliste que peut se déduire théoriquement et se réaliser en pratique la possibilité de la lutte des classes pour fixer des bornes au surtravail, pour le réduire, etc.

Savoir que l’être est un processus irréversible d’interrelations entre des complexes eux-mêmes processuels permet de parvenir à la position théorique la plus efficace d’une praxis correcte, à la fois fondée sur des principes et adaptable.

Les déviations opportunistes du marxisme renouent avec la vieille conception mécaniste absolutisante du développement socio-économique nécessaire (attitude théorique qui limite ou freine toute praxis réellement efficace, socialement universelle) tandis que les déviations sectaires isolent artificiellement le moment pratique subjectif de ses fondements ontologiques (attitude qui isole subjectivement de la seule base ontologique légitime c’est-à-dire de la totalité dynamique du processus socio-économique dans son ensemble).

La négation du hasard et de la contingence : fatalisme mécaniste, destin, prédestination.

L’absolutisation de la nécessité conduit à nier le hasard, à nier la contingence.

Tout d’abord il faut bien constater (c’est une constatation exacte) que ce qui s’est produit ne peut pas être changé, et comme on remplace dans l’ontologie la réalité par la nécessité, cette immuabilité du passé conduit à consacrer de manière transcendante la nécessité sous forme de destin ou de prédestination.

Ensuite – autre justification de la négation du hasard et de la contingence – les philosophes matérialistes croient constater que l’existence et la nature de tous les étants sont déduits nécessairement des précédentes configurations de l’être (si on appelle « rationnel » la nécessité, tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel), d’où un fatalisme mécaniste.

L’absolutisation de la nécessité amène à nier la possibilité objective de l’existence du hasard.

Il n’est rien donné de contingent dans la nature : tout y est déterminé par la nécessité de la nature divine à exister et à produire quelque effet d’une certaine manière. Il n’y a rien de contingent (Hegel).

Est nécessaire ce qu’il n’est pas possible d’empêcher : tout événement est un produit de la nécessité. Cela tient la constatation exacte que ce qui s’est produit ne peut plus être changé (Hobbes).

Du destin chez Homère à la prédestination chez Calvin, cet aspect, interprété en termes de téléologie transcendante, joue un rôle important dans les images religieuses du monde, car est donné un fait que personne ne peut contester : l’immuabilité pratique réelle de ce qui est advenu une fois et l’immuabilité de tout le passé, avec le remplacement dans l’ontologie de la réalité par la nécessité, reçoit une consécration transcendante.

Les observations des philosophes matérialistes de la nature selon lesquelles l’existence et la spécificité actuelles de tous les étants doivent être déduites nécessairement des précédentes configurations de l’être vont dans la même direction de consacrer la nécessité : ce qui est rationnel est réel et ce qui est réel est rationnel, « rationnel » ne se distinguant que sur un plan formel terminologique de la nécessité. Il en résulte un fatalisme mécaniste qui s’applique aussi bien à la spécificité des manifestations de la vie quotidienne qu’aux faits et aux événements les plus importants de la nature et de la société.

Ne reconnaître qu’une contingence provisoire : le fétichisme de la nécessité n’est pas abandonné.

Parmi les fétichistes de la nécessité, il y a ceux qui reconnaissent la contingence de certains phénomènes dans la mesure où ces phénomènes ne sont pas encore déterminés par la connaissance et par la pratique du moment, mais ils croient que cette indétermination sera levée par l’évolution des connaissances et de la production économique. On peut y voir un progrès vers la compréhension correcte de l’être comme processus ou bien un sacrilège du fétichisme de la marchandise.

Parmi ceux qui affirment faussement l’inexistence du hasard et de la contingence d’un phénomène, il y en a qui affirment que, dans la mesure où on est ignorant relativement des forces qui le meuvent, ce phénomène se manifeste à première vue comme contingent, et ils se comportent pratiquement de manière juste, comme si le phénomène était effectivement contingent. Ces gens disent qu’avec l’évolution des connaissances et de l’économie le phénomène sera nécessairement cognitivement et pratiquement complètement déterminé.

Quand on observe de tels comportements justes avec des jugements faux, pour les fanatiques de la nécessité il y a méconnaissance de la validité universelle de la nécessité, et pour les modernistes il s’agit d’une étape vers la compréhension correcte de l’être comme processus.

La nécessité « si… alors » désigne un processus à forte probabilité, processus qui a pour origine une configuration déterminée de l’être (le « si »), processus qu’on isole pour les besoins de l’étude.

Dans les cas des processus « nécessaires » c’est-à-dire à forte probabilité, il s’agit toujours d’une nécessité « si… alors », c’est-à-dire d’un processus engendré par un « si » correspondant à une configuration déterminée de l’être.

L’expérience est un isolement artificiel dans l’être d’un moment « si… alors », avec si possible un « si » pur.

L’être consiste en des interactions infinies entre des complexes processuels qui sont intrinsèquement de nature hétérogène, qui produisent aussi bien dans le détail que dans les totalités relatives des processus concrets irréversibles. Ces processus constituant les complexes ne sont saisissables dans leur mobilité réelle que grâce à la méthode statistique : le résultat ne peut être qu’une probabilité statistique plus ou moins grande.

Pour la praxis, une très forte probabilité dans le déroulement d’un processus peut être assimilée à une nécessité sans inconvénient pratique.

Cependant, même là où les résultats d’un processus se produisent sans exception c’est-à-dire semblent nécessaires au vieux sens du terme, il ne s’agit jamais d’un processus fonctionnant en l’absence de détermination de l’être extrêmement précise : il s’agit toujours d’un processus engendré par le résultat concret déterminé d’une configuration déterminée de l’être.

Tout ce que nous avons l’habitude d’appeler nécessité est par essence la forme la plus généralisée de tout déroulement concret d’un processus, c’est-à-dire : ce que nous avons l’habitude d’appeler nécessité est ontologiquement une nécessité « si… alors ».

La genèse, la croissance, le développement comme la fin du processus de vie d’un organisme sont des maillons du processus nécessaire « si… alors ».

Dans le domaine de l’être naturel, l’expérience est un isolement artificiel dans l’être lui-même d’innombrables moments « si… alors » qui, dans le complexe total réel de l’être, accompagnent d’habitude la « nécessité » : Galilée étudie la chute libre dans l’espace vide pour donner une expression pure à la composante « si ». Ce cas pur de la nécessité « si… alors » n’existe que dans l’expérience – téléologiquement posée – qui l’isole.

Dans l’être même cette relation « si… alors » n’est qu’une composante d’un complexe lui-même chaque fois concrètement déterminé, bien que très souvent cette relation y joue le rôle dominant.

La baisse tendancielle du taux de profit est une conséquence d’un stade du développement capitaliste qui rend possible une migration du capital vers un plus haut profit.

L’accumulation du capital scelle le despotisme du capitaliste sur le travailleur. Le capitaliste a recours à la contrainte, mais dans le cours ordinaire des choses le travailleur est abandonné à l’action du mécanisme de la production.

Pour le développement de l’agriculture dans le cas américain, le « si » apparaît comme une société dans laquelle aucune accumulation de capital n’est requise.213.

Schéma d’un processus irréversible à tendance dominante avec une contingence d’autant plus grande que s’agrègent à la tendance dominante des déterminations hétérogènes plus actives.

Le processus irréversible a une tendance dominante avec laquelle interagissent des déterminations hétérogènes qui peuvent devenir des composantes de la résultante du processus et qui introduisent alors de la contingence dans ce processus, et le processus est d’autant plus irréversible que ses déterminations hétérogènes sont plus actives comme composantes du processus.

Nous n’avons décrit qu’un type de la coordination de la nécessité à la contingence, à savoir l’interaction à l’intérieur du complexe processuel de déterminations qui ont des liens avec la tendance dominante du processus tout en lui étant hétérogènes. Ces déterminations peuvent devenir des composantes de la résultante du processus total du complexe processuel. Les moments ontologiques qui sont en relation réciproque contingente deviennent chacun une composante des processus irréversibles du complexe processuel. Cette coopération introduit la contingence de leurs composantes dans la résultante dans la mesure où naît à partir de cette résultante, dans le résultat final, un processus irréversible unitaire, irréversibilité déterminée par la puissance avec laquelle ces contingences sont actives dans les composantes de ce processus.

C’est une caractéristique ontologique générale de la plupart des processus irréversibles. Cette tendance devient d’autant plus puissante que la structure de l’être affecté est compliquée. Dans l’être social, cette intensification devient si déterminante qu’on peut mettre de côté les traits communs.

Dans l’interrelation entre des complexes processuels, la possibilité qu’il en naisse une unité processuelle durable, tendancielle, effective de manière contradictoire, n’est pas la seule existante.

Le croisement complètement contingent de deux « nécessités » et l’évaluation des hasards favorables et défavorables.

Le schéma du croisement à contingence irrévocable de deux processus irréversibles à tendance dominante devient de plus en plus fréquent.

La réaction téléologique de l’être humain aux contingences s’exprime dans la distinction et l’évaluation entre hasards favorables et défavorables, aspect subjectif participant au recul des barrières naturelles, moment important du développement humain.

Souvent il peut aussi se produire des croisements dans lesquelles l’apparition de tendances en chacune des composantes impliquées, si l’on considère le résultat final pour soi, possède une fondation causale achevée (c’est-à-dire qui peut-être considérée comme nécessaire au vieux sens du terme), dont la rencontre cependant repose sur une contingence irrévocable : le passant sur la tête duquel tombe une pierre du toit de la maison. Le croisement des deux « nécessités » ne peut que relevé du hasard. Avec l’apparition de formes ontologiques plus compliquées, la fréquence de tels processus augmente.

L’échange organique de la société avec la nature repose sur le moment le plus essentiel de l’adaptation active à l’environnement, sur la position téléologique qui est au fondement du travail. La réaction téléologique aux contingences s’exprime dans la distinction et l’évaluation, indissociables de la pratique quotidienne et de son langage, entre hasards favorables et défavorables.

Dans la reproduction des organismes cette distinction apparaît objectivement mais seulement objectivement.

Dans l’être social, la conscience subjective de cette distinction devient un moment dynamique des positions téléologiques, une composante importante de l’être social. Les hasards sont observés, analysés, classifiés en types, etc. afin d’exploiter ceux qui sont favorables et dans la mesure du possible d’éviter ceux qui sont défavorables. Il suffit de penser aux règles les plus diverses de la circulation, aux réglementations du processus de travail, etc, qui prennent de l’importance avec l’évolution et la socialisation du travail.

Le recul des barrières naturelles, un des moments principaux du développement humain, comporte justement le déploiement universel de ce moment du hasard dans le cadre de la conduite de vie globale de l’homme.

La contingence de l’existence prépare l’individu à refuser la nécessité mécanique et à exercer sa liberté.

La différence entre la vie personnelle de chaque individu et sa vie subordonnée à une branche quelconque du travail et aux conditions inhérentes à cette branche n’apparaissait pas avant le capitalisme (la vie personnelle est alors inséparable de la vie imposée par le travail et la classe sociale).

Le capitalisme introduit la concurrence et la lutte des individus entre eux : pour l’individu les conditions d’existence deviennent contingentes, et comme cette situation lui est imposée par les pouvoirs de la bourgeoisie (situation imposée aussi bien pour l’ouvrier que pour le capitaliste), on ne peut pas parler encore de liberté, mais la nécessité mécanique est éliminée, et la contingence coûte que coûte joue un rôle positif dans l’existence individuelle, permettant l’évolution vers une généricité humaine authentique, vers le règne de la liberté.

Avec le capitalisme apparaît une différence entre la vie de chaque individu, dans la mesure où elle est personnelle, et sa vie comme subordonnée à une branche quelconque du travail et aux conditions inhérentes à cette branche. Ce fait restait jusqu’alors caché (un noble reste toujours un noble, abstraction faite de ses autres rapports : c’est une qualité inséparable de son individualité). La différence entre l’individu personnel opposé à l’individu comme membre d’une classe, la contingence des conditions d’existence pour l’individu n’apparaissent qu’avec la classe qui est elle-même un produit de la bourgeoisie, contingence engendrée et développée par la concurrence et la lutte des individus entre eux.

La tendance à la liberté de l’homme qui apparaît dans ces conditions dans le capitalisme est de fait une non-liberté puisqu’elle est encore subsumée sous des pouvoirs objectifs. Le fait que les fondements de toute existence sociale humaine deviennent contingents représente cependant un progrès objectif dans la direction du règne de la liberté par rapport aux sociétés précédentes étroitement liées à la nature.

Ces configurations de l’évolution sociale éliminent la nécessité mécanique et attribuent un rôle positif aux contingences dans toute existence individuelle : cette tendance du développement ontologique et social permet une généricité humaine authentique.

Le refus matérialiste de la nécessité par Épicure, pour fonder une existence de liberté.

Il s’agit de refuser la nécessité mécanique universelle, qu’elle soit fondée en termes de philosophie de la nature ou en termes logicistes, pour dire que le hasard est partout, dans l’être social comme dans l’être de la nature.

Ce constat de l’inexistence de la nécessité dans la nature (la déclinaison de l’atome de la ligne droite) permet de fonder une existence individuelle où la liberté existe effectivement et où on se détourne de l’inexorable destin des physiciens : la préoccupation d’Épicure est, dans sa connaissance de la nature et de la société, une préoccupation éthique.

Marx met en contraste le matérialisme développé d’Épicure avec le matérialisme primitif, non dialectique et inhumain de Démocrite.

Épicure distingue les formes d’être, par opposition à l’homogénéité mécanique, catégorielle de tout être. La déclinaison de l’atome de la ligne droite a une expression concrète qui concerne tous les types d’être mais dépend de la sphère où elle s’applique. Cette déclinaison de l’atome n’est donc pas seulement un processus matériel réel de la nature, elle mène ontologiquement à une existence humaine déterminée, à une forme de vie éthique.

Le présupposé ontologique d’un tel cheminement de la nature vers la vie humaine est chez Épicure le refus de la nécessité.

Épicure rejette même le jugement disjonctif.

Pour lui le destin n’est pas : les choses sont contingentes ou dépendent de notre libre arbitre. C’est un malheur de vivre dans la nécessité, mais vivre dans la nécessité n’est pas une nécessité. Partout s’ouvrent les chemins vers la liberté. Il est permis de dompter la nécessité elle-même, et pour cela il faut admettre le hasard. Marx de mène refuse la nécessité mécanique universelle, qu’elle soit fondée en termes de philosophie de la nature ou en termes logicistes.

La détermination des catégories modales comme la contingence et la nécessité est liée immédiatement et fortement à la praxis sociale humaine (dans les cas concrets ces catégories, dans leur spécificité objective, ont immédiatement des incidences sur la praxis, mais aussi elles influencent les présupposés et les postulats de toute praxis, et en ce qui concerne Épicure, ses visions de la philosophie de la nature sur la nécessité et la contingence sont guidées par la question de savoir quelles propriétés de la nature peuvent favoriser ou faire obstacle à l’ataraxie comme comportement social).

Le mode d’apparition et d’action des catégories modales dans l’être social a eu une influence sur les modes de connaissance de la nature, en y introduisant le hasard (Marx évoluera à partir de là en discernant comme processus historique le parcours de l’être de la nature inorganique à l’organique, de l’organique à l’être social, et dans l’être social de l’immaturité à la maturité).

Les relations deux possibilités peuvent être contingentes.

Toute contingence présuppose certaines relations de possibilité (la possibilité de la rencontre anormale, imprévue, contingente de deux processus relativement indépendants, indépendance qui peut être réduit par des positions téléologiques qui restreignent les marges de manœuvre laissées aux contingences, par exemple en instituant des règles pour le trafic urbain, règles limitant la rencontre, la collision contingente de deux véhicules : la contingence peut être ainsi limitée), par contre toute possibilité n’est pas forcément absolument contingente.

La manifestation la plus spécifique de la contingence dans l’être repose sur le fait que des complexe processuels qui entrent en relation réelle l’un avec l’autre sont, dans leur être en soi respectif, relativement indépendants des relations « normales » de l’être pour autrui. Dans la pierre qui tombe sur la tête d’une personne, l’effectuation spécifique de la contingence tient à cette absence relative de relation.

Dans l’être social, des positions téléologiques peuvent restreindre la marge de manœuvre laissée à ces contingences, ainsi dans les règles instituées du trafic urbain.

Toute contingence présuppose donc certaines relations de possibilité. Toute contingence doit être possible mais toute possibilité n’est pas forcément contingente, ce qui ne peut être logiquement déduit du simple être pour soi des objets, des complexes processuels, mais est une conséquence ontologique du mode dans lequel leur être pour autrui concret agit selon les cas.

Les propriétés (les réactions constituant l’être pour soi) d’une chose sont déterminées par la chose elle-même et par les choses étrangères (les êtres pour autrui), c’est-à-dire par ses possibilités.

La propriété d’une chose est déterminée non seulement par la chose elle-même, ce qui fait son identité avec elle-même, sa particularité, mais par les choses étrangères, ce qui fait extérioriser la chose de manière particulière.

L’être pour soi de la chose, sa spécificité, est déterminé par ses réactions à un être étranger, réactions elles-mêmes déterminées par son être propre et par l’être étranger, un être pour autrui ontologiquement incontournable.

Les propriétés d’un étant ne sont rien d’autre que ses possibilités.

Pour Hegel une chose déterminée a la propriété de produire ceci ou cela dans une autre chose, et de s’extérioriser dans sa relation d’une manière qui lui est particulière : cette chose déterminée montre cette propriété seulement sous la condition d’une constitution correspondante de l’autre chose. Mais cette propriété est en même temps particulière à cette chose déterminée et constitue sa base identique avec elle-même. C’est cette dualité réfléchie qui s’appelle propriété.

Autrement dit les moments qui déterminent la spécificité d’un d’une chose c’est-à-dire d’un complexe, les déterminations qui fondent l’être pour soi de cette chose, ne sont rien d’autre que ses réactions – dues à son être propre mais suscitées par un être étranger – à cet être étranger.

Les moments qui déterminent la spécificité de cette chose sont son propre mode d’être dans l’être pour autrui, un être pour autrui ontologiquement incontournable.

Cette dualité irrévocable montre que les propriétés d’un étant ne sont rien d’autre que ses possibilités.

Alors que les propriétés et les réactions des êtres de la nature inorganique sont fixes, déterminées causalement, celles des organismes sont changeantes, déterminant des environnements qui changent constamment.

Dans la nature inorganique les réactions d’une pierre sont indifférentes aux possibilités : il n’y a pas pour la pierre de possibilité favorable ni de possibilité défavorable dans son environnement.

Les changements dans ce cas dépendent de manière causale des propriétés fixes, des réactions fixes de la pierre, des réactions qui dépendent causalement des propriétés de la pierre.

L’être pour soi (qui détermine les possibilités) d’un organisme est l’autoreproduction à la fois permanente et changeante de son propre organisme, et il constitue donc un environnement constamment changeant pour les autres organismes qui de ce fait changent leurs propriétés et leurs réactions.

Cependant ces composantes ontologiques de l’être pour soi qui déterminent la possibilité subissent des modifications fondamentales avec le changement des formes de l’être.

Dans l’être naturel organique, comme l’être pour soi d’un exemplaire du genre est l’autoreproduction permanente et constamment changeante de son propre organisme, comme cet être pour soi se rapporte à cet organisme, comme cet être pour soi entre avec cet organisme en interrelations permanentes, qu’il concentre en lui les réactions de la possibilité, cet être pour soi subit un changement fonctionnel qualitativement significatif à la suite duquel son être pour autrui est également soumis à un changement qualitatif, si bien qu’il agit comme environnement sur les organismes qui se reproduisent et ainsi il en détermine de façon totalement nouvelle les réactions, les propriétés, c’est-à-dire la structure dynamique de leur propre être pour soi.

Pris isolément, le fait que les incidences de l’environnement sur les organismes puissent être favorables ou défavorables à leur autoreproduction ne provoque pas de bouleversement qualitatif.

Dans la nature inorganique également les processus irréversibles de complexes entiers peuvent produire des changements dans la structure objective des « choses », mais ces changements se produisent sur la base de réactions qui dépendent de manière clairement causale des « propriétés » fixes de ces complexes, réactions qui deviennent de cette manière des composantes, des moments de ces processus : une pierre n’a pas un environnement au sens où l’a un organisme puisque ses réactions sont complètement indifférentes au complexe de possibilités « favorables ou défavorables ».

Labilité et stabilité relatives des organismes : la différenciation devient presque infinie.

Le caractère changeant des réactions d’un organisme (de ses propriétés) se situe dans un cadre stable de reproduction : l’espace des différentes possibilités de réaction est encadré par une stabilité propre à l’espèce, et cette espèce est sujet elle-même au changement (il s’agit donc d’une stabilité relative et dune labilité relative).

Il y a des variantes dans la reproduction ontogénétique des individus dans leur adaptation à l’environnement et des variantes dans la reproduction phylogénétique des espèces dans leur adaptation à l’environnement. Des espèces s’éteignent. D’autres apparaissent. Des types nouveaux de reproduction apparaissent et des types anciens de reproduction disparaissent.

Autrement dit les possibilités se multiplient et se différencient : il n’y a pas seulement éloignement de la nature inorganique mais différenciation au sein même de la nature organique.

Il n’y a d’interactions permanentes avec l’environnement que quand les modes de réaction sont non pas stables mais labiles. Cependant la simple opposition entre stable et labile n’exprime pas de manière totalement adéquate les différences.

Il est vrai que la labilité constitue un moment important dans le système réactif des organismes, mais elle ne peut exprimer précisément leurs relations avec l’environnement (qu’on peut définir comme adaptation) que si cette labilité n’est pas un moment d’une relative stabilité dynamique des processus de reproduction des organismes, si cette labilité n’est pas un espace de différentes possibilités réactives, encadré nécessairement par cette stabilité spécifique, si cette labilité ne se présente pas comme caractère dynamique variable des propriétés à l’intérieur d’espaces libres déterminés (eux aussi sujets à des variations).

Les multiples variantes dans la reproduction ontogénétique et phylogénétique des organismes (la possibilité qu’ils s’éteignent ou que se forment des types plus ou moins nouveaux de reproduction, les différenciations dans les processus de reproduction des espèces, l’apparition de variantes divergentes à l’intérieur des espèces, peut-être des espèces complètement nouvelles) montrent qu’avec la dynamisation des propriétés dans le cadre des espèces et des individus qui a l’intérieur des adaptations à l’environnement se reproduisent eux-mêmes, la latitude réelle de la possibilité sur le terrain de la nature organique ne s’élargit pas simplement d’une manière qui l’éloigne de la nature inorganique mais se différencie souvent d’elle-même qualitativement.

Les plus grandes possibilités des relations de l’être social avec la nature organique qu’avec la nature inorganique.

Les relations de l’être social avec la nature inorganique comportent moins de possibilités que les relations de l’être social avec la nature organique.

Dans ses relations avec la nature inorganique, l’être social ne peut que prendre en compte et exploiter les lois du mouvement existantes, même si des combinaisons qui n’existent pas dans la nature inorganique peuvent apparaître, mais seulement sur la base des relations dynamiques effectives de la nature inorganique.

L’être social, en fonction de ses nécessités vitales, peut par contre transformer ses relations avec la nature organique (plantes cultivées, animaux domestiques), créer alors un environnement entièrement nouveau et transformer ainsi son adaptation à cet environnement.

Du point de vue de la possibilité, la relation de l’être social avec la nature inorganique ne concerne que la prise en compte et l’exploitation des lois du mouvement existantes, même si des combinaisons qui n’existent pas dans la nature inorganique elle-même peuvent apparaître, mais leur base est constituée par les complexes des relations dynamiques effectives en soi dans la nature inorganique elle-même.

Les interactions entre l’être social et la nature organique peuvent être adaptées aux nécessités vitales de l’être social. Il peut en résulter pour l’être social un environnement entièrement nouveau et donc d’importantes transformations dans son adaptation à cet environnement (les plantes cultivées, les animaux domestiques).

La différenciation de la possibilité dans l’être social et particulièrement dans la praxis entre possibilité objective et possibilité subjective.

Dans l’être social, la catégorie de possibilité se différencie dans la praxis entre possibilité objective et possibilité subjective.

Toute position téléologique est un choix que le sujet de la praxis fait, dans la définition du but, entre deux ou plusieurs possibilités et un choix, dans la réalisation du but, entre la réalisation pratique de cette possibilité choisie et sa non réalisation, ce qui polarise la praxis en un moment subjectif et un moment objectif.

Dans l’être social, les présuppositions et conséquences ontologiques des positions téléologiques déterminent au cours du développement le mode de l’être social dans sa totalité.

Le couple d’opposés sujet/objet est de plus en plus important et différencié.

La possibilité, catégorie importante de la praxis, se différencie aussi bien de manière quantitative que qualitative.

Possibilité objective et possibilité subjective se distinguent ontologiquement dans la praxis et acquièrent dans cette praxis des modes d’être inséparablement liés l’un à l’autre mais essentiellement différents. Toute position téléologique est un choix que le sujet de la praxis fait consciemment entre deux ou plusieurs possibilités, choix qui détermine le choix entre la réalisation pratique de la possibilité choisie et sa non-réalisation. Cette situation fondamentale de toute praxis contient déjà la polarisation de l’acte en moments subjectifs et moments objectifs.

Puisque le sujet, aussi bien dans la question du but à atteindre que dans la question de la réalisation de ce but, est mis devant un choix et choisit, les moments de la subjectivité et les moments de l’objectivité doivent, dans l’acte même, se séparer ontologiquement avec précision malgré leurs liens indissolubles.

Pour pouvoir poser correctement le problème de la possibilité dans l’être social il faut partir de la dualité de fonctions, séparées avec précision dans l’immédiat, du subjectif et de l’objectif, pour laquelle il n’y a pas d’analogie directe dans l’être inorganique ou même dans l’être organique.

Réalisation dans l’être naturel de possibilités non encore réalisées grâce à l’intervention de la position téléologique sociale.

Il y a des objets qui se meuvent conformément aux lois de la nature mais qui n’apparaissent jamais dans la nature : ainsi la roue, le chariot.

Autrement dit, dans le cadre strict de la nature, il y a des possibilités qui ne sont jamais et nulle part parvenues à l’existence : il y a des possibilités réelles (c’est-à-dire capables en soi de se réaliser) dont la réalisation est impossible dans l’être naturel. Le critère de réalité d’une possibilité n’est pas dans sa réalisation effective.

Dans le travail sur la nature, l’homme est obligé de reconnaître les connexions, les forces de cette nature, de les exploiter sans pouvoir les transformer.

Avec la roue, l’homme introduit dans la vie quelque chose qui fonctionne selon les lois de la nature mais qui est beaucoup plus que la simple découverte et la simple utilisation d’une possibilité de mouvement de l’être naturel.

La possibilité réelle repose sur la relation de l’étant pour soi et de son être pour autrui : l’être pour soi peut receler des possibilités qui ne parviennent à se réaliser que si est produit l’être pour autrui qui suscite les réactions de l’étant pour soi réalisant ces possibilités jusqu’à maintenant muettes. La position téléologique sociale introduit des conditions dans l’être naturel qui permettent la réalisation de possibilités non encore réalisées.

À côté des objets qui fonctionnent selon les lois de la nature inorganique mais qui n’apparaissent jamais sans l’intervention de l’homme (la roue, le réchaud, le poêle, la rame, la voile, les armes), il y a des effets de certains phénomènes naturels qui n’apparaissent jamais sans l’intervention de l’homme (effets non destructeurs du feu, du vent, de l’eau).

Le travail (comme fondement et cas modèle des positions téléologiques en général), dans ses actions sur la nature, est contraint d’en reconnaître les connexions, les forces dynamiques, etc., mais il n’est capable que de les reconnaître et de les exploiter et non de les transformer.

La roue ne peut pas tourner constamment, faire rouler des chariots sans accroc, etc., si son existence et son fonctionnement ne reposaient pas sur des connexions naturelles réellement effectives. Il n’existe absolument nulle part dans la nature organique ou inorganique d’objets semblables à la roue et encore moins les combinaisons qui rendraient possible le chariot.

Nous sommes confrontés à la contradiction de l’existence d’un objet qui se meut conformément aux lois de la nature mais qui n’apparaît jamais dans la nature, même sous forme d’ébauche ou d’embryon, et qui n’a aucune chance d’y apparaître.

Les hommes du néolithique, – sans être en mesure de posséder la moindre conscience des fondements théoriques de leur praxis – introduisirent dans la vie quelque chose qui fonctionnait selon les lois de la nature mais qui était beaucoup plus que la simple découverte et l’utilisation d’une possibilité de mouvement dans l’être naturel.

Le mouvement de la roue est conforme aux lois de la physique mais dans son être, déterminé par des lois de la nature, la roue ne possède aucune analogie réelle avec quelque chose de naturel.

Il y a dans le cadre strict de la nature des possibilités de modes de mouvement qui ne sont jamais et nulle part parvenues à l’existence.

Dans la nature il y a donc des possibilités réelles (en soi capables de se réaliser) dont la réalisation est cependant impossible dans l’être naturel.

Le critère de réalité d’une possibilité n’est donc pas dans sa réalisation effective.

Si les réactions d’un étant pour soi à son être pour autrui (réactions historiquement déterminées par la nature de l’environnement dans lequel l’étant pour soi est placé) sont contenues dans la possibilité, si donc la possibilité réelle repose sur cette double relation de l’étant pour soi et de son être pour autrui, il n’est pas paradoxal de supposer que l’être pour soi des complexes naturels peut receler de multiples possibilités qui en raison des conditions ontologiques concrètes ne parviennent jamais à se réaliser, parce que les grands processus irréversibles qui déterminent le caractère d’une totalité naturelle donnée n’ont pas produit l’être pour autrui qui suscite et détermine ces réactions concrètes. En revanche seule la position téléologique sociale – non naturelle – peut introduire ces conditions dans l’être naturel.

Le phénomène comme le feu produit dans la nature des effets destructeurs, mais il a la possibilité de réaliser des effets bénéfiques dans la satisfaction des besoins vitaux de l’homme (cuisine, chauffage).

Le réchaud ou le poêle suscitent des effets nouveaux autrefois absents : il s’agit d’objets fonctionnant selon les lois naturelles mais qui, comme la roue, n’apparaissent jamais dans la nature au sens strict.

Par l’intermédiaire du travail, de l’échange organique de la société avec la nature, des objets et des processus naturels ne sont pas simplement utilisés pour les effets qu’ils manifestent naturellement, avant l’intervention de l’homme, mais pour de nouvelles possibilités.

Des possibilités existantes sont découvertes et des possibilités nouvelles réalisées avant toute connaissance théorique.

Les catégories de l’être comme la possibilité peuvent mettre à jour dans la praxis des rapports inconnus, produire dans la praxis des effets inconnus avant toute connaissance théorique.

C’est ainsi qu’apparaissent pratiquement des possibilités naturelles nouvelles donnant lieu à des résultats pratiques d’une précision relativement élevée.

Le travail suscite chez l’homme, sans qu’il en ait conscience, de nouvelles possibilités jusqu’alors non réalisées.

Les catégories, en tant que déterminations de l’être, peuvent mettre à jour des rapports inconnus et produire leurs effets dans l’être et dans la praxis bien longtemps avant leur connaissance théorique.

L’apparition pratique de possibilités naturelles en soi nouvelles est dans la pratique tout à fait possible même en l’absence de recherche scientifique sur leur nature véritable, sur leurs vraies causes, etc.

Les découvertes de possibilités nouvelles dans la nature peuvent donc, avant d’être théorisées, donner lieu à des résultats pratiques d’une précision relativement élevée (à l’occasion du travail, des formes nouvelles de l’être pour autrui des hommes deviennent possibles, suscitant de nouvelles possibilités pour eux dans leur formation et dans leur prise de conscience).

Bien entendu, comme présupposé indispensable de tout succès, il faut que les interactions naturelles concrètes soient saisies au plan pratique de manière adéquate. La praxis sociale primitive atteint à cet égard un niveau relativement élevé.

La transformation par l’homme des organismes en réalisant chez eux des possibilités nouvelles, c’est-à-dire qu’ils n’exprimaient pas dans la nature au sens strict.

Dans l’action sur la nature organique, l’homme transforme les possibilités des organismes qu’il domestique.

Dans le processus de travail, on peut distinguer les possibilités d’action sur la nature inorganique et les possibilités d’action sur la nature organique.

La cueillette et la chasse demandent simplement une observation exacte de ce qui existe de toute façon dans la nature : il s’agit de l’exploitation de possibilités connues et de leur mise à profit tendanciellement exacte au service des buts de la téléologie du travail.

Avec l’agriculture et l’élevage, la praxis crée de nouveaux environnements pour les plantes et les animaux et ainsi de nouvelles possibilités de réaction en eux : il s’agit de la découverte de possibilités nouvelles, et leur mise à profit tendanciellement exacte au service des buts de la téléologie du travail.

Les animaux domestiques élevés pour leur plus grande part pour nourrir les hommes, trouvent un environnement dans lequel leurs anciennes possibilités biologiques de se défendre s’éteignent graduellement. Les animaux domestiques employés comme auxiliaires de la praxis humaine (chevaux, chiens) développent des possibilités totalement nouvelles.

Nécessité pour une praxis réussie d’une connaissance désanthropomorphisante du réel.

Le sujet ne peut dominer la réalisation de son but qu’en appréhendant les circonstances selon l’ensemble de leurs caractéristiques objectives, selon la connaissance la plus adéquate possible de la réalité objective.

Cette connaissance doit être désanthropomorphisante c’est-à-dire indépendante des représentations personnelles, en opposition avec la subjectivité immédiate, selon une distanciation de sa propre immédiateté et de l’immédiateté d’autrui.

Le sujet, parce qu’il veut réaliser sa fin, ne peut dominer des circonstances réelles de cette réalisation que lorsqu’il est en mesure de les appréhender dans leur ensemble (autant que possible), selon leurs caractéristiques objectives, indépendantes de ses représentations personnelles.

Parce que le moment subjectif de la praxis se réalise dans la fixation consciente de la fin, l’activité fondant la praxis doit surtout consister en la connaissance la plus adéquate possible de la réalité objective.

La science qui consolide la praxis et par là la capacité de l’homme à développer en lui-même une vision et une connaissance désanthropomorphisantes de l’être se développe ainsi avec le temps.

Cette connaissance désanthropomorphisante se trouve dans un rapport d’opposition stricte avec la subjectivité immédiate.

Cette connaissance désanthropomorphisante est une conséquence de la formation de la relation sujet/objet dans le processus de travail : ce n’est que la socialité développée qui permet de parvenir à une vision désanthropomorphisante de l’être, à une distanciation de soi, de sa propre immédiateté, et de celle d’autrui.

Le processus de travail, au début, peut conduire à la découverte et à la mise en œuvre de rapports ontologiques en soi très complexes sans parvenir cependant à une image du monde dans laquelle le champ des activités humaines à venir, qu’il s’agit de réaliser par la position téléologique, serait l’objet d’une représentation correspondant effectivement à son être.

La catégorie d’impossibilité ne peut s’appliquer que dans le cas très précis des mathématiques, dans tous les autres cas il s’agit d’une impossibilité relative à un état historique et social déterminé.

La catégorie d’impossibilité ne peut apparaître qu’avec la géométrie et les mathématiques ou, dans le processus de travail, quand une opération technologique bien précise, reconstruite abstraitement, apparaît comme irréalisable, quand une position téléologique bien précise apparaît manifestement non réalisable.

Quand on dit qu’une position téléologique est impossible, il s’agit toujours d’une affirmation relative aux conditions historiques sociales puisqu’un changement dans ces conditions peut rendre la position téléologique possible : ce qui était affirmé impossible devient possible (on découvre des formes nouvelles dans la nature de l’être pour autrui d’un étant pour soi).

Il faut remarquer dans l’affirmation qu’une impossibilité (l’impossibilité de voler) devient possible qu’il s’agit souvent plutôt de l’apparition de nouvelles possibilités.

De plus, on parle d’impossibilité quand par exemple une technologie possible, réalisée même, ne peut être mise en œuvre pour des raisons d’absence apparente de possibilités de rentabilité ou d’absence apparente de possibilités de diffusion.

Ce n’est que lorsque la préparation idéelle des positions téléologiques est avancée au point où la vision désanthropomorphisante prend le dessus (avec la géométrie et les mathématiques) qu’apparaît de manière réellement effective la catégorie opposée à la possibilité : l’impossibilité.

On peut dire alors : il est impossible que la somme des angles d’un triangle fasse plus ou moins que 180 degrés.

Dans le processus de travail, toute opération technologique qui, reconstruite abstraitement, conduit à une impossibilité de ce genre doit être considérée comme irréalisable.

Le problème de l’impossibilité dans le cadre de l’être social est non seulement justifié sous cette forme d’abstraction théorique mais à l’occasion de toute position téléologique où il faut se demander si elle peut ou non être réalisée.

La validité ontologique de la catégorie d’impossibilité se limite ici à cette position téléologique concrète, correspondante à une relativité historique et sociale irrévocable : en effet, dans la praxis, des possibilités jusqu’alors inconnues ou des possibilités niées apparemment avec raison peuvent devenir réalisables (on découvre des formes jusqu’alors inconnues ou non données dans la nature de l’être pour autrui d’un étant pour soi).

Une position téléologique à un état déterminé du développement social peut donc avec raison passer pour impossible, c’est-à-dire impossible à mener à bien, sans qu’il soit exclu qu’elle devienne réalisable dans des circonstances socio-historiques changées, le plus souvent concrètement sous une forme totalement différente, si bien que, du point de vue catégoriel, il s’agit plutôt de l’apparition de nouvelles possibilités et non simplement de l’apparition de ce qu’on considérait jusqu’à maintenant comme impossible (le désir mythique de voler paraissait impossible, le vol moderne est tout autre chose de bien plus compliqué et précis).

En plus, l’impossibilité n’est pas toujours une impossibilité technologique : elle peut être liée à la rentabilité ou aux possibilités de diffusion.

La question de la possibilité ou de l’impossibilité d’une forme déterminée de position téléologique dépend donc de conditions sociales et historiques très concrètes.

Le développement des espaces de possibilités concerne aussi bien l’homme et la société que leurs conditions de vie (l’élevage, l’agriculture, la division du travail, les classes sociales).

Les possibilités dans l’être social se développent de plus en plus (elles sont de plus en plus nombreuses et différenciées) aussi bien dans les conditions de vie et de l’agir humains qui se développent (des possibilités sont découvertes et utilisées dans l’être) que chez l’homme lui-même (contraint par son activité, il développe de nouvelles possibilités en lui-même, il modifie ses possibilités anciennes ou les réprime : il devient le produit de son activité et de l’environnement qu’il a façonné par son activité).

Le champ de l’expérience s’étend, les modes de réaction se complexifient, l’espace de possibilité subjective indispensable à une pratique efficace se développe.

L’espace des possibilités augmente en chacun des membres de la société ainsi que dans la totalité de leur coopération grâce à l’extension du champ d’activité (élevage, agriculture), à la division du travail, à la différenciation des problèmes avec les classes sociales.

Les réactions des hommes concernent de nouveaux espaces de possibilité ou des possibilités existantes ou en cours d’apparition.

Dans l’être social se développent de plus en plus, de manière qualitative et quantitative, les possibilités. Les conditions de vie et de l’agir humains se transforment. Au moyen du travail, l’adaptation active, grâce à laquelle l’homme devient sujet du processus se concrétise.

Les espaces de possibilités sont en progression irrésistible.

Les formes ne font pas que résulter des processus de l’être, la catégorie de forme devient une activité de mise en forme de l’objectivité : non seulement des possibilités sont découvertes et appliquées dans l’être, mais aussi le sujet – contraint par son activité – doit également développer de nouvelles possibilités en lui-même et il est dans ce processus inévitablement amené à réprimer ou à modifier des possibilités anciennes.

L’être humain n’est plus un donné fixe, déterminé de façon univoque par des réactions aux stimuli extérieurs. Il est dans une large mesure le produit de sa propre activité, ce qui représente pour les possibilités de l’homme un bouleversement qualitatif et qui fait de l’environnement un processus actif de formation.

Les possibilités nouvelles apparaissent spontanément à la suite de l’extension des champs de l’expérience, à la suite des nouvelles expériences (concernant ces possibilités nouvelles) qui sont ainsi spontanément recueillies, accumulées, ordonnées etc., et à la suite des modes de réaction à ces possibilités – l’extension de l’espace de possibilité subjective indispensable à une pratique couronnée de succès se réalisant par l’action des sujets.

L’espace des possibilités augmente constamment aussi bien en chacun des membres de la société que dans la totalité de leur coopération par l’extension du champ d’activité de l’homme avec l’agriculture et l’élevage, par la progression de la division du travail, par la différenciation des problèmes internes aux sociétés avec la naissance des classes et par la différenciation et l’augmentation des activités.

Cette croissance produit, au début souvent spontanément ensuite avec une conscience sociale plus ou moins grande, des formes nouvelles de réaction, accroissant constamment le registre des réactions, réactions qui en partie mènent à la formation chez les hommes de nouveaux espaces de possibilité et en partie se rapportent aux possibilités existantes ou en cours d’apparition.

Freinage du processus de développement des possibilités dans les systèmes « naturels », accélération (recul des barrières naturelles) relative dans le capitalisme.

Le processus de développement des espaces de possibilités n’est jamais linéaire ni sans contradiction.

Ce processus est freiné dans les systèmes sociaux déterminés par des conditions naturelles, des systèmes qui éliminent ou freinent de la conduite de vie des hommes un certain nombre de réactions, la position des individus étant limitée et réglée par la caste, par l’ordre, plus ou moins dès leur naissance : les hommes se révoltent contre les effets restrictifs des usages pétrifiés, des traditions, des préjugés féodaux.

Ce processus est accéléré dans ce qu’on appelle le phénomène de recul des barrières naturelles quand la position des individus devient contingente, mais les hommes se révoltent contre les effets restrictifs de la manipulation et du conditionnement réglementé du marché de la consommation, des services et des mass media, marché qui restreint les possibilités de décisions authentiquement personnelles (en se donnant l’apparence d’étendre ces possibilités au maximum).

Le recul des barrières naturelles est un moment de l’accélération de ce processus.

Les formations encore « naturelles » (les systèmes encore largement déterminés par des conditions « naturelles ») ont tendance à éliminer d’emblée de la conduite de vie des hommes qui vivent en elles un certain nombre de réactions ou tout au moins à empêcher qu’elles ne s’expriment.

Quand, dans la socialisation de la société, la position des individus devient toujours plus contingente (c’est-à-dire n’est plus limitée et réglée par la caste, par l’ordre, plus ou moins dès leur naissance), ce processus s’accélère. Le caractère contingent de la relation de l’homme singulier à sa position dans les totalités sociales est un facteur important de cette accélération.

Ce processus n’est jamais linéaire ni sans contradiction. Le capitalisme manipulé actuel, avec son conditionnement « réglementé » du marché de la consommation et des services et avec ses mass media restreint les possibilités de décisions authentiquement personnelles, précisément en se donnant l’apparence, à des fins de propagande, d’étendre ces possibilités de décisions personnelles au maximum.

Les révoltes contre ces aspects montrent que ces effets restrictifs commencent à être ressentis par les masses de la même manière qu’en leur temps l’ont été les effets restrictifs des usages pétrifiés, des traditions, des préjugés féodaux, etc.

L’évolution suscitée par le développement des forces productives fait de l’extension des champs du possible un mouvement irrésistible, malgré toutes les contradictions et tous les freins.

La répression de l’immédiateté de la consommation : avec l’apparition du couple sujet/objet une médiation s’introduit dans le processus de développement des possibilités qui peuvent ne plus être directes, immédiates.

La formation du couple sujet/objet introduit dans les processus un moment de médiation qui est spécifique à l’être social.

Il peut y avoir des décisions téléologiques qui excluent des possibilités spontanées : ainsi la décision de séparer temporellement la production et la consommation, la cueillette des fruits et le fait de les manger, exclut en pratique la possibilité spontanée de consommer tout de suite la production, réprime la possibilité spontanée de manger tout de suite les fruits.

La formation de la corrélation sujet/objet dans l’être social imprime sur tous les processus qui se manifestent dans l’être social un moment d’immédiateté dépassée, un moment de médiation, qui manque toujours dans les processus simplement naturels.

Certes quand l’homme découvre dans la nature de nouvelles possibilités, les forces naturelles, ici intégrées dans une combinaison nouvelle, s’exercent directement, mais quand, à l’époque de la cueillette, des hommes détachent des fruits et les rapportent à leur habitat pour les manger en commun, il y a dans la simple séparation temporelle entre production et consommation ce moment de la médiation, cette rupture avec la spontanéité de la nature : une décision téléologique a été prise, celle de rapporter les fruits jusqu’à l’habitat, ce qui exclut en pratique la possibilité spontanée de les manger tout de suite sur place et pousse les personnes impliquées à réprimer cette possibilité.

L’éducation au sens large prescrit une répression de certaines possibilités considérées comme nuisibles socialement et le développement d’autres possibilités considérées comme utiles socialement.

L’homme aussi bien réprime des possibilités, les modifie (il les considère comme socialement nuisibles), tout en développant consciemment d’autres possibilités, en les cultivant (les possibilités considérées comme socialement importantes, socialement utiles), mais cette négativité comme cette positivité sont toujours conformes à la direction socialement désirée par un dispositif de type éducatif au sens large.

Il s’agit de former un homme utile et utilisable pour la société.

La sécurité relative des conditions de vie est la base d’une éducation qui prend beaucoup de temps étant donné le nombre et la complexité des tâches que l’homme et la société doivent maîtriser pour leur autoreproduction.

L’homme n’est pas seulement dans la négativité, il ne fait pas que réprimer des possibilités, il peut être aussi dans la positivité c’est-à-dire développer consciemment des possibilités.

Il n’y a pas simplement dans l’homme des possibilités déterminées qui se réalisent ou restent latentes selon les circonstances qu’il rencontre : l’homme s’efforce aussi soit de développer pleinement soit de réprimer ou de modifier substantiellement ses propres possibilités subjectives, conformément aux voies de développement empruntées par sa société, une société qui guide l’homme selon des dispositions sociales dans la direction socialement désirée.

Il ne s’agit donc pas d’un processus purement personnel mais d’un processus d’éducation au sens large. Cette éducation vise à cultiver chez l’élève des possibilités déterminées, qui selon les circonstances paraissent socialement importantes, et à réprimer ou à modifier les possibilités qui sont considérées comme nuisibles. Apprendre aux enfants à marcher, à parler, à bien se tenir, à éviter les contacts dangereux, n’est que la tentative de cultiver les possibilités qui paraissent socialement utiles et profitables pour la vie du futur adulte, et de réprimer les autres possibilités.

Les possibilités actives ou latentes ne sont pas simplement données, mais développées ou réprimées avec une conscience plus ou moins exacte pour former un homme utile et utilisable pour la société.

La sécurité relative des conditions de la vie humaine est la base matérielle d’une éducation qui prend du temps étant donné les tâches complexes comme la maîtrise du langage, de l’écriture, de la lecture et du calcul qui sont en jeu. Le temps nécessaire à l’éducation ne cesse de s’allonger au fur et à mesure du développement de la civilisation, à cause du nombre des tâches qu’il faut maîtriser.

Les possibilités de réaction stimulées par les capacités, les espaces de possibilités ainsi créées sont devenues indispensables à l’autoreproduction des hommes qui vivent dans d’une société socialisée et aussi à l’autoreproduction de cette société.

Dans le développement de sa personnalité, l’individu doit élargir et consolider l’espace de ses réactions possibles tout en développant sa faculté d’homogénéisation.

Dans le développement de sa personnalité, l’homme doit se préparer à l’élargissement et à la consolidation de l’espace de ses réactions possibles de telle façon qu’il puisse faire face a une situation inattendue et complexe, sa personnalité se définissant comme la faculté d’homogénéiser à tout instant un maximum d’activités hétérogènes.

La personnalité est le résultat du développement de la socialité, la concrétisation de l’être dans le représentant individuel de l’espèce. L’extension quantitative et qualitative des activités, l’augmentation de leur hétérogénéité nécessitent non seulement une maîtrise des réactions mais aussi une unité de réaction qui ordonne ces activités, même au plan subjectif, homogénéisation interne qu’on appelle la personnalité de l’homme, qui est différente pour chaque homme, qui n’est pas donnée une fois pour toutes mais qui est à construire à chaque moment, étant donné l’imprévisibilité des décisions futures.

La bureaucratisation mène à des décisions erronées et nuisibles.

Le sujet doit se préparer à l’élargissement et à la consolidation de l’espace des possibilités de ses réactions (la personnalité des hommes est jugée d’après la manière dont ils réagissent à une exigence inattendue et complexe).

Développement inégal des processus socio-historiques et des catégories.

Tout processus socio-historique a un développement inégal : en particulier le développement de la personnalité est dans un rapport d’inégalité avec sa base socio-historique, des personnalités contribuant au développement du genre humain existant à des époques reculées.

Le développement de la personnalité humaine comme processus historique est dans un rapport d’inégalité avec sa base socio-historique (le développement inégal est la forme typique des processus socio-historique) : une dactylographe moderne possède des espaces de possibilités plus grands qu’Andromaque mais dans le développement de la généricité humaine Andromaque joue un rôle positif et important alors que la dactylographe n’y joue aucun rôle.

Cette inégalité n’est pas une anomalie mais fait partie des caractéristiques essentielles du déroulement de n’importe quel processus. Il n’y a pas de nécessité univoque, linéaire. La lutte des classes finit soit par une transformation révolutionnaire de la société toute entière soit par la ruine des diverses classes en lutte. Des événements qui montrent une analogie frappante mais qui se produisent dans des milieux historiques différents mènent à des résultats différents.

Les tendances à l’homogénéisation des catégories freinent le développement, éloignent de la réalité.

Il y a de nombreuses tendances à l’homogénéisation, tendances qui freinent le développement.

Ces tendances à l’homogénéisation des catégories s’expliquent par le fait que dans le travail primitif, pour déterminer la finalité du travail, il faut homogénéiser les catégories, une homogénéisation qui devrait être limitée à cette finalité.

Dans le travail développé, l’homogénéisation dans les positions téléologiques essaye de ne pas niveler les éléments hétérogènes qui sont homogénéisés.

Les tendances à l’homogénéisation, à la destruction de l’hétérogénéité, à la négation du développement inégal des processus socio-historique existent actuellement dans le travail des esclaves, dans le travail de la machine, dans la bureaucratie, dans la manipulation.

Tandis que dans la conception gnoséologique et surtout logique les catégories peuvent se présenter et exercer leur influence indépendamment l’une de l’autre, quand on considère les catégories comme des déterminations de l’être, l’être en tant que complexe processuel produit toujours une pluralité de catégories pourvues de caractéristiques hétérogènes. Le cas le plus simple de cette coordination dynamique est le cas où certaines catégories n’existent que dans une corrélation et une interaction (forme et matière par exemple).

L’homogénéisation logique est difficile à éliminer de notre pensée des catégories parce que notre activité pratique présuppose un processus spontané d’homogénéisation des catégories, bien sûr limité à la finalité concrète concernée.

Avec le développement de la société, s’effectue dans les positions téléologiques une homogénéisation qui ne nivelle pas tous ses éléments, de telle sorte que l’hétérogénéité soit conservée.

Le travail des esclaves comporte une tendance à l’homogénéisation absolue.

Le travail à la machine produit également des tendances à l’homogénéisation, tendances qui peuvent induire des augmentations de productivité du travail.

La bureaucratie et la manipulation, malgré l’utilisation de moyens techniques très modernes, comportent également des tendances à l’homogénéisation qui freinent le développement.

Ces tendances à l’homogénéisation conduisent à un éloignement de la réalité, à des limites dans le développement.

Dans chaque type d’être, se constituent des totalités comme processus irréversibles, mais de manière différente selon les types d’être.

Dans tous les types d’êtres, les synthèses pratiques entre catégories constituent des totalités ayant le caractère de processus irréversibles.

Dans l’être social de nombreux complexes agissent de manière relativement autonome tandis que leurs synthèses se multiplient jusqu’à ce que se constitue la totalité de l’espèce humaine comme processus ayant un environnement créé par lui-même.

La totalité de l’espèce humaine est une synthèse et une totalité qui s’apparente du point de vue catégoriel à la totalité Terre dans l’être inorganique.

La catégorie Terre a un être en soi est un être pour soi distincts.

Dans l’être organique, la relation entre l’individu et l’espèce est intime. De plus, si les évolutions des espèces sont semblables, on ne peut guère parler d’un être en soi ou d’un être pour soi de la totalité des espèces : il n’y a qu’une pluralité d’espèces concrètes, la totalité n’apparaissant guère comme totalité processuelle.

Les complexes processuels irréversibles sont le fondement ontologique de toutes les catégories et de toutes les interactions entre catégories dans le processus de la vie, y compris là où les processus, par leurs interactions, se synthétisent en unités, en totalités plus grandes. Cette synthèse pratique apparaît dans tous les types d’être.

Dans l’être social où l’adaptation à l’environnement est active, non seulement le nombre de complexes agissant de manière relativement autonome s’accroît extraordinairement mais aussi leurs synthèses et leur association en synthèses toujours plus élevées, jusqu’à ce que des formes de processus affectant concrètement leur totalité c’est-à-dire l’espèce humaine tout entière ne commencent à se constituer progressivement. Ainsi se forme peu à peu une totalité absolument nouvelle, la totalité du genre humain avec son environnement créé en définitive par lui-même. Ce n’est que lorsque les hommes réalisent la catégorie de totalité dans sa complétude concrète que cette catégorie de totalité est accomplie dans l’être social.

La totalité de l’espèce humaine semble participer en tant que totalité du même univers catégoriel que la planète Terre qui est elle aussi une totalité. Il faut prendre en compte cet apparentement catégoriel et en même temps les différences qualitatives et les oppositions de l’être concret de ces deux processus irréversibles.

Dans l’être naturel les complexes singuliers, qui sont des synthèses de complexes processuels reliés par un processus unitaire, constituent une totalité concrète que nous avons l’habitude de désigner par le concept de Terre, comme reproduction par la pensée d’un complexe intégral fonctionnant de fait comme unité. Les unités ontologiques d’action qui apparaissent ici ont non seulement un être en soi mais aussi un être pour soi distinct.

Dans l’être organique la relation ontologique entre l’espèce et l’individu est plus compliquée, plus intime, plus intérieure qu’au niveau de l’être inorganique. En revanche la totalité réelle, ontologique, des espèces qui constituent la totalité de la nature organique comme mode d’être, en tant qu’unification ontologique, c’est-à-dire en tant que totalité non seulement étant en soi mais aussi en même temps pour soi, est beaucoup plus problématique que dans le cas de la nature inorganique : si dans les évolutions des espèces, concrètement si différentes, des processus très semblables sont à l’œuvre, toutefois, sur le plan de l’être, cela n’apparaît que dans les espèces concrètes, non comme être pour soi de la totalité de leur être réel.

Il n’y a pas de différenciation du genre humain en plusieurs espèces, mais le genre humain, différencié en sociétés diverses, évolue de manière unitaire avec les facteurs économiques.

Dans le développement des sociétés, le genre humain reste unitaire.

Les différences dans les points de départ et dans les modes de développement sont fondées sur le travail, et elles produisent des différences observables qui sont des différences sociales et non biologiques.

Les différentes sociétés ne sont pas définitivement délimitées l’une par rapport à l’autre, elles peuvent fusionner comme rester côte à côte, ce qui ne modifie pas le développement général de sortie du mutisme et de recul des barrières naturelles.

Le développement général peut être attribué aux tendances du développement socio-économique des groupes humains.

L’hominisation, l’adaptation active par le travail à l’environnement porte d’emblée en soi une tendance à s’élever au-delà du déterminisme biologique, impossible à éliminer totalement.

Les petites sociétés qui naissent en des points différents ne produisent aucun accroissement du nombre des espèces : le genre humain est en soi unitaire mais aussi a tendance à réaliser effectivement cette unité.

Les différences extraordinaires dans les points de départ, dans les modes de développement produisent certes des différenciations visibles et observables mais qui sont en dernière instance fondées sur le travail naissant et sur ses conséquences, elles sont donc de nature sociale, et ne peuvent donc plus mener à des différenciations biologiques de l’espèce.

Les sociétés individuelles et même les groupes de sociétés dont la totalité constitue objectivement le genre humain ne sont pas sous l’aspect social définitivement délimitées l’une par rapport à l’autre : qu’elles fusionnent complètement ou continuent à exister côte à côte comme nations est un problème de développement social qui ne modifie en rien le moment de développement général c’est-à-dire le recul des barrières naturelles, développement général qu’on peut attribuer à des tendances concrètes du développement socio-économique des groupes humains concernés.

Les forces transformatrices prédominantes sont toujours les tendances de l’économie c’est-à-dire de la généricité commune (par exemple l’opposition entre les hommes libres et les esclaves présuppose une productivité du travail permettant à l’homme de produire plus que ce qui est nécessaire à sa reproduction).

L’intégration des hommes de la tribu à la nation et à l’humanité est un changement social de catégories sociales et économiques.

Le changement perpétuel et divers des sociétés.

Les sociétés, dans leur structure et dans leurs relations, sont en changement perpétuel : l’adaptation active de l’homme à son environnement transforme cet environnement en fondement ontologique au service des besoins sociaux.

Les évolutions des sociétés prennent des formes très variées qu’on peut étudier à partir de leur base économique.

Le processus social comme adaptation active de l’homme à son environnement, comme transformation de cet environnement en fondement ontologique au service des besoins sociaux, a pour conséquence que les unités sociales concrètes ne possèdent pas a priori une nature fixée définitivement mais sont soumises dans leur structure interne et dans leurs relations réciproques à des changements continus.

Les évolutions prennent des formes très variées. Les différences des développements doivent être ramenées à leur base économique effective. Une analyse correcte de l’étape contemporaine du capitalisme est à produire. Cependant il est possible de discerner selon leur essence véritable les traits communs les plus généraux de ces évolutions.

Les activités sociales sont historiques, uniques mais indissociablement s’influencent réciproquement et tendent vers l’unité.

Toutes les évolutions sociales ont pour base le travail, l’économie.

D’une part toutes les activités sont orientées vers la maîtrise de l’environnement et s’efforcent en permanence de réaliser activement l’adaptation de l’homme, et de ce point de vue ces activités sont historiques et uniques, mais d’autre part ces activités tendent vers l’influence réciproque, l’unité et parfois la fusion.

Le moment ontologiquement le plus décisif de la forme d’être qui apparaît avec la société, sa base pratique réelle, est le travail : c’est avec le travail que la généricité cesse d’être purement naturelle, que la généricité cesse d’être muette, en tenant compte du fait que la fin de ce mutisme n’est que le point de départ d’un processus de développement long et contradictoire, qui est très loin d’avoir réalisé ses possibilités immanentes.

Des outils les plus simples aux formes de réglementation de la socialité naissante et au-delà jusqu’aux formes d’activités les plus hautes de l’homme (les facultés intellectuelles et sensibles qui semblent déjà détachées de la réalité), toutes ces manifestations sont orientées vers la maîtrise de l’environnement et s’efforcent en permanence de réaliser activement l’adaptation de l’homme : toutes ces manifestations, tous ces actes sont indissociables de leurs caractéristiques sociales hic et nunc et ont tous le caractère d’événements spatio-temporels historiques uniques.

Dans le même temps toutes ces expressions de la généricité humaine tendent vers une unité ultime, vers des correspondances qui résultent spontanément de l’être social, non seulement rendant possible sur le plan ontologique une compréhension générale réciproque de ces expressions, mais aussi, quand les circonstances socio-historiques l’exigent et l’imposent, établissant l’influence réciproque de ces expressions dans la praxis jusqu’à provoquer leur fusion.

La généralisation à toutes les sociétés de certaines techniques et de certains produits, par l’échange généralisé.

Les produits du travail et les outils s’échangent entre des groupes humains différents : ces produits et ces outils sont utiles dans chacun de ces groupes, ils s’échangent parce qu’ils constituent comme un « langage commun ».

Le travail de la pierre se généralise, puis celui du bronze, puis celui du fer.

L’utilisation de l’argent comme instrument d’échange se généralise aussi.

Dans l’échange organique de la société avec la nature, ce sont les possibilités optimales qui ont tendance à long terme à s’imposer.

Les signes de l’unicité de la genèse concrète se manifestent partout. L’échange des produits du travail (y compris les outils) commence très tôt. L’échange n’est possible que parce que les produits du travail ont une utilité pratique pour des groupes sociaux différents entre eux : ces produits du travail ont comme un « langage » commun.

Les différences, parfois les oppositions, entre les réalisations individuelles concrètes des différents groupes, les différentes régions dans leur développement économique ne peuvent pas éliminer les tendances à un « langage commun » dans l’économie : la pierre, le bronze, le fer, comme matières premières du travail, l’argent comme instrument du système d’échange (avec le nombre relativement restreint des matériaux faisant fonction d’argent) se généralisent, se répandent.

Il s’agit du fait fondamental que dans l’échange organique de la société avec la nature, les possibilités optimales ont tendance à long terme à s’imposer.

Les langues sont diverses mais ont toutes même structure.

Les langues sont diverses mais elles sont traduisibles parce qu’elles ont les mêmes structures qui expriment le travail et la vie des hommes : un mot exprime un genre, l’acteur et son action sont exprimés par le sujet et le verbe affectés d’une différenciation spatio-temporelle, les relations de l’acteur et de l’objet de son action sont exprimés, les relations des acteurs entre eux également.

Certaines langues et dialectes se synthétisent en langues nationales.

La naissance du langage est étroitement liée aux premières exigences du travail et de la division du travail.

Les langages divers possèdent une unité, prouvée dans la pratique : toutes les langues sont traduisibles.

La traductibilité présuppose à l’intérieur des nombreuses différences des moments d’un contenu en dernière instance commun.

Les mots visent tous à exprimer la généricité des objets. Les nuances dans la construction de la phrase et dans la combinaison des mots prolongent cette généricité universelle, commune à toutes les langues, jusqu’à la particularité ou à la singularité.

Les structures internes expriment toujours un type général déterminé de la vie des hommes, qui repose sur le travail et se diversifie à partir du travail : le sujet et ses actions, la différenciation spatio-temporelle du sujet et de ses actions, la relation entre le sujet et l’objet, la relation du sujet avec d’autres sujets constituent les fondements structurels de toute langue.

Le fait que des relations prennent la forme de prépositions ou celle de suffixes est important du point de vue de la linguistique mais insignifiant pour le caractère commun relevé ici.

Les langues sont donc différentes mais, du point de vue du développement de l’espèce, elles sont des moments de l’unité objective de ce processus irréversible de l’espèce.

On peut constater des processus de synthétisation des langues locales et des dialectes en langues nationales.

D’ailleurs le langage est le médium de la communication, de la coopération et de la cohabitation.

Toutes les sciences ont le langage mathématique en commun.

La position téléologique détermine le but, le résultat du travail, elle fait partie de la préparation du travail qui comporte la réflexion qui précède la position téléologique, réflexion qui au début est une simple collection d’expériences (il s’agit d’appliquer des expériences), réflexion qui se généralise et s’autonomise sous forme de sciences, avec la séparation du travail manuel et du travail intellectuel, le détachement de l’individu des attitudes psychologiques immédiates envers l’être pour une attitude désanthropomorphisante.

Les sciences sont diverses mais toutes traductibles grâce au langage mathématique et géométrique.

Le travail ne peut être accompli que si le résultat qu’il vise, le but de la position téléologique, est déjà présent sous forme achevée dans la tête de l’homme avant l’acte de la position téléologique. Ce « programme » précédant le travail consiste à l’origine en une simple collection d’expériences, en une application d’expériences. Au cours du perfectionnement du processus de travail, la réflexion, qui précède la position téléologique, sur la fin et les moyens pour atteindre cette position, se généralise et avec la division du travail s’autonomise.

La séparation économique et sociale du travail intellectuel et du travail physique, la naissance des mathématiques et de la géométrie expriment le développement de la capacité de la pensée à se détacher consciemment des limites de ses attitudes biologiques et psychologiques immédiates envers l’être, le développement d’une attitude désanthropomorphisante envers la réalité, ce qui permet la maîtrise par le travail de l’environnement humain, son progrès et son élargissement jusqu’à la connaissance toujours plus adéquate de l’environnement tout entier.

Même dans ce processus, le développement social montre la même évolution unitaire que dans les domaines purement pratiques : l’évolution scientifique est certes très différenciée, mais l’universalité du langage mathématique et géométrique montre une traductibilité, une homogénéité encore plus avancée, une convergence encore plus avancée aussi bien dans la connaissance des rapports justes que dans la réfutation des rapports faux.

Les institutions et les attitudes individuelles sont très diverses mais manifestent une convergence ultime, une orientation positive ou négative par rapport à la généricité prédominante.

Les formes étatiques et les structures de classe qui semblent dominées par la contingence, les préceptes et les interdits moraux qui semblent soumis aux impulsions individuelles, à la subjectivité, sont effectivement très divers mais aussi manifestent des convergences ultimes, des traits généraux traduisibles.

Des comportements ressentis comme exemplaires engendrent des influences qui s’exercent pendant des millénaires.

Tous les comportements humains comportent une orientation qui mène à la généricité, orientation qui peut être positive ou négative par rapport à la généricité prédominante (cette orientation peut contenir ainsi le retour à des pratiques disparues et ainsi réactualisées).

Dans les domaines qui semblent dominés par la contingence historique, par les impulsions individuelles, dans les domaines des critères institutionnels et personnels des activités humaines, apparaît une variété de formes et de contenus, mais aussi une convergence ultime (en liaison avec les problèmes ontologiques des sociétés, avec les contextes historico-économiques dans lesquels ces formes et ces contenus prennent réellement place).

Dans les formes étatiques, dans les structures de classe, dans les préceptes ou les interdits moraux apparaissent des traits généraux « traduisibles ».

Dans ces domaines en apparence si subjectifs, des comportements ressentis comme exemplaires comme ceux de Socrate ou de Jésus engendrent des influences qui s’exercent pendant des millénaires.

Que les hommes en soient conscients ou non, tous les comportements humains comportent une orientation qui mène à la généricité, orientation qui peut être négative par rapport à la généricité prédominante, une orientation qui peut contenir – d’une manière immédiatement individuelle ou collective – le retour à des pratiques sociales disparues depuis longtemps, réactualisées pour l’occasion.

Le développement générique a un caractère progressiste très inégal, avec des moments dramatiques : le processus causal mis en mouvement par la position téléologique n’est toujours qu’approximatif, le progrès dans l’économie n’est qu’inégal et les effets de l’économie sur les individus sont très divers.

Comme il n’y a que des processus causaux, la précision de la détermination par la position téléologique du processus causal qu’elle met en mouvement ne va pas au-delà de l’approximation (il y a toujours dans le processus causal mis en mouvement par la position téléologique des moments qui s’écartent de l’orientation et du contenu de cette position).

Comme les processus mis en mouvement par la position téléologique se déroulent également en tant que processus sociaux irréversibles (et non téléologiques), ces processus sont déterminés socialement et surtout économiquement.

Dans la sphère du travail, les positions téléologiques présentent en général des tendances qui vont dans la direction d’un « progrès » inégal de la production, progrès inégal dont la nature est déterminée en grande partie par le stade de développement économique.

Ces positions téléologiques dans le travail ont des effets d’autant moins importants sur le comportement des hommes que ces derniers sont éloignés du domaine économique immédiat.

Le développement générique présente donc un caractère progressiste très inégal.

Si l’être social se distingue qualitativement des deux formes d’être naturel qui le précèdent du fait qu’en lui toute impulsion provenant de l’homme lui-même a comme fondement d’être une position téléologique, si la position téléologique est en mesure, en posant pratiquement la fin et les moyens, de modifier considérablement les processus causaux qu’elle met en mouvement, et comme il n’y a que des processus causaux (les processus téléologiques n’existent pas), la précision de la détermination par la position téléologique du processus causal qu’elle met en mouvement ne va jamais au-delà de l’approximation, puisque ce processus causal contient toujours des moments qui vont positivement ou négativement au-delà de la position téléologique ou qui s’en écartent, etc., quant à l’orientation, au contenu, etc.

Puisque ces processus irréversibles mis en mouvement par la position téléologique se déroulent également en tant que processus sociaux, ils doivent également être eux-mêmes déterminés (ainsi que leurs effets sur les hommes, etc.,) socialement et avant tout économiquement.

Les positions téléologiques dans la sphère du travail, du mode de travail, de la division du travail, etc., présentent en général des tendances qui vont dans la direction de l’augmentation de la production, augmentation dont la force, l’orientation, etc. dépendent naturellement dans une large mesure de la structure économique, de son stade de développement, etc.

Les effets sur les comportements des hommes seront d’autant plus divergents, inégaux, que les hommes seront éloignés du domaine économique immédiat.

L’unité des tendances de l’évolution générique dans son ensemble se présente donc de façon extraordinairement inégale.

Le caractère progressiste du développement générique doit être mis en regard avec son inégalité parfois brutale : la société de classes est inaugurée par l’action des plus vils intérêts (rapacité, brutalité, avarice, pillage de la propriété commune), le capitalisme par l’accumulation primitive.

Sans qu’il y ait intentionnalité, il y a dans l’ensemble de l’histoire, avec des hauts et des bas, un développement de la personnalité dans le sens du progrès et du renforcement.

Les individus, devant la complexité et l’hétérogénéité des sollicitations sociales, développent leur unité interne par leur personnalité.

Le recul des barrières naturelles, la disparition des préceptes et des interdits qui résultent de liens sociaux encore naturels et qui expriment la sujétion à la nature, la disparition des castes et des classes à moitié naturelles, placent l’individu dans une situation contingente par rapport à la société entière, ce qui favorise pour l’individu le développement de l’espace des possibilités et en conséquence la nécessité de renforcer l’homogénéité de la personnalité.

Dans l’ensemble il y a un progrès social sans intentionnalité.

Le cadre ontologique dans lequel les hommes font eux-mêmes leur histoire et peuvent devenir les créateurs en dernière instance de leur propre généricité est ce développement inégal, parfois extrêmement inégal.

Il y a les séries causales socio-économiques – qui dans leur totalité possèdent des orientations mais non des fins avec leurs réalisations – et les réactions humaines qui résultent de ces effets, et cet ensemble de phénomènes devient l’objet de nouvelles décisions alternatives.

La personnalité humaine est la réalisation de l’unité interne, dynamique, d’un individu placé devant des décisions alternatives toujours plus diverses et hétérogènes entre elles, devant des espaces de possibilité qu’il faut maîtriser.

Cette détermination d’une évolution sociale objective de complexité croissante produit non seulement le développement de la personnalité mais aussi la destruction de la sujétion originelle de la nature qui entrave le développement de la production : le point de départ immédiat du développement de la personnalité repose sur le recul des barrières naturelles, recul qui transforme la relation de l’individu à la société en une relation contingente dans laquelle les catégories de classe à moitié naturelles (de la caste à l’ordre féodal, avec des préceptes et des interdits qui résultent de liens sociaux encore naturels) perdent sur le plan économique les fondements de leur existence et laissent l’individu, devenu contingent, en confrontation directe avec la société.

Les individus essayent de freiner ou de favoriser le processus d’ensemble d’évolution sociale sans la plupart du temps y arriver.

Le processus général de l’évolution sociale est dans l’ensemble porteur de progrès social sans qu’il y ait la moindre trace d’intentionnalité.

Les individus et les organes de leurs activités réagissent par des positions téléologiques qui expriment soit le désir de s’adapter sans heurts, soit la tendance à freiner, à empêcher, à modifier ou à favoriser ce processus.

La position téléologique d’un individu, qui ne peut que déclencher des séries causales débouchant sur un processus d’ensemble produit par les actes de tous les individus et de leurs organes, est en général inefficace pour changer le processus d’ensemble de l’évolution sociale.

Le processus général de l’évolution sociale produit des formes objectives et subjectives hétérogènes, mais indispensables au fonctionnement des formations.

Sur le plan objectif le processus général devient le porteur du progrès social mais sans qu’il y ait la moindre trace d’intentionnalité, ni dans la totalité des formations ni dans les complexes et processus individuels.

Les individus, les organes de leur activité (les États, les partis, etc.) réagissent à chaque sollicitation de ce processus par des positions téléologiques tendant à le favoriser ou à le freiner, à l’empêcher ou le modifier, et dans la majorité des cas avec des positions téléologiques qui expriment simplement leur adaptation à la formation actuelle, le désir de se reproduire en elle sans heurts.

Comme toute position téléologique ne peut que déclencher des séries causales, toutes les positions téléologiques de la part des individus débouchent d’une façon ou d’une autre sur le processus d’ensemble à travers lequel toute formation se reproduit et se développe comme totalité : le résultat des actes des individus dépend donc de l’action conjuguée des deux composantes du processus d’évolution sociale, l’action de l’ensemble des individus et l’action des organes de leur activité.

La protestation individuelle reste donc d’habitude inefficace dans les faits.

La conjonction complexe et inattendue des facteurs subjectifs et objectifs de la révolution conduit, sans que personne ne le choisisse et ne puisse en avoir véritablement conscience, à la révolution.

Si la protestation d’un individu prend un caractère de masse, s’il y a un vouloir de masse, si la base ne veut plus vivre comme auparavant, la situation est subjectivement révolutionnaire.

Face aux obstacles objectifs opposés aux positions téléologiques des dirigeants favorables à la reproduction du système tel quel et à leur conscience que l’espace des possibilités se restreint et qu’on ne peut plus vivre comme avant, la situation est objectivement révolutionnaire.

Il y a une imbrication des facteurs subjectifs et des facteurs qui, à partir des actes des individus, se synthétisent en objectivité sociale : les hommes font eux-mêmes l’histoire du genre humain mais jamais dans des circonstances qu’ils ont choisies.

Lorsque cette protestation prend des dimensions de masse, elle peut se transformer en facteur subjectif d’une situation révolutionnaire et faire triompher un changement social. Le facteur subjectif du développement entre en rapport avec le secteur objectif du développement.

La base ne veut plus vivre comme auparavant, le sommet ne peut plus vivre comme auparavant selon la différenciation de l’activité entre « pouvoir » et « vouloir ».

Pour les hommes qui souhaitent pour des raisons de classe perpétuer une formation telle qu’elle, il suffit que la société existante engendre des décisions alternatives favorables à sa reproduction, au moins en apparence, mais face aux obstacles objectifs croissants opposés à de telles positions téléologiques, une situation de crise s’installe. Le facteur objectif d’un bouleversement révolutionnaire est présent. L’espace des possibilités laissées à la classe dirigeante devient restreint. Seule l’activation au même moment du facteur subjectif, qui exprime un vouloir, peut conduire la révolution à la victoire.

Les hommes font eux-mêmes leur propre histoire c’est-à-dire les hommes font eux-mêmes l’histoire du genre humain, mais jamais dans des circonstances qu’ils ont choisies : il y a une imbrication de facteurs purement subjectifs et de facteurs qui, à partir des actes des individus, se synthétisent en objectivité sociale.

Avec le surtravail et la violence, apparaissent des rapports différenciés et altérés des individus à la généricité : cette altération s’appelle aliénation (l’aliénation des accapareurs est différente de l’aliénation des prolétaires).

La croissance du travail au-delà de la pure possibilité de la reproduction (le surtravail) développe la nécessité d’une classe d’accapareurs qui arrachent aux véritables producteurs les fruits du surtravail et donc aussi des conditions sociales de la production de ces fruits, et d’une classe d’expropriés contraints à un mode de travail dans lequel ils deviennent la propriété d’une minorité de non-travailleurs.

Apparaissent deux types de comportement vis-à-vis de la généricité : les accapareurs approuvent cette généricité contradictoire, se sentent à l’aise avec elle, les expropriés repoussent cette généricité à cause de son caractère contradictoire.

Ces deux types de comportement constituent tous les deux un rapport erroné à la généricité, constituent tous les deux une aliénation, l’aliénation de l’individu par rapport à lui-même c’est-à-dire par rapport au genre humain, l’aliénation de la classe par rapport à elle-même c’est-à-dire par rapport au genre humain.

La classe possédante se sent à l’aise dans l’aliénation, elle y voit sa propre puissance et l’apparence d’une existence humaine : même si elle ressent cette aliénation comme positive, cette aliénation constitue une altération de l’existence humaine, une illusion sur ce qu’est vraiment la vie humaine, ce qu’est vraiment la généricité.

La classe prolétaire se sent anéantie dans cette aliénation, elle y voit son impuissance et la réalité d’une existence inhumaine : elle sent de manière juste cette aliénation comme négative, mais n’en possède pas le contenu complet si bien que cette aliénation constitue non seulement une altération réelle de l’existence humaine comme la classe prolétaire le reconnaît mais aussi une altération idéologique.

Aux tout premiers stades de l’être social, les possibilités antisociales, formées socialement, se déchaînent. Un développement social qui mène au-delà de l’assujettissement à la nature, qui brise les barrières naturelles et socialise la domination sur la nature c’est-à-dire réalise l’être social au sens le plus propre et le plus originel, révèle cependant la contradiction interne de sa généricité.

Le développement de la généricité sortie du mutisme engendre en effet une scission dans son processus d’évolution.

Son côté objectif ne peut se réaliser qu’en exerçant une violence sur son côté subjectif.

La croissance du travail au-delà de la pure possibilité de la reproduction (le surtravail au sens large) développe au niveau social la nécessité d’arracher aux véritables producteurs les fruits de ce surtravail (et donc aussi les conditions sociales de leur production), de les contraindre donc à un mode de travail dans lequel ils deviennent la propriété d’une minorité de non-travailleurs.

Une relation immédiate, générale et directe de l’individu avec l’espèce et donc aussi avec sa généricité devient impossible.

L’individu, s’il appartient aux accapareurs du surtravail, est contraint d’approuver comme une chose évidente cette généricité objectivement extrêmement contradictoire. S’il appartient aux expropriés, l’individu est contraint de repousser cette généricité en tant que telle à cause de son caractère contradictoire.

Ces deux comportements prennent dans les différents stades du développement des formes très différentes d’expression idéologique et ce n’est que dans le capitalisme qu’une formulation approximativement adéquate du problème devient objectivement possible.

L’aspect contradictoire objectif, en apparence irrévocable et insoluble, dans ce rapport de l’homme à sa généricité et qui, dans son aspect contradictoire, est articulé de manière erronée dans la plupart des cas, prend, du fait de ce caractère erroné dans les deux cas du rapport de l’homme à sa généricité, le caractère de l’aliénation de soi-même.

L’aliénation apparaît objectivement comme rapport erroné entre la généricité de la société et la généricité de l’individu qui est membre de cette société, elle se manifeste donc aussi immédiatement comme aliénation de l’homme de soi-même, rapport erroné de l’homme avec lui-même, aliénation de l’homme de sa propre généricité, rapport erroné de l’homme avec sa propre généricité.

L’aliénation n’est pas seulement chez les personnes défavorisées.

La classe possédante et la classe prolétaire représentent la même aliénation, mais la classe possédante se sent à l’aise dans cette aliénation, y voit sa propre puissance et l’apparence d’une existence humaine.

La classe prolétaire se sent anéantie dans cette aliénation, y voit son impuissance et la réalité d’une existence inhumaine.

L’aliénation dans les deux cas est une altération de l’existence humaine, un rapport erroné, altéré de l’homme avec lui-même, avec sa généricité (l’apparence d’une existence humaine, la réalité d’une existence inhumaine).

L’individu se pose de manière très diverse la question du dépassement de sa propre aliénation (un tel dépassement exige de l’action et la prise en compte du caractère premier de l’aliénation collective).

Dans la conduite de vie de l’individu, l’aliénation est une préoccupation importante : l’individu se demande s’il va réussir dans le développement de sa personnalité vers un dépassement de l’aliénation dans son existence individuelle, ou s’il va échouer en persistant dans son aliénation.

L’individu peut avoir l’impression d’avoir réussi, mais il peut ne s’agir que d’une réussite partielle.

Le dépassement de l’aliénation ne peut consister que dans les actions de la vie quotidienne, et avec la conscience du caractère premier du dépassement de l’aliénation collective.

L’individu peut avoir l’impression d’une déconnexion de l’aliénation collective et de sa propre aliénation, il peut avoir l’impression de s’être personnellement émancipé de son aliénation ou de pouvoir s’en émanciper seul, sans tenir compte de l’émancipation collective, et c’est à ce moment que l’imbrication des deux aliénations se manifeste.

L’aliénation est un phénomène socio-historique ontologiquement important car elle montre non seulement l’antagonisme entre les réactions de ceux qui profitent de cette généricité et les réactions de ses victimes, mais aussi l’antagonisme entre les différentes formations qui, comme conséquence des différents modes d’appropriation et d’usage du surtravail, doivent présenter des formes d’expression très différentes, tant sur le plan subjectif que sur le plan objectif, de la praxis socio-politique jusqu’à l’idéologie.

Même si le fondement de l’aliénation est un fondement social objectif, même si l’aliénation est surtout une manifestation sociale objective, un phénomène social qui ne peut être dépassé en dernière instance que de manière sociale, la différenciation personnelle de l’aliénation ne peut jamais être éliminée aussi bien dans la praxis immédiate que sur le plan idéologique : dans la conduite de vie de l’individu, l’aliénation prend toujours la place d’un problème central, le problème de la réussite ou de l’échec du développement de sa personnalité, en tant que dépassement ou persistance de l’aliénation dans son existence individuelle.

Le bon militant ouvrier révolutionnaire qui combat de façon conséquente l’aliénation dans le travail, ne pense jamais à secouer les chaînes dans ses rapports avec sa femme. Le dépassement définitif de l’aliénation ne peut s’accomplir que dans les actions de la vie quotidienne des individus.

Mais cela ne change rien au caractère premier de la socialité. Cela montre seulement la complexité de l’enchevêtrement des moments individuels et des moments sociaux de l’aliénation : c’est au moment où ils paraissent autonomes et même contradictoires que ces mouvements sont indissolublement liés à un état donné de l’évolution sociale.

L’évolution de la généricité sortie du mutisme en termes naturels vers un deuxième type de socialité où apparaît la production de rapports d’aliénation des individus avec le genre.

La généricité muette signifie l’unité indissoluble entre l’individu et l’espèce : l’individu exprime spontanément, sans conscience, sa généricité, et cette généricité s’exprime dans l’évolution ontogénétique de l’individu et phylogénétique de l’espèce.

Le premier type de socialité qui apparaît avec l’adaptation active à l’environnement est la généricité sortie du mutisme qui s’exprime en termes naturels : cette généricité suscite automatiquement chez les individus qui participent de cette généricité les pensées, les sensations, les décisions dont le but est exactement de répondre aux exigences de la généricité comme s’il s’agissait de besoins personnels. Si l’individu est conscient de sa propre action, il n’y a pas encore de différences, de séparations voire d’oppositions entre l’individu et l’espèce, car l’individu dans le travail a besoin d’avoir conscience de ce que signifie pour lui-même ce processus de travail et ses résultats. La satisfaction suit immédiatement le besoin.

Le deuxième type de socialité (où la généricité s’exprime comme résultat des activités tandis que ces activités, dans leurs conditions et leurs conséquences, se manifestent comme de nature collective, générique) apparaît avec le développement des forces productives et le surtravail des esclaves. Désormais toute action a un double caractère, une action sociale c’est-à-dire une action au service de l’espèce, et une action personnelle dans la mesure où pour être réalisée cette action exige de ses exécutants que des actes déterminés deviennent conscients.

Avec les sociétés de classe apparaît l’aliénation, une aliénation non consciente pour les accapareurs, une aliénation évidente pour les expropriés. Les formes d’aliénation se produisent et se reproduisent de manière différente aux différents stades du développement économique.

La généricité muette signifie l’unité biologique complètement indissoluble et qu’on ne peut donc amener à la conscience entre l’individu et l’espèce. Quoiqu’il fasse, l’individu exprime spontanément sa généricité, une généricité dont le caractère indissociable est aussi reproduit de façon continue, comme unité indissoluble – malgré les transformations – dans l’évolution ontogénétique et phylogénétique.

L’adaptation active à l’environnement provoque nécessairement la conscience de sa propre action qui n’entraîne généralement pas encore, aux stades moins évolués, de séparations, de différences voire d’oppositions entre l’individu et l’espèce : l’adaptation active à l’environnement dans le travail ne peut s’accomplir si ne se développe pas aussi chez l’individu la conscience de ce que signifie pour lui-même ce processus de travail et ses résultats.

En même temps, ce processus de travail pose comme réalités des rapports objectifs dans lesquels la nouvelle forme de la généricité parvient à s’exprimer comme résultat des activités qui, dans leurs conditions et conséquences, sont de nature collective.

Cette double situation est inévitable. La cueillette de fruits n’est suivie de sa consommation qu’après transport : c’est seulement avec le transport que cette activité devient sociale c’est-à-dire une action au service de l’espèce, et en même temps une activité personnelle dans la mesure où, pour pouvoir être réalisée, cette activité exige de ses exécutants que des actes déterminés deviennent conscients.

La généricité sortie du mutisme qui se forme ainsi ne suscite pas automatiquement chez les individus qui participent de cette généricité les pensées, les sensations, les décisions dont le but est exactement de répondre aux exigences de la généricité comme à des besoins personnels : cela n’est possible qu’à des stades primitifs, encore « naturels », quand une large égalité entre les besoins et leur satisfaction règne encore entre les membres, quand la généricité qui n’est plus muette s’affirme encore dans une large mesure en termes « naturels » : ce type de socialité a disparu du fait de l’augmentation des forces productives.

L’esclavage, première forme d’inégalité, fondée et imposée sur le terrain socio-économique, entre les membres d’une société, a son fondement dans le fait que l’esclave est déjà en mesure de produire plus que ce qui est nécessaire à sa reproduction, et que son propriétaire est donc socialement mis en position de disposer de ce surtravail pour satisfaire ses besoins personnels : c’est ainsi qu’apparaît l’aliénation. Cette aliénation est évidente pour l’esclave. Pour le propriétaire d’esclaves, les relations authentiques avec sa généricité sont détruites.

Le développement des forces productives a fait apparaître le caractère problématique de telles formations, et à partir de leur processus de dissolution dans les crises, a fait naître de nouvelles formations dans lesquelles le problème de l’aliénation des hommes par rapport à leur propre généricité est produit et reproduit continuellement à des stades socio-économiques plus élevés.

L’homme progresse plus ou moins dans le contrôle de sa reproduction, dans sa maîtrise de l’environnement et dans sa socialité, mais avec la violence de la société de classes, l’agir social devient une nécessité sous peine de mort.

L’homme se développe par le travail et par le développement de son espace des possibilités.

L’espace des possibilités est déterminé par les exigences pratiques de l’adaptation active à l’environnement, ce qui montre une orientation du développement de l’homme vers une maîtrise croissante de l’environnement (une élévation des forces productives), une domination des principes sociaux sur les principes naturels (plus de socialité), un contrôle toujours plus efficace des conditions de la reproduction des énergies humaines.

Cette orientation de l’évolution de l’homme est indifférente à toutes les valeurs sociales et humaines.

Les forces principales produisent violence, contrainte, oppression, cruauté, duperie, etc.

Quand les intérêts ne sont pas antagonistes, des institutions sont créées pour diriger les activités selon les besoins fondamentaux et selon le développement social.

Mais avec l’apparition des classes, la violence, la contrainte sont des facteurs indispensables de l’évolution, les seuls moyens de régulation, et l’agir social devient une action nécessaire, sous peine de destruction et de mort.

L’adaptation active par le travail et la position téléologique correspondante produisent une transformation toujours plus accélérée de l’homme, et en particulier de son espace de possibilités.

Comme les conditions et les conséquences de toutes les positions téléologiques – indépendamment du fait que des motifs relatifs à l’individu ou au genre humain dominent immédiatement dans l’acte de poser téléologiquement – ont un caractère causal, l’espace des possibilités humaines qui se développe est déterminé par les exigences pratiques de l’adaptation active à l’environnement, montrant une orientation du développement dans laquelle apparaît clairement une maîtrise croissante de l’environnement, une domination croissante des principes sociaux sur les principes naturels (même dans les formations qui débouchent sur des impasses socio-économiques, il y a des moments d’une dynamique de développement).

On peut parler de tendance au progrès aussi sur le plan de l’ontologie sociale puisque les traits spécifiques de l’être social s’affirment toujours davantage au cours de ce processus.

Il ne faut pas concevoir ce progrès simplement comme une évolution supérieure de l’homme : les forces principales, agissant de manière spontanée, ont un caractère causal et possèdent certes dans leur universalité une direction qui dans sa ligne générale élève les forces productives, promeut la socialité, mais cette direction en soi est absolument indifférente à toutes les valeurs sociales, à toutes les valeurs humaines. Ces forces principales transforment les énergies humaines en un contrôle toujours plus efficace des conditions de leur reproduction, mais ces forces produisent en même temps et souvent avec une intensité croissante oppression, cruauté, duperies, etc.

La société originelle pour venir à bout d’un tel déchaînement de possibilités d’activités indiscriminées au plan causal a dû créer des institutions destinées à diriger par la contrainte ces activités sur des voies conformes au développement ou aux besoins fondamentaux.

Lorsque le développement de la productivité du travail donne lieu à un surtravail et à son utilisation par d’autres hommes qui n’ont pas participé à sa production, les intérêts vitaux immédiats deviennent contradictoires et antagonistes et ne peuvent donc être régulés que par la violence. Il y a alors la nécessité pour les membres de la société d’agir sous peine de ruine, sous peine de destruction et de mort.

La violence est un moment indispensable dans toute société relativement développée, un moment ontologique de la socialité et du développement du genre humain.

Le genre est d’abord identifié de manière contradictoire à une société particulière avant de devenir encore plus contradictoire dans la société de classes : en fait le genre s’incarne dans l’économie qui va vers le marché mondial.

Au début le rapport de l’individu à l’espèce se concrétise non dans l’unité de l’individu et de l’espèce mais dans le rapport de l’individu avec une figure individuelle objective différente de lui, une seconde nature.

Au début l’individu identifie la société dans laquelle il vit à l’espèce elle-même (les individus d’autres sociétés ne sont pas de la même espèce).

Avec l’apparition des classes, l’aliénation du genre ou bien, chez les accapareurs, oublie les attitudes des expulsés (« la généricité est le fondement naturel de la conduite de vie, l’espèce humaine n’est pas contradictoire »), ou bien, chez les expulsés, consiste à voir le genre comme s’appropriant injustement leur humanité, comme refusant de les considérer comme partie du genre (« l’espèce humaine est contradictoire »).

En fait la généricité s’incarne dans l’économie.

L’espèce au début de l’être social acquiert une figure qui se présente à l’individu de l’espèce comme quelque chose à maîtriser, donc comme indépendante, clairement différente de lui, comme réalité objective, comme seconde nature. Cette concrétisation ontologique du genre fait que le rapport de l’espèce avec l’individu ne peut s’incarner que dans des figures individuelles concrètes et non comme l’unité de l’espèce avec l’individu.

Dans la réalité de la praxis, pour tout individu, la société dans laquelle il vit s’identifie immédiatement avec l’espèce elle-même. Les hommes qui vivent dans d’autres sociétés n’appartiennent pas dans sa pratique à la même espèce ou alors de façon très problématique. Seule l’intégration des petites tribus originelles en nations par exemple élargit le rayon de ce que l’individu est contraint de reconnaître dans sa praxis comme appartenant au genre humain.

Cette intégration, dictée par l’économie, conduit avec le marché mondial à l’unité du genre humain sur le plan pratique abstrait, mais la reconnaissance de ce fait se produit de façon très problématique.

Ces contradictions qu’on ne peut supprimer qu’au moyen d’un développement social matériel augmentent dans la réalité effective du genre avec l’apparition des classes. Pour les accapareurs, l’aliénation de la généricité humaine authentique est le fondement « naturel » de leur conduite de vie. Pour les expropriés – l’immense majorité – l’aliénation de la généricité est la confiscation de leur humanité, de leur appartenance réelle au genre humain.

Par là l’aspect contradictoire des formes génériques concrètement existantes s’approfondit. L’être singulier de ces formes génériques cache leur essence : ces formes prétendent être l’incarnation immédiate, du moment, de la généricité intégrale, ce qui devient rapidement contradictoire d’une manière insoluble.

En fait la généricité dans l’être social objectif s’incarne surtout dans le processus de reproduction et de croissance de l’activité économique des hommes. L’économie reçoit les incarnations singulières, les développe et les transforment en unité objective du genre humain dans le processus matériel de reproduction de toute humanité, processus lié en définitive en une unité.

On ne peut parler du développement de la généricité dans l’être social que sur cette base économique, puisque ce n’est que dans l’économie que les formes fondamentales, les tendances évolutives fondamentales de la généricité s’affirment clairement dans leur objectivité.

En particulier, l’aliénation de l’homme trouve son expression la plus explicite et la plus concrète dans l’économie.

L’idéologie rend conscients les conflits et engage dans une action en relation positive ou négative avec la généricité et le développement économique.

Le développement économique, comme le développement générique, synthèse des actions individuelles, est unitaire.

Toute action sociale qui soutient le développement économique et qui vise à l’efficacité sociale doit défendre la généricité atteinte et conduire les positions individuelles dans la direction prise par la généricité en développement, essayant de faire coïncider l’homme singulier et le genre aussi bien sur le plan de la conscience que sur le plan de la praxis.

L’importance de l’idéologie tient à sa fonction qui est de rendre les conflits sociaux et les contradictions économiques conscients et, à partir de cette prise de conscience jouant le rôle de motivation, de s’engager pratiquement dans ces conflits.

Étant donné le caractère contradictoire de la généricité à ses différents stades d’évolution, les actes idéologiques apparaissent toujours à l’intérieur d’une large gamme d’options opposées allant du soutien inconditionnel à la généricité atteinte jusqu’à son refus inconditionnel.

La généricité a besoin pour se développer non seulement des aspects positifs des sociétés, des soutiens à la généricité, mais surtout des aspects négatifs des sociétés, aspects négatifs qui constituent les luttes et des mises en question de la généricité.

Puisque le développement économique, qui met socialement en mouvement les transformations phylogénétiques du genre, est un processus social irréversible unitaire (malgré les contradictions) et qu’il n’est qu’une synthèse économique de nombreuses positions téléologiques individuelles, toute action sociale qui soutient ce développement économique doit défendre la généricité alors atteinte et conduire les positions individuelles dans la direction prédominante de la généricité. Tous les moments, fixes ou fluctuants, de la superstructure et de l’idéologie trouvent ici la base de leur efficacité sociale, en s’efforçant donc de promouvoir la convergence de l’homme singulier et du genre aussi bien sur le plan de la conscience que sur le plan de la praxis.

Le fondement de l’idéologie n’est pas le dilemme de la vérité ou la fausseté mais sa fonction. La fonction de l’idéologie est de rendre conscients et de livrer les conflits ouverts dans la vie sociale par l’économie.

Qu’il s’agisse des traditions, des héritages ou des usages, qu’il s’agisse de l’État ou du droit, qu’il s’agisse de la morale ou de la conception du monde, l’idéologie doit toujours transformer les contradictions apparues sur le terrain économique, relatives à la généricité existante, en motifs de la praxis.

Étant donné le caractère contradictoire de toutes les étapes successives de la généricité, ces actes idéologiques, qui amènent le conflit à la conscience et qui permettent ainsi de livrer ce conflit, apparaissent toujours à l’intérieur d’une large gamme d’options opposées, qui peut aller du soutien inconditionnel à la généricité alors atteinte jusqu’à son refus inconditionnel.

En pratique la généricité ne pourrait se maintenir sans ce soutien dans la socialisation des conflits singuliers, et son évolution serait impossible sans ces négations (c’est le mauvais côté des sociétés qui produit le mouvement qui fait l’histoire en constituant la lutte).

La socialisation de l’économie puis des autres domaines, avec l’existence préhistorique de l’aliénation.

Les domaines comme l’économie, l’alimentation ou la sexualité sont marqués de plus en plus par des motifs sociaux.

Ces motifs sociaux s’expriment dans l’aliénation de l’individu ou du groupe social par rapport à la généricité.

L’existence de cette aliénation de l’individu à l’égard de l’espèce conduit à ne parler pour cette période que de la préhistoire de l’humanité, l’histoire proprement dite correspondant à une disparition de cette aliénation.

Le chemin objectif vers la réalisation sociale de la généricité sortie du mutisme supplante de façon processuelle ses propres formes dominantes du moment. Le recul des barrières naturelles ne cesse de s’accentuer dans la causalité de ce processus.

Même dans les domaines de la vie humaine où la base biologique ne peut être dépassée entièrement comme l’alimentation ou la sexualité, ces domaines sont marqués toujours plus fortement et profondément par des motifs sociaux.

Lorsque l’homme devient individualité et que les contingences sociales de sa vie comme sa naissance ou son ascendance qui déterminaient sa place dans la société s’effacent objectivement et sont dépassés subjectivement, ces transformations vers plus de socialité triomphent dans tous les domaines de la vie et non pas seulement dans la reproduction économique immédiate où cette tendance se présentait dès le début comme dominante et comme transformatrice des autres domaines.

Le mutisme biologique cesse tendanciellement mais est remplacé dans l’immédiateté de l’être social par un « langage » qui est certes social, mais qui est aussi aliéné et aliénant, ce qui constitue la préhistoire du genre humain.

Le complexe de l’adaptation active donne lieu dans les produits du travail à des objets, et dans le processus de l’exécution du travail à des comportements, objets et comportements qui représentent une forme nouvelle de l’être.

La succession des aliénations est présentée comme l’expression adéquate de la généricité humaine.

Le développement de la généricité apparaît contradictoire tant que subsiste, avec la société de classes, l’aliénation des individus à leur genre humain.

Cette aliénation s’exprime sous forme idéologique c’est-à-dire en termes économiques et de manière contradictoire (l’idéologie rend conscients les conflits socio-économiques pour y participer).

Sur le plan économique, l’aliénation s’exprime immédiatement chez les individus par la contrainte, la persuasion ou la conviction.

La généricité se formalise pour les individus comme l’état atteint par le développement social, le seul état possible.

L’aliénation est posée comme l’unique mode d’être possible de la société.

Si l’aliénation est critiquée de manière réformiste ou révolutionnaire, cela veut dire qu’apparaissent les conditions ontologiques d’un nouveau stade de développement social et de nouvelles aliénations : les moyens d’action de la superstructure et les formes de conscience de l’idéologie n’échapperont pas à la transformation des aliénations, et devront confirmer l’apparence selon laquelle la chaîne des aliénations successives est l’expression du développement de la généricité, l’expression adéquate du développement de la socialité.

Si l’être social n’était qu’une simple élévation, une complexification de l’être naturel, on pourrait considérer le développement de la généricité comme achevée, mais ce développement apparaît comme problématique : le développement phylogénétique prend un aspect contradictoire dans le processus, suscité par ce développement phylogénétique, du développement ontogénétique, puisque ce développement phylogénétique aliène objectivement, irrésistiblement, les individus de leur généricité, et qu’il ne peut remplacer une forme concrète de l’aliénation que par une autre forme d’aliénation.

Le phénomène de l’aliénation fait partie de l’être social, dans son être propre aussi bien que dans ses effets sur les individus de l’espèce.

Ce phénomène de l’aliénation prend souvent des formes idéologiques. Comme l’idéologie est dans l’être social la forme générale par laquelle les conflits qui apparaissent sur le plan socio-économique deviennent conscients et sont livrés, on peut considérer que la forme double des réactions idéologiques de l’aliénation est le signe que le conflit qui se manifeste dans l’aliénation montre dans la généricité et dans ses effets sur l’être des individus une dualité dans le complexe de problèmes de la généricité et de l’aliénation.

La composante économique est la composante la plus répandue de ce complexe de problèmes.

Dans la superstructure et dans l’idéologie, la généricité atteinte s’affirme chez les individus en termes économiques immédiats, dans une large gamme qui va de la contrainte immédiate et indirecte aux tendances purement idéologiques de la persuasion et de la conviction.

Le contenu de ce complexe de problèmes, le but de son être-posé si divers, est toujours l’état atteint par le développement social c’est-à-dire l’état atteint par la généricité qui implique et détermine cet état atteint du développement social.

Ce complexe de problèmes doit donc, quand il défend cette généricité, tenter d’imposer également l’aliénation, posée avec la généricité, comme unique mode d’être possible.

Si ce complexe se retourne contre cette aliénation de manière critique, réformiste ou même révolutionnaire, cela veut dire que dominent en lui plus ou moins consciemment les conditions ontologiques d’un stade de développement qui va le remplacer. Doit dominer le motif selon lequel ce complexe est fondé en tant que progrès nécessaire, sans que soit prise en considération (le plus souvent sans que soit connue) la nouvelle aliénation qui dominera la vie sociale. Dans l’immédiat, en ne tenant compte que des activités sociales qui sont mûres pour l’action réelle, on peut dire que ni les moyens d’action de la superstructure ni les formes de conscience de l’idéologie ne sont en mesure d’échapper au cercle de la transformation historique des aliénations. Ces moyens d’action et ces formes de conscience, dans leur aspect contradictoire souvent extrêmement critique, doivent confirmer l’apparence selon laquelle la chaîne des aliénations successives serait une forme de la généricité exprimant adéquatement l’être de la socialité.

Le dépassement de l’aliénation, pour une convergence de l’individu avec le genre humain.

La généricité est présentée, de manière critique et revendicative, comme non contradictoire et l’aliénation comme devant être dépassée.

Le problème central de dépassement de l’aliénation revient à promouvoir la convergence réelle des tendances ontogénétiques et phylogénétiques de l’être humain.

Mais ce n’est qu’une apparence. Des prises de position sur le problème de la généricité humaine poursuivent une conception de la généricité dans laquelle la généricité peut se présenter socialement comme accomplissement vrai, concret (même de la vie individuelle), accomplissement dans lequel on est en mesure de tourner le dos à cet aspect contradictoire de la généricité, cet aspect qui lui serait spontanément propre et qui semble irrévocable. Ces voix se font entendre dès le début du développement de l’humanité et – malgré l’impossibilité selon toute apparence de les traduire dans la réalité, et la facilité avec laquelle ces voix peuvent être réfutées sur le plan intellectuel immédiat – ne disparaissent pas de la société.

Le contraste avec les idéologies est net : dans ces voix, dans ces critiques, dans ces revendications apparaît une généricité qui s’oppose à la généricité qui produit et défend les aliénations, parce que son problème central est précisément le dépassement de l’aliénation elle-même, la conception et la promotion d’une généricité pour que les tendances ontogénétiques et phylogénétiques parviennent à une convergence réelle.

Le recours à la transcendance.

Le produit de ma propre activité est un don de Dieu (ou d’un héros transcendant). Quand j’agis, je ne fais qu’exécuter et obéir à Dieu, je ne fais que suivre les commandements transcendants et éviter les interdits transcendants.

La société et la culture sont des créations de Dieu. En obéissant à Dieu, je maintiens le statu quo de la société et de la culture.

Dans les stades primitifs, l’aliénation se manifeste en général par le fait que les hommes considèrent les produits de leur propre activité comme les « présents » de puissances transcendantes. L’existence individuelle, le destin individuel prennent un mode d’être qui est aliéné par cette transcendance. L’automouvement de l’homme au moyen de décisions alternatives exécutées par lui est dégradé jusqu’à devenir une apparence puisque ces décisions alternatives ne sont reconnues comme effectives que lorsqu’elles ne sont rien d’autre que l’exécution obéissante de commandements ou d’interdits transcendants.

Cette aliénation s’insère ensuite dans une certaine mesure dans la défense idéologique conservatrice du statu quo du monde humain aliéné, car la tendance dominante de la socialité encore très profondément plongée dans la nature est surtout sa prétention à une origine divine ou tout au moins mythique et héroïque, une origine qui reste valide aussi dans le présent quand il y a des doutes.

La citoyenneté gréco-romaine oublie l’esclavagisme mais configure une sortie de l’aliénation.

Dans le monde gréco-romain, la vie est aliénée fondamentalement du fait de l’économie esclavagiste.

La citoyenneté créée un domaine d’action exemplaire et riche de valeurs, domaine qui met au second plan la vie aliénée, qui donne l’illusion d’un dépassement de l’aliénation et qui suscite des intentions d’une action exprimant une généricité non aliénée (ces actions ne sont pas réalisables puisqu’elles négligent la base économique) et des visions sur les fondements objectifs de l’aliénation, intentions et visions qui constituent des moments du développement idéologique réel des hommes, germes d’un dépassement plus profond de l’aliénation.

Dans la polis gréco-romaine, même si la base de la vie est plongée dans la nature, la citoyenneté crée un domaine d’action exemplaire et riche de valeurs qui semble mettre au second plan la vie aliénée – irrévocablement aliénée en raison de l’économie esclavagiste dominante. Une vie menée selon les lois d’une telle généricité suscite l’illusion de la possibilité de dépasser d’aliénation mais aussi des comportements personnels et leurs justifications idéologiques dans lesquels apparaissent les relations de l’homme avec sa généricité, des comportements qui ne sont pas réalisables puisqu’ils négligent la base économique de leur propre aliénation mais qui contiennent des intentions de modes d’action humains dans lesquels s’exprime des déterminations importantes d’une généricité qui n’est plus aliénée (la mort de Socrate).

Une telle attitude envers les fondements sociaux de l’existence sociale peut conduire à une vision pénétrante des fondements objectifs de l’aliénation (visions d’Aristote).

Les critiques de l’aliénation qui se projettent au-delà de leur forme actuelle et envisagent un type supérieur de généricité et donc de socialité, même si elles ne peuvent être pratiquement réalisées, sont des moments du développement idéologique réel des hommes, germes d’un dépassement plus profond de l’aliénation.

Les épicuriens et les stoïciens établissent individuellement une relation authentique avec la généricité tandis que les chrétiens échouent à démocratiser cette attitude : cette apparition de l’individualité et cette revendication démocratique sont les ferments des mouvements révolutionnaires ultérieurs.

Avec la crise de l’esclavagisme apparaît l’individualité et l’idéal aristocratique d’une vie de sagesse sublime qui, au sein d’une société totalement aliénée, s’efforce de réaliser la relation authentique entre l’homme singulier et le genre humain.

Avec Jésus, cette vie de sagesse pour certains individus devient une revendication démocratique quotidienne pour toute la population, ce qui se révèle non réalisable.

Ces deux traditions s’expriment dans les mouvements hérétiques et révolutionnaires du haut Moyen Âge jusqu’à la Révolution française qui essayent d’instituer une socialité opposée à l’aliénation.

Jésus, sur un certain nombre de thèmes, va au-delà d’une simple critique de l’aliénation dominante à son époque : quand il conseille au jeune homme riche de distribuer sa fortune aux pauvres, même s’il reste dans les termes d’une éthique purement individuelle, renvoie à une généricité de type qualitativement plus élevé.

Ces tendances n’empêchèrent pas le christianisme de devenir le soutien idéologique de l’empire romain tardif, puis du féodalisme et enfin même du capitalisme.

La crise de l’économie esclavagiste, la disparition de la polis et de l’éthique du citoyen peuvent donner lieu à une première forme de l’individualité, ce qui a comme conséquence pour toute la population un pur et simple accommodement avec le donné social mais conduit dans l’idéal stoïque ou épicurien du sage à l’ataraxie, aux préceptes d’une conduite de vie qui, au sein d’une société totalement aliénée, s’efforce, en méprisant les circonstances, de réaliser la relation authentique entre l’homme singulier et le genre humain.

Avec Jésus, cet idéal aristocratique d’une vie de sagesse sublime devient une revendication démocratique quotidienne, une revendication non réalisable.

Mais les mouvements hérétiques du haut Moyen Âge tendent vers cet idéal, les hussites radicaux et Tomas Münzer, à partir de ces traditions, forment des motifs révolutionnaires essayant de mettre fin à la socialité aliénée pour instituer une socialité opposée à l’aliénation. Ces tendances ont joué un rôle chez les disciples radicaux de Cromwell et dans le jacobinisme de gauche.

Par la critique de l’utopie, les hommes se replient dans le domaine de l’idéologie pure (en attendant le communisme).

Tant que les idéologies ne sont pas issues de l’économie, elles sont utopiques, mais elles constituent, quand elles configurent un monde sans aliénation, des facteurs subjectifs de futurs mouvements révolutionnaires.

Comme ces complexes intellectuels et sensibles ne peuvent s’exprimer de façon pratique, les hommes s’expriment dans le domaine de l’idéologie pure, un domaine qui ne joue aucun rôle dans la pratique sociale.

Les grandes philosophies et les grandes œuvres littéraires agissent dans ce domaine de l’idéologie pure.

La forme littéraire tragique oppose un personnage sorti de l’aliénation à un personnage qui reste dans le cadre de la généricité existante.

La religion n’est que rarement dans le domaine de l’idéologie pure : comme le droit et l’État, elle préserve et légitime la socialité de la généricité existante tandis que les mouvements hérétiques contestent cette généricité en essayant de la changer.

Le communisme marque la fin de la préhistoire, la fin de l’aliénation, c’est-à-dire la convergence de l’individu et de la généricité. Il s’efforce de ne pas être utopique, y compris dans ses moyens (l’aspiration à dépasser l’aliénation est capable de rapidement mobiliser les masses).

Mais le règne de la liberté de peut s’épanouir qu’en se fondant sur le règne de la nécessité c’est-à-dire de l’économie. Toute idéologie, même si son contenu est orienté vers une généricité authentique, reste sans effet pratique réel si elle ne tient pas compte des possibilités de développement existantes dans l’économie et si elle ne résulte pas en tant qu’idée de ces tendances évolutives.

L’idéologie n’est cependant pas sans influence. Certaines tendances réelles de la pratique, condamnées à l’échec social, n’en sont pas moins devenues en tant qu’idéologies un facteur subjectif renforçant le véritable esprit révolutionnaire : l’aspiration de l’humanité à une vie qui ne serait plus dominée par des aliénations c’est-à-dire à une généricité qui n’engendrerait aucune aliénation, qui attribuerait à l’individu des tâches pouvant mener à une vie riche de contenu – aussi sur le plan personnel –, à une vie amenant une satisfaction réelle, est indéracinable de l’esprit et du cœur des hommes.

Puisque ces complexes intellectuels et sensibles ne peuvent s’exprimer de façon purement pratique et sociale, les hommes cherchent un espace d’expression dans le domaine de l’idéologie pure qui ne joue pas un rôle immédiat dans la pratique sociale (Hegel avec l’esprit objectif et absolu comme monde des idéologies, le dépassement de l’aliénation-objectivité s’exprimant dans la reprise du monde jusqu’alors aliéné de l’esprit dans le sujet-objet identique).

La religion ne fait pas dans son ensemble partie de cette configuration (mises à part certaines affirmations de Jésus, de Maître Eckhart ou de François d’Assise) : elle remplit des tâches semblables à celles du droit ou de l’État, c’est-à-dire la préservation et la légitimation de la socialité, de la généricité, les mouvements hérétiques essayant de changer réellement cette socialité.

Les grandes philosophies et les œuvres littéraires significatives sont des idéologies qui ont vocation à agir de manière purement idéologique, sans la possibilité d’un appareil coercitif (l’esprit objectif de Hegel est caractérisé par la possibilité et par la nécessité de la contrainte).

La forme littéraire tragique présente le caractère alors pratiquement irréalisable de la généricité authentique, une généricité ayant cessé d’être aliénée, comme quelque chose d’irréalisable au plan pratique mais en même temps comme une tâche supérieure, à réaliser par une vie humaine correctement vécue. Sophocle a conscience de sa mission sociale, il oppose Antigone, le type tragique, à Ismène, qui approuve la généricité telle qu’elle existe de fait. Shakespeare exprime aussi l’unité indissociable entre un agir d’une valeur supérieure et correcte du point de vue de la généricité et une déchéance personnelle.

Le communisme comme issue du monde aliénant et aliéné, comme fin de la préhistoire de l’humanité, n’est réalisable que sur une base économique adéquate. Le facteur subjectif de ce bouleversement est lui aussi dépourvu de tout caractère utopique : dans les périodes révolutionnaires les sentiments se diffusent très vite parmi les masses. Des usages universellement répandus peuvent disparaître totalement (cannibalisme), des connaissances privilégiées et créatrices de privilèges peuvent devenir des possessions sociales universelles (la lecture et l’écriture) : l’aspiration humaine à la généricité authentique peut se diffuser également très vite279.

L’universalité et la singularité, comme catégories, sont des déterminations de l’être qui peuvent être reproduites dans la conscience.

L’universalité et la singularité sont des catégories qui sont des déterminations de l’être, des déterminations de l’objectivité (l’objectivité est la forme concrète de l’être), des déterminations de l’existence, et une fois reproduites dans la conscience (et non créées ex nihilo par la conscience), ces catégories peuvent être des moments fructueux de la pensée.

Les catégories sont des formes d’être, des déterminations de l’existence, mais qui ne peuvent avoir une genèse réelle originelle. L’être est un être objectif et l’objectivité est la forme originelle, concrète et réelle de chaque être et en conséquence de chaque homogénéité catégorielle que nous transportons dans la pensée comme l’universalité de ces êtres, que nous devons exprimer comme l’universalité de leur détermination d’être. Cette universalité n’est pas un ajout de la pensée à l’être ou une reconstruction de l’être par la conscience pensante.

L’universalité comme la singularité sont des déterminations de l’être essentielles parce qu’elles sont disponibles dans l’être comme déterminations de l’objectivité et peuvent agir – une fois reproduites dans la conscience – comme moments fructueux de la pensée.

La plus grande partie de l’être est indépendant des consciences, des consciences qui cependant, de manière erronée et la plupart du temps, voient cet être comme négativité par rapport à elles.

La plus grande partie de l’être est indépendant des consciences qui perçoivent les déterminations, relations, processus de l’être en en tirant des conclusions.

Du point de vue d’une conscience particulière, une objectivité quelconque est quelque chose qui n’est pas le produit de la pensée, quelque chose qui n’est pas dépendant de la pensée et par conséquent quelque chose qui a apparemment un caractère négatif. Mais si on part de l’être lui-même, cette affirmation d’une négativité de toute objectivité apparaît comme un événement dont il faut tenir compte mais qui, d’un point de vue ontologique, a un contenu erroné puisqu’il n’est que l’apparence aux yeux de la conscience de sa confrontation avec l’être.

Le travail, la conscience, l’activité et les transformations de la nature qui en résultent n’affectent en rien l’indépendance des objectivités et des événements de la nature par rapport à leur saisie par la pensée.

Quand nous affirmons de ces objectivités quelles sont, concrètement, irrévocablement existantes, nous semblons exprimer seulement leur caractère négatif : elles ne sont pas des produits de la pensée, leur être est indépendant du fait qu’on les pense ou non, et de la manière dont on les pense.

La plus grande partie de l’être est indépendant de l’existence d’une conscience qui est le produit d’un mode d’être déterminé de l’être social, qui y remplit des fonctions importantes, qui perçoit les déterminations, relations, processus de l’être et en tire des conclusions.

Si on part de l’être lui-même, la détermination de l’objectivité n’a pas de caractère négatif. L’apparence de la négativité provient de la confrontation, du point de vue de la conscience, entre l’être et la conscience, ce qui, il est vrai, est une composante importante du mouvement d’un mode d’être déterminé, particulier, celui de la conscience. Il ne résulte donc pas de ce que la conscience joue un rôle important dans l’être social, en raison du rôle des positions téléologiques de l’homme dans la détermination de ses dimensions objectives, que ces objectivités, ces processus soient par eux-mêmes dans une quelconque relation de dépendance ontologique vis-à-vis de la conscience.

Le travail et tout ce qui en résulte dans l’intérêt de sa réussite comme conscience humaine et comme activité sociale demandent une connaissance la plus adéquate possible de l’objectivité de la nature, mais toutes les transformations qui sont effectuées par cette activité sociale dans la nature n’affectent en rien l’indépendance des objectivités et des événements de la nature par rapport à leur saisie par la pensée.

Toute pensée qui projette dans la nature des relations catégorielles qui n’apparaissent que dans l’être social falsifie l’être de la nature, produit un mythe (dont la patrie spirituelle est dans l’être social) et non une connaissance objective de la nature.

Le passage irréversible d’un type d’être à l’autre : ainsi la dialectique de la nature est la préhistoire de l’être social.

Non seulement dans chaque type d’être il n’y a que des processus irréversibles concernant des complexes processuels, c’est-à-dire des changements historiques de ces complexes, mais le passage d’un type d’être à l’autre est également un processus irréversible, un processus historique.

Il ne faut donc plus voir le monde comme un ensemble de choses animées par des forces polaires antagonistes mais comme un ensemble de processus irréversibles concernant des complexes eux-mêmes processuels, il ne faut donc plus voir l’être comme une coexistence chosiste de trois types d’être mais comme un processus irréversible, à la suite de hasards, de passage de l’être inorganique à l’être organique et à l’être social, la dialectique de la nature apparaissant comme la préhistoire de l’être social.

L’être dans sa totalité – la nature comme la société – doit être compris comme un processus historique.

On dépasse ainsi dans notre image du monde cette apparence de la choséité des objets comme forme originelle déterminante de leur objectivité. Ce que nous avons l’habitude de concevoir comme chose s’avère être un processus. Ce qui est saisi par la science dans la connaissance de la nature n’a plus comme fondement le caractère chosiste des objets, animés par des « forces » polaires antagonistes, mais des processus irréversibles de complexes processuels. Cette nouvelle forme d’objectivité et de mouvement va de l’intérieur de l’atome jusqu’à l’astronomie, avec des complexes dont les composantes sont le plus souvent des complexes. Ces processus irréversibles sont des déroulements historiques, que leur irréversibilité soit ou non appréhendée par une conscience, influencée par elle : la conscience ne peut changer quoi que ce soit à l’irréversibilité générale, à l’universalité cosmique de l’historicité c’est-à-dire de l’irréversibilité des processus.

Non seulement dans la nature inorganique il y a un processus irréversible, historique, unitaire du changement (des complexes supérieurs comme les systèmes solaires et les unités encore plus grandes jusqu’aux processus atomiques et à leurs composantes, sans frontières vers le haut ni vers le bas), mais, suite aux hasards favorables qui rendent possible la vie organique sur la Terre, une nouvelle forme d’être apparaît, puis une série de hasards d’un autre type rend possible l’évolution de l’être social à partir de la nature organique, la dialectique de la nature apparaissant alors comme la préhistoire de l’être social.

La subordination de plus en plus importante des déterminations ontologiques issues du mode d’être précédent à l’auto reproduction de la nouvelle forme d’être : par exemple le recul des barrières naturelles dans l’être social.

Une forme d’être plus complexe a pour fondement les formes d’être plus simples au sens où les déterminations des sphères ontologiques précédentes ne cessent jamais de jouer un rôle, mais ces déterminations ontologiques issues des modes d’être précédents sont subordonnées à l’autoreproduction de la nouvelle forme d’être.

Dans l’être social, les déterminations ontologiques issues des modes d’être précédents jouent un rôle, mais un rôle de moins en moins important au fur et à mesure du développement de l’être social, c’est ce qu’on appelle le recul progressif des barrières naturelles dans l’être social.

De ce point de vue on peut dire que le système capitaliste manifeste des modes d’être plus purement sociaux que le système féodal, le moment biologique y étant réduit sans pour autant disparaître.

Une forme d’être plus complexe ne peut se développer qu’à partir d’une forme plus simple, en s’appuyant seulement sur elle comme fondement, mais de telle sorte que les déterminations des sphères ontologiques précédentes ne cessent jamais entièrement de jouer un rôle : les déterminations ontologiques issues du mode d’être précédent sont subordonnées à un système dont le principe directeur est l’autoreproduction de la forme d’être nouvelle, plus complexe.

C’est ainsi qu’on parle du recul plus ou moins important des barrières naturelles dans l’être social (par exemple la société capitaliste repose sur des modes d’être plus purement sociaux que la société féodale), le moment biologique pouvant être réduit mais jamais totalement éliminé.

Les éléments de la forme la plus simple d’être subissent une réorganisation ou un changement de fonction dans la nouvelle forme d’être, ce qui constitue des changements qualitatifs.

Dans la nature organique, la reproduction des plantes est déterminée par les actions directes des processus physico-chimiques tandis que la reproduction des organismes exige que ces processus physico-chimiques subissent une transformation biologique avec la vue, l’ouïe, l’odorat.

Dans l’être social les conditions biologiques de la vue, de l’ouïe et de l’odorat ont leur caractère purement biologique qui est repoussé au second plan, leur caractère social devenant de plus en plus prépondérant, et de plus en plus efficace pour la reproduction de la société et de l’individu humain.

Les éléments biologiques qui s’insèrent dans l’être social subissent une réorganisation ou un changement de fonction.

Dans la nature organique, le processus de reproduction des plantes est déterminé par les actions directes de processus physico-chimiques.

Dans le monde animal, ces processus physico-chimiques doivent subir une transformation biologique pour devenir des forces dynamiques réelles du nouveau processus de reproduction, la reproduction des organismes. La vue, l’ouïe, l’odorat sont des conditions réelles indispensables au processus de reproduction des organismes complexes, et en particulier de l’homme chez qui ces conditions sont parmi les fondements ontologiques de l’adaptation active de la société et de ses membres, avec cette correction par rapport au monde organique que leur traduction dans la dimension sociale tend à en intensifier l’efficacité et à repousser au second plan leurs éléments purement biologiques (le talent musical reste une faculté sociale, de même qu’un paysage ou que les caractéristiques de l’expression humaine restent des catégories sociales et non plus biologiques).

Les éléments de la forme plus simple de l’être qui s’insèrent dans la forme plus complexe de l’être connaissent au cours de ce passage des réorganisations internes ou bien subissent simplement un changement de fonction en tant qu’éléments du nouveau contexte d’être (leur nouvelle existence dans le nouveau contexte ontologique produit dans les deux cas la même image).

Les manipulations de l’être social dans l’être peuvent conduire à des réussites ou à des échecs.

Les hommes provoquent des transformations à travers des interactions entre des formes d’être qu’ils réunissent.

Ces manipulations consistent par exemple à transformer radicalement les conditions de vie et de l’environnement des animaux, conformément aux fins de la société, produisant des espèces nouvelles très différenciées et adaptées aux fins sociales.

Ces manipulations consistent dans le capitalisme a fait rentrer ses actions et initiatives dans des schémas scientifiques et révolutionnaires, sans tenir compte des échecs, sans tenir compte des conséquences, autant de manipulations qui conduisent à l’échec.

Ces manipulations consistent par exemple à vouloir, par des manipulations génétiques faisant abstraction des problèmes sociaux réels et de la totalité de l’être social et de l’individu humain, plier la biologie de l’homme à une organisation sociale désirée, plier l’homme considéré sous son seul aspect biologique à la technique.

Les hommes, sans qu’ils le sachent scientifiquement, réalisent dans la pratique la transformation radicale des conditions de vie et de l’environnement des animaux, conformément aux fins sociales de la société : pour les accouplements, ils accordent leur préférence aux exemplaires qui s’adaptent aux nouveaux buts de manière relativement rapide et radicale, des espèces nouvelles apparaissent, des espèces extrêmement différenciées conformément aux buts sociaux qui résultent des besoins sociaux (cheval de course ou cheval de trait, chien de chasse ou chien de compagnie).

L’être social produit des transformations à travers les interactions entre des formes d’être réunies dans un mode d’être.

Le monde manipulé du capitalisme actuel, qui est incapable de comprendre ses échecs, se soucie encore au moins des conséquences d’une aventure intellectuelle manipulée, pourvu qu’il la fasse rentrer totalement dans les schémas « scientifiques révolutionnaires » de la manipulation moderne.

Les autorités essayent parfois de plier l’homme aux besoins de la technique à l’aide de manipulations génétiques, de remodeler l’homme par la force, « biologiquement », en fonction d’une organisation sociale désirée, d’adapter la biologie humaine à des organisations sociales, oubliant qu’il faut toujours adapter l’homme tout entier (et non seulement la biologie de l’homme), que des manipulations partielles biologiques ne sont pas capables de réaliser cette adaptation de l’homme à l’organisation sociale désirée et que les interventions purement biologiques ne font le plus souvent que contrarier l’activité réelle des hommes et cette adaptation à l’organisation sociale désirée, les positions téléologiques qui déterminent pratiquement les manipulations génétiques faisant nécessairement abstraction des problèmes sociaux réels.

La raison scientifique ne doit pas négliger l’expérience ontologique de la vie quotidienne, même si cette dernière doit être dépassée.

La raison scientifique qui est désanthropomorphisante et abstraite, qui a acquis son autonomie méthodologique, mais qui accepte sans critique ses fondements méthodologiques et qui se présente comme connaissance pure, non contrôlée par l’entendement orienté vers l’expérience ontologique de la vie quotidienne, aboutit à des constructions creuses mises au goût de la technique la plus développée.

Il est important d’avoir une vision critique et nuancée du nécessaire point de départ ontologique des activités pratiques, mais il est aussi important d’avoir une vision critique et nuancée des tentatives nécessaires de donner aux activités pratiques des fondements théoriques.

D’un côté, l’état social originel dans lequel l’expérience était l’organe de l’orientation dans le monde, l’organe de la maîtrise du monde par la pensée est dépassé : sa perte d’importance et l’objectivation mathématique constituent un grand progrès. Les hommes agissent sans savoir, mais le savoir devient une nécessité.

Mais d’un autre côté l’expérience doit conserver une place dans la connaissance, ce que ne fait pas par exemple l’ordinateur : l’ordinateur se permet d’évaluer les expériences en opposition avec la pensée commune, se présentant comme un modèle pouvant se substituer à la pensée et revendiquant l’élimination de toute expérience immédiate. Il ne faut pas oublier que les catégories sont des formes d’être.

De ce point de vue il faut examiner les interventions des sciences dans un contexte ontologique. Si grands que soient les progrès en eux-mêmes de la raison désanthropomorphisante abstraite à côté de l’entendement orienté vers l’expérience ontologique de la vie quotidienne, nous devons nous souvenir que la raison scientifique qui a acquis son autonomie méthodologique et qui accepte sans critique, comme réalité, ses fondements méthodologiques (une raison scientifique qui se présente comme connaissance pure et non contrôlée par l’entendement) a abouti dans le passé à des constructions aventureuses et inconsistantes.

L’élimination de la simple expérience et de la « raison commune » conduit la méthodologie et la raison scientifique dans des constructions creuses mises au goût de la technique la plus développée.

La compréhension précise de l’importance du point de départ ontologique pour nos activités pratiques ainsi que les tentatives de donner à ces activités pratiques des fondements théoriques constituent deux moments qu’il faut considérer de manière critique et dont il faut examiner dans chaque cas les relations concrètes.

L’universalité qui pourrait apparaître ici dans ces considérations critiques et dans ces examens pourrait être formulée de manière très générale, sans être une généralisation partant de cas particuliers, même si ces cas particuliers sont caractéristiques.

La critique ontologique de la méthode qui s’oppose à la manipulation brutale ou raffinée est donc dirigée de manière générale contre la sous-évaluation des expériences humaines qui apparaît dans les deux cas : la machine cybernétique supplante l’évaluation par la pensée des expériences mais aussi est opposée (comme modèle de pensée plus perfectionné, comme accomplissement exemplaire face à la pensée humaine) à la pensée commune, née de l’expérience, ce qui signifie, comme détermination et critique de l’entendement, que toute expérience immédiate, simple, doit être totalement éliminée de cette machine cybernétique (ainsi les propositions de cybernétisation totale du diagnostic médical, de la relation immédiate, relevant de l’expérience, entre médecin et patient, c’est-à-dire de l’essence de la maladie interne).

En jugeant ces questions, il ne faut jamais perdre de vue que l’objectivation mathématisante constitue un énorme progrès par rapport à la simple expérience, mais son exagération non critique peut anéantir cet élément progressiste, surtout quand au nom du progrès technique révolutionnaire de la manipulation qui en dérive, cette exagération entreprend d’éliminer des catégories fondamentales de l’être.

On a tendance à minimiser l’importance de l’expérience dans l’élaboration de notre image du monde.

Certes l’état originel dans lequel l’expérience était l’organe de l’orientation dans le monde et l’organe de sa maîtrise par la pensée est dépassé : sa perte d’importance constitue à certains égards un grand progrès.

Mais l’expérience doit conserver une place dans le système de la connaissance adéquate de la réalité. La connaissance la plus proche du contenu de réalité s’appelle l’expérience. Une considération significative du monde différencie dans le vaste empire de l’existence intérieure et extérieure ce qui est apparition passagère et insignifiante de ce qui mérite en soi-même véritablement le nom de réalité. Dans la mesure où la philosophie ne se distingue d’autres façons de connaître ce même contenu du monde que par la forme, l’expérience (comme connaissance la plus proche de la réalité) et la réalité doivent nécessairement s’accorder.

Les tentatives abstraitement méthodologiques (logicistes, gnoséologiques) d’aboutir à des décisions à propos de l’être, au lieu de chercher les fondements de ces décisions dans les processus ontologiques eux-mêmes, doivent être critiquées.

Premièrement les catégories ne sont pas en premier lieu des abstractions produites par la pensée mais des formes d’être, des déterminations d’existence, deuxièmement l’influence réelle des catégories précède la conscience de leur essence réelle, les hommes dans leur activité sociale agissant sans savoir.

Le recul de la sphère de l’expérience immédiate et de la pensée quotidienne dans la praxis et le développement scientifique.

La praxis, qui suppose la confrontation avec les catégories, est influencée par les catégories.

Quand la praxis réussit du fait de l’évaluation correcte pratique des rapports catégoriels objectifs, elle impose des généralisations des rapports catégoriels objectifs dans certaines limites.

Mais cela ne suffit pas dans la réalisation réussie de certains buts, particulièrement avec le développement des forces productives, de la division du travail et de la socialisation : l’homme, sous peine de disparaître, doit outrepasser les limites de la pensée quotidienne qui est mise entièrement ou partiellement au second plan au profit de procédés mathématiques permettant une assimilation désanthropomorphisante de la réalité, des rapports catégoriels objectifs.

La praxis réelle élémentaire présuppose sous peine de ruine des confrontations pratiques permanentes et donc conscientes (parfois formulées en pensées, des pensées qui peuvent être théoriques dans certaines situations socio-historique) avec les déterminations données de l’objectivité : que les hommes en aient ou non conscience, cela implique que les catégories jouent un rôle dans les activités humaines. La confrontation pratique et donc souvent également théorique de l’homme avec l’agencement objectif, et donc aussi avec la structure catégorielle de son environnement, est inévitable.

Quand la réussite pratique des activités humaines dépend immédiatement d’une évaluation relativement correcte sur le plan de l’être de rapports catégoriels objectifs, concrètement déterminés, c’est la praxis qui impose des généralisations déterminées, mais seulement dans des limites précises.

Quand la compréhension immédiate des configurations ontologiques indispensables à la praxis ne suffit plus à la réalisation des buts posés pratiquement et de leurs moyens, l’homme doit sous peine de disparaître outrepasser les limites de la pensée quotidienne : dans la praxis et dans la théorie qui en est issue, il est donc impossible de s’en tenir à la prédominance exclusive de la pensée quotidienne.

La pensée quotidienne est mise entièrement ou partiellement au second plan par des formes de praxis qui la dépassent, par l’introduction de procédés mathématiques ou géométriques permettant une assimilation intellectuelle désanthropomorphisante de la réalité.

Le développement des forces productives, la division du travail croissante, la socialisation grandissante vont dans le sens du recul de la sphère de l’expérience immédiate de la praxis quotidienne.

La science ne se développe pas de manière autonome mais est influencée par les forces économiques et idéologiques souvent antagonistes.

Avec les généralisations suscitées par la praxis, apparaissent des absolutisations : les présupposés, les moyens, les procédures et les méthodes de la science suffiraient pour exprimer la connaissance et la maîtrise adéquates de l’être, et de plus le développement de la science se ferait selon une logique interne, pas à pas, de problème à problème.

En fait, non seulement l’élimination de plus en plus importante par la science de l’expérience immédiate mais les besoins scientifiques et les tâches scientifiques déterminées de plus en plus par les tendances du développement économique dissipent l’illusion d’un développement immanent et autonome de la science.

Les décisions scientifiques sont en fait des décisions idéologiques puisqu’elles concernent des conflits sociaux et la résolution pratique de ces conflits.

Comme la société, par l’État, le droit, la tradition, les usages, la morale, régule toutes les activités en fonction des intérêts de la société, la science, comme activité tentant de maîtriser intellectuellement l’être, est liée à ce système de régulation.

Ce système de régulation a un caractère alternatif et même antagoniste du fait de la société de classes : la défense ou la condamnation de l’état de choses existant, la prise de position pour ou contre le stade atteint par la généricité produisent des antagonismes idéologiques liés à l’interprétation de ce qui est considéré comme être réel.

Les généralisations théoriques suscitées par le nouveau type de praxis (la science, la logique, la théorie de la connaissance, etc.) constituent en apparence un progrès, mais c’est un progrès relatif.

Apparaissent des absolutisations. Selon une interprétation du fonctionnement efficace des nouveaux moyens cognitifs, les procédures, présupposés et moyens méthodologiques suffiraient pour exprimer la connaissance adéquate, la domination sur l’être en général, cette évaluation excessive des méthodes et des éléments de la science dans leur rapport avec l’être constituant un glissement ontologique dans l’évaluation de la maîtrise de la réalité.

Les théoriciens du développement immanent de la scientificité considèrent qu’une science se développe simplement par sa propre logique interne, pas à pas, de problème en problème, mais la production matérielle, l’échange organique avec la nature deviennent de plus en plus importants, les besoins et les tâches scientifiques résultant de plus en plus des tendances dominantes du développement économique, apparaissant ainsi une dépendance de la science vis-à-vis des forces de la croissance économique, et de plus la limitation de plus en plus importante de l’expérience immédiate dans la science suffit à éliminer toute illusion à propos d’une évolution immanente et autonome.

En fait, dans les décisions qui semblent ne concerner directement que le processus de connaissance, dans la réponse à la question « qu’est-ce que l’être ? », ce sont d’importantes décisions idéologiques pour la société qui sont en jeu. Comme l’idéologie rend conscients les conflits sociaux et permet de les livrer, les problèmes de la conscience scientifique de l’être et du rôle qui revient à cette conscience scientifique dans l’évolution sociale proviennent dans une large mesure des fondements ontologiques de l’idéologie, ne pourraient être compris sans eux.

La société se reproduit en particulier en réglementant et dirigeant (avec les instruments de pouvoir de la superstructure comme l’État et le droit, avec l’influence essentiellement idéologique exercée par la tradition, les usages, la morale) les activités sociales et personnelles de ses membres, selon ce qui est nécessaire à cette société. Par conséquent les tentatives de la pensée de maîtriser intellectuellement l’être restent étroitement liées à ce système de régulation de la prise de position idéologique.

Ce système de régulation a formellement un caractère alternatif puisque toutes les décisions dans la tentative de maîtriser intellectuellement l’être constituent une base pour les décisions alternatives des activités humaines, des alternatives qui s’accentuent jusqu’à devenir des oppositions directes, selon la netteté avec laquelle, pour les hommes qui prennent les décisions idéologiques, se posent pratiquement et donc aussi théoriquement les conflits de classe de leur société. L’antagonisme entre la défense et la condamnation de l’état de choses existant, la prise de position pour ou contre le stade atteint par la généricité, produisent des antagonismes idéologiques qui sont, des deux côtés, intimement liés à l’interprétation de ce qui doit être considéré comme un être réel. À cette occasion les expériences immédiates comme les méthodes scientifiques devenues plus ou moins rationnelles peuvent provoquer des distorsions dans la compréhension de l’être.

Une objectivité nouvelle (une objectivité fantomatique, spectrale) : la puissance des représentations (justes ou erronées).

L’organisme dans sa conscience peut faire des erreurs d’estimation sur l’étant en soi objectif, ce qui peut mettre en cause le processus de reproduction immédiat et même provoquer l’impossibilité de la reproduction ultérieure de l’espèce.

Les hommes sont capables d’élever à l’état de moments conscients de leur praxis les moments du complexe ontologique qui constitue l’objet ou l’instrument de leur praxis (sans avoir conscience des causes, des conséquences ou de l’essence de ce complexe ontologique), et une erreur d’estimation peut être dans certains cas dramatique, mettre en question la survie de l’individu ou même de l’espèce.

Mais ce qui est tout à fait particulier à l’être social, des représentations totalement dépourvues d’existence réelle mais qui guident certaines activités sociales peuvent être considérées comme des moments de l’être, des puissances réelles.

Dès que la conscience des organismes est en mesure d’exercer une influence sur le résultat de la reproduction de l’organisme, apparaît la possibilité de l’estimation erronée de l’étant en soi objectif. Il ne s’agit alors que de l’adaptation juste ou fausse à des complexes singuliers déterminés de l’être et subjectivement de l’adaptation immédiate réussie ou ratée à ceux-ci. « L’erreur » peut mettre en cause le processus de reproduction immédiat et même provoquer l’impossibilité de la reproduction ultérieure de l’espèce.

Les hommes qui agissent ne peuvent certes rendre conscientes ni les causes ni les conséquences et encore moins de l’essence de ce qui constitue l’objet ou l’instrument de leurs activités, néanmoins ils sont capables d’élever à l’état de moments conscients de leur praxis les moments de ce complexe ontologique de l’objet ou de l’instrument de leurs activités, les moments les plus importants pour l’activité concernée. Il est possible que l’être donné actuellement, dans la mesure où il en est immédiatement question pour la praxis, doive absolument, sous peine de ruine, être correctement maîtrisé sur le plan théorique, mais surtout le fragment concerné de la totalité de l’être est intégré à une image du monde de la praxis dont la vérité ontologique peut rester extrêmement problématique : les faux reflets dans la conscience avec laquelle le processus de reproduction de la société est réalisé en pratique peuvent figurer comme être.

Dans l’être social, des éléments dépourvus d’existence réelle mais dont les représentations guident pratiquement certaines activités sociales peuvent avoir une fonction importante comme moment de l’être : un dieu peut avoir une puissance réelle dans la vie d’une société.

Il s’agit d’une objectivité supplémentaire nouvelle, une objectivité spectrale, fantomatique, qui détermine la spécificité de l’objectivité, et donc de l’être et de ses catégories, dans le domaine de l’être social.

On approche encore mieux le caractère ontologique des actes de conscience et de leurs objets, actes et objets qui jouent un rôle déterminé dans les positions téléologiques mettant la praxis en mouvement : l’adaptation active à l’environnement par l’intermédiaire de la décision alternative présente dans chaque position téléologique provoque dans le processus de reproduction de l’être social des situations radicalement différentes sur le plan qualitatif par rapport aux situations des organismes biologiques.

Le temps de travail socialement nécessaire est immédiatement une abstraction intellectuelle (construite à partir du travail concret immédiat) mais qui est aussi une réalité économique qui s’impose à tout individu.

Dans le système marchand, des rapports catégoriels qui semblent immédiatement de pures abstractions intellectuelles s’imposent en fait aussi irrésistiblement que les lois de la nature.

Le temps de travail socialement nécessaire, qui peut être considéré immédiatement encore une pure abstraction intellectuelle déduite par la pensée du travail concret immédiat, est en fait une réalité économique qui détermine le rendement du travail de chaque individu, et l’individu réagit comme s’il avait affaire à une loi naturelle partiellement connue ou simplement soupçonnée : le temps de travail socialement nécessaire est une catégorie qui possède pour la praxis et pour la pensée une existence réelle, tout comme la réalité matérielle du travail.

Le rapport entre deux objectivités, rapport qui semble une abstraction intellectuelle, est une réalité économique.

Quand Marx analyse la genèse et l’essence de la forme d’objectivité de la marchandise, quand il analyse les fonctions réelles du système marchand, il découvre que les rapports catégoriels s’imposent aussi irrésistiblement que les lois de la nature mais que, si on les considère dans leur immédiateté, ces rapports semblent de pures abstractions intellectuelles.

Il semble qu’une catégorie comme le temps de travail socialement nécessaire, dans son opposition explicite à celle du travail concret, soit une pure abstraction intellectuelle déduite par la pensée du travail concret immédiat : il s’agit en fait de réalités économiques dont l’existence immédiate (éventuellement réellement médiatisée) et l’effectivité déterminent le rendement du travail de chacun des membres de la société.

L’homme est donc effectivement contraint de réagir comme s’il avait affaire à une loi naturelle partiellement connue ou simplement soupçonnée : l’objectivité spectrale possède pour la praxis et donc également pour la pensée de tout homme vivant en société, autant comme impulsion qu’à titre de conséquence, une existence réelle, tout comme la réalité matérielle du travail lui-même.

La valeur d’usage et la valeur d’échange ont dans l’être social une coexistence réelle, dialectiquement déterminée, indépendamment de la nature objective de chacune d’entre elles, considérée isolément.

L’individu dans sa totalité se confronte à la totalité de l’être, avec un niveau conceptuel qui s’élève de la première individualité à une vision du monde puis à une conception du monde plus abstraite.

Parler d’une objectivité isolée est trop abstrait, d’une part parce que l’individu est confronté à des complexes processuels réels et d’autre part parce que la confrontation de l’individu à l’être quand il vit et agit est la confrontation de la totalité de l’individu avec la totalité de l’être.

La société en tant que totalité impose à l’individu de transformer ses réactions actives ou passives à son environnement en un mode de pensée et d’action aussi unitaire que possible, autrement dit la société impose à l’individu de transformer sa singularité en individualité.

Cette tendance qu’impose la société se développe sous forme d’une vision du monde (ou conception du monde) propre à chaque individu, vision du monde qui met une plus grande distance intellectuelle par rapport à l’immédiateté de la vie quotidienne.

Cette vision du monde à son tour se développe en une conception du monde qui synthétise intellectuellement les formes d’objectivité tout en gardant une référence effective à la praxis, avec il est vrai un niveau conceptuel supérieur à celui de la vision du monde.

Dans la praxis et dans la pensée qui la fonde et qui la guide, le membre de la société n’est confronté qu’exceptionnellement à une objectivité isolée, en tant que pure singularité : il est bien plutôt confronté à des complexes et des processus réels.

D’autre part la confrontation essentielle pour la conduite de vie, en théorie comment en pratique, est la confrontation qui oppose l’individu en tant qu’unité complexe à la totalité de l’être social dans lequel il lui faut, sous peine de disparaître, vivre et agir.

La transformation de la singularité purement naturelle de l’homme en individualité est le résultat de ces interactions entre les deux totalités de l’individu et de l’être social. L’influence de la société en tant que totalité qui crée une interdépendance aboutissant à l’unité impose à l’individu de transformer ses réactions actives ou passives à son environnement social en un mode de pensée et d’action aussi unitaire que possible, en d’autres termes de devenir, avant tout dans sa praxis, une individualité.

Cette tendance se développe dans la conduite de vie de chaque membre de la société sous forme de vision du monde, qui met une plus grande distance intellectuelle par rapport à l’immédiateté de la vie quotidienne.

La vision du monde est le germe de la conception du monde comme tentative par l’individu d’unifier les formes d’objectivité en fonction de ses besoins vitaux : une telle vision du monde est une forme supérieure de synthèse intellectuelle généralisante, différente de la philosophie abstraite universitaire dans la mesure où une telle conception du monde garde toujours une référence effective à la praxis, avec un niveau conceptuel supérieur à la vision du monde.

Une commensurabilité inimaginable dans l’être naturel et dans les étapes peu développées de l’être social comme la société esclavagiste doit être désormais reconnue comme possibilité ontologique par l’intermédiaire d’objectivités fantomatiques.

L’échange de deux marchandises n’est possible que parce que chaque marchandise a été produite selon un temps de travail qui peut être comparé avec le temps de travail moyen nécessaire à la production de l’autre marchandise : la valeur de chaque marchandise peut donc s’exprimer par le temps de travail socialement nécessaire pour la produire, et cette valeur permet l’échange de cette marchandise avec une autre marchandise quelconque.

Dans la société esclavagiste qui repose sur le travail des seuls esclaves, la valeur de la marchandise ne semble pas être le temps de travail moyen nécessaire pour la produire puisque ce travail est invisible à l’homme libre et puisque ce dernier considère la situation sociale comme inébranlable : la situation ontologique de l’époque, l’horizon cognitif de classe de l’époque ne permettent pas d’expliquer entre des choses dissemblables une commensurabilité qui repose sur des objectivités représentationnelles (le temps de travail moyen nécessaire à la production de ces choses), des objectivités fantomatiques.

Aristote constate justement qu’il ne peut y avoir d’échange sans égalité et qu’il ne peut y avoir d’égalité sont commensurabilité, mais il conclut qu’il est impossible que des choses si dissemblables soient commensurables, l’affirmation de l’égalité, contraire à la nature des choses, n’existe que pour un besoin pratique. En fait ce qu’il y a d’égal entre ces choses si dissemblables, leur valeur, c’est le travail humain, et Aristote, en fonction de la situation ontologique et de l’horizon cognitif de sa classe sociale et de sa société, ne peut voir ce qui constitue la valeur des marchandises car la société grecque repose sur le travail des esclaves et a pour base naturelle l’inégalité des hommes et de leurs forces de travail.

Il s’agit ici non du problème gnoséologique de l’égalité et de la commensurabilité mais du problème d’ontologie sociale de savoir si et dans quelles circonstances des objets et des processus qui sont totalement étrangers l’un à l’autre peuvent néanmoins devenir effectivement commensurables.

Une commensurabilité inimaginable dans l’être naturel et dans les phases non développées de l’être social devient effective et doit être reconnue comme possibilité ontologique par l’intermédiaire de l’effectivité sociale d’objectivités fantomatiques comme les objectivités qui s’incarnent dans le temps de travail socialement nécessaire égalisant tout.

L’aliénation et la politique freinent la reconnaissance de l’universalité de l’historicité, reconnaissance qui est pourtant une condition d’efficacité de la praxis.

Une réorganisation conceptuelle qui n’intègre pas l’historicité comme moteur central des totalités ne peut être qu’infructueuse.

La maîtrise pratique comme théorique de l’environnement au moyen de la praxis suppose la prise en compte de l’historicité de toute objectivité, qu’elle soit produite ou productrice.

En particulier l’approche de manière historique désaliénante des objets et des complexes ne peut être que le résultat du processus historique lui-même.

Au début les actions et conquêtes sont des dons des puissances transcendantes, ensuite elles sont des conséquences d’un nécessité universelle abstraite dans la nature comme dans la société : le monde est réifié sous forme de choses et de forces indépendantes des choses, forces qui animent ces choses, il n’est pas un grand et complexe processus irréversible.

De nombreux chercheurs découvrent des processus irréversibles dans la réalité qu’ils étudient mais ils n’en tirent pas de conclusion générale sur l’universalité de l’historicité.

Les historiens académiques excluent l’universalité de la méthodologie de l’histoire, pour des raisons idéologiques : la forme sociale actuelle est un état définitif ne nécessitant qu’une évolution organique, privée de tensions sociales, les révolutions étant anhistoriques et même antihistoriques.

La conception de l’universalité de l’historicité ne peut s’imposer socialement que si une couche sociale voit dans cette conception le moyen de rendre conscients et d’affronter les problèmes qui lui paraissent essentiels pour le présent, c’est-à-dire si cette couche sociale voit dans cette conception une idéologie efficace, et l’adoption de cette conception par cette couche sociale peut entraîner des changements dans la vie quotidienne comme dans les conceptions du monde.

Un simple élargissement conceptuel (qui reste statique par rapport à la totalité) des composantes actives, même lorsqu’elles se synthétisent en leur totalité, reste infructueux si cet élargissement ne prend pas en considération l’irréversibilité des processus c’est-à-dire leur historicité comme moteur central de cette totalité, mais aussi si cet élargissement n’attribue pas à cette historicité la signification centrale dans la détermination de cette totalité, en particulier dans sa formation.

La maîtrise pratique comme théorique de l’environnement au moyen de la praxis doit tenir compte que toute objectivité produite ou productrice est historique.

Mais il ne faut jamais oublier que cette approche de manière historique des objets ne peut être rien d’autre que le résultat du processus historique lui-même. Cette approche n’a pu s’élaborer dans la praxis et dans sa théorisation que pas à pas, en suivant le développement économique des forces productives, le recul des barrières naturelles, l’intégration et la socialisation de la socialité.

Les formes d’aliénation primitive consistent dans le fait que le genre humain attribue ses propres actions et conquêtes à des puissances transcendantes, considérant ces actions et conquêtes comme le don de ces puissances transcendantes, puis c’est la glorification intellectuelle d’une nécessité universelle abstraite, dans la nature et dans la société : dans les deux cas c’est une conception du monde réifiée (celle des choses et de forces indépendantes d’elles qui les anime) qui ne reconnaît pas que la vie de l’espèce comme celle de l’individu est un grand et complexe processus irréversible.

Actuellement des chercheurs découvrent des processus irréversibles dans la réalité mais n’en tirent pas de conclusion générale appliquée à l’être dans sa totalité.

Les milieux académiques traitent l’histoire comme une science en s’écartant du problème central, excluant l’universalité de sa méthodologie : pour les classes dominantes il est naturel idéologiquement de présenter la forme sociale actuelle comme un état définitif, ne nécessitant aucune évolution (les révolutions sont anhistoriques, et même antihistoriques, le moment historique de l’être est réduit à l’évolution organique, privée de tensions sociales).

L’universalité de l’historicité ne peut s’imposer socialement que lorsqu’une couche sociale représentative voit en elle le moyen de rendre conscients et d’affronter les problèmes qu’elle considère comme essentiels pour son présent, quand donc cette théorie devient pour elle aussi une idéologie active influente. L’ampleur des effets dépend des complexes de problèmes sociaux affectés, avec des changements possibles dans la vie quotidienne comme dans les conceptions du monde.

Le dualisme bourgeois-citoyen propre au capitalisme : l’égoïsme, la particularité de chaque individu assure dans le capitalisme la domination libérale de la société civile sur la société politique idéale et démocratique du citoyen.

La prédominance chez l’individu des motifs socio-économiques et la relation contingente de ce même individu avec sa généricité conduisent à rendre prédominant les motifs liés à la particularité de ce même individu, ce qui constitue une aliénation pour l’individu.

La reconnaissance de la particularité de l’individu a été pourtant un accélérateur du recul des barrières naturelles dans les sociétés traditionnelles, liées à la nature.

L’individu de la société bourgeoise dont l’État est suffisamment développé mène une existence double, la vie céleste idéale c’est-à-dire la vie du citoyen de la communauté politique, et la vie terrestre de la société civile, la vie égoïste, propriété de la société bourgeoise, une vie où l’individu considère les autres comme des moyens, se ravale lui-même au rang de moyen et devient le jouet de puissances étrangères.

Les législateurs libéraux, en contradiction avec les idéaux révolutionnaires démocratiques mais en concordance avec l’être social du capitalisme, subordonnent le citoyen, représentant idéaliste de la généricité, au bourgeois, représentant du matérialisme de la société bourgeoise.

La dictature de l’économie manipulatrice, considérée comme la fin ultime de l’histoire, est en crise. L’opposition à l’universalité du système de la manipulation n’est cependant pas encore à reconnaître l’universalité de l’historicité.

On constate actuellement la tendance à baisser toute activité des hommes agissant dans la société au niveau d’une domination illimitée de leur particularité. La prédominance des motifs purement socio-économiques dans l’action humaine et la relation contingente de l’individu avec sa généricité conduisent spontanément à donner une prédominance également intérieure aux motifs qui procèdent directement et exclusivement de la particularité de l’homme. Ces motifs se sont d’abord imposés comme principes accélérateurs du recul des barrières naturelles, comme destruction des accomplissements bornés des sociétés davantage liées à la nature et plus traditionnelles.

L’idéal du citoyen, qui s’est libéré des composantes religieuses et naturalistes, trouve son fondement ontologique dans les aspirations révolutionnaires à détruire le féodalisme plus que dans l’être social de la société capitaliste elle-même : la société bourgeoise n’a rien d’héroïque, mais il n’en a pas moins fallu l’héroïsme, l’abnégation, la terreur, la guerre civile, les batailles des nations pour la mettre au monde, et le recours des idéologies révolutionnaires aux idéologies du citoyen antique et aux conceptions idéales et aux formes d’art de l’Antiquité permet de cacher le contenu bourgeoisement limité des luttes et de maintenir la passion à la hauteur de la tragédie historique.

Là où l’État politique est arrivé à son véritable épanouissement, l’homme mène non seulement dans la pensée mais dans la réalité, dans la vie, une existence double, la vie céleste c’est-à-dire la vie dans la communauté politique où il s’affirme comme un être communautaire (l’État politique se comporte envers la société civile de manière aussi spiritualiste que le ciel envers la terre), et la vie terrestre, la vie égoïste (mais une vie propriété de la société bourgeoise), la vie dans la société civile où il agit en homme privé, considérant les autres comme des moyens, se ravalant lui-même au rang de moyen et devenant le jouet de puissances étrangères.

Les législateurs révolutionnaires – en contradiction avec leurs idéaux théoriques généraux mais en concordance avec l’être social du capitalisme – de manière ontologiquement conséquente subordonnent le représentant idéaliste de la généricité qu’est le citoyen, au bourgeois qui représente le matérialisme de cette société. Plus se développe la production, plus le citoyen et son idéalisme deviennent des composantes subordonnées de la domination matérielle et universelle du capital, ce qui n’a pas lieu sans lutte entre fractions. La concurrence entre le libéralisme comme reconnaissance et affirmation de cette suprématie matérielle et la démocratie comme tentative de rattachement aux traditions des grandes révolutions ne peut aboutir – conformément au développement économique de l’être capitaliste – qu’à la victoire du libéralisme, avec la transformation de toutes les réformes autrefois conçues comme antiféodales comme le suffrage universel ou la liberté de la presse en instruments de la domination illimitée du capital, ce qui entraîne une aliénation universelle de l’homme, avec des tonalités affectives opposées selon la situation de classe.

La plus-value relative (subordination réelle) gagne sur la plus-value absolue (subordination formelle) : les formes d’aliénation et de lutte contre l’aliénation changent.

Avec l’apparition de la plus-value relative (réduction du temps de travail nécessaire à la reproduction du travailleur par la révolution technique et les regroupements sociaux), l’aliénation des capitalistes s’élargit et la lutte contre l’aliénation, face à la subordination réelle qui s’est substituée à la subordination formelle, prend des formes révolutionnaires plus ou moins conscientes, réactions révolutionnaires qui perdent de leur immédiateté.

L’aliénation dans la classe des capitalistes s’élargit à tous les moments de la conduite de vie.

Chez l’adversaire, la lutte contre l’aliénation subit aussi des changements : dans les formes de l’exploitation des éléments suffisants suscitent chez les exploités des contre-forces révolutionnaires plus ou moins conscientes.

Avec la plus-value relative, il n’est pas besoin de prolonger le temps de travail : le temps de travail nécessaire à la reproduction du travailleur est réduit par des méthodes grâce auxquelles l’équivalent du salaire est produit en un temps moindre. Au lieu d’augmenter le temps de travail, on révolutionne les processus techniques du travail et les regroupements sociaux.

À la place de la subordination formelle apparaît la subordination réelle du travail sous le capital : la socialité de la reproduction sociale des hommes s’accentue, conformément aux intérêts de classe de la bourgeoisie.

La réaction révolutionnaire à l’exploitation capitaliste perd de son immédiateté.

Cette transformation des réactions révolutionnaires est consécutive aux changements des catégories dans le processus de l’exploitation.

Le dilemme du révisionnisme (contre la révolution) et du contre-révisionnisme (pour la révolution) : il n’y a ni prolétariat ni exploitation ni aliénation.

Le faux dilemme du révisionnisme et de la révolution idéale : le révisionnisme déclare non obligatoire la révolution, le critique du révisionnisme magnifie une révolution idéale, utopique, civique.

Les deux tendances ne parlent ni du prolétariat ni de l’exploitation ni de l’aliénation.

Le révisionnisme reflète cette évolution de l’exploitation capitaliste quand il considère non obligatoire le renversement révolutionnaire de la société, et les tentatives de réfuter ce révisionnisme finissent par un éclectisme qui octroie à la prépondérance de la révolution une dimension civique, idéaliste et utopique, manipulable à souhait, et qui est en pratique impuissant.

Ce faux dilemme fait abstraction de l’être du prolétariat, de son exploitation et de son aliénation.

La soi-disant spontanéité nécessaire des masses et son issue incertaine.

Il y aurait selon Rosa Luxembourg une spontanéité révolutionnaire « nécessaire » du prolétariat en contradiction avec l’opportunisme des dirigeants, mais, selon Lénine, la spontanéité révolutionnaire individuelle qui se saisit des masses peut avoir un caractère réactionnaire : son issue est incertaine comme est incertaine l’issue du terrorisme individuel.

Rosa Luxembourg met en contraste la praxis révolutionnaire spontanée du prolétariat avec l’opportunisme de ses dirigeants : il y aurait une intervention automatique et spontanée, « nécessaire » du facteur subjectif dans les situations objectivement révolutionnaires ou orientées vers des possibilités révolutionnaires.

Lénine remarque que même des révoltes spontanées véhémentes relevant du facteur subjectif contre le système capitaliste existant ne peuvent qu’avoir un caractère alternatif, et il est même possible que ces révoltes prennent, dans leur spontanéité, un caractère directement réactionnaire : dans son analyse des possibilités générales d’action des hommes dans le capitalisme, Lénine pense que la révolte spontanée des individus (qui restent particuliers), même lorsque cette révolte individuelle se saisit des masses, ne fait en aucun cas sauter les cadres du capitalisme de façon nécessaire et spontanée : la spontanéité trade-unioniste et le terrorisme individuel sont du même type.

Apporter la conscience politique de classe de l’extérieur, pour une vision globale de la société.

Pour échapper à la spontanéité qui caractérise en définitive la manière d’agir normale des hommes particuliers c’est-à-dire pour dépasser la particularité, il faut apporter de l’extérieur aux ouvriers une conscience de classe politique : le domaine de la particularité est le domaine des relations entre patrons et ouvriers, il faut donc sortir de ce domaine pour entrer dans le domaine des rapports de toutes les classes entre elles, dans le domaine des rapports de toutes les classes et catégories de la population avec l’État et le gouvernement.

Pour échapper à cet enlisement dans la simple spontanéité qui caractérise la manière d’agir normale des hommes particuliers, pour dépasser la particularité, il faut une conscience apportée aux individus de l’extérieur, une conscience de classe politique. La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons : le seul domaine où l’on peut puiser cette conscience politique de classe est le domaine des rapports de toutes les classes et catégories de la population avec l’État et le gouvernement, c’est-à-dire le domaine des rapports de toutes les classes entre elles.

Les successeurs de Marx séparent l’économie de la superstructure : l’économie n’a plus de lien avec le développement de la généricité.

Considérer l’économie comme le fondement matériel de l’être social ne doit pas conduire à constituer une science spéciale de l’économie, science isolée de l’être social, science ne concernant que l’homme purement particulier et qui ne peut donc dépasser cette particularité, avec une superstructure ou bien isolée de manière idéaliste de l’économie (on accorde en mots de l’importance à la superstructure) ou bien dépendante mécaniquement, selon une loi, de l’économie.

Pour Marx, l’économie est le fondement matériel des formes catégorielles décisives de la vie humaine, du développement historique de ces formes catégorielles, développement historique dont l’expression la plus générale se concrétise réellement comme le développement de la généricité.

Ses successeurs en faisant de cette base universelle de l’être de l’homme qu’est l’économie une science particulière, une science spéciale, isolée de l’être de l’homme, ne peuvent découvrir dans les contextes partiels de cette science particulière que des applications aux activités de l’homme purement particulier, de sorte que même leur synthèse la plus totale ne peut pas dépasser cette particularité.

Puisque toute expression non strictement économique de la vie humaine se trouve face à cette économie artificiellement isolée sous l’aspect d’une superstructure mécaniquement dépendante d’elle (la relation entre la base et la superstructure est pour cette science spéciale exprimée à la manière du matérialisme mécaniste comme conforme à une loi) ou autonomisée sur un mode idéaliste (la relation entre la base et la superstructure est pour cette science spéciale exprimée à la manière idéaliste comme importante), l’économie perd tout lien interne avec la généricité et la dynamique historique de cette généricité.

La surestimation de la politique par Lénine.

La surestimation dans la révolution de la politique par rapport à l’économie, et pourtant il s’agit de renverser l’économie capitaliste.

Le point faible important de Lénine est de se concentrer trop exclusivement, inconditionnellement, sur le bouleversement de l’idéologie et donc de ne pas l’orienter suffisamment concrètement vers la transformation de l’objet à renverser, l’économie capitaliste.

La non-explication économique des idéologies (comme s’il y avait un signe d’égalité entre elles) conduit à une idéologie stalinienne arbitraire ne réalisant la désaliénation que de manière formelle (une idéologie qui ne se préoccupe pas du développement de la généricité : peu importe la réalité et en particulier la réalité économique).

La sous-estimation de l’économie conduit Lénine à ne pas expliquer par leurs fondements économiques les diverses consciences du prolétariat, comme s’il y avait une universalité idéologique mettant en face à face idéologique plusieurs comportements et théories concernant la révolution.

De manière éclectique, Staline propose sa propre idéologie politique qu’il présente comme la continuation de celle de Lénine, une idéologie qui devient l’instrument d’une citoyenneté manipulée en termes de socialisme bureaucratique dépassant le dualisme entre bourgeois et citoyen en une unité « socialiste » seulement formelle, alors qu’il s’agit de dépasser l’humanité purement particulière dans le sens d’une généricité non aliénée.

Il n’y a pas d’analyse permettant d’établir si la distinction si importante entre conscience trade-unioniste de classe et conscience politique de classe est suscitée par un changement dans l’être social du capitalisme et s’applique spécifiquement à ce changement, ou bien si cette distinction est valide de la même manière pour n’importe quel stade de développement du capitalisme, si bien qu’on en reste ainsi à un important face-à-face idéologique entre deux comportements, comme s’il y avait une universalité idéologique.

Cette universalité idéologique semble alors offrir à Staline et à ses partisans la possibilité de présenter leur propre idéologie politique comme le prolongement adéquat de l’idéologie politique de Lénine, idéologie qui devient l’instrument d’une citoyenneté manipulée en termes de socialisme bureaucratique, dans lequel le dépassement du dualisme entre bourgeois et citoyen trouve une unité socialiste mais formelle, un pseudo-dépassement qui compromet la praxis du présent.

Il faut pallier l’omission de Lénine, expliquer les fondements économiques qui permettent de traduire dans la réalité le dépassement du dualisme entre bourgeois et citoyen et donc, avant tout, le dépassement de la prédominance d’une humanité purement particulière, dans le sens d’une généricité qui ne soit plus nécessairement aliéné.

Les sciences et la philosophie s’éloignent de l’être pour le remplacer par des structures formelles et considèrent l’homme comme un sujet vide, sans activité, qu’on doit donc manipuler en lui apportant de bonnes informations.

Alors que les catégories sont des modes d’être objectifs, la logique, la théorie de la connaissance, la sémantique présentent les catégories comme des déterminations de la pensée.

Les sciences particulières procèdent soit empiriquement c’est-à-dire sans avoir recours aux catégories soit de manière critique c’est-à-dire en empruntant les catégories d’une philosophie reconnue et en appliquant ces catégories reconnues aux synthèses construites par ces sciences (il n’y a pas place pour d’autres catégories).

Les innovations méthodologiques des sciences sont à l’origine des modifications dans les doctrines philosophiques des catégories (la définition de ces catégories n’ont souvent rien à voir avec le mouvement réel de l’être).

Dans les sciences particulières se perd le sens du mouvement authentique du domaine examiné.

Les modes d’existence réels sont remplacés par des structures formelles.

La philosophie élimine l’être de la sphère de la connaissance : on a des objectivités sans fondement ontologique, sans être en soi, on a des activités humaines non idéologiques (des activités qui ne se préoccupent pas des conflits et n’essayent pas de les résoudre, c’est-à-dire des activités humaines qui peuvent devenir de simples objets de manipulation en leur apportant les « bonnes » informations)

Dans la vie quotidienne des hommes, les catégories jouent un rôle parfois épisodique, parfois très important, comme objets de l’action de ces hommes, comme modes d’être objectifs qui influencent réellement ces actions, et s’il est important d’établir comment ce rôle des catégories est compris par les hommes, ces catégories doivent être dans tous les cas reconnues comme des faits de l’être.

Des méthodes philosophiques comme la logique, la théorie de la connaissance, la sémantique présentent les catégories comme des déterminations de la pensée. Les sciences particulières, qui sont confrontées à l’empirie c’est-à-dire à une forme de donné dans lequel les catégories en soi ne peuvent être ni visibles ni concevables, procèdent soit « empiriquement » c’est-à-dire sans avoir recours aux catégories soit de manière « critique » c’est-à-dire en empruntant les catégories d’une philosophie ancienne ou moderne et en appliquant ces catégories aux synthèses de la compréhension de la réalité par ces sciences (dans ce second cas une image de la réalité ne pourrait être comprise en termes scientifiquement corrects que dans le cadre de la validité de catégories reconnues).

Les philosophies sont souvent forcées de reconnaître que certains résultats et certaines innovations internes des sciences particulières, des innovations comprises comme purement méthodologiques, constituent des fondements pour des modifications dans la doctrine des catégories, et sont forcées de les intégrer dans leur système : une part considérable des définitions des catégories utilisées dans la philosophie ont cette origine (des définitions qui souvent n’ont rien à voir avec le mouvement réel de l’être).

Dans les sciences particulières se perd en général le sens de l’être réel, le sens du mouvement authentique du domaine examiné.

Les modes d’existence réels sont remplacés par des structures formelles extérieures.

La philosophie qui subit cette influence mais qui est naturellement aussi dirigée par les intérêts manipulateurs du capitalisme s’éloigne toujours plus de la connaissance et de l’analyse de l’être réel. On élimine l’être de la sphère de la connaissance selon une objectivité sans fondement ontologique, pour désidéologiser les activités humaines c’est-à-dire pour transformer les activités humaines en simples objets de manipulation par le biais de l’omnipotence des « informations ».

La fin de l’histoire académique, non seulement comme science directrice mais comme science tout court.

L’histoire académique exclut les débuts de l’histoire et considère le présent comme la fin de l’histoire.

L’histoire est considérée comme une science particulière : l’historicité n’est pas universelle.

L’histoire, science particulière, est elle-même différenciée en spécialités, chaque spécialité devant se soumettre à une pseudo-exactitude.

En définitive l’histoire est incapable de comprendre même les moments partiels du processus global.

Les spécialités bornées, les pseudo-problèmes, la soi-disant exactitude permettent la manipulation.

L’histoire devient elle aussi une science particulière. L’historicité se limite au stade évolué de l’histoire : la préhistoire n’est pas le domaine de l’historicité véritable.

À cette limitation qui exclut les débuts de l’histoire correspond une autre limitation dirigée vers la fin de l’histoire. S’il est évident que le présent apparaît immédiatement comme donné irrévocable (ce qui ne mène pas à une méconnaissance du réel et peut même parfois être utile à cette connaissance sous la forme d’une suspension critique du jugement face à des spéculations concrètes à propos de l’avenir), le fait de laisser le présent se figer en un donné immuable limite la dimension historique au passé tandis que le présent est considéré comme ne pouvant évoluer.

On ne fait pas que limiter artificiellement le champ considéré comme historique : la totalité de chaque étape historique est subdivisée selon des critères de spécialité entre les différentes sciences particulières, elles aussi réduites, si bien que la totalité de l’être socio-historique subit un éparpillement en domaines spécialisés séparés avec précision.

L’historicité comprise comme point de vue universel dans l’approche de la réalité perd toujours plus de son influence sur les sciences. Les exigences de la différenciation en spécialités, les exigences de la limitation à « l’exactitude » consécutive à cette différenciation, rendent les sciences particulières incapables de comprendre en termes ontologiquement corrects même des moments partiels du processus global. Les spécialités bornées, le traitement « exact » de pseudo-problèmes, facilitent et favorisent la subordination des sciences particulières sous la manipulation capitaliste universelle.

L’historicité concerne des totalités de totalités.

L’historicité c’est-à-dire l’irréversibilité est un caractère universel de tout processus et de tout être.

L’historicité concerne des complexes processuels, des totalités de totalités.

Les nécessités d’une étude d’une totalité peuvent faire abstraction provisoire de la totalité dans laquelle se trouve cette totalité étudiée.

L’historicité pour Marx est un principe universel appelé à investir tout traitement scientifique de l’être mais aussi et surtout à influencer, à guider les activités des hommes.

Tout est réellement un processus irréversible de complexes, et l’être de ces processus ne peut jamais être isolé, « précisément » délimité d’autres processus : les processus sont toujours reliés par des interactions de telle sorte que leur nature réelle ne peut être comprise qu’en relation avec la totalité du processus dans lequel ils se synthétisent effectivement, que dans le processus total de la société tout entière.

La totalité est une totalité de totalités.

Le fait de s’arrêter sur l’une de ces totalités a un caractère relatif puisqu’il implique le renoncement conscient, fondée épistémologiquement, à l’examen d’une totalité plus vaste.

L’économie détermine dorénavant consciemment les lignes du développement de la société et du genre.

L’ensemble des rapports sociaux, la formation économique et la généricité ont pour fondement ontologique le processus économique : cette affirmation prouve que désormais des rapports catégoriels et les processus catégoriels sont conscients.

Le fondement ontologique essentiel de l’ensemble des rapports sociaux est le processus économique, un processus économique qui, partant du travail, détermine essentiellement toutes les lignes du développement.

Toute formation économique en tant qu’ensemble des rapports sociaux est inséparable de sa constitution économique, mais aussi, en tant qu’incarnation de cette constitution économique, en tant qu’ensemble réel des rapports sociaux, cette formation économique est la figure de l’être de l’essence humaine, de la généricité humaine, un être qui, avec Marx, n’est plus abstrait mais en lien avec l’économie.

L’action élémentaire des rapports et des processus catégoriels qui était à un niveau non encore conscient se présente désormais sous la forme ontologique la plus haute qui engendre la conscience la plus développée et qui fournit à cette conscience le contenu le plus concret.

L’évolution du genre humain, dans une référence à sa base, est cause déclenchante et objet de toute activité. Les relations catégorielles qui se forment dans la conscience des hommes sont simultanément causes et effets des activités humaines.

L’historicité concrète se réfère à la praxis et aux catégories ontologiques.

L’historicité concrète est liée au caractère ontologique des catégories (puisque tout étant a le caractère de l’objectivité) et à la praxis.

La praxis est le moteur des mouvements de l’être et la clé d’une compréhension correcte de cet être.

Toute existence sociale humaine, tout être, tout devenir social, a pour fondement la praxis : toute vie sociale est essentiellement pratique, une pratique qui est non seulement le moteur de tout mouvement de l’être mais en même temps la clé pour comprendre cet être authentiquement et correctement.

L’historicité, comme fondement de tout être et donc de toute conscience juste de cet être, n’acquiert une figure concrète que lorsqu’elle est comprise comme inséparablement liée d’une part au caractère ontologique des catégories en tant que ce caractère ontologique est une conséquence nécessaire de l’objectivité originelle de tout étant, d’autre part à la praxis, aux positions téléologiques fondées sur des décisions alternatives en tant que fondement élémentaire de l’être social.

La scientificité de l’histoire et du marxisme tient à son traitement exact du seul passé.

L’histoire et le marxisme sont scientifiques dans la mesure où elles traitent avec exactitude des faits factuels irrévocables du passé.

Il s’agit en l’occurrence d’une reconnaissance du caractère causal de tous les processus de l’être, de tous les processus historiques.

Cette forme d’historicité concrète, avec ses catégories concrètes, éclaire rétrospectivement les processus irréversibles (historiques) qui ont déterminé les formes d’être précédentes, plus simples.

Il s’agit d’une méthode rigoureusement scientifique, ontologiquement basée sur le fait que les processus réels ont un caractère causal (avec l’exception des positions téléologiques de la praxis dont les prolongements réels ont cependant eux aussi un caractère causal, il ne peut être question ni d’une téléologie objective ni de forces provenant d’un extérieur transcendant).

Cette domination absolue du principe causal dans tous les processus de l’être ne permet pas d’autre connaissance qu’après coup.

La démarche scientifique historique qui porte un regard rétrospectif sur les processus passés repose donc sur des résultats factuels, désormais irrévocables, des processus : l’historicité de tout le processus de l’être engendre donc les exigences méthodologiques d’une scientificité exacte de l’investigation, et c’est aussi là le fondement méthodologique de la scientificité rigoureuse du marxisme.

La philosophie académique se sépare de la science.

La philosophie se sépare de la science si on considère les catégories comme des produits de la pensée.

La science a affaire avec des catégories ontologiques.

Les catégories de cette philosophie n’ont rien à voir avec des catégories ontologiques.

La séparation entre la science et la philosophie provient de la non-reconnaissance de l’objectivité ontologique des catégories, de l’adoption de l’hypothèse d’un dualisme entre des catégories « idéales » et un être qui serait formé par ces catégories idéales.

On se base sur l’expression immédiate des catégories sous forme de connaissance, on les considère directement comme un produit de la pensée. Cette immédiateté de l’expression des catégories dans la connaissance est soit un don d’une puissance transcendante soit un pouvoir spirituel inhérent à la conscience humaine : la structure catégorielle des objets et de leurs relations objectives se forme alors dans la conscience du fait que dans l’acte immédiat de la pensée semble apparaître un pouvoir spirituel étranger à la réalité matérielle, pouvoir qui dans son immédiateté délimite de lui-même les déterminations catégorielles des objets.

La conscience est indispensable à l’adaptation active, et peu à peu elle peut prendre le temps de prendre conscience d’elle-même.

La conscience apparaît avec la praxis de l’homme et de la société à l’égard des objectivités plus ou moins déjà transformées par l’homme et par la société.

Au début la conscience se dirige surtout vers la structure catégorielle des objets de sa praxis, des objets et processus indispensables à l’adaptation active.

Avec le développement du travail, la division du travail et les praxis communicables, la conscience élargit son horizon, se libère de son assujettissement au travail au sens strict sans cependant affaiblir son lien avec lui, et peut prendre conscience d’elle-même.

La condition humaine a deux aspects : d’un côté l’aspect de l’être, de l’activité, de la praxis, c’est-à-dire ce qui engendre l’humanité de l’homme et qui fait naître le monde de l’homme par les pratiques conjuguées, de l’autre côté, l’objectivité des objets de cette praxis, objets transformés ou non par la praxis de la société.

Dans l’interaction entre ces deux mondes s’accomplit la praxis, l’activité humaine, et à partir de cette praxis apparaît la conscience, moment fondateur indispensable pour l’adaptation active à l’environnement.

Cette conscience n’a pas pendant une très longue période conscience d’elle-même : elle se dirige surtout vers la structure catégorielle des objets de sa praxis, des objets et processus indispensables à l’adaptation active.

Avec le développement du travail, l’avènement de la division du travail et des praxis communicables qui rendent possibles en pratique le développement du travail dans les groupes sociaux, l’horizon de cette conscience s’élargit, se libère de son assujettissement au travail au sens strict sans cependant affaiblir son lien avec lui.

Le langage, nécessité de la praxis, est toujours abstrait : ainsi des mots expriment le genre de leurs objets (les poètes s’insurgent contre cette abstraction et vont vers le concret et la particularité).

Les mots expriment la généricité universelle de leurs objets, généricité qui exprime l’essence catégorielle des mots.

Les signes des objets et des processus sont synthétisés en complexes énonciatifs et unitaires dépassant la représentation approximative par une approximation du concept.

Quand les individus deviennent des individualités avec des formes individuelles de praxis, ils ont besoin d’exprimer tout cela dans leur vie commune, et l’abstraction du langage devient consciente.

Les poètes s’insurgent contre cette abstraction imposée par la praxis (le langage est une nécessité de la praxis et du travail) et par leur poésie ils essayent de se rapprocher de la dimension concrète de la vie, ils s’intéressent à la particularité.

L’attention accrue aux catégories se révèle dans la structure du langage, condition indispensable du fonctionnement du travail.

Les mots ne sont pas liés en premier lieu à l’ici et maintenant concret, celui par exemple d’un danger, mais expriment déjà toujours la généricité de leurs objets en l’entendant comme universelle, c’est-à-dire que dans les faits auxquels ils réagissent, les mots s’orientent spontanément vers leur essence catégorielle.

Dans le langage, dans les mots en général, ce n’est que le genre, la tendance à la dimension catégorielle qui peuvent être exprimés.

La dimension générique et catégorielle, le caractère abstrait des mots ne font que s’accentuer.

Par un processus d’abstraction supérieure propre à l’homme, les signes des objets et des processus sont synthétisés en complexes énonciatifs et unitaires, s’élevant du niveau de la « représentation » approximative au niveau de l’approximation du concept.

Quand les individus deviennent des individualités, avec des formes individuelles de praxis, et avec le besoin d’exprimer ces individualités et ces formes individuelles de praxis dans leur vie commune, l’abstraction du langage devient consciente.

Cette abstraction (référence au genre) imposée au langage par la praxis peut même être critiquée.

« Pourquoi l’esprit vivant ne peut-il apparaître à l’esprit ? L’âme parle, hélas déjà l’âme ne parle plus » (Schiller).

La totalité de la praxis humaine (non le langage considéré isolément puisque c’est la praxis qui impose au langage cette abstraction) qui impose une abstraction refusée entraîne la réaction de la poésie. Le langage de l’expression poétique s’efforce de se rapprocher de la dimension concrète de la vie (sans néanmoins ni devoir ni pouvoir renoncer à l’expression de la généricité). L’art poétique s’intéresse alors à la particularité comme médium.

Les sciences et la philosophie éclairent la praxis et ses objets.

La praxis rend nécessaires non seulement le langage mais la science et la philosophie.

La science et la philosophie ont le même but d’éclairer les voies de la praxis vers plus de socialité et vers la structure catégorielle des totalités et de la totalité de l’être.

La science va plutôt de l’être en tant que donné immédiat à la généralisation catégorielle tandis que la philosophie part des catégories pour comprendre l’être, pour comprendre la direction du développement de l’être.

Les sciences et la philosophie visent une meilleure conscience de la praxis et de ses objets.

Les sciences et la philosophie se corrigent mutuellement.

C’est la praxis qui relie sa préparation et son exécution conscientes à la vie quotidienne de l’homme, et c’est à partir de la praxis que se développe le langage et les sciences, et c’est encore la praxis qui pousse et contrôle son orientation inévitable vers la nature catégorielle de l’être dans la direction de la philosophie.

Même si la science et la philosophie se distinguent par leur objet cognitif immédiat, elles ont en dernière instance un but cognitif commun, le but d’éclairer les voies de la praxis en un sens toujours plus élevé c’est-à-dire vers une socialité toujours plus sociale, le but d’orienter les activités des hommes toujours plus nettement vers la structure catégorielle des totalités, de la totalité de l’être.

En règle générale la science cherche la voie qui mène de l’être en tant que donné immédiat à la généralisation catégorielle tandis que la philosophie, dans la majorité des cas, part des catégories pour chercher ensuite à comprendre l’être, à comprendre la direction du développement de l’être.

Toutes deux visent à la conscientisation de la praxis et de ses objets.

Aucune n’est a priori supérieure à l’autre. Il y a des corrections mutuelles : tantôt l’une tantôt l’autre représente la tendance vers le vrai (la science corrige les préjugés de la philosophie, et la philosophie ne se laisse pas induire en erreur par l’état limité des connaissances, laissant à la science les justifications de détails à venir)321.

La nécessaire coopération de la science et de la philosophie.

La processualité irréversible de l’être est le fondement de la praxis et de la connaissance objective et subjective de l’être qui accompagne nécessairement cette praxis (il y a une parenté entre les processus de l’être, les catégories, la praxis, la connaissance et leur fondement commun qu’est l’historicité).

Qu’on aille de la connaissance à la praxis ou de la praxis à la connaissance, la praxis est toujours plus apte à éclairer la connaissance des déterminations ontologiques de l’être, l’unité de sa processualité irréversible, et la connaissance est toujours mieux éclairée par la praxis.

La conscience de la nécessaire coopération entre la science et la philosophie est un acquis méthodologique essentiel.

La philosophie et la science reflètent intellectuellement le même être, seule leur union peut fonder théoriquement la praxis.

Ainsi, pour accéder à une certaine connaissance de la perspective stratégique des luttes de classe actuelles, il faut tenir compte du changement catégoriel dans l’exploitation économique (passage de la subordination formelle du travail au capital à la subordination réelle) pour comprendre que la lutte contre l’aliénation, parallèle à la lutte contre l’exploitation, acquiert essentiellement une dimension idéologique.

Le lien entre la philosophie et des sciences fait des catégories les principes de formation fondamentaux de l’être et de la pensée qui appréhende cet être.

Il n’y a pas de séparation entre la connaissance scientifique des objectivités concrètes de l’être et la connaissance philosophique de l’universalité catégorielle de ces objectivités.

Le rapport de coopération entre science et philosophie est objectivement indispensable et doit être mise au centre de la méthodologie de toute praxis et de la connaissance qui l’accompagne et la favorise, ce qui ramène à la nécessaire parenté des processus de l’être, des catégories, de la praxis et de la connaissance, et à l’historicité générale qui en est le fondement commun.

Dans les conquêtes intellectuelles de l’environnement fondées sur la praxis, sur la prise de conscience objective et subjective de cette praxis, il n’y a pas de barrière entre l’être et sa nature catégorielle.

La connaissance peut progresser des phénomènes en tant que donné immédiat à leur compréhension catégorielle ou bien de cette compréhension catégorielle aux phénomènes en tant que donné immédiat : on a toujours affaire au même processus ontologique et à une praxis unitaire, historiquement toujours plus apte à éclairer les déterminations ontologiques principales d’un être essentiellement unitaire malgré toutes les différenciations.

Quand l’humanité prend conscience que cette processualité irréversible de l’être est le fondement de la praxis humaine et de la connaissance de l’être qui en résulte, la coopération entre la science et la philosophie devient nécessaire.

Le renouvellement de la praxis doit s’assortir d’une analyse économique de la nouvelle phase du capitalisme, et c’est ce que prescrit l’inséparabilité de la science et de la philosophie. Le simple constat de tendances réellement actives mais partielles, même quand elles sont décrites correctement, ne peut servir de fondement à aucune décision pratique concrète qui ait des dimensions sociales. Même la connaissance correcte des catégories, de leurs corrélations, de leur tendance d’évolution, reste confinée à la stricte philosophie.

Seule l’union de la philosophie et de la science, en tant que reflets intellectuels du même être, est en mesure de devenir un fondement théorique réel de la praxis.

La philosophie seule ne suffit pas : l’aliénation actuelle se distingue de ses formes capitalistes précédentes pour des raisons économiques, du fait du changement catégoriel dans l’exploitation : plus l’exploitation capitaliste abandonne la forme directe originelle de l’augmentation du temps de travail et de la diminution du salaire, et transforme la subordination formelle du travail sous le capital en subordination réelle, plus disparaissent de la praxis du mouvement ouvrier la coïncidence immédiate entre la lutte contre l’exploitation et la lutte contre les conséquences aliénantes pour les hommes, si bien que la lutte évidemment toujours nécessaire contre l’aliénation acquiert un caractère principalement idéologique : comment l’homme doit-il employer son temps libre ?

La connaissance de la restructuration catégorielle, puisque les catégories sont précisément des formes de l’être, peut permettre d’accéder à une certaine connaissance de la perspective stratégique des luttes de classe actuelles, mais si la connaissance des détails dans lesquels et par lesquels les catégories peuvent montrer dans l’être social leur vraie nature concrète fait défaut, la compréhension que l’on en a, même correcte, ne peut mener à une praxis authentique et socialement efficace.

Le lien mutuel indissociable de la science et de la philosophie fait des catégories des principes de formation fondamentaux de l’être et par conséquent aussi de la pensée qui appréhende cet être.

De même que l’universalité de la catégorie ne peut exister en tant que principe, qu’en tant que porteuse de l’unité de l’être que cette catégorie détermine, de même que les mouvements des complexes processuels produisent constamment une homogénéité catégorielle interne, de même il ne peut y avoir une séparation gnoséologique entre la connaissance scientifique des objectivités concrètes et la connaissance philosophique de l’universalité catégorielle de ces objectivités.

La conscience seulement pratique : l’immédiateté, la pensée analogique, le poids de la tradition et la théologie.

La praxis est consciente en ce qui concerne ses buts, ses réalisations, ses fonctions, ses formes.

Mais cette conscience ne concerne que le processus concret de la pratique, c’est une conscience pratique permettant au travail de fonctionner et éventuellement d’élargir son expérience concrète à d’autres praxis, mais il n’y a pas conscience de la genèse de cette conscience ni de sa nature, alors que cette conscience se manifeste pratiquement dans ces praxis.

Le cercle de vie est objectivement et subjectivement réduit : il s’accompagne d’un certain degré de conscience relatif à l’activité immédiate et aux conditions immédiates de cette activité.

La pensée analogique dans le travail, qui peut se corriger à partir des résultats de l’application par le travail de ces analogies, peut se développer dans la direction de la connaissance causale non consciente comme connaissance causale.

L’expérience de travail est acquise la plupart du temps dans la praxis immédiate.

Les expériences de travail sont liées à l’emprise de la tradition et à l’autorité des anciens, censés être plus expérimentés, si bien que les expériences de travail se fixent pour des périodes longues et que leur genèse disparaît de la mémoire (en particulier la genèse de la société).

Certaines qualités du travail, certains produits du travail, certaines qualités de l’environnement, certains événements sont, selon un raisonnement analogique, non des produits de l’homme et de la société ou des qualités de l’être naturel mais des dons de puissances transcendantes construites par des inférences analogiques tirées de l’existence quotidienne. En particulier la genèse, l’essence, les fonctions de l’être individuel et de l’être social sont attribuées à des puissances transcendantes. La construction catégorielle de la réalité est confrontée à ces puissances qui l’ont réalisée.

La praxis est consciente dans ses buts et réalisations concrets et réels : pour aiguiser une hache, il faut prendre conscience des fonctions, des formes possibles de la hache, des gestes nécessaires pour l’aiguiser.

Les expériences concrètes du travail, qui doivent avoir un caractère de conscience pratique pour fonctionner et pour pouvoir éventuellement être élargies dans la praxis, n’ont conscience que du processus concret de la pratique mais pas de la genèse et de la nature de cette conscience dont ces expériences sont pourtant de fait les manifestations pratiques concrètes.

Le cercle de vie est objectivement comme subjectivement très réduit. Il s’accompagne d’un certain degré de conscience relatif à l’activité immédiate et à ses conditions elles aussi immédiates. Ce cercle de vie est plongé dans un environnement paraissant infini et insondable.

Dans la sphère du travail, la pensée analogique est continuellement corrigée de façon critique à partir des résultats de celle-ci : elle est poussée peu à peu à se développer dans la direction de la connaissance causale (pas nécessairement consciente comme telle).

Dans la sphère infinie de l’être où le contrôle sur les procédés analogiques fait défaut, l’homme ne peut maîtriser par la pensée la nature réelle de son environnement.

L’immédiateté des expériences de travail – dont l’immense majorité est acquise dans la praxis immédiate – est liée au motif de l’emprise de la tradition, de l’autorité des anciens (plus expérimentés), ce qui contribue à ce que, tandis que les expériences du travail se fixent pour des périodes souvent très longues, leur genèse en tant qu’actes pratiques tombent dans l’oubli.

Certaines formes de la maîtrise pratique de l’environnement sont attribuées à des dons d’un au-delà.

Compte tenu de cette attitude face a sa propre pratique, l’homme perçoit sa conscience, qui l’arrache à la nature dans les positions téléologiques du travail et fait de lui une partie intégrante de l’être social qui se forme par là même, comme un effet de puissances transcendantes, un effet opposé à la nature.

Puisque l’homme ne peut pas même se représenter son être social dans sa genèse, dans son historicité, c’est-à-dire n’est pas mesure de faire de sa praxis et de la conscience qui en est issue le fondement de son image du monde, il attribue la genèse, l’essence, les fonctions de son être à des puissances transcendantes qu’il construit par des inférences analogiques tirées de sa propre existence. Le monde est créé par des puissances transcendantes et par là les hommes eux-mêmes sont créés par ces puissances.

La théorie de la connaissance (connaissance de soi de la pensée sans genèse) remplace la théologie : matérialistes et idéalistes partagent le même principe gnoséologique de dualité de la pensée et de l’être.

On confronte désormais, dans la théorie de la connaissance, un monde incréé et immuable pour l’éternité à une pensée elle-même conçue comme dépourvue de genèse.

La question essentielle qu’on se pose est de savoir par quels moyens cette pensée va se rendre capable de maîtriser correctement ce monde.

Les matérialistes comme les idéalistes ont les mêmes présupposés, à savoir la dualité entre la pensée et l’être et l’impossibilité de déduire le principe de la pensée à partir de l’être.

De manière apparemment polémique, l’image d’un monde éternel impénétrable à la pensée éternelle remplace l’image d’un monde éternel créé par le principe spirituel divin.

Dans la confrontation de l’être et de la pensée, l’être disparaît pratiquement.

Les déterminations de la pensée sont des instruments de manipulation efficace de la réalité : il n’est besoin que de connaître ces déterminations de la pensée.

Avec le capitalisme, la théorie de la connaissance remplace la théologie.

Au lieu de ramener la construction catégorielle de la réalité à la téléologie créatrice d’un organisme transcendant parfait ou de plusieurs organismes transcendants parfaits (on confronte le sort objectif du monde avec la volonté de l’être transcendant), on oppose au monde, de plus en plus représenté comme incréé et immuable pour l’éternité, une pensée elle-même conçue comme dépourvue de genèse. On confronte le monde immuable à la pensée immuable : avec quels moyens, avec quel contrôle de soi, la pensée se rend-elle capable de maîtriser le monde de manière correcte, conséquente, conforme à lui ?

Les matérialistes considèrent que les catégories qui bâtissent et organisent la réalité sont fondées dans l’être lui-même, et saisies par la pensée, tandis que les idéalistes considèrent que les catégories sont imprimées à la réalité par la pensée.

Dans les deux cas la dualité entre pensée et être, l’impossibilité de déduire le principe de la pensée à partir de l’être et par là le principe gnoséologique comme centre de la méthode philosophique restent intacts.

D’autant plus que le principe de l’éternité ultime et de l’immuabilité essentielle de l’univers n’est qu’un remplacement polémique de l’image du monde théologique (chez Spinoza, proche du matérialisme, la totalité du réel s’appelle Dieu ou nature, et a à côté de l’étendue, considérée comme la matérialité, la pensée pour attribut).

Actuellement la théorie de la connaissance (la connaissance de soi de la pensée sans genèse) est d’autant plus dominante que cette théorie permet de concilier le capitalisme avec les puissances religieuses.

Dans cette confrontation entre l’être et la pensée, l’être pâlit au point d’en être méconnaissable voire inexistant.

Actuellement les diverses déterminations de la pensée utilisables dans la pratique reçoivent le statut, dans leur fonction d’instruments d’une manipulation efficace de la réalité, d’uniques objets dignes de la connaissance scientifique.

La manipulation réduit l’homme à la particularité immédiate.

La manipulation par des moyens socio-économiques, caractéristique du capitalisme actuel, réduit l’être humain à sa particularité immédiate.

Cette manipulation est en partie consciente par la production des idéologies comme celle de la théorie de l’information ou de la désidéologisation.

Cette manipulation privilégie et même cultive chez les hommes dans leur conduite de vie des motifs d’action qui, sous l’apparence d’une différenciation extrême, ramènent la personnalité sur la voie d’une particularité exclusive qui semble constituer un succès et un acquis éternel.

La nouvelle praxis a un niveau très élevé du point de vue technique.

Mais la praxis réelle, aussi bien les échanges organiques de la société avec la nature que la division du travail, et les répercussions du travail sur la généricité, réduisent l’être humain à sa particularité immédiate : cette tendance est caractéristique de toute manipulation par des moyens socio-économiques, en partie consciemment (idéologies de la désidéologisation ou de la théorie de l’information), en partie à travers les résultats pratiques de l’état général de manipulation de la conduite de vie qui privilégie, promeut et même cultive chez les hommes des motifs d’action qui, sous l’apparence d’une différenciation extrême, ramènent la personnalité aux motifs les plus primitifs d’une particularité exclusive, et semblent s’appliquer avec succès à les maintenir éternellement à ce niveau.

Les tendances qui critiquent et même se rebellent sur le plan affectif expriment certes une violente opposition aux conséquences humaines du système manipulateur mais ne parviennent que rarement à apercevoir au plan théorique ses fondements de principe et à les critiquer ensuite en partant des questions centrales de l’être, de sa structure catégorielle et de l’attitude de l’homme vis-à-vis d’eux : ainsi la déduction analogique ingénument abstraite qui propose de transformer le travail en jeu, négligeant les problèmes réels, sans même en entrevoir la nature, même de loin.

Le premier pas qui fait défaut est pour l’homme une conscience de sa propre situation en tant que particularité, une situation au-dessus de laquelle il serait déjà nécessaire de commencer à s’élever pour pouvoir envisager les problèmes de son dépassement. Une telle critique et une telle autocritique de la particularité manquent et ne pourraient d’ailleurs opposer au mécanisme manipulatoire, comme décision fondée sur la conscience, aucune activité résolue.

La particularité se manifeste comme manque de culture, attitude abstraite, oubli de l’être.

La particularité chez un individu se manifeste comme manque de culture et comme attitude abstraite : l’individu manifeste sa supériorité et sa sagesse dans la particularité, par exemple en faisant disparaître une totalité sous un de ses détails, oubliant l’être dans sa totalité, un être qui n’existe plus pour lui.

Du moment qu’il n’y a plus de contrôle de l’être, tout est possible : un intérêt momentané et particulier, un procédé analogique creux et particulariste deviennent exclusivement dominants.

Une théorie est supérieure à une autre non parce qu’elle est conforme à l’être mais parce qu’elle est plus simple.

L’individu peut manifester sa particularité de deux façons : ou bien il s’adapte à la particularité dominante (s’habiller Adidas) ou bien il manifeste une particularité excentrique, apparemment subversive mais qui s’adapte au monde manipulé (on glorifie l’excentricité de la vie personnelle, l’acte gratuit, la vie extravagante, on déclare rompre avec le passé tout entier, abolir toutes les traditions).

Hegel définit la particularité comme manque de culture et la pensée qui résulte de ce niveau ontologique comme abstraite.

On ne voit de manière abstraite chez une personne qu’un détail qui fait disparaître toute la personne.

Dans le monde de l’information du marché (les annonces publicitaires) l’homme particulier démontre sa sagesse, sa supériorité dans tous les problèmes de l’existence, parce qu’il s’habille Adidas.

Tout (pas seulement les annonces publicitaires mais aussi la science la plus « haute » et la plus « rigoureuse ») disparaît sous des intérêts momentanés et particuliers, toutes les situations de vie et les déterminations de pensée sont dominées par les mêmes procédés analogisants, creux et particularistes, tout est permis pourvu que cela ne barre pas la route à quelque intérêt manipulateur.

Quand, dans la pensée du monde, l’être cesse de jouer son rôle de contrôle, tout devient possible et tout ce qui est possible se réalise, du moment que cela arrange des puissances qui veulent éliminer l’être de la pensée philosophique du monde.

Quand la différence essentielle entre le système de Ptolémée et celui de Copernic est, en termes scientifiques formellement rigoureux, la simplicité mathématique plus grande du second, on exclut de l’argumentation scientifique ou philosophique, comme critère de vérité d’une théorie, l’unique contrôle authentique par l’être, c’est-à-dire le fait que c’est la Terre qui tourne autour du Soleil.

Ainsi, avec l’entrée dans la nouvelle phase du développement capitaliste, celle de la manipulation universelle et de ses besoins idéologiques, la voie de l’analogie caricaturale et sans contrôle est éveillée et rendue influente.

La domination absolue de la particularité, avec des mélanges grotesques de prémisses raffinées avec des conséquences particularistes sur le plan humain, se manifeste dans la totalité de la vie (dans l’information de marché, dans les annonces publicitaires mais aussi dans la vie intellectuelle).

La manipulation générale de la vie quotidienne comporte l’alternative : ou bien s’adapter simplement, ordinairement à la particularité dominante, ou bien développer en soi-même une particularité spirituellement « élevée », « intéressante », d’apparence excentrique, en tant qu’ornement formel des besoins de l’esprit, particularité qui de l’extérieur doit paraître extrêmement subversive mais qui intérieurement s’adapte elle aussi, dans ses problèmes essentiels, au monde manipulé et particulier, orientation qui trouve son résumé théorique dans le mot d’ordre de la fin des idéologies (de désidéologisation) ou le slogan du nécessaire rejet du dix-neuvième siècle.

D’un côté on glorifie dans l’excentricité de la vie personnelle purement posée sur elle-même (en apparence) et la plus immédiate possible la libération de l’individu des liens sociaux, un mouvement qui reçoit ses formulations théoriques dans l’acte gratuit, dans le surréalisme et dans les formes initiales de l’existentialisme, et de l’autre côté, de manière très radicale dans le futurisme, on fait des déclarations qui mettent en pièce tous les liens sociaux et affirment ainsi une rupture avec le passé tout entier, qui affirment le contraste absolu entre le passé et le présent et, à plus forte raison, le futur.

A propos du présent et de la perspective future, l’enfer n’est que la continuation de la vie extravagante, et l’homme qui y a succombé voit dans cette vie extravagante la seule chose susceptible de satisfaire son orgueil, la dernière décision déterminante de sa vie pouvant alors être d’abolir toutes les traditions permettant à l’homme d’exprimer dans sa personnalité la généricité humaine comme essence de son existence.

Observer les processus réels.

Les processus qu’on peut mettre en valeur sont les résultats d’observations factuelles a posteriori. Soulignons trois processus importants : la croissance des forces productives, la transformation consécutive de l’homme, l’intégration des groupes humains dans l’humanité entière.

On peut identifier plusieurs grands processus pour mettre en relief la nature des catégories et en particulier l’être processuel de ces catégories. Il s’agit seulement de remarques factuelles après coup, tirées du développement même : on observe la conservation ou la reproduction permanente de composantes depuis longtemps existantes ainsi que la naissance ininterrompue de nouvelles objectivités, de nouvelles formes de processus. On ne peut observer dans aucun de ces complexes de processus irréversibles rien qui soit le résultat d’une construction intellectuelle : on a affaire à l’observation de processus de transformation réels, qui se déroulent effectivement, avec toute leurs déterminations, dans le processus vital de l’être social et qui, après coup, sont conservés en tant que faits dans la mémoire de l’humanité par l’intermédiaire des sciences. Les processus qui sont donc connus ici sont des processus réels de l’être social.

Parmi tous les processus, on peut mettre en valeur trois processus. Le premier processus se caractérise par le fait que le temps de travail socialement nécessaire à la reproduction de l’homme suit une tendance permanente à la diminution. La productivité du travail suit une courbe ascendante. Le processus de constitution de soi-même que représente l’être social suit une courbe descendante quant au travail nécessaire pour la reproduction de la vie. Il s’agit d’un développement inégal. D’autres lignes d’évolution sont possibles.

Pour fonder la doctrine du développement libre et en particulier pour son application pratique à la stratégie et à la tactique du mouvement ouvrier révolutionnaire, la question est de savoir jusqu’à quel point on peut concevoir la généricité humaine comme être processuel, et quels enseignements théoriques et surtout pratiques il peut en résulter pour les activités présentes et futures des hommes. Quand les énergies humaines sont en mesure de s’imposer, la socialité entraîne une croissance permanente de l’efficacité du travail, des moyens de travail, de la division du travail, avec des effets sur l’environnement naturel et social jusqu’à la structure individuelle des réactions : le travail comme moyen pour une vie dont les contenus tendent à aller au-delà de l’horizon de la simple reproduction constituent la nouvelle généricité.

Un double mouvement de pensée est nécessaire : d’une part la connaissance la plus exacte possible des mouvements réels concrets dans leur spécificité immédiate concrète, d’autre part la connaissance des moments communs qui, sans éliminer ces spécificités, établissent entre ces mouvements une unité de l’être processuel, qui font de ces mouvements merci et bonne journée de des moments d’une formation économique.

Le deuxième processus qu’on peut mettre en valeur est le fait que la croissance objective des forces productives transforme l’homme.

Le troisième processus est le processus d’intégration des groupes humains.

Motivé par la praxis, la connaissance part de l’immédiateté du concret, forge un appareil conceptuel abstrait, fait une synthèse de ces déterminations conceptuelles abstraites, synthèse d’autant plus « exacte » qu’elle approxime l’objectivité concrète.

L’approche ontologique de l’être social doit prendre en compte la spécificité des autres types d’être et, concernant l’être social, doit prendre en compte à la fois les interdépendances et les oppositions entre les catégories dans leur objectivité indépendante de toute conscience et les procédures de pensée par lesquelles la conscience s’efforce de saisir ces catégories.

Il faut donc partir de la nature réelle des objets et des processus tels qu’ils existent en eux-mêmes de manière interdépendante et des besoins sociaux qui ciblent parmi tous ces objets et processus les objets et les processus qu’il faut connaître pour une praxis efficace.

Le concret est le point de départ de toute vision, de toute représentation et de tout examen de l’être, mais l’immédiateté du concret est représentation chaotique d’un tout dont les déterminations ne sont construites de manière abstraite que par la pensée : la pensée entreprend des procédés de dissociation du concret en déterminations abstraites isolées (ces déterminations sont des abstractions sans détermination concrète, des abstractions vides de sens, sans les éléments concrets sur lesquelles elles reposent), en concepts, ce qui ne constitue qu’une préparation à la connaissance et non une connaissance juste.

Après avoir forgé un appareil conceptuel, la pensée doit revenir au point de départ de la totalité du concret pour en faire une riche totalité de déterminations et de rapports : le concret, qui était un point de départ, devient un résultat, la synthèse de plusieurs déterminations abstraites, mais ce n’est qu’une apparence pour la pensée, puisque le concret est une objectivité, une « synthèse » réelle de processus objectifs.

Cette méthode de construction de la connaissance scientifique n’est pas une imitation de l’être processuel du concret objectif de même qu’elle n’est pas un modèle pour cet être processuel du concret objectif : le processus de connaissance part de l’objectivité concrète de l’étant devenu objet et aboutit à une certaine élucidation de la nature ontologique réelle de cet étant, et c’est un processus spécifique qui ne peut pas être identique ou similaire aux processus de l’être. Ce chemin objectif vers cette connaissance de l’être donne des résultats qui n’ont pas par eux-mêmes de valeur de connaissance : la seule chose que l’on puisse dire est que ces résultats sur la connaissance de l’être ont une exactitude qui dépend de leur degré d’approximation avec la structure ontologique de l’objectivité.

Une ontologie de l’être social doit prendre en considération d’une part la spécificité des autres formes de l’être, l’interdépendance et les différences avec elles, et d’autre part le fait qu’interdépendance et opposition entre l’être des catégories, dans leur objectivité véritable, dans leur être indépendant, et les procédures idéelles par lesquelles la conscience s’efforce de saisir ces catégories, doivent être maintenues et concrétisées si l’on veut comprendre les deux complexes.

Le point de départ et l’application de la méthode doivent être recueillies et comprises à partir de la nature réelle des divers objets et processus, tels qu’ils existent en soi, interdépendants ontologiquement, et à partir des besoins sociaux historiques orientés vers les diverses manifestations et formes de ces objets et processus, pour fournir une base réelle à la praxis.

Le concret est la synthèse de nombreuses déterminations, donc unité de la diversité. Le concret apparaît donc dans la pensée comme procès de synthèse, comme résultat, et non comme point de départ, bien que le concret soit le véritable point de départ, en particulier le point de départ de la vision et de la représentation. A priori, le monde qui nous est donné est une synthèse réelle de processus (et non une immédiateté dont les déterminations ne pourraient être construites que par la pensée). L’objectivité est un synonyme de l’être en général : tout être est objectif. Le fait que le concret apparaisse dans la pensée comme un processus de synthèse n’est donc qu’une apparence. Le concret donc un être réel, il est le point de départ de l’examen de l’être (et non son résultat).

La dissociation simple, directe, du point de départ concret en déterminations abstraites isolées (en concepts) n’est qu’une préparation de la connaissance mais pas la connaissance juste : ces abstractions sont en elles-mêmes sans détermination concrète, elles sont vides de sens, sans les éléments concrets sur lesquels elles reposent. Après les tentatives de connaissance par la dissociation et l’abstraction, après avoir forgé un appareil conceptuel, la pensée doit en revenir au point de départ, refaire le voyage en arrière et arriver à la totalité, à l’origine perçue de manière immédiate, mais cette origine n’est plus la représentation chaotique d’un tout mais une riche totalité de déterminations et de rapports nombreux.

C’est donc la structure objective, ontologique, catégorielle, de l’objet qui dicte sa méthode à la connaissance, ce qui ne veut pas dire que cette méthode soit un modèle ou une imitation de l’être processuel du concret objectif. La connaissance part de l’objectivité concrète de l’étant devenu objet et aboutit à l’élucidation de la nature ontologique réelle de cet étant, et c’est pourquoi ce processus ne peut jamais être identique aux processus de l’être, ni imiter simplement ces processus. Il suit de cette exigence méthodologique dans la question de l’objectivité du chemin de la connaissance que les méthodes appliquées, que les déterminations acquises n’ont pas par elles-mêmes de valeur de connaissance et encore moins ne peuvent servir de modèle à la structure de l’être, et que, au contraire, seul le degré d’approximation avec la structure ontologique de l’objectivité peut fournir le critère d’exactitude ou de fausseté du mode de connaissance concerné.

Dans un processus irréversible de l’être existent des moments qui se reproduisent ou qui sont communs avec d’autres processus et qui peuvent faire l’objet pour la pensée qui veut connaître ce processus d’une généralisation, d’une catégorisation.

La production est toujours une objectivité déterminée : la production d’êtres humains socialement déterminés à un stade déterminé du développement social.

L’abstraction « production en général », qui a un caractère catégoriel et qui est construite par comparaison, se justifie dans la mesure où elle met en valeur un aspect ontologique permanent, un aspect ontologique ayant un caractère général, des aspects ontologiques communs, dans l’être processuel de la production.

Cependant ces caractères communs, qui sont des lois et des déterminations communes, peuvent n’être communs que pour une époque ou pour quelques époques seulement (il s’agit donc d’une généralité relative), et surtout les lois et les déterminations différentes entre les productions permettent de constituer l’évolution de ces productions : la persistance de certains moments dans le processus irréversible de l’être, la reproduction permanente de ces moments, sont des moments importants de ce processus, mais seulement de simples moments parmi d’autres moments où les différences et les spécificités se manifestent.

De manière diachronique les catégories manifestent leur permanence et leur évolution, de manière synchronique les catégories manifestent leur autonomie et leurs interdépendances.

La priorité inconditionnelle de l’être dans son objectivité toujours concrète détermine aussi le mode de connaissance de cet être sous une forme généralisée c’est-à-dire comme catégorie.

Par exemple la production est toujours la production à un stade déterminé du développement social d’êtres humains socialement déterminés. La « production en général », qui a déjà un caractère catégoriel, se justifie puisque cette expression comporte sans doute une abstraction mais une abstraction raisonnée, justifiée, dans la mesure où elle met en relief et fixe le commun dans la direction d’un principe ontologique permanent de l’être processuel de la production. Il s’agit d’une reconnaissance importante d’une généralité dans l’être même c’est-à-dire du fait que des moments importants dans le processus irréversible se maintiennent en permanence.

Il faut dépasser l’opposition du « tout coule » et du « tout est être, tout est commun » et les considérer comme deux moments du processus irréversible de l’être.

Cependant, ce caractère général, ou ces traits communs, que permet de dégager la comparaison, forment eux-mêmes un ensemble très complexe dont les éléments divergent pour revêtir des déterminations différentes : certains de ces caractères appartiennent à toutes les époques, d’autres sont communs à quelques-unes seulement. Certaines de ces déterminations apparaissent communes à l’époque la plus moderne comme la plus ancienne. Sans ces déterminations, on ne peut concevoir aucune production.

Les productions les plus évoluées ont en commun avec les moins évoluées certaines lois et déterminations, et ce qui constitue l’évolution de ces productions, c’est précisément ce qui les différencie de ces caractères généraux et communs. L’unité ne doit pas faire oublier les différences. La persistance de certains moments, leur reproduction permanente, sont des moments importants mais de simples moments dans le processus irréversible de l’être.

De manière synchronique, les catégories sont à la fois autonomes et interdépendantes.

Les catégories mises à jour par expérimentation-purification-regroupement des composantes ontologiques de l’être étudié sont des objectivités.

L’expérimentation élimine du processus du complexe d’être les moments non permanents : elle observe dans un environnement catégoriel purifié les interactions des composantes permanentes purifiées de l’être étudié et prend connaissance de ces composantes sous forme quantifiée.

L’être étudié par expérimentation est un complexe d’être et non un produit intellectuel bien que l’approche intellectuelle de l’être, culminant dans une synthèse, joue un rôle décisif dans la préparation de l’expérience, un rôle qui se réduit cependant pratiquement au regroupement purificateur de facteurs ontologiques.

Le résultat de l’expérimentation n’est pas un produit intellectuel mais un complexe d’être : le résultat de l’expérimentation est donc un dévoilement de contextes ontologiques qui confirment ou infirment les hypothèses intellectuelles qui avaient conduit à la purification de l’être étudié expérimentalement.

C’est l’être qui décide de la vérité de la pensée.

L’universalité qui est mise à jour est une universalité objective et non une projection intellectuelle dans la réalité, une universalité objective qui est partie ou moment d’un être processuel, d’une relation « si… alors » et qui se présente comme une tendance ayant une certaine probabilité.

La catégorie, en tant que forme d’être déterminée, n’est qu’un moment d’une universalité processuelle dans l’interaction permanente, processuelle elle aussi, d’objectivités individuelles, uniques dans leur concrètude. L’universalité et la singularité sont des déterminations ontologiques élémentaires et non des résultats d’actes intellectuels d’abstraction, autrement dit ce ne sont pas des énoncés purement idéels concernant et déterminant les objets mais des déterminations concrètes, immédiates, de l’être lui-même.

Ainsi l’expérimentation consiste à éliminer du processus concret d’un complexe d’être tous les moments qui, selon une règle générale résultant d’observations empiriques, ne se manifestent pas en lui en permanence, pour être en mesure d’observer dans un environnement essentiellement catégoriel ainsi « purifié » les interactions de ses composantes en règle générale permanentes sous une forme elle aussi « purifiée » et d’en prendre connaissance selon leurs proportions.

L’être étudié dans l’expérience ne se présente et ne se manifeste jamais dans la réalité sous cette forme « purifiée » : dans l’expérimentation, même si c’est sous cette forme purifiée, c’est un complexe d’être que l’on étudie, tout autant que dans nos relations pratiques normales avec notre environnement naturel réel.

L’universalité qui apparaît dans l’expérimentation et qui devient saisissable intellectuellement n’est donc pas en premier lieu un produit de notre pensée, bien que cet apprentissage de l’être, culminant dans une synthèse, joue un rôle décisif dans la préparation de l’expérience, un rôle qui se réduit cependant au regroupement résolu, « purificateur » de facteurs ontologiques.

Le résultat dévoile donc un complexe d’être et non une simple tentative de comprendre l’être intellectuellement, abstraitement.

Le rôle des moments intellectuels dans la préparation de l’expérience sont importants mais il ne change rien au résultat qui est le dévoilement de contextes ontologiques authentiques, ce qui se manifeste dans le fait que l’expérience confirme ou infirmer les « hypothèses » qui sont justement à la base de la « purification » de l’être : c’est l’être qui décide de la vérité de la pensée.

Il en résulte pour la connaissance de l’être que premièrement l’universalité dans les déterminations d’objectivité est un moment réel de leur totalité existante en soi et pas une projection intellectuelle sur cette totalité (s’il n’en était pas ainsi, les expériences réelles, fructueuses, seraient superflues et même impossibles).

Deuxièmement cette universalité dans le complexe processuel des objectivités partage aussi en tant qu’étant avec les autres moments, malgré des moments limitatifs, la qualité d’objectivité concrète : elle n’est jamais universalité seulement abstraite, jamais un simple universel, mais toujours en même temps un être concret de modes concrets d’objectivités : elle n’est donc pas une universalité pensée en soi mais l’universalité existante d’un existant, l’universalité d’objectivités concrètes et de leurs interrelations et interactions, se présentant donc toujours également sous forme concrète, comme partie et moment d’une relation « si… alors ».

Si cette universalité à l’occasion d’une expérience réussie se présente sous forme pure et non perturbée, cette « pureté » dans la totalité de l’être ne peut jamais apparaître en tant que telle mais seulement comme une tendance, mais seulement en tant que moment du processus général qui naît des interactions de moments hétérogènes. L’effectuation de cette universalité se transforme en un moment du processus général. La nécessité de cette généralité, apparue comme évidente dans de nombreuses expériences, se transforme en un moment partiel des probabilités fortes ou faibles de cette totalité en mouvement. Les écarts de la généralité peuvent être si minimes et leurs effets pratiques peuvent se diluer dans des périodes si vastes que cet aspect de la généralité pour la praxis immédiate peut se révéler pratiquement insignifiant.

L’organisme singulier est en interaction avec son environnement et a une durée de vie courte tandis que son genre se conserve.

Alors que l’être inorganique peut exister de manière autonome, l’être organique (l’organisme), résultat d’une évolution de l’être inorganique, n’existe que dans son interaction avec cet être inorganique comme environnement.

Les processus dans la nature organique fonctionnent relativement à court terme : le processus ontologique de chaque objectivité singulière possède en soi un début et une fin : la singularité dans la nature organique est différente de la singularité dans la nature inorganique.

Le genre (comme universalité concrète, comme somme des exemplaires singuliers) dans la nature organique n’est pas en continuité mécanique avec les exemplaires du genre : le genre se conserve dans le processus de la naissance et de la mort de ses exemplaires.

L’être inorganique peut exister de manière autonome, peut fonctionner conformément à son être, sans devoir chaque fois être confronté à un autre type d’être.

L’être organique ne peut se former que comme résultat de l’évolution d’un complexe de l’être inorganique et n’existe en tant qu’être que dans une interaction constante avec lui. L’être inorganique fournit ainsi une partie essentielle de ce que dans l’être organique on peut définir comme l’environnement des organismes.

Sur la base de l’être inorganique se forme un nouvel être qui se compose de processus d’objectivités processuelles fonctionnant relativement à court terme, où le processus ontologique de chaque objectivité singulière possède en soi inéluctablement un début et une fin déterminés. La singularité comme forme d’être est donc différente pour l’organisme. Cette processualité à court terme, délimitée a priori, de chaque être singulier dans l’être organique, met en relief sa singularité dans l’ensemble des manifestations de l’objectivité (un autre aspect spécifique de l’être organique par rapport à l’être inorganique est que la consommation est immédiatement aussi production : la consommation des éléments et des substances chimiques est production de la plante).

En conséquence l’universalité concrète qui lui correspond, c’est-à-dire le genre, constitue la somme de tous les exemplaires singuliers d’une manière tout autre que dans l’être inorganique : le genre se conserve dans le processus de la naissance et de la mort de ses exemplaires singuliers, et ne possède donc pas cette continuité mécanique caractéristique de l’être inorganique.

Les organismes évolués imposent des conditions à leur reproduction (conditions qui doivent être dans les possibilités du milieu), mais il s’agit toujours d’une adaptation passive, dans le cadre biologique.

Pour l’organisme dont la reproduction n’est pas liée à un lieu, les opérations objectives physico-chimiques de l’environnement se transforment en restant dans le cadre biologique en phénomènes biologiques-physiologiques (vue, ouïe, odorat) : le processus de reproduction de l’organisme impose des conditions de reproduction qui doivent être dans les possibilités du milieu.

Le processus de reproduction est une adaptation passive au milieu dans des actes biologiquement déterminés qui peuvent avoir des effets favorables ou défavorables.

Dès que les processus de reproduction du monde de l’être organique ne sont plus rigoureusement liés à un lieu, comme pour les plantes, une relation à l’être entièrement nouvelle apparaît dans laquelle des opérations objectives physico-chimiques se transforment en opérations « subjectives » : vue, ouïe, odorat, etc. Ces transformations ne quittent jamais le plan biologique naturel : l’animal n’est en rapport avec rien, ne connaît aucun rapport : ses rapports avec les autres n’existent pas en tant que rapports, on ne peut pas à ce niveau de l’être parler de sujet et d’objet. Ce n’est qu’avec l’adaptation active à l’environnement que se forme un sujet comme force consciente, directrice et ordonnatrice de ces transformations et ce n’est que dans les positions téléologiques de ce sujet qu’une simple chose devient un objet.

Les processus de reproduction des organismes, des exemplaires singuliers et par leur intermédiaire des genres, imposent les conditions de reproduction par rapport à un milieu qui au mieux produit la possibilité de ces conditions. Le processus de reproduction s’accomplit donc comme adaptation passive à cette réalité dans des actes biologiquement déterminés, purement physico-chimiques, qui peuvent avoir des effets favorables ou défavorables.

L’adaptation active à l’environnement à travers les positions téléologiques du travail produit l’alternative entre succès et échec. L’opposition entre « favorable » et « défavorable » ne dépasse pas le niveau de la nature tandis que le succès et l’échec n’apparaissent qu’au plan de l’échange entre la société et la nature.

Les processus de reproduction des organismes n’ont, comme les processus de la nature inorganique, que des caractères purement causaux : ces processus s’opposent donc à la signification ontologique des positions téléologiques.

Mais ces processus présentent des traits nouveaux par rapport aux processus de la nature inorganique dans la mesure où les processus biologiques tentent de promouvoir la reproduction des organismes : l’organisme qui se reproduit a en soi, sans qu’il s’agisse de positions téléologiques conscientes, tendance à imposer les conditions de sa propre reproduction.

Si la réussite et le degré de la réussite, la survie ou la mort de l’organisme singulier ou du genre dépendent des circonstances extérieures et intérieures, tout reste cependant dans le cadre de l’être purement naturel, d’évolutions purement naturelles : des espèces peuvent disparaître, se transformer en genre nouveau, mais les frontières de l’être naturel ne sont jamais franchies. L’adaptation peut se maintenir relativement longtemps mais n’a aucune tendance interne à se développer de façon à abolir les barrières naturelles.

Tous les processus fonctionnent selon la causalité : la connaissance des causalités est donc la base de la praxis efficace.

Avec l’apparition de l’être social, le principe moteur des processus reste la causalité, causalité dont nous prenons conscience sous la forme des probabilités statistiques.

Le perfectionnement du travail repose donc essentiellement sur le savoir concret des séries causales que les positions téléologiques doivent déclencher, et dans quelles proportions, et des séries causales qu’il convient dans la mesure du possible d’exclure ou de modérer : la connaissance adéquate des séries causales est le fondement de la praxis, elle est une puissance sociale efficace.

Les positions téléologiques dans le travail produisent une sortie de la nature avec une nouvelle configuration qui produit la socialité et des possibilités de développement en apparence illimitées de l’espèce d’un nouveau type qui s’est formée sur cette base et des individus qui composent cette espèce. Ce développement produit à partir de la singularité originelle, simplement naturelle, l’individualité humaine. Apparaît une espèce capable d’expression générique, une espèce tendanciellement unitaire : la tendance à intégrer le genre humain en un seul genre, conscient de son unité, est intrinsèque à l’être social et se présente comme un processus contradictoire et inégal mais irréversible.

Les changements des catégories comme l’universalité et la singularité mettent en lumière la constance et le changement des processus de l’être.

Le principe moteur qui met et maintient tout en activité est la causalité : la dynamique interne des complexes d’objectivités, leurs effets matériels réciproques, leurs interactions etc. produisent ce qu’on appelle des processus causaux, précisément sous la forme universellement admise des processus irréversibles des interactions variées et complexes dont nous prenons conscience sous la forme des probabilités statistiques.

Ces processus causaux ne présupposent aucune conscience.

Ce n’est qu’avec l’importance que les positions téléologiques prennent dans l’être social que la conscience devient un moment important à l’intérieur de la causalité sociale.

Toutefois il ne faut pas oublier que, dans l’être social également, il ne peut y avoir de processus téléologique mais seulement une mise en mouvement spécifique et, de cette manière, une influence exercée sur les processus causaux qui sont initiés par les positions téléologiques. S’il est vrai que les positions téléologiques donnent à chaque processus un caractère particulier, elles ne peuvent jamais éliminer le caractère causal de ces processus (même dans le cas où les processus n’apparaissent jamais en tant que tels dans la nature et où le complexe processuel concret semble être dans sa totalité le résultat de la position téléologique elle-même, ainsi la roue).

Le perfectionnement du travail repose essentiellement sur le développement du savoir concret permettant de déterminer les séries causales que les positions téléologiques doivent déclencher, et dans quelles proportions, et les séries causales qu’il convient dans la mesure du possible d’exclure ou de modérer. La connaissance adéquate des séries causales est le fondement de la praxis, elle est une puissance sociale efficace.

La connaissance des causalités est historique, c’est-à-dire a posteriori, mais ne doit pas exclure la détermination des tendances et des catégories.

La connaissance des causalités ne peut être qu’une connaissance historique c’est-à-dire une connaissance après coup.

Les processus ne sont pas prévisibles.

Les processus ne sont cependant pas incohérents ou simplement empiriques (comme s’il suffisait d’enregistrer les faits) : la connaissance a posteriori n’exclut pas l’être et donc la connaissance des rapports généraux qui s’expriment dans l’être processuel, mais ces rapports généraux ne s’expriment pas sous forme de lois éternelles, suprahistoriques, atemporelles mais, comme résultat des processus (et dans la conscience comme résultat de la construction conceptuelle et de l’analyse conceptuelle), sous forme de tendances, sous forme d’étapes déterminées causalement de processus irréversibles (avec des genèses et des effets), sous forme de déterminations générales de l’être, sous forme de catégories.

Cette connaissance ne peut être qu’une connaissance historique, une connaissance après coup (l’anatomie de l’homme est la clé de l’anatomie du singe ; l’économie bourgeoise donne la clé de l’économie antique, mais nullement à la manière des économistes qui effacent toutes les différences historiques et voient dans toutes les formes de société celles de la société bourgeoise).

Cette connaissance historique trouve ses limites dans l’infinité des composantes actives qui parviennent à une synthèse concrètement déterminée dans les processus causaux. Ces processus, en raison de l’infinité des composantes possibles, ne sont jamais entièrement prévisibles : la proportion des composantes, les poids respectifs de chacune d’entre elles, ne peuvent se manifester que lorsque le rapport actif est devenu réel, c’est-à-dire ne peuvent se manifester qu’à la connaissance a posteriori, ce qui ne veut pas dire que les processus de l’être sont incohérents, saisissables uniquement sous forme de faits empiriques ou même de faits irrationnels, car ce caractère a posteriori de la connaissance n’exclut aucunement l’être et donc la connaissance de rapports généraux qui s’expriment dans l’être processuel non pas comme de grandes lois éternelles prétendant à une validité suprahistorique, atemporelle, mais comme étapes, déterminées causalement, de processus irréversibles, la genèse réelle des processus à partir des processus précédents ainsi que les nouveaux processus qui en résultent devenant visibles sur le plan ontologique et donc saisissables en termes cognitifs.

Il ne s’agit donc pas d’en rester à un empirisme qui devrait se limiter à enregistrer les faits : au contraire, quand les processus qui se sont réellement déroulés deviennent visibles et compréhensibles dans la connaissance a posteriori, avec toutes leurs déterminations dynamiques, la science peut, dans sa reproduction conceptuelle et son analyse conceptuelle, reconnaître en même temps comme forces réelles de l’être les tendances qui y sont présentes. La connaissance a posteriori a donc également, inséparablement de son caractère qui saisit de fait les processus, l’aspect théorique de la connaissance des déterminations générales, des catégories, qui, dans la caractérisation des processus et de leurs changements, se présentent dans une connaissance correcte a posteriori comme les résultats de ces processus.

La complexification des catégories et de la nature des processus, en particulier leur développement inégal.

L’universalité des processus devient de plus en plus complexe, de l’histoire en soi jusqu’à l’histoire consciente d’elle-même de l’espèce humaine, une histoire pour soi.

La singularité des processus devient de plus en plus complexe, de la singularité biologique isolée jusqu’à l’individualité et sa synthèse dans l’espèce humaine.

Les interactions entre des catégories de plus en plus complexes, entre cette universalité de plus en plus complexe et cette singularité de plus en plus complexe, rendent les processus de plus en plus complexes.

En particulier les processus prennent un caractère inégal : chaque évolution est différente.

L’interaction indissoluble entre l’universalité et la singularité des déterminations actives détermine le caractère des processus. L’analyse des cas singuliers montre que tout être qui naît d’un être précédent modèle de façon toujours plus complexe sa structure catégorielle aussi bien dans les singularités que dans les interactions de ces singularités.

Du côté de l’universalité, le caractère de processus irréversible s’affirme de manière toujours plus complexe, depuis les processus irréversibles qui dans la nature ne sont historiques qu’en soi jusqu’à l’être social comme histoire consciente d’elle-même de l’espèce humaine, histoire pour soi.

Du côté de la singularité, au-delà des processus isolés des déterminations biologiques de la singularité, émergent progressivement dans l’être social l’individualité et sa synthèse dans l’espèce humaine.

Les interactions entre de telles catégories toujours plus complexes des processus irréversibles généraux s’expriment dans les caractéristiques de chaque mode d’être comme complexification des processus.

En particulier le caractère inégal des processus se manifeste : aucune formation sociale ne se constitue et n’évolue partout de la même manière.

Le développement inégal de la connaissance.

Les expériences de la singularité et les généralisations peuvent, en fonction des objectivités correspondantes, entrer en opposition entre elles, faisant du développement de la connaissance un développement inégal.

Ainsi le système de manipulation oublie l’expérience pour valoriser la généralisation abstraite, remplace l’homme concret par une machine abstraite, considère comme un détail négligeable la singularité concrète, introduisant ainsi dans la connaissance des oppositions qui la freinent.

La praxis doit s’adapter en fonction des circonstances. La connaissance a posteriori doit également se différencier. A partir des expériences initiales, orientées vers des singularités concrètes, se raffinant et s’accumulant peu à peu, apparaissent des méthodes de maîtrise de l’universalité qui montrent des développements inégaux.

De même que dans le rapport général des êtres humains à leur généricité une aliénation n’est remplacée jusqu’à maintenant que par une autre aliénation, de même l’inégalité spontanée du développement se manifeste dans le fait que les expériences de la singularité, les généralisations de ces expériences et les généralisations des explications scientifiques portant sur les déterminations générales de l’être, ne se complètent pas toujours mutuellement mais peuvent entrer en opposition les unes avec les autres de sorte que leur développement est lui aussi inégal. Ainsi actuellement les systèmes de manipulation dominants, en termes gnoséologiques et abstraitement méthodologiques, cherchent à orienter les sciences dans un sens consistant à étendre, à la place de l’expérience concrète, des généralisations de plus en plus abstraites, et tendent à ne voir dans l’homme qu’une machine cybernétique imparfaite, et ce règne universel de la manipulation cherche à étouffer les protestations demandant de prendre en considération la singularité que cette manipulation considère comme un « détail » (il faut guérir non les maladies en général mais les malades c’est-à-dire les organismes singuliers dans leur singularité irrévocable).

Certaines constances, certains effets d’un événement ne se révèlent qu’après coup dans certaines séries causales, immédiatement après l’événement ou assez longtemps après.

Les séries causales, qui ne peuvent être observées qu’a posteriori, peuvent mettre en lumière, immédiatement ou un peu plus tard, les conséquences ou les effets d’un système ou d’un état, les moments pourvus d’une certaine constance d’un processus, les rapports réels, conséquences, effets, moments, rapports que les hommes n’avaient sur le moment pas reconnus.

Les extrapolations qui prétendent prédire l’avenir, et expliquer et formuler les lois des processus ne peuvent être jugées dans leur vérité (ces extrapolations mettent en lumière ou cachent le processus ?) que par une connaissance a posteriori des faits.

Les séries causales qui agissent dans l’être social sont dépourvues dans leur caractère ontologique processuel de toute tendance au perfectionnement, mais ces séries causales mettent en lumière dans leur factualité nue les conséquences d’un système ou d’un état de l’évolution que les hommes n’avaient pas reconnu.

Ainsi le hasard de la confrontation de l’économie esclavagiste gréco-romaine avec les tribus germaniques migrantes indique à cette économie esclavagiste dans l’impasse une issue.

Ainsi l’apparition de crises économiques dans le capitalisme de 1820 à 1929, bien que ces crises n’aient pas un caractère seulement factuel ou contingent, déconcerte les théoriciens économistes bourgeois, et la connaissance a posteriori par Marx de ces crises lui fait apercevoir la naissance de catégories nouvelles et la disparition de catégories anciennes.

Il n’est pas vrai que seules les méthodes prédictives, procédant par extrapolations, peuvent expliquer et formuler les lois des processus : au contraire ce n’est que par la connaissance a posteriori que peuvent être portés à la conscience des rapports réels, c’est-à-dire les moments des processus généraux pourvus d’une relative constance, et en particulier ce n’est que par la connaissance a posteriori qu’il est possible d’établir en quoi et jusqu’à quel point les extrapolations mettent en lumière ou cachent le processus réel.

Le principe universel de l’a posteriori s’exprime dans l’être social, dans l’environnement immédiat de nos activités purement sociales, le plus souvent de manière immédiate, bien qu’il y ait des cas où des développements historiques bien plus tardifs sont en mesure d’expliquer a posteriori des moments importants d’étapes précédentes.

La connaissance, de plus en plus abstraite et autonome, part des nécessités de la praxis et induit les positions téléologiques à produire des formes de mouvement inédites.

La connaissance est une nécessité de la praxis immédiate en tant que fondement théorique, intellectuel des positions téléologiques.

Certaines connaissances ne deviennent possibles qu’à un certain niveau de production.

La connaissance apparaît comme répondre à des besoins idéologiques ou à des besoins sociaux dont la satisfaction exige cette connaissance.

Le progrès de la connaissance peut cependant aussi se développer pour des raisons internes à la connaissance : la connaissance part des besoins de la praxis mais acquiert une certaine autonomie et réagit sur cette praxis.

Fondamentalement, il s’agit de l’apparition d’un moment idéel dans le travail, moment qui fait préexister dans la pensée le but du travail, moment qui introduit dans l’être des formes de mouvement nouvelles, même si ces formes de mouvement suivent les règles de la causalité : l’environnement est transformé, et l’environnement transformé transforme l’individu, selon une double accélération.

La pensée naît de l’être et va vers plus de généralisation, vers la saisie de la généricité de chacun des objets de pensée.

La connaissance de la nature a pour médiation l’échange matériel de la société et de la nature : on ne prend connaissance des processus naturels que dans la mesure où ils sont indispensables en tant que fondements cognitifs des positions téléologiques importantes dans l’immédiat.

Le développement de la production, qui pose des tâches nouvelles, permet aussi de maîtriser après coup des processus qu’on ne pouvait pas maîtriser auparavant.

Les motivations idéologiques jouent également un rôle (la conception du monde héliocentrique, qui ne réussissait pas à s’imposer dans la société antique, devient indispensable à la construction de l’idéologie de la formation capitaliste).

La maîtrise scientifique après coup des processus naturels se présente en général non comme connaissance directe de transformations objectives dans ces processus mais comme réponse à des besoins sociaux dont la satisfaction exige une connaissance correcte de ces processus. L’histoire montre après coup que la médiation de l’échange matériel de la société et de la nature est aussi nécessaire à la connaissance après coup que les changements directs dans les processus naturels. La différence entre les rapports immédiats et médiats (indirects) entre les processus objectifs et leur connaissance correcte est donc conditionnée par les différences ontologiques entre les activités sociales directes et les activités concernant l’échange matériel de la société et de la nature.

A l’époque où la connaissance apparaît comme une application à l’homme de la transcendance religieuse, à celle qui conçoit la pensée du monde comme une dimension ontologique originelle, un principe cosmique qui ne se laisse pas déduire d’autre chose, succède la conception selon laquelle la pensée, la connaissance de l’être, à partir des conditions d’existence et des modalités de la praxis, se développe jusqu’à gagner une autonomie relative tout en réagissant sur ces conditions d’existence et ces modalités de la praxis.

Le point de départ ontologique de cette genèse de la connaissance est le travail en tant que mode de mouvement fondamental de l’être social : avec l’adaptation active apparaissent de nouvelles déterminations pour les nouveaux modes d’action, avec en particulier la conséquence subjective de la position téléologique que le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur, moment idéel qui met en mouvement des objets et des processus matériels de façon nouvelle dans la mesure où ce moment peut changer dans leurs rapports causaux des proportions importantes et par là engendrer des effets matériels qui, bien que causalement déterminés, ne surviennent jamais sous cette forme dans la nature, ou du moins pas de cette façon. Se forme ainsi un système de mouvement de l’être de type qualitativement nouveau. Ces processus de type nouveau provoquent une accélération dans les transformations des processus naturels et ces processus en transformation provoquent de nouvelles réactions humaines pas seulement matérielles et spontanées puisqu’ils déclenchent de nouveaux types de positions téléologiques qui, de façon consciente, répondent non seulement aux transformations mais aussi aux configurations nouvelles ainsi qu’aux besoins et aux tâches qui en découlent.

La genèse de la pensée à partir du processus de l’être possède déjà cette caractéristique essentielle d’être l’indispensable préparation à une réaction active de l’être grâce à des positions téléologiques. De là résultent toutes les concrétisations des déterminations qui vont jusqu’aux abstractions les plus extrêmes : cette tendance de la pensée à la généralisation, à saisir la généricité universelle de chacun de ses objets, est déjà présente et créatrice dès les premières formes tâtonnantes du travail.

La pensée, le langage, la science sont des forces fondamentales dans l’être social et dans le travail, sans oublier qu’elles sont nées du travail (ce ne sont pas des entités non déductibles, omnipotentes).

Le langage, la pensée et la science sont des produits du travail. On a tendance à l’oublier, à considérer par exemple l’écrit et les mass media comme des processus sans lien avec le travail.

On a tendance à ne pas considérer suffisamment l’importance de la pensée et du savoir dans le développement de la généricité.

On a tendance à considérer la pensée comme non déductible, comme une activité transcendante par rapport à l’être (on a foi dans l’omnipotence du savoir et de la pensée), alors que la pensée prend naissance dans l’être.

Avec le travail, par le langage les hommes fixent avec clarté indirectement, dans une forme universellement compréhensible qui dépasse la réaction immédiate, le rapport d’un phénomène avec sa propre généricité. On a souvent tendance à ne pas considérer le processus qui va du parler à l’écrit, de l’écrit à l’imprimerie et aux moyens de communication de masse de l’information comme un processus ontologique historique qui résulte du travail.

Au cours de l’évolution la préparation théorique des positions téléologiques concernant les processus et les résultats du travail se transforme en une science déjà socialement autonome (la catégorie de quantum, essentiellement liée à l’expérience immédiate, devient la quantité, scientifiquement objectivée). Si la science est ainsi intégrée au système des activités des êtres humains, on peut reconnaître que la science a une importance irremplaçable dans le développement qui mène le genre humain à la généricité pleinement développée.

Si on considère le processus historique dans l’être social comme le résultat de la coopération d’activités humaines au moyen de positions téléologiques, comme le résultat d’effets causaux entraînés par ces positions téléologiques, comme le résultat de nouvelles positions téléologiques qui sont déclenchées par ces effets, etc., alors la pensée et le savoir de ce qui existe réellement, de son origine, de sa destination, apparaissent comme un groupe de forces fondamentales dans le processus qui conduit les êtres humains à leur vraie généricité. L’esprit humain est un moment majeur, actif du grand processus historique de l’être social.

La pensée sous la forme du cogito cartésien ou de l’attribut de la nature de Spinoza représente encore une essence non déductible et donc de manière dissimulée une entité transcendante vis-à-vis de l’être. La foi dans l’omnipotence d’une entité transcendante ou dans l’omnipotence imaginaire de la pensée et du savoir fait place à la conception selon laquelle la pensée est un moment terrestre, réel, un moment effectif de l’hominisation de l’homme, car la connaissance de ce que l’être de l’homme est réellement est la condition indispensable de la pensée.

L’homme complètement manipulé qu’on présente comme complètement libre.

L’homme est souvent présenté soit comme complètement déterminé par des forces sociales ou transcendantes soit comme complètement autonome et libre : ces deux extrêmes sont renforcés par la manipulation capitaliste.

La manipulation universelle du capitalisme réussit en effet à diriger les besoins et surtout les moyens de satisfaire ces besoins (ce faisant la manipulation détourne de l’humanité véritable) tout en présentant ces conduites en définitive dirigées, ces conduites manipulées de chaque homme comme l’expression de son individualité.

On dépasse le faux dilemme ontologique entre l’homme producteur de lui-même comme individualité concrète (l’unique critère d’humanité authentique) et l’homme produit de forces étrangères spirituelles ou matérielles, pur produit de nécessités objectives. Ces deux extrêmes se renforcent mutuellement dans leur caractère erroné avec la manipulation universelle du capitalisme (et la fétichisation de la méthode de connaissance qu’utilise cette manipulation sous le mot d’ordre de désidéologisation) qui réussit à diriger les besoins des hommes et surtout la manière de satisfaire ces besoins (une manipulation détournant de l’humanité véritable), tout en se présentant comme soucieuse de l’autonomie individuelle, comme si l’homme, au moment où il se soumet sans résistance au pouvoir de la manipulation, exprimait ainsi son individualité authentique.

Aussi bien l’idéologie que les sciences sont des forces actives pour la maîtrise de l’être.

L’idéologie comme la science sont des forces actives dans la maîtrise de l’être.

Toutes deux présupposent la tendance à comprendre correctement l’être, dans la mesure où cet être peut être adéquatement connu dans le stade du développement considéré.

Après coup, dans chaque cas particulier, on peut constater si oui ou non cette présupposition est réalisée dans la praxis.

En ce qui concerne la méthode, l’approche idéologique peut fournir des points de vue nouveaux et féconds pour la maîtrise intellectuelle de l’être.

Certes de nombreux résultats scientifiques ne deviennent pas des idéologies ou restent totalement à l’écart des conflits idéologiques et de nombreuses idéologies ne visent pas à exprimer un contenu scientifique, mais les mouvements sociaux font naître les idéologies et ont une influence favorable ou défavorable sur les sciences tandis que les sciences ont une influence sur les idéologies et réciproquement.

Si on définit l’idéologie comme moyen de rendre conscients et de livrer les conflits produits par l’être économico-social, on peut considérer que la pensée idéologique comme la pensée scientifique peuvent être toute deux dans leur contenu et leur méthode aussi bien vraies que fausses, importantes ou superficielles. Science et idéologie ont certes chacune dans leur immédiateté des buts différents mais toutes deux présupposent, afin de pouvoir et rester durablement effectives, la tendance, réalisée avec succès, à comprendre correctement l’être, dans la mesure où cet être peut-être adéquatement connu à un stade déterminé de développement. La question de savoir si, où et quand ces présupposés communs de la science de l’idéologie sont correctement réalisés relève d’une connaissance après coup de chaque cas particulier, et dans la praxis on trouve des cas d’échec dans les deux domaines.

De même qu’il est impossible d’introduire une séparation dans les questions de la praxis, il est impossible d’introduire une séparation exacte dans les questions de méthode. Il y a de nombreux cas où l’approche idéologique fournit des points de vue nouveaux et féconds pour la maîtrise intellectuelle de l’être et de nombreux autres cas où elle aboutit à une impasse. Mais c’est tout aussi vrai de la science qui n’a pas de visées idéologiques.

Il est vrai que de nombreuses recherches scientifiques, en particulier sur des questions de détail, ne deviennent jamais des idéologies, restent totalement à l’écart des conflits que les idéologies font naître, et que de nombreuses expressions idéologiques ne visent objectivement en rien à exprimer un contenu scientifique, mais cela ne change rien au fait fondamental que d’une part les mouvements sociaux font naître les idéologies et influent souvent de manière très importante sur l’évolution des sciences (une influence qui peut selon le contenu, la situation, s’avérer favorable ou défavorable) et que d’autre part des résultats purement scientifiques peuvent devenir des moments décisifs d’évolutions idéologiques.

Par conséquent aussi bien la science que l’idéologie sont des forces actives dans la maîtrise sociale de l’être.

Dans les rapports de la pensée et de la matière il n’y a pas de priorité.

L’idéalisme ne voit pas la genèse de la pensée à partir de l’être (l’être n’est qu’une intuition, une représentation ou un concept, l’être est inconnaissable) et le matérialisme ne voit pas la spécificité de la pensée (la pensée est un produit de l’être, comme s’il y avait un rapport direct entre la conscience, la pensée, la connaissance d’une part et l’être d’autre part) : il n’y a pas de priorité de la matière sur la pensée ou de la pensée sur la matière.

Marx lutte à la fois contre l’idéalisme et le matérialisme en essayant de rendre ses connaissances accessibles : l’être social ne fait qu’imposer la nécessité de décisions alternatives, il ne fait que déterminer un espace concret de possibilités de décisions alternatives, mais aussi : la priorité causale du développement économique en particulier sur les idéologies, les impasses du développement capitaliste et la nécessité du socialisme et du communisme.

Les actes de la pensée sont des moments indispensables dans le processus de développement de l’être social. L’activité humaine, spirituelle et matérielle, est une conséquence extensive et intensive de l’adaptation active de l’homme au développement de l’être social, de sa généricité.

La genèse de la pensée à partir de la genèse de l’homme comme être vivant spécifique, à partir de la genèse de la société comme fondement et conséquence particuliers de la nature générique de l’homme, n’est comprise ni par l’idéalisme ni par le matérialisme.

L’idéalisme philosophique considère que la dimension de l’esprit existe incréée et sans genèse, et même il va jusqu’à dire que l’esprit crée l’être matériel que ce soit en dégradant cet être matériel au rang d’une intuition ou d’une représentation, ou en élevant cet être matériel au concept, même s’il en résulte qu’il pose par là-même un être matériel inconnaissable donc objectivement insignifiant.

Le matérialisme réduit l’esprit dans le meilleur des cas à un simple produit de l’être, une sorte d’épiphénomène des mouvements de la matière.

Marx lutte contre les répercussions idéalistes de Hegel et les différentes tendances idéalistes de la pensée bourgeoise, joue occasionnellement la dialectique de Hegel contre la pensée idéaliste mécaniste métaphysique, tout en essayant de mettre à disposition des masses ces connaissances : il n’y a pas de différence dans sa méthode de pensée mais seulement dans la façon de s’exprimer, jusqu’à ce que des moments déterminés de la théorie universelle de l’histoire trouvent une expression apte à agir sur les masses : ainsi la priorité causale du développement économique dans la société, sa primauté ontologique sur toutes les idéologies, les impasses manifestées par des crises du développement du capitalisme, la nécessité du socialisme et du communisme pour supplanter le capitalisme. Marx ne fait que des concessions extérieures aux tendances inévitables à la simplification.

Il n’y a pas de rapport direct entre la conscience, la pensée, la connaissance, et la nature. Les processus objectifs qui se déroulent dans la nature n’ont, dans leur être, aucun rapport avec un quelconque type de conscience. La connaissance des objets et des processus naturels n’est apparue que suite à l’échange organique de la société avec la nature. L’exigence de l’exactitude objective de cette connaissance est donc un postulat crucial de l’efficacité des positions téléologiques qui apparaissent au cours de cet échange organique. Cette exigence ne peut être satisfaite que dans la mesure où le niveau économique et idéologique de l’étape de l’évolution de l’être social dans laquelle l’échange organique concret a lieu le permet.

Quand un rocher roule en bas d’une montagne, la causalité provient de l’interaction plus ou moins immédiate entre des objets et des processus purement matériels dont les déterminations générales prescrivent des conséquences définies par des lois, mais quand, à la suite d’une crise, quelqu’un vend ses titres, l’être social ne fait qu’imposer la nécessité de décisions alternatives : celui qui vend ses titres peut prendre une décision erronée et ainsi aller à sa perte. La détermination par l’être social est donc toujours simplement la détermination d’une décision alternative, d’un espace concret des possibilités des décisions alternatives.

Construire abstraitement un problème de priorité de la pensée ou l’être, c’est passer à côté de la véritable question parce que la mise en œuvre de la pensée présuppose l’être social, parce que la pensée est une composante des processus dans lesquels l’activité humaine apparaît et se développe dans l’être social et, dans ce cadre, la pensée est déterminée par l’être.

La capacité de la pensée augmente constamment dans l’approximation et dans la liberté.

La pensée est l’organe de préparation des positions téléologiques : elle acquiert des fonctions de plus en plus universelles dans toutes les activités, autrement dit sa capacité d’agir s’élargit et s’approfondit.

Toute connaissance est relativement exacte c’est-à-dire est une approximation, étant donné le nombre infini de déterminations des objectivités et de leurs interactions.

La qualité de cette approximation dépend, quant aux instruments intellectuels et matériels qu’elle utilise, de l’état du développement social.

L’appréhension intellectuelle des constellations objectives prend immédiatement très souvent un caractère absolu, caractère absolu qui, dans un deuxième temps, peut être dépassé comme relatif.

Ces appréhensions intellectuelles, ces prises de conscience toujours approximatives constituent donc, par leur caractère approximatif et non absolu, un espace de liberté à l’origine des nouvelles décisions alternatives portant sur les positions téléologiques déjà prises.

Le « problème » de la capacité de la pensée à saisir adéquatement l’être réel (problème plus concret que celui de la priorité de la pensée ou de l’être) est également un faux problème.

L’échange organique de la société et de nature est la condition ontologique, réelle de l’être social comme processus, un processus qui se réalise aussi dans l’immédiateté ontologique comme une reproduction réelle des hommes réels dans leur activité, et précisément sous la forme d’une adaptation active à l’être de leur propre environnement, et la pensée est à l’origine l’organe de préparation des positions téléologiques qui seules permettent à cette adaptation de se réaliser.

Au cours du processus de socialisation dans la vie commune des hommes, la pensée acquiert des fonctions de plus en plus universelles dans toutes les activités : l’adaptation active à l’environnement produit un énorme élargissement extensif et intensif de la capacité d’agir de cette pensée. La ligne générale de maîtrise de la réalité par les hommes repose sur la reproduction intellectuelle relativement exacte de cette réalité (la connaissance après coup des notions scientifiques qui visent à une telle exactitude, malgré la relativité de leurs résultats, confirme la réalité de la capacité de la pensée à reproduire l’être).

Il est vrai que chaque objectivité contient un nombre infini de déterminations et que les interactions de ces objectivités sont en nombre infini, si bien que toute connaissance n’est qu’une approximation plus ou moins précise de son objet.

Et les instruments intellectuels et matériels de cette approximation sont déterminés par les possibilités objectives de la socialité.

A partir des constellations objectives du développement objectif (constellations à partir desquelles les questions comme les réponses se font, constellations qui produisent le fondement ontologique de chaque individu) les relativités de la connaissance acquièrent immédiatement trop souvent un caractère absolu qui, selon le développement objectif, peut être dépassé comme relatif ou fixé comme absolu.

Les prises de conscience déterminées par un état tendanciel de l’être social représentent un espace de liberté pour la naissance de nouvelles décisions alternatives portant sur les positions téléologiques accomplies par les hommes.

Le marxisme est la science spécialisée de l’économie, comme base matérielle « déterminant » toute dimension spirituelle.

La variante vulgaire du marxisme fait de l’objectivité des processus économiques une seconde nature (à côté de la nature c’est-à-dire de l’ensemble de l’être inorganique et de l’être organique) avec des lois matérielles équivalentes aux lois matérielles de la nature, et souvent aux lois matérielles de la nature inorganique : l’économie est la « physique » de l’être social.

Le marxisme est la science de cette seconde nature, la science de l’économie, une science plus élevée que la science de la nature, et par conséquent une discipline spécialisée.

La pensée est « déterminée » par la base matérielle, la dimension spirituelle est le produit mécanique des forces matérielles de l’économie.

Le matérialisme vulgaire ou le marxisme orthodoxe fait de l’objectivité des processus économiques une seconde nature : l’économie représente dans la société l’équivalent des lois matérielles de la nature inorganique. Toute dimension spirituelle est le produit mécanique des forces matérielles de l’économie. La pensée est « déterminée » par la base matérielle. Le marxisme est une science de la nature, une science d’un ordre plus élevé que la science de la nature, et donc une discipline scientifique spécialisée. L’économie est réduite à une « physique » de l’être social.

Le remplacement du marxisme par une philosophie idéaliste quelconque.

Puisque le marxisme est une science spécialisée, celle de l’économie, il faut trouver une philosophie qui fonde cette économie.

L’aboutissement : le marxisme comme science spécialisée vieillissante doit être remplacée par la science économique moderne.

Pour la variante idéaliste de cette attitude, il est évident qu’il faut remplacer le contexte total, désormais manquant, par une philosophie, qu’il faut chercher comme fondement de l’économie dégradée au rang d’une science particulière « exacte » un succédané philosophique au marxisme, un marxisme qui du coup disparaît complètement de la pensée « socialiste ». La dernière étape : on remplace cette science économique spécialisée vieillissante et même désuète par une autre science plus actuelle.

L’abstraction où les processus matériels « déterminent » mécaniquement les processus idéels, où la base économique, qui met en mouvement la superstructure, est considérée comme ayant une valeur supérieure.

C’est une abstraction formaliste grossière sur le plan de la connaissance que de vouloir séparer dans l’être social, avec une précision mécanique, les processus matériels des processus « purs » de la pensée, de vouloir séparer la base économique « matérielle » et la superstructure « idéale » qui en serait dérivée de manière déterministe.

Dans l’être social, chaque étant apparaît à cause d’une position téléologique dont les fondements sont nécessairement de nature idéelle. Ces fondements de nature idéelle ne deviennent des éléments de l’être que s’ils déclenchent des processus sociaux matériels réels.

En économie, la catégorie du prix n’a pas une forme corporelle réelle et tangible, elle est une forme idéelle, une représentation, et pourtant elle est une réalité économique : le caractère matériel compact et homogène de la sphère économique est un mythe.

Les éléments de la superstructure comme le droit ou l’État non seulement suscitent des processus matériels mais jouent un rôle décisif dans le développement de l’être social : c’est le droit et la force militaire de l’État qui forcent à exécuter les positions téléologiques socialement nécessaires, et la force, comme élément de la superstructure, est un moment économique crucial dans la détermination du salaire.

Si on peut considérer l’économie comme une base qui met en mouvement l’être social, elle n’en a pas pour autant une valeur supérieure à la superstructure qu’elle met en mouvement.

Dans la variante matérialiste de cette attitude marxiste, le caractère purement matériel de l’économie est dans une opposition comprise comme détermination absolue, relevant d’une loi de la nature, avec la superstructure idéale. Il s’agit d’une opposition en termes d’exclusion réciproque entre économie matérielle et superstructure idéale qui est ontologiquement insoutenable : l’être social a bien entendu une base matérielle (sinon il ne pourrait pas être considéré comme un être), mais, pour ce qui concerne l’être naturel, l’être a un caractère intégralement matériel et est en lui-même sa propre base.

Pour ce qui concerne l’être social, chaque étant apparaît à cause d’une position téléologique dont les fondements sont nécessairement de nature idéelle. Ces fondements de nature idéelle ne deviennent des éléments de l’être que s’ils déclenchent directement ou indirectement des processus sociaux matériels réels, mais cela ne supprime pas leur caractère idéel.

Par conséquent, en particulier, le moment économique n’est pas purement matériel au sens de la physique ou de la chimie. Les modes d’existence purement économique ne présentent pas une constitution matérielle homogène. La catégorie économique du prix est différente d’une forme corporelle réelle et tangible, elle est une forme seulement idéelle, une représentation. Le caractère matériel compact et homogène de la sphère économique de l’être social est un mythe du matérialisme vulgaire, et il en va de même de l’idéalité pure de la superstructure.

Dans le développement de l’être social dans sa réalité matérielle, les manifestations de la superstructure comme le droit et l’État, manifestations destinées elles aussi à susciter immédiatement des processus matériels, jouent un rôle décisif. Il n’y a du droit que quand la force militaire force les gens à exécuter les positions téléologiques socialement nécessaires : il n’y a pas de séparation entre l’économie, comme base matérielle, et la force, comme élément de la superstructure. Autre exemple : la force est un moment économique crucial dans la détermination du salaire.

La dérivation mécanique de toute la réalité idéologique et sa subordination mécanique à une économie rigidifiée en physique sociale a une origine religieuse. Les dieux étaient inventés par analogie avec la position téléologique du travail : en tant que créateurs de la réalité, les dieux devaient également avoir une supériorité axiologique par rapport à leurs produits. De même l’économie est le créateur de la superstructure et de plus grande valeur qu’elle. Il n’y a pas de valeur supérieure de la base qui déclenche la transformation sur ce qu’elle a mis en mouvement.

C’est une abstraction formaliste grossière sur le plan de la connaissance que de vouloir séparer dans l’être social, avec une précision mécanique, les processus matériels des processus « purs » de la pensée. Plus la société se socialise, plus les deux processus, dans la production matérielle, sont indissolublement imbriqués.

Une systématisation paralysante, une sophistique abstraite, la négation de la marge de liberté et l’arbitraire dans l’application des principes généraux.

Avec Staline l’historicité, l’objectivité et la compréhensibilité ne concernent que des aspects isolés de l’être, l’essentiel et le préalable dans la détermination de ces aspects étant qu’ils sont des applications de catégories et de principes généraux universels, suprahistoriques, précis, rigides et incontestables de la théorie générale, abstraite et codifiée du matérialisme dialectique, application qui se fait de la même manière dans tous les types d’être. Il s’agit d’une abstraction qui ignore la dimension processuelle et qui est inutilisable dans la pratique.

On a une sophistique historico-sociale abstraite, une systématisation paralysante : il faut revenir à la médiation de l’analyse concrète de la situation concrète dans l’application des principes généraux : il y a un espace de liberté dans lequel transforme son objet.

Des processus hétérogènes sont homogénéisés en termes logiques à une détermination conceptuelle abstraite. Ces processus hétérogènes perdent donc leur aspect de moments concrets de processus historiques concrets. Les changements dans la praxis n’apparaissent plus.

Avec Staline la décision tactique du dirigeant, utilisant des catégories construites abstraitement et une théorie marxienne universalisée en un système de dogmes rigides, est absolutisée, ayant quant à son contenu un caractère volontariste abstrait complètement arbitraire.

Le matérialisme dialectique serait au plan philosophique une théorie fondamentale, universelle. Son application aux problèmes de la société serait le matérialisme historique.

Il s’agit ici d’une science philosophique des catégories, science générale et abstraite, qui s’appliquerait pour chaque type d’être de la même manière.

De plus cette conception fait du moment de l’historicité un simple problème isolé de l’être qui ne pourrait atteindre son objectivité et donc sa formulation par la pensée que par l’application des principes généraux suprahistoriques du matérialisme dialectique à ce secteur particulier.

Il s’agit d’une codification de l’essence du matérialisme dialectique qui se présente sous forme de principes précis, incontestables, fixant une fois pour toutes des déterminations univoques pour les catégories, ce qui ramène aux déterminations bourgeoises rigides et abstraites et donc inutilisables dans la pratique. Cette abstraction gnoséologique qui ignore la dimension processuelle s’oppose à la concrétude historique d’une ontologie authentique.

Dans la détermination concrète des catégories la processualité historique concrète s’oppose à l’universalité abstraite.

Kant croit que, à partir d’un dépôt d’argent, il est impossible de se l’approprier car si on généralisait ces appropriations il n’y aurait plus de dépôt d’argent. Des processus hétérogènes du point de vue de la praxis sociale sont subordonnés, comme conséquences homogénéisées en termes logiques, à une détermination conceptuelle abstraite : ces processus hétérogènes perdent leur essence réelle de moments concrets d’un processus historique concret et donc aussi le caractère de moments de la praxis sociale exposés au changement.

C’est ainsi que des abstractions deviennent l’instrument d’une sophistique historico-sociale abstraite, d’une systématisation paralysante. Il faut revenir à l’analyse concrète de la situation concrète comme médiation indispensable de l’applicabilité de principes généraux, comme indication de cet espace de liberté dans lequel cette application, avec la transformation de cet espace pratique, doit dans une certaine mesure transformer historiquement son objet.

Dans la pratique stalinienne la décision tactique de la plus haute instance compétente trouve une absolutisation dogmatique.

Alors que les catégories sont historiques selon leur essence ontologique, Staline détermine abstraitement les catégories et en fait un instrument théorique au service de la méthode stalinienne.

La théorie marxienne est ainsi universalisée en un système de dogmes intellectuels, et elle acquiert de surcroît – en conservant sa rigidité dogmatique abstraite – un caractère entièrement arbitraire, abstraitement volontariste (Staline assimile au plan théorique la guerre contre Hitler avec la première guerre mondiale, imposant à ses alliés une tactique inadaptée).

Les catégories sont des déterminations universelles objectives de tout étant.

L’être est objectivité (l’objectivité n’est pas imprimée dans l’être par une force extérieure, l’objectivité ne peut être déduite).

Les caractéristiques générales, universelles, essentielles, permanentes des objets sont des déterminations objectives de l’être, des déterminations qui existent indépendamment de la conscience pensante.

Autrement dit ces catégories sont des moments universels des complexes d’objectivités.

Autrement dit encore ces catégories sont les moments universels de tout étant, des moments indissociables de l’être.

Cette dimension d’être des catégories permet la compréhension directe des catégories concrètes : les catégories sont des déterminations qui procèdent ontologiquement de façon immédiate de l’objectivité de tout étant.

L’être est synonyme d’objectivité : il n’y a pas une force spirituelle ou matérielle qui aurait imprimé de l’extérieur une objectivité sur un être en soi informe, un être chaotique.

« Catégorie » signifie affirmation, formulation verbale idéelle de ce qui dans le monde existant est permanent et essentiel, de ce qui constitue en raison de cette essentialité ses déterminations permanentes, durables si bien qu’on a l’impression que c’est la pensée qui s’affirme face à la réalité et lui imprime cette essentialité, alors qu’au contraire ces caractéristiques générales, universelles des objets sont des déterminations objectives de l’être, existant indépendamment de la conscience pensante, autrement dit les moments universels des complexes d’objectivités, des moments universels qui sont les moments, indissociables de l’être, de tout étant.

Cette dimension d’être des catégories permet la compréhension directe des catégories concrètes, déterminées. Ainsi l’universalité, la singularité, la particularité, le genre, l’exemplaire sont des déterminations qui procèdent ontologiquement de façon immédiate de l’objectivité de tout étant, une objectivité impossible à déduire.

L’historicité est une catégorie universelle et objective de tout être.

L’historicité est une catégorie concrète de tout être.

La reconnaissance de l’irréversibilité des processus met du temps à s’imposer.

L’histoire est le principe fondamental de chaque être. L’être comme processus permanent irréversible est désormais admis : c’est l’historicité générale de l’être dans sa totalité. L’irréversibilité est la caractéristique la plus essentielle des processus dans lesquels l’être s’exprime, en se conservant et en se déployant comme complexe de processus.

Il suffit de partir d’une des expériences les plus élémentaires de la vie quotidienne : ce qui est arrivé est arrivé et on ne peut faire en sorte que cela ne soit pas arrivé. Il reste un long chemin à parcourir avant d’arriver à la connaissance de l’irréversibilité des processus ontologiques objectifs par la connaissance après coup. Pendant longtemps l’être naturel d’avant la géologie est conçu comme statique dans son intégralité, comme éternellement égal à lui-même en sa totalité. Dans le monde biologique d’avant Darwin, l’irréversibilité est établie quant à la reproduction des exemplaires singuliers, mais l’être générique est conçu comme stable. Dans l’être social, on parle de fin de l’histoire, de besoins éternels.

La science doit être confrontée à l’être lui-même.

La critique de la science et de la raison technologique permet d’empêcher de nombreuses décisions pratiques erronées.

L’homogénéisation abstraite des quantums (qui sont des déterminations ontologiques, des catégories) en quantifications exclut les déterminations qualitatives et les processus causaux de l’être, ce qui conduit à une possibilité illimitée d’extrapolation pouvant conduire à une méconnaissance des processus ontologiques concrets.

La critique de la science ne peut être posée et résolue que par la confrontation avec l’être lui-même.

Ce n’est pas la technique insuffisante qui détermine l’esclavage mais l’esclavage qui détermine une technique insuffisante.

Avec tous les slogans pompeux sur le statut critique et désidéologisé de la science, on ne voit pas et on ne critique pas, dans la longue histoire des manipulations magiques puis néopositivistes, que cette science est totalement soumise aux pouvoirs économiques et politiques dominants.

La critique des instruments de connaissance ne peut être posée et résolue que par la confrontation avec l’être lui-même.

La quantification qui résulte de l’homogénéisation abstraite des quantums comme déterminations ontologiques exclut de sa méthode aussi bien les déterminations qualitatives que les processus causaux de l’être, ce qui conduit dans cette sphère de la pensée à une possibilité illimitée d’extrapolation qui, si on l’applique de manière générale et non critique, peut conduire à une méconnaissance totale des processus ontologiques concrets.

Une critique de la raison technologique empêcherait de nombreuses décisions pratiques erronées. Ainsi ce n’est pas le développement incomplet de la technique qui rend possible l’esclavage mais au contraire c’est l’esclavage comme forme dominante du travail qui rend impossible une rationalisation du processus de travail et – comme conséquence indirecte – l’apparition d’une technique rationnelle.

Les catégories ont comme l’être un caractère historique, et les catégories de l’être social (la connaissance, la praxis, et l’homme comme être pensant qui agit) sont toutes le résultat de positions téléologiques conscientes.

Les catégories de l’être social (par exemple la connaissance ou la praxis qui sont deux catégories de l’être social inséparables) d’une part naissent des catégories des stades d’évolution de l’être précédents, tout aussi objectivement, ontologiquement, matériellement que les catégories des stades antérieurs, et d’autre part sont toutes des résultats d’actes de positions téléologiques conscientes.

Comme les positions téléologiques fondent l’universalité, objectivement, dans les objets et leurs processus, les processus causaux ont le caractère de l’universalité.

Apparaît dans l’être social d’autre part la figure centrale d’un être agissant qui pense ou d’un être pensant qui agit ou d’un être qui transforme les conditions en se transformant, d’un être qui répond.

Les catégories, dans leur mode d’être et d’action, se conservent et se transforment en même temps objectivement : en effet comme l’être a un caractère processuel irréversible, ses déterminations les plus essentielles participent à ces processus irréversibles sous forme de transformations, si bien que le caractère historique de l’être entier, en réalisant son propre être, détermine en même temps le caractère historique des catégories.

Il y a donc une corrélation entre l’évolution de l’être et l’évolution des catégories, entre le caractère historique de l’être et le caractère historique des catégories.

Le fait de définir l’homme comme un être qui répond l’intègre dans le mode d’être et d’action des catégories.

La connaissance et la praxis sont inséparables. La praxis est le présupposé ontologique de toute attitude cognitive authentique, efficace.

La praxis est un moment important non seulement de l’être social en général mais aussi de son autodéploiement interne et externe, du processus ininterrompu d’une socialisation toujours plus pure et résolue, animée de plus en plus par des forces spécifiquement sociales.

Les nouvelles catégories dans lesquels s’exprime l’être social naissent d’une part, des catégories des stades d’évolution précédents de l’être (tout aussi objectivement, ontologiquement, matériellement que les catégories des stades antérieurs) mais sont d’autre part sans exception aucune des résultats d’actes de positions téléologiques conscientes. Nous avons ainsi une unification ayant une double physionomie, objective et subjective, physionomie double qui se manifeste dans les objets comme dans leur processualité objectivement et subjectivement.

Objectivement, dans les objets comme dans leur processualité, dans la mesure où les positions téléologiques fondent l’universalité, les processus causaux ne peuvent avoir que le caractère de l’universalité.

Subjectivement, dans les objets comme dans leur processualité, apparaît dans l’être social cette figure centrale d’un être agissant qui pense ou d’un être pensant qui agit, la transformation des conditions et l’activité humaine ou l’autotransformation de l’homme coïncidant (l’homme est un être qui répond, il se transforme en transformant les objets).

La notion que l’homme est un être qui répond intègre du coup l’homme organiquement, à ce stade du développement ontologique, dans le mode d’être et d’action des catégories, des catégories qui se conservent et se transforment en même temps, des catégories qui existent objectivement, indépendamment de toute conscience, comme moments généraux de déterminations d’objectivités existantes.

Si l’être a un caractère processuel irréversible, ses déterminations les plus essentielles participent à ces processus irréversibles sous forme de transformations. Le caractère historique de l’être entier, en réalisant son propre être, détermine également ou détermine dans le même temps le caractère historique des catégories.

L’universalité de l’histoire s’exprime comme historicité universelle des catégories.

Comme l’historicité de l’être s’exprime par l’historicité des catégories, la structure plus ou moins complexe des différentes formes d’être s’exprime dans la structure plus ou moins complexe des catégories.

Comme la structure de l’être se complexifie historiquement, l’universalité de l’histoire se présente comme historicité universelle des catégories.

Cette corrélation générale détermine de la même manière chaque forme de l’être, excepté que la structure plus simple ou plus complexe des différentes formes d’être s’exprime dans la simplicité ou la complexité relatives de leurs catégories : l’universalité de l’histoire se présente également comme historicité universelle des catégories.

La connaissance des catégories peut seule servir de fondement à la praxis et à la théorie.

Les catégories ne peuvent se concrétiser dans des énoncés langagiers que dans l’être social.

Les positions téléologiques reposent sur la connaissance des catégories : la connaissance des catégories influence de manière décisive le déroulement des processus quand la position téléologique, en tant qu’activité d’un être qui répond, saisit correctement, selon leur être, les moments des processus existants sur lesquels cet être qui répond chercher à agir.

Comme chaque position téléologique est concrète c’est-à-dire vise à utiliser un contexte concret singulier en vue d’une finalité concrète et singulière et que les théories naissent sur ce terrain, ces théories mêmes fausses peuvent permettent de comprendre de manière approximativement correcte des moments singuliers de ce terrain (l’absence de théorie c’est-à-dire l’accumulation d’expériences peuvent permettre aux positions téléologiques d’obtenir des résultats valables).

Comme le seul critère de l’exactitude de la pensée est sa concordance avec les déterminations de l’objectivité, seule la connaissance des catégories, comme seule connaissance réelle, véritable, peut servir de fondement à la praxis et à la théorie (une théorie fausse peut donner des pratiques justes, une théorie juste peut donner des pratiques fausses, et une théorie juste exige une connaissance ontologique).

Le fait que les catégories ne puissent se concrétiser dans des énoncés qu’au stade de l’être social tandis que dans la nature les catégories ne fonctionnent qu’en tant que déterminations de configurations aveuglément causales, n’implique aucune différence substantielle sur le plan ontologique.

Certes les positions téléologiques qui en dernière analyse reposent sur la connaissance des catégories influencent souvent de manière décisive les déroulements des processus, mais cela n’arrive que lorsque et dans la mesure où la position téléologique, en tant qu’activité d’un être qui répond, est capable de saisir correctement, selon leur être, les moments des processus existants sur lesquels cet être qui répond cherche à agir. Il ne s’agit donc pas simplement de l’application de connaissances correctes du point de vue gnoséologique, logique, aux objets de l’activité.

Une théorie appliquée en soi fausse peut permettre d’obtenir des résultats justes : chaque position téléologique est concrète c’est-à-dire vise à utiliser un contexte singulier, concrètement déterminé, en vue d’une finalité singulière et concrète, et comme les théories naissent aussi et prennent effet sur le terrain de telles expériences, même si elles sont substantiellement fausses, elles peuvent permettre de comprendre de manière approximativement correcte des moments singuliers du complexe en cause, et il y a d’ailleurs de nombreux exemples où, en l’absence de toute théorie, par la simple accumulation des expériences, les positions téléologiques obtiennent des résultats valables.

Pour pouvoir évaluer correctement le rapport de l’homme avec la réalité, le caractère de sa compréhension des déterminations ontologiques c’est-à-dire des catégories, il n’y a qu’un critère de l’exactitude de la pensée : la concordance avec les déterminations de l’objectivité telle qu’elles existent et s’affirment dans l’être même, indépendamment de la question de savoir si, et dans quelle mesure, nous sommes capables de les comprendre correctement.

En ce sens la connaissance des catégories est une connaissance réelle, véritable, et ce n’est que dans son historicité générale, embrassant tout, que cette connaissance des catégories peut servir de fondement à la praxis et à la théorie.

La connaissance après coup (impliquant la reconnaissance de la priorité de l’être sur la théorie) du grand processus unitaire de l’histoire de l’être.

Les déterminations générales de l’être sont dans une coopération dynamique qui produit un processus unitaire créant les conditions d’une histoire effective du genre humain.

L’histoire considérée comme processus réel permet d’identifier les processus naturels qui, selon un processus ramifié objectif et irréversible, ont créé des conditions de la naissance de l’être social.

Plus généralement l’histoire est l’histoire de processus de l’être se déroulant selon leurs propres lois, processus qui peuvent donner naissance à certains moments de l’évolution à des formes d’être plus complexes.

La connaissance de l’être ne peut être qu’une connaissance après coup, reconnaissant la priorité de l’être sur la théorie, essayant de reproduire dans la pensée avec la plus grande exactitude et la plus grande généralisation les processus réels.

Les déterminations générales les plus importantes de l’être dans leur coopération dynamique produisent un processus unitaire qui créé les conditions du dépassement par l’humanité des limitations de sa préhistoire pour que puisse commencer son histoire effective.

L’histoire comme processus réel doit être la perspective permettant de considérer les processus naturels qui ont précédé l’apparition de l’être social, processus naturels qui ont créé les conditions de la naissance de l’être social, processus dont le déroulement historique, y compris tous les hasards qui y ont joué un rôle, était indispensable à la naissance de l’être social.

Dans la nature, un processus ramifié objectif et irréversible rend possible un être naturel organique sans lequel un être social n’aurait jamais pu se former (il n’y a pas une théorie dialectique universelle se spécifiant dans notre histoire).

Il s’agit de processus de l’être se déroulant selon leurs propres lois, processus qui, à certains points de l’évolution, peuvent donner naissance à des formes d’être plus complexes (il n’y a pas un système de catégories universelles et abstraites duquel on déduit les formes d’être diverses et qu’on applique pour les comprendre à des domaines spéciaux).

Ces processus, même dans leurs déterminations les plus générales, sont avant tout des formes de l’être : ces formes de l’être sont toutes déjà présentes de fait comme modes d’être dans les différents développements de l’être.

Toute connaissance de l’être a un caractère après coup, a posteriori.

Toute connaissance de l’être n’exprime rien d’autre que la tentative de reproduire dans la pensée avec la plus grande exactitude et la plus grande généralisation possible des processus réels selon leur déroulement réel.

La reconnaissance inconditionnelle de la priorité de l’être par rapport aux théories peut conduire à la compréhension de tendances essentielles, fondamentales, des divers grands processus de l’être.

Les tendances de l’être agissent avant que nous puissions les connaître.

Les tendances générales de l’être ne résultent que de l’être lui-même.

Les processus individuels manifestent ainsi leur caractère purement causal, non prédéterminé, éloigné de toute téléologie, par des mouvements irréguliers et des hasards.

Cette priorité de l’être, de l’objectivité, s’exprime dans le fait que les catégories ont des effets avant d’être identifiées par une quelconque connaissance (même une fausse conscience), dans le fait que la connaissance après coup peut constater correctement des processus avant de réussir à comprendre leur fondement causal.

Il faut souvent se contenter de constater des tendances à travers leurs relations et les orientations de leur évolution sans pouvoir exposer la causalité à leur origine.

Les processus de l’être réalisent des tendances générales qui résultent de leur propre dynamique.

Le caractère non prédéterminé, purement causal, éloigné de toute téléologie, des processus individuels dans leurs relations aux processus d’ensemble apparaissent dans les mouvements irréguliers et les hasards de ces processus individuels.

Cette priorité de l’être s’exprime aussi dans le fait qu’une connaissance après coup, qui observe soigneusement l’être, est souvent capable de constater correctement des processus essentiels avant de réussir à comprendre leur fondement causal ultime : les catégories ont des effets actuels bien avant d’être identifiées par une quelconque connaissance.

Les catégories en tant que déterminations, en tant que mouvements et tendances de l’être, peuvent à des étapes plus évoluées susciter des adaptations réussies même lorsque, en raison de la nature ontologique du groupe de phénomènes concernés, il n’existe encore aucun fondement dans l’être même pour une fausse conscience.

Même au stade d’évolution actuel, relativement avancé, de la connaissance, nous devons nous contenter de constater après coup la nature et les effets des tendances significatives, en en analysant leurs relations, les orientations de leur évolution, et ainsi permettre de les comprendre en tant que tendances, alors que nous ne pouvons pas exposer la causalité réelle à leur origine.

La connaissance de soi n’est possible qu’après coup sur ses propres actions.

La liberté de chaque homme semble grande dans la production de ses idées (tant qu’il n’a pas l’intention d’agir).

Dès que l’homme agit, sa personnalité s’avère une forme d’objectivité fort complexe et dont seules des expériences de la praxis peuvent rendre compte, et encore difficilement, à tel point que certains opposent un refus sceptique à toute connaissance de soi théorique.

Cette apparente limitation de notre pensée à la compréhension correcte de ce qui existe indépendamment d’elle ne s’applique pas seulement aux rapports objectifs présents dans la nature et dans la société : dans la connaissance de soi de chaque homme, dans son introspection, tant que cet homme n’a pas l’intention d’agir, il est libre de penser de lui-même ce que sa conscience, spontanée ou orientée, lui propose, mais dès qu’il veut traduire en actes l’idée ainsi acquise, sa personnalité s’avère une forme d’objectivité fort complexe et dont seules des expériences de la praxis peuvent réellement rendre compte.

L’individu peut réagir par exemple à une nourriture excessive indépendamment de toute conscience.

De fausses tendances, impossibles à développer, se manifestent (par exemple le penchant momentané, soutenu par une forte conviction personnelle, pour la carrière de peintre ne peut se réaliser du fait d’insuffisances personnelles).

De nombreux individus ne sont pas en mesure de développer leur personnalité en soi jusqu’à un être pour soi, passant la totalité de leur existence dans l’ignorance de ce qu’ils sont réellement et par conséquent de la manière dont ils devraient en conséquence mener leur vie, à tel point que Goethe, qui vivait sa vie en pleine conscience, opposait un refus sceptique à une connaissance de soi théorique, considérant que la pratique était la seule voie permettant de parvenir à un certain degré de connaissance de soi-même.

Dans la nature organique, la croissance de l’autonomie des organismes par rapport à l’environnement se manifeste par de nouvelles catégories.

Les processus de la nature organique sont composés de processus individuels relativement autonomes, naissant et disparaissant, avec l’opposition processuelle fondamentale de l’organisme qui se reproduit et de son environnement.

Quand les processus singuliers de reproduction sont attachés à un lieu, les influences physico-chimiques de l’environnement sont élaborées biologiquement par l’organisme.

Quand le processus de reproduction des organismes n’est plus fixé rigoureusement et mécaniquement à un lieu, les processus physico-chimiques de l’environnement deviennent des sensations, ce qui constitue un autre mode d’adaptation passive..

Après coup, on constate une domination interne croissante des nouvelles catégories de la vue, de l’ouïe, de l’odorat et du goût qui deviennent des catégories toujours plus universelles dans ce stade d’évolution de l’être organique.

Dans l’être organique nous ne constatons qu’après coup des processus isolés importants dans leur irréversibilité. Les processus de la nature organique, où les individus se reproduisent et aussi par là même leur espèce, sont composés de processus individuels, naissant et disparaissant, et relativement autonomes : la nature organique produit l’opposition processuelle de l’organisme et de son environnement comme mode de processus de l’être fondamental.

Mais ce mouvement de rapports ontologiques entre la singularité qui se reproduit et son environnement est soumis à une importante évolution. Tant que ces processus singuliers de reproduction se produisent uniquement dans des processus singuliers attachés à un lieu, les influences de l’environnement sont directes : des processus physico-chimiques sont élaborés biologiquement par l’organisme selon ce mode d’adaptation.

Une fois que le processus de reproduction des organismes a cessé d’être fixé rigoureusement et mécaniquement à un lieu, apparaissent des transformations jusqu’ici inconnues dans les processus naturels, les transformations de processus physico-chimiques en sensations, grâce auxquelles les organismes, désormais indépendants d’un lieu dans leur existence individuelle, sont en mesure d’accomplir leur processus d’adaptation à leur environnement.

Après coup, on peut constater la tendance de l’évolution où la sphère ontologique de l’être organique évolue dans le sens d’une domination interne croissante des catégories ontologiquement enracinées dans leur propre mode d’être, les catégories de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, du goût, qui sont des modes de réaction toujours plus universels et qui n’étaient absolument pas présents comme déterminations ontologiques dans la structure catégorielle du monde de l’être inorganique.

Les nouvelles catégories dans l’être social : le travail, la valeur, le devoir-être, etc.

Les tendances dans l’être social : croissance de la productivité, recul des barrières naturelles, l’intégration des groupes avec en particulier sur le plan économique le marché mondial, sentiment communautaire conscient de son appartenance et déterminant la conduite de vie.

Dans l’être social apparaît la catégorie fondamentale du travail : le processus de travail dans sa préparation comme dans ses résultats détermine les autres catégories spécifiques de l’être social, et en particulier l’activité elle-même comme la nécessité de sa préparation permanente dans la conscience introduisent la régulation de l’activité dans le processus de travail comme dans le produit du travail par la valeur et le devoir-être.

La première tendance est la croissance de la productivité du travail : même avec la croissance des besoins de consommation, le travail socialement nécessaire à la reproduction baisse.

La deuxième tendance est le recul des barrières naturelles : socialisation de la nutrition et du sexe, croissance de l’audition et de la musique, etc.

La troisième tendance est l’intégration des groupes sociaux.

La généricité n’est plus un être en soi (chaque exemplaire appartient en soi à un genre, le genre est la somme des exemplaires) : la généricité s’exprime sous la forme de sentiments communautaires conscients, chacun prenant conscience de son appartenance, une appartenance qui devient une détermination décisive de la conduite de vie de chacun.

Le marché mondial et le fondement économique d’une généricité unitaire de l’humanité, et s’il exacerbe les contrastes entre groupes, il est un moment ontologique important en raison des interactions réelles que ce marché génère et qui interviennent jusque dans la vie des individus.

Avec l’être social, l’adaptation passive à son propre environnement est absolument indispensable comme base de l’adaptation active. Dans l’adaptation active à l’environnement naissent des catégories entièrement nouvelles qui, à travers leur perfectionnement, leur déploiement, à travers leur domination constante dans les façons de vivre et de se reproduire spécifiquement sociales de l’être social, forment un mode d’être véritable, soumis de part en part à ses propres déterminations.

La catégorie fondamentale de ce nouveau mode d’être est le travail en tant que mode de position téléologique qui influence, guide des processus causaux.

Dans le processus de travail, dans sa préparation, dans ses résultats, etc., sont contenues en germe les catégories les plus importantes et les plus élevées de son existence ultérieure.

L’activité elle-même comme la nécessité de sa préparation permanente dans la conscience introduisent aussi bien la valeur que le devoir-être comme critère et régulateur interne de ces activités dans le processus de travail comme dans le produit du travail.

Ce processus intégralement causal de la prédominance de catégories spécifiquement sociales dans la structure dynamique et le mouvement processuel de l’être social s’exprime premièrement par la tendance à la croissance constante de la productivité du travail qui – même dans le cas d’une augmentation relativement importante des besoins de la consommation, il n’y a plus l’immuabilité biologique des besoins de reproduction et de leur satisfaction – fait baisser le travail socialement nécessaire à la reproduction, deuxièmement par la tendance au recul des barrières naturelles (les expressions vitales essentiellement et irrévocablement fondées sur la biologie comme la nutrition ou le sexe se socialisent, sans parler de la croissance extensive et intensive des activités et des besoins comme l’audition et la musique, dont le lien à la structure biologique des hommes est plus ou moins lâche et qui ne peuvent en aucune manière en être directement dérivés) et troisièmement la tendance à l’intégration des groupes sociaux et qui mène finalement au fait du genre unitaire.

Cette prééminence croissante de forme objective et de processus spécifiquement sociaux s’accompagne d’une généricité, qui dans la nature se présentait comme un être en soi (chaque exemplaire appartient en soi à un genre et ce genre est également la somme des exemplaires), et qui dorénavant se présente sous la forme d’un sentiment communautaire réel, devenue conscient, puisque non seulement chaque membre d’une telle communauté doit prendre conscience de cette appartenance, mais que cette appartenance doit devenir une détermination décisive de la conduite de sa vie.

Le marché mondial comme fondement économique d’une généricité unitaire de l’humanité exacerbe pour le moment les contrastes entre les groupes individuels, mais par là, en raison des interactions réelles qui interviennent jusque dans la vie des individus, il est un moment ontologique important dans l’être social actuel.

Il s’agit donc de processus au caractère purement causal. Les déterminations ontologiques, c’est-à-dire les catégories en tant que formes d’existence, et leurs interrelations ontologiques, imposent cette socialisation croissante de l’être social. La connaissance humaine peut – après coup – constater la réalité de ces tendances de l’évolution et en tirer des conclusions sur le caractère dynamique de l’être social, et cette connaissance peut elle-même et doit – encore après coup – constater que les nouvelles formes ontologiques purement sociales de la société qui naissent ainsi sont elles aussi des produits de ses propres activités humaines, sociales.

La praxis est indissociable de la conscience et son critère de vérité et d’efficacité.

La corrélation de la conscience et de la praxis, de l’image du monde et de la réalité objective, est un processus ou un moment essentiels du processus historique unitaire de l’être social.

La pensée concernant une chose n’est qu’un moment du processus global de pensée qui a son origine et son aboutissement dans la praxis, une praxis qui est le critère de la vérité et de l’efficacité de la pensée, et du fait que la pensée est de ce monde.

Dans la connaissance, isoler les questions de la pensée, les questions philosophiques, c’est traiter avec mépris la praxis, c’est la vulgariser.

Dans la connaissance, n’étudier de manière isolée et donc abstraite et artificielle que des détails particuliers de la praxis, c’est faire disparaître les moments essentiels de la relation entre la pensée et l’être en les réduisant à l’application immédiate et particulière de moyens déterminés particuliers de pensée à des domaines particuliers de l’être, la pensée et la science fonctionnant comme simples instruments de maîtrise des questions techniques du jour, l’être dans sa globalité étant écarté du domaine de la science comme non-scientifique.

Le lien indissoluble de la conscience avec la praxis sociale est un moment essentiel des processus objectifs sur l’action conjuguée desquels se construit l’être social. Cette corrélation indissoluble dans la genèse et l’action de l’être social est une des déterminations ontologiques objectives les plus importantes de l’être social. Les complexes que constituent la réalité objective et l’image du monde dans la pensée sont des moments ontologiquement inséparables d’un processus unitaire de l’être social, un processus historique dans son essence.

La prise de conscience de la réalité ne peut être saisie adéquatement comme le simple fait de penser « à propos » de quelque chose : ce « à propos » doit être plutôt considéré comme un moment certes indispensable mais seulement comme un moment du processus global de pensée, qui a nécessairement son origine et son aboutissement dans les activités sociales de l’homme. Cette situation ontologique de la pensée est le fondement réel aussi bien de l’efficacité de la pensée que de ses résultats. C’est dans la pratique que l’homme a à faire la preuve de la vérité c’est-à-dire de la réalité et de la puissance de sa pensée, la preuve que sa pensée est de ce monde.

L’attitude idéaliste abstraite de la morgue professorale isole les prétendues questions philosophiques ultimes et suprêmes de toute praxis, toujours considérée de façon vulgarisée et donc traitée avec mépris.

Dans le pragmatisme ou le technicisme le moment authentique de la praxis disparaît de la pensée puisque le processus d’ensemble est remplacé par des mouvements de détails considérés de façon isolée artificielle : les moments essentiels de la relation entre la pensée et l’être disparaissent, la relation entière est réduite à la possibilité de l’application immédiate de moyens cognitifs déterminés. La pensée et la science sont traitées comme simples instruments de maîtrise des questions techniques du jour : toute réflexion sur l’être effectif est écartée du domaine de la science comme « non-scientifique ».

L’histoire est composée des changements historiques des catégories.

L’histoire est l’histoire des changements catégoriels.

L’histoire est le processus universel, irréversible, dans lequel les catégories réalisent leurs processus individuels, processus individuels déterminés par le processus d’ensemble dans la simultanéité de la continuité et du changement.

Les catégories ne peuvent être rendues conscientes que dans la pensée d’un sujet, ce qui constitue un moment ontologique important de l’être social sans changer le caractère objectif du processus général de l’être et des processus des catégories.

L’homme qui se pense introspectivement lui-même ne peut accéder à la connaissance véritable de lui-même qu’en se considérant comme une catégorie, c’est-à-dire une détermination objective, la catégorie « homme », qui ne peut s’identifier qu’à travers sa praxis.

Le caractère ontologique des catégories n’est pas un obstacle pour la pensée. Si l’homme veut se connaître lui-même, il doit se limiter à l’être en soi de sa propre constitution catégorielle et à la mise à l’épreuve de cette constitution catégorielle à travers sa propre praxis : ce qu’il est réellement, véritablement, est pour lui-même donné comme être étant-en-soi et n’est jamais le produit des représentations et des idées qu’il a sur lui-même : il ne peut donc se connaître lui-même correctement que dans sa propre praxis (les passions ne prouvent rien pour ce qui concerne son propre être, ainsi la fausse tendance du désir de devenir peintre). La praxis est le seul organe de l’autoconnaissance.

Pour concrétiser l’importance au plan ontologique de l’historicité, il faut affirmer que l’histoire est l’histoire des changements catégoriels.

Certains pensent un système de catégories permettant à la réalité que ce système embrasse et détermine de pouvoir exister et d’être éventuellement susceptible d’être concernée par l’histoire.

En fait l’histoire constitue le processus universel, irréversible, dans le déroulement duquel les catégories ne peuvent réaliser leurs processus individuels, déterminés par le processus d’ensemble, que dans la simultanéité de la continuité et du changement.

Le fait que les catégories ne puissent être rendu conscientes que dans la pensée du sujet constitue un moment ontologique important de l’être social mais ne change rien au caractère objectif, existant en soi, du processus général et des catégories, catégories dans lesquelles les changements historiques des formes d’objectivité accèdent chaque fois à l’être à l’intérieur de ce processus général.

Le sens de la vie : Lukacs

Georges Lukacs : « Prolégomènes à l’ontologie de l’être social », traduction de Aymeric Monville et de Didier Renault, pages 77 à 131.

Il s’agit de répondre à la question : comment vivre ? Ou à la question : quel est le sens de la vie ?

L’homme n’est pas seulement un membre de la nature inorganique, ni seulement un membre de la nature organique : il est un membre de l’être social, et il l’est de plus en plus au fur et à mesure du développement de la socialité, les barrières naturelles reculant.

Le genre humain est donc très différent du genre dans la nature inorganique ou même du genre dans la nature organique.

La connaissance de l’essentiel du développement du genre humain, la connaissance du développement de la généricité humaine, permet à l’individu humain de devenir un participant actif de l’histoire de l’humanité.

Il s’agit pour cet individu actif de libérer par l’action individuelle et politique les tendances du développement du genre humain présentes de manière latente dans la société actuelle et déjà figurées dans l’action des hommes du passé et dans leur transcription artistique.

Grâce à cet effort de connaissance et à cette action de libération des tendances latentes (l’action de favoriser ces tendances est difficile et pas toujours réussie), l’homme se grandit, sort un peu plus de l’animalité, sa destinée coïncidant alors en quelque sorte avec la destinée du genre.

Il s’agit donc d’être très attentif aux tendances des réactions des hommes aux configurations sociales (et non construire des modèles de raison, des modèles utopiques, se conduire selon un idéal, ou prendre des modèles en dehors de l’être social, dans la nature, ou nier toute socialité de l’homme et s’enfermer dans un individualisme censé constituer le sens de la vie).

Remarque méthodologique : le genre n’est pas une abstraction intellectuelle mais une réalité.

L’individu et le genre sont deux processus réels, le genre n’existant que dans les individus : le genre n’est donc pas une abstraction. De même le singulier et l’universel sont des réalités.

Pour Feuerbach le genre humain est une abstraction construite par l’individu : il n’y a pour lui en réalité que l’individu.

Les trois types de généricité.

Dans le monde inorganique, un objet, par exemple un outil, peut perdre sa fonction sociale, alors que dans le monde biologique et le monde social la relation de l’individu au genre est irréversible, irrévocable.

Dans le monde biologique, l’organisme élémentaire se reproduit par interaction avec son environnement. Chaque individu a les mêmes déterminations de son genre.

L’organisme à mobilité autonome dans son environnement transforme en signes les actions de l’environnement, signes communs à tous les individus de l’espèce, signes communicables, signes indiquant les événements importants pour la reproduction individuelle.

Dans le monde social, le genre interagit avec l’individu humain par la médiation de la conscience individuelle.

La généricité humaine.

Dans l’être social, au fur et à mesure du développement des positions téléologiques du travail et de la praxis, la socialité se développe, les barrières naturelles reculent, le genre se complexifie, la subjectivité forme une unité avec l’objectivité, le sujet avec l’objet, la singularité de l’individu biologique devient l’individualité de l’homme, l’essence de l’homme devient l’ensemble des rapports sociaux.

Le langage apparaît comme conscience réelle, prise de conscience nécessaire pour le travail, avec des mots de plus en plus abstraits qui renforcent le lien entre le genre de plus en plus abstrait qui constitue peu à peu le savoir scientifique et l’individu dans le concret et la particularité, individu qui peu à peu a une pensée et une action relativement indépendantes des situations, puisqu’en effet l’être-pour-nous immédiat devient grâce au langage être-en-soi, trésor de l’espèce et moyen de liberté de l’individu.

La généricité humaine a pour particularité de se différencier en généricités locales. Pour l’individu, l’espèce se limite à son groupe de référence, les individus des autres groupes ne sont pas de l’espèce humaine. Mais, au fur et à mesure que les principes sociaux dominent les principes naturels, les groupes se fusionnent, par exemple en nations. Il y a donc toujours la coexistence de la généricité du groupe d’appartenance et, de manière de plus en plus consciente au fur et à mesure du développement de la socialité, de la généricité universelle, la généricité de l’espèce humaine entière, une généricité universelle qui a au début un aspect relativement abstrait, sans signification vraiment pratique.

Il y a donc un fractionnement de la généricité générale universelle, exigence socio-morale, arrière plan intellectuel, en généricités locales au fonctionnement pratique, consciences actives locales de l’espèce qui considèrent les membres des autres généricités locales comme hors de l’espèce (cannibalisme).

La généricité est plurielle aussi dans le sens où coexistent au même moment de l’histoire des généricités morales courantes qui seront vite oubliées et des volontés humaines, exceptionnelles pendant le temps de la préhistoire du développement du genre humain, volontés d’être des sujets actifs de l’histoire, de faire l’unité entre leur personnalité et le genre humain.

Ces caractères pluriels de la généricité humaine font de son développement un processus graduel et contradictoire qui ne peut se manifester qu’en tendance.

La base de ce développement de la généricité est l’économie : le genre humain se développe par l’action, le travail, la praxis des individus autrement dit par l’économie, et il faut noter qu’il n’y a pas de déterminisme de cette base économique, que cette base n’a pas plus de valeur que les autres instances de la vie sociale (en particulier les positions téléologiques dans le travail n’atteignent jamais strictement leur but), autrement dit que le genre humain fondé sur l’écomomie laisse des marges de manœuvre à chaque individu.

Développement de l’individualité à partir de la singularité.

Avec le développement de la socialité, l’individualité qui se développe se différencie en réactions très diverses des individus face à la diversité des problèmes à l’ordre du jour d’une société de plus en plus complexe et différenciée.

L’individu humain interprète une configuration événementielle comme une question, formule intellectuellement des réponses à cette question pour ensuite traduire pratiquement ces réponses.

L’individu humain, comme complexe unitaire devant assurer sa survie, doit absolument assurer son homogénéité intérieure en hiérarchisant les réactions efficaces du point de vue de sa reproduction, certaines exigences étant subordonnées à d’autres : l’individu humain n’est plus au stade de l’adaptation passive mais au stade de l’adaptation active.

L’individu humain porte des jugements de valeur sur l’importance des événements, mais ses jugements de valeur personnels peuvent ne pas coïncider avec la valeur sociale objective des événements en question. L’individu peut ainsi ne pas prendre  en compte dans sa vie personnelle des événements importants au niveau social, et par contre il peut accorder beaucoup d’importance personnelle à des événements sociaux apparemment futiles.

L’apparition des sociétés de classe.

A une certaine époque, la généricité humaine se différencie en classes sociales. L’économie d’un certain stade détermine la classe-en-soi qui devient pour-soi par la lutte des individus, mais aussi par leur conscience politique qui ne peut être apportée que de l’extérieur de l’économie.

Du fait des classes et, avec l’apparition du capitalisme, de la contingence des conditions d’existence, l’individu se perçoit double comme individualité opératrice de liberté et comme agent social, déterminé socialement, et en conséquence il prend position pour ou contre la société, et quand il prend position contre la société, il peut le faire de manière réformiste ou révolutionnaire. Dans ces réactions infiniment différenciées des individus, il peut y avoir des échecs comme des réussites.

Avec l’existence des classes apparaissent l’opposition des intérêts, l’opposition des évaluations, l’opposition des attitudes qui vont de l’approbation au refus, l’opposition des aspirations des individus.

La connaissance de l’individualité.

Le membre d’une société où l’individualité est un fait n’arrive pas à donner une dimension historique à cette individualité, ne voit pas le processus historique qui a développé la singularité en individualité.

L’idéologie intègre le passé dans la généricité.

La généricité humaine intègre le passé. L’idéologie du moment, force motrice de la praxis, instrument pour prendre part aux conflits du présent, choisit dans le passé ce qui peut donner une impulsion positive ou négative à l’action, ce qui peut clarifier la situation présente, et particulièrement ce qui exprime avec plus de relief la relation nécessaire de l’homme avec sa généricité.

Dans ce dernier cas, la généricité est considérée comme un processus de cheminement de l’homme vers son accomplissement : alors la conscience historique de l’homme se développe, l’homme se voyant un élément du développement générique de l’humanité.

La généricité va donc retenir des exemples réels dans l’histoire ou figurés dans la littérature et l’art, des exemples qui expriment cette relation de l’homme avec sa généricité, des exemples positifs mais aussi des exemples négatifs qui montrent par la négative ce qu’il ne faut pas faire si on veut s’accomplir comme être humain, des personnages ou des personnalités excessifs dans leur négation du genre humain. Il s’agit pour ces personnalités ou personnages négatifs ou positifs de participer à l’image qu’on se fait du développement vers la généricité.

Les exemples réels positifs sont exceptionnels, des anticipations, dans une époque qui n’est que la préhistoire du développement du genre humain en attendant un socialisme où l’individualité converge, est partie prenante avec la généricité.

Les éléments que l’idéologie choisit de retenir sont eux-mêmes des processus : par exemple Homère disparaît au Moyen Âge pour réapparaître à la Renaissance.

La contingence de l’existence individuelle dans le capitalisme.

Avec le capitalisme, la concurrence et le marché, l’individu humain est placé devant la contingence dans son rapport aux problèmes sociaux et aux problèmes de la généricité. Il est obligé à chaque moment de prendre des décisions personnelles en dehors de ses relations contraintes de travail (quand il a un emploi), de se demander dans sa vie quotidienne « que faire ? » Avant la Révolution, les ordres (noblesse, clergé, etc) étaient des médiations sociales concrètes réelles dans le rapport de l’individu au genre : le noble qui perd ses terres reste noble, tandis que le capitaliste qui perd son capital n’est plus capitaliste.

L’individu peut dépasser la nécessité à chaque instant de prendre une décision en fonction des circonstances changeantes, il peut dépasser cette contingence en posant lui-même une généricité, en définissant une fois pour toutes un rapport volontaire et raisonné à la généricité, en fonction de la connaissance qu’il a du développement tendanciel de la généricité.

La contingence existe presque partout dans le monde social, à l’exception cependant, dans une certaine mesure, de l’économie, où les hasards se compensent, s’éliminent et se synthétisent en une unité tendancielle dominant le processus général économique. Dans tout ce qui ne concerne pas l’économie (la superstructure, le règne de la liberté), le rythme du mouvement social, ses étapes, ses accélérations et ses ralentissements, les chefs qu’il se donne constituent une nébuleuse contingente.

La connaissance du développement de la généricité.

La connaissance de l’être social et en particulier la connaissance du développement du genre humain a beaucoup de mal à se constituer.

Nous avons vu Feuerbach faire de l’individualité le fondement de l’être social et du développement du genre humain.

Les écologistes proposent le modèle parfait et existant de la nature, modèle opposé à la société imparfaite et conflictuelle.

Les utopistes construisent par la seule raison un modèle de la généricité authentique, un modèle créé au moment du présent contingent pour le futur contingent, une attitude semble-t-il mieux adaptée à la contingence du moment présent du monde capitaliste qu’ils critiquent, mais l’appel de la nature comme modèle prend brusquement le dessus par la facilité qu’elle a d’être un modèle existant.

Il s’agit de connaissances fausses quant à leur base intellectuelle ou factuelle, mais ces connaissances peuvent agir correctement quant à leurs conséquences sociales.

Libérer les tendances latentes du développement du genre humain.

Marx veut faciliter le développement de la généricité vers plus d’humanité et de socialité en libérant les tendances latentes présentes dans la société du moment. Marx est très attentif aux tendances des réactions pratiques des individus aux problèmes de la société de l’époque. Son objectif est de libérer par une action intellectuelle et politique ce qui existe déjà dans le processus de formation de l’humanité.

Le développement de la généricité.

Il y a un développement du genre humain, un recul des barrières naturelles, un accroissement de la socialité : tout part du travail individuel en interaction avec la société, avec le genre, processus qui caractérise la préhistoire de l’espèce humaine.

Le développement de la généricité est le critère déterminant au plan ontologique du processus d’évolution de l’humanité.

Le recul des barrières naturelles comme indice de la réalisation de la socialité renvoie à cette conception.

De manière significative, de la naissance du travail individuel (et avec lui des fondements ontologiques objectifs et subjectifs de l’espèce humaine) jusqu’au communisme social, nous n’avons affaire qu’à la préhistoire de l’espèce humaine, de l’histoire réelle de l’humanité.

L’existence concrète de l’universel et du singulier.

Pour tous les types d’êtres, l’individuel comme le genre, le singulier comme l’universel sont des processus réels, l’universel ou le genre n’existant que dans les individus, et chaque individu du genre manifestant les mêmes déterminations du genre.

Ce constat ontologique sur l’être individuel et le devenir historique et social de l’espèce humaine s’oppose aux théories de la connaissance qui s’efforcent de déterminer comment la pensée s’élève de cas particuliers uniquement accessibles à la perception sensorielle jusqu’au concept universel du générique, ou comment la pensée descend des concepts universels posés logiquement jusqu’au cas singulier, à l’individuel, comme si l’espèce et l’individu ne formaient pas dans l’être une unité indissoluble. Il ne s’agit pas de violenter l’être par des constructions logiques abstraites, de reconnaître partout les déterminations du concept logique, mais de voir les rapports légaux des développements ontologiques concrets, les rapports légaux des processus réels, de voir la logique particulière de l’objet particulier. Selon cette conception ontologique, l’universel et le singulier ne sont pas des oppositions logiques en général mais des expressions sur le plan de la pensée de déterminations de l’être coexistantes.

Dans la nature inorganique manquent les rudiments d’une quelconque conscience susceptible d’accompagner théoriquement les relations des objets et de leurs processus : on ne peut parler que de généricités constatables objectivement. La relation entre les objets est essentiellement une simple altérité.

Sur le plan ontologique, le genre n’existe immédiatement que dans les individus mais d’autre part l’être et le processus d’être de chaque individu du genre manifestent les mêmes déterminations de la généricité.

L’universalité de la généricité n’est pas une simple détermination de la pensée, une simple abstraction, mais une expression de l’être, de l’essence vraie de l’objectivité existante, et cette abstraction n’est que la constatation dans la pensée d’un état de choses existant.

L’organisme élémentaire : il se reproduit par l’interaction entre lui et son environnement.

Entre la naissance et la mort, la reproduction d’un organisme est l’interaction entre l’organisme et son environnement.

L’organisme est un complexe mû par des forces internes, la naissance et la mort sont des déterminations de son mode d’être : ce processus de reproduction des organismes individuels se déroule dans le cadre de leur généricité, ce processus est par essence une interaction entre l’organisme et l’effet direct des processus de son environnement.

Organismes à mobilité autonome dans leur environnement : ils transforment en signes certaines actions de l’environnement, signes communicables et indiquant les événements importants pour la reproduction.

Pour les organismes de même espèce à mobilité autonome dans leur environnement, il y a dans l’organisme des transformations identiques pour chaque organisme de l’action de l’environnement sur l’organisme sous forme de signes, transformations indiquant les événements importants pour la reproduction, événements qui sont ainsi connus et qui sont communicables aux individus de la même espèce. Il s’agit d’une généricité muette.

À un stade plus élevé le processus de reproduction de l’organisme présuppose sa mobilité autonome dans son environnement : les processus physico-chimiques de l’environnement sont transformés biologiquement, les rayons lumineux en couleurs, les vibrations de l’air en sons, les individus d’une même espèce communiquent au moyen de signes, de sons, par lesquels sont indiqués les faits importants pour la reproduction (la nutrition, les dangers, les rapports sexuels) afin de rendre possible dans des situations importantes pour la reproduction la réaction génériquement correcte. Un tel organisme ne peut se reproduire que dans un environnement dont les événements les plus importants pour sa reproduction sont connus de lui et, dans ce cadre, sont devenus communicables à l’intérieur de l’espèce. On peut parler de généricité muette puisqu’il y a une possibilité aux moins abstraite de communication.

Sujet/objet, subjectivité/objectivité, singularité/individualité, socialité : la généricité humaine.

La dualité et la coexistence du sujet et de l’objet (les choses concrètes deviennent des objets pour le sujet humain, la subjectivité est en interaction avec l’objectivité), la transformation de la singularité (propre à tout étant) en individualité et le développement de la socialité accompagnent toute position téléologique (c’est-à-dire tout travail, toute praxis) et complexifient la généricité humaine (l’essence de l’individu humain est l’ensemble des rapports humains).

Il y a une position téléologique au fondement de toute pratique. Toute position téléologique a comme présupposé et comme conséquence la naissance de la coexistence et de la dualité du sujet et de l’objet, naissance qu’accompagne la transformation de la singularité en individualité.

La singularité, comme l’universalité, est une des catégories fondamentales de tout être : il n’est aucun étant qui n’existe en même temps comme exemplaire de son espèce (universel) et comme objectivité singulière (comme singulier). Tant que la relation avec les objets et l’adaptation passive de l’organisme à son environnement ne s’élèvent pas à une relation sujet – objet, la singularité est un pur fait de la nature (les empreintes digitales).

Le travail (et les formes de praxis qui en résultent immédiatement) ont des répercussions complexes sur l’homme qui travaille, des effets qui transforment son activité en augmentant sans cesse son rayon d’action et rendant cette activité en même temps plus différenciée et plus consciente, de sorte que la relation sujet – objet devient dans la vie humaine une catégorie dominante.

En même temps, en fondant ce processus, la socialité de la société s’édifie progressivement et produit pour les positions téléologiques un champ d’activités toujours plus grand tandis que cette socialité précise, concrétise et délimite ce champ croissant d’activités pour des raisons surtout sociales.

L’incarnation objective de la généricité devient plus complexe et pose des exigences à l’individu qui réagit dans son cadre, dans une constante interaction entre l’objectivité et la subjectivité, la singularité originelle de l’homme pouvant prendre peu à peu le caractère de l’individualité, uniquement possible dans la socialité.

Dans la praxis de l’homme, les choses concrètes deviennent des objets auxquels l’homme-sujet fait face, mais aussi, à travers les formes de la socialité qui résultent de cette praxis, l’homme fait apparaître sa propre généricité comme ensemble des rapports sociaux.

Le langage introduit des mots de plus en plus abstraits, renforçant l’unité entre le genre formé par la science, et l’individu qui connaît de manière indépendante des situations dans lesquelles il se trouve.

Le langage est la conscience réelle, il répond à la nécessité du commerce entre les hommes, à la nécessité de la prise de conscience pour préparer et mettre en œuvre les positions et les décisions nécessaires à la praxis.

Le langage n’est pas seulement association d’un signe à une situation ou à une action, il donne à l’être-pour-nous (connaissance immédiate) une identité indépendante de la situation ou de l’action, un être-en-soi (connaissance précise de l’objet) : l’individu grâce au langage prend conscience de son environnement, entre en rapport avec lui, s’adapte activement par le travail et la praxis.

Le langage exprime la généricité : l’unité de l’individu humain et de l’espèce grandit avec la connaissance de l’être en soi par l’espèce (la science constituée) et par l’individu (et cette connaissance par l’individu est indépendante de la situation dans laquelle il se trouve).

Le mot désigne l’identité de l’individu qui nomme en même temps que l’identité de l’espèce, espèce dans laquelle il y a domination – comme si nommer et dominer étaient une même action –, et il y a une évolution qui va de la concrétude du signe ou de la particularité relative d’un mot vers la fécondité du mot abstrait et très générique pour saisir la connaissance de l’environnement et des liaisons entre les complexes et les processus.

Le fait que l’essence de l’homme est l’ensemble des rapports humains se révèle dans cette forme nouvelle de communication des individus entre eux qu’est le langage, conscience réelle, pratique, répondant aux besoins, à la nécessité du commerce entre les hommes.

Par rapport à la communication au moyen de signes des animaux supérieurs, le langage dépasse la stricte association automatique des signes à une situation, et la relation purement concrète et unique de ces signes à une action immédiate, actuelle.

La relation humaine avec l’environnement implique l’identité de l’objet dans des situations qui vont au-delà de toute relation donnée immédiatement : à partir d’une connaissance élémentaire de l’être-pour-nous concret immédiat se développe une connaissance précise de l’être en soi.

Pour l’homme qui travaille existe de façon croissante un rapport (qui s’objective dans la prise de conscience, dans le langage) avec les objets et les relations de son environnement auxquels il s’adapte activement avec le travail et la praxis.

L’unité indissoluble et immédiate de l’individu avec l’espèce que la langue implique est conservée et même renforcée suite au progrès de la connaissance.

Au fur et à mesure où l’être en soi se révèle dans l’espèce comme dans l’individu, la référence immédiate à la praxis et la généricité objective (qui dépasse la connaissance immédiate d’une généricité étrangère) dominent l’image du monde dans les moments autonomes communiqués par le langage.

L’individu persiste dans sa généricité de manière indépendante de sa situation concrète.

En tant qu’être générique, il réagit aux individus des autres espèces sur la base de sa praxis.

Dans le langage, le mot désigne l’identité persistante de chaque individu dans sa propre spécificité et en même temps le fait qu’il reste inséparable de sa propre généricité.

Dans la prose de la praxis réelle, le fondement théorique de l’adaptation active et efficace du genre humain à son environnement est le moment de la coïncidence entre nommer et dominer (la capacité à nommer les objets devient comme un signe de sa domination sur eux : le connu, parce qu’il est familier, n’est pas pour autant connu avec précision). Plus précisément, l’unité dans le langage entre l’espèce et l’individu résulte ou bien du chemin qui va de la concrétude limitée du simple signe jusqu’à l’abstraction féconde sur le plan pratique dans la saisie de l’environnement par le langage, jusqu’à la maîtrise pratique des liaisons compliquées entre les complexes d’objets, entre les processus qui sont au fondement de ces complexes, ou bien du chemin qui va, selon un processus à l’intérieur du langage, des mots différents pour chacune des sous-espèces jusqu’au nom générique plus vaste.

La saisie du monde par le langage permet de suivre les variations pour le sujet des relations entre les objets dans l’être social comme des expressions, des prises de conscience, des capacités à préparer et à mettre en œuvre des positions et des décisions nécessaires à la praxis.

La connaissance élémentaire dans le travail peut devenir une évidence jusqu’à se fixer au point de se transformer en réflexe sans qu’il y ait prise de conscience, concrétisation de l’objectivité dans la pensée, mais le travail avec de plus en plus de produits de l’être social formé engage un processus qui va du signe au langage, du simple familier au plus ou moins connu, de la réaction immédiate aux événements au rapport avec des complexes et des processus.

La généricité humaine s’exprime dans un pluralisme inconnu dans la nature.

La généricité humaine universelle se différencie dans des groupes si bien qu’elle semble exister immédiatement comme simple abstraction bien qu’elle détermine les tendances principales.

L’individu humain a du mal à prendre conscience qu’il est déterminé par l’espèce humaine entière : il se pense comme membre d’un groupe et traite dans la pratique les membres des autres groupes comme n’appartenant pas à la même espèce.

Le pluralisme s’exprime de manière dialectique par le fait que d’une part les hommes subjectivement tiennent aux formes d’existence traditionnelles, d’autre part, là où les principes purement sociaux refoulent les principes simplement naturels, il y a fusion des groupes.

La généricité se révèle pluraliste : elle se différencie dans la praxis immédiate dans des groupes génériques unitaires plus petits face auxquels la généricité humaine universelle semble exister immédiatement comme simple abstraction bien qu’elle soit la force qui détermine l’orientation des tendances principales.

Tandis que dans la nature organique des organismes individuels sont immédiatement des exemplaires de leur genre respectif, l’espèce humaine devenue sociale se différencie en unités plus petites qui semblent immédiatement refermées sur elles-mêmes, de sorte que l’homme, tout en agissant dans sa praxis au-delà de la généricité muette naturelle, et en parvenant à grande peine en tant qu’être générique à une certaine conscience de cette détermination de son être, est néanmoins contraint en même temps d’apparaître simplement comme membre conscient d’une forme partielle plus petite de l’espèce : la généricité sortie du mutisme de l’homme n’ancre pas sa conscience de soi directement dans l’espèce humaine entière.

La séparation dans la conscience va si loin que les membres de ces formes partielles de généricité ne traitent pas dans la pratique ceux des autres groupes analogues comme des congénères appartenant à la même espèce (cannibalisme, etc.).

Les formes immédiates de conscience de la vie quotidienne sont obligées de suivre dans une large mesure cette désintégration.

Ainsi, de même que le développement général de la généricité de l’homme s’exprime dans un pluralisme inconnu dans la nature, le langage existe dès le début sous forme plurielle.

Ce pluralisme présente dans l’histoire du genre humain une dialectique : d’un côté il y a chez les hommes des tendances subjectives à une forte permanence des formes d’existence sociales originelles, de l’autre côté la suppression continue de cette différenciation première, la formation d’unités d’intégration toujours plus grandes à partir de la fusion de ces associations partielles apparaît comme un moment important de l’histoire de l’humanité qui s’est développé surtout là où les principes de plus en plus purement sociaux ont refoulé les principes simplement naturels.

Il y a ainsi des nations. On peut enregistrer une intégration économique en progrès qui pousse objectivement dans la direction d’un être économique unitaire de tout genre humain.

D’un point de vue historique, le genre humain est produit par les individus, et il les produit tout en leur laissant une marge de manœuvre.

La généricité a un caractère historique, mais chez l’homme il ne s’agit pas du devenir biologique et de la mort du genre mais d’un développement sous l’action des forces de l’économie et de la société, c’est-à-dire par l’effet des actes des individus (ce sont les individus qui font l’histoire), des individus qui développent la généricité par leurs prises de position conscientes et pratiques sur les problèmes de cette généricité.

Le genre humain est une totalité sociale complexe qui, dans sa reproduction et sa relation avec la reproduction des individus, d’une part laisse une marge de manœuvre aux individus et qui d’autre part se développe par la praxis, la reproduction de ces mêmes individus.

La généricité des êtres vivants est un processus par essence historique mais qui reproduit simplement sur un plan plus général le fait ontologique fondamental de la nature organique du devenir et de la mort des organismes : de manière ontologiquement analogue il y a aussi pour les espèces un devenir et une mort. Ce processus peut mener à l’extinction d’une espèce ancienne et à l’épanouissement d’une espèce nouvelle, mais ne produit qu’un devenir et une mort d’espèces au sens biologique.

Le processus de développement de l’espèce humaine repose sur la transformation des formes ontologiques essentielles du genre humain qui se conserve et en même temps se développe à un niveau supérieur sous l’effet des forces de l’économie et de la société.

Tandis que les évolutions biologiques se produisent immédiatement chez les individus de l’espèce, s’accomplissant non par les individus mais dans les individus, l’évolution du processus économique ne s’accomplit que du fait des positions téléologiques des individus, l’économie devenant productrice et produit de l’individu dans sa praxis : les hommes font eux-mêmes leur histoire. La généricité des hommes ne peut donc se développer sans leurs prises de position conscientes et pratiques sur les problèmes de cette généricité.

Le caractère générique de l’humanité manifeste son universalité face aux individus d’une manière toute différente de celle que l’on observe dans le règne biologique où le caractère générique, ce qui est typique et universel dans le genre, s’exprime chez l’individu biologique immédiatement et complètement. La relation générale entre l’individu et le genre ne manque pas dans les formes changeantes de la socialité – autrement le genre cesserait être genre – mais, quand on définit la généricité comme l’ensemble des rapports sociaux, l’espèce devient une totalité sociale articulée, intérieurement différenciée, dont la reproduction très compliquée présuppose et exige certes les activités des individus mais de telle sorte que d’un côté cette reproduction suscite une marge de manœuvre des positions téléologiques des individus et de l’autre cette reproduction est déterminée par ces actes singuliers des individus.

La division du travail manifeste la différenciation et la pluralité de la socialité.

Le caractère non unitaire de la généricité humaine a des raisons sociales : la division du travail résulte à chaque fois d’une décision sociale. La socialité s’exprime donc dans la différenciation et la pluralité.

La généricité humaine a un caractère non unitaire.

La division du travail dans la nature organique a un fondement biologique : une abeille ouvrière ne peut pas pour de simples raisons biologiques remplir les fonctions de faux bourdon et vice versa. Au contraire, c’est la société qui détermine qui débusquera le gibier, qui le préparera, etc. La division du travail entre l’homme et la femme n’a pas un caractère biologique absolu, infranchissable. La femme est exclue des activités masculines pour des raisons sociales et non à cause de son incapacité biologique.

Toute division du travail est d’abord sociale.

La prédominance de la socialité dans les processus de reproduction signifie cependant une différenciation et une pluralité sociale spontanée dans les occupations pratiques des hommes.

L’individualité se forme dans l’affrontement obligé aux problèmes du développement de la société.

La multiplicité des décisions auxquelles l’individu est forcé par la différenciation sociale forme l’individualité de l’individu.

La diversité des réactions de chaque individu correspond non aux initiatives d’une individualité anthropologique mais à la diversité des problèmes mis par la société à l’ordre du jour de son développement.

La multiplicité qui semble confinée à l’infini des décisions alternatives auxquelles l’individu membre d’une société est constamment poussé ou même forcé par la différenciation interne de la société dans son ensemble est le fondement social de la formation de l’homme à l’individualité.

Il est courant de voir dans l’individualité une forme originelle, d’une certaine manière anthropologique, de l’être humain : l’homme en général a la possibilité intérieure, dans ses réactions à l’environnement, de s’adapter ou de s’opposer, mais beaucoup d’individus ou de groupes n’ont pas cette capacité qui, face à de grands changements, sont voués à disparaître, tandis que d’autres participent activement au changement. Cette diversité de réaction face aux tâches nouvelles posées par le mouvement de la société ne signifie pas que l’impulsion dominante de ce mouvement vienne des initiatives individuelles : au contraire l’histoire montre que la différenciation des problèmes à résoudre socialement, de même que leur nature, leur contenu, leur forme, sont mis à l’ordre du jour par le développement de la société dans son ensemble.

L’individu interprète intellectuellement une configuration comme une question, en formule intellectuellement des réponses et traduit ces réponses éventuellement pratiquement.

Aucune configuration ne pose par elle-même une question : l’individu interprète comme une question telle configuration pour en trouver par la pensée une réponse susceptible de fonder une position téléologique pratique.

Les individus, seuls acteurs du changement social, ne font que répondre à des configurations sociales qu’ils formulent consciemment en questions, réponses intellectuelles qu’ils peuvent et même doivent réaliser téléologiquement pour la survie de l’espèce humaine.

L’exigence sociale à l’égard des individus pour qu’ils formulent les questions, en donnent des réponses et traduisent pratiquement ces réponses devient de plus en plus importante au fur et à mesure du développement de la socialité.

L’homme est un être qui répond : son rôle dans le cours de l’histoire consiste à donner aux questions posées par la société des réponses qui soient en mesure dans leurs conséquences de favoriser, freiner, modifier les tendances réellement agissantes.

Aucune configuration existante d’objets, de processus ne contient en tant que donné immédiat une question exigeant une réponse.

La réponse apparaît comme le produit d’un sujet qui pense et qui pose, qui interprète comme une question les configurations, les tendances auxquelles il est confronté pour ensuite les formuler, en premier lieu par la pensée, en tant que réponse : ce n’est qu’à ce stade de conscience que la réponse est susceptible de faire figure de fondement de positions téléologiques pratiques.

Les individus sont des organes et des porteurs des changements dans la généricité mais non au sens où leur initiative autocratique déterminerait le contenu, la force, la direction des changements mais au sens où ces changements, devenus existants dans la société dans son ensemble, poussent les représentants de l’espèce – sous peine de ruine – à élaborer leur essence économique et sociale comme question qui leur est posée, comme réponse donnée à cette question, et à la réaliser téléologiquement.

L’exigence adressée par la société à ses membres de réaliser leur être social sous forme de positions téléologiques conscientes s’accentue constamment avec l’augmentation des composantes purement sociales de la cohabitation des hommes.

L’exigence d’homogénéité intérieure se traduit par la hiérarchie des exigences dans l’individualité.

L’homogénéité intérieure est une exigence de la reproduction individuelle : l’individu est un complexe unitaire.

Cette homogénéité intérieure se traduit au niveau de l’être biologique par une adaptation passive à l’environnement nouveau qui s’exprime par la singularité de l’individu, et au niveau de l’être social par une adaptation active plus ou moins consciente qui prend de plus en plus de place par rapport à l’adaptation passive et qui s’exprime par l’individualité de l’individu.

L’individualité unit en un système hiérarchique fonctionnant pratiquement des modes de réactions hétérogènes, efficaces du point de vue de la reproduction individuelle : il s’agit de choisir dans chaque praxis et dans chaque circonstance entre des exigences divergentes ou opposées, à subordonner un type de réaction à l’autre, etc.

L’observation des modes d’action des hommes contraints d’agir socialement de cette manière montre une différenciation croissante des façons de réagir à la réalité dans la reproduction de leur propre être dans la société. Ils doivent dans l’intérêt de leur propre préservation chercher plus ou moins consciemment à harmoniser dans leur soi, subjectivement, ces comportements qui se font de plus en plus hétérogènes et deviennent même souvent contradictoires.

Cette tendance à l’homogénéité intérieure dans les réactions au monde extérieur à laquelle tout organisme est contraint par la reproduction de son être apparaît déjà au niveau de l’être organique (où il s’agit de la conservation de la reproduction biologique qui n’a pas besoin d’être guidée par une conscience) : l’adaptation des êtres vivants à un environnement nouveau se rapporte à la fonction de l’organisme en tant que complexe unitaire.

Avec l’homme les adaptations spontanées purement biologiques cessent de fonctionner comme unique régulateur pour la reproduction et sont remplacées progressivement par des adaptations actives plus ou moins conscientes.

L’expression, l’organe de cette forme sociale de la reproduction des hommes est leur mode d’être en tant qu’individualités. La pure singularité naturelle biologique de l’individu qui correspond au stade de la reproduction biologique spontanée recule mais ne disparaît pas complètement.

Le processus de croissance de l’individualité consiste à unir en un système hiérarchique fonctionnant pratiquement des modes de réactions hétérogènes du point de vue de la reproduction la plus efficace possible : il s’agit de faire un choix dans chaque praxis et dans chaque circonstance entre des exigences divergentes ou opposées, à subordonner un type de réaction à l’autre, etc. : sans une telle tendance à l’unité dans ses décisions pratiques, aucun être humain ne peut parvenir à une conduite de vie fonctionnant correctement.

Jugement de valeur plus ou moins juste sur l’importance d’un événement.

Les décisions individuelles, qui sont toujours rapportées au sujet, à sa personnalité, à son caractère, manifestent des jugements de valeur, et il y a en particulier dans la vie quotidienne des événements ou des phénomènes que l’individu considère comme particulièrement importants socialement, des événements qu’il met à part.

On constate que des événements sociaux importants ne sont pas pris en compte par l’individu et qu’inversement des événements sociaux apparemment négligeables ont une grande importance pour la biographie individuelle : il y a donc la valeur sociale objective d’un événement, plus ou moins perçue par l’individu, et la valeur personnelle d’un événement pour l’individu, valeur qui peut n’être pas perçue par les contemporains de l’individu.

Toute position téléologique contient une évaluation, un jugement de valeur sur la question de savoir si un interdit social doit être ou non observé ou une évaluation plus subjective sur la question de savoir si je dois agir dans tels cas conformément à telle évaluation ou à telle autre.

La vie de tout être humain est constituée d’une chaîne de décisions qui n’est pas la simple succession de diverses décisions hétérogènes : ces décisions sont continuellement et spontanément rapportées au sujet qui prend les décisions, un sujet unitaire qui constitue ce qu’on appelle dans la vie quotidienne le caractère ou la personnalité de l’individu.

Il peut se former du point de vue de l’histoire de la société des connaissances et des évaluations qui peuvent dépasser l’immédiateté de la vie quotidienne et en apparence n’être pas du tout ou très peu en rapport avec elle : on dit que la vie privée ne doit pas entrer en ligne de compte dans le jugement que l’on porte sur un grand homme, que les grandes œuvres d’art doivent être jugées indépendamment de la biographie de leur créateur, et il est vrai qu’il y a des complexes de la vie quotidienne qui risquent de brouiller la compréhension de ces phénomènes qui dépassent l’immédiateté de la vie quotidienne.

Cependant certaines réactions des hommes dans la vie quotidienne peuvent influencer positivement ou négativement les objectivations les plus hautes au plan social : la vanité ou l’absence de vanité joue ainsi un rôle dans les plus grandes productions de l’activité sociale des hommes.

Les tâches socialement importantes ne peuvent être traduites dans l’être qu’au moyen de décisions alternatives des individus. D’autre part toute décision alternative personnelle dans ses traits décisifs est déterminée socialement. Mais il y a des transformations sociales qui mobilisent la majorité de la population et des transformations sociales qui se produisent presque imperceptiblement, et dans la vie des individus il y a des événements sociaux qui provoquent un bouleversement de la vie privée et d’autres événements sociaux qui restent presque sans effet sur le développement de l’individualité.

Les réactions des hommes à leur environnement social sont de plus en plus différenciées, ce qui permet d’amener les problèmes vitaux qui se multiplient à l’unité subjective de la personnalité, mais aussi d’exprimer la gradation du poids social dans la vie quotidienne de ces problèmes, un poids social qui concerne le poids du contenu social mais aussi le poids de la décision pour la vie personnelle de l’individu : un événement qui extérieurement paraît totalement insignifiant peut être décisif pour la vie de l’individu et en même temps l’individu n’est pas touché par des dilemmes objectivement significatifs, par des alternatives cruciales.

Une classe devient pour-soi grâce à la lutte et à l’intervention extérieure : l’économie qui objective la classe en-soi ne détermine donc le genre que par l’intermédiaire de la lutte et de la conscience des individus.

Le développement économique créé les travailleurs et les classes sociales en soi, classes qui deviennent pour soi par la lutte (l’action continue de décisions alternatives individuelles) et qui s’engagent dans la lutte politique non pas d’elles-mêmes mais grâce à une intervention extérieure.

Les décisions alternatives de chacun dépendent d’un certain niveau de socialité et de lutte de classe (nécessité d’une intervention extérieure pour la prise de conscience de la nécessité de la lutte politique, nécessité de prendre parti dans la lutte de classe) tandis que le développement social du genre humain n’est pas le résultat direct d’un état des forces économiques mais le résultat de nombreuses décisions alternatives et de luttes de classe dont les marges de manœuvre sont limitées par l’être économique.

La synthèse sociale des décisions singulières et les répercussions individuelles de cette généricité universelle sur la personnalité dans ses tentatives de parvenir de soi-même à l’unité du moi semblent dans leur immédiateté des processus très hétérogènes. Cette dualité de l’être comme donné immédiat, dans la polarisation unitaire du genre en totalité réelle et en exemplaires singuliers réels, ne peut être supprimée.

Le développement économique objectif transforme une masse de population en travailleurs en créant pour eux une situation commune, des intérêts communs : une classe se constitue objectivement, une classe par rapport au capital mais pas encore pour elle-même. Ce n’est que dans la lutte, suite continue de décisions alternatives individuelles, que se constitue « la classe pour soi » à partir de laquelle la lutte politique vraiment élargie devient possible.

La conscience de l’action adéquate indispensable pour cette praxis ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons : toute décision alternative d’un travailleur devenant individualité présuppose un stade de l’évolution de l’être social.

Mais d’un autre côté la praxis collective qui en résulte – synthèse pratique de nombreuses décisions alternatives, immédiatement personnelles – n’est pas une simple conséquence directe du développement social économique objectif mais présuppose une décision alternative individuelle de nombreuses personnes, chaque décision alternative ayant une marge de manœuvre limitée puisqu’étant suscitée par l’être économique.

Le genre, qui détermine les individus et se construit sur leur existence et leur praxis, n’est pas seulement un processus en voie de différenciation mais aussi le résultat du jeu des forces antagonistes de la société, du processus de la lutte des classes dans l’histoire de l’être social, si bien que l’individu, qui au moyen de décisions alternatives de sa praxis aspire à se reproduire socialement, est aussi contraint de prendre parti, de savoir comment il se représente le présent et l’avenir de la société dans laquelle il se reproduit individuellement, ce qu’il souhaite la voir devenir, ce qu’il imagine comme le cours le plus favorable de sa propre existence et de celle de ses contemporains.

La généricité est l’origine et l’effet de l’individualité.

Les réactions des individus sont extrêmement diverses face aux problèmes sociaux complexes et divers de la généricité (environnement changeant, avec des contradictions et des forces antagonistes), et ces réactions ne sont pas sans influence sur la généricité.

Le processus d’individuation de l’homme, qui est l’ensemble harmonieux de ces réactions, provient des problèmes sociaux du stade contemporain de la généricité et trouve son issue dans cette généricité.

La socialisation de la société soulève continuellement le problème de la convergence ou de la divergence entre le développement de l’individu et le développement de l’ensemble de la société.

Non seulement la diversification des décisions alternatives singulières dans la vie de l’individu est accentuée parce qu’il doit prendre ses décisions non dans une situation statique mais au sein d’un processus constant de collisions entre des forces réelles antagonistes, mais aussi ces décisions de manière plus ou moins consciente procèdent de contradictions pratiques qui meuvent la société et contribuent de manière plus ou moins consciente à exercer une certaine influence, pratique et objective, même si elle est minimale, sur l’issue de la société, son destin.

Ainsi le processus d’individuation de l’homme, qui porte à l’unité en soi-même les phénomènes singuliers très hétérogènes en tant qu’éléments dynamiques de sa propre personnalité, a tous ses moments qui proviennent de problèmes sociaux réels du stade concerné de la généricité et, quelle que soit la praxis dans laquelle il se traduit, il trouve son issue également dans cette généricité.

La négation de l’individualité et l’individualité comme entièrement autonome sont deux déformations.

On ne peut pas considérer l’individualité comme un processus autonome ou comme un processus qui n’a pas pour origine la généricité (la praxis est fondée sur le développement de la société et de l’économie, même si elle a une vie propre) ou comme un processus qui n’a pas d’effet sur la généricité.

On ne peut pas nier l’activité subjective dans l’immédiateté de la vie des individus car alors les individus ne seraient que des produits mécaniques du développement social.

Il est ontologiquement impossible de s’imaginer une individualité sans cette origine et sans une telle issue et encore moins de voir dans l’être de l’individualité, pensé de façon isolée dans son soi-disant mouvement propre, le principe unifiant qui guide réellement cette individualité.

Par-là n’est pas niée mais au contraire confirmée l’activité primaire immédiate des facteurs dynamiques subjectifs : sans la reconnaissance du caractère ontologique de cette activité primaire dans l’immédiateté de la vie des individus, les individus ne seraient que de simples produits mécaniques du développement social et ne pourraient pas devenir des individualités.

Les processus dynamiques des complexes de la praxis sont quant à leur genèse fondés sur le mode de développement de la société, sur son économie, sont déterminées par la société jusque dans leur caractère spécifique, mais dans leur dynamique immédiate, ces processus se trouvent en possession d’une vie propre très vaste, d’un déploiement dynamique propre, ceci autant sur le plan formel que sur le plan du contenu.

À un certain stade, l’individu prend position pour ou contre la société.

La généricité est, avec le développement de la socialité dans l’apparition des classes sociales et la contingence des conditions d’existence, de moins en moins immuable aux yeux de l’individu qui se met à séparer son individualité (qu’il identifie à la liberté) de son caractère social générique, de sa détermination sociale.

C’est ainsi que l’individu prend position pour la société ou contre la société – de manière réformatrice ou révolutionnaire. Les réactions sont extrêmement diverses et pourraient être étudiées par une ontologie.

En exprimant sa position, l’individu peut réussir comme il peut être mis en échec.

Quand la socialisation est relativement peu développée, la généricité apparaît comme quelque chose d’inébranlablement fixe et le comportement envers elle de l’individu apparaît à son tour comme un donné naturel inné éternel chez l’homme : un noble reste toujours un noble, c’est une qualité inséparable de son individualité.

Avec le capitalisme apparaît la différence entre l’individu personnel et l’individu en sa qualité de membre d’une classe ainsi que, avec la concurrence et la lutte des individus entre eux, la contingence des conditions d’existence pour l’individu. Dans leur représentation, les individus sont plus libres parce que leurs conditions d’existence leur sont contingentes, mais en réalité ils sont moins libres parce que beaucoup plus subordonnés à une puissance objective.

L’individualité s’exprime en prenant position pour ou contre la société existante dans les luttes que chaque société doit soutenir pour s’imposer dans la praxis comme stade de la généricité, et il peut le faire au nom du passé comme au nom de l’avenir, ce qui peut signifier aussi bien une restructuration réformatrice progressive du présent que son renversement révolutionnaire.

L’individu élève ses décisions dans des domaines et des niveaux encore hétérogènes de sa personnalité à l’unité subjective dynamique ou bien, dans cette aspiration à l’unité, va à l’échec intérieur, ce qui peut mener à la faillite extérieure de toute sa conduite de vie.

Une ontologie de l’être social systématique, une théorie ontologique (s’appuyant sur cette ontologie et définissant concrètement cette ontologie) des différentes formes et étapes de la praxis sociale des hommes ainsi qu’une théorie de la généricité qui agit en eux pourraient envisager l’infinité des différentes possibilités d’action des individualités.

L’individualité est un processus historique.

L’individualité est le résultat d’un processus historique.

Ce processus n’est pas vu par l’homme contemporain devenu individu et qui fait de l’individualité le fondement de tout.

L’individualité de l’homme est le résultat d’un long processus de socialisation de la vie sociale des hommes, un moment de son évolution sociale qui ne peut se comprendre qu’à partir de l’histoire, ce que ne comprend pas l’homme contemporain devenu individu qui fait de l’individualité le fondement de tout, ne nécessitant avec évidence pour lui aucune déduction.

Les traits spécifiques, conditionnés par l’époque, de l’évolution sociale actuelle de l’homme peuvent être élevés au niveau de catégories fondamentales, ontologiquement intemporelles (« l’homme en général »), mais aussi peuvent être l’objet de l’explication ontologique de leur genèse historico-sociale spécifique et des perspectives ou des impasses qui en résultent.

L’individualité comme processus ne peut se comprendre sans le genre comme processus, et vice versa.

A chaque stade de la généricité correspond une multiplicité possible d’individualités qui renvoient toutes de manière relative aux problèmes de ce stade de généricité, et en particulier aux problèmes économiques (on ne peut abstraire ces problèmes).

Nous avons donc deux processus (le processus de la généricité universelle et le processus de la reproduction des exemplaires singuliers du genre) qui sont en interaction mais qui sont aussi autonomes de manière relative.

Les questions qui surgissent des objectivations pratiques actuelles de l’individualité (qui existent dans l’individualité de manière purement pratique ou par l’objectivation philosophique et artistique de problèmes pratiques) d’une part montrent, dans chaque cas singulier, une des multiples possibilités qui peuvent apparaître à un stade donné de la généricité, et d’autre part, en tant que décisions singulières, de manière immédiate et directe ou bien de manière généralisée à partir de l’immédiateté, renvoient aux problèmes actuels de la généricité dont les fondements économiques ont immédiatement suscité la réalisation individuelle de l’individualité : il s’agit d’interrelations qui résultent du rapport ontologique de deux processus (le processus de la généricité universelle et le processus pratique qui le manifeste de la reproduction des exemplaires singuliers) en dernière instance déterminés unitairement (le fait que le processus de la généricité universelle se constitue immédiatement à partir de la synthèse sociale des actes singuliers du processus de la reproduction des exemplaires singuliers n’abolit pas le fait de l’hétérogénéité et de l’opposition des actes singuliers mais le produit).

La généricité tient compte du passé comme du présent, et l’individu pour se reproduire est obligé de tenir compte de cette généricité.

Au niveau de la généricité universelle, chaque décision tient compte du présent, des actes immédiats de la société et des individus qui accomplissent ces actes immédiats de la société, mais aussi de ce que l’idéologie retient du passé, des actions passées, de la science, de l’art et de la philosophie.

Au niveau de la reproduction des exemplaires singuliers du genre humain, les actes nécessaires à la reproduction de chaque individu sont essentiellement des réponses dans l’intérêt de sa reproduction à des situations sociales et à des processus sociaux, et l’ensemble de ces actes a la cohésion et l’architecture de l’unification subjective adaptée à la reproduction individuelle, unification qui a le caractère d’une réponse.

Le processus de la généricité universelle recèle des moments qui s’opposent à sa marche : la lutte des classes a pour conséquence que chacun des moments qui composent la décision réellement exécutée au niveau du processus de la généricité universelle contient une négation de force et de qualité diverses, en direction de l’avenir ou du passé : chaque moment est une synthèse complexe qui doit être socialement évaluée autant comme présent que comme passé. Pour quiconque agit dans le présent, ce qui est au fondement de sa décision n’est pas seulement l’être social actuel mais aussi son origine et la direction qu’il prendra à l’avenir, évaluations sujettes aux changements les plus variés au cours du processus réel qui les suscite. Par ce processus double de changement – qui comporte non seulement les actes pratiques réels immédiats de la société et des individus qui les accomplissent mais aussi tout ce que l’évolution historique de l’humanité a produit, les actions, la science, l’art et la philosophie (ne restant dans la mémoire que ce que les idéologies retiennent) – le parcours historique de la généricité devient pour les hommes leur propre histoire.

Le processus de reproduction des exemplaires singuliers est aussi divers et complexe que le processus de la généricité universelle. Ce processus de reproduction des exemplaires singuliers est constitué par les actes immédiatement nécessaires dans le processus de la reproduction sociale des individus, actes qui sont dans ce cadre en premier lieu des réponses que les hommes sont conduits à donner dans l’intérêt de leur autoreproduction à des situations et à des processus sociaux.

De ce point de vue l’unification subjective des actes de réaction des individus à leur environnement social, unification à laquelle ils s’efforcent plus ou moins consciemment de parvenir, ne peut être considérée comme un acte purement subjectif au sens strict que dans son immédiateté artificiellement simplifiée à l’extrême : ce qui motive cette unification est en dernière instance la production d’une réponse à des questions posées par la société, et le contenu de cette unification, bien que l’intention immédiate de ce contenu provienne du sujet comme tel, ne peut être adressé dans sa partie décisive qu’à la généricité de l’homme concerné.

L’apparition de la lutte des classes dans la généricité.

À partir du stade de la lutte des classes de la généricité, l’opposition des intérêts, les évaluations opposées, les reproductions individuelles opposées, les attitudes d’approbation et de refus du système dominant, les aspirations opposées constituent la généricité, l’être social.

Dans la généricité humaine, il n’est pas question de vie ou de mort mais d’une transformation ininterrompue qui se supprime et se conserve en même temps, qui alterne continuité et discontinuité, innovations, stagnations et déclins.

La généricité qui s’exprime dans les réactions des individus à la société est une synthèse de stades distincts de la généricité, synthèse indiquant des tendances.

L’apparition des classes, des antagonismes de classes, introduit l’opposition entre intérêts : la généricité devient un objet social d’évaluations opposées qui déterminent en conséquence les processus de reproduction des individus de manière opposée.

Les attitudes d’approbation et de refus du système dominant présentent du côté de l’approbation comme du côté du refus des gradations, de la simple adaptation jusqu’à la rébellion ouverte, de la nostalgie d’un passé qui ne connaissait pas encore les conflits du présent jusqu’à l’aspiration à un avenir qui ne les connaîtra plus, etc.

La généricité est le résultat de ces forces en lutte.

L’être social s’exprime dans ces luttes.

L’essence objective de la généricité s’incarne plus dans les luttes que dans leur issue : les vaincus incarnent la généricité autant que les vainqueurs.

Nécessité d’un traitement idéologique du passé.

Pour l’individu comme pour la société, les souvenirs du passé sont importants dans les décisions.

L’idéologie, comme force motrice de la praxis, comme instrument pour prendre part aux conflits du présent, considère dans le passé ce qui peut clarifier le présent et la praxis du présent, et particulièrement ce qui exprime avec davantage de relief la relation de l’homme avec sa généricité.

La généricité est alors considérée comme un processus de cheminement de l’homme vers son propre accomplissement : un tel traitement idéologique du passé développe la conscience historique de l’homme, une conscience qui l’aide à se réaliser en tant qu’élément du développement générique de l’humanité.

N’est retenu du passé que ce qui peut donner une impulsion positive ou négative à l’action présente.

La généricité considère les éléments du passé comme des exemples positifs ou négatifs : elle est la synthèse processuelle de moments du passé.

L’homme est un être fondamentalement historique et social dans la mesure où son propre passé constitue un moment important de son être et de son action présente. L’individu vit et modèle spontanément sa propre vie de manière historique : les souvenirs de sa préhistoire constituent des éléments importants pour ses décisions alternatives actuelles et plus encore pour leur unification dans sa personnalité. Au niveau de l’être social, sans liaison synthétique entre passé et présent, il n’y a d’agir social ni pour l’individu ni pour la société.

Dans une perspective idéologique où l’idéologie est un instrument social pour rendre conscients et prendre part aux conflits du présent, où l’idéologie est une force motrice de la praxis, l’histoire peut être considérée non comme un simple savoir mais comme la clarification de motifs du passé qu’il s’agit de traduire dans la pratique, des impulsions provenant du passé qui pourraient exprimer plus efficacement, avec davantage de relief que les faits bruts du présent, la relation actuelle des hommes avec leur généricité.

La généricité est ainsi vue comme processus, cheminement de l’homme vers son propre accomplissement. Une telle conscience historique aide l’homme à se réaliser en tant qu’élément du développement générique de l’humanité.

Ce passé est soumis à des transformations permanentes : ne sont éclairés à la lumière de la pratique présente en tant que prolongement positif ou négatif du passé que les éléments qui sont en mesure de donner des impulsions positives ou négatives à l’action présente.

La généricité considère donc de manière positive ou négative son propre passé en fonction de l’importance de ce passé pour le présent et pour l’avenir, admettant tel passé comme exemplaire ou le refusant comme exemple dissuasif : la généricité n’est pas seulement un processus mais la synthèse processuelle de moments du passé, le complexe entrecroisement de ces moments.

La généricité est plurielle : depuis la généricité morale courante jusqu’à la volonté d’être un sujet actif de l’histoire, de faire l’unité entre sa personnalité et la généricité.

La généricité comporte plusieurs niveaux, le niveau supérieur, exceptionnel dans les débuts du développement de la généricité (dans la préhistoire de la généricité), ayant la volonté d’élever sa personnalité à la généricité, la volonté d’unité entre l’espèce et l’individu, la volonté d’être sujet actif de l’histoire de l’humanité.

Si un tel développement supérieur de la personnalité suppose un perfectionnement de l’économie (la sortie du règne de la nécessité vers le règne de la liberté), le dépassement de l’utopie dans le socialisme que permet ce perfectionnement a besoin de ce type de personnalité pour se réaliser.

La généricité exprime la coprésence de niveaux agissants distincts. On va de la simple adaptation presque irréfléchie à l’ordre social tel qu’il est jusqu’à la compréhension souvent encore vague traduite dans la praxis de ce que la généricité humaine authentique ne peut consister que dans la volonté de réaliser, dans le cadre du développement vers la personnalité, la tâche spécifique d’élever cette personnalité à la généricité, et de voir justement en cela le critère de la réalisation de la personnalité. Seuls les hommes dont le besoin de personnalité est consciemment dirigé vers une telle unité entre l’espèce et l’individu peuvent devenir, en tant que personnalités pleinement développées, des sujets actifs d’une authentique histoire de l’humanité.

Un tel développement de la personnalité suppose des conditions socio-économiques : le règne de la liberté au sens du dépassement de l’utopie par le socialisme comme au sens de l’existence humaine, du développement de la personnalité suppose un perfectionnement de l’économie, le dépassement du règne de la nécessité (le fondement économique n’est pas seul en mesure de dépasser l’utopie si la personnalité ne se développe pas).

La mémoire du genre humain : le souvenir processuel de personnalité ou de personnages exceptionnels.

La mémoire du genre humain se fixe sur des personnalités qui expriment la relation de l’homme avec sa généricité, sur des figures philosophiques ou artistiques qui incarnent de telles personnalités exemplaires.

La mémoire du genre humain peut se fixer sur des personnages ou des personnalités problématiques ou même négatifs pour la généricité, des rêveurs, des avares, excessifs dans leur négation du genre humain, mais par là participant à la construction de l’image que les hommes se font de leur propre développement vers la généricité.

Les éléments de cette mémoire sont eux-mêmes des processus dans la mesure où ils disparaissent à certaines époques puis réapparaissent.

Depuis le début du développement de la généricité et particulièrement en période de crise le processus de réalisation de la généricité est compris correctement dans des cas il est vrai exceptionnels. Des formes de philosophie et d’art restent valides de façon permanente parce que dans les actes figurés philosophiquement ou artistiquement s’exprime cette relation de l’homme avec sa généricité. Des personnalités ont une force de rayonnement et une conduite de vie qui exerce une influence durable parce que dans leurs actes vécus s’exprime cette relation de l’homme avec sa généricité.

Ces exceptions servent d’exemples historiques tandis qu’à côté de ces exceptions la généricité morale courante se décolore jusqu’à l’inconsistance et tombe dans l’oubli.

Ismène n’a pas le courage d’Antigone de braver l’interdit de Créon. Jésus comprend que l’homme riche ne veut pas se dessaisir de ses biens. Brutus instaure la République à Rome. Hamlet trouve son époque détraquée. La vie de Napoléon a des effets sur des romanciers. Antigone, Jésus, Brutus, Hamlet, Napoléon ont une place durable dans la mémoire qu’a le genre humain de sa propre préhistoire parce qu’ils permettent de mieux élucider l’évolution supérieure de la généricité.

Cependant Don Quichotte, personnage problématique, Tartuffe, personnage qui présente des traits négatifs pour la généricité, peuvent se voir revêtus d’une célébrité universelle et exercer ainsi une influence idéologique : les aspects négatifs de l’humain peuvent peser, par le niveau atteint dans leur genre, sur l’image que les hommes ont de leur propre développement vers la généricité.

Il faut ajouter que cette mémoire du genre humain est elle-même un processus. Selon les contenus qui poussent le présent vers ses tendances futures contradictoires, des figures peuvent disparaître pour ensuite réapparaître : Homère disparaît à l’époque féodale.

Il n’y a pas de hiérarchie de valeurs et de nécessités entre les instances de la vie sociale.

Une cause n’a pas plus de valeur qu’un de ses effets : l’économie n’a pas plus de valeur que la superstructure, et il n’y a même pas une nécessité au sens strict de l’économie sur la superstructure.

Il faut insister sur la nature ontologique de l’économie, nature qui repose sur l’importance ontologique fondamentale des décisions alternatives à l’origine des positions téléologiques, des décisions qui ne peuvent mettre en mouvement que des séries causales, de sorte que ce que visent les positions téléologiques n’est jamais strictement atteint (il y a toujours quelque chose en plus ou en moins par rapport à ce qui était prévu, il n’y a pas de nécessité entre le but prévu et sa réalisation).

Le fait d’être la cause d’un phénomène ne peut jamais créer une relation de valeur même lorsque la relation concrète de cause à effet montre une permanence socialement nécessaire comme entre l’économie et la superstructure. C’est seulement dans l’idéologie religieuse primitive que naît une telle hiérarchie de valeur entre le créateur et la créature (ou dans la soi-disant critique matérialiste des ontologies religieuses « mises sur la tête » où le travailleur remplace le créateur). D’ailleurs il faut considérer a priori avec un œil très critique tout principe de nécessité appliqué à la société.

Il faut donc n’admettre aucune fétichisation de la nature soi-disant fondatrice de l’économie aussi bien dans la préhistoire que dans l’histoire véritable de l’humanité (où le règne de la liberté ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’économie).

Cette insistance sur le caractère ontologique de l’économie repose sur l’importance fondamentale des décisions alternatives à l’origine de la position téléologique, en gardant à l’esprit que ces décisions alternatives ne peuvent mettre en mouvement que des séries causales, de sorte que naît souvent en réalité quelque chose d’autre, en plus au moins, que ce que visait la position téléologique.

Fractionnement des généricités en généricité universelle et généricités locales.

La généricité humaine universelle dès le début se fragmente en généricités partielles (tribus, nations, nationalités) qui sont des consciences actives de l’espèce comportant cependant la négation totale ou partielle de ceux qui sont « en dehors ».

Il y a donc une double conception de la généricité dès le départ.

La généricité universelle ne constitue au départ, dans la préhistoire de la généricité, qu’une exigence socio-morale, qu’un arrière plan intellectuel par rapport à la généricité partielle qui fonctionne en pratique : la généricité universelle est donc un processus qui se développe de façon graduelle, contradictoire, à la façon d’une tendance.

L’histoire de l’économie est la base ontologique qui produit dans la réalité le rapport nouveau de la généricité avec ses exemplaires.

Ce nouveau mode d’évolution s’exerce depuis le commencement : tandis que les animaux sont toujours dans tout leur être et immédiatement des exemplaires de leur espèce, le genre humain est en revanche d’emblée fragmenté en tribu. La tribu forme chez les hommes un complexe de conscience active de l’espèce qui comporte cependant la négation totale ou partielle de ceux qui n’appartiennent pas à la tribu.

Avec l’intégration générale de l’humanité en nations, etc. ces objectivations génériques deviennent toujours plus importantes, mais l’exclusion du genre humain de celui qui se tient « en dehors » ne disparaît pas complètement. Même avec le marché mondial, la généricité de la nation et même celle des nationalités continue à subsister avec des effets pratiques immédiats.

Une double conception de la généricité s’est développée où la véritable unité du genre humain ne constitue qu’un arrière plan intellectuel, dans la pratique le plus souvent largement privé d’effets, par rapport à l’unité fonctionnant en pratique dans la société. La généricité humaine universelle est donc un processus qui se développe de façon graduelle, contradictoire, une tendance. Souvent elle est simplement une exigence socio-morale jamais effectivement traduite dans la praxis.

Pour que la préhistoire ait une fin, il faut que se forme une base économique réelle.

La nécessité d’une médiation par la conscience entre le genre humain et ses exemplaires.

La généricité humaine n’agit pas immédiatement et directement sur les exemplaires humains mais par l’intermédiaire de la conscience, par la médiation de la conscience.

Alors que la généricité qui se fonde sur la biologie agit immédiatement, sans nécessiter la médiation d’une conscience, la généricité humaine supprime cette immédiateté dès le début et a donc toujours besoin de l’action médiatrice d’une conscience.

Caractère irrévocable de la relation de l’homme à son genre.

Pour un être humain, la relation à sa généricité est irréversible : il ne peut pas s’en abstraire (alors que le caractère social d’un outil ou d’un produit peut perdre ce caractère).

L’instrument ou le produit du travail a un être essentiellement social, mais des qu’il perd cette fonction, il retombe dans la pure naturalité. Chez l’être humain en revanche le saut au-delà de la généricité purement biologique, accompli grâce au travail et à la parole, n’est plus réversible.

La confrontation de l’individu à la société devient sans médiation sociale réelle, devient contingente dans les rapports à la généricité.

L’économie détermine le parcours de l’individualité.

Avant le capitalisme l’homme ne perçoit pas la différence entre sa vie personnelle et sa vie subordonnée au travail et aux conditions de ce travail : les ordres, les castes présentent à l’individu des médiations sociales réelles dans son rapport à la généricité.

Avec le capitalisme le rapport ou la confrontation de l’individu à la société devient contingent si bien que l’individu est confronté directement à sa généricité : sa vie personnelle n’est plus directement déterminée par sa vie dans le cadre de son travail et des conditions de ce travail, il n’y a plus de fusion entre son être individuel et son être social.

La généricité de l’homme est sur le plan ontologique le commencement d’un processus irrésistible quoique extrêmement inégal, un processus dont le fondement irrévocable est constitué par le développement de l’économie.

L’économie est un fondement vital, elle détermine le parcours menant l’individu à l’individualité et par là, de manière différenciée selon l’état de l’économie, à la généricité : ces différences dans le parcours de l’individualité sont fondées de manière ontologique dans l’économie.

Avant le capitalisme, la différence n’est pas perçue par l’individu entre sa vie, dans la mesure où elle est personnelle, et sa vie dans la mesure où elle est subordonnée à une branche quelconque du travail et aux conditions inhérentes à cette branche (un noble reste toujours noble, la qualité « être noble » est une qualité inséparable de son individualité). Les articulations sociales de la société (les ordres, les castes), déterminées par l’économie dominante, présentent objectivement à l’individu des médiations sociales réelles avec le stade de sa généricité universelle.

Avec le capitalisme, la formation jusqu’à présent la plus explicitement sociale de l’évolution des sociétés de classe, le rapport de l’individu à la société est devenu contingent. L’individu est désormais confronté directement à sa généricité sans médiation sociale du type de l’ordre ou de la caste. Cela ne signifie pas l’égalité sociale : le contraste entre riche et pauvre est encore plus net, plus lourd de conséquences. Mais les médiations ontologiques précédentes sont supprimées : alors que le noble appauvri continue à appartenir à la noblesse, le capitaliste appauvri cesse d’être capitaliste.

Dépasser la contingence du capitalisme en posant soi-même une généricité.

La contingence dans le rapport générique de l’individu à l’ensemble de la société est un état de fait que l’individu transforme en questions (que faire ?) auxquelles il doit répondre pratiquement et théoriquement, conformément à ses besoins, ses intérêts, ses capacités.

La contingence des réponses individuelles ne peut être supprimée tout en étant limitée dans le champ objectif des possibles économiques.

Les individus peuvent dépasser cette contingence dans leur rapport avec le genre et la conduite de leur vie en investissant dans cette contingence, par leur action et leur pensée, une généricité qu’ils ont eux-mêmes posée.

Une connaissance ontologique et historique des rapports entre base et idéologie est importante aussi sur le plan méthodologique.

Le développement économique ne produit pas l’individualité comme forme de vie des hommes : l’individualité n’est pas simplement un produit direct, et ce n’est pas vrai même du point de vue purement causal.

Les effets causaux de l’économie ont en effet réussi à détruire la structure de classe qui existait précédemment et ainsi à supprimer socialement les médiations sociales qui agissaient auparavant sans entrave, mais ils ont seulement élevé par là la contingence dans le rapport générique de l’individu à l’ensemble de la société au rang de forme d’être objective inévitable : une contingence vide a pris la place de la médiation précédente, avec ses effets concrets.

Dans cette confrontation à l’ensemble de la société, l’individu transforme cet état de fait en une question à laquelle il doit donner une réponse pratique et souvent aussi théorique, conformément à ses besoins, intérêts et capacités vitaux, et même jusqu’à un certain point sous peine de disparaître, il se demande « que faire ? » dans la conduite de sa vie. Le développement économique met l’homme devant un hiatus problématique dans la conduite de sa vie, devant le problème de la contingence de sa propre existence générique.

Bien que le champ du possible objectif des réponses pratiquement réalisables soit économiquement limité, la contingence des réponses individuelles dans les limites de ce champ ne peut être supprimée. Le développement économique peut faire de cette contingence la base objective de toute pratique individuelle, mais la praxis, la pensée et l’action des hommes eux-mêmes peuvent remplir cette contingence avec le contenu d’une généricité posée par les hommes eux-mêmes dans la conduite de leur vie, et ainsi les hommes peuvent dépasser cette contingence.

On peut parler d’une nécessité tendancielle dans la partie strictement économique de la totalité sociale et de contingence dans l’autre partie.

Dans le mouvement social il y a constamment des hasards. Mais dans la totalité de l’être social il y a la partie économique au sens strict, « le règne de la nécessité », où les hasards se compensent, s’éliminent mutuellement et se synthétisent-en une unité tendancielle dominant le processus général, et l’autre partie du tout social, « le règne de la liberté », où le mouvement social, son rythme, ses étapes, ses accélérations, ses ralentissements, ses chefs sont soumis à une contingence impossible à éliminer.

La généricité humaine s’exprime dans cette dialectique (union et différence, corrélation et autonomie) de liberté, de contingence et de nécessité.

Le mouvement social, son accélération ou son ralentissement, dépendent beaucoup des hasards, et en particulier des gens qui se trouvent à la tête du mouvement : le rythme et les étapes du mouvement, la qualité des chefs sont soumis à une contingence impossible à éliminer.

La nécessité est étrangère à l’être social, excepté l’économie au sens le plus strict, et encore il s’agit des hasards qui s’éliminent mutuellement et se synthétisent en une unité tendancielle dominant le processus général : seule une compréhension du fonctionnement qualitativement différent de ces deux couches de la praxis sociale, une différenciation de la méthode du cours nécessaire de l’évolution en fonction du caractère social de la partie concernée de la totalité, peut mener à une vision ontologiquement correcte du rapport entre liberté et nécessité dans le cours de l’existence historique du genre humain.

Ainsi on ne peut pas dire que les temps ont été mûrs pour la théorie marxiste et qu’elle devait nécessairement être découverte : il est exact que les questions fondamentales de sa méthode étaient objectivement à l’ordre du jour du développement intellectuel, mais Engels, l’unique candidat réel pour être le substitut historique de Marx, doutait de posséder lui-même les capacités requises pour accomplir l’œuvre de Marx si celui-ci n’avait jamais existé.

Si dans l’interaction entre le règne de la nécessité et le règne de la liberté les catégories de nécessité, de contingence et de liberté ne sont pas comprises dans leur union indissociable et leur différence qualitative, alors la liberté devient un miracle transcendant le développement normal (idéalisme) ou le produit nécessaire de l’évolution (matérialisme mécaniste). Dans les deux cas disparaît le processus interactif réel, varié, inégal, d’identité et de différence, de corrélation et croissance relativement autonome entre les deux règnes, dans la dialectique duquel le caractère historique de la généricité humaine trouve une expression adaptée à son essence.

L’oubli chez l’individu de l’histoire et de la société.

La représentation selon laquelle le genre est un pur produit de la pensée, une abstraction revient à faire abstraction du cours de l’histoire, à supposer l’individu isolé, à ne pas reconnaître l’origine historique de l’individualité et à faire de cette individualité le fondement de la généricité.

Le premier type de réaction intellectuelle immédiatement fausse à l’être générique de l’homme est la représentation selon laquelle l’individualité humaine serait une donnée originelle de l’être de l’homme en général. Il n’est pas vrai que l’essence humaine est une abstraction inhérente à l’individu singulier, qu’à côté de l’être réel de l’individualité le genre serait un pur produit de la pensée, une abstraction acquise conceptuellement : faire abstraction du cours de l’histoire mène à supposer un individu humain abstrait, isolé.

L’individualité ne doit pas prétendre à une originalité et un rôle déterminant sur les fondements de la vie sociale : seul un stade particulier du processus de développement de l’humanité peut produire le développement de la singularité en individualité. L’individualité est un résultat spécifique du processus de transformation de l’ensemble des fondements de l’humanité, un produit particulier du processus général, fondé dans ce processus général. L’individualité n’est en aucune circonstance une forme d’être qui puisse fonder ontologiquement la socialité.

Les modèles utopiques de la nature ou de la raison.

L’être de la nature peut être considéré comme un modèle parfait par rapport à l’imperfection d’une société où la généricité se pulvérise en localismes, en généricités locales imparfaites, incomplètes. Implicitement la raison est dans la nature.

Une construction sociale utopique construite par la raison à partir d’une critique de la société présente considérée comme irrationnelle est censée réaliser la généricité humaine authentique et indiquer le chemin vers cette généricité.

Cette raison qui n’existe pas dans la société présente n’a de pouvoir de novation que dans le présent, selon une conception de l’avenir comme solution contingente à la contingence du présent, conception qui est mieux adaptée au caractère contingent de la situation sociale de l’homme du capitalisme.

L’appel à la nature déjà toute prête et tout existante est plus facile pour aborder la société présente que la construction par la raison d’une utopie.

Le deuxième type d’approche idéologiquement fausse du complexe de problèmes de la généricité humaine est la mise en contraste de la nature, comprise comme valeur, avec la société. La perfection de la nature fournirait un correctif des défauts concrets de la société (le droit naturel corrige le droit positif), dans la mesure où la généricité humaine n’a pu pour le moment se réaliser que dans les formations partielles des plus différentes, avec leurs spécificités locales. Cette conception, avec la représentation d’un ancien « âge d’or », relève d’une représentation religieuse sécularisée (Dieu a créé les hommes parfaits, le monde est imparfait, il faut retrouver la perfection). Les exigences justes et même réalisables opposées aux réglementations en vigueur peuvent acquérir une signification pratique pour la société : il s’agit alors d’une idéologie qui agit correctement dans ses conséquences sociales mais sur une base intellectuelle et factuelle purement fictive.

Au fur et à mesure que les barrières naturelles reculent, l’appel à la nature face à la société perd de sa capacité à se justifier. L’identité entre nature et raison (qui existait de manière latente, en contraste avec que l’être social empirique) disparaît à la Renaissance.

Apparaît alors comme critique et modèle la rationalité d’une construction sociale utopique, fondement social d’un objectif de réalisation de la généricité humaine authentique, chemin vers cet objectif. La non-existence et le devoir être de la rationalité sont mis au premier plan.

Quand la nature était le modèle, il s’agissait d’engendrer un être existant dans la nature mais n’étant pas encore sur le plan social. Maintenant la raison n’a un pouvoir intellectuel que dans le présent, en tant que nouveauté : le devoir-être rationnel est opposé à l’être jusqu’à présent irrationnel pour remodeler ce dernier.

Dans la mesure où l’avenir est compris de façon résolue comme avenir, cette position exprime de manière un peu plus adéquate le comportement de l’homme qui est devenu contingent dans son être social : l’être-pas-encore du rationnel, et donc aussi la contingence de l’homme comme être générique, sont reconnus plus clairement, mais la limite de cette adéquation tient au fait qu’on pose simultanément l’omnipotence et l’impuissance de la raison.

Mais la nature comme modèle du remodelage peut s’impliquer dans les faits réels de l’être social et en réaliser de manière réformiste les éléments plus facilement que ne le fait l’utopie qui n’entre en contact avec l’être qu’au moyen de la critique du présent : la nouvelle méthode de l’utopie n’est pas en mesure d’éliminer complètement l’ancien appel à la nature.

La difficulté à penser sa propre généricité.

La pensée de l’homme a du mal à saisir les complexes de problèmes de l’être social aussi élémentaires que sa propre généricité.

Les réactions intellectuelles à l’être générique de l’homme, aux problèmes ontologiques du rapport entre l’espèce et l’individu dans l’être social, sont souvent fausses quant à leur base intellectuelle et factuelle mais agissent correctement dans leurs conséquences sociales.

A l’occasion du processus de socialisation le couple indissociable de catégories espèce/individu, qui fonctionnait comme régulateur naturel de relations décisives mais sans conscience de la part des individus, acquiert une importance objective croissante du fait qu’il devient conscient, mais ce couple si élémentaire pour l’existence humaine n’est pas encore parvenu à imposer socialement une compréhension adéquate.

La pensée de l’homme a du mal à saisir, ne serait-ce que de manière approximative, les complexes de problèmes de l’être social aussi élémentaires que sa propre généricité.

L’individu est considéré comme le fondement et le principe directeur de la généricité, ou bien la « nature » ou « la raison » sont considérées comme les fondements méthodologiques de la détermination de la généricité.

Ces orientations ne saisissent pas les véritables problèmes ontologiques de la généricité mais elles contiennent des résultats dans lesquels les périodes historiques de la généricité sont reflétées souvent d’une manière pas totalement inexacte et même parfois assez adéquate, ce qui prouve que, au cours du développement de l’humanité, le problème de sa propre généricité, occulté de façon purement théorique, n’a jamais disparu de l’ordre du jour de la praxis et des formes de conscience de cette praxis.

Le marxisme veut faciliter le développement de la généricité de l’homme.

Le marxisme met au centre de son travail ce problème de la généricité de l’homme.

Marx critique les utopies, essaye de comprendre chaque phénomène d’un point de vue historique, est attentif aux tendances des réactions pratiques qui surgissent de l’être social, et sur le plan pratique et politique, il s’agit pour lui de favoriser activement ces tendances.

La classe ouvrière n’a pas à réaliser un idéal, un monde imaginé de raison et de bonheur, mais seulement à libérer les tendances de la nouvelle généricité, libérer les éléments de la nouvelle société que porte dans ses flancs la vieille société, libérer ce qui est existant dans le processus de formation de l’humanité mais qui ne s’est pas encore réalisé de manière authentique.

Il faut se préparer à cette libération des tendances latentes, libération qui n’est pas toujours et partout possible.

Quand le marxisme met ce problème de la propre généricité de l’homme au centre de sa vision de l’histoire, au cœur de sa théorie, il est sur le plan méthodologique en opposition avec les présentations précédentes de ce problème tout en étant dans la continuité de ce problème (continuité objectivement conditionnée par l’être), apparaissant comme le prolongement le plus cohérent de tous les précurseurs qui ont voulu élucider ce problème.

Dans cette perspective, Marx essaye de dépasser toute aspiration utopique, il essaie de comprendre chaque phénomène à partir de son historicité concrète.

Surtout il est très attentif à la façon dont les tendances des réactions pratiques surgissent de l’être social, ce qui permet de dégager la norme directrice de la praxis authentique : il s’agit par un examen correct de l’étant effectif de percevoir à temps l’apparition de ces tendances par une connaissance appropriée de l’être véritable, et de favoriser ces tendances activement.

La classe ouvrière n’a pas à réaliser d’idéal mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s’effondre.

Les utopistes, en obéissant à la raison, veulent mettre au monde quelque chose de meilleur que ce qui a existé jusqu’à présent, alors que Marx veut seulement contribuer par sa pensée à ce que ce qui est de quelque manière existant dans le processus de formation de l’humanité soit en mesure de réaliser dans l’être social son être authentique, ce qui n’est pas toujours et partout possible. Mais il faut observer et comprendre ces phénomènes avec précision pour qu’au moment donné une telle libération de tendances latentes soit rendue possible et facilitée pour l’être social.

Cette méthodologie et cette pratique constituent le sens de la théorie marxienne de la constitution de la généricité humaine adéquate.

La superstructure a pour « base » l’économie, mais la superstructure est autonome.

Dans la constitution de la généricité de l’homme, l’économie est la base dans la mesure où le travail introduit dans l’être les positions téléologiques et les décisions alternatives qui constituent la spécificité de l’être social, qui constituent la généricité humaine.

La nature téléologique et alternative du travail est tel que, si aucune catégorie déterminante de la praxis n’a ses racines dans l’économie, la détermination de l’économie n’est jamais nécessaire, rectiligne, univoque à la façon de la causalité.

La base de cette constitution de la généricité est le niveau de développement économique. Ce niveau de développement économique, qui permet le règne de la liberté, la fin de la préhistoire, le début de l’histoire du genre humain, n’apparaîtrait pas réellement s’il devait d’abord imaginer des tendances de la vie et ensuite les réaliser, s’il ne libérait pas des tendances de la vie depuis longtemps présentes.

Il n’y a rien dans l’être social qui puisse devenir une catégorie déterminante de la praxis qui n’ait d’une manière ou d’une autre des racines effectives dans l’économie et donc également dans la généricité de son temps (l’économie rend par ses conséquences pratiques les décisions alternatives non seulement possibles mais aussi tendanciellement inévitables, l’économie est une base indispensable). Simultanément le rôle déterminant de l’économie ne peut jamais revêtir un caractère nécessaire, rectiligne et univoque.

Décrypter les ontologies implicites : Lukacs

Georges Lukacs : « Prolégomènes à l’ontologie de l’être social », traduction de Aymeric Monville et de Didier Renault, 2009, pages 37 à 76.

Deuxième lecture.

L’opportunisme politique des philosophes et des scientifiques se manifeste, consciemment ou non,  par l’agnosticisme ontologique ou par l’adhésion totale ou partielle à une ontologie de type fragile.

La bourgeoisie dans la féodalité a besoin de développer les sciences pour moderniser les techniques de production, mais il lui faut composer avec la religion catholique, les rois et les nobles.

Reprenant l’idéologie de la « double vérité » du nominalisme (la vérité de la foi et la vérité de la raison), Descartes amorce ce processus de conciliation en laissant une place à la religion catholique et à Dieu.

La question « qu’est-ce qui fait que la science est scientifique ? » devient le fondement philosophique de la scientificité des sciences : la théorie de la connaissance, la logique et la méthodologie, censées valider les résultats scientifiques, expriment ce compromis (compromis qui a exigé des concessions non seulement de la part des scientifiques mais aussi de la part de la fraction la plus intelligente du clergé et de la noblesse), et actuellement, malgré la prise de pouvoir de la bourgeoisie lors des révolutions et la perte de pouvoir de la religion catholique, les néopositivistes, de nombreux philosophes et scientifiques sont dans cette tradition qui consiste à faire une place ou même à laisser toute la place à l’ontologie religieuse, ou bien à ne laisser aucune place à l’ontologie : pour ces philosophes et scientifiques l’ontologie concerne quelque chose qui n’a pas d’importance épistémologique donc scientifique, à savoir la réalité, qui n’est pour eux qu’un simple donné empirique négligeable.

La raison de cette persistance de l’opportunisme des scientifiques dans le monde bourgeois (opportunisme qui se manifeste donc en particulier par l’agnosticisme ontologique), elle est quand Hobbes ou Mandeville expriment les conséquences morales réelles du système capitaliste : la bourgeoisie a besoin de respectabilité, et par conséquent elle doit dire que la réalité n’a pas d’importance scientifique, et que la théorie de la connaissance telle qu’elle est exprimée par exemple par certains textes de Kant et par le néokantisme, ou la logicisation du réel par Hegel et par certaines variétés de marxisme, permettent de valider complètement les théories dites scientifiques.

Et effectivement, les théories scientifiques les plus complexes, celles qui fonctionnent le mieux, peuvent s’exposer en termes gnoséologiques sans aucune référence à l’être.

Poincaré dit que la théorie héliocentrique de Copernic est meilleure parce qu’elle est plus simple : on exprime ainsi les lois de l’astronomie dans un langage bien plus simple.

Carnap soutient que la mesure d’une montagne n’est pas affectée par la nature ontologique de cette montagne (même si on ne peut mesurer que des montagnes réellement existantes).

On peut facilement dire que les voitures sont en termes gnoséologiques de pures impressions des sens, des représentations, mais lorsque je suis renversé par une voiture, il ne s’agit pas d’un choc entre ma représentation de la voiture et la représentation que j’ai de moi-même, c’est mon existence d’homme vivant qui est mise en péril dans son être par une voiture existante.

Il est nécessaire d’élucider les ontologies implicites des discours scientifiques et philosophiques et de critiquer les ontologies explicites quand elles existent (en particulier les ontologies qui ne reconnaissent pas de manière dialectique les trois types d’être).

Husserl, Heidegger, les existentialistes font un retour à l’ontologie, prenant conscience de l’importance du réel, de l’insuffisance de la théorie de la connaissance, de la logique et de la méthodologie, et de la nécessité de l’ontologie, une ontologie non religieuse, pour valider les théories scientifiques. Mais ces philosophes ne prennent pas vraiment en compte la socialité de l’homme.

L’ontologie doit distinguer trois types d’être indissociables et pourtant distincts, l’être inorganique, l’être organique et l’être social.

Une première déformation de l’ontologie implicite du discours scientifique ou philosophique consiste à ne pas voir un type d’être (il s’agit de disciplines scientifiques engagées par des praxis et des demandes non maîtrisées, des disciplines inconscientes de leur présupposé ontologique, du présupposé ontologique de leur méthodologie, des disciplines qui doivent par conséquent être l’objet de l’élucidation et de la critique ontologiques).

Les matérialistes mécanistes considèrent ainsi que les caractéristiques et les catégories propres à l’être inorganique sont valables pour les deux autres catégories d’être, même s’il est vrai que l’être organique est né à partir de l’être inorganique et que l’être social est né à partir de l’être organique et de l’être inorganique. Ces matérialistes négligent aussi bien l’autoreproduction des organismes dans l’être organique que les décisions alternatives dans l’être social.

Autre exemple : certains psychologues et psychanalystes ne prennent en compte que les pulsions et les instincts, la conscience n’existant pratiquement pas puisqu’elle n’est que l’intériorisation passive des normes sociales : ils ne reconnaissent pas les caractéristiques spécifiques de l’être social.

Une deuxième déformation de l’ontologie est celle qui avec raison part de la vie quotidienne mais en reste à l’immédiateté de cette vie quotidienne, ne franchissant pas le pas de la désanthropomorphisation et de la critique ontologique de l’immédiateté.

La genèse et l’autodéploiement de l’être sont dans l’histoire dialectiquement inséparables.

Pour atteindre la vérité de l’être, il faut adopter une démarche historique mais aussi dialectique, et concernant tous les types d’être.

En ce qui concerne l’aspect historique, la forme et le contenu de tout étant ne peuvent être connus que par la connaissance de ce que cet étant est devenu au cours d’un développement historique pluriel, non univoque, non unilatéral.

Considérons le cas particulier de l’être social. L’être social pour Marx se caractérise par la praxis, par l’adaptation active de l’homme à son environnement, par le recul des barrières naturelles et par l’apparition d’une pensée du monde, ce qui n’éloigne pas de la perspective historique puisque la praxis est le facteur essentiel de la genèse de l’être social à partir de l’adaptation purement passive à l’environnement de l’organisme et que le recul des barrières naturelles constitue, après la genèse de l’être social, l’autodéploiement de l’être social.

Cette constatation de la coexistence dans l’être social du moment de la genèse et du moment de l’autodéploiement, moments inséparables, n’est pas valable pour le seul être social : la genèse et l’autodéploiement sont deux moments égaux bien que non homogènes de la processualité historique de tout être (la genèse d’un mode d’être n’est pas un acte par lequel un nouvel être, restant de façon permanente, devient réalité et se reproduit ensuite de manière isolée et homogène).

L’autodéploiement ne doit pas être oublié, et il y a dialectique entre la genèse et l’autodéploiement.

Puisque l’essence de l’homme est l’ensemble de ses relations sociales, la connaissance qui apparaît en même temps que la praxis peut concerner l’être social et tous les types d’être.

Considérons à nouveau le cas particulier de l’être social pour traiter de cette apparition de la totalité de la vie spirituelle, de la pensée du monde dans la subjectivité d’un individu humain en même temps que l’apparition de la praxis de cet individu.

L’essence humaine, l’essence d’un individu humain est non une abstraction inhérente à l’individu singulier mais l’ensemble des rapports sociaux dans lesquels est entraîné cet individu humain, et la généricité de l’homme n’est pas comme la généricité de n’importe quel étant, une généricité reliant les individus de façon purement naturelle (comme si l’homme était un individu isolé), mais une généricité sortie du mutisme de l’être organique, généricité qui constitue une base pour les rapports sociaux, les interactions sociales de chaque homme.

Ces rapports sociaux mettent chaque homme ontologiquement en mesure d’étendre cette totalité de sa vie spirituelle à la sphère complète, objective et subjective, de sa vie, en mesure de transformer les résultats de ces interactions sociales en composantes de son développement, développement qui s’exprime de manière permanente dans ces interactions sociales.

Un tel homme qui étend la totalité de sa vie spirituelle à la sphère complète de sa vie et qui intègre à son développement les relations sociales dans lesquelles il est inséré tout en exprimant son développement de manière concrète et permanente dans ces mêmes relations sociales, un tel homme peut aborder l’être social et étudier la genèse et le développement de l’homme sans faire appel à la transcendance : un tel homme peut connaître l’être social de manière aussi claire, aussi rationnelle, aussi explicable qu’il connaît la nature c’est-à-dire l’être inorganique et l’être organique, si bien qu’il acquiert ainsi une conscience de l’être dans son universalité et sa réalité.

Si la théorie de la connaissance (chez Kant), la logique (la logicisation chez Hegel) et la méthodologie, à la suite du nominalisme qui proclamait l’existence d’une double vérité, celle de la foi et celle de la raison, submergent l’ontologie, c’est pour préserver la marge de manœuvre de l’ontologie religieuse. Le néopositivisme, malgré les apparences, se place dans cette perspective opportuniste.

Mais comme la question de l’être est liée à la vie et à la praxis, Heidegger fustige l’oubli de l’être, mais son être est celui de l’individu isolé, tourné sur lui-même, la question fondamentale de la philosophie pour lui est l’être d’un individu jeté dans le monde extérieur à lui (la nature et la société) : tel est pour lui l’être authentique de l’individu.

La mise entre parenthèses de la réalité par Husserl, qui répond à l’intention ontologique de l’intuition d’essence, reste confinée à la théorie de la connaissance, ne reconnaissant ni le processus de la coexistence des trois types d’être (ce qui exclut toute types de dualisme âme-corps, nature-culture) ni l’apparition dans la causalité du phénomène du travail et de la téléologie.

Comment expliquer ces fausses approches de l’ontologie ? Si la bonne approche de l’ontologie consiste à conjuguer l’approche de la vie quotidienne, des états de fait, avec la connaissance scientifique, l’approche de la vie quotidienne est souvent déformée (on se fie aux apparences, à l’immédiateté), l’approche scientifique également (le critère de vérité de la théorie n’est que la praxis de l’époque, la science se fonde sur une pratique sociale et donc une méthodologie souvent inconscientes).

Les idéologies sont les formes sous lesquelles les hommes prennent conscience des conflits sociaux et mènent ces conflits jusqu’au bout : les idéologies, dans la mesure où l’homme se demande si ce qui est important pour lui doit être considéré comme existant ou comme apparent, peuvent rapprocher comme éloigner de l’être.

L’ancien matérialisme se trompe quand il considère que l’enchaînement causal de la nature inorganique s’impose automatiquement à l’être dans sa totalité, même s’il est vrai que cet enchaînement causal est un fondement ontologique de tout être plus complexe, dans la mesure où ce matérialisme néglige l’auto reproduction des organismes et la position téléologique et les décisions alternatives sur lesquelles cette position téléologique se fonde dans l’être social.

Un compromis idéologique de la science, nécessaire à la satisfaction des besoins économiques et sociaux, avec la monarchie, les restes de la féodalité et l’idéologie chrétienne s’énonce sous la forme de la question « qu’est-ce qui fait que la science est scientifique ? » (la question de la scientificité des sciences, la question qui définit la théorie de la connaissance), autre forme de la « double vérité ».

Ce compromis est renforcé récemment par la nécessité de l’agnosticisme ontologique, pour maintenir la respectabilité bourgeoise face aux conséquences morales du capitalisme que montrent Hobbes, Mandeville ou Marx : la réalité est représentée comme insignifiante, non scientifique.

Alors que les théories scientifiques les plus complexes, celles qui fonctionnent le mieux, peuvent s’exposer en termes gnoséologiques sans aucune référence à l’être (la théorie copernicienne « exprime les lois dans un langage plus simple »), la vie quotidienne ne peut être portée à la conscience sans une référence permanente à l’être : les fait les plus primitifs et les plus élémentaires de l’être sont un point de départ pour une ontologie qui veut réellement saisir l’être. Mais dans la vie quotidienne les problèmes de la praxis ne se présentent que sous une forme d’immédiateté qui peut conduire à des déformations de la nature véritable de l’être.

Le retour authentique à l’être véritable ne peut se produire que si ses qualités essentielles sont saisies comme moments d’un processus de développement par essence historique. Il s’agit d’étudier les processus dans leur spécificité dynamique. Il ne s’agit pas d’un changement des objets et de leurs relations laissant inchangées les catégories qui en déterminent l’essence puisque les catégories sont des formes d’être et des modes d’existence, si bien que le contenu et la forme de tout étant ne sont compréhensibles que par ce que cet étant est devenu au cours du développement historique, en tenant compte du fait que le processus de l’histoire est causal, pluriel, non univoque, non unilatéral, non rectiligne, qu’il s’agit toujours d’une tendance de développement mise en mouvement par les interactions réelles des différents complexes actifs et que par conséquent les changements ne peuvent être immédiatement jugés comme des progrès ou des régressions (sans parler de la question de savoir dans quelle mesure on peut parler dans le processus global de l’être social d’un progrès ou d’une régression au sens de la totalité de l’être concerné).

Au sein de la société bourgeoise on peut trouver des formes étiolées, travesties de sociétés antérieures, par exemple la propriété communale, de même, quand on dit que les catégories de l’économie bourgeoise possèdent une vérité valable pour toutes les autres formes de société, il faut préciser que dans ces autres sociétés les catégories de l’économie bourgeoise peuvent avoir des formes développées mais aussi étiolées, caricaturées, etc., des formes différentes.

Mettre en avant l’historicité, c’est critiquer radicalement toute absolutisation de la vie quotidienne, mais l’ontologie de Marx ne se limite pas à ce contrôle des faits, elle part dès le début des principes les plus profonds de l’être social c’est-à-dire de la primauté ontologique de la praxis par rapport à la pure contemplation de la réalité propre aux ontologies matérialistes qui se concentrent exclusivement sur le terrain théorique (et qui considèrent la praxis comme une forme d’expression empirique des conceptions du monde idéalistes qu’elles étudient).

Pour Marx, l’être social en tant qu’adaptation active de l’homme à son environnement repose sur la praxis (les caractéristiques réelles importantes de l’être social ne peuvent être comprises qu’à partir de l’examen ontologique des présupposés, de l’essence, des conséquences de cette praxis), ce qui n’implique pas le passage au second plan de l’approche historique des divers types d’être, de leur formation processuelle l’un par l’autre, puisque la position ontologique centrale de la praxis dans l’être social est le facteur essentiel de la genèse de l’être social à partir de l’adaptation purement passive à l’environnement qu’on trouve dans la sphère d’être de la nature organique (la position centrale de la praxis se montre dans le fait que l’exactitude de nos pensées ne peut être prouvée que dans la praxis, dans le fait que la praxis est le facteur décisif de l’auto-éducation, dans le fait que tous les conflits que l’homme doit maîtriser intellectuellement ont leur racine et leurs débouchés sur les contradictions de la praxis dans la vie des hommes).

Dans le processus autogénétique de l’être social, l’opposition entre l’adaptation passive et l’adaptation active joue un rôle décisif comme déploiement continuel et tendanciel du recul des barrières naturelles dans l’être social, si bien qu’il n’est pas du tout question de s’arrêter à l’analyse isolée de la genèse considérée comme un acte unique par lequel un nouvel être reste de façon permanente et se reproduit de manière isolée et homogène (genèse et autodéploiement sont deux moments égaux bien que non homogènes de la processualité historique de tout être : la méthode de Marx pour connaître l’essence de l’être est en même temps historique et dialectique).

Il ne s’agit donc pas d’étudier les modes d’être singuliers de manière statique, isolée, et d’absolutiser abstraitement les relations catégorielles mises en lumière pour ensuite « appliquer » à d’autres types d’être le rapport ainsi obtenu. La méthode historique et dialectique concerne tous les types d’êtres et non seulement l’être social. Tout être a une nature processuelle historico-dialectique.

Feuerbach néglige la socialité de l’être, ne conçoit l’homme que comme un individu isolé, c’est-à-dire sépare par la pensée des choses qui coexistent inséparablement sur le plan de l’être : il méconnaît l’essence humaine comme ensemble des rapports sociaux, comme généricité non muette.

Avec cette conception de l’essence humaine comme une abstraction inhérente à l’individu singulier, Feuerbach est forcé de concevoir la généricité comme muette par essence, comme reliant les individus de façon purement naturelle.

La totalité de la vie spirituelle qui n’apparaît qu’en même temps que l’être social ne peut être pour lui qu’un miracle inexplicable dans la mesure où cette vie spirituelle est détachée de la praxis qui la fait naître.

La généricité sortie du mutisme est une base qui donne naissance chez l’homme à des interactions sociales qui le mettent ontologiquement en mesure et même qui le forcent directement à étendre cette totalité de la vie spirituelle, cette pensée du monde à la sphère complète, objective et subjective, de sa vie, et à transformer les résultats de ces interactions en une composante organique de sa propre existence c’est-à-dire de son propre développement, développement qui ne peut s’exprimer réellement que dans ces interactions permanentes avec l’ensemble des rapports sociaux.

Il faut donc fonder l’être social de cette façon : tout moment de transcendance disparaît de la genèse et du développement de l’homme. L’être social trouve ainsi une clarté rationnelle, une univocité explicable scientifiquement, analogue à l’univocité que la pensée humaine ainsi apparue et mise en mouvement à partir de là, obtient peu à peu par rapport à la nature.

La généricité est une qualité objective élémentaire de tout étant, c’est pourquoi le dépassement de son mutisme élémentaire peut devenir le fondement ontologique et le critère des efforts humains pour acquérir une conscience de l’être dans son universalité et sa réalité.

Première lecture du même texte.

Les obstacles à une pleine compréhension des problèmes de l’être : la théorie de la connaissance, le néopositivisme, etc.

La mission sociale de la théorie de la connaissance, quant à son but principal, consiste à affronter et à garantir le droit à l’hégémonie scientifique des sciences de la nature mais de telle sorte que reste préservée la marge de manœuvre idéologique de l’ontologie religieuse.

Malgré l’interdit des néopositivistes (la question de savoir si quelque chose est ou n’est pas n’est pas scientifique), comme la question de l’être est liée à la vie et à la praxis, des philosophes comme Husserl, Scheler, Heidegger ou les existentialistes français ont pu trouver un écho : la pensée ne peut faire abstraction de l’approche ontologique des problèmes du monde.

Les trois types d’être constituent notre condition ontologique.

Pour étudier l’essence et la spécificité de l’être social, nous ne pouvons éluder les problèmes généraux de l’être, c’est-à-dire la corrélation et la différence entre les trois grands types d’être. L’être humain appartient à la sphère de l’être biologique, et les modes d’être déterminés par la biologie présupposent intérieurement comme extérieurement une coexistence permanente avec la nature inorganique.

La condition ontologique de l’homme est au fondement de toute praxis et donc de toute pensée (la pensée part de la praxis pour la guider, modifier, consolider, etc.).

Pour approcher correctement l’être, conjuguer le mieux possible (l’idéologie peut-être un stimulant ou un frein à cette coopération) l’expérience pratique immédiate de la vie quotidienne (dont nous avons une connaissance souvent déformée) avec la conquête scientifique de la réalité (dont nous avons aussi souvent une connaissance déformée, insuffisante).

On ne peut considérer ontologiquement l’être social sans partir des faits les plus simples de la vie quotidienne de l’homme (on ne peut chasser qu’un lièvre existant). D’autre part comme l’homme n’agit jamais en pleine connaissance de cause, l’être réel se présente souvent sous des traits déformés (nous nous fions aux apparences immédiates, nous projetons dans l’être des déterminations que nous imaginons, nous confondons les moyens pour connaître l’être avec l’être lui-même). S’il faut donc partir de l’immédiateté de la vie quotidienne, il est nécessaire aussi de la dépasser pour saisir l’être en tant qu’authentique en soi, et réciproquement les moyens de la maîtrise intellectuelle de l’être doivent être soumis à un examen critique permanent sur la base de leur plus simple constitution ontologique : la corrélation de ces deux points de vue idéologiques, qui ont simultanément des tendances vraies et fausses, nous rapprochant ou nous éloignant par rapport à l’être, permet de s’approcher de ce qu’est réellement l’être en tant qu’étant.

Seule la coopération correcte entre l’expérience pratique quotidienne et la conquête scientifique de la réalité peut produire une approche authentique de la vraie nature de l’être, mais ces deux composantes peuvent aussi être pourvues de fonctions qui bloquent cette progression, sans parler des moments purement idéologiques (l’idéologie comporte les formes sous lesquelles les hommes prennent conscience du conflit qui surgit des fondements de l’être social et le mènent jusqu’au bout) qui peuvent devenir soit un stimulant soit un frein pour cette coopération, selon les intérêts sociaux de classe.

Coexistence indissociable des trois formes d’être.

Pour approcher correctement l’être il faut le considérer comme un processus, c’est-à-dire il faut avoir simultanément la connaissance de la spécificité de chaque mode d’être et la connaissance des relations, interactions, interrelations concrètes de ces modes entre eux.

L’homme appartient simultanément à la nature et à la société : le processus d’hominisation recule les barrières naturelles sans les faire disparaître.

L’homme n’a pas une nature dualiste selon un clivage ontologique de son être entre l’esprit ou l’âme et le corps.

Les fonctions de l’être de l’homme qui restent fondées dans la nature se socialisent de plus en plus (la nutrition, la sexualité).

Les caractères propres à l’être social (comme la cruauté) ne doivent pas être imputés à la nature.

Les raisonnements erronés par analogie.

Les catégories des processus de la nature inorganique sont appliquées sans examen à la nature organique et même à l’être social des hommes.

Réciproquement les catégories de l’être social sont appliquées à des processus naturels mal connus, ce qui est une conséquence spontanée, évidente, une habitude tirée de la relation immédiate de l’homme à son environnement.

Le travail et la praxis introduisent dans l’être l’interaction entre la téléologie et la causalité : ce modèle de la position téléologique transformatrice de la réalité est appliqué de manière erronée à la nature.

Le travail consiste en une position téléologique consciemment accomplie qui, lorsqu’elle part de faits correctement connus au sens pratique et qu’elle les utilise correctement, est en mesure de faire naître des processus causaux, de modifier des processus et des objets de l’être qui autrement ne fonctionneraient que de manière spontanée, et même de donner naissance à des objets qui n’existaient absolument pas avant le travail : le travail (et ses conséquences sociales, la praxis sociale) introduit dans l’être l’interaction entre téléologie et causalité, alors qu’avant il n’y avait dans la nature que des processus causaux.

Ce modèle de la position téléologique transformatrice de la réalité, fondement ontologique de toute praxis, est appliqué par analogie aux processus naturels mal connus, application mystificatrice qu’on retrouve à toutes les époques (puisque le nombre infini de moments et de processus avec lesquels l’homme entre en relation dans la nature et dans la société fait qu’il n’est pas en mesure de prendre ses décisions téléologiques en connaissant et en prévoyant tous ses éléments et ses conséquences), application mystificatrice qui relève d’un processus historique (puisque la constante augmentation de moments maîtrisés par la pensée ou sur le plan immédiatement pratique agit sur la praxis, sur la pensée qui la prépare et sur la pensée qui en résulte, en tenant compte du fait que l’image éventuellement erronée de l’être pour chaque période dépend de sa capacité apparente à fonder théoriquement une praxis la plus étendue possible et remplissant sa fonction conformément à la situation, la praxis étant ainsi le critère de la théorie).

L’idéologie régule socialement, conformément aux besoins sociaux du moment (l’intérêt général), les décisions téléologiques.

L’idéologie, comme forme sous laquelle les hommes prennent conscience du conflit qui surgit des fondements de l’être social et le mènent jusqu’au bout, est un régulateur social qui règle conformément aux besoins sociaux vitaux du moment les décisions alternatives posant le contenu de la téléologie (« alternatif » : l’homme sort de la sphère des besoins biologiques qui agissent de façon purement spontanée, il sort de la satisfaction purement biologique, les positions téléologiques ayant donc un caractère alternatif).

Notons que les régulations sociales de type réglementation, prescription, ordre ou contrainte juridique, sous peine de sanction, mis en place par des gouvernements et des systèmes juridiques dans les sociétés de classe ne concernent qu’une minorité.

L’exécution constante et correcte du travail engendre chaque jour des conflits et la manière dont ils sont résolus comporte très souvent des questions vitales pour la société : l’idéologie intègre les décisions individuelles dans un contexte général, explique à l’individu qu’il est indispensable pour son existence de tenir compte des décisions allant dans le sens de l’intérêt général, un intérêt général ayant d’autant plus un caractère idéologique que les hommes sont moins capables de saisir l’être réel.

Les projections de type religieux (tout dans le monde est produit par un travail) participent à la production de l’idéologie jusqu’à ce que des processus d’élucidation idéologique prennent le dessus.

Les hommes forment immédiatement des représentations à partir de leurs expériences de l’être, représentations qu’ils projettent de façon analogique dans l’être, et comme le travail et le langage constituent la partie la plus méconnue de la vie, ces projections et conclusions, prises à tort pour l’être réel, font jouer aux hommes un rôle déterminant : tout ce qui advient d’essentiel dans le monde n’apparaît pas comme fondé en soi-même mais comme produit par une activité (transcendante).

L’idéologie produite par ces projections de type religieux, tout en cachant la nature véritable de l’être derrière une seconde réalité soi-disant plus authentique, plus élevée, reste une puissance sociale réelle et constitue une partie inséparable de l’être social, et ce n’est que quand cette puissance pratique qui influence immédiatement la praxis, l’être social, s’affaiblit que peuvent intervenir des processus idéologiques d’élucidation qui débarrassent l’être des excroissances qui le défigurent.

L’ignorance de notre non-maîtrise absolue de nos décisions conduit à croire que les méthodes ou les modalités cognitives de découverte des rapports du monde, qui en elles-mêmes peuvent être extrapolées de manière presque illimitée, sont extrapolables aux questions de l’être, aux événements réels de l’être, aux tendances réelles, comme si l’évolution du réel n’était pas un processus.

L’ignorance de l’homme quant aux actes sociaux accomplis par lui-même (ignorance responsable de la religion) n’est pas seule responsable d’images du monde non conformes à l’être authentique : au cours du perfectionnement des processus de travail, des modalités cognitives ou des méthodes théoriques permettant une connaissance plus maîtrisable dans la pratique et souvent plus exacte de l’être peuvent également contribuer à éloigner de l’être : il s’agit ici aussi de la méconnaissance à se rendre compte que l’homme dans sa praxis n’est jamais en mesure de réaliser ses décisions alternatives en pleine connaissance de cause.

Ainsi le traitement mathématique sans erreur d’une relation inexistante ontologiquement ne la transforme pas en une relation réellement existante. Si dans le médium homogène des sciences mathématiques pures on peut accomplir des extrapolations de façon presque illimitée, dès qu’il est question de l’être, il faut se demander avant toute extrapolation si le processus à traiter est tel, dans son être même, que l’extrapolation serait en mesure d’éclairer précisément ses tendances réelles.

Inconscientes de la limite ontologique de l’applicabilité des mathématiques à des événements réels de l’être, les méthodes de manipulation propres au marché du capitalisme contemporain, les planifications et les décisions tactiques grossièrement manipulatrices des héritiers spirituels des méthodes staliniennes, ne conçoivent pas l’évolution de l’être comme un processus et ont en conséquence l’habitude mentale de penser que l’on pourrait déterminer son contenu, sa direction, en se fondant sur des extrapolations correctement appliquées. Il faut s’interroger si la quantification pure imposée à la pensée par l’être social lui-même (l’argent en économie) comme mode d’apparence exprime adéquatement la réalité économique, avant que des conséquences concernant l’être économique de la société puissent être de façon non critique tirées de la mathématisation de relations et de conditions monétaires.

De même la conception qui considère l’ordinateur comme modèle exemplaire de toute pensée méprise toute considération empirique de l’être orienté vers la qualité.

La nécessaire critique ontologique concerne non seulement la nature et l’applicabilité des mathématiques mais toutes les modalités supérieures de découverte des rapports du monde comme la théorie de la connaissance, la logique ou la méthodologie.

Déformation de l’être par la théorie de la connaissance ou par la logique, généralisations abusives, élévation à l’hégémonie de moments isolés, etc.

Chez Hegel, ce qui domine méthodologiquement, c’est le moment du caractère fondamentalement historique, processuel, de tout être sans exception, qui ne doit donc subir aucune déformation gnoséologique (dans la théorie de la connaissance, ce n’est pas l’être qui fonde la connaissance mais la connaissance qui fonde l’être, autrement dit cette théorie ne part pas des propriétés réelles de la nature, n’examine pas les déterminations ontologiques de la nature mais cherche une théorie abstraite et générale des déterminations de la connaissance de la nature : jugements synthétiques a priori, inconnaissabilité de la chose en soi, etc.). Mais Hegel logicise les configurations ontologiques dans leur essence la plus intime, les relations d’être : Hegel part des processus de la nature, mais la coexistence d’éléments mécaniques et chimiques, moment processuel important dans la nature inorganique, n’est pas une étape dans le développement vers la téléologie (les processus de la nature inorganique, dans certaines circonstances contingentes, produisent une assise pour la naissance de la vie, ce qui révèle un moment cryptotéléologique de la conception d’ensemble de Hegel).

L’ancien matérialisme, selon des généralisations abusives, considère que l’enchaînement causal de toutes les objectivités et tous les processus de la nature inorganique s’imposent automatiquement à l’être dans sa totalité : on néglige les transformations occasionnées par l’auto reproduction des organismes et par la position téléologique et les décisions alternatives sur lesquelles cette position téléologique se fonde dans l’être social.

La psychologie des profondeurs, freudisme inclus, fait non seulement de la vie psychique de l’homme déterminé biologiquement le seul fondement de l’être, mais de plus cette vie psychique, rendue totalement autonome, conjugué au fait qu’elle détermine la vie biologique en dernière instance, devient le principe de la connaissance en général : disparaît le fait que les actes de conscience dans les décisions téléologiques alternatives des hommes semblent souvent fonctionner comme seule source de leur propre activité (une apparence qui est un moment réel à ne pas négliger dans l’être social) et pourraient aussi ontologiquement constituer seuls la base réelle de la praxis humaine, de l’existence humaine.

Dans notre volonté de connaître l’être, la science est un facteur essentiel, mais elle doit être l’objet d’une critique ontologique : sa base méthodologique pratique, comme moment de l’être, est souvent inconsciente et les contrôles de la théorie de la connaissance ou de la logique ne fournissent aucune garantie quant aux déformations de l’être et même peuvent provoquer ces déformations.

Aussi nombreuses que soient les indications immédiates et les plus importantes sur l’essence de l’être social que la praxis fournit, il n’en reste pas moins que les tentatives d’interpréter correctement ces indications ne peuvent qu’échouer si elles en restent à cette immédiateté : les découvertes des sciences constituent une nécessité incontournable, elles permettent l’élucidation progressive immédiate de chacun des modes de l’être.

Mais une telle élucidation part fréquemment de déformations de l’être, car la science, considérée ontologiquement, se fonde très souvent sur une pratique inconsciente et donc très rarement en mesure de faire la lumière sur les moments de sa base méthodologique comme moments de l’être. Et cette élucidation aboutit fréquemment à des déformations de l’être : les organes de contrôle dont se dote la science (la théorie de la connaissance, la logique, etc.) ne fournissent aucune garantie contre ces déformations, et peuvent même les provoquer.

Contre les habitudes de pensée immédiate, la désanthropomorphisation consciente ouvre peu à peu la voie, au milieu de la religion, de la philosophie et des conceptions du monde dont il faut se débarrasser, aux sciences spécialisées

En opposition consciente aux habitudes de pensée immédiate de la vie quotidienne, les méthodes désanthropomorphisantes employées consciemment sont un des moyens essentiels pour connaître l’être tel qu’il est réellement, en soi. Sans ce processus, certains phénomènes immédiats de la vie quotidienne de l’homme seraient des barrières insurmontables pour la praxis et donc pour la connaissance authentique de l’être.

Dans les sociétés précapitalistes, les attitudes désanthropomorphisantes sont soit étroitement liées à la philosophie ou à la magie et à la religion, soit immédiatement liées à une production artisanale peu rationalisée.

Dans la période de transition, les liens des sciences avec les questions générales de la conception du monde sont encore forts.

Avec le capitalisme, comme les décisions alternatives dans la téléologie du travail sont toujours relatives à des complexes d’objectivités concrètes dans des buts concrets et ne peuvent remplir leurs fonctions que lorsqu’elles sont en mesure de les amener à une réalisation adéquate, la scientificité désanthropomorphisante qui fonde ces buts est orientée vers des connaissances toujours plus générales, sans couper le lien avec les tâches à réaliser.

Les sciences spécialisées résolvent les questions essentielles de la praxis (appliquées dans la pratique, elles peuvent être fausses sous certains aspects), mais elles sont devenues indépendantes de la mise en accord avec les questions générales de l’image du monde, avec les besoins philosophiques de la conception du monde.

A la période où la science doit ménager la religion succède une période où elle doit dissimuler non seulement son asservissement aux impératifs de la production mais les conséquences morales du capitalisme.

Ces sciences doivent se plier idéologiquement à la théorie de la connaissance, censée donner une infrastructure à la méthode scientifique mais surtout supprimer de la réalité reconnue comme la seule objective les fondements éventuels et les conséquences ontologiques des méthodes et des résultats scientifiques, à cause de leur soi-disant manque de fondement scientifique. Il s’agit de dissimuler le pouvoir social de la religion et les besoins économiques et sociaux que doivent satisfaire les sciences spécialisées. Le pouvoir de la religion diminuant et les tendances matérialistes et athées pouvant se développer, le refus persistant de la part de la théorie de la connaissance d’une ontologie matérialiste de la nature et de la société menée jusqu’à son terme ultime s’explique par la mise à jour des conséquences morales du système capitaliste en particulier par Mandeville et Marx : la question concernant la réalité est repoussée comme naïve, non scientifique, le simple être empirique est insignifiant sur le plan philosophique et même scientifique.

Saisir les faits du quotidien comme moments d’un processus historique.

En opposition à cette attitude, une ontologie qui veut réellement saisir l’être comprend qu’il est impossible de porter la vie quotidienne à la conscience – justement à cause de son immédiateté – sans une référence permanente à l’être.

Il faut partir des faits les plus primitifs et les plus élémentaires de l’être, mais sans les absolutiser (on a tendance à pérenniser le donné immédiat, et on ne doit pas se limiter au contrôle des faits mais en même temps éclairer de nouveaux processus réellement dialectique).

Le retour à l’être véritable ne peut se produire que si ses qualités essentielles sont toujours saisies comme moments d’un processus de développement, par essence historique : il s’agit d’étudier les processus dans leurs spécificités dynamiques, d’étudier non seulement les changements des objets et leurs relations mais aussi les changements des catégories (formes et modes d’existence) qui déterminent l’essence de ces objets et relations.

Autant la forme que le contenu de tout étant ne peuvent être rendus compréhensibles que par ce qu’il est devenu au cours du développement historique.

Le sens progressif ou régressif des changements ne peut être prévu.

Le processus de l’histoire est causal, pluriel, non univoque, non unilatéral, non rectiligne, il est toujours une tendance de développement mis en mouvement par les interactions et les interrelations réelles des différents complexes actifs, le sens que prennent alors les transformations ne pouvant être immédiatement jugé comme un progrès ou comme une régression, l’un ou l’autre pouvant devenir la tendance dominante au cours du processus, indépendamment de la question de savoir s’il y a un progrès pour le processus global de l’être social.

La primauté ontologique de la praxis (et non de la contemplation) dans l’être social explique les autres catégories dans la dimension processuelle de leur être.

La critique de l’absolutisation de la vie quotidienne, le contrôle des faits doit s’accompagner de la prise en compte des principes les plus profonds de l’être social, de la primauté ontologique de la praxis par rapport à la pure contemplation de la réalité par Feuerbach : la praxis n’est pas une simple forme d’expression empirique, subordonnée, des conceptions du monde critiquées. Cette critique de Feuerbach est une critique ontologique qui part du principe que l’être social, en tant qu’adaptation active de l’homme à son environnement, repose en premier lieu et irrévocablement sur la praxis.

Les caractéristiques réelles importantes de l’être social ne peuvent donc être comprises qu’à partir de l’examen ontologique des présupposés, de l’essence, des conséquences de cette praxis dans son être social spécifique.

Cette position ontologique centrale de la praxis dans l’être social est la clé de la genèse de l’être social à partir de l’adaptation purement passive à l’environnement qu’on trouve dans la sphère d’être de la nature organique, genèse indissociable de l’autodéploiement.

A partir de la praxis, centre ontologique objectif de l’être de l’homme en tant qu’homme et être social, les autres catégories peuvent être comprises de façon adéquate dans la dimension processuelle de leur être (l’exactitude de nos pensées se prouve dans la praxis, la praxis est le facteur décisif de l’auto éducation humaine, les conflits ont leurs racines ou débouchent en premier lieu sur les contradictions de la praxis).

L’essence humaine est l’ensemble des rapports sociaux.

Feuerbach considère que l’essence humaine est une abstraction inhérente à l’individu singulier : il néglige la socialité de l’être, ne concevant l’homme que comme individu isolé, il sépare par la pensée des choses qui coexistent inséparablement sur le plan de l’être. Ne s’apercevant pas de la nouveauté et de l’universalité que constitue l’être social de l’homme (l’adaptation active à son propre environnement, la praxis comme une catégorie fondatrice), il conçoit la généricité de l’homme comme reliant beaucoup d’individus de façon purement naturelle, une généricité muette, comme dans la nature organique.

En fait l’essence humaine est l’ensemble des rapports sociaux : telle est la généricité de l’homme, une généricité non muette.

La généricité comme ensemble des rapports sociaux permet une connaissance complète de l’être dans son universalité et sa réalité.

Cette généricité donne naissance chez l’homme à des interactions qui le mettent ontologiquement en mesure d’étendre sa pensée du monde à la sphère complète, objective et subjective, de sa vie et à transformer ses résultats en composantes d’une existence qui ne s’exprime réellement que dans une interaction permanente avec l’ensemble des rapports sociaux.

L’être social des hommes trouve une clarté rationnelle analogue à la clarté que la pensée humaine est sur le point d’obtenir peu à peu par rapport à la nature.

La généricité étant une qualité objective élémentaire de tout étant, le dépassement de son mutisme élémentaire est le fondement ontologique et le critère des efforts humains pour acquérir une conscience de l’être dans son universalité et sa réalité (on pourra montrer que la praxis, en tant que fondement ontologique de l’être de l’homme, en tant que fondement de tous les moments de son être, produit nécessairement ce dépassement du mutisme du genre en tant que fondement de son devenir soi-même et que les expressions de sa vie intellectuelle sont des moments nécessaires de ce processus).

Particulier/universel, individu humain/genre humain ou espèce humaine : des réalités coexistantes qui évidemment s’expriment dans la pensée, mais ce n’est pas la pensée qui les fabrique de manière purement abstraite pour ensuite leur donner une éventuelle réalité.

La théorie de la connaissance s’efforce de déterminer comment la pensée peut s’élever à partir de cas particuliers uniquement accessibles à la perception sensorielle jusqu’au concept universel du générique, jusqu’à l’abstrait, jusqu’à l’universel, ou bien elle essaye de descendre à partir de tels concepts universels posés logiquement jusqu’au cas singulier, à l’individuel. En fait l’espèce et l’individu constituent une unité indissoluble : c’est un fait fondamental de l’être. L’universel et le singulier ne sont pas des oppositions logiques mais des expressions sur le plan de la pensée de déterminations coexistantes de l’être.

Les constructions logiques abstraites violentent l’être. Il ne s’agit pas de reconnaître partout les déterminations du concept logique mais de comprendre la logique particulière de l’objet particulier, les interconnexions régies par des lois de développements concrets au sein de l’être, les interconnexions de processus réels.

La méthode de Marx : Lukacs

Lukacs : « Histoire et conscience de classe » : « Avant-propos », 1922, et « Qu’est-ce que le marxisme orthodoxe ? », mars 1919.

L’orthodoxie concerne la méthode de Marx et non les résultats dans l’utilisation de cette méthode.

La méthode de Marx est historique. Elle donne aux concepts méthodologiques faux de Hegel une signification correcte par la fonction que ces concepts exercent dans la totalité en tant que moments dépassés.

La méthode de Marx est un moyen de lutte du prolétariat contre le capitalisme. En se connaissant, en connaissant sa situation de classe, le prolétariat connaît la société capitaliste.

La division capitaliste du travail encourage l’isolement des concepts, en particulier l’abstraction des empiristes et des opportunistes. Il faut reconstituer par la pensée la totalité concrète (les idéalistes confondent cette genèse de la totalité concrète pensée avec la genèse réelle de la réalité).

Les contradictions du capitalisme, souvent niées ou minimisées par les défenseurs de ce système social, ne peuvent être dépassées que par le mouvement de l’histoire.

La réalité est ce qui se pose, se produit soi-même et se connaît soi-même. L’histoire est une telle réalité en mouvement, une réalité dont les changements ne sont pas superficiels mais doivent accéder à l’ordre conceptuel.

Le bourgeois, face à un capitalisme déchaîné qu’il ne maîtrise pas, se réfugie dans la contemplation passive et dans la théorie pure. Le prolétaire, dans les conditions inhumaines du capitalisme, est contraint à la résistance et à l’action. Face au capital, d’abord il agit, il essaye de se libérer avec une conscience partielle, sa conscience de classe. Puis par la connaissance de sa propre situation et la connaissance de la totalité sociale, le prolétariat devient classe pour soi, libérant soi-même et la société tout entière des conditions inhumaines de vie.

1. L’orthodoxie. L’orthodoxie concerne la méthode et non les résultats de la méthode.

Le marxisme orthodoxe ne signifie pas une adhésion sans critique aux résultats de la recherche de Marx, à la foi en une thèse ou en une autre, ni l’exégèse d’un livre sacré : l’orthodoxie en matière de marxisme se réfère exclusivement à la méthode.

2. Les méthodes de Marx et de Hegel.

La méthode de Marx est historique, dont autocritique et engagée. Elle forme une unité avec le système.

Le système historiquement donné de Hegel, qui n’a pas vraiment une unité intérieure mais est plutôt constitué de plusieurs systèmes imbriqués parfois en contradiction l’un avec l’autre, doit être démantelé, et on donnera aux concepts faux dans leur unilatéralité abstraite une signification correcte moins par une définition que par la fonction méthodologique qu’ils remplissent dans la totalité en tant que moments dépassés.

La méthode de Marx est la méthode correcte pour la connaissance de la société et de l’histoire. Cette méthode est historique. Il faut donc l’appliquer à elle-même, et prendre position sur le contenu des problèmes actuels (du point de vue de l’auteur, la méthode de Marx a une fécondité infinie pour la solution de problèmes autrement insolubles).

Il s’agit de comprendre le système et la méthode de Marx dans leur unité cohérente.

Pour Hegel, il s’agit de sauver ce qu’il y a de méthodologiquement fécond en démantelant l’architecture morte de son système historiquement donné, un système qui n’a pas une véritable unité intérieure mais est plutôt constitué de plusieurs systèmes imbriqués l’un dans l’autre, avec par exemple des contradictions de méthode entre la phénoménologie et le système lui-même.

Notons que dans la méthode dialectique, les concepts faux dans leur unilatéralité abstraite sont dépassés tout en étant utilisés pour leur donner leur signification correcte, moins par une définition que par la fonction méthodologique qu’ils remplissent dans la totalité en tant que moments dépassés.

Si les concepts ne sont que les figures en pensée de réalités historiques, leur figure unilatérale, abstraite et fausse fait aussi partie en tant que moments de l’unité vraie de cette unité vraie : le faux est un moment du vrai à la fois en tant que faux et en tant que non-faux.

3. La méthode de Marx est le moyen de lutte du prolétariat contre le capitalisme.

La relation dialectique entre le sujet et l’objet est la condition pour qu’une théorie soit révolutionnaire. Le prolétariat en connaissant la société entre dans la lutte pour sa reconnaissance et en se connaissant connaît la société.

Il ne suffit pas que la pensée tende vers la réalité, la réalité elle-même doit tendre vers la pensée. Avec le prolétariat, la connaissance exacte de la société devient la condition immédiate de son auto-affirmation dans la lutte, et la connaissance de soi signifie en même temps la connaissance correcte de toute la société : le prolétariat est à la fois sujet de la connaissance et objet de la connaissance. La théorie se trouve en prise immédiate et adéquate sur le processus de révolution sociale. L’unité de la théorie et de la pratique, condition de la fonction révolutionnaire de la théorie, devient possible.

Engels souligne que dans la méthode dialectique la rigidité des concepts et des objets qui leur correspondent est dissoute, que la dialectique est un processus constant de passage fluide d’une détermination dans l’autre, un permanent dépassement des contraires par leur passage de l’un dans l’autre, et que la causalité unilatérale et rigide doit être remplacée par l’action réciproque, mais l’aspect le plus essentiel de cette action réciproque, la relation dialectique du sujet de l’objet dans le processus de l’histoire, n’est pas placé au centre des considérations méthodologiques, ni même mentionné. La transformation de la réalité ne constitue plus le problème central de la théorie. La conceptualisation « fluide » devient une affaire purement « scientifique » : la méthode dialectique peut être rejetée ou acceptée selon l’état de la science sans que l’attitude fondamentale vis-à-vis de la réalité et de son caractère modifiable ou immuable subisse le moindre changement.

4. La division du travail encourage l’isolement des concepts (attention à l’abstraction) : il faut reconstituer dans la conscience la totalité concrète (il ne s’agit pas de la genèse de la réalité).

Les empiristes, les opportunistes et les matérialistes vulgaires travaillent sur des abstractions : des faits isolés de leur contexte et de leur fonction dans le tout, ce qui correspond à la division capitaliste du travail.

L’analyse du capitalisme doit commencer par pousser à leurs limites le caractère capitaliste des formes économiques, constituant un milieu de pensée dans lequel ces formes capitalistes agissent à l’état pur, puis dissoudre ces apparences en intégrant ces déterminations simples, pures, immédiates et naturelles en une totalité concrète : les idéalistes confondent cette reproduction de la réalité dans la pensée avec le processus réel d’édification de la réalité, une réalité qui n’est pas le résultat d’une synthèse mais un point de départ.

Les empiristes ne se rendent pas compte que « les faits » sont abstraits de leur contexte et introduits dans le contexte d’une théorie.

Les opportunistes invoquent la méthode des sciences de la nature où un phénomène de la vie est transporté réellement ou en pensée dans un contexte qui permet d’étudier les lois auxquelles il obéit sans l’intervention perturbante d’autres phénomènes, ce processus se renforçant du fait que les phénomènes sont réduits à leur pure essence quantitative, à leur expression en nombre et en rapport de nombres. Ainsi le matérialisme vulgaire se contente de reproduire les déterminations immédiates et simples de la vie sociale, sans les relier à la totalité concrète (par exemple par leur fonction dans la totalité), en les abandonnant à leur isolement abstrait et en tentant de les expliquer par des lois scientifiques abstraites et intemporelles, non rattachées à une totalité concrète.

Les abstractions les plus générales se développent quand une chose apparaît à plusieurs en commun, commune à tous : elle cesse de pouvoir être pensée uniquement sous forme particulière. Avec le capitalisme, le caractère fétichiste des formes économiques, la réification des relations humaines, l’extension de la division du travail qui atomise abstraitement et rationnellement le processus de production sans se soucier des possibilités des capacités humaines des producteurs immédiats, des faits « isolés » surgissent. La dialectique – par opposition à ces faits et à ces systèmes partiels isolés et isolants – insiste sur l’unité concrète du tout, sur son caractère historique et démasque cette illusion d’isolement.

L’exposition du capitalisme, dans un premier temps, pousse à son extrême limite le caractère capitaliste de toutes les formes économiques, constituant un milieu de pensée dans lequel ces formes capitalistes agissent à l’état pur, décrivant une société qui correspond à la théorie, une société entièrement capitalisée, puis, aussitôt que ce monde de phénomènes se cristallise sur le plan théorique, il est entièrement dissous en tant que simple apparence quand les différents faits de la vie sociale sont intégrés dans une totalité : la connaissance part des déterminations simples, pures, immédiates et naturelles dans le monde capitaliste pour avancer à partir d’elles vers la connaissance de la totalité concrète en tant que reproduction en pensée de la réalité, synthèse de plusieurs déterminations, unité du multiple, une totalité concrète qui n’est nullement donnée immédiatement à la pensée.

L’idéalisme confond ce processus de reproduction de la réalité par la pensée avec le processus d’édification de la réalité elle-même : dans la pensée le concret apparaît comme un processus de synthèse, comme résultat et non comme un point de départ, bien qu’il soit le point de départ réel et aussi le point de départ de l’intuition et de la représentation.

5. Les contradictions du capitalisme (niées ou minimisées) ne peuvent être dépassées que par le mouvement de l’histoire.

Les contradictions appartiennent à l’essence de la réalité sociale, et elles ne peuvent être dépassées que si la théorie montre les tendances réelles du développement de la société.

Pour les thuriféraires du capitalisme, les contradictions sont des faits de surface, ou des contradictions réflexives (conflit individu-société).

Pour d’autres, l’histoire est une construction abstraite (par exemple une philosophie de l’histoire) ou une histoire particulière sans lien avec la totalité sociale c’est-à-dire une apparence.

L’histoire est niée quand la dialectique est entre objets immuables ou quand elle est une relation purement méthodologique entre parties et tout, ou quand les formes fétichistes d’objectivité se présentent comme des essences suprahistoriques.

Pour de nombreux économistes, la réalité des relations humaines est dissimulée sous l’apparence de relations entre choses fétichisées.

Chaque catégorie économique devrait être le concept d’une relation entre les hommes à une certaine époque historique, l’histoire étant production par l’individu et la société d’une totalité sociale qui produit elle-même en retour la société et l’individu : autrement dit, l’histoire est production et reproduction de la totalité sociale.

La méthode des sciences de la nature ne connaît pas de contradiction dans son objet. Si elle rencontre une contradiction, elle construit une théorie plus générale dans laquelle la contradiction disparaît.

Dans le cas de la réalité sociale par contre les contradictions appartiennent à l’essence de la réalité, leur dépassement dans la connaissance de la totalité ne les fait pas cesser d’être des contradictions et au contraire elles sont comprises en tant que contradictions nécessaires qui ne peuvent être dépassées que si la théorie montre les tendances réelles du développement de la société.

La bourgeoisie, éternisant le capitalisme, essaye de dissimuler ou de minimiser les contradictions considérées comme des faits de surface ou remplacées par des contradictions réflexives (les luttes de classe remplacées par le conflit entre l’individu et la société). L’histoire comme processus unitaire est remplacée par des constructions abstraites et sociologiques de l’évolution historique ou par des philosophies de l’histoire ou par une compréhension juste d’un événement historique sans le saisir à l’intérieur de l’unité du processus historique (si bien que cet événement ne se révèle pas comme pure apparence) ou par une action réciproque entre objets par ailleurs immuables (l’intelligibilité de chaque objet naît à partir de sa fonction dans la totalité) ou par des formes fétichistes d’objectivité qui se présentent comme des essences suprahistoriques et qui cachent sous des choses et des relations entre choses la réalité des relations interhumaines (la méthode dialectique déchire le voile d’éternité des catégories ainsi que leur voile de choséité, et elle dissout les formes fétichistes en apparences nécessaires) ou comme relation dialectique purement méthodologique entre les parties et le tout (dans chaque catégorie économique, apparaît sous forme de concept une relation entre les hommes, à un niveau déterminé de leur évolution historique, si bien que le mouvement de la société peut être saisi avec ses lois internes, à la fois comme produit des hommes et comme produit des forces qui ont surgi de leurs relations et ont échappé à leur contrôle : la production et la reproduction d’une totalité économique déterminée se transforment nécessairement en processus de production et de reproduction d’une société globale déterminée).

6. La réalité se pose, se produit et se connaît elle-même : le changement dans l’histoire n’est pas de surface mais conceptuel.

La réalité est ce qui se pose soi-même, ce qui se produit soi-même, ce qui se reproduit soi-même, ce qui se connaît soi-même.

Chez Hegel, l’esprit absolu accomplit le mouvement réel inconsciemment : il ne se connaît que dans la philosophie, et après coup. La fabrication de l’histoire n’existe que dans la conscience des philosophes : la dialectique réelle du processus historique n’est qu’une apparence, l’esprit absolu ne fait l’histoire qu’en apparence. La force motrice de l’histoire est le peuple, conçu comme homogène, et sa conscience, son esprit.

Marx et Engels liquident dans le système de Hegel les forces motrices transcendantes (même si l’esprit absolu exprime la totalité et son mouvement) en reconnaissant comme facteur déterminant dans l’histoire la production et la reproduction de la vie réelle.

La réalité consiste à se poser soi-même, à se produire et à se reproduire soi-même. La fonction de la théorie est connaissance de la réalité par elle-même.

L’esprit absolu de Hegel a ses matériaux dans la masse mais n’a son expression adéquate que dans la philosophie : le philosophe est l’organe par lequel l’esprit absolu qui fait l’histoire s’élève à la conscience, après le déroulement du mouvement, après coup. La participation du philosophe à l’histoire se réduit à cette conscience après coup, l’esprit absolu accomplissant inconsciemment le mouvement réel. Comme l’esprit absolu ne s’élève à la conscience comme esprit créateur du monde qu’après coup chez le philosophe, sa fabrication de l’histoire n’existe que dans la conscience, dans l’opinion et dans la représentation des philosophes, dans l’imagination spéculative. La dialectique intérieure réelle du processus historique n’est qu’une simple apparence : l’esprit absolu ne fait l’histoire qu’en apparence. La dualité de la pensée et de l’être, de la théorie et de la pratique, du sujet et de l’objet, n’est pas surmonté : un élément révolutionnaire de la méthode est ainsi éliminé.

Mais Marx pousse la tendance historique qui se trouve dans la philosophie hégélienne, la transformation de tous les phénomènes de la société et de l’homme socialisé en problèmes historiques, la description concrète du substrat réel de l’évolution historique – un substrat rendu méthodologiquement fécond – et le combat contre la philosophie de la réflexion avec la méthode philosophique, le processus, la réalité concrète, la dialectique et l’histoire.

Hegel ne parvient pas jusqu’aux forces véritablement motrices de l’histoire car elles ne sont pas encore assez visibles. Il voit dans les peuples et dans leur conscience (dont le substrat réel n’est pas vu dans sa composition hétérogène et est mythologisé en Esprit du peuple) les porteurs effectifs du développement historique.

En reconnaissant que le facteur déterminant dans l’histoire est en dernière instance la production et la reproduction de la vie réelle, Marx et Engels liquident les forces motrices transcendantes qui construisent et structurent la réalité, la relation entre les objets, nos relations avec eux et leurs modifications dans le processus historique, même si l’esprit absolu exprime la totalité et son mouvement, quoique de façon non consciente de son essence réelle.

Dans le matérialisme historique, la raison découvre la base à partir de laquelle la vie humaine peut vraiment devenir consciente d’elles-mêmes : contrairement au changement circulaire, à la répétition du même dans la nature, le changement dans l’histoire ne se produit pas simplement à la surface : c’est le concept lui-même qui est corrigé.

7. Alors que le bourgeois est dans la théorie pure, le prolétaire est dans une lutte de libération qui ne réussit qu’en développant la théorie correspondante.

Face à un objet qu’elle considère comme immuable et non social (naturel), la conscience renonce à la praxis, ainsi la conscience de l’homme de la féodalité.

Face à un être qui apparaît comme un produit de l’activité humaine, cette activité se découvre comme l’élément décisif de la transformation de l’être. La société bourgeoise développe la socialisation de la société, faisant presque disparaître les échanges matériels immédiats entre l’homme et la nature : si les objets se révèlent comme des produits du travail, l’homme prend conscience de lui-même comme être social, sujet et objet du devenir historique et social.

Mais les objets paraissent à la plupart des bourgeois comme une seconde nature impénétrable : le bourgeois n’agit pas.

Les prolétaires font l’expérience de la misère et de l’inhumanité du capitalisme si bien qu’ils sont contraints à la révolte, à la libération, et ils se rendent compte qu’ils ne peuvent se libérer eux-mêmes en tant que classe des conditions inhumaines de vie qu’en libérant la société toute entière de toute condition inhumaine de vie, dans la mesure où ils conjuguent la connaissance de leur propre situation de classe et la connaissance de la société totale, deux connaissances inséparables. Au début le prolétariat est face au capital, donnant un débouché utopique à l’évolution du capitalisme, puis le prolétariat devient une classe pour soi, en train de saisir l’immanence du processus historique, cherchant à libérer les éléments déjà présents dans le capitalisme de la société alternative, trouvant dans chaque moment et chaque action leur relation avec la totalité, avec le but final de libération des conditions inhumaines de vie.

Quand des relations purement naturelles ou des formes sociales devenues par mystification relations naturelles s’opposent à l’homme comme des données figées, achevées, immuables dans leur essence, dont il peut tout au plus utiliser les lois et saisir la structure d’objet sans jamais être capable de les transformer, la possibilité de la praxis est rejetée dans la conscience individuelle ou devient une forme d’activité de l’individu isolé de la société bourgeoise, une éthique.

L’homme de la société féodale ne prend pas conscience de lui-même comme être social parce que ses relations sociales elles-mêmes ont par beaucoup de côtés un caractère naturel, parce que la société elle-même dans son ensemble est encore trop peu organisée uniformément de fond en comble et embrasse encore beaucoup trop peu dans son unité l’ensemble des relations d’homme à homme pour apparaître à la conscience comme la réalité de l’homme.

Quand le noyau de l’être se dévoile comme devenir social et que l’être apparaît comme un produit jusqu’ici inconscient de l’activité humaine, cette activité peut apparaître à son tour comme l’élément décisif de la transformation de l’être.

Dans la société bourgeoise l’homme peut prendre conscience de lui-même comme un être social, comme simultanément sujet et objet du devenir historique et social. En effet la société bourgeoise accomplit le processus de socialisation de la société quand elle abat toutes les barrières spatiales et temporelles entre les différents pays et domaines de même que les murs de séparation juridique entre les États, quand, dans son univers d’égalité formelle entre tous les hommes, les relations économiques qui règlent les échanges matériels immédiats entre l’homme et la nature disparaissent. L’homme peut devenir être social, la société devenant la réalité pour l’homme.

La bourgeoisie accomplit inconsciemment cette révolution et les puissances sociales qu’elle a libérées et qui l’ont portée au pouvoir s’opposent à elle comme une seconde nature, plus dénuée d’âme et plus impénétrable que celle du féodalisme.

Les conditions de vie du prolétariat résument dans leur paroxysme le plus inhumain toutes les conditions de vie de la société actuelle : l’homme se perd lui-même et en même temps acquiert la conscience théorique de cette perte. Face à la misère qui ne peut plus être rejetée ni embellie, qui est devenue absolument impérieuse, expression pratique de la nécessité, le prolétaire est contraint à la révolte contre cette inhumanité : le prolétariat peut et doit nécessairement se libérer lui-même, et il ne peut se libérer sans supprimer ses propres conditions inhumaines de vie mais aussi sans supprimer toutes les conditions inhumaines de vie de la société, conditions qui se résument dans sa situation.

Les actes du prolétariat ont pour condition préalable la connaissance la plus parfaitement claire de sa situation de classe, une situation de classe qui n’est compréhensible que dans la connaissance de la société totale : pour le prolétariat, à la fois sujet et objet de sa propre connaissance, connaissance de soi-même et connaissance de la totalité coïncident. Le matérialisme historique est la connaissance qui détermine les conditions de libération du prolétariat (la praxis) et la réalité du processus total du développement historique (la théorie) : dans le processus d’évolution de la société, l’unité des deux moments inséparables de la praxis, de l’activité critique pratique selon le point de vue de classe du prolétariat et de la théorie, de son essence méthodologique, est l’autre face de la situation sociale et historique du prolétariat.

Le prolétariat est le sujet connaissant de la connaissance de la réalité sociale totale (sans le point de vue de classe du prolétariat il n’y a pas de connaissance complète de la réalité sociale totale : il n’y a pas de science pure du marxisme), ce qui ne veut pas dire que ce sujet ne peut jamais devenir objet : le prolétariat n’est pas un spectateur impartial du processus historique, il est partie prenante, à la fois agissante et pâtissante : la montée de sa connaissance et la montée de son évolution dans le cours de l’histoire ne sont que deux aspects du même processus réel. En effet la classe ne se forme en classe que peu à peu dans une lutte sociale incessante, commençant par des actes spontanés et inconscients de défense désespérée et immédiate, jusqu’à la conscience prise de la réalité sociale, de sa propre position de classe et de sa vocation historique dans une conception matérialiste de l’histoire. La possibilité de ce point de vue méthodologique de la totalité est un produit de la lutte des classes, un produit de l’apparition du prolétariat, sujet et objet de la connaissance de la réalité sociale, possibilité objective et formelle de cette connaissance, un produit de l’évolution du prolétariat de l’utopie d’un sens transcendant, mythique ou éthique du processus historique d’une classe face au capital à la connaissance de la réalité d’une classe pour soi saisissant le sens du processus historique comme immanent à ce processus.

Il ne s’agit plus de réaliser des idéaux mais de libérer les éléments de la société nouvelle.

On ne peut séparer le mouvement du but final : le but final n’est pas un état qui attend le prolétariat au bout du mouvement, indépendamment de ce mouvement et du chemin qu’il parcourt, un État de l’avenir, un but que l’on peut tranquillement oublier dans les luttes quotidiennes et invoquer tout au plus dans les sermons du dimanche comme un moment d’élévation opposé aux soucis quotidiens, un devoir ou une idée servant de régulateur au processus réel.

Le but final est bien plutôt cette relation à la totalité de la société considérée comme processus : chaque moment de la lutte acquiert son sens révolutionnaire. La relation à la totalité est inhérente à chaque moment dans son aspect quotidien, son aspect le plus simple et le plus prosaïque, un moment qui ne devient réel que dans la mesure où on en prend conscience et où on confère ainsi la réalité au moment de la lutte quotidienne en manifestant sa relation à la totalité. Ce moment de la lutte quotidienne est ainsi élevé du niveau de la facticité, de la simple existence, à celui de la réalité.

Tout effort pour conserver le but final ou l’essence du prolétariat pur de la souillure de l’existence capitaliste éloigne de l’appréhension de la réalité, de l’activité critique pratique : on retombe dans la dualité utopique du sujet et de l’objet, de la théorie et de la praxis, on fait disparaître le moment qui donne à l’action sa direction, on abandonne le terrain de la réalité. Sur le terrain « naturel » de l’existence, de la pure, simple et grossière empirie, le sujet de l’action et le milieu des faits où son action se déroule s’opposent comme des principes séparés. Les faits ne parlent jamais sans ambiguïté pour ou contre une direction déterminée de l’action : plus ils sont scrupuleusement examinés dans leur isolement, c’est-à-dire dans leurs connexions réflexives, moins ils indiquent une direction déterminée. Et inversement une décision purement subjective se brise contre des faits non compris et agissant automatiquement « selon des lois ».

Le caractère d’étrangeté de ces faits est supprimé quand ils sont compris dans la cohérence du réel, quand chaque moment particulier trouve son enracinement dans la totalité, un enracinement qui est immanent à ce moment, même si cet enracinement n’a pas encore été mis à nu. Dans ces faits deviennent maintenant visibles ces tendances qui visent le centre de la réalité – ce qu’on a coutume d’appeler le but final. Ce but final ne s’oppose pas comme un idéal abstrait au processus : il est moment de la vérité et de la réalité, sens concret immanent à chaque moment concret, direction que prennent les tendances dirigées vers la totalité, direction déterminant concrètement au moment donné l’action juste, eu égard à l’intérêt du processus d’ensemble de libération du prolétariat et de la société tout entière.

L’évolution sociale accroît sans cesse la tension entre les moments partiels et la totalité : le sens immanent de la réalité rayonne avec un éclat toujours plus fort, mais le sens du devenir est toujours plus profondément immanent à la vie quotidienne, la totalité est toujours plus enfouie dans les aspects momentanés des phénomènes, le chemin de la conscience devient toujours plus ardu et fait appel à une toujours plus grande responsabilité. Le marxisme orthodoxe est l’annonciateur toujours en éveil de la relation entre l’instant présent et ses tâches par rapport à la totalité du processus historique (la tâche de mettre en avant les intérêts de tout le prolétariat et l’intérêt du mouvement total).

Wilhem Meister : Lukacs

Lukacs : « Les années d’apprentissage de Wilhem Meister », 1936, dans « Goethe et son époque », traduction de Lucien Goldman et Frank, 1949.

Après « Les Souffrances du jeune Werther », paru en 1774, Goethe rédige « La Mission théâtrale de Willem Meister » dès 1777, les six premiers livres étant écrits en 1786 : cette première rédaction n’a été retrouvée qu’en 1910. Au centre se place le problème des rapports du poète avec le monde bourgeois, le théâtre signifiant la libération d’une âme poétique hors de l’étroitesse pauvre et prosaïque du monde bourgeois.

Peu de temps après la Révolution française (on est encore dans une période héroïque), Goethe rédige de 1794 à 1796 « Les Années d’apprentissage de Wilhem Meister ». Au centre de cette version ultérieure de Wilhem Meister, se place le problème des rapports entre le développement humaniste de la personnalité entière et le monde bourgeois.

La description du monde du théâtre n’est plus qu’un détour sur le chemin qui mène à la description de la société tout entière (dans « Werther » il y a une image de la société bourgeoise mais seulement dans la mesure où elle se reflète dans la subjectivité rebelle du héros, et dans « La Mission théâtrale » les forces sociales et les types sociaux ne sont décrits qu’en tant qu’ils sont directement ou indirectement liés au théâtre et au drame).

La critique de la société bourgeoise ne concerne pas seulement la mesquinerie et l’étroitesse de la bourgeoisie mais surtout la division capitaliste du travail, la spécialisation trop poussée qui entraîne le morcellement de l’homme, empêchant le bourgeois d’être un homme public.

Il y a donc une hiérarchie des types humains et des types sociaux selon leurs distances à la réalisation des idéaux humanistes, une hiérarchie qui va du personnage mu par des mobiles égoïstes, cherchant des avantages personnels, ou du personnage caricatural dont une seule de ses dispositions est développée, ou encore du personnage qui se perd dans des riens, dans un éparpillement sans valeur, jusqu’au personnage pleinement et harmonieusement développé, ayant un centre de cohésion consistant en une activité prenant ses origines au cœur de la personnalité et mettant en mouvement l’homme tout entier.

Alors que dans la période pré-révolutionnaire seuls certains personnages atteignent un développement supérieur de leur personnalité, à moins que ce développement ne soit considéré que comme une utopie, dans les romans de la période héroïque ou révolutionnaire il est montré premièrement que les idéaux de développement de la personnalité naissent de la société bourgeoise, deuxièmement que chaque personnage se situe à une étape dans le développement de la personnalité, étape qu’il manifeste dans ses actions et sa psychologie, et troisièmement qu’il est possible de constituer une île de personnages à la personnalité pleinement développée, île susceptible d’être le noyau d’une transformation de toute la société.

Autrement dit, il y a conscience des difficultés, mais la réalisation des idéaux humanistes est possible, principalement par une éducation pratique, conciliant réflexion et action, intérêt collectif et spontanéité individuelle, une éducation refusant aussi bien l’intériorité vide ne débouchant pas sur l’action que l’activisme sans réflexion, une éducation développant toutes les dispositions, suivant l’élève dans un développement de ses erreurs suffisant pour les surmonter.

Par conséquent il est nécessaire en particulier de faire une critique sans concession du romantisme qui se manifeste par le mysticisme, la réalité stylisée, les rêves sans essence et sans forme, les représentations et idéaux purement subjectifs, l’absence totale de compréhension de la réalité. Le romantisme est une poésie qui permet à la prose du capitalisme de détruire la poésie de l’homme harmonieux maîtrisant sa vie dans l’action.

Alors que la prose horrible de la réalité bourgeoise s’installe apparemment de manière durable, ne laissant comme issue que l’adaptation des héros à cette prose, ou l’utopie, ou l’ironie et la dérision, Goethe rédige de 1807 à 1811 et de 1819 à 1821 « Les Années de voyage de Wilhem Meister ».

Le héros de Stendhal ou de Balzac s’adapte, rabote ses idéaux humanistes. Au même moment l’écrivain académique ou apologétique nie la contradiction insoluble entre les idéaux humanistes et la réalité bourgeoise, tandis que l’écrivain utopiste résout de manière imaginaire cette contradiction et, s’il a conscience de cette utopie, de son irréalité, il en fait l’objet de son ironie et de sa dérision, comme le fait Goethe.

Pour mettre au centre de la philosophie, de l’ambiance et des personnages du roman le problème du développement harmonieux de la personnalité, l’accessoire est éliminé, la richesse intérieure des personnages donne une allure dramatique et épique à l’action, et le style économique, sans la sécheresse de Le Sage ni la surcharge et la confusion de Balzac, est extraordinairement suggestif, donnant une pleine réalité aux personnages et aux événements.

D’une image subjective du monde (Werther) à une image objective, et d’une image objective partielle en relation avec le théâtre à une image objective entière, avec la division du travail. Le problème du rapport entre le poète et le monde bourgeois, dont l’image se réduit à ce qui se reflète dans la subjectivité rebelle de Werther, devient dans la première version le problème de l’âme poétique à l’abri se libérant par le théâtre de l’étroitesse du monde bourgeois contemplé objectivement avec les sentiments, les actions, les forces et les types directement ou indirectement en relation avec le théâtre, ce dernier problème devenant dans la dernière version le problème du rapport entre le développement de la personnalité entière et la société bourgeoise dans son entier, le théâtre n’étant qu’un moyen, une étape transitoire, un errement, un détour dans le développement de la personnalité, suggérant un modèle de ce développement. La critique de la société bourgeoise ne concerne pas seulement la mesquinerie et l’étroitesse de la bourgeoisie mais surtout la division capitaliste du travail, la spécialisation trop poussée qui entraîne le morcellement de l’homme : le bourgeois ne peut être un homme public car, pour être utilisable, il est obligé de développer certaines facultés et de négliger le reste.

Avec Wilhem Meister, Goethe rétrécit et approfondit la rébellion de Werther, qui posait le problème des rapports du poète avec le monde bourgeois.

Dans la première version, le théâtre signifie la libération d’une âme poétique hors de l’étroitesse du monde bourgeois : la scène est un lieu de salut où l’acteur, à l’abri, contemple le monde, c’est-à-dire ses sentiments, ses actions futures, ses amis et ses frères, et les beautés de la nature. Les forces sociales et les types sociaux ne sont décrits qu’en tant qu’ils sont directement ou indirectement liés au théâtre et au drame.

Le problème des rapports du poète avec le monde bourgeois devient dans la version définitive le problème des rapports entre le développement humaniste de la personnalité entière et le monde de la société bourgeoise entière qui fait l’objet d’une description objective.

Le théâtre et la poésie dramatique ne sont qu’un moment dans le tout, permettant de développer entièrement ses facettes humaines, ils sont le moyen pour atteindre le développement libre et entier de la personnalité.

Le théâtre n’est plus une mission mais une étape transitoire : Wilhem y voit un errement, un détour sur le chemin qui mène au but qui est de décrire la société tout entière (l’image de la société bourgeoise ne se réduit plus à ce qui se reflétait dans la subjectivité rebelle de Werther ou ce qui objectivement a un rapport direct ou indirect avec le théâtre ou le drame). Shakespeare est un grand éducateur dans le sens de l’humain et du développement entier de la personnalité, ses pièces sont des exemples et des modèles littéraires de la manière dont s’est accompli le développement de la personnalité dans les grandes époques de l’humanisme, de la manière dont devrait s’accomplir maintenant ce développement de la personnalité.

La naissance et le rang social sont renvoyés au second plan, dans leur pleine nullité. Il n’y a pas seulement la critique de la mesquinerie et de l’étroitesse de la bourgeoisie, il y a une critique de la division capitaliste du travail, de la spécialisation trop poussée, du morcellement de l’homme qui en résulte. Le bourgeois ne peut pas être un homme public : il peut acquérir des mérites, à la limite former son esprit, mais quoiqu’il fasse sa personnalité sera toujours anéantie : il n’a pas le droit de demander « qui es-tu ? » mais seulement « qu’as-tu ? quelles compréhensions, quelles connaissances, quelle capacité, quelle fortune ? » Pour être utilisable il doit développer certaines facultés et donc négliger tout le reste : il ne doit pas avoir une nature harmonieuse.

Le mode de vie aristocratique supérieur au mode de vie bourgeois pour le développement de la personnalité ? Un certain type de vie aristocratique – dans la mesure où il n’emprisonne pas dans l’existence et la conscience d’un rang social, dans la mesure où on ne s’habitue pas à considérer ses biens comme la chose principale mais au contraire où on voit clairement la valeur de l’humanité, dans la mesure où on ne règle pas ses comportements avec les autres d’après non les mérites mais des avantages extérieurs comme les titres, le rang, les habits, l’équipage – peut favoriser le développement de la personnalité.

La vie aristocratique élimine du chemin du développement libre et complet de la personnalité les obstacles reprochés à la vie bourgeoise, mais l’aristocratie n’est qu’un tremplin, une condition favorable du développement de la personnalité, ce tremplin n’impliquant pas nécessairement le saut : les possibilités ne se transforment pas d’elles-mêmes en réalités car la critique sociale humaniste n’est pas seulement dirigée contre la division capitaliste du travail mais aussi contre le rétrécissement et la déformation de la nature humaine que crée tout emprisonnement dans l’existence et la conscience d’un rang social (celui à qui les richesses héritées assurent une existence tout à fait facile s’habitue à considérer ses biens comme la chose première et la plus importante et ne voit plus clairement la valeur d’une humanité bien douée par la nature, et le comportement des aristocrates envers leurs inférieurs et aussi entre eux est réglé par les avantages extérieurs, permettant à chacun de faire valoir ses titres, son rang, ses habits, son équipage, excluant les seuls mérites). Dans la seconde partie une naissance noble et une fortune héritée offrent des possibilités au développement universel de la personnalité : Lothario, après avoir participé à la Guerre de l’indépendance, se propose l’abolition volontaire des privilèges féodaux, et les mariages qui sont tous des mésalliances entre aristocrates et bourgeois sont la preuve de la nullité du rang social.

Chez Goethe, les personnages et les sociétés sont décrits de manière concrète en rapport constant avec le développement ou non de leur humanité. Certains types humains et types sociaux représentent des développements supérieurs de la personnalité et de la société (réalisant les idéaux humanistes) tandis que les autres types, non harmonieusement développés, sont évalués aussi d’après ce critère du développement de la personnalité (ainsi les personnages mus par des mobiles égoïstes et cherchant des avantages personnels de nature plus ou moins élevée ; ainsi les personnages chez lesquels la division capitaliste du travail fige certains traits de leur personnalité au point d’en faire des caricatures, atrophiant le reste de leur humanité ; ainsi les personnages dont la vie se perd en riens, en un éparpillement sans valeur). Dans ces types de personnalité non harmonieusement développés, il manque un centre de cohésion constitué par une activité qui prend ses origines au cœur de la personnalité et qui met en mouvement l’homme tout entier. Dans le roman goethéen on constate que la philosophie, l’atmosphère et l’action se conjuguent pour insister sur la réalisation et le développement de la personnalité.

Philine est un personnage extraordinairement approfondi, possédant une humanité spontanée, naturelle et une harmonie humaine, avec une ruse, une habilité et une faculté d’adaptation plébéiennes, cette rouerie légère étant associée à un instinct humain naturel et sûr : elle ne s’abandonne jamais, n’est jamais déformée ou mutilée au milieu de toutes ses légèretés, elle n’attend pas la reconnaissance des hommes. Son comportement à l’égard de la nature et des hommes est l’Amour intellectuel de Dieu repris à Spinoza et humanisé.

La réalisation des idéaux humanistes dans leur vie constitue le moteur plus ou moins conscient des actes de nombreux personnages, en contraste avec les personnages mus par des mobiles égoïstes et cherchant des avantages personnels de nature plus ou moins élevée, ou avec les personnages chez lesquels la division capitaliste du travail fige un certain trait de leur personnalité au point d’en faire des caricatures et atrophie le reste de leur humanité, ou avec les personnages dont la vie se perd en riens, en un éparpillement sans valeur, à défaut d’un centre de cohésion constitué par une activité qui prendrait ses origines au cœur de leur personnalité et qui mettrait toujours en mouvement l’homme tout entier, critère d’une vie réussie, tout succès et toute atteinte à d’autres fins même consciemment voulues pouvant être considérés comme accessoires et sans importance. Les vies individuelles s’entrecroisent selon ce critère de vie réussie.

Au centre : l’homme, la réalisation et le développement de sa personnalité. Cette vision du monde, qui régit la littérature des lumières toute entière, est placée au centre avec une haute conscience, soulignée chaque fois à nouveau par la philosophie, l’atmosphère et l’action.

Apparaissent à l’époque révolutionnaire des personnages qui agissent ensemble pour réaliser les idéaux humanistes. Dans les romans de la société bourgeoise prérévolutionnaire, seuls certains personnages atteignent à un développement multiple et harmonieux de leur personnalité, ou bien ce degré supérieur de développement de la personnalité n’est considéré que comme une utopie. Dans les romans de la période révolutionnaire, il est montré que les idéaux de développement de la personnalité naissent de la société bourgeoise même, que les personnages incarnent dans leur psychologie et dans leur action, qu’ils manifestent dans les événements concrets plus ou moins critiques de leur vie, une certaine étape plus ou moins achevée dans le développement de cette personnalité, même si cette société est hostile à ces idéaux, et il est montré aussi la possibilité de réalisation de ces idéaux, d’une part quand il est montré que la personnalité se développe en agissant, l’action étant toujours l’action mutuelle des hommes dans la société, d’autre part quand il est montré que concrètement il est possible de créer une issue positive, une sorte d’île, une société dans la société, c’est-à-dire un groupe d’hommes actifs, susceptible d’être le noyau d’une transformation de toute la société bourgeoise (on n’est pas dans la marche normale de la société bourgeoise, mais il n’y a rien d’artificiel à ce que des hommes se rencontrent, se réunissent). Le roman de la période révolutionnaire a donc un caractère très social.

D’autre part nous est montrée cette réalisation de la personne pleinement développée qu’ont rêvé la Renaissance et la philosophie des lumières et qui reste toujours utopique dans la société bourgeoise comme devenir réel d’hommes concrets dans des conditions concrètes (dans les ouvrages littéraires de la Renaissance et de la période des lumières, certains hommes atteignent dans des circonstances spécialement favorables un développement multiple de leur personnalité, un développement humain harmonieux, ou bien cette utopie est décrite consciemment en tant qu’utopie).

La description d’un aboutissement positif des fins humaines de la Révolution française dans des ouvrages et des œuvres concrètes fait passer le caractère social du roman au premier plan. La personnalité humaine ne peut se développer qu’en agissant, l’action impliquant cependant toujours l’influence mutuelle et active des hommes dans la société. Certes la société bourgeoise ne se dirige jamais et nulle part vers la réalisation sociale spontanée des idéaux humanistes, mais, si étranger et si hostile que soit dans la vie quotidienne le comportement de la société bourgeoise envers ces idéaux, ils n’en ont pas moins poussé sur le sol de son évolution, ils sont l’élément culturel le plus valable parmi tous ceux que produit cette société bourgeoise. À l’intérieur de la société bourgeoise, il s’agit de créer une sorte d’île consistant en un groupe d’hommes actifs, agissant dans la vie sociale. Le caractère de fuite est certes inévitable lorsqu’il s’agit de décrire la réalisation d’idéaux qui, comme ceux de l’humanisme, doivent nécessairement rester dans la société bourgeoise entachés d’utopie : on n’est pas dans la marche normale de la société bourgeoise. Mais il n’y a rien d’artificiel dans le fait que des hommes se rencontrent et se réunissent. La stylisation vient de ce que cette île est présentée comme une société dans la société, comme le noyau d’une transformation progressive de toute la société bourgeoise.

L’effet convaincant de l’île est obtenu par l’évolution des personnages : tous les problèmes de l’humanisme – positivement et négativement – se posent à partir d’événements concrets vécus par des hommes individuels. Les idéaux n’ont jamais un aspect achevé, utopique, existant, mais ont toujours certaines fonctions précises dans l’action et dans la psychologie. Les idéaux sont des éléments du développement de certains hommes déterminés à certains tournants critiques de leur devenir.

Dans les romans de l’époque révolutionnaire (l’époque héroïque), il y a conscience des difficultés de réalisation des idéaux humanistes, mais cette réalisation est jugée possible. Dans l’époque révolutionnaire, les contradictions entre les idéaux humanistes et la réalité de la société bourgeoise ne sont pas antagonistes.

L’écrivain de la période révolutionnaire croit que les idéaux de l’humanisme sont ancrés dans les profondeurs les plus secrètes de la nature humaine et que leur réalisation dans la société bourgeoise qui vient de naître est difficile, possible seulement pas à pas, progressivement, mais néanmoins possible. Il y a sans doute des contradictions concrètes entre les idéaux de l’humanisme et la réalité de la société bourgeoise, mais ces contradictions ne sont pas antagonistes et par principe insolubles. Le Divin se réconcilie avec le monde. C’est la foi dans les capacités de l’humanité (tous les hommes ensemble) à se régénérer par ses propres forces, à se libérer des chaînes que lui a imposées l’évolution sociale millénaire.

Dans l’éducation de la période révolutionnaire il est possible de concilier spontanéité, intérêt personnel, et réflexion, intérêt collectif, de concilier compréhension de la réalité et action, de concilier harmonie des dispositions individuelles et harmonie collective. L’éducation permet l’évolution consciente dans la spontanéité libre : le développement de l’individualité de l’homme doit aller de pair avec le bonheur et les intérêts de ses semblables, par conséquent pas de morale imposée, c’est-à-dire ne tenant pas compte de la spontanéité de l’individu, mais non plus pas de destinées individuelles, de fatalismes pour lesquels la réflexion n’aurait aucune prise. Par conséquent ni intériorité vide sans action, ni activisme sans réflexion, sans compréhension de la réalité objective : dans le combat des idéaux contre la réalité pour se réaliser en elle, l’éducation est la compréhension pratique de la réalité, l’attitude intérieure, subjective, devant se terminer par l’activité au sein de la réalité. L’éducation est possible : éveiller les dispositions à une connaissance de la réalité, au développement de la personnalité et à l’activité fertile. Toute disposition peut être développée de manière indépendante jusqu’à la perfection, et par conséquent l’éducateur doit non éviter l’erreur mais diriger celui qui se trompe.

L’élément conscient n’est pas exclu, au contraire : la direction consciente de l’évolution humaine par l’éducation est essentielle. Willem est dès le début surveillé et dirigé dans un certain sens.

Cette éducation veut créer des hommes capables de développer leurs qualités dans une liberté spontanée, l’éducateur cherchant la belle âme c’est-à-dire l’unité de la finalité voulue et du hasard, l’unité de la direction consciente et de la spontanéité libre, l’unité du développement de l’individualité de l’homme avec le bonheur et les intérêts de ses semblables, l’unité de la réflexion et de la spontanéité, l’unité de l’activité extérieure et de la vie intérieure harmonieusement développées, dans la haine contre la « destinée », contre toute résignation fataliste, contre les impératifs moraux, contre l’obéissance servile à une morale imposée.

Willem se cherche dans la première partie : comme la chanoinesse, comme Aurélia, il a une vie purement intérieure et subjective. Cette recherche subjective, créée en se réfugiant dans l’intériorité pure, y crée la contrepartie de l’activisme vide et éparpillé d’un Werner, d’un Laertes ou d’un Serlo. Le tournant de l’éducation de Willem consiste dans l’éloignement de cette intériorité pure qui est vide et abstraite.

Le sujet principal est le combat que mène les idéaux contre la réalité pour se réaliser en elle. Le tournant décisif dans l’éducation de Willem consiste dans l’abandon d’une attitude purement intérieure, purement subjective devant la réalité, dans l’élévation jusqu’à la compréhension de la réalité objective, jusqu’à l’activité au sein de cette réalité telle qu’elle est en fait : l’éducation consiste à une compréhension pratique de la réalité.

Il s’agit par l’éducation de dégager les méthodes à l’aide desquelles on peut éveiller l’effort endormi en chaque homme à une activité fertile, à une connaissance de la réalité, à une attitude devant celle-ci favorable au développement de la personnalité.

Toute disposition est importante et doit être développée : une disposition peut dominer l’autre mais aucune ne peut former l’autre. Dans chaque disposition se trouve seule la force qui peut l’amener à la perfection.

Par conséquent le devoir de l’éducateur n’est pas d’éviter l’erreur mais de diriger celui qui se trompe : celui qui goûte à peine son erreur peut vivre longtemps avec elle, s’en réjouissant comme d’un bonheur rare, mais celui qui l’épuise doit apprendre à la connaître s’il n’est pas fou.

Le libre développement des passions humaines doit, sous une direction juste et qui ne lui impose rien par la force, aboutir à une personnalité harmonieuse et à une coopération non moins harmonieuse entre les hommes.

Le romantisme : un dépaysement stérile. La poésie de l’homme harmonieux maîtrisant sa vie par son action est menacée non seulement par la prose du capitalisme mais par la fausse poésie du romantisme qui ne surmonte pas cette prose et même qui permet à cette prose de se développer toujours plus (le brouillard d’un mysticisme magique, une réalité stylisée, des rêves sans essence et sans forme, des représentations et des idéaux purement subjectifs, l’absence de la moindre trace de compréhension de la réalité).

La polémique poétique ne se dirige pas seulement contre ces deux faux extrêmes, elle annonce aussi la lutte pour le dépassement des tendances romantiques.

La nouvelle poésie de la vie, la poésie de l’homme harmonieux maîtrisant la vie par son action, est menacée par la prose du capitalisme. Il s’agit non seulement de condamner cette prose mais aussi de condamner la révolte aveugle contre elle. Cette révolte, la fausse poésie du romantisme, consiste dans son dépaysement au sein de la vie bourgeoise, un dépaysement qui offre une puissante séduction poétique en tant qu’il va au-devant de la révolte immédiate et spontanée contre la prose de la vie capitaliste, mais à cause de ce caractère immédiat, ce dépaysement est attirant mais stérile car il ne surmonte pas la prose, il passe seulement à côté d’elle, l’ignore et lui permet ainsi de poursuivre son existence et son développement. On aura par exemple une poésie de la vie soi-disant victorieuse de la prose dans un brouillard coloré de mysticisme magique dans lequel la moindre trace de compréhension réaliste de la réalité est perdue ou bien on aura un chemin de la réalité déjà stylisée vers un pays des rêves sans essence et sans formes. La réalité est dissoute en rêves, en représentations et idéaux purement subjectifs.

La beauté romantique et séductrice de Mignon et du Harpiste empêche de voir la polémique poétique : ils sont des personnages romantiques, poétiques et déracinés à la destinée pathétique et monstrueuse.

L’époque post-révolutionnaire : c’est la fin de la période héroïque et l’anéantissement des espoirs contradictoires qui s’attachent à elle. Ou bien le héros s’adapte et se rabote, ou bien il ne tient pas compte de la réalité, ou bien il est dans l’utopie plus ou moins consciente. Dans l’époque post-révolutionnaire la prose de la réalité bourgeoise s’est imposée et le héros de roman n’a plus qu’à s’adapter à cette réalité. Balzac et Stendhal ont conscience que les idéaux humanistes ne peuvent s’imposer du fait de la société bourgeoise installée. Les apologétismes et les académismes nient la contradiction en construisant une personnalité harmonieuse adaptée au capitalisme. Les utopismes résolvent imaginairement la contradiction : Fourier considère que dans le socialisme chaque passion s’insère harmonieusement dans l’individu comme dans le collectif. Goethe retient les tendances et les éléments de l’humanisme qui peuvent se réaliser et qu’il réalise par la rencontre de personnages d’exception.

Dans la lutte entre la poésie et la prose où la victoire de la prose est déjà acquise, le héros de roman s’adapte à la réalité de la prose : la manière de réaliser des idéaux humains ne peut plus être la manière du temps de la révolution. Certes, pendant l’époque révolutionnaire comme pendant l’époque post révolutionnaire, il n’est plus vrai comme autrefois que le chevaleresque ne soit pas tellement sérieux, n’aie pas vraiment un contenu réel, que les chevaliers aient des buts chimériques, tout cela du fait du hasard de l’existence. La police, les tribunaux, l’armée, le gouvernement remplacent les chevaliers face à l’ordre solide et sûr de la société bourgeoise et de l’État, les héros chevaleresques des romans se tiennent avec leurs fins subjectives, leurs amours, leur honneur, leur désir de gloire, leurs idéaux d’amélioration du monde, devant l’ordre existant, devant la prose de la réalité, une prose qui leur pose des difficultés de tous côtés, des difficultés qui dans l’époque post révolutionnaire sont insolubles. Ces luttes ne sont que l’apprentissage, l’éducation de l’individu à la réalité existante : le sujet émousse ses cornes, s’encadre avec ses désirs et ses pensées dans les conditions existantes et dans leur rationalité, entre dans l’enchaînement du monde et acquiert dans son sein un point de vue adéquat.

Apparaît la contradiction entre la partie réalisable des idéaux humanistes (la libération de l’activité économique des entraves de la société féodale, avec les systèmes des physiocrates et de l’économie classique anglaise qui en sont l’expression rationnelle) et la base sociale et économique : la compréhension de cette contradiction insoluble remplit les œuvres de Balzac et de Stendhal. Quant aux essais de surmonter ou d’annuler par la pensée pure cette contradiction et de construire ainsi une harmonie de la personnalité adaptée à la libre concurrence du capitalisme, ils constituent la littérature apologétique mensongère et l’académisme vide du dix-neuvième siècle.

Sur la base de ces contradictions peuvent apparaître des tentatives de solution utopique.

Ainsi les tentatives de Fourier, reliées à une compréhension plus ou moins claire du fait que le développement harmonieux des passions humaines suppose la réalisation préalable du socialisme, un socialisme utopique. Il n’y a pas de passion qui soit bonne ou nuisible en elle-même. La société socialiste permet de créer pour les passions des conditions d’action commune qui permettent à chacune des passions de s’insérer harmonieusement dans la vie individuelle de l’homme et dans sa coexistence avec les autres hommes.

Ainsi Goethe surmonte utopiquement la contradiction dans les cadres de la société bourgeoise, soulignant les éléments et les tendances de l’évolution humaine dans lesquels la réalisation des idéaux humanistes apparaît possible, et, avec l’espoir de la Révolution française, cette réalisation prend le caractère social d’une île d’hommes remarquables qui essaient de mettre en pratique dans leur vie ces idéaux humanistes, et dont la nature et la manière de vivre doivent constituer un noyau d’avenir.

Une société de transition (de la poésie de la révolution à la prose du capitalisme), un roman de transition (de l’utopie bavarde à la richesse épique du drame). Ce qui est fait par certains personnages et qui correspond aux convictions de l’auteur est critiqué ironiquement par d’autres personnages. Ce qui était pris comme sérieux, réel et vécu est désormais pris comme un jeu, une utopie, quelque chose de dépassé, d’irréel, où cependant chaque élément est réel, sorti de la société de son temps. La stylisation concentre de manière consciente les meilleures tendances de l’humanité dans la petite société opposée utopiquement à la société bourgeoise, l’ironie faisant retomber sur terre la petite société utopique (constituée de nobles cultivés et riches).

L’idéal d’humanité est réalisé par l’action éducatrice commune et consciente d’un groupe d’hommes sur l’île. Le contenu des aspirations et l’espoir de leur réalisation font partie des convictions idéologiques de l’auteur. Les idées de l’abbé sont celles de l’auteur.

Pourtant l’auteur fait critiquer ironiquement les convictions de l’abbé par des personnages importants : Nathalie et Serlo.

La direction consciente de l’éducation de Wilhem est le facteur principal de l’action du roman, mais cette direction est jugée comme une sorte de jeu que la société avait jadis pris au sérieux mais qu’elle a maintenant dépassée. Par cette ironie, l’auteur souligne le caractère réel-irréel, vécu et en même temps utopique, de la réalisation des idéaux d’humanité.

L’auteur est – tout au moins affectivement – conscient de ne pas décrire la réalité elle-même, tout en ayant la certitude de créer une synthèse des meilleures tendances de l’humanité. La stylisation consiste à concentrer toutes ces tendances dans la petite société qu’il oppose utopiquement à la société bourgeoise.

Dans cette utopie chaque élément humain isolé est réel, sorti de la société de son temps.

L’ironie ramène au niveau de la réalité le caractère stylisé de la concentration de ces tendances et éléments.

L’idéalisation de la noblesse rassemble des éléments de la base économique de la vie aristocratique et des tendances culturelles de l’aristocratie humaniste cultivée.

L’auteur décrit la crise tragique des idéaux humanistes de la bourgeoisie, le commencement de leur croissance – encore utopique – au-delà des cadres de la société bourgeoise.

Le fait que cette crise soit décrite avec les couleurs claires de la perfection artistique et de l’espoir idéologique est le reflet affectif de la Révolution française : cette vivacité des couleurs ne peut pas supprimer l’abîme qui s’ouvre.

Un style économe mais suggestif de l’essentiel qu’est l’idéal humaniste : ni sécheresse ni surcharge ou confusion. L’évolution du style traduit le caractère de transition de l’œuvre. Dans les premières versions du roman la conduite de l’action est artificielle, avec des malentendus qui s’éclairent au moment voulu, avec des rencontres accidentelles employées sans aucune retenue. Puis, dans les dernières versions ou dans le cours du roman, l’action se concentre en quelques scènes dramatiques essentielles et compliquées, avec des personnages intérieurement mouvementés, riches en conflits, en caractères et en possibilités. Les parties épisodiques sont éliminées, et ce qui en reste est relié de manière sévère et dense à l’action principale. Les personnages, les situations, les caractères et les rapports humains sont très compliqués : dessinés d’une main légère, économique, avec peu de traits et des scènes brèves mais concentrées, suggestives et riches en actions intérieures et donc d’importance épique, ils atteignent cependant une réalité extérieure et psychique riche, en particulier au moment de leurs transformations, une réalité plus riche que ce qui est explicitement exprimé. Par conséquent ni sécheresse ni accentuation excessive apportant confusion, surcharge. Ces moyens économiques permettent cependant de mettre en relief les traits les plus essentiels de l’homme, les traits communs comme les traits individuels, de présenter systématiquement les parentés, les contrastes et les nuances par leur transposition dans une action vivante où sont décrits les différents types d’hommes, types définis de manière implicite par leurs distances à l’égard de l’idéal humaniste, avec les personnages exaltés, les personnages activistes et les personnages qui dépassent ces deux faux extrêmes, les personnages de même type étant tous différenciés de manière non pédante, non analytique, non intellectuelle.

Wilhem Meister prend du roman de l’époque des lumières et de la littérature épique de l’époque qui a suivi la Renaissance la conduite de l’action par une machine artificielle. Il conduit son action avec des moyens faciles et relâchés, avec des malentendus qui s’éclairent au moment voulu, avec des rencontres accidentelles employées sans aucune retenue.

Peu à peu l’action se concentre en scènes dramatiques : les personnages et les événements sont plus proches du drame.

Certains personnages sont rendus intérieurement plus mouvementés et plus riches en conflits avec des caractères d’une gamme intérieure plus étendue et ayant des possibilités plus vastes.

Goethe dégage de manière plus concentrée l’essentiel, un essentiel devenu plus compliqué.

Les parties épisodiques sont coupées et ce qui en reste est relié de manière sévère et dense à l’action principale.

Il s’agit de décrire des caractères et des rapports humains plus compliqués : les personnages et les situations sont dessinés d’une main extraordinairement légère et néanmoins ils ont une plasticité et une puissance de suggestion apparemment classique : avec peu de traits, avec des moyens économiques, les personnages atteignent un degré de réalité extérieure et psychique important.

De la vie de ces personnages n’est racontée que quelques scènes brèves mais suggestives et concentrées, dans lesquelles paraît la richesse des caractères au moment précis de leur transformation. Ces scènes, riche en actions intérieures, ont une importance épique : elles contiennent toujours plus sur les traits réels du personnage et ses relations avec les autres hommes que ce qui est exprimé. Il y a ainsi des possibilités de gradation avec des moyens très fins, sans jamais trop accentuer. Ainsi le narrateur, qui dit que le départ de Philine de la troupe d’acteurs est une cause de la dissolution de cette troupe, n’a jamais souligné que Philine était un des éléments de cohésion de la troupe. Philine traitait les hommes avec légèreté, comme en se jouant. Le lecteur comprend d’un coup rétrospectivement que la légèreté et la mobilité de Philine avaient pour effet cette cohésion du groupe.

Cet art de rendre d’une main légère, intuitivement suggestifs et inoubliablement vivants, les éléments les plus importants et psychiquement les plus complexes est un des sommets dans l’art de conter, faisant apparaître Balzac comme confus et surchargé et Le Sage sec.

Sont mis en relief les traits les plus essentiels de l’homme, les traits typiquement communs et les traits spécifiquement individuels.

Apparaît une systématisation consciente et conséquente des parentés, des contrastes et des nuances des traits de l’homme, et la capacité de transposer tous ces traits en une action vivante.

Dans ce roman, les hommes sont groupés presque exclusivement autour de la lutte pour l’idéal humaniste, autour du problème des deux faux extrêmes : l’exaltation et l’activisme. Lothario et Nathalie représentent un dépassement des deux extrêmes. Jarno, Thérèse, Werner et Médina constituent la galerie des activistes où aucun personnage ne ressemble à l’autre : ils ne sont pas différenciés par des moyens pédants, analytique et intellectuelle.

Sans aucun commentaire, la hiérarchie des importances humaines, du rapprochement de l’idéal humaniste, naît spontanément.

Signification actuelle du réalisme critique : Lukacs

La signification présente du réalisme critique. 1955. Traduction de Maurice de Gandillac

Dans une oeuvre littéraire, ce qui est objectivement important, c’est la perspective, le point de vue. La perspective peut aller vers l’abstraction et l’angoisse, du côté du naturalisme, du romantisme ou de la novation formelle, ou en sens contraire, du côté du réalisme critique.

 Une oeuvre de valeur est celle qui découvre la forme particulière adaptée à la perspective. L’écrivain développe un fonds littéraire, par l’apprentissage de la vie, par l’éducation, par la lecture des grandes oeuvres, un fonds littéraire qui peut s’exprimer dans une autobiographie, et son problème d’écrivain est de traduire ce fonds littéraire particulier en une forme spécifique, particulière, proprement adaptée à ce fonds.

Le réalisme critique n’oppose pas un rejet a priori à toute alternative sociale, ce qui lui permet d’appréhender la poésie du présent, c’est-à-dire les tendances qui vont se développer. Le réalisme n’est pas seulement extensif, il est intensif, c’est-à-dire que chaque détail est une réalité effective, une totalité de vie. Les personnages typiques sont nombreux, chacun exprimant des tendances de la réalité, la perspective s’occupant de la hiérarchisation des types. La subjectivité désespérée d’un personnage n’est pas le tout du roman. Ce personnage est replacé dans l’ensemble des autres personnages, qui ne sont pas caractérisés par les mêmes traits de désespoir, et dans le milieu historique et social.

La littérature décadente, si on appelle ainsi la littéraire qui s’oppose à la littérature réaliste critique, est une grande innovatrice. Le refus d’envisager une alternative sociale, face un monde capitaliste horrible, conduit à la désespérance, à l’angoisse, à la fuite dans l’exotisme, dans la pathologie, dans le mysticisme, dans un réalisme sans espoir, dans l’apologie du chaos, de la guerre et de la dictature, dans la recherche formelle, dans l’allégorie, dans le travail sur la mémoire, dans l’acte gratuit, dans l’association libre, dans la fuite devant les idées qualifiées d’idéologies.

 Le monde n’a plus de sens. Les détails se succèdent selon une structure au meilleur des cas chronologique.

 Les personnages ont des contours flous, ce sont des ombres, parfois des personnages inutiles, en tout cas sans la richesse contradictoire d’une personnalité. Souvent pathologiques, ces personnages sont seuls, sans rapport avec l’histoire et avec la société, avec une subjectivité coupée de la réalité, des personnages qu’on considère plutôt sous l’aspect biologique ou strictement individuel que sous l’aspect social.

 Le temps est une période entre deux événements brusques, imprévus, ou bien il est une période où il ne se passe rien, où rien n’évolue fondamentalement.

L’écrivain a une attitude politique qui ne correspond pas forcément avec la perspective telle qu’elle est dégagée objectivement quand on analyse ses oeuvres, même si cette perspective est liée à la situation de vie de l’écrivain. Il peut, dans certains cas, avoir une attitude schizophrénique. Il est parfois obligé de vivre la situation d’émigré.

Le renouvellement de la forme se traduit souvent par une écriture qui adopte le point de vue d’un personnage, la subjectivité plus ou moins angoissée, plus ou moins déstructurée d’un personnage.

 Le roman est une forme littéraire qui correspond à un capitalisme qui développe la précarité. Le roman permet de suivre l’apprentissage et la vie d’un personnage, dans le roman d’éducation, le roman d’apprentissage, le roman autobiographique. Mais, avec les formalistes, cette forme du roman évolue vers sa disparition

 Dans les périodes révolutionnaires, l’écrivain réaliste est face à une évolution vers plus de concret de sa perspective, dans la mesure où cette perspective est liée avec la révolution.

Les œuvres médiocres, qui participent de ce subjectivisme qui nie les lois esthétiques, s’accommodent du capitalisme. Elles restent dans l’évidence, dans la moralisation, dans la politisation, dans l’incomplétude, dans l’élimination du social, avec des personnages désintéressés, sans une trace d’égoïsme, dans les littératures apologétiques, ou bien des personnages sans humanité, sans morale, réduits à leur aspect biologique ou individuel, dans des littératures de type naturaliste ou  pornographique. On aboutit à la littérature d’illustration ou d’agitation, la littérature schématisante, apologétique, celle du happy end ou celle du roman policier, où tout est réduit à des problèmes de sécurité. Toutes ces œuvres, qualifiées ici de médiocres, peuvent, en tant que constructions de mondes objectifs par l’écrivain, superposer plusieurs intrigues, l’intrigue qui correspond à la commande ou à la demande politique, avec des personnages simplistes nés de l’abstraction, et l’intrigue qui se développe à l’insu de l’écrivain et qui rend certains personnages inutiles, certains happy end artificiels. L’oeuvre n’est plus ce qu’elle avait été prévue.

  1. 1.   L’opposition fondamentale de l’époque se manifeste par des phénomènes spécifiques propres à chaque période. Le problème fondamental, la réalité essentielle, l’opposition de base d’une époque (le clivage entre bourgeoisie et prolétariat) ne sont pas explicables directement à partir des phénomènes, des courants et des tendances propres à des durées limitées, à des périodes à l’intérieur de l’époque, ces phénomènes, ces courants et ces tendances déterminant immédiatement la division des groupes, la structuration et le dynamisme prépondérant de la société, à tel point que la structuration de la lutte partage les deux camps de la bourgeoisie et du prolétariat, le camp de l’antifascisme comme le camp de la paix ayant en commun une vision du monde rationaliste, non fataliste, consciente de ses responsabilités historiques (la période avant la deuxième guerre mondiale est structurée par le mouvement antifasciste, la période de la guerre froide est structurée par le mouvement de la paix, aucune de ces deux périodes n’est structurée directement par l‘opposition entre les capitalistes et le prolétariat). Chez l’écrivain, structuré par la lutte intime entre le réalisme et l’antiréalisme, à travers l’enracinement national et le style, les différents courants de la période coexistent et se succèdent inextricablement.

Depuis 1848, le problème fondamental est le combat du socialisme et du capitalisme. La littérature et la théorie littéraire doivent refléter cette situation de fait, d’une façon ou d’une autre.

La réalité essentielle d’une époque produit objectivement et subjectivement les médiations de masse dont l’action effective modifie de façon essentielle l’accession du problème fondamental au rang de phénomène. Il est trompeur de vouloir expliquer directement, à partir de l’opposition de base, des phénomènes et des tendances propres à des durées limitées ou à des périodes à l’intérieur de l’époque pris comme tout.

Dans la période précédant la deuxième guerre mondiale, la lutte entre fascisme et antifascisme détermine immédiatement la division des groupes dans la vie sociale et dans la vie politique, la structuration historique de la société, c’est le dynamisme prépondérant. Hitler essayait de ramener la ligne de partage à l’opposition fondamentale.

Après la guerre, la tentative de diviser l’humanité en deux mondes et la préparation de la troisième guerre mondiale comme fin immédiate visée, le tout sous la dénomination de guerre froide, sont un échec, du fait des importants regroupements de force pour la paix.

Les deux époques comportent des clivages à l’intérieur de la bourgeoisie et du prolétariat et une collaboration entre socialistes et bourgeois.

Une singularité idéologique caractérise le mouvement de la paix comme le mouvement antifasciste : mettre entre parenthèses les différences entre vision du monde qui ne nuisent pas à l’intimité de la collaboration et à la concentration de l’effort en vue du but commun.

La praxis des mouvements de la paix implique des prises de position au niveau de la vision du monde au sens large, l’affirmation que la raison peut s’imposer dans l’histoire, que l’action humaine, pas seulement celle des grandes masses mais la décision propre de chaque individu peut influer sur le cours des événements, contre la vision fataliste du monde, vision du monde au sens large, qu’implique le refus de participer, la croyance que la guerre est inévitable, que la culture humaine va être anéantie.

Il s’agit ici de visions du monde dans un sens large, car ce que les hommes ont en commun dans la lutte commune, c’est une certaine façon immédiate de considérer le monde, une certaine façon immédiate de réagir pratiquement en face des principales tendances, sans que cette communauté exclue des interprétations contradictoires. Ainsi, la puissance de la raison dans le monde, la responsabilité de l’individu quant aux conséquences de cette décision peuvent reposer sur une théodicée ou sur une sociologie matérialiste.

La relation de l’écrivain et du réel s’établit sur une vision du monde, avec des formes opposées d’interprétation et des fondements divers selon les écrivains.

Il y a une convergence essentielle, malgré les divergences, de ce qui surgit de la profondeur la plus essentielle du vouloir artistique, le contraste entre le réalisme et l’anti réalisme, et de ce qui est le produit historique des courants fondamentaux de la période, actuellement le combat pour la paix ou le combat pour la guerre.

Il s’agit  de tendances se manifestant de façon confuse, en lutte les unes contre les autres, passant d’un état à un état opposé, ces transferts, mutations, contradictions étant simultanés ou consécutifs, même chez le même homme.

Au grand réalisme du début du XIXe siècle succède, à la période impérialiste, une nouvelle poussée de réalisme, celui de la révolte humaniste contre l’impérialisme, avec des enracinements nationaux et des tendances stylistiques divers.

  1. 2.   Le monologue intérieur et l’association libre. La vraie forme de l’œuvre. Au-delà des manières d’écrire, des techniques littéraires, des procédés immédiats de mise en forme, des tendances littéraires, qui sont les procédés, les moyens littéraires de reproduction ou de traduction que les écrivains utilisent pour communiquer leur vision du monde, l’image qu’ils se font du monde, on s’intéresse à la véritable forme, à la forme que l’auteur donne à la description des situations et des  caractères, à la forme qui procède de l’essence de la structure ultime de l’œuvre, à la forme spécifique de cette structure spécifique, une structure dont le cœur est la définition que l’écrivain donne de l’homme. On s’intéresse aux principes qui conditionnent les vraies oppositions, à l’image du monde de l‘écrivain, à sa vision du monde, à son style, à sa visée, une visée qui n’est ni son dessein conscient, ni l’idée qu’il se fait de son œuvre, mais la visée qui se dégage de la structure même de l’œuvre, la visée objective, on s’intéresse aux jugements de valeur que l’écrivain porte sur cette visée, à l‘attitude qu‘il prend à l‘égard de sa propre saisie du réel. Si nous prenons comme exemple le monologue intérieur, l’association libre exprimée par un personnage, ou bien cette technique littéraire constitue la forme que l’auteur donne à ses descriptions, autrement dit l’auteur est attaché au superficiel, au fuyant, à l’instantané, à la débâcle des idées et des sentiments, il voit des détails toujours mobiles, des relations instantanées sous leur seul aspect statique, un dynamisme sans but et sans orientation, un ensemble statique donnant l’impression globale de stagnation. Ou bien l’écrivain, dans le combat où il se débat à la fois dans le passé, le présent et l‘avenir, considère la réalité effective de l‘homme comme étant celle d‘un homme social, avec un enracinement concret au sein de relations concrètement historiques, humaines et sociales qui constituent le tissu de son existence, c’est-à-dire les relations qui constituent son caractère le plus profondément singulier, typique, frappant, selon la conception que l’élément historico-social de l’œuvre doit correspondre à la réalité effective de cet élément, à son être en soi, à son mode ontologique essentiel, et dans ces conditions, cet écrivain ne voit dans le monologue intérieur qu’une technique pour découvrir et mettre en relief, au-delà du donné brut donné par le procédé associatif, la réalité d’une personne dans l’ensemble complexe et hiérarchisé des relations sociales et spirituelles qui la lient au monde ambiant, des relations qui manifestent des tendances profondes de la personne et qui déterminent l’évolution de sa personnalité, si bien que le libre flot d’associations du monologue de la personne est strictement ordonné, avec une progression qui va toujours, de plus en plus profondément, vers l’essentiel, selon une composition qui met en forme le dynamisme des changements, leur accélération et leur retard.

On n’utilise pas les critères d’ordre formel, les manières d’écrire, les techniques littéraires, les procédés immédiats de mise en forme, pour opposer facilement le moderne et le passé, on s’intéresse à la véritable forme, aux principes qui conditionnent les vraies oppositions.

Ainsi, le monologue intérieur et l’association libre comme techniques de caractérisation et de narration peuvent manifester non une même tendance littéraire, une même manière d’écrire, mais des styles différents.

D’un côté, la libre association, loin de se réduire à une technique stylistique, constitue la forme même que donne l’auteur à la description épique des situations et des caractères. L’attachement systématique au superficiel, au fuyant, à l’instantané, la débâcle des idées et des sentiments, correspondent tout à fait au projet où l’épopée est le surgissement, à travers les détails toujours mobiles, dont le dynamisme reste sans but et sans orientation, d’un ensemble purement statique donnant une impression globale de stagnation.

De l’autre côté, le libre jeu des associations n’a qu’une valeur technique pour découvrir et mettre en relief, au-delà du donné brut fourni par le procédé associatif, la réalité d’une personne dans l’ensemble complexe et hiérarchisé des relations sociales et spirituelles qui le lient au monde ambiant, des relations qui ne sont pas présentées comme instantanées, sous leur seule aspect statique, mais qui manifestent les tendances profondes de la personne, tendances qui déterminent l’évolution de sa personnalité, tendances avec lesquelles l’auteur se débat sur un plan qui concerne à la fois le passé, le présent et l’avenir.

Dans le libre flot d’associations du monologue de la personne, tout est strictement ordonné, avec une progression qui va toujours, de plus en plus profondément, vers l’essentiel, selon une composition authentiquement épique, qui met en forme le dynamisme des changements, leur accélération et leur retard, en conformité avec les règles traditionnelles de l’épopée, mais d’une manière originale.

Ce développement s’oppose ainsi à l’immobilité, sur le plan de la visée, une visée qui n’est ni le dessein conscient de l’auteur, ni l’idée qu’il se fait de son œuvre, mais la visée qui s’exprime dans la structure même de l’œuvre.

Il s’agit d’une opposition entre vision du monde, entre les images du monde que nous communiquent les écrivains à travers leurs œuvres, entre les attitudes qu’ils prennent eux-mêmes à l’égard de leur propre saisie du réel, entre les jugements de valeur qu’ils portent sur cette visée.

Les écrivains s’efforcent, par des moyens littéraires, de reproduire l’image qu’ils ont du monde, avec la totalité de ses déterminations objectives et subjectives.

La visée objective de l’œuvre est le fondement de la question authentique de la forme de l’œuvre comme forme procédant de l’essence même de la structure ultime, une forme qui est la forme spécifique de cette structure spécifique.

Le centre, le cœur de cette structure qui détermine la forme est toujours en dernière analyse l’homme lui-même. L’essence d’une œuvre littéraire s’exprime à travers la question : qu’est-ce que l’homme ?

Abstraction faite de tout problème de forme littéraire, comme réponse à cette question, les écrivains réalistes critiques considèrent, dans leur vie quotidienne, la réalité effective de l’homme comme étant celle d’un homme social. L’élément historico-social des œuvres littéraires correspondant à ces considérations est inséparable de la réalité effective de cet élément historico-social, de son être en soi, de  son mode ontologique essentiel.

Le caractère purement humain des personnages, ce qu’ils ont de plus profondément singulier et typique, ce qui fait d’eux, dans l’ordre de l’art, des figures frappantes, rien de tout cela n’est séparable de leur enracinement concret au sein des relations concrètement historiques, humaines et sociales, qui sont le tissu de leur existence.

  1. 3.   La solitude du personnage. «L’avant-garde littéraire» considère « l’homme », c’est-à-dire l’individu existant de toute éternité, essentiellement solitaire, délié de tout rapport humain et  a fortiori de tout rapport social. Entrer en relation avec d’autres individus est toujours subsidiaire, extérieur, contingent, les autres étant aussi isolés, chacun ne se référant  qu’à soi. La solitude est au cœur de l’existence humaine, et cette solitude n’est pas provisoire, tenant à certaines circonstances de la vie, une solitude résultant par exemple  d’une évolution intérieure du personnage ou du fait qu’il se trouve sur une île déserte. Cette solitude n’est pas insérée comme élément partiel, momentanément poussé à l’extrême, dans un ensemble concret, elle n’est pas celle d’un homme concrètement déterminé par son caractère et par les circonstances de sa vie, dans l’ensemble concret des hommes vivant en commun et exerçant les uns sur les autres des influences réciproques, une solitude, liée à une certaine destinée sociale, au destin de tel type, dans telles circonstances historiques et sociales, avec à côté, ou plutôt autour, en relation réciproque avec cette solitude, d’autres hommes poursuivant sans changement leur vie commune, faite d’actions et de réactions mutuelles.

La vision intentionnelle des chefs de file de « l’avant-garde littéraire » détermine autrement l’essence humaine de leurs personnages.

Ils ne considèrent que « l’homme », l’individu existant de toute éternité, essentiellement solitaire, délié de tout rapport humain et, a fortiori, de tout rapport social, un individu ontologiquement indépendant.

La solitude est la réalité inéluctable au cœur de l’existence humaine.

Un homme de cette sorte peut entrer en relation avec d’autres individus, mais c’est toujours, ontologiquement parlant, d’une façon subsidiaire, tout à fait extérieure et contingente. Les autres sont, par essence, aussi isolés que lui, aussi déliés de tout rapport humain, chacun ne se référant qu’à soi.

Cet isolement ontologique de « l »‘homme n’est pas la solitude qui concerne une situation plus ou moins  provisoire, la solitude d’un homme concrètement déterminé par son caractère et par les circonstances de sa vie, une solitude résultant d’une évolution intérieure ou la solitude purement extérieure d’une personne sur une île déserte, une solitude toujours dans l’ensemble concret des hommes vivant en commun et exerçant les uns sur les autres des influences réciproques, un simple élément partiel, momentanément poussé à l’extrême, sa nécessité étant, tout au plus, liée au destin caractéristique de tels types déterminés, dans telles circonstances historiques et sociales, elles-mêmes concrètement conditionnées, avec à côté, ou plutôt autour, en relation réciproque avec cette solitude, d’autres hommes poursuivant sans changement leur vie commune, faite d’actions et de réactions mutuelles. Cette solitude, en un mot, correspond à une certaine destinée sociale, elle n’est jamais, de façon universelle et éternelle, la « condition humaine ».

  1. 4.   L’historicité du personnage. Si l’existence humaine est, comme façon définitive de répondre à la question, le fait d’être jeté dans le monde, alors il est interdit de chercher à savoir l’origine et la direction de l’existence humaine et l’on considère ainsi l’existence humaine comme sans historicité. Pour l’homme, le temps qui entre en ligne de compte se limite à la simple durée de son existence personnelle, une existence qui ne doit rien au passé et qui n’aura aucun effet sur le présent et l’avenir. La seule occupation possible  effective, le plus grand degré de mobilité possible, n’est pas dans les relations réciproque avec le monde, dans la série des oppositions avec lui, mais seulement dans le dévoilement de ce que l’être humain  a toujours été en soi, un mouvement subjectif du sujet connaissant

L’existence humaine est le fait d’être jeté dans la l’être-là. Cette affirmation exprime la solitude ontologique propre à l’individu humain, elle exprime non seulement la vie et l’essence de chaque individu, en tant qu’être isolé, coupé de toute corrélation et de tout rapport, elle interdit tout savoir possible quant à l’origine et quant à la direction d’une telle existence, une existence sans historicité.

Dans l’ordre littéraire, la non historicité apparaît sous deux formes.

Le temps qui entre en ligne de compte pour l’homme se limite à la simple durée de son existence personnelle. Il n’existe rien, avant ni après cette vie, qui soit en relation avec elle et avec son essence, rien qui agisse sur elle ou sur quoi elle agisse.

Ensuite, prise en elle-même, cette vie semble privée de toute histoire intérieure, l’essence de l’homme est purement et simplement, sans significations ni explorations, jetée dans le monde, elle ne saurait se développer dans une relation réciproque avec ce monde, dans une série d’oppositions vivantes avec lui, elle ne saurait l’informer ou être informé par lui, croître ou dégénérer en lui. Le plus grand degré de mobilité possible est le dévoilement de ce que l’essence de l’homme de toute éternité a toujours été en soi, par conséquent un mouvement du sujet connaissant et non un mouvement de la réalité effective connue par ce sujet.

Certes, dans l’œuvre avant-gardiste, on peut sentir une atmosphère où baigne le récit, mais il ne s’agit que d’un sous-produit, nullement d’une réalité conçue comme partie intégrante de l‘œuvre.

  1. 5.   Les possibilités abstraites et les possibilités concrètes d’un personnage. La plénitude  serait non dans la réalité méprisable qui interdit que se réalise tout le possible, mais dans l’âme, dans la représentation  subjective, dans la richesse des possibilités abstraites, dans les rêves, les rêveries, des fantaisies imaginatives, les associations d’idées. Les possibles concrets sont ignorés, c’est-à-dire que le possible est réduit à ses aspects purement subjectifs et par conséquent abstraits, la réalité est subjectivisée, rendue arbitraire. Les personnages sont définis par la coloration, la fréquence, le nombre et l’intensité des possibles qui apparaissent à sa conscience, mais ces possibles abstraits existent sans influer sur le développement de la personnalité, une impression subjective, même la plus poignante et la plus profonde, ne constituant pas pour la vie un facteur réel de détermination, une vie qui transforme en réalité effective, qui actualise des possibilités concrètes parfois non prévues, la vraie personnalité de l’individu s’exprimant d’une manière qui surprend l’individu lui-même. Tant que les possibilités concrètes ne font pas irruption au niveau de la réalité concrète, tant qu’elles ne sont pas actualisées par les circonstances qui empêchent ou favorisent ces actualisations, on ne les distingue pas des possibilités abstraites. Dès qu’apparaissent des possibilités concrètes d‘un personnage, des possibilités abstraites se révèlent, bien que présentes, comme frappées d’inauthenticité interne. Ces possibilités concrètes sont le vrai fondement du développement de la personnalité, le vrai fondement de son existence, même quand cette existence se réduit à un tragique échec Alors que la possibilité abstraite n’a de vie que dans le sujet, la possibilité concrète présuppose l’interaction entre ce sujet et les réalités. La description chez un personnage littéraire de la possibilité concrète, extraite de l’immense masse de ses possibilités abstraites, suppose d’abord la description concrète d’hommes concrets, dans leurs rapports concrets avec le monde extérieur. Dans la vie ou dans la littérature, qui en est le reflet, ce qui caractérise l’homme, c’est le choix qu’il opère parmi toutes les possibilités concrètes, celle-là seule qui exprime son essence. Le refus de distinguer possibilités concrètes et possibilités abstraites peut apparaître comme technique de pure association d’idées, comme exaltation de la subjectivité, comme passivité active, comme existence sans qualité, comme personnage isolé et solitaire, comme personnages aux qualités interchangeables, ou, en attribuant aux possibles abstraites une pseudo réalisation, comme acte gratuit.

La catégorie de possibilité joue un rôle de premier ordre dans la vie des hommes et, par voie de conséquence, dans la littérature où se reflète cette vie.

Le subjectivisme reconnaît dans l’illusoire richesse des possibilités abstraites la véritable plénitude de l’âme humaine, accueillant la réalité qui interdit que se réalise tout ce possible avec une sorte de mépris mélancolique.

Ces possibilités abstraites ne sont pas concrètes ou réelles, elles n’existent que dans la représentation subjective comme rêve, rêverie, fantaisie imaginative, associations d’idées, etc.

Pourtant l’auteur réduit le possible à ses aspects purement subjectifs, et par conséquent abstraits, et subjectivise la réalité, la rend arbitraire.

Chaque individu est caractérisé par telle possibilité qui apparaît à sa conscience, avec telle coloration, telle fréquence, telle intensité, et le nombre de telles possibilités est infini, mais la personnalité ne peut se définir à partir de tels possibles abstraits, qui existent ainsi sans influer de façon décisive sur le développement de la personnalité.

Une impression subjective, même la plus profonde et la plus poignante, ne constitue pas pour la vie un facteur réel de détermination.

En général, la personnalité est conditionnée par des dispositions innées, par leur développement et les inflexions imposées par la vie et ses accidents intérieurs et extérieurs, une vie qui peut transformer en réalité effective des possibilités concrètes non prévues, la vraie personnalité de l’individu s’exprimant dans des situations et des options d’une manière qui surprend l’individu lui-même.

Les péripéties de l’œuvre décrivent l’irruption au niveau de la réalité effective de telles possibilités réelles dont les circonstances ont empêché jusqu’alors l’actualisation. Ces possibles  sont réels puisqu’ils peuvent devenir pour la personne le vrai fondement de son existence, même quand cette existence se réduit à un tragique échec. À l‘origine cette possibilité concrète et réelle, d‘un point de vue seulement subjectif, ne se distingue pas de la masse infinie des possibilités abstraites. Elle est parfois si profondément enfouie que le cours des événements ne la fait pas surgir à la conscience du sujet comme possibilité abstraite, si bien que, même après le choix et la décision, le sujet ignore ses vraies motivations.

La péripétie comme rupture, comme transformation supprimant et conservant l’unité de l’individu, ne peut se séparer de l’ensemble des possibilités abstraites du sujet, et ce n’est que dans la décision, et grâce à elle, que les possibles se différencient et s’opposent. La littérature réaliste représente les possibilités abstraites et concrètes de telle façon que, dès qu’apparaissent les possibilités concrètes de l’homme, ses possibilités abstraites se révèlent, bien que présentes, comme frappées d’inauthenticité interne.

Alors que la possibilité abstraite n’a de vie que dans le sujet, la possibilité concrète présuppose l’interaction entre ce sujet et les réalités de fait et les puissances objectives de la vie qui ont toujours un caractère objectivement historico-social.

La description littéraire de la possibilité concrète suppose d’abord la description concrète d’hommes concrets, dans leurs rapports concrets avec le monde extérieur. La relation qui extrait le possible concret d’un individu de l’immense masse de ses possibilités abstraites se fait dans l’interaction vivante et concrète entre l’individu et le monde ambiant, les possibles concrets de l’individu se révélant comme réalités concrètes conditionnant l’évolution de l’individu.

Un tel principe de sélection est exclu de l’ontologie sous-jacente à la conception de l’homme de la littérature décadente. Si on suppose que l’individu solitaire, détaché de tout lien avec la société, est identique à l’essence effective, authentique et la plus profonde de la réalité effective elle-même, on ne peut distinguer le possible abstrait du possible concret.

Contre le vérisme superficiel, le naturalisme et l’expressionnisme abstrait, il faut choisir ses personnages et les traits qui leur sont attribués, des traits qui ne sont pas interchangeables d’un personnage à l’autre.

La dégradation ontologique du réel effectif qu’est le monde extérieur de l’homme, l’exaltation connexe de sa subjectivité, conduisent à confondre l’abstrait et le concret dans les possibilités.

Cette vision du monde, c’est-à-dire cette prise de position fondamentale par rapport à la réalité effective, peut réclamer un fondement théorique, et dans ce cas elle peut admettre, comme infrastructures, des systèmes de pensée différents, voire opposés.

Le refus de la distinction entre possibles abstraits et concrets, la réduction du monde intérieur de l’homme à une subjectivité abstraite, la dissolution de la forme objective en éléments subjectifs peuvent apparaître comme technique de pure association d’idées, comme passivité active, comme existence sans qualité, ou, en attriouibuant aux possibles abstraits une pseudo réalisation, comme acte gratuit.

Dans la vie ou dans la littérature, qui en est le reflet, ce qui caractérise l’homme, c’est le choix qu’il opère dès qu’une question décisive met en cause son existence, c’est-à-dire, parmi toutes les possibilités concrètes, celle-là seule qui exprime, en effet, son essence.

  1. 6.   La dissolution du réel selon l‘arbitraire subjectif. Si la réalité est inexplicable, on ne s’intéresse pas à l’explication de ce qui s’est passé. Si la réalité n’existe pas, il n’y a que la conscience humaine. La vision angoissée qu’on a de l’essence du monde transforme le réel en cauchemar, le réel effectif devenant réel onirique, les détails réalistes n‘étant que des supports, des matériaux à ce réel fantomatique. C’est la dissolution du réel, la dissolution du monde, la dissolution de l’homme, à l’aune des subjectivités arbitraires, en particulier quand les sujets qui monologuent ont des représentations confuses, incessantes et sans lien, quand ils n’ont aucune unité  objective entre leur être moral et leur être pensant, entre leur pensée et leur action, entre leur intérieur et leur extérieur, quand ils ne sont qu’une suite incohérente de fragments instantanés d’expériences vécues impénétrables à eux-mêmes comme aux autres. Si on détruit la réalité, l’existence subjective n’a plus de contenu, elle est sans qualité

Les traits de la personnalité se dissocient, la littérature se coupe d’avec le monde.

C’est une conséquence de l’ensemble structurel que l’on vient de décrire, les conséquences de l’identification chez l’homme du possible abstrait et du possible concret.

On pose d’avance comme  parfaitement inexplicable la réalité objective dans lequel l’homme vit. On ne s’intéresse pas à l’explication de ce qui s’est passé.

On va jusqu’à nier l’existence du réel en disant qu‘il n’y a pas de réalité effective, qu’il n’y a que la conscience humaine qui forme le monde.

On va jusqu’à supprimer la réalité effective, rendant ainsi l’existence subjective sans qualité.

On va jusqu’à donner à la réalité un caractère fuyant.

On exprime la vision angoissée qu’on a de l’essence du monde comme si c’était le réel, les détails réalistes servant de matière et de support à ce réel fantomatique, à ce monde de cauchemar qui exprime cette angoisse, le réel effectif devenant réel onirique.

La dissolution du réel, dissolution du monde, dissolution de l’homme, s’accentue quand les sujets qui monologuent sont les uniques supports de la « réalité » représentée, et encore plus quand ces sujets sont des idiots ou des semi-idiots aux représentations confuses, incessantes, sans lien.

L’homme est un être privé de toute unité objective, simple suite incohérente de fragments instantanés, extraits  d’expériences vécues restant aussi impénétrables au sujet qui les vit qu’aux autres hommes.

On a une coupure schizophrénique entre diverses qualités et comportements, entre l’être moral et l’être pensant, entre la pensée et l’être ou l’élément biologique, entre la pensée et l’action.

L’intérieur et l’extérieur  ne forment pas une unité.

  1. 7.   L’incognito et la double vie schizophrénique. L’auteur comme ses personnages sont dans un incognito  impénétrable. Les motifs restent cachés. Il n’y a pas d’interaction entre l’intérieur et l’extérieur de la personnalité, de même qu’il n’y a pas d’interaction entre la personnalité  et le monde. Il y a deux vies qui coexistent paisiblement, de façon schizophrénique, sans dynamisme orienté vers le progrès, une coexistence qui approfondit la dissolution de la personnalité

Chaque homme est dans un incognito impénétrable à d’autres hommes. Au-delà des actes purement extérieurs, les vrais motifs qui guident la personne restent cachés. La condition humaine se caractérise par un impénétrable incognito, si bien qu’on pense être le plus ardent adversaire de Hitler au moment où on le soutient.

Avec la négation du lien entre l’extérieur et l’intérieur, la négation de l’interaction vivante en réalités opposées de cet intérieur et de cet extérieur, l’opposition ou l’interaction ou le lien de l’individu avec le monde extérieur, essentiel pour le développement de la personnalité, sont niés, il n’y a plus, avec l’incognito et la double vie, qu’une coexistence paisible sans dynamisme orienté vers le progrès, sans force explosive, une coexistence qui approfondit la dissolution de la personnalité.

  1. 8.   La pathologie comme ornementation  esthétique et comme solution existentielle. Dans la grisaille capitaliste, il faut des taches  vivantes de couleur. Dans le désert de la vie de tous les jours, son caractère abject et ignoble, il faut non clarifier, concrétiser, agir, mais fuir, refuser, protester de manière seulement abstraite et vide, c’est-à-dire ne condamner le réel qu’en termes sommaires et généraux, ne faire place à aucune critique concrète, s’orienter vers le néant, s’éloigner de la réalité existante par un mouvement purement intérieur au sein de la subjectivité, un mouvement sans contenu, sans orientation, selon une répugnance qui ne saurait devenir action, une impuissance à dépasser le niveau du malaise, de la nausée, de la nostalgie, etc.. La vie normale n’a aucune finalité, elle ne progresse dans aucune direction déterminée, seule la maladie mentale, non un trouble de la vie normale mais notre refuge et notre modèle pour décrire et comprendre la vie normale, permet d’exprimer typiquement notre situation

Le naturalisme ou le premier impressionnisme ne trouvent de poétique dans la vie de tous les jours, dans la vie prosaïque et quotidienne de la société capitaliste, que la pathologie mentale, le fou étant un personnage éloigné mais avec un fondement réel. Il s’agit ici d’ornementation esthétique, de taches vivantes de couleur dans la grisaille de tous les jours.

Le besoin du maladif est de caractère esthétique, correspondant au besoin de fuir ce désert que représente, en régime capitaliste, la vie de tous les jours, au refus de ce que cette vie a d’abject. C’est la protestation contre un monde ignoble.

Fuir dans la pathologie, c’est une protestation abstraite et vide qui ne condamne le réel qu’en termes sommaires et généraux, qui ne fait place à aucune critique concrète de la réalité effective, c’est s’orienter vers le vide, vers le néant, c’est s’éloigner de la réalité existante par un mouvement purement intérieur au sein de la subjectivité, un mouvement sans contenu, sans orientation, une répugnance abstraite et vide qui ne saurait devenir action, une impuissance à dépasser le niveau du malaise, de la nausée, du voeux, de la nostalgie, etc., alors que la révolte concrète d’ordre historique et social vise à la clarification et à la concrétisation, si confus que soient, au départ, les contours.

Une vision du monde sans contenu n’assigne à la vie normale aucune finalité, elle ne la fait progresser dans aucune direction déterminée.

La maladie est le seul refuge, le seul point fixe permettant à l’auteur d’exprimer typiquement sa situation.

Freud part de la vie quotidienne, des actes manqués, des rêves, etc., mais les explique en s’orientant vers la pathologie. Pour lui, la maladie mentale n’est pas un trouble de la vie psychique normale. L’homme est considéré comme un être isolé.

  1. 9.   La magnification non du typique mais de l’anormal, du pathologique, du pervers, de l‘excentrique. Le personnage typique doit être un individu pleinement développé, lié aux contradictions des faits sociaux qui conditionnent son développement et le développement de l’humanité comme à ses propres contradictions. Il a des passions singulières, accusées, fortes, il est non excentrique, non pathologique, mais normal. Avec l’ontologie de l’individu  isolé, jeté dans l’existence,  il n’y a plus, comme propre fin de l‘analyse, que le contraste abstrait entre deux entités abstraites, d’une part, la  banalité quotidienne qu’impose le régime capitaliste, la médiocrité bourgeoise, les contorsions de l’esprit petit-bourgeois, les caricatures grimaçantes, les scléroses et dissociations de la personnalité humaine, les grimaces du capitalisme, d’autre part, l’excentricité, le pervers et le pathologique, les contorsions de l’excentricité pathologique, comme fuites dans le néant, comme grimaces de signe contraire, qui s’opposent  au banal et le complètent, le tout de cette description épuisant toutes les virtualités d’un individu dont l’existence exclut toute rationalité, toute relation interhumaine, toute normalité, constituant une existence  universelle et absolue du règne de la grimace, qui devient l’état normal de l’homme et, sur le plan artistique, le seul contenu adéquat de l’art, le principe de toute mise en forme. La description du pathologique, du pervers, de l’idiotie peut devenir apologie ouverte de cette dégradation. L’affranchissement antihumaniste de la nature humaine et des « conventions », le refus du social et son discrédit quand on l’appelle le « on », le discrédit de l’esprit au profit de l’âme ou du mythe, l’absence de pensée et l’absence de morale deviennent ce qui est essentiel à l’homme et que les préjugés sociaux soi-disant cachent, ce qui en lui est soi-disant originaire, c’est-à-dire ce qui en lui est irréductible à toute sociabilité.

Cette vision est contraire à celle qui ne crée des types jamais sans les lier aux contradictions des facteurs sociaux qui conditionnent le développement humain et aux contradictions dans l’individu lui-même, quand il est pleinement développé, des personnages aux passions très singulières, qui font figure cependant de types socialement normaux, l’homme ordinaire de la vie quotidienne étant une forme estompée, affaiblie de ces contradictions, l’homme excentrique n’ayant rien à voir avec les grands personnages fortement typiques et aux fortes passions.

L’ontologie de l’individu isolé,  jeté dans l’existence, fait disparaître les véritables types. Il n’y a plus que le contraste abstrait entre la banalité quotidienne et l’excentricité, entre deux cas extrêmes abstraits, un recours aux extrêmes qui n’a pas pour fonction d’enrichir et de rendre plus frappants les personnages normaux, mais que meuvent de puissantes passions, mais qui est sa propre fin, l’excentrique et le pathologique s’opposant et complétant le banal, le tout épuisant toutes les virtualités d’un individu dont l’existence exclut toute rationalité et toute relation interhumaine.

La description du pathologique, du pervers, de l’idiotie peut se compléter par l’apologie ouverte de cette dégradation, l’affranchissement de la nature humaine et des « conventions », le refus du social, le discrédit du social, en l’appelant le « on », le discrédit de l’esprit au profit de l’âme ou du mythe, l’absence de pensée et l’absence de morale devenant des types idéaux de ce qui est essentiel à l’homme et que les préjugés sociaux cachent, les idéaux de ce qui est originaire et irréductible à toute sociabilité, d’où la tendance à magnifier l’anormal, d’où l’antihumanisme.

Quand l’univers de la fiction est construit autour des fausses extrémités de la médiocrité bourgeoise et de l’excentricité pathologique, le style qui s’impose est celui de la grimace, qui, comme l’excentricité et comme la maladie, a sa place dans toute représentation réaliste qu’on fait de la réalité effective, mais pour situer la grimace à sa place, dans ses relations, il faut, dans une perspective sociale et humaine, savoir ce qu’est une attitude normale, ce qui n’est pas possible si on n’admet aucune normalité dans le domaine des réalités  objectives.

Jauger la vie quotidienne telle que l’impose le capitalisme, la médiocrité bourgeoise, les caricatures grimaçantes, les scléroses et dissociations de la personnalité humaine, selon l’étalon du pathologique, comme fuite dans le néant, grimaces de signe contraire, c’est le règne de la grimace qui est universel, qui est un absolu, qui devient l’état normal de l’homme, le principe de toute mise en forme,  le seul contenu adéquat de l’art.

Il n’y a pas de contrepoids, d’instrument de mesure qui relativiserait les contorsions de l’esprit petit-bourgeois et les contorsions de l’excentricité pathologique, qui les remettraient les uns et les autres à leur vraie  place sociale.

On a donc des œuvres sans perspective. Dans la vision du monde d’un tel artiste, il n’y a pas de perspective.

10. La perspective comme principe de sélection et de hiérarchisation, au-delà des écoles esthétiques. Contre ceux qui considèrent que les problèmes de contenu ne sont importants ni socialement ni esthétiquement, que c’est la manière d’écrire qui est importante, que de toute façon la nature humaine est toujours inchangée, que ce qui est important ce sont les différentes écoles stylistiques ou esthétiques qui, soi-disant, refléteraient les modifications de la structure sociale, il faut choisir entre l’essentiel et le superficiel, entre le décisif et l’épisodique, entre l’important et l’anecdotique, il faut faire ressortir les éléments décisifs qui déterminent, favorisent ou empêchent  l’évolution des personnages, il faut établir un choix et une hiérarchie entre les traits propres aux personnages et entre les situations où ils sont placés, ce qui permet d’être sobre dans le choix des détails, de n’en retenir que les plus frappants

Or, c’est la perspective qui détermine le contenu et la forme du projet, les lignes directrices de la création artistique d’une époque, le principe de sélection entre l’essentiel et le superficiel, entre le décisif et l’épisodique, entre l’important et l’anecdotique, la perspective qui assigne aux personnages le sens de leur évolution, en faisant ressortir les éléments décisifs capables d’empêcher ou de favoriser cette évolution, ce qui permet à l’écrivain de rester plus sobre dans le choix des détails, de n’en retenir que les plus frappants.

Ce principe sélectif est rejeté par le parti pris subjectiviste, ou bien il substitue à ce principe l’image d’une condition humaine éternelle, inapte à tout changement, à quoi correspond le style naturaliste.

Cet aspect est dissimulé si les considérations esthétiques mettent au centre les problèmes de pure forme, isolant du contenu de l’œuvre les caractères purement externes de l’écriture, dont la valeur est exagérée, méconnaissant ainsi toute naissance sociale et artistique de contenu.

Au-delà des différences formelles concernant la manière d’écrire, le vrai critère de distinction entre le réalisme et le naturalisme est la présence ou l’absence d’une hiérarchie entre les traits propres aux personnages représentés et entre les situations où se trouvent placés ces personnages.

L’absence de sélection et le refus de la hiérarchisation comme principe commun du naturalisme, comme continuité évolutive au niveau des visions du monde, va avec des orientations stylistiques, des transformations, des oppositions, des conflits de tendances concernant l’aspect formel du style, comme soi-disant reflets des modifications dans la structure sociale de la période.

Ce principe commun se présente comme soumission au milieu (premier naturalisme), comme atmosphère (naturalisme tardif, impressionnisme, symbolisme), comme montage de fragments de réalité effective à l’état brut (néoréalisme), comme courant associatif (surréalisme).

11. La représentation esthétique comme statisme. Dans l’ordre littéraire comme dans celui de la pensée, c’est la  négation de toute histoire, de toute évolution, de toute perspective, de toute relation avec l’avenir, immobilisant l’historicité sociale en réalité statique,  ou bien un présent dans lequel nous sommes tombés ou jetés depuis un ou deux siècles et dans lequel s’installe une catastrophe soudaine, un déchirement de la culture, ou bien un état transitoire entre deux catastrophes subites. Une telle forme littéraire exprime la vision par l’écrivain de son activité et du monde comme sans signification, toute mobilité étant alors une simple apparence, un faux-semblant de mouvement, le goût du pathologique, comme refus du temps abject et nostalgie d’un but indéterminé, impliquant la toute-puissance de ce temps répugnant, tout mouvement étant condamné à l’impuissance, toute action étant un non-sens

Cette vision s’exprime comme statisme dans la représentation littéraire du réel, contre la considération que le mouvement et l’évolution sont des problèmes majeurs de la littérature.

Cette vision se caractérise par la négation de toute évolution, de toute histoire et de toute perspective, par le principe de représentation de la persistance des choses dans leur état, par le refus de toute relation avec l’avenir, dans l’ordre littéraire comme dans l’ordre de la pensée.

Si on ne rejette pas l’histoire et le devenir, si on a le souci de représenter le présent et le passé immédiat, on transforme l’historicité sociale en réalité statique, on immobilise cette historicité en réalité éternelle ou à un état transitoire entre deux catastrophes subies, deux brusques catastrophes, ou à un présent, une immobile durée, dans lequel nous sommes tombés ou jetés depuis un ou deux siècles et dans lequel s’installe, d‘un seul coup, une catastrophe soudaine, un brusque déchirement de la culture.

À la base du principe de sélection, comme  à chaque question décisive concernant la création artistique, il y a un problème vital, dont la forme littéraire correspondante est le reflet généralisé et qui est que l’homme ne bouge vraiment que s’il se représente, au moins de façon subjective, son activité comme  affectée d’une signification, tandis que l’absence de signification, le non sens de la vision du monde réduit toute mobilité à une simple apparence et imprime à la réalité la marque du pur statisme, même s’il y a un faux-semblant de mouvement.

Le goût du pathologique, comme inversion du temps abject et nostalgie d’un but indéterminé, implique la suprématie de  l’état à partir duquel apparaît la répugnance, le mouvement est condamné à l’impuissance, la réalité objective est immuable,  toute possibilité d’action étant un non-sens.

12. La suprématie de l’angoisse. On a l’impression de totale incapacité devant la force des circonstances, c’est l’étonnement, le désarroi, la stupeur, l’angoisse, la frayeur inexplicable, la crainte panique devant la réalité effective, éternellement étrangère et hostile. Peu à peu, la représentation subjective se détache de la réalité effective, le temps et l’espace abstraits se séparent du temps et de l’espace concrets, jusqu’à concevoir que la réalité subjective est l’essence de la réalité, la réalité la plus authentique

C’est l’impression de totale incapacité, la paralysie devant la force incompréhensible et inéluctable des circonstances, l’angoisse immanente au devenir du monde, le total délaissement de l’homme en face d’une frayeur inexplicable, impénétrable, inéluctable, la crainte panique, platonicienne devant la réalité effective, éternellement étrangère et hostile à l’homme, l’étonnement, le désarroi, la stupeur, l’angoisse panique.

L’unité sensoriellement perceptible se déchire. Sur le plan philosophique, le temps et l’espace abstraits sont séparés de la réalité  objective et du mouvement, puis le temps authentique, proprement dit, le temps purement subjectif, celui de l’expérience vécue, est complètement détaché du monde réel et  objectif.

La réalité  subjective est l’essence de la réalité, la réalité effective la plus authentique.

13. La suprématie du travail subjectif sur le souvenir. Sur le plan littéraire, la vraie vie,  la vie qui compte n’est pas la vie telle qu’elle fut effectivement, ni même la vie telle qu’on se la rappelle, mais le travail sur le souvenir, le tissu de son évocation, ce qui ne laisse rien à  l’objectivité, l‘essentiel étant le repli sur sa propre subjectivité jouant sur les souvenirs, ce qui peut être enthousiasme enivrant de la découverte de soi-même comme dépaysement angoissant. L’événement vécu, clos dans l’unique sphère de son évocation, n’est plus qu’une clé fantomatique de ce qui précède et de ce qui suit fantomatiquement

Sur le plan littéraire, la vraie vie, la vie qui compte n’est pas la vie telle qu’elle fut effectivement, mais la vie telle  que se la rappelle celui qui l’a vécue, et même  pour le narrateur, ce qui compte est moins le souvenir de l’expérience vécue  que le tissu de son évocation, le travail sur le souvenir, si bien qu’il ne reste plus d’ objectivité, l’événement vécu, clos dans l’unique sphère du vécu, est un événement indéfiniment évoqué comme clé  de ce qui précède et de ce qui suit.

La subjectivation du temps est ancrée dans l’être social des intellectuels bourgeois de la période impérialiste : étranger à l’histoire de son temps, le sujet ce replie sur lui-même.

L’expérience vécue de cet état est, chez lui, enthousiasme enivrant de la découverte de soi-même, mais l’impression de dépaysement, de crainte prend la première place.

14. La primauté d’une subjectivité coupée de la réalité. Le sujet se réduit à sa propre subjectivité qui devient un flux dépaysant, inconnaissable, insaisissable, abstrait, vide et donc angoissant, effrayant d’immobilité et de permanence. Cette séparation du subjectif et de l’objectif, du temps subjectif et du temps objectif constitue la dissociation du monde, la décomposition de l’homme et la sclérose des éléments séparés de ces totalités décomposées. C’est la perte de l’objectivité. C’est la perte de la totalité sociale, avec l’absence de relations sociales, l’absence de toute relation au monde. C’est la perte du pouvoir de penser de façon cohérente sur quelque sujet que ce soit. Ce sont les états de torpeur et d’hébétude, les extases. Nous sommes tout près de la pathologie, de la perversité ou de l’idiotie

Quand on ne peut, ni ne veut, saisir le devenir du monde, le sujet, seule réalité substantielle, seul en face de lui-même, est réduit à son propre reflet, il manifeste, sous une forme figée, un caractère insaisissable.

Le temps, libéré de toute attache avec le monde objectif, transforme le monde intérieur du moi en un flux dépaysant, inconnaissable, abstrait, vide, d’où l’angoisse panique, la frayeur devant l’immobilité et la permanence.

Dès que la représentation littéraire du temps se détache des objets et de leur mouvement, dès qu’elle se retranche dans le sujet et devient autonome, le monde de la fiction se dissocie en deux mondes partiels, hétérogènes et opposés, le monde de l’homme se dissocie d’un coup comme apparence subjective  d’un monde écroulé existant, dès qu’on arrache un quelconque de ses éléments structurels à l’ensemble des corrélations qui structurent le tout, quand on isole le temps et qu’on le réduit au subjectif, d’où la sclérose comme substance dans son propre état, ou la perte de l’objectivité, de la totalité comme absence de toute relation au monde, ou la perte du pouvoir de penser ou de parler de façon cohérente sur quelque sujet que ce soit, ou un état de torpeur et d’hébétude, coupé de temps à autre d’extases fortuites, ce qui indique d’avance le chemin qui conduit de la révolte à la pathologie, à la perversité, à l’idiotie.

15. L’allégorie. Le monde est dissocié. Un abîme sépare l’homme et le réel. Le monde ici-bas de choses et d’actions dont on refuse une quelconque signification immanente, y compris pour la pratique artistique, repose sur une transcendance, sur une perspective transcendante, une transcendance renvoyant à une subjectivité d‘essence théologique, selon un  caractère d‘athéisme religieux. L’objet artistique peut avoir une valeur  esthétique  de caractère immanent, mais seulement de type décoratif, ce qui cache la faille introduite par l’allégorie et son recours au transcendant. L’oeuvre littéraire renvoie donc essentiellement à une transcendance, non dans l’espoir d’une immanence, mais à partir du refus de toute immanence, du refus de donner toute signification à l’ici-bas, du refus de tout effort pour donner un sens interne au monde lui-même, si bien que cette déchéance du monde, cette désagrégation du réel se traduit sur le plan littéraire par un royaume de ruines littéraires et esthétiques, par la désagrégation esthétique, quelles qu’absolues soient les transcendances qu’elles expriment

L’allégorie donne une expression esthétique à des visions du monde qui dissocient le monde en le faisant reposer sur une transcendance, en creusant un abîme entre l’homme et le réel,  des visions qui refusent l’ici-bas, la signification immanente à l’être et à l’action de l’homme et qui constituent pourtant la base, la plupart du temps inconsciente, de toute praxis artistique, malgré l’existence de thèmes religieux et d’une fausse conscience.

Dans les arts plastiques, l’objet emprunte son sens allégorique à une perspective transcendante, mais il peut conserver cependant une valeur esthétique de caractère  immanent, valeur de type décoratif, si bien que la faille qui existe dans ce qui est à représenter est supprimée sur le plan esthétique au moins dans une certaine mesure.

La littérature ne comporte rien qui équivaille esthétiquement au principe décoratif, à quelques rares exceptions où la décoration joue un rôle, mais subalterne.

La transcendance à laquelle l’œuvre littéraire d’avant-garde renvoie implique non l’espoir d’une immanence mais le refus de toute immanence possible, de tout effort pour donner un sens à l’ici-bas, pour attribuer une signification interne au monde lui-même. C’est la déchéance du monde, sa chute, la désagrégation du réel, sa dégradation, sa décomposition, du fait de la subjectivation du temps, alors que le développement et le progrès correspondent au lien assumé entre le temps objectif et l’histoire.

Les allégories sont l’équivalent des ruines dans le royaume des choses, quelques absolues transcendances qu’elles veulent exprimer.

On ne peut exprimer des transcendances sans les moyens spécifiques de ces transcendances.

Si on exprime la déchéance, l’art est conduit à se désagréger.

L’allégorie exprime une subjectivité aux antipodes de l’art véritable, une subjectivité d’essence théologique, un athéisme religieux.

16. Les détails. Avec l’allégorie et sa dissociation du monde, l’image, avec sa puissance de suggestion, a une fausse apparence de totalité, le cosmos se dévitalise, la beauté symbolique disparaît pour le fragment, la ruine, les détails. Ces détails sont interchangeables et donc annihilés, des détails qui, tout en ayant une forte puissance de suggestion, déprécient le fait qu’ils désignent et mettent en valeur, un fait qu’on peut remplacer de manière arbitraire par n’importe quel autre, dans la mesure où, d’une part, il n’y a plus de cohérence interne au monde, chaque détail étant réduit à une simple particularité, et d’autre part, chaque détail est en relation   immédiate avec la transcendance, devenant une abstraction tendue vers la transcendance

Croyant exprimer ce qu’il y a de plus essentiel dans le monde, l’image a une fausse apparence de totalité, le cosmos se dévitalise, la beauté symbolique disparaît pour le fragment, la ruine, les détails, mais des détails interchangeables et donc annihilés.

Ces détails ont, dans l’ordre sensoriel, une extraordinaire puissance de suggestion, et cette tendance n’exclut pas la dépréciation du fait, son caractère arbitraire, la possibilité de le remplacer à volonté par n’importe quel autre.

Le monde est ainsi élevé à un plus haut rang et dévalorisé.

Une vision du monde qui admet l’immanence de la raison aux choses, qui considère que le monde a un sens, que l’homme peut y pénétrer et le comprendre, implique qu’aucun détail ne puisse être remplacé arbitrairement par un autre, chaque détail, bien qu’inséparable de son essence unique, personnelle, est en même temps typique.

L’allégorie « moderne » comme la vision du monde qui lui est sous-jacente supprime le typique: en brisant toute cohérence interne du monde, elle réduit le détail au niveau d’une simple particularité, et comme le détail, même quand l’allégorie le rend interchangeable, conserve une relation immédiate, bien que paradoxale, avec la transcendance, il ne devient qu’une abstraction tendue vers la transcendance.

Le type concret est remplacé par une particularité abstraite.

17. L’absence de signification du monde. Tout espoir de rénovation, toute consolation sont exclus dans ce monde sans Dieu. Tout projet humain est un non-sens. La nostalgie religieuse d’une délivrance et d’une consolation dans un monde sans Dieu se manifeste par le culte du néant de ce monde

L’expérience vécue la plus profonde est ressentie comme celle d’un monde qui n’a aucun sens, qui exclut tout espoir, un monde sans Dieu, un monde nihiliste, mais cet athéisme n’est pas volonté d’éloigner Dieu du monde afin de libérer ce monde, mais volonté de priver le monde de Dieu afin d’y faire régner une vie qui ignore toute consolation, qui réduise au non sens tous les projets humains.

Ayant perdu le pathos social de la libération humaine qui vide le ciel de tout ce qui en faisait un objet de terreur, l’incroyant fait du ciel une projection imaginaire d’un monde humain ayant perdu tout espoir de rénovation, tandis que la nostalgie religieuse d’une délivrance et d’une consolation reste vivante dans le monde sans Dieu en déversant toutes ses énergies dans le néant de ce monde sans espoir.

18. La transformation faussement poétique  de la réalité en cauchemar. La transcendance de l’allégorie peut être une administration qui a toute l’apparence d’exister mais que personne ne connaît et ne sait atteindre, par conséquent un néant qui n’existe que par ses manifestations ici-bas sous forme d’un pénible fourmillement de bureaucraties brutales et corruptibles s’acharnant sur des victimes sans défense. Ce néant transcendant, ce non-être, sans exister  lui-même, détermine tout ce qui existe, tout être, qui n’est donc que le reflet de  cette transcendance. La scène la plus banale de la vie quotidienne devient un cauchemar, les objets avec leurs richesses sont dévalorisés en abstractions sans contenu, déterminées par le seul néant, la vie communautaire s’avilit, de manière pathologique, en fantôme de cette transcendance

La transcendance des allégories exprime le néant d’une administration et de juges qui ont toute l’apparence d’exister et d’être tout-puissants mais que personne ne connaît et ne sait atteindre, ce qui se présente dans une réalité se réduisant au pénible fourmillement d’organes élémentaires d’une bureaucratie brutale, corruptible, inique, pédante, sans parole et irresponsable.

Cette existence des victimes sans défense de la société capitaliste, avec un peu de couleur locale autrichienne, n’est pas représentée comme une réalité effective concrète, mais comme le reflet intemporel d’un néant transcendant qui, sans exister lui-même, détermine tout ce qui existe, un non-être qui est le fondement de tout être, Dieu caché et inexistant à l’aspect fantomatique, la réalité effective et authentique devenant un fantôme.

Conséquence esthétique de l’allégorisme, cette transcendance, comme néant néantisant impossible à saisir, avilit la réalité, réduit la vie communautaire à la pathologie.

La scène la plus banale de la vie quotidienne devient dépaysante et cauchemardesque, même si l’artiste véritable ne méconnaît jamais l’exigence de généralité au cœur de tout art, ne se contentant pas d’évoquer l’effet que produit sur lui les faits immédiatement donnés, à la surface de sa vie, l’abstraction ne portant que sur les éléments de la vie quotidienne que l’allégorisation et le néant transcendant ont dévalorisé pour les néantiser.

Cette réalité singulière dont il subit l’effet n’est pas élevée au niveau d’une particularité typique.

Cet ici et maintenant singulier, où il ne voit que néant, se dissipe dans la veine fumée d’une abstraction sans contenu, déterminée par le seul néant.

La riche et significative réalité qui sert de médiation entre le singulier et l’universel n’est pas visée par ce qu’impose l’allégorie.

19. Vers la disparition de la forme littéraire du roman. Le roman peut devenir simplement un journal intime. Le roman policier repose sur une idéologie, un personnage omniscient protégeant la vie bourgeoise ou bien un danger rôdant de façon constante  et auquel on ne peut échapper que par hasard. Le happy end tend à une apologie de la société éliminant les contradictions, et au divertissement simple

Il y a l’essai, de manière directe, de façon purement formelle, sans généraliser les contenus, d’élever le particulier, dans sa particularité d’un instant, au plus haut degré d’abstraction.

La tendance, sous des aspects divers, avec Joyce, avec les expressionnistes, avec les surréalistes, avec Gide, ne se contente pas de faire éclater les formes traditionnelles, elle fait disparaître toute forme littéraire.

Quand le héros est en même temps l’auteur, qu’il introduit son propre journal dans le roman, il n’y a plus de roman, plus de forme esthétique.

Les premiers romans policiers reposaient sur une idéologie de la sécurité, mettant en valeur l’omniscience des personnages chargés de protéger la vie bourgeoise.

Les romans actuels ont une atmosphère de peur, de danger rôdant de façon constante autour d’une vie protégée qui ne peut y échapper que par un heureux hasard.

Le heureux hasard devient un happy end, qui tend à l’apologie de la société et au divertissement simple, dans les ouvrages à mi-chemin entre la vraie littérature et le livre populaire, même si la terreur constitue le ressort essentiel de nombreux romans destinés à un vaste public.

Les dogmatiques de la période stalinienne éliminent les oppositions intérieures, limitant la perspective socialiste à la dimension d’un happy end.

20. Les éléments réalistes de toute œuvre littéraire. L’omniprésence du réalisme se manifeste non seulement dans l’origine des styles littéraires mais surtout dans le détail. Sans le détail réaliste apparemment accessoire, l’évocation perpétuelle du fantomatique  surgissant de notre existence réduirait le cauchemar à une assertion abstraite et sans attrait. Partant de détails réels, l’auteur opère, une métamorphose, un retournement plus ou moins brusque, plus ou moins marqué, pour nier la réalité du monde et nous faire entrer dans le royaume du paradoxe et de l’absurde. Ainsi, la précision des singularités historiques peut construire une œuvre sans historicité. On peut cependant avoir une œuvre à perspective réaliste où, du fait des tendances inhérentes à la réalité objective, le reflet de celle-ci est défigurant et défiguré

Dans toutes les œuvres, seuls les critiques d’avant-garde ne découvrent pas les éléments réalistes toujours présents.

Le réalisme n’est pas un style entre beaucoup d’autres, mais la base de toute littérature, les divers styles ne naissant qu’au sein de ce réalisme ou dans une relation avec ce qui en constitue le domaine propre.

C’est surtout dans le détail que se conserve l’omniprésence du réalisme.

L’évocation perpétuelle du fantomatique surgissant de notre existence, sans ce réalisme répandu à travers tant de détails apparemment accessoires, réduirait le cauchemar à un simple serment.

Pour que l’œuvre apparaisse comme la brusque irruption dans le royaume du paradoxe et de l’absurde, il faut un parti rigoureusement réaliste dans la manière de présenter les détails, selon un processus non unilinéaire conduisant au triomphe de l’antiréalisme, mais selon un retournement, une métamorphose qui, partant de détails réels, aboutit à nier la réalité du monde, un retournement plus ou moins brusque, plus ou moins marqué selon les œuvres.

Parfois la tension est entre la précision des singularités sur le plan historique et social et la détemporalisation faisant un roman sans historicité.

Dans la représentation des choses, les traits les plus opposés renvoient à des qualités typiques et caractéristiques de certains hommes, de leurs rapports à la réalité, et comme c’est le monde lui-même qui provoque l’éclosion de ces tendances, la perspective n’est pas purement subjectiviste, bien que le reflet de l’existence historique et sociale soit fondamentalement défigurant et défiguré.

21. L’opposition du réalisme critique et  du formalisme dans le traitement du temps. La contradiction entre le réalisme et l’anti réalisme est fondamentale pour toute esthétique. Le réalisme non critique comme le maniérisme, volonté subjectiviste de créer à tout prix des formes originales, ne sont que des schématismes, des formalismes. Les écrivains réalistes s’intéressent aux expériences formelles, aux nouveaux procédés expressifs, aux nouvelles manières d’écrire, non comme but en soi mais pour mieux refléter la réalité dans ce qu’elle a de spécifique et de particulier, cette rencontre apparente entre le réalisme critique et le formalisme dissimulant des oppositions de structure des œuvres, des oppositions dans la substance de la forme intérieure des œuvres. Il est possible que cette convergence entre le réaliste critique et le formaliste concerne leur attitude immédiate vis-à-vis de la réalité, une attitude immédiatement  non critique à l’égard de certains phénomènes du monde moderne, mais l’opposition se manifeste dans les œuvres de manière objective, quand le réaliste critique, consciemment ou non, dépouille ces phénomènes de leur caractère immédiat, prenant à leur égard l’attitude critique propre à la véritable démarche artistique, même si, sur le plan de l’exégèse des œuvres, le réaliste critique puisse être du même avis que le formaliste. Ainsi, le formaliste prétend découvrir dans des expériences vécues purement subjectives l’essence même de la réalité, le temps de certains personnages devenant la structure centrale du récit, faisant de ce qui n’est qu’un reflet nécessairement subjectif le réel lui-même, ne livrant ainsi de la réalité  totale qu’une image déformée, tandis que le réaliste critique ne met pas en doute un seul instant le caractère purement subjectif de ces expériences vécues du temps, même s’il considère que ces expériences sont caractéristiques d’un certain type d’homme, mais il situe ces expériences  vécues nécessaires à leur vraie place dans l‘ensemble total et cohérent de la société, si bien que, à côté des personnages qui vivent le temps de cette manière, il y en a d’autres qui, même subjectivement, le vivent, dans les mêmes conditions, de façon normale et  objective.

Le contraste entre le réalisme et l’anti réalisme est tout autre chose qu’une simple distinction, il est une contradiction fondamentale, une mutuelle exclusion, pour toute esthétique.

Le réalisme non critique comme le maniérisme aboutissent à des sortes de schématisme.

Ainsi, pour ce qui concerne le maniérisme, et pour celui qui ne considère que l’aspect formel, la volonté arbitraire de créer à tout prix des formes originales dissimule le dogmatisme subjectiviste des points de départ et le caractère schématique de l’exécution.

Cependant, l’intérêt des auteurs réalistes pour les expériences formelles, les procédés expressifs, les manières d’écrire qui échappent aux limites du réalisme, correspond au désir de refléter, en ce qu’ils ont de réellement spécifique, les traits que présente le monde actuel, les réalités particulières du temps présent.

Ces rencontres du réalisme avec le formalisme sont extérieures, elles dissimulent des oppositions dans la structure des œuvres, dans la substance même de leur forme intérieure.

L’affinité sur l’association d’idées ou sur la représentation du temps recèle une complète contradiction, celle entre une attitude immédiatement non critique à l’égard de certains phénomènes du monde moderne et une praxis littéraire (et pas toujours dans  l’exégèse critique) qui dépouille ces phénomènes de leur caractère immédiat, prenant ainsi à leur égard le recul critique caractéristique de toute œuvre d’art.

Ainsi, sur le problème du temps, on a l’opposition entre l’attitude qui prétend découvrir dans des expériences vécues purement subjectives propres au monde présent, sans aucune critique, l’essence même de la réalité effective (le temps qui caractérise certains personnages devenant la structure centrale du récit et donc la forme essentielle de l’œuvre d’art qui représente ce réel) et l’attitude qui ne met pas en doute un seul instant le caractère purement subjectif de ces expériences vécues, même si cette attitude considère que ces expériences sont extrêmement caractéristiques d’un certain type d’homme moderne et qu’elles permettent d’exprimer, de façon la plus frappante, ce qu’il a de plus typique. À côté des personnages qui vivent le temps de cette manière, il y en a d’autres qui, même subjectivement, le vivent, dans les mêmes conditions, de façon normale et  objective.

Le formaliste, de ce qui n’est qu’un reflet, nécessairement subjectif, fait le réel lui-même, prétend ériger ce réel en objectivité constituante, ne livrant de la réalité totale qu’une image déformée, tandis que le réaliste, capable de critiquer et de dépasser le donné immédiat, tend à situer un phénomène nécessaire de notre temps à sa vraie place dans un ensemble total et cohérent.

22. L’opposition du formalisme et du réalisme critique dans le traitement des  détails. Considérés isolément, les détails sont le pur reflet de la réalité effective. Ils ont un pouvoir de séduction, par la riche variété des images que la vie offre aux sens. Dans la succession et l’agencement mutuel des détails, le réaliste, avec un sens esthétique de l’ordre et de la discipline ne retenant que le significatif et l’essentiel, éliminant l’accessoire et l’inessentiel, distingue les détails importants, ceux qui font ressortir, de façon frappante, l’essence des choses, des détails qui n’appartiennent qu’au présent, qui n’ont aucune conséquence, qui ne font qu’une brève apparition, tandis que  le formaliste ou bien n’opère aucune sélection, indifférent quant au choix des détails, ou bien, dans le choix et la mise en ordre des détails, exprime une transcendance inéluctable, par le recours à l’allégorisation. Il peut arriver que  le réaliste critique, en un temps où  les formes phénoménales de la vie sociale, dans leur immédiate  défiguration, restent encore rebelles à toute représentation directe, fidèle et typiquement représentative, lie les détails réalistes à la perspective d’un autre monde, le recours à cet au-delà étant un procédé littéraire destiné à décrire, sans rien omettre de ses caractères essentiels, un ici-bas grimaçant, tandis que le formaliste semble plus proche du monde d’ici-bas quand il lie l’élément fantasmagorique aux formes que prend la vie quotidienne sous le capitalisme, cette vie devenant fantasmagorie, une pure vision subjective d’angoisse, de peur panique devant le monde totalement réifié du capitalisme se transformant en substance de la réalité objective, le monde devenant l’allégorie d’un néant transcendant, si bien qu’on n’a plus l’image, la représentation réaliste critique, par la médiation éventuelle du recours purement instrumental à un autre monde, d’une grimace, mais une représentation formaliste grimaçante, une image grimaçante se présentant non comme image subjective de la réalité, mais comme la réalité elle-même, sans recul critique

En  ce qui concerne les détails, on retrouve la même différence des principes. Considérés isolément, les détails ne sont que le pur reflet de la réalité effective, mais, pour que leur succession, leur agencement mutuel, donne une image réelle du monde objectif, il faut que l’écrivain adopte une certaine attitude, en face de la réalité effective dans sa totalité concrète, l’attitude qui détermine, dans la structure globale, le rôle fonctionnel des détails en  eux-mêmes réalistes, une attitude qui se détache de l’immédiat avec un récit critique, contre le naturalisme exclusif de toute sélection, empêchant de distinguer les détails importants, ceux qui font ressortir, de façon frappante, l’essence des choses, des détails qui n’appartiennent qu’au présent, qui n’ont aucune conséquence, qui ne font qu’une brève apparition.

Cependant, d’un point de vue formel, il est possible qu’on opère la sélection des détails, ne retenant que ceux qui mettent en valeur l’essentiel, mais, en ce qui concerne la structure interne de l‘oeuvre, cette réalité, essentielle et effective, qui conditionne en dernière analyse le choix et la mise en ordre des détails, on affirme une transcendance inéluctable, le néant, et par conséquent, un recours nécessaire à l’allégorisation, qui rompt l’unité de la création artistique.

Au-delà du point de vue  purement formel, on peut dépasser la réalité immédiatement donnée et lier les détails réalistes à la perspective d’un autre monde, le réalisme de détail ne se séparant pas d’un univers global de caractère fantomatique, le recours à cet au-delà étant un procédé littéraire destiné à décrire, sans rien omettre de ses caractères essentiels, un ici-bas grimaçant, en un temps où les formes phénoménales de la vie sociale, dans leur immédiate  défiguration, restent encore rebelles à toute représentation directe, fidèle et typiquement représentative.

On peut cependant être plus proche du monde d’ici-bas, l’élément fantasmagorique se liant intérieurement aux formes que prend la vie quotidienne sous le capitalisme, cette vie devenant fantasmagorie sans qu’intervienne aucun fantôme, une pure vision subjective se transformant en substance de la réalité objective, l’angoisse, la peur panique devant le monde totalement réifié du capitalisme (avec le pressentiment de ses variantes fascistes), dépassant le sujet qui  l’éprouve pour se substantifier en une pseudo substance subjective, le monde devenant l’allégorie d’un néant transcendant, l’image de la grimace du réalisme devenant image grimaçante.

La perspective est le principe de sélection artistique, la vision du monde fondamentale capable de surmonter l’indifférence dans le choix des détails, un danger qui guette, quand on se laisse séduire par la riche variété d’images que la vie offre aux sens, le style individuel de l’écrivain étant la façon dont il vit ce mouvement de séduction avec le sens esthétique de l’ordre et de la discipline.

L’art consiste à retenir le significatif et l’essentiel, à éliminer l’accessoire et l’inessentiel.

23. Les types concrets et abstraits de perspective artistique, l‘orientation vers l‘évolution historique et sociale et les types ou l‘orientation vers le quotidien et les événements politiques. Les facteurs comme la sincérité ou l’acuité sensorielle qui interviennent dans la sélection de type subjectif qui précède tout processus créateur ne sont ni une garantie ni un critère quant à la réalisation objective de l’œuvre, mais s’il y a un saut entre la conception subjective et la réalisation objective, il ne s’agit pas de les séparer en deux groupes de principes, comme s’ils étaient absolument hétérogènes, sans aucun passage possible de l’un à l’autre; il n’y a pas entre eux une coupure irrationnelle et brutale comme entre deux entités métaphysiquement séparées. Sans perdre son caractère de  saut, l’opposition ici est plutôt un moment dans le processus de développement propre à la subjectivité créatrice, le moment où cette subjectivité touche à l’essence même de la réalité sociale et historique, ou bien le moment où elle échoue dans cette représentation et dans cette sélection. Le choix de  l’écrivain dépend des caractères de sa personnalité, mais ces caractères ne coïncident pas forcément avec l’image subjective qu’il s’en fait. Cette personnalité n’est pas un en-soi, un donné intemporel et définitif, car il y a les échanges avec la vie, une vie qui est une partie de son présent, donc une vie sociale et historique, une vie qui n’est pas seulement être mais devenir, passage, lutte entre passé, présent et avenir, une réalité qu’on ne saurait vivre dans son unité et dans sa plénitude sans en vivre et en connaître l‘origine et la destination, à chaque moment d’un devenir qui se donne la forme d’un être. Si on réduit les aspects sociaux et historiques de cette vie à de simples aspects subjectifs, à ce que l’auteur, librement ou selon une vision du monde, accueille ou refuse, ces aspects sont privés de l’être et du devenir qui leur appartiennent, en tant que réalités concrètement ordonnées à l’expérience créatrice, de même que si on refuse tout épanouissement subjectif aux formes et aux structures objectives sur lesquelles porte le travail créateur de l’artiste, ces formes et ces structures s’étiolent et périssent. L’être social et historique n’est pas seulement social et historique, il se présente à chaque instant comme moment concret d’une évolution historique concrète, comme présent social et historique qui lie un passé à un avenir, eux-mêmes concrètement historiques et sociaux, et par conséquent, tout ce qui concerne la vie personnelle de l’écrivain, tout ce qu’il s’approprie, toutes ses expériences vécues d’homme et d’artiste, présentent, même sous l’aspect subjectif, un caractère concrètement social et historique, inséparable de l’ici et maintenant social et historique, de son origine et de sa destination, elles aussi sociales et historiques. Pour refléter le réel de façon adéquate, une œuvre d’art doit donc avoir une mobilité concrète, concrètement orientée dans une certaine direction. La liaison entre le sujet créateur et l’objectivité tient à la visée de l’artiste qui choisit et élimine selon l’origine et la destination, la perspective concrète de sa vie telle qu’il  la vit. Dans la réalité effective, le présent se constitue à partir du passé, l’avenir à partir du présent, autrement dit il y a des orientations principales, des tendances présentes et actives que l’histoire fait apparaître de façon plus ou moins claire et que nous percevons de façon plus ou moins adéquate. Pour donner de cette réalité effective une représentation adéquate et douée d’unité formelle, pour donner une image du processus réel et de ses consécutions causales, pour éviter que cette image soit une simple chronique, privée de toute sélection, il faut que, dans l’ordre de la création, nous renversions l’ordre naturel, que nous partions de la destination, de la perspective, pour définir ce que nous pouvons légitimement retenir de l’origine, pour déterminer, jusque dans les moindres détails, l’importance concrète ou, au contraire, l’insignifiance des éléments qui servent à représenter les situations et les personnages dont le rôle est décisif. Mais, au-delà de son rôle dans la mise en forme de l’œuvre d’art, la perspective joue un rôle dans la création elle-même, dans la mesure où la perspective a un caractère nécessairement social et historique, en ce sens que, par exemple, un certain type concret de perspective exerce une influence considérable sur la façon dont l’œuvre littéraire s’impose au lecteur, l’essentiel étant ici le rapport entre la façon dont la perspective est concrétisée, et les traits d’un personnage. Ainsi, une perspective abstraite, s’étendant à toute une période de l’histoire mondiale et n’en retenant que les traits les plus généraux, est en corrélation, dans les œuvres à dominante satirique, avec la description de personnages et de situations typiques, les situations typiques, de caractère concret, pouvant s’y exprimer fortement. Ainsi, à l’autre extrême, une perspective orientée vers les événements quotidiens est en corrélation avec la mise en relief, sur un mode naturaliste, de traits typiques individuels, et comme l’évolution historique et les traits humains qui ressortent à la lumière de la vie quotidienne suivent des cheminements complexes et imprévisibles, seule une vision prophétique après-coup, embrassant l’ensemble d’une étape, montre l’unité historique entre des moments successifs à première vue contradictoires, permettant la création de types durables, ce qui ne veut pas dire que cette saisie prophétique de ce qu’apporte d’essentiel chaque étape de l’évolution corresponde à une aptitude à prévoir en politique. Ce qui est essentiel en littérature, ce ne sont pas les événements sociaux et politiques, mais la saisie des tendances et des directions de l’évolution sociale et historique en expressions frappantes, c’est-à-dire la fixation et l’altération des modes humains de comportement, leur évaluation, la mutation des types déjà existants, l’apparition de types nouveaux, etc., certains faits d’actualité produisant des changements de caractère chez les individus, des changements de priorité des problèmes, certaines qualités prenant un éclat tragique, d’autres une valeur comique. Un tel savoir de la réalité humaine et sociale, créé des types durables, reflétant, d’un caractère humain, ce qui est central ou périphérique, tragique ou comique, etc., selon des images confirmées par le cours de l’histoire. Un tel savoir est donc lié à la présence d’un type concret de perspective, comme principe artistique de sélection et de détermination concrètes. Plus précisément, une perspective orientée vers la vie quotidienne n’est précise et concrète que concernant les caractères humains qui ont le moins d’importance. Si, avec une telle perspective, l’écrivain semble réussir à créer des types durables, cela tient moins à l’intérêt qu’il porte aux événements de tous les jours, qu’au fait que, en dehors même de cette orientation, il se situe à un niveau qui la dépasse, selon une image du monde concrète et dynamique, faisant place à la société et à l’histoire 

De manière moins générale et abstraite, il faut éclairer à la fois la conception  subjective, les principes subjectifs de la sélection précédant la création, et la réalisation objective, les principes de convergence ou de divergence entre l’objectivité artistique et les sentiments et les jugements du sujet attribuant plus d’importance à tel ou tel aspect du réel, car ces derniers principes ne se déduisent pas directement des premiers dans la mesure où les facteurs de sincérité ou d’acuité sensorielle qui interviennent dans la sélection ne fournissent pas une garantie ou un critère de la réalisation  objective de l’œuvre.

Entre la conception subjective et la réalisation objective, il y a un saut, non une coupure irrationnelle et brutale entre deux entités métaphysiquement séparées, mais un moment dans le développement de la subjectivité créatrice, le moment où la subjectivité touche à l’essence de la réalité, ou le moment où elle échoue dans cette représentation et dans cette sélection.

La manière dont l’écrivain choisit dépend des caractères d’une personnalité qui n’est pas un en soi,  un donné intemporel et définitif, les dispositions, les talents, les dons, selon les échanges d’une vie sociale et historique dans son essence comme partie de son présent, se développant où s’atrophiant, prenant forme ou se défigurant.

Cette vie n’est pas seulement être, mais devenir et passage, lutte entre passé, présent et avenir, si bien que la réalité effective ne peut être connue et vécue, dans son unité et sa plénitude, sans connaître et vivre, à chaque moment d’un devenir qui se donne nécessairement la forme d’un être, et l’origine et la destination de cette réalité.

Le caractère social et historique qui affecte les moments de cette vie et les liaisons de ces moments, ne se réduit pas à de simples aspects subjectifs, l’écrivain accueillant ou refusant selon sa vision du monde, sans priver ces moments de l’être  et du devenir, qui leur appartiennent, en tant que réalités de fait et corrélations vitales concrètement ordonnées à la création artistique.

Mais les catégories liées à ces moments de la vie dans leur être et dans leur devenir, c’est-à-dire les formes et les structures des objets sur lesquels porte le travail créateur de l’artiste, s’étiolent et périssent si elles ne s’épanouissent pas sur le plan subjectif.

Surtout, l’essence  objective d’un être ou d’un devenir social historique ne lui impose pas seulement d’être, de façon générale, social et historique, mais de se présenter à chaque instant comme moment concret d’une évolution historique concrète, comme présent social et historique liant un passé à un avenir, eux-mêmes concrètement historiques et donc sociaux.

L’inéluctable et permanente objectivité de cette situation a pour conséquence nécessaire que tout ce qui concerne la vie personnelle de l’écrivain, toutes ses expériences vécues d’homme et d’artiste doivent présenter, même sous l’aspect subjectif, intellectuel et affectif qu’en aucun cas elles ne sauraient perdre, un caractère concrètement social et historique, que tout ce qu’il s’approprie, comme homme et comme artiste, est inséparable de cet ici et maintenant social et historique, de ce passé et ce présent social et historique.

Aucune œuvre d’art ne saurait refléter le réel de façon adéquate sans une mobilité concrète, concrètement orientée dans une certaine direction, selon un style propre à l’époque et à la personnalité, selon la visée de l’artiste qui choisit et élimine dans le passé et le présent concrets de sa vie, une visée dont surgit la liaison et le saut entre les profondeurs les plus authentiques de l’essence  subjective interne du sujet créateur et l’essence objective, sous l’un de ses aspects essentiels, de la réalité et sociale historique.

Alors que dans la réalité effective, le présent se constitue à partir du passé, l’avenir à partir du présent, selon des orientations, des tendances de base que le développement de l’histoire fait apparaître de façon plus ou moins claire, sur le plan subjectif, l’aptitude à percevoir de façon adéquate ces orientations présentes et actives et à les représenter de manière adéquate et douée d’unité formelle suppose, dans l’ordre de la création, un renversement de l’ordre des termes, l’écrivain partant du présent pour définir ce qu’il peut retenir du passé, l’œuvre achevée étant évidemment l’image du processus réel et de ses consécutions causales.

Si l’écrivain n’opère pas ce renversement, cette image ne sera qu’une chronique  sans sélection.

C’est la perspective qui détermine dans ses moindres détails l’importance concrète ou l’insignifiance des éléments qui servent à représenter les situations et les personnages dont le rôle est décisif.

De plus, du fait du caractère social et historique de toute perspective, selon que cette perspective est plus ou moins concrète, elle exerce une influence plus ou moins considérable sur la façon dont l’œuvre s’impose au lecteur et sur le caractère durable de l’influence, l’essentiel en l’occurrence étant le rapport très médiatisé entre, d’une part, les traits purement individuels d’un personnage, ainsi les traits de ce personnage qui présentent un caractère typique, et, d’autre part, la façon et le degré dont, au sein de l’œuvre prise dans sa totalité, la perspective peut être et est   effectivement concrétisée.

Une perspective tout à fait abstraite, s’étendant à toute une période de l’histoire mondiale et n’en retenant que les traits les plus généraux, requiert avant tout, dans les œuvres à dominante satirique, la description de personnages et de situations typiques, des situations typiques, de caractère concret, s’y exprimant plus fortement que les figures à la fois individualisées et élevées au rang de types.

Une perspective orientée exclusivement ou de façon dominante vers les événements quotidiens exige en général la mise en relief, sur un mode naturaliste, de traits typiques individuels ou, dans le meilleur des cas, de traits superficiellement typiques.

Les traits humains qui ressortent, de façon directe, à la lumière de la vie quotidienne, sont imprévisibles, seule une vision prophétique embrassant l’ensemble d’une étape peut montrer l’unité historique entre des moments successifs apparemment contradictoires, mais les écrivains qui ont créé des types durables n’ont pas cette faculté prophétique.

Dans l’interaction vivante entre la perspective et le type, ils saisissent de façon conforme à la réalité des tendances et des directions dans l’évolution sociale et historique, au-delà du domaine des événements sociaux et politiques, la fixation et l’altération des modes de comportement, leur évaluation, la mutation des types existants, l’apparition de types  nouveaux, etc..

Les faits d’actualité produisent un certain changement parmi les hommes, non seulement dans le caractère des individus, mais aussi en ce que certains problèmes deviennent centraux, d’autres périphériques, en ce que certaines qualités prennent un  éclat tragique ou  comique.

Il s’agit de saisir objectivement l’essence de ces déplacements et de la traduire dans une œuvre sous une forme frappante, mais le fait d’accéder à la connaissance correcte d’une réalité humaine ne signifie pas la capacité de prévoir quelque chose dans l’évolution politique et sociale.

Pour créer des types durables, il faut refléter d’un caractère humain ce qui est central ou périphérique, tragique ou comique, etc., l’image ainsi donnée se trouvant confirmée par le cours de l’histoire.

Il y a donc une perspective qui ne se confond pas avec la prévision incertaine des événements historiques.

Une perspective orientée vers la vie quotidienne n’est précise et concrète que là où les caractères humains ont le moins d’importance sur le plan de la création littéraire, et s’il arrive que grâce à un tel type de perspective on crée des types durables, c’est qu’en dehors de l’intérêt porté aux événements de tous les jours, on se réfère à l’autre type de perspective.

24. Le personnage comme ombre. La valeur typique du personnage est affaiblie. La figure du personnage est estompée, ses contours éclatés. Le personnage est limité à un seul de ses aspects, jusqu’à le réduire à une sorte d’ombre, à un fantôme, à un visage de rêve, dépourvu de toute raison, avec une vie qui ne vient de nulle part et qui ne va nulle part, une vie sans mouvement, une incarnation de l‘existence humaine. L’œuvre est dévitalisée

Le pouvoir de créer des types durables, des figures réellement vivantes, est lié à la présence d’une image du monde concrète et dynamique, c’est-à-dire faisant place à la société et à l’histoire, contre toute forme de statisme, de représentation statique de la société et du milieu, affaiblissant la valeur typique des personnages, dévitalisant l’œuvre, en estompant la figure des personnages jusqu’à les réduire à des sortes d’ombres, en faisant éclater les contours, en les limitant à un seul aspect, en les figeant en fantômes, en visages de rêves, dépourvus de toute raison, avec une vie qui ne vient de nulle part et ne va nulle part, une vie sans mouvement qui ne fait place à aucune évolution, une simple incarnation de l’existence humaine.

25. Les types de perspective artistique faisant place à une perspective de changement. Rejeter toute perspective de changement, c’est se priver de toute vision orientée vers l’avenir, ne pas voir le présent tel qu’il est, créer des œuvres sans mouvement, des œuvres non éclairées, sur le plan de l‘art, par une féconde perspective. L’écrivain éprouve la nécessité de fonder l’affirmation de son existence sur des éléments qui manquent à la société, une société qu’il considère par exemple comme « sans contenu ». Ces éléments qui manquent, il est bien forcé de les concevoir comme appartenant à une société future, selon une perspective utopique qui a pour fonction de saisir le présent dans sa réalité authentique. S’il renonce à toute espérance utopique, cette manière d’aller au bout des choses peut le conduire au désespoir, ou bien il peut fuir dans le temps et dans l’espace, vers un romantisme exotique, ou bien (Flaubert) il critique à la fois la société et ce romantisme en exhibant dans le réel des amorces de contradictions, conservant ainsi, mais sous forme atténuée, la richesse du réel, ou bien (Dostoïevski) il décrit la solitude humaine et dénonce l’inhumanité des relations selon un anticapitalisme romantique, en recourant à des thèmes de caractère général ou mystique, tout en inscrivant ses personnages dans la société concrète, la peur de tout alternative faisant de l’homme un être en perdition

Pour qu’un écrivain échappe à la crise dont le reflet est au centre de la littérature, il ne faut pas qu’il rejette au préalable toute perspective de changement, sinon il se prive de toute vision orientée vers l’avenir, il ne voit pas le présent tel qu’il est, il est incapable de créer des œuvres animées d’un quelconque mouvement, des œuvres éclairées sur le plan de l’art par une féconde perspective.

Avec 1789, le problème de la perspective se transforme en qualité et en structure dans la pensée et l’expérience vécue des écrivains.

Avant 1789, ils n’ont d’autres perspective que l’anéantissement de la société féodale et de l’ absolutisme.

Après 1789, la perspective est plus ou moins teintée d’éléments utopiques.

Tout en s’attachant à la perspective bourgeoise de progrès, ils éprouvent la nécessité de fonder l’affirmation de leur propre existence sociale sur des éléments qui manquent à la société de leur temps, des éléments qu’ils sont bien forcés de concevoir comme appartenant à une société future, selon une perspective utopique qui a pour fonction de saisir le présent dans sa réalité authentique, sans que cette manière d’aller au bout des choses les condamne au désespoir.

26. La fuite dans l’exotique ou dans le romantisme. Si l’écrivain renonce à toute espérance utopique, il peut fuir dans le temps et dans l’espace, vers un romantisme exotique

À une étape ultérieure, les écrivains réalistes renoncent à toute espérance utopique quant à la société bourgeoise, l’utopie s’exprimant dans une fuite dans le temps et dans l’espace, vers l’exotique.

27. Le réalisme sans espoir, comme position esthétique limite. Flaubert, dans une  attitude de défi ascétique, critique à la fois la société et, de façon ironique, son goût pour le romantisme, en exhibant dans le réel des amorces de contradictions, conservant ainsi, mais sous forme atténuée, la richesse du réel, sans le défaire ni le figer

L’ironie à l’égard d’un goût invétéré pour l’exotisme romantique, le rejet d’un monde bourgeois qui est sans contenu, comparé aux rêves du romantisme, se conjuguent pour une approche sans espoir, sans illusion, mais sans crainte non plus, d’une réalité et qui ne se défait pas, qui ne se fige pas, une réalité qui conserve sous une forme atténuée l’ancienne richesse du réel tout en exhibant des amorces de contradictions.

  1. L’homme en perdition et le recours, sans mystification, à la mystique. Dostoïevski décrit la solitude humaine et dénonce l’inhumanité des relations selon un anticapitalisme romantique, en recourant à des thèmes de caractère général ou mystique, tout en inscrivant ses personnages dans la société concrète, la peur de tout alternative, la critique du socialisme et de la démocratie, faisant de l’homme un être en perdition.

La description, sur un mode décadent, de la solitude humaine recourt à des thèmes idéaux, de caractère général.

Partant d’échanges mutuels entre hommes concrets dans une société concrète, l’inhumanité des relations interhumaines est dénoncée, mais l’anticapitalisme de type romantique, la peur de toute alternative, font de l’homme un être en perdition.

29. L’homme paniqué et l‘apologie de la décroissance, de la dictature et de la guerre. La panique intérieure devant un monde qui va à sa perte du fait d’une technicisation universelle et uniformisante, devant un nivellement culturel par le bas incarné par le socialisme comme par le capitalisme, conduit au refus du progrès, au refus de la démocratie, à l’idéologie de croisade contre le socialisme menaçant les élites et à l’acceptation de la guerre, et même à sa promotion. Dans l’image du monde, le chaos, le sentiment de perdition, le désespoir, l’angoisse, sont des facteurs essentiels qui, s’ils sont prédominants, permettent aux propagandes du fascisme et de la guerre d’exercer leur plein effet.

Si l’inculture capitaliste est dénoncée, la panique intérieure d’un monde qui va à sa perte, la peur du nivellement par le bas à l’âge de la technique, identifiant capitalisme et socialisme, conduisent au refus du progrès et de la démocratie et à l’acceptation de la guerre.

30. L’accommodement nihiliste ou cynique au capitalisme. Pour l’écrivain, plus que pour ses personnages, la seule chose qui compte est de s’orienter dans son existence. L’écrivain qui se vit isolé, abandonné, replié sur lui-même, menacé, dans une atmosphère de nivellement et de technicisation uniformisantes, semble n’exprimer que sa propre personnalité, sa réalité individuelle irréductible, mais la littérature, même quand elle se fonde sur le plus abstrait et le plus exclusif des individualismes, établit un rapport entre l’individu et le monde, et donc l’écrivain non seulement  est en relation avec le monde extérieur, mais ce qu’il écrit à un caractère d’universalisation, concernant le destin de l’humanité, l’orientation de ses personnages reposant sur l’orientation sociale de l’humanité. Dans la période actuelle, derrière le cynisme et le nihilisme les plus abstraits, derrière le désespoir et l’angoisse du plus mystifiés, toute réponse, dans l’ordre de la perspective, implique une prise de position à l’égard de la possibilité d’une alternative sociale. Cette prise de position peut être, par exemple, le cynisme qui s’accommode le plus confortablement possible de toute réalité capitaliste ou qui s’arroge le droit ou le devoir moral d’assumer les plus abominables déshonneurs, elle peut être, toujours dans le même type de vision qui alimente une statique littéraire, dès lors qu’on se vante d’être capable de comprendre qu’il est impossible, par principe, de transformer la société, de hurler avec les loups, dans les limites d’une opposition telle que la tolèrent les autorités

Au-delà de toute prise de position politique, la vision du monde propre à ces œuvres artistiques où le chaos, le sentiment de perdition, le désespoir, l’angoisse déterminent les aspects d’intériorité humaine dont la prédominance permet aux propagandes d’exercer leur plein effet.

Pour l’écrivain plus  que pour ses personnages, la seule chose qui compte est de s’orienter dans l’inextricable maquis de son existence, des écrivains vivants comme des individus isolés, abandonnés, repliés sur eux-mêmes, sous la pression d’un nivellement qui donne un caractère abstrait à tous leurs problèmes vitaux et d’une technicisation universelle et uniformisante, croyant d’abord que seule la culture est en péril, se sentant ensuite menacés dans leur existence spirituelle voire physique par les puissances infernales surgies de cette société pour qu’apparaisse au final la perspective d’un anéantissement atomique de toute l’humanité.

Devant cette image du monde, la prise de parti de l’écrivain semble n’exprimer que sa propre personnalité, sa réalité individuelle irréductible, mais, comme la littérature, même quand elle se fonde sur le plus abstrait et le plus exclusif des individualismes, établit un rapport entre l’individu et le monde, cela implique d’une part une relation, au moins celle de l’écrivain, avec le monde extérieur, d’autre part une universalisation inéluctable, tant du sujet que de l’objet, ce que dit l’écrivain concernant le destin de toute l’humanité, l’orientation de ses personnages reposant objectivement sur l’orientation sociale de l’humanité, si bien que, derrière le cynisme et le nihilisme les plus abstraits, derrière le désespoir et l’angoisse les plus mystifiés, il y a le refus de toute alternative sociale, refus plus ou moins conscient, plus ou moins explicite, refus cynique qui s’accommode, le plus confortablement possible, de toute réalité capitaliste, dans les limites d’une opposition telle que la tolèrent les autorités.

31. La fuite devant les idées, toute idée étant qualifié de manière péjorative comme idéologie. Quand l’écrivain dénonce la chute de l’idée en idéologie, il faut comprendre ce mythe comme une réaction contre la vision socialiste du monde. Quand, après le XVIIe siècle et le XVIIIe siècle où personne ne met en doute que les idées, en liaison avec les forces sociales, ont une action effective sur les décisions, vient la période de transition, où triomphe le mot d’ordre de la sécurité, où la bourgeoisie jouit de son triomphe devant un prolétariat provisoirement affaibli, tant sur le plan social que dans l’ordre idéologique, une période où prédomine une culture spirituelle de l’intériorité sous la protection de la force, les idées ne semblant plus présenter aucune sorte de conséquence pratique, alors que, d‘une part, toute idée est liée à la classe qui l’exprime dans son être, son devenir et sa tendance, et, d‘autre part, la lutte des idées ne trouve d‘issue décisive que dans la lutte des classes, dans l‘évolution sociale, dans la transformation révolutionnaire. Le mythe de la dégénérescence des idées en idéologies exprime l’impuissance de l’idéologie bourgeoise d’opposer au socialisme un système  d’idées de valeur comparable, sinon sous la forme d’idéologies, au sens péjoratif du terme, telles que celles de hitlérisme ou de la bombe atomique. Dans cette même perspective, l’idéologie bourgeoise désigne le socialisme, de manière dédaigneuse, comme idéologie. Les écrivains, devant cette situation et ne parvenant pas à mettre sur pied un système d‘idées à confronter au socialisme, réagissent soit par le pur et simple cynisme, soit par la panique élémentaire des impuissants, la peur incoercible du néant, soit par le refus de toute nouveauté dans le contenu, dans les idées, par la fuite devant le présent, devant le contenu social du temps présent, anéantissant du coup tout contenu humain, selon un mythe de néant. L’art abstrait est une réaction « novatrice », c’est-à-dire sans contenu, à cette dégénérescence de l’idée en idéologie. On s’enfonce dans l’opaque, l’indifférence, l’inexprimable, l’indistinct, le rien, le silence, le néant, la négation, l‘insignifiance : rien n‘a été dit ou écrit. La protestation, si elle existe, n’est portée par personne et se passe de but et de motifs. Dans la littérature réaliste, apparaît ce type d’individu stupide, lâche, extraverti, angoissé de manière instinctive et indéracinable, que la peur jette dans les clubs, les bordels, les boîtes de nuit ou les bars. Dans cette déchéance, des moyens de fuir le désert de la vie familiale et sociale sont les beuveries, la débauche, etc., oscillant entre l’ennui ou le cauchemar d’une vie quotidienne mécanique, stérile et vide, une vie sans perspective, sans intelligibilité, et la fascination de la vie sociale décadente, riche et excitante. Pour l’écrivain décadent, la seule façon de donner un sens à sa vie, la seule façon de transfigurer sa bassesse et son néant, est de raffiner la forme, de renouveler les expériences formelles

Le refus de toute alternative sociale s’exprime aussi quand on déplore la transformation des idées en idéologies et qu’on valorise les idées. Avant 1789, personne ne mettait en doute que les idées n’eussent, en intime liaison avec les forces sociales de l’époque, une action effective sur les décisions des hommes. Après 1789, la bourgeoisie, avec le mot d’ordre de la sécurité, veut jouir de son triomphe assuré devant un prolétariat provisoirement affaibli, en cultivant l’intériorité sous la protection de la force, les idées ne semblant plus présenter aucune sorte de conséquence pratique. Avec 1917, la dégénérescence des idées signifie que toute idée est liée à la classe qui l’exprime et que la lutte des idées ne trouve son issue que dans la lutte des classes, dans la transformation révolutionnaire de la réalité existante, si bien qu’est remise en lumière le lien indissoluble  entre idée et praxis, et comme l’idéologie bourgeoise n’est pas en mesure d’opposer au marxisme un système d’idées de valeur comparable, elle recourt à des idéologies irrationalistes, ainsi celle de la bombe atomique, et présente le marxisme non comme un système d’idées mais comme une idéologie dégénérée. L’écrivain, devant cette situation mondiale, s’il n’oppose pas un système d’idées qui puisse sérieusement se confronter au marxisme, prend position soit par le pur et simple cynisme, soit par la panique élémentaire des impuissants, la peur incoercible du néant, la fuite devant le présent, se soustrayant ainsi au contenu social de ce présent, anéantit, sous le masque, sous la bouffissure du mythe, tout contenu humain. On s’enfonce dans l’opaque, l’indifférence, l’inexprimable, l’indistinction entre la vie et la mort, le rien, le silence, l’insignifiance. La protestation n’est portée par personne, elle est sans but et sans motif. L’auteur ne veut rien dire. Le néant est un lieu de séjour spirituel confortable.

Certains cherchent à trouver des réponses à la question et aux raisons de l’angoisse des individus que la peur jette dans les lieux de débauche et pousse à se livrer dans les médias en suivant les descriptions de ces déchéance, de ces ennuis décadents, de ces vies mécaniques, stériles et vides. Ils découvrent le caractère de cauchemar et de désert que prend la vie de chaque jour chez les écrivains qui adoptent une vision du monde sans  perspective. Alors que l’ancien réalisme critique, élevant à la hauteur d’une signification typique tout ce qui, dans la vie bourgeoise, présente une importance, positive ou négative, réussissant, de la sorte, à faire ressortir le sens de cette vie, à la rendre intelligible, dans cette attitude qui est la fin du roman proprement dit, le roman réaliste, il n’y a plus que l’intérêt artistique sur la forme de plus en plus raffinée, sur des expériences toujours plus neuves, pour transfigurer la bassesse et le néant.

Il n’y a plus l’espérance d’une vie qui, à l’intérieur du monde bourgeois, ait une signification.

Il n’y a plus que la recherche du temps perdu.

La fuite dans la solitude, pour ne pas se laisser corrompre, devient l’isolement et la faillite.

32. Contre l’angoisse, poser la question raisonnable. Le réaliste réfléchit en interrogeant, en posant une question raisonnable, sur laquelle toute l’œuvre est bâtie. Peu importe que la réponse soit raisonnable ou déraisonnable. À la question et à la perspective, qui peuvent être récusées, correspondent la réponse, la description, qu’on peut apprécier, quelle que soit notre appréciation de la question, de la perspective. Une question raisonnable saisit d’un seul regard les problèmes du présent. La question raisonnable donne à l’auteur les moyens et le courage de pousser jusqu’au bout la découverte des problèmes du présent, dans leur structure véritable et concrète, sans aucune déformation. La question raisonnable permet de développer, dans toute leur richesse, les virtualités que contiennent les problèmes du présent, les déterminations et les ramifications de ces problèmes, les modalités typiques ou a-typiques sous lesquelles ces problèmes se présentent. La question raisonnable constitue une clé, un moyen pour l’écrivain. Elle suppose, de la part de l’écrivain, une aptitude subjective à vaincre l’angoisse devant le réel. Plus précisément, l’écrivain voit le monde non comme un chaos mais comme un être obéissant à des lois et dont l’évolution a un sens, loi et évolution où l’écrivain reconnaît le rôle de l’homme

Les écrivains réalistes réfléchissent sur la réalité nouvelle en interrogeant, non en répondant., les déterminations et les ramifications de ces problèmes

Le problème concret est que la question posée par l’écrivain soit raisonnable, la réponse étant souvent déraisonnable, ce qui ne ruine ni n’affecte une œuvre bâtie sur la question.

On peut récuser la perspective du roman sans critiquer la description qu’il donne du réel.

Une question raisonnable est celle qui fournit la clé requise pour saisir d’un seul regard les problèmes du présent, celle qui donne à l’auteur les moyens et le courage de pousser jusqu’au bout la découverte de ces problèmes, dans leur structure véritable et concrète, sans aucune déformation, de développer, dans toute leur richesse, les virtualités que contiennent ces problèmes, les déterminations et les ramifications de ces problèmes, les modalités typiques et atypiques sous lesquelles ces problèmes peuvent se présenter.

Du point de vue subjectif, le critère qui fournit cette clé est l’aptitude à vaincre l’angoisse devant le réel, à considérer ce réel non comme un chaos, mais comme un être qui obéit à des lois et dont l’évolution présente  un sens, à reconnaître, dans ces lois du réel, dans ce sens de l’évolution du réel, le rôle de l’homme.

33. L’angoisse, la peur et l’image du chaos. L’image du chaos, de l’angoisse et de la peur suppose le refus de toute alternative sociale, la description non réaliste des choses, la disparition de toutes les catégories sociales concrètes, la subjectivation de la réalité objective, qui perd tout caractère historique et social. Le refus de toute apologétique bourgeoise, de toute idéologie impérialiste, de toute démagogie sociale ne suffit pas. Un univers chaotique, qui renvoie à l’absence de toute perspective sociale, manifeste l’impuissance à saisir le sens de l’évolution sociale, les lois auxquelles  elle obéit, provoquant, en face de la réalité, une certaine attitude, dont l’angoisse est une traduction émotionnelle. Le rejet de toute alternative sociale signifie qu’on ferme la porte à tout avenir, si bien que l’angoisse et le chaos deviennent les caractères éternels d’un monde figé. L’angoisse, comme nostalgie sans objet, comme attente inquiète, appauvrit, rabougrit et défigure l’image de l’homme et du monde, élimine tout ce qui ne peut pas se référer directement à elle, élimine tout ce qui donne physionomie sociale à l’homme et au monde ambiant, inhibe tous les efforts de l’homme. L’angoisse envahit tout le sujet et conditionne sa conception du monde.

Refuser d’emblée toute alternative sociale, c’est s’interdire toute description réaliste des choses mêmes, car l’image du chaos et de la peur suppose la disparition de toutes les catégories sociales concrètes dans le monde qui entoure l’homme, dans l’attitude de cet homme en face de ce monde.

Le reflet de la réalité objective se subjectivise en tendant à perdre tout caractère historique et tout caractère social, la traduction esthétique de cette subjectivation aboutissant au chaos et à l’angoisse, même si la vision du monde qui s’exprime dans les œuvres littéraires marquantes, refusant tout autant toute alternative sociale comme toute apologétique bourgeoise, est en totale rupture avec l’idéologie officielle de l’impérialisme, avec la démagogie sociale de Hitler, avec la révolution des managers ou avec le capitalisme démocratique.

Un univers chaotique, privé, par principe même, de toute structure, renvoie, à travers un grand nombre de médiations complexes, à l’absence de toute perspective sociale, c’est-à-dire de toute perspective qui concerne l’ensemble de l’humanité.

L’affirmation du chaos du monde, l’impuissance à saisir le sens de l’évolution sociale, les lois auxquelles  elle obéit, provoque, en face de la réalité, une certaine attitude, dont l’angoisse est une traduction émotionnelle.

L’angoisse et le chaos sont au cœur de la littérature d’avant-garde.

Les expériences vécues, qui nourrissent cette angoisse, portent sur le monde, mais ces expériences concernent aussi le sujet lui-même.

Dans l’image du monde, c’est l’angoisse, non le chaos, qui est idéologiquement premier, cette image n’étant qu’une suite idéologique de l’angoisse.

L’angoisse envahit tout le sujet et conditionne d’avance sa conception du monde.

L’angoisse est le produit d’une évolution sociale, l’effet de la situation réservée dans le capitalisme à une certaine couche d’intellectuels bourgeois.

Le rejet de toute alternative sociale signifie qu’on ferme la porte à tout avenir, si bien que l’angoisse et le chaos deviennent les caractères éternels d’un monde figé depuis toujours dans cet état, les déterminations sociales du monde et de l’homme étant ainsi rompues.

L’angoisse comme dominante appauvrit, rabougrit et défigure l’image de l’homme et du monde, elle élimine tout ce qui ne peut pas se référer directement à elle, elle élimine tout ce qui donne physionomie sociale à l’homme et au monde ambiant.

L’angoisse, comme nostalgie sans objet, comme attente inquiète, devient le thème unique, dont la toute puissance inhibe tous les efforts de l’homme.

34. La médiocrité ou la moralisation ou la nouvelle littéraire comme incomplétude. Si on est hostile à toute alternative ou si on a la conviction illusoire que la bourgeoisie est capable de rénovation, on a une perspective bornée et une œuvre médiocre. Si on admet une alternative de façon trop abstraite, les critiques du capitalisme étant occasionnelles, les conflits sont d’ordre purement moral, l’enjeu étant de savoir si le personnage du roman conserve ou non sa personnalité. Si on exclut la représentation de la vie totale, on a une nouvelle, une nouvelle réussie si on atteint le plein achèvement sur le plan de l’immanence

Dans les pays où les résidus de la féodalité exercent une influence opprimante, les écrivains combattent sous la perspective d’une accession au régime bourgeois.

Là où une perspective qui ne dépasse pas les cadres de la bourgeoisie (avec la confiance et la conviction illusoires que la bourgeoisie est capable de rénovation intérieure, ou avec l’hostilité déclarée à toute alternative) constitue le contenu central, l’écrivain ne s’élève guère au-dessus du médiocre, ce qui n’est pas le cas là où cette perspective n’apparaît que comme une perspective généralement fort abstraite, les illusions sur le capitalisme étant si fortes que les critiques de l’anticapitalisme ne sont qu’occasionnelles, les conflits décrits sont d’ordre purement moral (les individus conserveront-ils leur personnalité ou accepteront-ils de la perdre?).

Quand, de cette façon, on aboutit à un  plein achèvement sur le plan de l’immanence, on exclut la représentation de la vie totale dans son intensité, si bien qu’on a plutôt une nouvelle qu’un roman.

35. L’élimination des facteurs d’ordre social. Les facteurs concrets d’ordre social sont éliminés. Ainsi, l’érotisme est réduit à ses aspects phalliques, le coït est l’occupation de base, avec le renoncement de l’homme à tout rapport d’égalité avec la femme, une femme réduite à  l’état d’objet, dont on méprise toute qualité non charnelle, l’alcool est le stimulant, le moyen de s’étourdir, l’excitation et la virulence sont les attitudes normales

Quand l’angoisse domine, tous les facteurs concrets d’ordre social sont éliminés.

L’érotisme est réduit à ses aspects phalliques.

Le mépris du travail, l’alcool comme moyen de s’étourdir ou comme stimulant, le coit comme occupation de base, l’excitation, la virulence constituent un film pornographique manifestant comme thème tragique l’impuissance morale, le renoncement de l’homme à tout rapport avec la femme, sinon une femme trahie, réduite au rang d’objet, dont on méprise toute qualité non charnelle.

36. Des détails mutilés, non significatifs. L’image du monde a un contenu à l’état brut et une forme simplement abstraite, d’où l’incapacité à éliminer ce qui n’est pas essentiel, significatif, socialement et humainement. La sélection n’aboutit qu’à une mutilation, une dislocation de l’authentique essence humaine. Ainsi, tout ce qui n’est pas d’ordre purement sexuel est éliminé, tout ce qui est humainement essentiel y est supprimé. Ce n’est pas de cette façon qu’on peut décrire les grimaces de façon objective, il faut savoir distinguer le normal du grimaçant. La grimace (ou la déformation de l’homme et des relations humaines) est un produit nécessaire de la société capitaliste, mais cette grimace (cette déformation) ne doit pas être  reflétée dans ce qu’elle a de plus immédiatement grimaçant, comme si les formes exprimant les tendances du capitalisme constituaient les seules forces régnant sur la vie entière. On ne doit pas déformer la déformation en la transportant du plan phénoménal dans la réalité objective et en faisant disparaître toutes les forces et toutes les tendances qui jouent en sens inverse et qui agissent effectivement dans le réel, les considérant comme sans importance, sans valeur ontologique. Chaque détail n’a de valeur signifiante qu’autant qu’il constitue, ramassé en un seul phénomène frappant, particulièrement évocateur, l’unité et la tension entre l’aspect individuel de l’homme et son aspect social. De nombreux détails contiennent, sans l’exprimer, un jugement de valeur sur leur sens dans le destin individuel et social de l’homme. L’art littéraire doit tenir compte de façon égale, selon une proportion correcte, des deux éléments, individuel et social, de l’existence humaine.

Le style de l’avant-garde est non seulement conditionné par cette réduction, il concerne le problème de la sélection des détails.

L’image du monde, qui semble caractéristique de l’avant-garde, ne peut servir de base à une sélection, capable d’ordonner réellement l’univers de l’artiste, qu’à condition d’en considérer seulement le contenu à l’état brut, et la forme sur un mode simplement abstrait.

Dans une véritable sélection, l’écrivain élimine tout ce qui n’est pas essentiel, ni socialement, ni humainement.

Ainsi peut-il mettre en valeur les éléments significatifs.

Si l’homme est par essence un être sociable, chaque détail n’a de valeur signifiante qu’autant qu’il constitue, ramassé en un seul phénomène frappant, particulièrement évocateur, tout à la fois l’unité et la tension entre l’aspect individuel de l’homme et son aspect social.

Cette tension entre l’unité et la contradiction au sein du rapport de l’homme avec les autres hommes et avec la société  ne cesse de croître à mesure que le capitalisme crée des relations toujours plus complexes et plus médiatisées.

Cette tension assigne aux écrivains réalistes le rôle de découvrir, à travers la complexité de toutes ces tendances évolutives, des points de jonction capables d’en faire ressortir l’essentiel sans les réduire cependant à de simples clichés.

Les détails réalistes contiennent, souvent sans l’exprimer, un jugement de valeur sur le sens que présente un tel réseau de rapports pour le destin individuel et social de l’homme, ce qui implique qu’on sache distinguer le normal du grimaçant.

L’art littéraire doit tenir compte de façon égale, selon une proportion correcte, des deux éléments, individuel et social, de l’existence humaine.

Dans l’art d’avant-garde, de manière inartistique ou même antiartistique, la sélection n’aboutit qu’à une mutilation, une dislocation de l’authentique essence humaine.

Ainsi, tout ce qui n’est pas d’ordre purement sexuel est éliminé.

Cette fausse sélection aboutit à niveler l’homme par le bas, à supprimer en lui tout ce qui est humainement essentiel.

La méconnaissance de la nature sociale et individuelle de l’homme comme totalité dialectique entraîne une impuissance à choisir, un nivellement qui interdit de refléter et de décrire les grimaces de façon objective, c’est-à-dire comme des grimaces.

La légitimité historique de l’existence de l’art d’avant-garde est que la grimace ou la déformation de l’homme et des relations humaines est un produit nécessaire de la société capitaliste, mais cet art reflète ce produit social, cette grimace, ces déformations dans ce qu’ils ont de plus immédiatement grimaçants, comme si les formes exprimant ces tendances du capitalisme constituaient les seules forces régnant sur la vie entière, et ce faisant, cet art déforme la déformation en la transportant du plan phénoménal dans la réalité objective et en faisant disparaître toutes les forces et toutes les tendances qui jouent en sens inverse et qui agissent effectivement dans le réel, les considérant comme sans importance, sans valeur ontologique.

37. Le monde tel qu’il est dans l’immédiat, dans l’évidence. Le réaliste, quand il n’est pas résigné, proportionne l’être et le devenir, chaque mouvement étant décrit avec sa signification humaine, c’est-à-dire son importance eu égard aux progrès de l’humanité, notre présent n’étant qu’un fragment du processus vivant où se trouve engagée l’humanité entière. Les aspects grimaçants de notre vie, les forces démoniaques et souterraines, sont ramenés à leur source, évoquant la possibilité de leur élimination. Le réaliste critique tient compte des émotions telles que l’angoisse, le dégoût, la perdition, la méfiance à l’égard de soi-même et des autres, le mépris, la honte, le désespoir, etc., mais avec la conscience que ce n’est pas l’expérience vécue originaire de l’homme, que cette expérience de type angoissé n’est pas le tout de la réalité, qu’il faut abandonner l’attitude immédiate et non critique en face de la vie. En un temps où la routine de l’expérimentation et du cliché règne, cette inertie au sein de l’immédiateté, qui consiste à accueillir les phénomènes immédiatement donnés, tels qu’ils émergent à la surface de la vie, simplement comme ils se présentent au premier regard, à la première expérience  vécue, est flattée et majorée, afin de détourner de toute attitude critique à l’égard de son propre milieu de vie, mais une telle attitude, qui n’est pas incompatible avec une œuvre d’art importante, laisse inexplorées les bases de sa propre existence. Par exemple, on exprime avec impétuosité, de manière directe et simple, sans raffinement de forme, sans technique maniérée, son immobilisation dans une peur panique et aveugle de la réalité effective, faisant apparaître, comme une évidence suggestive et exaspérante, ce que le monde a de monstrueux, de primitif et d’élémentaire, l’essence de la période impérialiste étant stylisée en être intemporel, en condition humaine, la rupture allégorique entre l’être et la signification étant d’autant plus pressante que les détails ont une puissance plus immédiatement évocatrice.

Si l’expérience vécue de la société capitaliste provoque, surtout chez les intellectuels, des sentiments d’angoisse, de dégoût, de perdition, de méfiandece à l’égard de soi-même et des autres, de mépris et de honte, de désespoir, etc., une description de la réalité objective doit évoquer ces émotions, sinon elle ne refléterait le monde que de façon fausse, elles n’en donnerait qu’une image embellie, mais la description de ces émotions ne constitue pas le tout de la réalité effective et par conséquent il est possible, en face de tout cela, de ne pas rester inerte, en proie à une angoisse panique considérée comme l’expérience vécue originaire de l’homme actuel, il est possible d’abandonner l’attitude immédiate et non critique en face de la vie contemporaine.

L’attitude qui consiste à accueillir les phénomènes immédiatement donnés, tels qu’ils émergent à la surface de la vie économique et sociale, sans aucune critique, simplement comme ils se présentent au premier regard, à la première expérience  vécue, n’est pas incompatible avec un travail scientifique de vaste portée, mais dont les bases ne dépassent pas ce niveau de l’immédiateté, puisque ces bases ne sont pas critiquées.

De même, cette même attitude qui consiste à accueillir les phénomènes immédiatement donnés n’est pas incompatible avec une œuvre d’art qui, du point de vue formel, aurait de l’importance, mais qui n’en laisserait pas moins parfaitement inexplorées les bases de sa propre existence.

Cette vision du monde non  critique, cette inertie au sein de de l’immédiateté, est flattée et majorée, afin de détourner de toute attitude critique à l’égard des bases de sa propre existence, à l’égard de son propre milieu de vie, dénonçant le caractère immédiat de ce milieu, ainsi le caractère immédiat de la guerre fatale.

En un temps où la routine de l’expérimentation et du cliché règne, on peut exprimer avec impétuosité, de manière directe et simple, sans raffinement de forme, sans technique maniérée, son immobilisation dans une peur panique et aveugle de la réalité effective.

Apparaît ce que le monde a de primitif et d’élémentaire, une simplicité et une évidence accordées à une sincérité sans apprêt d’une description qui sait rendre ce monde monstrueux comme allant de soi, comme une évidence à la fois suggestive et exaspérante.

Pour Kafka, à la lumière de l’indétermination de son angoisse prophétique, la monarchie autrichienne et la couleur locale pragoise (puissances de suggestion concrètes, évidences) prennent un aspect fantomatique, l’essence de la période impérialiste étant pressentie et stylisée en être intemporel, en condition humaine.

L’intensité de l’effet immédiat ne supprime pas l’aspect allégorique de cet ici et maintenant, les détails les plus merveilleusement suggestifs renvoyant à une réalité qui les transcende, comme des chiffres renvoyant à un insaisissable au-delà, la rupture allégorique entre l’être et la signification étant d’autant plus pressante que ces détails ont une puissance plus immédiatement évocatrice.

Le réaliste, qui pose toujours la perspective d’une  alternative sociale, peut avoir une attitude résignée quand il n’évoque pas explicitement cette perspective, selon la parcimonieuse négativité de sa propre perspective, tout en proportionnant l’être et le devenir, chaque élément concret du présent se mouvant en direction d’une réalité concrète, chaque mouvement étant décrit avec sa signification humaine, c’est-à-dire son importance eu égard aux progrès de l’humanité.

Les traits caractéristiques de notre présent, dans la mesure où ils sont plus complexes, plus vivants, plus un abondants, font apparaître, loin de toute impression statique, que notre présent n’est qu’un fragment du processus vivant où se trouve engagée l’humanité entière.

Les aspects grimaçants de notre vie, les forces démoniaques et souterraines, sont clairement concrétisés et ramenés à leur source, évoquant la possibilité de leur élimination.

Il n’y a pas acceptation de la domination du démoniaque, curiosité intellectuelle sans plus, sans prise de position à son égard.

38. S’éloigner de l’angoisse, combattre dans le concret. Le choix décisif, dans l’ordre artistique comme dans la vie quotidienne, est entre s’approcher de l’angoisse ou s’en éloigner, entre s’approcher de l’abstrait ou s’en éloigner (l‘écrivain qui, subjectivement et consciemment, vise des réalités opposées aux événements du temps et aux tournants de l’histoire, peut être plus près de l’essence sociale et historique de la vraie littérature, de celle qui s’éloigne de l’angoisse, que l’écrivain qui se révolte, subjectivement et consciemment, contre tout ce que le capitalisme a d’inesthétique). Le réaliste choisit de poser une question raisonnable, surmontant l’angoisse au lieu de l’éterniser en déterminant essentiel de la condition humaine, au lieu de l’ériger en qualité ontologique et intemporelle, se détournant des vaines abstractions angoissantes qui font nous concevoir comme des victimes désarmées de puissances inconnaissables et invincibles, s’attachant à la réalité de façon concrète, pour combattre des ennemis concrets et promouvoir ce qui est jugé favorable, se concevant comme membre actif d’une communauté humaine au sein de laquelle il joue son rôle propre, plus ou moins efficace, mais qui, à sa manière, influe toujours sur le destin de l’humanité.

 Il y a choix dans la description littéraire de la santé sociale et non de la maladie sociale, choix de rénover les traditions littéraires progressistes et non préférence à de pures recherches formelles, ce qui n’implique pas de rompre avec ses formes bourgeoises de vie, l’élément décisif, qui implique une direction déterminée, étant la résolution humaine, le fait de poser une question raisonnable, le fait de choisir de s’éloigner de l’angoisse et non de s’en approcher, le fait de surmonter cette angoisse au lieu de l’éterniser, le fait de faire de l’angoisse un sentiment déterminant de la condition humaine, parmi les autres sentiments, au lieu d’en faire l’essentielle déterminante de la condition humaine. Toutes ces décisions concernent notre attitude par rapport à la vie, une attitude que l’écrivain a pour tâche d’exprimer.

Ce qui est décisif dans cette attitude, c’est de savoir si nous nous détournons de la réalité sociale, du devenir historique présent, pour se vouer à de vaines abstractions, ce qui aboutit immédiatement à secréter l’angoisse au sein de la conscience, du fait que nous nous concevons comme la victime désarmée de puissances transcendantes, inconnaissables ou invincibles, ou bien si nous nous attachons à cette réalité, à ce devenir, de façon concrète, pour combattre des ennemis concrets et promouvoir ce que nous jugeons favorable, du fait que nous nous concevons comme membres actifs d’une communauté humaine au sein de laquelle nous avons à jouer notre rôle propre, plus ou moins efficace, mais qui, à sa manière, influe toujours sur le destin de l’humanité.

Nous retrouvons ces questions, ces alternatives, à travers toutes les manifestations de la vie et à travers toutes les œuvres littéraires.

Le choix décisif entre les deux termes de l’alternative (s’approcher de l’angoisse ou s’éloigner d’elle) résume, sur le plan des visions du monde comme dans l’ordre artistique, tous les problèmes centraux du temps présent.

On peut dissimuler cette réalité du temps présent en érigeant l’angoisse en qualité ontologique et intemporelle, mais il reste que l’essence sociale et historique de la vraie littérature est de refléter les événements du temps et les tournants de l’histoire, même lorsque, subjectivement et consciemment, elle ne semble viser que des réalités tout opposées, et, inversement, on peut se révolter subjectivement et consciemment contre tout ce que le capitalisme a d’inesthétique et, en fait, on se révolte contre ce qui est l’essence de l’art.

39. Les décalages entre pratique esthétique et théorie. En cas de révolution supprimant tous les motifs d‘angoisse et les conditions de certaines options théoriques, l’art orienté vers la dissolution de l’objet, vers le néant, comme les théories décadentes, n’ont plus l’authenticité de l’expérience vécue, mais la crise de ce type d’art et de ce type de théorie est lente, même s’ils correspondent à une attitude   désormais dépassée. Cependant, les problèmes que l’écrivain n’a pas encore résolus dans l’ordre subjectif de la pensée théorique peuvent s’organiser, au sein de son œuvre, comme les contradictions mêmes de la vie, en une structure organique qui tend à l’unité de la création réaliste, une structure qui reproduit les qualités sociales, les destins, les conditionnements et les rapports sociaux de l’homme dans son mouvement déterminé et orienté, avec son passé et son avenir. Dans ces périodes de transition révolutionnaire, ce ne sont pas les questions formelles ou de renouvellement de forme qui sont essentielles (ces changements de forme peuvent cacher la persistance de visions dépassées du monde), ce qui ne veut pas dire qu’on ne les prend pas en compte. Moins on pose la question formelle de manière isolée et statique, plus on la pose de manière concrète, c’est-à-dire en partant de la structure essentielle qu‘est le mouvement vers l‘angoisse et l‘abstraction ou le mouvement inverse, plus l’analyse formelle, toujours plus profonde, met en valeur de manière concrète l’essence de la structure. Quand on s’éloigne des déserts sans issue de l’abstraction et de l’angoisse, la forme tend à être la forme spécifique qui convient au contenu spécifique de représenter les hommes concrets dans des situations concrètes

Si l’évolution sociale s’oriente vers le progrès, l’art orienté vers la dissolution de l’objet, vers le néant, entre en crise, dans la mesure où il peut perdre sa puissance suggestive de faire surgir une réalité objective susceptible d’être réellement vécue, quand la matière de ce vécu évolue, ne donnant plus aucune authenticité à cette expérience subjective.

Ce tournant de l’évolution sociale, s’il existe, concernera, avant tout, les conduites de l’homme et ses visions du monde, il ne deviendra fécond pour la littérature, dans le sens du développement d’un réalisme critique adapté aux besoins du temps, que de manière indirecte.

Le lent changement de position dans l’attitude décisive de l’homme tout entier à l’égard de la réalité sociale et historique ne s’accompagne pas nécessairement d’une évolution consciente de toute les anciennes idées, de toutes les anciennes croyances, même lorsque ces dernières sont étroitement liées, sur le plan intellectuel, à une attitude désormais dépassée.

Si le terrain, sur lequel s’effectue ce tournant, est celui de la pensée théorique, des failles apparaissent entre la vision du monde de l’écrivain et les formules philosophiques par lesquelles il l’exprime, formules qu’il n’a pas encore soumis à révision, et cependant l’écrivain peut poser, de façon correcte et « raisonnable » ses nouvelles questions à la vie, car les problèmes qu’il n’a pas encore résolus, dans l’ordre subjectif de la pensée, peuvent s’organiser, au sein de son œuvre, comme les contradictions mêmes de la vie, en une structure organique qui tende à l’unité, homogène sur le plan artistique, et capable d’aboutir à des créations réalistes.

Des incertitudes  peuvent se révéler, sur le plan artistique, dans la vision du monde de l’écrivain, mais ce qui importe, c’est l’effet d’une telle vision du monde sur l’attitude créatrice de l’écrivain.

Soit cet effet lui permet et même doit lui imposer de saisir et de reproduire, sur le plan de l’art, les qualités sociales, les destins, les conditionnements et les rapports sociaux de l’homme, dans son mouvement déterminé et orienté, avec son passé et son avenir.

Soit cet effet le conduit à la perte de toute perspective, à la stagnation, à l’allégorisation, etc., avec toutes les conséquences que cela implique.

C’est à partir de cette alternative qu’il faut porter un jugement sur les diverses formes phénoménales qui se présentent.

Dans une période de transition où la quête du nouveau et le rejet de l’ancien jouent un rôle accru, l’essentiel reste l’orientation décisive, non les aspects que prennent certains aspects formels, ce qui ne veut pas dire que nous sous-estimons ces aspects formels, dans la mesure où, plus on pose de manière concrète, en partant d’une structure essentielle, la question de la forme spécifique qui convient à un contenu spécifique, plus l’analyse formelle gagne en profondeur.

Ainsi on essaye de saisir, dans la structure même, le mouvement vers l’angoisse ou le mouvement inverse, la tendance à s’abstraire du réel ou à s’en rapprocher, etc., l’essence de la structure apparaissant alors bien plus concrète que quand on l’envisage de façon isolée et statique.

Ainsi, de façon générale, le naturalisme représente une décadence dans la  saisie réaliste de la réalité effective, mais il peut être un effort progressiste pour échapper aux déserts sans issue de l’abstraction, pour représenter les hommes concrets dans une situation concrète, même si la description fait place à plus d’un élément statique, et il faut donc discerner et reconnaître une tendance, même sous la forme hésitante par laquelle elle se manifeste.

40. On peut décrire l’angoisse de manière réaliste. La description des ténèbres déshumanisantes du capitalisme, des puissances qui amoindrissent l’homme, avec la description de cet homme capitulant devant ces puissances, la description du brouillard, de l’obscurité de la conscience angoissée d’un personnage, de telles descriptions peuvent être la description, à travers un cas individuel, d’un destin typique de toute une fraction de population à un moment donné, et en tout cas, ce personnage, qui se fuit lui-même et fuit toute rencontre avec le monde, n’est qu’un objet de la description, non le moyen trouvé par l’écrivain pour exprimer son attitude fondamentale à l’égard du monde. Des manifestations d’authentique humanité percent ce brouillard pour laisser apparaître des hommes réels et, en tout cas, la mutation sociale et historique, désormais possible, de l’attitude de l’écrivain vis-à-vis de lui-même et des autres, et en face du monde.

Ainsi, la description de la ténèbre déshumanisante, des puissances qui amoindrissent l’homme, de la capitulation de cet homme devant elles, constituent une description de la condition humaine de type avant-gardiste, mais c’est aussi la description, à travers un cas individuel, d’un destin typique de toute une fraction de population à un moment donné.

Le brouillard, l’obscurité de la conscience angoissée, se fuyant elle-même et fuyant toute rencontre avec le monde, est, dans le personnage central, plutôt un objet qu’un moyen d’expression, alors que, du point de vue formaliste, c’est l’inverse qui est vrai, si bien que, du moins par moments, des manifestations d’authentique humanité percent ce brouillard pour laisser apparaître des hommes réels, décrits de manière réaliste.

L’achèvement de la mutation sociale et historique de l’attitude de l’homme vis-à-vis de lui-même et des autres, et en face du monde, est réalisable, des conditions préparatoires non négligeables étant en place.

41. Les résistances au réalisme critique. L’éducation, l’école, les médias persuadent que le pessimisme est l’attitude la plus digne, que la croyance au progrès est vulgaire, que l’homme est soumis sans résistance possible à la fatalité d’un devenir privé de sens et d’orientation, que les messages des masses sont de basse qualité, que le cynisme, l’antiréalisme et le mysticisme sont la bonne attitude en matière de philosophie et d’art, que la guerre est normale et la coexistence pacifique une utopie, qu’il n’y a pas de possibilité d’alternative sociale, et pourtant, malgré la terreur physique, l’oppression intellectuelle, le rejet des pairs, l’écrivain réaliste critique entre plus facilement en contact avec les tendances du temps, il n’est pas si isolé que cela

Certes, le nihilisme, le cynisme, le désespoir, l’angoisse, la méfiance, le mépris d’autrui et de soi-même, et d’autres sentiments du même genre, naissent de façon plus ou moins spontanée, l’éducation, l’école et la vie agissant très fortement dans le même sens quand elles persuadent que le pessimisme est une attitude plus aristocratique, plus digne de l’élite, que la croyance au progrès de l’humanité est dite  vulgaire, que l’homme isolé appartenant à l’élite est soumis sans résistance possible à la fatalité d’un devenir privé de sens et d’orientation, que les voix des masses sont des messages de basse qualité, etc.

Les médias répandent le préjugé qu’il serait indigne d’un homme cultivé d’adopter, en matière de philosophie et d’art, une autre attitude que ce mélange de cynisme et de mysticisme qui caractérise l’avant-garde.

L’écrivain qui s’est converti au réalisme, qui envisage froidement la possibilité d’une coexistence dans la vie des peuples, qui envisage la possibilité d’une alternative, est rejeté par ses pairs et par ceux qui tiennent entre leurs mains son destin matériel, mais il n’est pas isolé, ou du moins il est nécessaire qu’il ne soit plus isolé, en tout cas il entre plus facilement en contact avec les tendances du temps.

Ni la terreur physique ni l’oppression intellectuelle n’est venue à bout d’un réalisme critique qui ne cesse de lutter contre les guerres et contre l’anéantissement de la culture.

42. Décrire les traits typiques à partir de leur intérieur ou à partir de leur extérieur. La hiérarchie des événements, des personnages et des situations dépend de la perspective. Les traits typiques sont représentés de manière plus ou moins profonde ou superficielle, ils peuvent être aussi représentés de l’extérieur ou de l’intérieur. La représentation des réalités sociales, de la figure et du destin d’un personnage, de la grandeur de son type, peut se refuser à pénétrer dans les problèmes subjectifs, à saisir de l’intérieur, par exemple quand le regard de l’écrivain est haineux ou antipathique, mais pas forcément. L’alternative pour dessiner les traits typiques  est la suivante. Ou bien on commence par chercher l’unité de l’individuel et du typique chez l’individu lui-même et dans ses conflits personnels pour se frayer une voie qui mène jusqu’à leur signification sociale, cette description à partir du dedans pouvant être par exemple celle d‘un personnage du peuple, ou celle d’une classe et d’une couche sociale dont le point de vue peut fournir une vision globale du monde, ou celle d’une réalité sociale présente. Ou bien on cherche dans les faits sociaux eux-mêmes la clé permettant de traduire l’unité de l’individuel et du typique dans le personnage, cette description à partir du dehors pouvant être par exemple celle d’un aristocrate ou celle d‘une réalité passée ou d‘un futur, quand ce futur se distingue du présent. La description du futur est plus facile pour un écrivain militant révolutionnaire. Le réalisme critique bourgeois échoue quand il veut représenter du dedans le mouvement ouvrier, il ne propose que les reflets indirects de l’existence du prolétariat projetés sur le destin de l’écrivain bourgeois.

L’idée de création littéraire peut être considérée du dedans ou du dehors, ce qui n’a rien à voir avec l’opposition entre une manière profonde de présenter des traits typiques et une manière plus superficielle.

La figure et le destin des personnages peuvent être représentés de l’extérieur, la grandeur de leurs types étant parfois assurée par le regard haineux qui refuse de pénétrer dans les problèmes subjectifs propres au monde décrit, mais de nombreux écrivains saisissent de l’intérieur des réalités sociales ou des personnages qui leur sont antipathiques.

Pour dessiner les traits typiques, surtout des personnages, on cherche l’unité de l’individuel et du typique dans l’individu lui-même et dans ses conflits personnels, pour se frayer une voie qui mène jusqu’à leur signification sociale, ou bien, inversement, on cherche dans l’analyse des faits sociaux eux-mêmes la clé permettant de traduire cette unité de l’individuel et du typique, ces deux modes de description pouvant coexister dans une même œuvre, par exemple les personnages populaires sont décrits du dedans, les aristocratiques du dehors.

On s’attache à décrire de l’intérieur les classes et les couches sociales dont le point de vue peut fournir une vision globale du monde, on adopte une perspective plus extérieure pour les autres classes.

On décrit du dedans tout ce qui fournit la clé d’une vision portant sur les réalités sociales présentes, on se contente d’une description extérieure pour tout ce qui concerne le passé, voire l’avenir quand ce dernier se distingue qualitativement du présent.

Lorsque l’écrivain réaliste considère le présent de façon critique, il peut dire aussi le vrai sur les résidus du passé, mais plus difficilement sur l’avenir, à moins qu’il ne soit un militant révolutionnaire.

43. La perspective détermine la structure de l’œuvre. La perspective détermine la structuration hiérarchique des événements, des personnages et des situations. Une perspective concrète, c’est-à-dire globale, détermine le mouvement, la direction et les étapes de de la société en tant que réalité globale

La perspective est un constituant capital de l’œuvre d’art, c’est d’elle que dépend la structuration hiérarchique des événements, des personnages, des situations.

Une perspective concrète implique une pleine conscience de la société en tant que réalité globale en mouvement, avec la direction et les étapes du mouvement. Les écrivains réalistes créent ainsi des images globales et dynamiques de la vie sociale.

44. La convergence très approximative entre le reflet théorique et le reflet esthétique. L’actualisation de la vision du monde de l’écrivain peut être favorisée par le marxisme ou par le militantisme, mais le fait que cette virtualité de la conscience soit fausse ou non n’a pas d’effet sur le passage à l’acte, un passage complexe et indirect. Le reflet théorique, la généralisation théorique, en quoi consiste la vision du monde, ne converge avec le reflet esthétique, la généralisation artistique de recherche de l’élément typique, que dans la mesure où les deux généralisations reflètent la même réalité, mais les méthodes et les résultats des deux reflets sont différents. La convergence, toujours approximative, est d’autant meilleure que la connaissance théorique sur le monde, sur l’homme, etc., de l’écrivain s’incorpore entièrement dans des catégories  esthétiques, que cette connaissance théorique soit vraie ou fausse, dans la mesure où, sur le plan de l’art, une théorie  incomplète voire fausse  comme les points de vue les plus divers, éclairant de manière plus ou moins déformée tels aspects méconnus et négligés d’une réalité qualitativement et quantitativement indéfinie, peuvent stimuler, aider à découvrir une manière plus profonde de refléter le réel, et ceci est d‘autant plus vrai pour l‘art, qui prend en charge tous les aspects, et où toute forme est forme particulière d‘un contenu particulier, où toute forme est adaptation rigoureuse au contenu.

Les relations entre les visions du monde et les œuvres sont souvent paradoxales.

Le fait d’avoir une conscience non faussée n’est, pour l’écrivain, qu’une simple virtualité, qui, pour agir sur la production littéraire, doit passer à l’acte, ce qui ne s’opère que par des voies très complexes.

Les aptitudes développées par le marxisme ou le militantisme peuvent contribuer à l’actualisation de cette virtualité, mais le processus d’actualisation n’est pas plus simple, plus direct s’il s’effectue à partir d’une conscience non faussée plutôt qu’à partir d’une conscience faussée.

Si la généralisation théorique et la généralisation artistique de recherche de l’élément typique convergent du fait  que toutes deux reflètent la même réalité  effective, elles exigent cependant des méthodes différentes et aboutissent à des résultats différents, un reflet théorique n’étant pas un reflet esthétique.

La convergence n’est donc qu’approximative, et ne peut jamais devenir identité.

La conception correcte des réalités sociales et historiques à l’origine d’une œuvre littéraire lui permet d’assumer une valeur réaliste et d’exercer une influence, mais une connaissance théorique sur le monde, sur l’homme, etc., ne saurait inspirer l’écrivain qu’à condition de s’incorporer entièrement dans des catégories  esthétiques, que cette connaissance théorique soit vraie ou fausse, dans la mesure où tout savoir n’a pas d’autre fonction que d’aider à découvrir une manière plus profonde de refléter le réel, sur le plan même de l’art, une théorie incomplète voire fausse pouvant servir d’utile stimulation.

Le théoricien et l’artiste reflètent chacun à leur manière une réalité qualitativement et quantitativement indéfinie, les points de vue les plus divers peuvent leur rendre service en éclairant tels aspects méconnus et négligés de cette réalité, et en ce qui concerne l’art, c’est particulièrement vrai, puisque toute forme est forme particulière d’un contenu particulier, adaptation rigoureuse au contenu.

45. Le contenu d’une œuvre littéraire. L’oeuvre littéraire a comme contenu une partie de la réalité, réalité qui peut être considérée elle-même comme un ensemble de contenus. La réalité est non statique, des contenus neufs apparaissent, des contenus anciens disparaissent, des contenus qui existaient depuis longtemps sont seulement reconnus maintenant par le sujet, tandis que des réalités qui ne sont pas encore des contenus effectifs prennent dans la conscience la figure de contenus. La croissance, l’extension et l’approfondissement de la forme littéraire et sa valeur esthétique ne coïncident que partiellement avec l’enrichissement de ses contenus, par exemple la prise en compte plus ou moins réussie du mouvement ouvrier, mais un savoir plus adéquat et plus concret concernant le combat de l’humanité sur la voie de son évolution peut construire une vision du monde favorisant l’édification d’un style nouveau.

La réalité, comme ensemble de contenus, est non statique, des contenus neufs apparaissent, des contenus anciens, qu’une longue accoutumance avait rendu vénérables, disparaissent.

De plus, en vertu de l’action que le sujet exerce sur l’objet et de l’effet qu’il subit à son tour de la part de l’objet, le sujet peut reconnaître des contenus qui existaient depuis longtemps, ou des réalités qui tendent à prendre figure de contenus.

La croissance, l’extension et l’approfondissement de la forme littéraire dépendent de la manière dont s’enrichissent, objectivement et subjectivement, les contenus qui viennent du monde, mais si une œuvre   peut peindre de façon plus complète et plus profonde  qu’une autre, elle ne l’emporte pas pour autant esthétiquement.

En se fondant sur un savoir plus adéquat et plus concret concernant le combat de l’humanité sur la voie de son évolution, on peut construire une vision du monde favorisant l’édification d’un style nouveau.

Dans les œuvres, il faut voir la place accordée, dans l’ensemble total de la société, au mouvement ouvrier révolutionnaire. Le réalisme critique échoue quand il veut le représenter du dedans. Il n’en propose que les reflets indirects, psychiques et moraux, que projette l’existence du prolétariat sur le destin de certains intellectuels bourgeois.

46. L’exigence esthétique d’une totalité intensive. L’écrivain ne peut reproduire la totalité dans toute son extension, mais il doit avoir une exigence de totalité, la conscience de la grandeur de la conception globale, ce qui se traduit par le fait que, en chaque morceau de réalité décrite, la totalité reste vivante, frappante, présente, c’est-à-dire susceptible de correspondre à une expérience vécue. Il s’agit donc en particulier, à travers le récit d’une action individuelle ou la description de personnages concrets, d’exhausser des destins personnels au niveau de destins typiques. La totalité extensive doit être remplacée par une totalité  intensive.

L’écrivain ne peut reproduire la totalité dans toute son extension.

La grandeur de la conception globale vient de ce qu’en chacun des morceaux elle reste vivante, frappante, présente, susceptible de correspondre à une expérience  vécue.

Il y a l’exigence de totalité et l’aptitude à la représenter.

Une conscience correcte, qui est à la base de l’œuvre, implique une plus forte visée intentionnelle vers la totalité.

La totalité extensive doit être remplacée par une totalité  intensive.

Il ne s’agit pas de représenter des totalités, mais, à travers le récit d’une action individuelle ou la description de personnages concrets, exhausser des destins personnels au niveau de destins typiques.

47. L’impact politique de la littérature. La voie qui mène à la révolution se confond avec le cheminement de la réalité sociale, un élément typique, objectif ou subjectif, étant un élément significatif, c’est-à-dire un élément capable de favoriser, de retarder, d’arrêter, de fourvoyer l’évolution. Dans ces conditions, toute représentation authentique, réaliste du réel contribue à la critique de la société, ce qui explique que les régimes qui tendent à la guerre, à l’oppression et à la séduction des masses prennent des positions hostiles au réalisme

Le réalisme est lié au mouvement révolutionnaire, car la voie qui mène au socialisme se confond avec le cheminement de la réalité sociale.

Objectif ou subjectif, tout phénomène typique constitue un élément significatif, capable de favoriser ou d’arrêter l’évolution, de la retarder, de la fourvoyer, etc..

Que cela corresponde ou non au dessein de l’auteur, toute représentation authentique du réel contribue à la critique du capitalisme.

Un régime qui tend à la guerre, à l’oppression et à la séduction des masses, prend une position hostile au réalisme.

48. Les alliances tactiques ou stratégiques des écrivains réalistes. Les réalistes anciens aident à discerner les voies qui conduisent au présent et s’ouvrent sur l’avenir, à connaître la lutte du progrès et de la vie contre la réaction et la mort. Contre le fascisme ou la guerre, de manière tactique, ponctuelle, les réalistes peuvent s’allier aux écrivains décadents, aux antiirréalistes. Du fait de la vie personnelle ou des événements, l’écrivain décadent peut devenir écrivain réaliste, important dans le réalisme des formes et des contenus qui contribuent à l’évolution de ce réalisme

Les réalistes anciens permettent de discerner les voies qui conduisent au présent et s’ouvrent sur l’avenir. Sans ces Lumières, on ne saurait connaître la lutte du progrès contre la réaction, de la vie contre la mort et la pourriture et on se prive des meilleures armes capables de vaincre, théoriquement et pratiquement, l’antiréalisme de la décadence.

Les réalistes peuvent s’allier avec des antiréalistes de manière tactique, par exemple contre le fascisme ou contre la guerre.

49. Le caractère national de la littérature. Les œuvres littéraires contribuent à constituer le milieu spirituel national. Les œuvres réalistes transmettent, de façon directe et frappante, les facteurs qui conditionnent l’existence nationale en évolution. Elles peuvent s’opposer avec violence à la réalité présente et pour cela recourir à des cultures étrangères, mais en les adaptant aux formes et aux structures nationales

L’existence nationale se façonne une physionomie propre.

C’est dans cette communauté spécifique que naît l’individu, qu’il apprend à penser et à créer.

Les œuvres littéraires contribuent à constituer le milieu spirituel national, les œuvres réalistes transmettant à l’homme, de façon directe et frappante, les facteurs originaux qui conditionnent son existence nationale dans un être national en évolution.

Les écrivains réalistes peuvent s’opposer avec violence à la réalité présente et pour cela recourir à l’appui des cultures étrangères, mais, sans rien perdre de leur originalité, ils s’incorporent dans la continuité propre aux structures et aux formes nationales.

Les courants littéraires réactionnaires ou décadents exercent leur influence sur les formes et les contenus du réalisme, quand un écrivain évolue du milieu décadent au milieu réaliste. Cette évolution tient souvent à la vie, parfois à ce qui vient de l’étranger. Ainsi la révolution de 1917.

50. L’écrivain pendant une période révolutionnaire. Dans un contexte révolutionnaire, émergent, entre autres phénomènes, le goût de la nouveauté, la recherche des sensations, l’anticapitalisme abstrait de caractère romantique, la croyance que la révolution de la forme esthétique coïncide avec la révolution, le rêve d’un art radicalement neuf, sans référence à aucun art passé, et le sectarisme, qui s’imagine pouvoir rejeter tout compagnon de route et que les vérités devenues conscientes pour l’avant-garde peuvent s’imposer directement aux masses, un sectarisme qui a le privilège de dénoncer les difficultés et les erreurs, en supposant, en plus, qu’il suffit de prendre la plume  pour que tout soit remis en état, un sectarisme qui opprime les exécutants, qui ne remet pas en question le bien-fondé ou le caractère erroné de telle ou telle mesure, qui ne prend pas en compte la compréhension plus ou moins grande des classes sociales, un sectarisme qui n’admet aucune critique qui ne comporte l’immédiat redressement de l’erreur signalée, un sectarisme qui réserve à l’avant-garde le privilège exclusif de dénoncer les déviations, notant d’infamie toute observation venant d’un autre milieu, comme si ceux qui présentent l’observation étaient des porte-parole de l’ennemi. Avec la révolution, les évolutions individuelles sont lentes. L’expérience personnelle ne peut être remplacée. La perspective de l’écrivain réaliste, qui n’excluait pas la possibilité d’une révolution, devient plus concrète, se transformant en réalité  effective, ce qui peut provoquer aussi bien une croissante familiarisation que le phénomène inverse. L’écrivain réaliste, s’il veut décrire la révolution et s’il n’en est pas un acteur, ne peut le faire sans pénétrer en quelque manière dans un au-delà, qui est non une perspective mais une existence, et une existence à la base de sa propre existence individuelle, si bien que, comme sa perspective n’est plus de nature relativement indéterminée, les limites dans lesquelles il peut ruser avec la représentation directe de la réalité  se rétrécissent, l’attitude abstraite qui se réduisait à une absence d’aversion à la révolution se concrétise, l’écrivain ne pouvant plus représenter le nouveau comme produit de dissolution, de destruction, mais comme nouveauté. Il est vrai que les anciennes formes d’existence, et surtout de conscience, demeurent longtemps une partie substantielle de la matière vivante offerte à l’écrivain, mais ces formes d’existence ne se présentent plus de la même façon, le sens de l’évolution de la réalité change, maints contenus et maintes formes de cette réalité se transforment, et ceux qui restent relativement stables assument de nouvelles fonctions, si bien que l’écrivain a affaire à une réalité qualitativement différente. Les sujets que l’écrivain emprunte au passé sont éclairés de manière nouvelle. À mesure que le but de l’évolution sociale devient plus concret, bien des aspects, qui passaient pour importants, deviennent inessentiels, tandis que d’autres, oubliés ou négligés, se situent au premier plan. Le réalisme critique apporte aux révolutionnaires des dimensions qu’ils négligent ou font disparaître ou ne mettent pas suffisamment en valeur, ainsi les dimensions qui dépendent du caractère national. Il n’y a pas que les contenus socialistes généraux ou les contenus qui se lient à la lutte des classes.

Avec la révolution, les évolutions individuelles sont lentes.

La recherche des sensations, le goût de la nouveauté à tout prix, un anticapitalisme abstrait et de caractère romantique rapprochent de la révolution certains décadents, qui s’imaginent que leur révolution de la forme coïncide avec la révolution, qu’elle peut lui fournir la meilleure expression idéologique.

Chez les intellectuels communistes sectaires apparaît le rêve d’un art révolutionnaire radicalement neuf, sans référence à aucun art passé, avec le rejet de tout compagnon de route et le point de vue selon lequel les vérités devenues conscientes pour une avant-garde peuvent s’imposer  directement aux masses.

Seule la propre expérience d’un individu peut le convaincre d’accéder à une vérité nouvelle, et c’est encore plus vrai pour l’écrivain, où l’expérience personnelle est irremplaçable et ne peut être remplacée par la résolution la mieux pensée et la plus convaincue.

La révolution ne remplace pas les expériences propres de l’écrivain.

Le réalisme critique se maintient et se rénove à condition qu’il ne refuse pas la perspective d’une alternative sociale.

Dans la révolution, la perspective devient plus concrète, se transformant en réalité  effective, ce qui peut provoquer une croissante familiarisation ou le phénomène inverse.

De plus, l’écrivain réaliste, s’il veut décrire la révolution et s’il n’en est pas un acteur, ne peut le faire sans pénétrer en quelque manière dans un au-delà, qui est non une perspective mais une existence, et une existence à la base de sa propre existence individuelle, comme ce n’est plus une perspective de nature relativement indéterminée, les limites dans lesquelles l’écrivain peut ruser avec la représentation directe de la réalité  se rétrécissent.

Il existe encore cependant des points d’appui pour la création littéraire traditionnelle.

Les anciennes formes d’existence, et surtout de conscience, demeurent longtemps une partie substantielle de la matière vivante offerte à l’écrivain, mais ces formes d’existence ne se présentent plus de la même façon, le sens de l’évolution de la réalité a changé.

Maints contenus et maintes formes de cette réalité se transforment, et ceux qui restent relativement stables assument de nouvelles fonctions, si bien que l’écrivain a affaire à une réalité qualitativement différente.

L’attitude abstraite qui se réduisait à une absence d’aversion à une alternative se concrétise, avec une grande variété de formes intermédiaires, afin que l’écrivain puisse représenter le nouveau non comme produit de dissolution, de destruction, mais comme nouveauté.

Comme phénomène que peut prendre en charge le réalisme critique, il y a le sectarisme bureaucratique, qui a souvent le privilège de dénoncer les difficultés et les erreurs, en supposant, en plus, qu’il suffit de prendre la plume  pour que tout soit remis en état, le réaliste critique pouvant défendre les exécutants contre les responsables à autorité bureaucratique.

Même quand on approuve la tendance générale du mouvement révolutionnaire, il est permis de juger avec plus ou moins d’indulgence soit le bien-fondé ou le caractère erroné de telle mesure, soit la compréhension plus ou moins grande des classes sociales à l’égard des facteurs essentiels de cette réussite ou de cet échec.

Le sectarisme bureaucratique, qui n’admet aucune critique qui ne comporte l’immédiat redressement de l’erreur signalée, et qui réserve à l’avant-garde communiste le privilège exclusif de dénoncer les déviations, notant d’infamie toute observation venant d’un autre milieu, comme si ceux qui présentent l’observation étaient des porte-parole de l’ennemi, rétrécit le champ offert au réalisme.

Au moment de la révolution, les sujets que l’écrivain emprunte au passé sont éclairés de manière nouvelle. À mesure que le but de l’évolution sociale devient plus concret, bien des aspects, qui passaient pour importants, deviennent inessentiels, tandis que d’autres, oubliés ou négligés, se situent au premier plan.

Le réalisme critique apporte aux révolutionnaires des dimensions qu’ils négligent ou font disparaître ou ne mettent pas suffisamment en valeur, ainsi les dimensions qui dépendent du caractère national. Il n’y a pas que les contenus socialistes généraux ou les contenus qui se lient à la lutte des classes.

51. Les émigrés. Si l’écrivain adopte, ne serait-ce qu’un moment, une position purement négative à l’égard des faits historiques qui sont sa source d‘inspiration, même s’il s’agit de critiques en partie justifiées, il peut perdre le contact avec le réel, rendre abstraite une perspective qui ne se lie plus qu’avec le passé, échouer à ordonner la matière de sa propre vie, produisant un univers de moins en moins enraciné, y compris dans les zones où l’écrivain se sent le plus à l’aise, un univers de plus en plus aliéné auquel il joint parfois une adaptation extérieure contradictoire, ce dont il ne peut sortir que par l’hypocrisie ou le cynisme, qui caractérisent alors cette émigration, qu’elle soit intérieure ou extérieure, même si certains émigrés fortifient leur jugement sur le réel. En général, le refus abstrait et l’impuissance à comprendre une nouvelle phase dans le développement de l’humanité vont de pair, comme vont aussi de pair le refus concret et la claire vision du caractère rétrograde propre à telle phase évolutive, mais le refus peut être abstrait avec une claire conscience de l’évolution.

Sur le plan subjectif, toute stagnation est exclue. Dès que le mouvement vers le progrès s’arrête, c’est un mouvement inverse qui apparaît, surtout dans les périodes troublées et décisives.

Si un écrivain adopte une position purement négative à l’égard des faits historiques, il perd le contact avec le réel, rend abstraite une perspective qui ne se lie plus qu’avec le passé, devient impuissant à ordonner la matière sociale et humaine que lui fournit sa propre vie.

L’émigration dite intérieure joint à cette aliénation interne, qui gagne les zones où l’écrivain se sentait le plus à l’aise, une adaptation extérieure, ce qui entraîne une contradiction dont on ne peut sortir en général que par des moyens qui ressortent à l’hypocrisie ou au cynisme.

Certains de ces émigrés, de l’intérieur ou de l’extérieur, ont fait des critiques justifiées au stalinisme, mais ces critiques n’ont rien changé dans l’évolution historique et dans la  perspective de leurs œuvres.

Les attitudes de refus de la réalité sociale et historique des écrivains sont diverses.

Le refus peut-être abstrait ou concret.

Il peut provenir d’une incapacité à comprendre une nouvelle  étape dans le développement de l’humanité ou d’un lucide discernement quant au caractère réactionnaire de telle phase, historiquement rétrograde.

Le refus abstrait et l’impuissance à comprendre vont souvent de pair, comme vont aussi de pair le refus concret et la claire vision du caractère  rétrograde propres à telle phase évolutive, mais le refus peut être abstrait avec une claire conscience de l’évolution.

La même complexité concerne les émigrés, certains émigrés perdent le contact avec la réalité historique qui était leur source d’inspiration, d’autres au contraire fortifient leur jugement sur le réel

52. Le roman d’apprentissage, le roman d’éducation, le roman autobiographique. Dans le capitalisme dynamique l’individu n’est pas assuré d’une place déterminée dans la communauté. L’appartenance de classe est non irrévocable, mais contingente, l’appartenance définitive étant souvent le libre choix de l’individu dans le contexte de nécessité maîtrisée. Le roman, en particulier le roman d’apprentissage et le roman autobiographique, est une forme esthétique qui permet, dans ce contexte capitaliste où l’individu n’a pas de place déterminée, de décrire chez le héros l’apprentissage de la vie, un héros qui, dans le cas de son acceptation du capitalisme, adapte ses désirs, ses pensées et ses actes aux relations réelles et à la rationalité de ces relations, s’insérant dans l’enchaînement du monde, créant en lui un point de vue adéquat. Le thème, central pour l’intellectuel bourgeois, de la décision intérieure, de la prise de position pour ou contre, s’exprime volontiers sous forme autobiographique, d’autant plus que les deux attitudes de l’écrivain, en tant qu’homme social et en tant qu’artiste, se renforcent mutuellement, les expériences vitales de l’auteur lui inspirant son travail et lui fournissant sa matière, les efforts littéraires de l’auteur de mise en ordre et de perfectionnement le contraignant à répondre plus clairement aux questions que lui pose la vie. L’individu révolté du roman bourgeois lutte pour imposer une réalité effective qui réponde à ses rêves juvéniles et à son intime conviction, se heurte à la force sociale, qui le contraint à fuir dans la solitude, etc., mais sans lui extorquer la réconciliation, et cependant, puisque le combat se termine par une abdication, c’est l’objectivité de la réalité sociale qui l’emporte sur la subjectivité des tentatives individuelles, une démission de ce genre n’étant pas tout à fait étrangère à la réconciliation. En période révolutionnaire, avec une attitude qui tend au renoncement et à l’isolement, l’individualisme bourgeois, qui ne fait place au social qu’à son insu et contre son gré, est élevé, par l’éducation de la vie, par une véritable activité sociale, au niveau d’une socialité consciente, le héros se familiarisant peu à peu avec les structures sociales, collaborant de plus en plus intimement avec d’autres hommes attachés au même effort, accédant de la sorte à une forme nouvelle et supérieure de personnalité.

Les écrivains affectionnent le roman, souvent autobiographique, qui décrit, chez leur héros, l’apprentissage de la vie.

Cela est justifié, étant donné le caractère dynamique du capitalisme. L’individu n’est pas assuré d’une place déterminée dans la communauté.

L’appartenance de classe est non irrévocable mais contingente, on ne naît pas indiscutablement bourgeois ou prolétaire, on le devient au cours d’une évolution personnelle, et même l’appartenance définitive à un groupe devient souvent le libre fait de l’individu, liberté non comme aveugle nécessité mais comme nécessité qui ne saurait être efficace sans conserver en elle des éléments de contingence.

Dans le roman d’apprentissage classique, le sujet jette sa gourme, adapte ses désirs et ses pensées aux relations réelles et à la rationalité de ces relations, s’insère dans l’enchaînement du monde et se crée en lui un point de vue adéquat.

L’éducation du héros n’aboutit pas toujours à cette acceptation de la société bourgeoise.

Luttant pour imposer une réalité effective qui réponde à leurs rêves juvéniles et à leur plus intime conviction, ces révoltés se heurtent à la force sociale, qui a raison d’eux, qui les contraint à fuir dans la solitude, etc., mais sans leur extorquer la réconciliation, et cependant, puisque le combat se termine par une abdication, c’est l’objectivité de la réalité sociale qui l’emporte sur la subjectivité des tentatives individuelles, une démission de ce genre n’étant pas tout à fait étrangère à la réconciliation.

En période révolutionnaire, le roman d’éducation n’arrive pas à une démission et à une solitude et ne fait pas autant de place à la contingence.

L’individualisme bourgeois, qui ne fait place au social qu’à son insu et contre son gré, est élevé, par l’éducation de la vie, au niveau d’une socialité consciente. À partir d’une attitude qui tend au renoncement, à l’isolement, l’itinéraire forme d’une véritable activité sociale. Le héros se familiarise peu à peu avec les structures sociales, collaborant de plus en plus intimement avec d’autres hommes attachés au même effort, accédant de la sorte à une forme nouvelle et supérieure de personnalité. La contingence fait place au reflet de la révolution chez les intellectuels bourgeois.

Le thème central et objectif  qui s’impose aux intellectuels bourgeois, la décision intérieure, la prise de position pour ou contre, s’exprime volontiers sous forme autobiographique, d’autant plus que les deux attitudes de l’écrivain, en tant qu’homme social et en tant qu’artiste se renforcent mutuellement, les expériences vitales de l’auteur lui inspirant son travail et lui fournissant sa matière, les efforts littéraires de l’auteur de mise en ordre et de perfectionnement le contraignant à répondre plus clairement aux questions que lui pose la vie. Il ne s’agit que d’une possibilité, celle d’une collaboration intime et fructueuse entre le développement de l’homme et celui de l’écrivain, de la confrontation critique de l’écrivain avec sa propre conscience bourgeoise.

53. Le manque d’audace et son contraire (en période de crise ou de révolution). La perspective négative du refus de s’opposer à la révolution à venir peut se transformer, en période révolutionnaire, en perspective positive d’acceptation de la révolution en cours, une perspective plus concrète, plus large. Ou bien l’écrivain, timoré, sans audace, ne suit pas jusqu’au bout les perspectives qu’impose son sujet, hésite devant toutes les conséquences, y compris les conséquences au niveau de la forme, des nouveaux contenus, et il se réfugie anxieusement dans le passé, craignant de sortir des sentiers battus, se situant à un niveau correspondant à un état social et historique dépassé, produisant des variantes malsaines et inférieures du réalisme bourgeois, avec le primat des éléments statiques, signant une orientation rétrograde. Ou bien il traduit de façon trop abstraite l’essence abstraite de la nouvelle structure sociale, exagérant le caractère de réalité qu’il convient d’attribuer aux tendances qui annoncent l’avenir, mais qui restent de simples tendances,  décrivant comme développé ce qui n’est que germe, confondant perspective et réalité effective, supprimant ou affaiblissant les aspects concrets, empêchant toute attitude concrète positive

Par rapport à la révolution, l’attitude et le style de l’écrivain peuvent passer de l’absence de refus comme perspective négative en acceptation, comme perspective positive. L’apparition du nouveau style peut-être accéléré ou retardé par les circonstances. Lorsque le style nouveau s’instaure, un double danger le guette du dedans. Ou bien l’artiste hésite, même dans l’ordre de la forme, devant toutes les conséquences qu’implique de nouveaux contenus, il se réfugie anxieusement dans le passé, il craint de sortir des sentiers battus. Ou bien il traduit de façon trop abstraite l’essence abstraite de la nouvelle structure, cette place excessive accordée à l’abstrait affaiblissant ou supprimant les aspects concrets de la structure et empêchant l’artiste d’adopter une attitude nouvelle qui lui permette concrètement de défricher une terre vierge.

En période révolutionnaire, avec une perspective nouvelle, qualitativement supérieure, plus concrète, plus large, le manque d’audace est un danger moins fréquent, quand l’écrivain timoré ne suit pas jusqu’au bout les perspectives qu’impose son sujet et que, pour explorer les nouvelles structures sociales, il se situe à un niveau correspondant à un état social et historique dépassé, produisant des variantes malsaines et inférieures du réalisme bourgeois, reprenant le néoréalisme, le style reportage montage, au lieu d’imiter le réalisme critique dans sa période classique. Le primat des éléments statiques signe un mouvement, une orientation rétrogrades.

L’autre danger est l’exagération de la perspective, plus exactement une erreur dans le caractère de réalité qu’il convient d’attribuer à la perspective. Devant une tendance qui annonce l’avenir, mais qui reste une simple tendance et qui pourrait fournir un point de vue décisif pour apprécier l’étape actuelle de l’évolution, on s’imagine avoir affaire à la réalité effective elle-même, décrivant comme quelque chose de développé ce qui n’est que germe ou bourgeon, en bref confondant perspective et réalité effective.

54. Le subjectivisme comme suppression des médiations entre la théorie à la pratique, d’où le dogmatisme, le praticisme, l’empirisme. Le subjectivisme est la méthode volontariste, le fait du prince, qui méconnaît les lois de caractère objectif, prétend réaliser immédiatement les projets et les fins humaines sans se soucier de ces lois objectives, en les méprisant même. Sur le plan économique, la volonté humaine se heurte  au fait, il faut tenir compte des résistances de la matière. Sur le plan des idées, il semble que le matériau soit plus souple, plus docile, mais les lois qui régissent, par exemple, la création artistique, avec toute la complexité des relations entre le contenu et la forme, entre la vision du monde et l’essence esthétique, etc., possèdent, elles aussi, leur essentielle objectivité, leur violation entraînant à des œuvres contestables, voire simplement manquées, en tout cas de moindre valeur. Les sciences sociales et la littérature ont particulièrement souffert de cette méthode qui a créé, dans leur domaine, à côté du subjectivisme économique, une nouvelle forme de sectarisme, un type de  sectarisme sui generis, celui de la liaison directe, non médiatisée, simplifiée, vulgarisée, incorrecte, entre le la théorie et la pratique, entre la liberté et la nécessité, entre les grands principes liés à des visions du monde et les faits individuels, entre les grands problèmes théoriques, les perspectives historiques d’ordre mondial et les questions pratiques de la vie quotidienne, les besoins momentanés de l’action politique, ce qui provoque, en théorie, en particulier dans l’enseignement du marxisme, comme en pratique, une fausse polarisation entre le dogmatisme, où les principes se durcissent en dogmes, au lieu de servir de guides effectifs, dialectiques, scientifiques vers l’action, la praxis, et le praticisme, où l’élément de contradiction et l’élément de contingence dans les faits de la vie, pris un à un, sont méconnus. Avec l’affaiblissement ou la perte totale de la médiation concrète et évidente entre les principes et les faits individuels, chaque état de fait se présente comme une donnée immédiate, comme un fait brut, dans sa nudité, la subsomption directe sous des principes tout à fait généraux et, par là même, durcis dans leur abstraction, ne parvenant pas à supprimer ce caractère de fait brut, la liaison entre principes et pratique n’étant qu’apparente. On se noie dans le réel. Ou bien on ne réussit pas à s’élever au-dessus du simple fait, comme tel, dans sa phénoménalité singulière, ou bien on renonce par scepticisme. En définitive, on n’exploite pas les faits, on se contente d’en tenir compte, puisque sans un minimum de respect pour eux, il n’est aucune action possible, on lie la pensée à la conduite de façon seulement purement empirique, praticiste, subjectiviste. Le dépassement du simple fait, dans sa pure immédiateté, permet seul d’aboutir à une nouvelle forme  d’immédiation, de caractère artistique,  où les principes et les perspectives de la réalité mobile apparaissent fondus avec les faits uniques et singuliers dans une unité indiscutable et évidente 

Le subjectivisme économique est la méconnaissance des lois économiques de caractère objectif, il prétend réaliser immédiatement les projets et les fins humaines, sans se soucier de ces lois objectives, en les méprisant.

Il s’agit de méthode, si bien que nous n’avons pas à tenir compte des cas où le contenu des oukases était réellement justifié.

Le subjectivisme économique était une conséquence méthodologique et idéologique volontariste du culte de la personnalité.

Sur le plan économique, la volonté humaine se heurte durement au fait, il y a des frictions, il faut tenir compte des résistances de la matière.

Sur le plan des idées, il semble qu’on ait affaire à un matériau plus souple, qui offre moins de résistance, mais c’est une apparence de docilité, car les lois qui régissent la création artistique, avec toute la complexité des relations entre le contenu et la forme, entre la vision du monde et l’essence esthétique, etc., possèdent, elles aussi, leur essentielle objectivité. Leur violation n’entraîne pas les mêmes conséquences immédiatement pratiques que le mépris des lois économiques, mais elle aboutit nécessairement à des œuvres contestables, voire simplement manquées, en tout cas de moindre valeur. La méthode stalinienne a pu s’imposer avec beaucoup moins de friction sur le plan idéologique, en particulier les sciences sociales et la littérature ont particulièrement souffert de cette méthode qui a créé une nouvelle forme de sectarisme, dont l’analogie avec le subjectivisme économique ne construit pas méthodologiquement une définition compréhensive.

La rupture avec l’objectivisme entraîne que le lien qui unifie de façon dialectique les oppositions entre la théorie et la pratique, entre la liberté et la nécessité, etc., est détendu, si bien qu’on substitue à la liaison très médiatisée, dans la réalité effective et particulièrement dans l’enseignement du marxisme, entre les grands problèmes théoriques, les perspectives historiques d’ordre mondial et les questions pratiques de la vie quotidienne, les besoins actuels souvent momentanés de l’action politique, une liaison directe et non médiatisée. Cette rupture des médiations dialectiques provoque, en théorie comme en pratique, une fausse polarisation en deux pôles complémentaires  également faux, le dogmatisme et le praticisme.

Dans le dogmatisme, les principes, au lieu de servir de guides vers la praxis, se durcissent en dogmes.

Dans le praticisme, l’élément de contradiction et l’élément de contingence dans les faits de la vie, pris un à un, est méconnu.

Le marxisme ne peut être un guide effectif, dialectique, scientifique, pour l’action que si le rapport complexe et très médiatisé qui lie les principes, la perspective historique, etc., aux faits eux-mêmes est appliqué sans simplification, sans vulgarisation, car, en négligeant les médiations effectives, on aboutit nécessairement à ce que chaque état de fait se présente comme une donnée immédiate, comme un fait brut, la subsomption directe sous des principes tout à fait généraux et, par la même, durcis dans leur abstraction, ne parvenant pas à supprimer ce caractère de fait brut, la liaison entre principes et pratique n’étant qu’apparente.

En définitive les faits ne sont pas exploités. On se contente d’en tenir compte, puisque sans un minimum de respect pour eux, il n’est aucune action possible, on lie la pensée à la conduite de façon seulement purement empirique, praticiste et, finalement, subjectiviste.

En littérature comme dans les domaines théoriques, quand il s’agit de refléter la réalité objective, il est important de bien saisir et de reproduire de manière correcte, sans aucune simplification, les médiations qui interviennent effectivement.

Le dépassement du simple fait, dans sa pure immédiateté, est la première condition pour aboutir à une nouvelle forme  d’immédiation, de caractère artistique,  où les principes et les perspectives de la réalité mobile apparaissent fondus avec  les faits uniques et singuliers dans une unité indiscutable et évidente.

Le naturalisme, sous ses formes variées, est la perte totale de cette médiation concrète et évidente entre les faits individuels et les principes liés à des visions du monde. Le praticisme et l’empirisme correspondent à la vision du monde qui sous-tend le naturalisme.

L’écrivain naturaliste se noie souvent dans le réel, ne réussissant pas ou renonçant par scepticisme à s’élever au-dessus du simple fait, comme tel, dans sa phénoménalité singulière.

La polarité entre le dogmatisme et le praticisme est l’élément décisif qui commande à la vision du monde, avec parfois le phénomène que les faits décrits dans leur nudité, à la manière naturaliste, sont liés à des généralités abstraites.

55. La littérature d’illustration ou d’agitation. La décision de l’application d’un principe général à un problème d’actualité est constituée, de manière tactique, comme généralité à caractère abstrait  s’opposant aux réalités singulières, mais, au lieu que l’écrivain décrive la genèse de cette décision et de sa constitution en généralité abstraite, à partir d’une actualité qui constitue sa vie quotidienne à lui aussi, évaluant la manière dont cette décision est confirmée ou infirmée, au lieu que l’écrivain se jette passionnément dans les combats d’actualité, pour leur emprunter une matière littéraire et pour régler sur eux sa sensibilité, au lieu qu’il aille à la rencontre des événements quotidiens par des moyens proprement littéraires, on demande à l’écrivain de considérer, de manière dogmatique, cette décision de l’application d’un principe général à un fait d’actualité comme a priori valable, son travail consistant seulement à trouver les faits qui confirment la décision, la solution littéraire ne naissant plus de la vie, n’étant plus que l’illustration d’une abstraction. Même si cette abstraction d’une application d’un principe abstrait à un fait d’actualité est une vérité et non une  vérité approximative ou une erreur, peu importe en définitive, ce qui compte c’est la seule agitation, une agitation qui n’est pas fondée sur une propagande enrichie par une recherche approfondie, une agitation aux principes clairs et au contenu solide, mais une agitation qui sert de modèle à la recherche et à la propagande, durcies, schématisées au niveau de la simple pratique, en liaison directe avec le cas particulier, une agitation qui fait de l’œuvre littéraire une œuvre d’agitation, une œuvre d’illustration, ayant pour modèle l’agitation. L’écrivain se croit tenu de répondre immédiatement, de façon définitive et rassurante, à l’ensemble complexe de questions que pose l’actualité, il  s’attache immédiatement à l’actualité la plus quotidienne et établit une liaison systématique et directe entre les principes les plus théoriques et les questions concrètes, et par conséquent, sur le plan littéraire, il ne part  pas de personnages concrets et ayant leur destin propre pour les élever au rang de types

Ces deux erreurs opposées du dogmatisme et du praticisme, aussi éloignées l’une que l’autre du principe artistique, se trouvent aggravées parce que le principe général qu’on met en relation immédiate avec les faits n’est pas seulement un principe marxiste général, mais la liaison de ce principe à un problème d’actualité, cette liaison, du point de vue de la pensée politique, pouvant représenter l’application de ce principe marxiste général à des cas particuliers ou singuliers, les deux erreurs du dogmatisme et du praticisme, en tant que structure idéelle exigeant une mise en forme littéraire, s’opposant alors aux réalités singulières comme une généralité de caractère abstrait.

Tous les problèmes d’actualité auxquels on ne donne que de pareilles réponses tactiques ont leur source dans la vie elle-même, si bien qu’un écrivain peut décrire cette genèse vivante de la question et la manière dont une décision tactique est infirmée ou confirmée par la vie, mais, par fidélité aux principes du subjectivisme économique, on a bien plus souvent exigé de l’écrivain, sur un mode dogmatique, que les faits démontrassent le bien-fondé de la décision ainsi prise au niveau de la vie quotidienne.

En ce cas, la solution littéraire ne naît pas de la vie elle-même, elle doit servir d’illustration à une vérité qui, par rapport à la vie, reste purement abstraite.

Même dans le cas où la vérité que l’écrivain a charge d’illustrer est effectivement une vérité et non une erreur ou une vérité approximative, de celles qui, dans la vie politique, peuvent être corrigées ou précisées, le principe de l’illustration littéraire peut faire le plus grand tort aux œuvres.

En politique, au lieu de baser une propagande valable sur une recherche approfondie et qui découvre des vérités nouvelles, au lieu de partir d’une propagande ainsi enrichie pour fonder une agitation aux principes clairs et au contenu solide, on fait de l’agitation elle-même la forme originelle, le modèle qui doit servir à la propagande et à la recherche, conformément à la liaison directe qu’on établit entre le principe et le cas particulier, la propagande et la recherche devenant des réalités durcies, rétrécies, schématisées au niveau de la simple pratique. En littérature aussi, l’agitation peut devenir l’idée régulatrice, ce qui aboutit à la littérature d’illustration qui ne connaît d’autres modèles et d’autres guides que l’agitation.

Il y a heureusement des écrivains qui se jettent passionnément dans les combats d’actualité, pour leur emprunter une matière littéraire et pour régler sur eux leur sensibilité, cette forme de littérature pouvant atteindre à un très haut niveau de perfection artistique, mais il faut souligner que l’écrivain va à la rencontre des événements quotidiens par des moyens proprement littéraires, et que toute la littérature ne saurait se réduire sans dommage à cette unique forme.

56. La littérature apologétique, la littérature du happy end, la littérature schématisante. La situation présente est absolutisée en réalité stable, avec une vie sans antagonisme, sans contradiction, sans conflit. C’est toujours la littérature d’agitation. La critique et l’institution imposent aux écrivains, sans réflexion, sans tenir compte des circonstances et des questions, sans dépasser certaines contradictions, certains obstacles et certaines résistances, sans délai, le mot d’ordre de lier directement les principes aux faits, et si les écrivains décrivent certains conflits, il faut que ces conflits se résolvent au moins dans le cadre du livre, si bien qu’on néglige le fait que, dans la société, les oppositions ne disparaissent pas, mais conservent le caractère d’antagonisme, et même si les antagonismes disparaissent, les individus peuvent toujours se trouver dans des situations sans issue, cette méconnaissance n’étant pas seulement un appauvrissement du réel mais sa défiguration, sa caricature en schéma statique. L’optimisme quant à l’histoire du monde, dans son processus d’ensemble, s’exprimant en représentation concrète de telle étape concrète avec ses caractères particuliers, s’avilit en une forme d’optimisme plat, béat, simplifiant les causes et le développement des phénomènes sociaux, falsification plus ou moins consciente des phénomènes sociaux, leur inversion radicale, provoquant un sentiment de fadeur. Les types sont sans rapport avec les grandes tendances vivantes d’une période, ils ne se lient qu’à un trait déterminant de l’actualité, leurs propriétés typiques étant définies d’avance, positivement ou négativement, par les objectifs politiques du moment. Les personnages ont des qualités singulières, uniques, n’atteignant pas le niveau du typique, les qualités présentées comme typiques n’ayant pas un caractère central dans l’ensemble de leur personnalité.

On décrit souvent, par apologétisme de la situation présente, par absolutisation en réalité stable, une vie non seulement sans antagonisme mais sans contradiction, qui est pourtant le moteur de toute vie, de tout mouvement, d’où des drames et des romans sans conflit.

La critique et l’institution imposent aux écrivains des mots d’ordre qui se situent sur le plan de la pure agitation, liant ainsi directement les principes aux faits, c’est-à-dire des mots d’ordre qui exigent des écrivains une absence de réflexion, alors qu’un bon agitateur doit être un homme de réflexion, tenant compte des circonstances, et s’il doit être capable de répondre immédiatement à toutes les questions qui se posent à lui, il n’oublie pas que, pour résoudre réellement des problèmes, il faut de longs délais, la réduction de beaucoup d’obstacles et de résistances, le dépassement de certaines contradictions.

On aboutit ainsi au fait que, si les écrivains décrivent, et souvent de façon correcte, certains conflits, il faut aussitôt que ces conflits se résolvent, au moins dans le cadre du livre ou de la pièce, si bien qu’on néglige le fait que, dans la société, les oppositions ne disparaissent pas, mais conservent le caractère d’antagonisme, et même si les antagonismes disparaissent, les individus peuvent toujours se trouver dans des situations sans issue, cette méconnaissance n’étant pas seulement un appauvrissement du réel mais sa défiguration, sa caricature en schéma statique qui, conforme à la vision du monde sur laquelle repose un naturalisme prenant le visage flatteur du romantisme révolutionnaire.

L’optimisme quant à l’histoire du monde, dans son processus d’ensemble, est extrêmement fécond pour l’artiste s’exprimant en représentations concrètes de telle étape concrète avec ses caractères particuliers, s’avilit en une forme d’optimisme plat, béat, simplifiant les causes et le développement des phénomènes sociaux et qui peut passer pour une variété de happy end, comme falsification consciente des phénomènes sociaux, leur inversion radicale, provoquant un sentiment de fadeur.

57. Chevauchement de structures et d’intrigues, personnages inutiles. Si l’écrivain ne part pas de personnages concrets et ayant leur destin propre pour les élever au rang de types capables d’éclairer les problèmes essentiels de l’époque, s’il ne décrit pas la complexité irréductible des liens rigoureusement individuels entre les personnages, alors il divise le problème en ses divers éléments et pour chaque rubrique il trouve des hommes et des destins capables de l’illustrer, le caractère systématique de cette entreprise étant dissimulé par une intrigue artificielle apte à mettre en relation les personnages ainsi créés. Cependant, en même temps que s’édifie cette composition secondaire, simple superstructure pseudo artistique de la structure primaire de caractère théorique et politique, spontanément et à l’insu de l’auteur, une composition authentiquement artistique peut se faire jour d’elle-même, ce qui embrouille et débrouille les relations entre les personnages, ajoute des intrigues supplémentaires, certains personnages étant décrits de façon plus concrète, mettant en valeur ce qui, dans leur existence, est typique, d’autres personnages étant comme inutiles, flottant en l’air

Ces tendances au schématisme procèdent d’une attitude en face de l’objet artistique.

Les critiques de détail ne sauraient éliminer ces tendances, ne touchant que les symptômes.

Si l’écrivain se considère comme un agitateur, s’il se croit tenu de répondre immédiatement, de façon définitive et rassurante, à l’ensemble complexe de questions que pose l’actualité, sous ses aspects intellectuels et politiques, s’il lui faut s’attacher immédiatement à l’actualité la plus quotidienne et établir une liaison systématique et directe entre les principes les plus théoriques et les questions concrètes, il ne partira  pas de personnages concrets et ayant leur destin propre pour les élever au rang de types capables d’éclairer tous les problèmes essentiels d’une époque, il ne réussira pas à mettre en lumière entre les individus qu’il décrit l’irréductible complexité des liens rigoureusement individuels, il commencera par diviser le problème en ses divers éléments et, pour chaque rubrique et sous-rubrique, il lui faudra trouver des hommes et des destins capables d’illustrer une thèse, le caractère systématique de l’entreprise étant dissimulé par une intrigue péniblement artificielle, apte à mettre en relation mutuelle des personnages mobiles qui doivent illustrer la thèse.

Mais, en même temps que s’édifie cette composition secondaire, simple superstructure pseudo artistique de la structure primaire de caractère théorique et politique, les exigences et les règles d’une composition authentiquement artistique se font jour d’elles-mêmes, spontanément et à l’insu de l’auteur, lui imposant d’embrouiller et de débrouiller les relations concrètes entre les hommes et les destins, grâce à une intrigue singulière supplémentaire qui permette à l’auteur, tout en décrivant de la façon la plus concrète l’existence personnelle de chacun de ses personnages, de mettre en lumière ce qui, dans cette existence personnelle, est proprement typique, si bien que, du point de vue de l’art, beaucoup de personnages flottent en l’air, errent sans plan à travers l’œuvre, tournent autour de l’intrigue, alors qu’ils constituent, dans la pensée de l’auteur et sur le plan politique, des éléments intégrants de la systématique originelle.

Cette erreur des personnes inutiles s’explique ainsi par ces attitudes politiques et esthétiques de type subjectiviste, considérant l’écrivain comme un pur agitateur, en dépit de toute considération artistique véritable.

58. Le personnage profondément individuel et profondément typique. Les facteurs qui déterminent l’essence de la personnalité d’une figure typique appartiennent objectivement à une tendance importante, typique, de l’évolution sociale, cette personnalité typique produisant à son tour une réalité sociale universelle typique. La figure typique n’est donc ni banale, sinon de façon exceptionnelle, ni excentrique, encore qu’elle échappe au cadre de la vie quotidienne, elle peut paraître du dehors exagérée, voire excentrique, mais en tout cas elle révèle (par son comportement et l’atmosphère dans laquelle ce comportement se situe), de façon frappante, les caractères particuliers du type auquel elle appartient, elle résume en elle les facteurs déterminants d’une tendance historique réelle, sans cependant illustrer ni incarner cette tendance, si bien que nous revivons les expériences vécues du personnage, nous voyons tout ce qui le caractérise comme individu, nous imaginons qu’il s’agit d’un original, d’un cas à part, avant d’apercevoir brusquement que, par ses traits bouffons, il exprime les facteurs les plus décisifs de la période, nous saisissons ainsi, de manière directe et évidente, la liaison au type général de la figure typique, de l’individu typique lui-même, dans sa singularité contingente, en notant que la profonde individualité ne se sépare pas d’un élément typique également profond, et que l‘individu typique est typique par l‘ensemble de son être, sans qu‘on puisse séparer de ce tout tel ou tel trait singulier, si bien qu’il est malaisé de parler de propriétés typiques, car c’est par leur personnalité toute entière que les personnages ont des réactions typiques, dans des situations typiques, souvent extrêmes

La figure typique n’est ni banale, sinon de façon exceptionnelle, ni excentrique, encore qu’elle échappe le plus souvent au cadre de la vie quotidienne.

Pour que la figure soit typique, il faut que les facteurs qui déterminent l’essence la plus intime de sa personnalité appartiennent objectivement à l’une des tendances importantes qui conditionnent l’évolution sociale. De cette personnalité, en ce qu’elle a d’authentique et de profond, surgit organiquement une réalité sociale douée, sur le plan de l’objectivité, de la plus haute valeur universelle.

Des types de cet ordre peuvent paraître du dehors exagérés, voire excentriques, mais, dans l’atmosphère où ils se présentent, par le mode et le degré de leur comportement, ils révèlent de façon frappante les caractères particuliers du type auquel ils appartiennent, ils résument en eux les facteurs déterminants d’une tendance historique réelle, sans cependant ni incarner cette tendance, ni l’illustrer.

Au moment où nous les percevons comme authentiquement typiques, nous saisissons, de manière directe et évidente, la dialectique qui lie au type général l’individu lui-même, dans sa singularité contingente.

Nous revivons les expériences vécues d’un personnage, nous voyons tout ce qui le caractérise comme individu, nous imaginons un moment, non sans raison, qu’il s’agit d’un original, d’un cas à part, avant d’apercevoir brusquement, en toute clarté, que justement, par tous ses traits bouffons, il exprime les facteurs les plus décisifs de la période.

Les types des écrivains qui suivent la direction schématisante sont sans rapport avec les grandes tendances vivantes d’une période, ils ne se lient qu’à un trait déterminant de l’actualité, sur un mode tel que leurs propriétés typiques sont, dans une certaine mesure, définies d’avance, positivement ou négativement, par les objectifs politiques du moment.

Alors que, quand il s’agit de types authentiques, il est malaisé de parler de propriétés typiques, que c’est par leur personnalité toute entière, dans sa structure d’ensemble, que ces personnages peuvent faire ressortir de façon frappante, pour une conjoncture donnée, des réactions typiques, dans des situations typiques, souvent extrêmes, qu’ils sont typiques par l’ensemble de leur être, sans qu’on puisse séparer de ce tout tel ou tel trait singulier, la profonde individualité ne se séparant pas de l’élément typique, également profond et général, les personnages nés de la tendance schématisante se situent tout à la fois au-delà et en-deça du typique, leurs qualités singulières et uniques n’atteignant pas le niveau qui les rendraient typiques, et les traits qui sont présentés comme typiques n’ayant pas un caractère central, lorsqu’on les envisage dans l’ensemble de leur personnalité.

59. La politisation de la littérature. Le typique se distingue à la fois de l’exception et du singulier, mais, alors que la politique considère qu’il existe un seul type décisif, ou du moins un nombre très restreint de types, le typique se distinguant de la multiplicité des événements non typiques comme phénomènes particuliers, singuliers, exceptionnels, accompagnant l’événement typique, ce qui est typique s’opposant radicalement à ce qui est non typique, la littérature et l’art se caractérisent au contraire par la diversité des types, les tendances accessoires, les courants épisodiques s’incarnant dans des types. Il n’existe aucune vraie figure qui ne soit typique. Des tendances qui, du point de vue scientifique, ne sont que des singularités, des particularités dénuées de caractère typique, reçoivent de l’écrivain qui les met en forme une essence typique. En appliquant  au domaine de l’art, de manière mécanique et dogmatique, un concept du typique qui vaut pour la science politique, on ne peut que le rétrécir et le déformer, particulièrement quand la science politique déforme la réalité dans un sens subjectiviste, imposant à l’art d’admettre, comme seule valable, la définition du typique instituée par cette science politique.

Le concept du typique en politique est différent du concept de typique en littérature.

Le typique se définit par sa double opposition à la fois à l’exception et au singulier.

Pour un ensemble complexe de phénomènes, à une certaine étape du développement historique, il n’existe souvent qu’un seul type décisif, ou du moins un nombre très restreint de types.

Du point de vue de la science politique, le caractère propre à une telle étape est que le typique s’y distingue clairement de la multiplicité des événements non typiques. Ainsi, au cours de la première guerre mondiale, la guerre est une manifestation typique de l’impérialisme, opposée aux phénomènes particuliers qui l’accompagnent, mais qui n’ont qu’un caractère exceptionnel, chaque époque étant ainsi une somme de phénomènes variés, somme contenant toujours des éléments non typiques.

La littérature et l’art se caractérisent au contraire par la diversité des types, les tendances accessoires, les courants épisodiques, à l’intérieur d’une tranche d’évolution, s’incarnant eux aussi dans des types.

Alors qu’en matière scientifique et sur le plan de la politique, ce qui est typique s’oppose radicalement à ce qui ne l’est pas, il n’existe, en littérature, aucune vraie figure qui ne soit, à sa manière, typique.

Des tendances qui, du point de vue scientifique, ne sont que des singularités, des particularités dénuées de caractère typique, reçoivent de l’écrivain qui les met en forme une essence typique.

En appliquant  au domaine de l’art, de manière mécanique et dogmatique, un concept du typique qui vaut pour la science politique, on ne peut que le rétrécir et le déformer, particulièrement quand la science politique déforme la réalité dans un sens subjectiviste, imposant ensuite à l’art d’admettre et d’appliquer, comme seule valable, la définition du typique instituée par cette science politique, de manière souvent arbitraire, le primat d’une telle définition ne pouvant qu’aggraver la rigidité et l’absence de vie de l’œuvre d’art.

60. La dépoétisation naturaliste de la réalité rusée et belle, et sa repoétisation par la rêverie du romantisme révolutionnaire. Le subjectivisme, comme méconnaissance des lois de la réalité, efface les frontières entre le désir subjectif et la réalité objective, ramène la perspective au niveau de l’existence normale, dépoétise la réalité de cette poésie qui vient du mouvement spontané, conforme à des lois, de la réalité, une poésie immanente à la réalité, un mouvement révélant les tendances décisives d’une évolution humaine complexe qui se manifeste dans la croissance et le déplacement des comportements et des relations des hommes, une réalité rusée, dans la mesure où les lois de l’histoire sont toujours plus complexes que le reflet qu’en peut fournir la plus attentive conscience, dans la mesure où les voies par lesquelles la vie réalise ces lois sont assez embrouillées pour défier toute prévision, dans la mesure où ces voies sont suffisamment complexes pour élargir et enrichir notre conscience, d’où le profond respect à avoir pour une perception non fausse de la réalité, réussissant à capter, fût-ce de manière approchée, l’inépuisable dynamisme du monde. Le naturalisme schématise, aveugle à la richesse rusée, à la beauté du réel, il se met  au service d’intérêts provisoires correspondant à telle ou telle campagne d’agitation, il émascule, aliène, banalise les traits particuliers où se révèle l’action de lois profondes et secrètes, il dépoétise la vie, mais comme cette orientation naturaliste trop prosaïque ne provoque pas cette infatuation, cette conscience vaniteuse d’appartenir à une avant-garde, et comme la théorie marxiste, obscurcie et déformée, ne cherche pas une solution effective à cette dépoétisation ni sur le plan de la vision du monde, ni dans l’ordre esthétique, il se réfugie dans ce succédané de poésie que représente le romantisme révolutionnaire, la confusion de la perspective avec la réalité, qui dépoétisait le réel,  maintenant le repoétise en s’appuyant sur une conception fausse du rêve et sur une déformation volontariste du marxisme, le véritable marxisme considérant que la poésie rayonne de l’avenir en direction du présent, ce qui nécessite une critique rigoureuse, féroce de l‘évolution sociale, la poésie de l‘avenir étant dans la poésie des moyens qui permettent de chercher et de trouver l‘essence, et par conséquent la poésie, du présent.

Le romantisme révolutionnaire a son origine, comme le naturalisme, dans le subjectivisme économique, il est un équivalent esthétique du subjectivisme économique.

Le subjectivisme économique, en méconnaissant les lois économiques, efface les frontières entre le désir subjectif et la réalité objective,flux la perspective étant ramenée au niveau de l’existence normale.

Ce nivellement dépoétise la réalité. La poésie immanente à la réalité vient du mouvement spontané  qui l’anime, conformément à des lois. Ce mouvement spontané révèle les déterminations importantes, les tendances décisives de l’évolution humaine dans les manifestations extérieures de la vie de l’homme, dans leur croissance, dans le déplacement relatif de leurs relations, la réalité étant rusée, dans la mesure où les lois de l’histoire sont toujours plus complexes que le reflet qu’en peut fournir la plus attentive conscience, si bien que les voies par lesquelles la vie réalise ces lois sont assez embrouillées pour défier toute prévision, mais aussi pour élargir et enrichir notre conscience, d’où le profond respect à avoir pour une perception non fausse de la réalité, réussissant à capter, fût-ce de manière approchée, l’inépuisable dynamisme du monde.

Le naturalisme dépoétise le réel, ramène à la platitude d’une prose l’image littéraire qu’il en présente.

Son parti pris de schématisation le rend aveugle à la richesse rusée, à la beauté du réel, et, s’étant mis au service des intérêts provisoires qui correspondent à telle ou telle campagne d’agitation, il émascule, aliène, banalise les traits particuliers où se révèlent l’action de lois profondes et secrètes.

La littérature naturaliste dépoétise la vie.

Comme l’orientation naturaliste ne provoque pas cette infatuation, cette conscience vaniteuse d’appartenir à une avant-garde, et comme la théorie marxiste, obscurcie et déformée, ne cherche pas une solution effective à cette dépoétisation sur le plan de la vision du monde et dans l’ordre esthétique, on se réfugie dans ce succédané de poésie que représente le romantisme révolutionnaire, selon une conception de la perspective confondue avec la réalité même, confusion qui avait contribué à dépoétiser le réel et qui maintenant répoétise la prose par une déformation volontariste du marxisme.

61. La poésie du présent. Il ne s’agit pas de réaliser un idéal. Pour éviter de tomber dans des illusions objectivement fausses, il faut une critique rigoureuse de l’évolution sociale, il faut se critiquer soi-même, critiquer ses propres réalisations, ce qui permet de libérer les éléments de la nouvelle société tels qu’ils se trouvent déjà développés au sein de la société en train de s’effondrer, une nouvelle société comme perspective, comme poésie du futur dans le présent, la poésie de l’avenir étant la poésie des moyens qui permettent de trouver l’essence, la poésie du présent dans la totalité de ses déterminations et de ses lois, le présent de la totalité du monde

La révolution prolétarienne ne tire pas sa poésie du passé, comme le faisait la révolution bourgeoise, mais de l’avenir.

Loin de partager les illusions objectivement fausses des révolutions bourgeoises, les révolutions prolétariennes ne cessent de se critiquer elles-mêmes.

Le devoir n’est pas de réaliser un idéal, mais de libérer les éléments de la nouvelle société tels qu’ils se trouvent déjà développés au sein de la société bourgeoise en train de s’effondrer, cette poésie, cette perspective de la nouvelle société, qui rayonne de l’avenir en direction du présent, implique le devoir d’une critique rigoureuse, dépouillée, exigeante à l’égard de tous les pas qui mènent, en vérité et non en imagination, vers la nouvelle société, tous les pas qui contribuent à sa réalisation.

La poésie de l’avenir est la poésie des moyens qui permettent de chercher et trouver l’essence, et donc la poésie, du présent, dans la totalité mobile de ses vraies déterminations et de ses véritables lois, ce qui n’a rien à voir avec le romantisme.

L’écrivain réaliste a une vision qui s’étend au monde entier et qui soumet ce monde objectivement à une critique féroce.

62. Le rêve salubre est anticipateur et a conscience de son origine. Il ne faut pas se contenter du travail au jour le jour, opposer le mouvement au but final, mais s’il faut rêver, il faut que ce rêve, cette perspective soit une vue passionnée et claire de ce que peuvent produire des mesures révolutionnaires procédant d’une connaissance vraie de la réalité et tenant compte dans leur mise en œuvre des ruses et des complexités du réel, que ce rêve anticipateur éclaire les progrès réels et donne à la vie élan, passion, tonus, considérant la vie avec attention, confrontant observations et prévisions, travaillant consciencieusement à la réalisation de ce qui est imaginé. Il ne faut pas se perdre dans une subjectivité indéfinie et sans limite. Cette subjectivité trouve son origine dans la réalité elle-même, avec l’exigence de refléter correctement cette réalité, sinon le rêve se dissocie en lambeaux de vie inaptes à toute structuration. Le rêve anticipateur peut concerner les personnages, mais à condition que perspective et réalité soient distinguées et que le rêve du personnage, qui éclaire l’avenir avec une poétique évidence, soit précédé ou accompagné d’une description, dans la réalité effective elle-même, des tendances qui mènent à cet avenir ou des tendances qui vont à contre-courant de cet avenir.

Certes, le rêve est nécessaire au révolutionnaire, contre l’empiriste qui se contente d’un travail au jour le jour, un travail entendu en un sens erroné, praticiste, l’empiriste qui invoque, sur le plan théorique comme sur le plan pratique, le « mouvement » contre le « but final ».

Mais ce rêve est une vue passionnée et claire de ce que peuvent et doivent produire, une fois réalisées, des mesures révolutionnaires froides et réalistes, des mesures procédant d’une vraie connaissance de la réalité objective et qui, dans leur mise en œuvre, tiennent compte des complexités et des ruses du réel.

Ce rêve, cette perspective éclaire les progrès réels et leur donne élan et passion. C’est un rêve salubre, celui qui donne à la vie un plus haut tonus. La personnalité qui rêve en ce sens considère la vie avec attention, confronte ses observations avec ses propres châteaux en Espagne et travaille très consciencieusement à la réalisation de ce qu’elle imagine.

En littérature, le poète peut anticiper sur l’avenir, le rêve anticipateur jouant un rôle considérable chez les poètes révolutionnaires.

Les personnages peuvent songer de la sorte, mais à condition que perspective et réalité soient distinguées. Le rêve du personnage éclaire l’avenir avec une poétique évidence, mais le lecteur a déjà pu percevoir, dans la réalité effective elle-même, les tendances qui mènent à cet avenir ou les tendances qui vont à contre-courant de cet avenir.

Dans la poésie lyrique comme dans l’épopée ou le drame, la perspective ne doit jamais se perdre dans une subjectivité indéfinie et sans limite, il faut qu’elle trouve son origine dans la réalité elle-même, avec l’exigence de refléter correctement cette réalité, sinon le rêve se dissocie en lambeaux de vie inaptes à toute structuration.

Le subjectivisme économique en littérature a réduit l’authentique reproduction de la réalité à un simple naturalisme, tandis que là où l’authentique poésie s’étiolait en simple prose, il contribuait, avec le romantisme révolutionnaire, à créer un succédané de poésie.

63. Le simplisme du roman policier. Le grotesque de l’aggravation de l‘insécurité, de la présence d’espions et de criminels partout, comme si tous les problèmes se réduisaient à des problèmes de sécurité, est un grotesque qui poétise l’actualité et qui se traduit, sur le plan littéraire, par la schématisme selon lequel tous les problèmes sociaux seraient occasionnés par des criminels, la solution à tous ces problèmes sociaux étant le coup de théâtre de l’arrestation de ces criminels La vraie tension fait place à la fausse tension, d’ordre purement extérieur, avec la simple curiosité qui est de savoir qui est le mystérieux criminel et par qui il sera démasqué, etc. On a donc des œuvres fondées sur des tensions superficielles, des œuvres qui ne saisissent la réalité ni de façon authentique, ni au niveau d’une véritable poésie, des œuvres qui franchissent souvent les bornes de la plus élémentaire vraisemblance, selon des exagérations qu’on essaye alors d’enjoliver et de justifier.

Tandis que, de manière contradictoire, on affirme l’aggravation de la lutte des classes, le renforcement de l’État, et en même temps la disparition des classes, le dépérissement de l’État, le monde créé par l’écrivain étant un monde concret, ne peut prendre en compte une perspective aussi contradictoire, si bien que les deux composantes agissent séparément, ce qui ne peut que nuire à l’unité des œuvres.

Selon le dogme de l’aggravation de la lutte des classes, on attribue à des complots ourdis par l’ennemi les oppositions réelles immanentes à l’évolution, ainsi que les conflits politiques et sociaux issus de ces oppositions, les différends idéologiques étant maquillés en activités d’espions, en menées de diversion et en procès consécutifs, à l’origine d’injustices et d’illégalités se vulgarisant de manière grotesque, comme si toutes les difficultés et tous les conflits de la construction sociale auraient pu être évités si les services de sécurité avaient mieux fonctionné.

C’est un grotesque dans l’horrible, un grotesque  qui poétise cette vie horrible.

Transposé dans l’ordre littéraire, ce grotesque se réduit au plus ennuyeux schématisme, toute difficulté étant une activité d’agents de l’ennemi. La machination une fois démasquée, on a la solution du conflit et l’origine du conflit, un conflit qui n’existe pas avant l’intervention de l’agent ennemi et qui disparaît une fois qu’il est démasqué.

En fait, il existe des espions, des agents de diversion, mais, pour exercer leur activité criminelle, ils utilisent les difficultés, les oppositions, les erreurs, etc., qui existent déjà, indépendamment de leur intervention, mais on leur attribue la responsabilité directe de tous les maux, on les présente non comme des adversaires qui tirent parti des difficultés effectives mais comme les artisans mêmes de ces difficultés, la solution prenant la forme du coup de théâtre, du deus ex machina.

La vraie tension fait place à la fausse tension, d’ordre purement extérieur, celle qu’on trouve dans les romans policiers, avec la simple curiosité qui est de savoir qui est le mystérieux criminel et par qui il sera démasqué, etc.

On a donc des œuvres fondées sur des tensions superficielles, des œuvres qui ne saisissent la réalité ni de façon authentique, ni au niveau d’une véritable poésie, des œuvres qui franchissent souvent les bornes de la plus élémentaire vraisemblance, selon des exagérations qu’on essaye alors d’enjoliver et de justifier.

64. L’enjolivement de la réalité, avec exclusivement des personnages désintéressés. Le romantisme révolutionnaire saute les étapes, enjolive la réalité dans le sens de la disparition des classes et du dépérissement de l’État répressif, présentant des phénomènes d’exception comme banals, typiques. Ainsi, l’altruisme, le dévouement, le désintéressement des personnages ne sont pas présentés comme exceptionnels mais comme typiquement normaux, ces personnages et ces faits ne faisant incarner, qu’illustrer l’obligation de la fausse théorie abstraite de la disparition des classes, cette abstraction rendant abstraits, exsangues, flous de contours les personnages et les situations nés de cette obligation et non de la réalité effective, ces pâles reflets ni vrais ni typiques du réel étant décorés par une réalité qui essaye d’être plus authentique. Le désintéressement des personnages est une anticipation de la société à venir, une universalisation d’une attitude, même si de tels cas peuvent avoir une signification typique, à titre de symptômes d’un avenir, les périodes qui jalonnent l’évolution humaine n’étant pas séparées par une rigide coupure métaphysique. Ainsi, la période où on est assuré de la récompense de ses propres efforts personnels, le travail étant un moyen de vivre, peut comporter des éléments d’anticipation de la période où la production en grand assure la satisfaction des besoins, le travail n’étant plus qu’un besoin vital, le premier de tous.

Selon le dogme de la disparition des classes et du dépérissement de l‘État, on déforme dans ce sens la réalité, présentant des phénomènes d’exception comme typiques, banals.

Le romantisme révolutionnaire met en valeur l’altruisme, le dévouement, le désintéressement de personnages qui sont présentés comme typiques, non pas des personnages ou des faits typiquement exceptionnels, mais des personnages et des faits présentés comme typiquement normaux. Mais ces personnages et ces faits ne sont pas typiques au sens de la littérature, même pas au sens où veut l’entendre la science politique. Ces personnages et ces faits ne font qu’incarner, qu’illustrer l’obligation imposée au réel par le subjectivisme économique et cette fausse théorie de la disparition des classes, le caractère abstrait de cette obligation rendant également abstraits, exsangues, flous de contours, des personnages et des situations nées de cette obligation et non de la réalité effective.

Le romantisme révolutionnaire, de manière fragile, décore d’une plus authentique réalité ces reflets ni vrais ni typiques du réel, ce qui ne peut insuffler aux œuvres la force de persuasion dont-elles manquent.

Dans ces œuvres manquées, le désintéressement des personnages (un désintéressement présenté comme typique, un personnage présenté comme typique) est une anticipation de la société à venir, l’attitude désintéressée étant universalisée.

Certes, il existe de tels cas, et ils peuvent avoir une signification typique, à titre de symptômes.

Les périodes qui jalonnent l’évolution humaine ne sont pas séparées par une rigide coupure métaphysique.

La période où on est assuré de la récompense de nos propres efforts personnels, le travail étant un moyen de vivre, peut comporter des éléments d’anticipation de la période où la production en grand nous assure la satisfaction de nos besoins, le travail n’étant plus qu’un besoin vital, le premier de tous.

65. La hiérarchisation des personnages typiques et l’atmosphère.  Le souci de l’atmosphère dans lequel évolue les personnages typiques, le souci de la hiérarchisation sociale des personnages typiques, le souci de la co-présence de personnages normaux qui agissent selon une éthique de l’égoïsme raisonnable et des personnages extraordinaires, des héros révolutionnaires qui agissent selon des motifs désintéressés permettent au lecteur de saisir les personnages dans l’évolution historique de la société, de saisir les qualités préparatrices de l’avenir, ce que ne permet pas la construction de types rigides et schématiques, sans dimension historique, sans aération, à qui on attribue, pour toute réalité présente, la pseudo-poésie d’une prétendue anticipation de l’avenir.

L’écrivain réaliste s’attache à décrire les qualités et les performances préparatrices de l’avenir, les présentant sous un jour typique, dans la mesure où il sait évoquer l’atmosphère sociale particulière sans laquelle il n’y a pas de phénomène typique, dans la mesure où il sait mettre en valeur une véritable hiérarchisation sociale des types.

À côté des représentants normaux, moyens de l’humanité qui surmontent les contradictions en se fondant sur une éthique de l’égoïsme raisonnable, il y a les héros révolutionnaires, les deux groupes de personnages étant décrits d’une façon qui en fait de vrais types.

Le lecteur saisit immédiatement que ces personnages sont à certains égards typiques à partir de leur personnalité même et de leur destin, et il saisit ce que représentent ces types dans l’évolution historique de la société.

Le romantisme révolutionnaire, comme succédané de poésie, construit un type rigide et schématique, privé de toute dimension historique et de toute aération, et raidit ce type en lui attribuant, pour toute réalité présente, la pseudo poésie d’une prétendue anticipation de l’avenir.

66. Pour des personnages antiascétiques, laissant de la place à l’égoïsme, au moins pendant la période d’apprentissage. L’ascétisme des personnages peut avoir un caractère réactionnaire, eu égard à la véritable transformation de l’homme, qui doit être un développement de la personnalité de plus en plus riche, de plus en plus égoïste, par la praxis et par l’éducation. Ce caractère réactionnaire est évident, quand des bureaucrates se prononcent pour l’ascétisme des masses populaires, sans eux-mêmes se sentir concernés. Il ne faut pas sous-estimer l’élément égoïste dans l’évolution sociale, en particulier l’intéressement personnel de l’homme à son travail, et par conséquent il faut promouvoir une vision du monde antiascétique. Avant de pouvoir agir en faveur d’une cause, il faut d’abord en faire égoïstement notre propre cause. Avant d’aimer concrètement les hommes, il faut être égoïste, c’est-à-dire exister soi-même en chair et en os, si bien que  l’héroïsme et le don de soi sont souvent de caractère antiascétique

Il faut promouvoir une vision du monde antiascétique, ne pas sous-estimer dans l’évolution sociale l’élément égoïste, en particulier l’importance de l’intéressement personnel de l’homme à son travail.

Avant de pouvoir agir en faveur d’une cause, il faut d’abord que nous en ayons fait, égoïstement, notre propre chose.

C’est par égoïsme que nous voulons être des hommes, non de simples individus.

Si l’individu en chair et en os est la vraie base, le vrai point de départ pour l’homme que nous voulons être, l’égoïsme est le point de départ de notre amour des hommes, sinon cet amour flotte en l’air.

La tentation de l’ascétisme procède parfois, dans l’ordre subjectif, des motifs les plus nobles. Dans les périodes de tension révolutionnaire, l’ascétisme peut jouer un rôle positif et actif, et même servir de modèle, encore que, par essence, eu égard à la véritable transformation de l’homme, il porte en lui des tendances réactionnaires.

L’héroïsme et le don de soi sont souvent de caractère antiascétique.

Le bureaucratisme développe une nuance particulière d’ascétisme, l’exigence d’un comportement ascétique des masses, formulée par des bureaucrates qui ne se soumettent aucunement à pareille exigence.

L’affirmation de la nécessité de l’égoïsme, la nécessité de l’intéressement personnel, égoïste, de l’homme à son travail, fait partie d’une vision d’une formation riche en multiples aspects de la personnalité, une personnalité qui doit être progressivement éduquée, par la praxis.

Le romantisme révolutionnaire méprise ce facteur décisif qui agit d’en bas, l’égoïsme, l’intéressement, il saute, dans cette évolution, les étapes nécessaires, en mélangeant le présent et l’avenir, en privant de leur caractère spécifique les types correspondant à la phase génétique, etc., il achève ainsi le travail de schématisation et de vulgarisation du naturalisme.

67. La valeur de maîtrise d’une oeuvre. Les écrivains de valeur, sur la base d’une vision du monde profonde et de relations vivantes, larges, riches, approfondies, intenses avec la réalité effective, mettent en valeur la ruse dialectique du développement social, le combat contre les résistances extérieures et intérieures, les voies embrouillées du développement humain et social, ce que ne peuvent faire les écrivains sectaires, pleins de vanité, de satisfaction de soi, qui consentent à des simplifications ou à des compromis superficiels ne correspondant à aucune conviction intérieure ou qui s’éloignent de toute perspective de transformation sociale. Ce qui compte pour caractériser la valeur d’une oeuvre, ce n’est pas le sentiment vague que l’on en a, ce n’est pas le style suggestif qui, seul, n’est qu’un habile maniérisme, une simple virtuosité, ce qui caractérise la maîtrise d’une œuvre, même si l’art de bien écrire est important, c’est la découverte, par l’écrivain, des moyens d’expression particuliers qui conviennent à la particularité même du fonds littéraire réel et personnel que l’écrivain s’est constitué par son apprentissage fructueux de la vie et de la littérature, un fonds révélé par l’autobiographie.

La valeur esthétique, le niveau historique d’un art dépendent des œuvres marquantes, les œuvres moyennes tombant dans l’oubli.

Les tendances romantico-naturalistes sapent l’élément critique sans lequel le réalisme ne saurait adhérer au développement social.

La ruse dialectique du développement social, le combat contre les résistances extérieures et intérieures qui s’y déroulent, la réalité de la marche de la société vers sa propre fin disparaissent dans la fumée d’un plat subjectivisme schématique.

Les réalistes critiques mettent en valeur ces résistances, décrivent les voies embrouillées.

Le sentiment de la valeur d’une œuvre, qui repose sur les résultats ultimes et parfaitement clairs de l’œuvre, ne remplace pas la connaissance vraie des fondements véritables de la maîtrise.

On se contente souvent de seulement admirer l’art d’un style suggestif, d’admirer ce qu’on appelle la maîtrise de ce style suggestif.

Les fondements de cette maîtrise se situent à un niveau bien plus profond que le simple art de bien écrire, sans sous-estimer l’importance de cet art.

La véritable grandeur d’un écrivain s’enracine dans la profondeur et la richesse de ses relations avec la réalité effective, sinon l’art de bien écrire devient une simple virtuosité, un adroit maniérisme.

Les maîtres de la littérature nous enseignent cette plus profonde vision du monde et ces relations vivantes plus larges, plus intenses et plus approfondies avec la réalité effective.

Par leur autobiographie, quand elle existe, on peut suivre l’apprentissage fructueux de la vie et de la littérature, comment ces écrivains se constituent un fonds littéraire réel et par conséquent personnel, leur maîtrise consistant dans la découverte des moyens d’expression particuliers qui conviennent à la particularité même de ce fonds littéraire.

Le schématisme sectaire, accompagné de vanité, de satisfaction de soi, fait taire les réalistes, à moins qu’ils ne consentent à des compromis superficiels ne correspondant à aucune conviction intérieure, à moins qu’ils ne s’éloignent de toute perspective de transformation sociale, ce qui ne peut que nuire à leur existence comme écrivains véritables mettant en lumière les voies embrouillées du développement humain et social

Ontologie de l’être social (2) : Lukacs

Ontologie de l’être social, Deuxième partie, chapitres I et II, traduction de Jean-Pierre Morbois révisée par Didier Renault, éditions Delga, 2011

Il y a plusieurs types d’êtres que nous pouvons appeler complexes. Un complexe général est composé de  complexes partiels. Chaque être prend naissance à partir d’un autre être. Petit à petit, les catégories du nouvel être apparaissent, occupent de plus en plus de place et constituent des médiations, des complexes. Il s’agit donc d’une  ontologie génétique (l’ontologie est la conception du monde au sens large, l’attitude générale à l’égard de la réalité, la vision du monde, le style qui caractérise notre approche de la réalité, le caractère typique de l’analyse, sa perspective).

 Il ne suffit pas d’étudier un complexe en lui-même, de privilégier de manière démesurée ses lois et ses forces internes, il faut étudier les relations concrètes du complexe avec les autres complexes et les relations concrètes du complexe avec le complexe général, mais cette vision nécessaire de la totalité ne suffit pas encore si on  veut mettre en valeur la dynamique du complexe général: il faut mettre en valeur le complexe prédominant et les changements d’équilibre et de domination. On a alors une ontologie dynamique.

L’être organique, avec la vie, puis, à un  certain degré d’évolution, la conscience, se constitue à partir de l’être inorganique qui constitue sa base ontologique.

L’être social, qui a pour base la nature, c’est-à-dire les êtres organiques et inorganiques, se développe à partir du travail comme processus mis en mouvement par l’homme (cet être qui est le seul être biologique de l’être social). L’homme pose un objectif, détermine des moyens pour réaliser cet objectif (les outils de travail), et fabrique un produit ou un service réalisant ainsi la satisfaction des besoins à l’origine du processus de travail.

La conscience de cet homme concret est ce qui dirige le processus de travail, ce qui détermine le choix du besoin ou des besoins à satisfaire, le choix de l’objectif correspondant à ces besoins et les moyens permettant de réaliser cet objectif et qui, à chaque pas de la réalisation, par la mémoire des actions passées et en continuité avec elles, de façon informée et critique, détermine la succession des gestes.

Le processus de travail est donc une série de positions alternatives, prenant connaissance des chaînes causales spontanées de la nature pour les utiliser dans le processus de travail, générant des chaînes causales qui viennent s’ajouter aux chaînes causales de la nature, mais qui constituent une nouveauté dans le déroulement spontané de la nature.

Si un premier type de travail consiste à transformer la nature pour répondre à ses besoins personnels, un deuxième type de travail consiste à transformer la nature dans le contexte d’une coopération ou d’une division du travail, ce qui suppose l’existence du langage. Ce n’est plus une transformation de la nature par l’individu mais une transformation de la nature par la société. Un troisième type de travail consiste à faire engendrer des travaux par d’autres personnes, autrement dit il s’agit d’une position qui détermine comme  objectif  la détermination des positions d’autres processus de travail par d’autres personnes.

Dans le processus de travail, le moment de la détermination des moyens prend en compte l’expérience passée et les connaissances accumulées, autrement dit ce moment comporte un aspect de généralisation, à l’origine du développement des sciences. Nous sommes donc à un moment de plus grande socialité, un moment de développement de la socialité.

L’individu, pour se constituer en personnalité non traditionnelle, par une éducation au sens large et une généralisation ambitieuse, peut anticiper l’évolution à venir en brûlant les  étapes

Les aspects les plus biologiques de la vie humaine, comme l’alimentation ou la sexualité, se socialisent. Des médiations sociales se constituent, comme le langage, le droit, l’art, etc.

La méthode d’approche de cette ontologie a pour ambition de tenir compte de la totalité de la réalité.

En décrivant un objet, on met en valeur sa spécificité. Cette spécificité comprend les relations de l’objet avec les autres objets et avec la totalité générale. Cette spécificité est la totalité des déterminations de l’objet, la réalité de l’objet.

Il s’agit d’une ontologie matérialiste dans la mesure où les positions téléologiques caractérisent seulement l’être social, qu’il n’y a dans la nature que des causalités, que les positions téléologiques introduisent de nouvelles chaînes de causalités qui viennent s’ajouter aux chaînes spontanées de causalités, mais cette ontologie reconnaît l’existence de la conscience et l’autonomie relative des superstructures, contre le matérialisme vulgaire, dans la mesure où la conscience et les superstructures ne sont pas des reflets mécaniques et passifs mais des reflets généralisés, avec de nombreuses médiations, et des reflets actifs, des reflets qui comptent dans l’évolution d’ensemble

 

Le développement de l’être humain individuel va de la simple singularité  vers la personnalité, tandis que, parallèlement, le développement de la société et de l’espèce humaine va de la particularité vers la généricité, la médiation entre les deux développements étant constituée par les actions axiologiques des individus qui non seulement prennent des positions qui favorisent les tendances vers plus de généricité dans la société, mais aussi dépassent leur propre singularité, leur personnalité en constitution étant ainsi porteuse du développement du genre humain.

  1. 1.    Le travail comme catégorie. L’être social est un complexe. Parmi les catégories de ce complexe, le travail est la catégorie qui assure la transition entre la vie organique et la vie sociale

Il s’agit d’exposer ontologiquement les catégories de l’être social comme le travail, le langage, la coopération, la division du travail, mais aussi d’exposer la croissance de ces catégories à partir des formes antérieures de l’être, les liaisons de ces catégories avec ces formes, la manière dont ces catégories se fondent sur ces formes et s’en différencient.

Les catégories de l’être social sont entrelacées, elles ne peuvent être considérées isolément, comme le fait le positivisme avec sa fétichisation de la technique, avec la glorification de l’universalité de la manipulation, comme le font les adversaires du positivisme avec leur éthique abstraite et dogmatique.

Ce complexe qu’est l’être social sera décomposée par une abstraction analytique pour pouvoir revenir au complexe compris dans sa totalité réelle et non seulement donnée, simplement représentée.

Les catégories spécifiques d’un complexe parviennent peu à peu à dominer ce complexe.

La transition du règne organique à la vie sociale ne peut être construite expérimentalement en raison de l’irréversibilité absolue de l’historicité de l’être social, mais le stade de plus primitif peut être reconstruit par la pensée à partir du stade plus évolué.

On a une transition abrupte, ontologiquement nécessaire, d’un niveau de l’être à un autre qualitativement différent.

Les indices peuvent éclairer les étapes de la transition, mais jamais le saut. L’essence du travail humain, par rapport à l’animal, dont l’activité est plus plastique, repose sur le fait que, premièrement, il apparaît au cours du combat pour l’existence et que, deuxièmement, toutes ses étapes sont le produit de sa propre activité.

Nous donnons une place privilégiée au travail dans ce complexe des l’être social pour son rôle dans la genèse de ce complexe, les autres catégories présentant, essentiellement, des caractères purement sociaux, ne se déployant que dans un être social déjà constitué.

Le travail, dans son essence ontologique, présente seul un caractère explicite de transition, puisqu’il est par essence, une interaction entre l’homme, la société, et la nature, l’outil, la matière première, l’objet.

Le travail est la condition indispensable à l’existence de l’homme, une nécessité éternelle, le médiateur de la circulation matérielle entre la nature et l‘homme.

Chaque saut signifie un changement qualitatif et structurel de l‘être, une rupture dans la continuité linéaire normale.

Grâce au travail, une position téléologique est réalisée dans l’être matériel, sous forme de la naissance d’une nouvelle objectivité.

  1. 2.    La conception idéaliste ou religieuse. Dans une tentative profonde, universelle et multiple, mais en définitive erronée, d’appréhender philosophiquement l’ensemble de la réalité, le modèle de la position téléologique est élevé au rang d’une  catégorie générale cosmologique en concurrence avec la causalité, comme principe de mouvement autonome qui repose sur lui-même. Est défendu le caractère téléologique de la réalité non sociale et de la société prise comme un tout. La téléologie est une catégorie posée. L’acte de poser a un caractère ontologique, il suppose un créateur, il initie un processus réel. Dans la détresse et le désarroi, on cherche le sens de l’existence, le pourquoi de toute chose, comme si tout devait avoir un sens, comme si tout servait à quelque chose. Cette conception téléologique de l’histoire et de la réalité suppose non seulement une finalité, l’orientation vers un but, mais aussi un créateur de toutes les choses, et en particulier un créateur des causalités, la téléologie étant donc supérieure à la causalité. Les théories idéalistes ou religieuses généralisent la téléologie à tout être et non seulement à l’être social, qui n’est donc pas différencié des autres formes d’être. À la place de cette différenciation, ces théories différencient l’être purement matériel et le psychisme de l’homme, purement spirituel, dégagé de toute contingence matérielle, un homme dont les actes sont intemporels et n’interviennent pas dans la production matérielle de l’existence. Les idéalistes et les matérialistes envisagent la réalité comme objet d’intuition, les matérialistes ne voyant que le concret et pas l’activité, tandis que les idéalistes envisagent l’activité humaine, mais comme étant essentiellement subjective, intellectuelle, ce qui revient à négliger toute activité non subjective

Nous comprenons tous le caractère téléologique du travail, mais le problème ontologique vient de ce que ce modèle de la position téléologique se voit élevé au rang d’une catégorie générale cosmologique, la téléologie de la réalité prenant une grande place, étant même parfois le moteur de l’histoire et de toute conception du monde, d’où le rapport de concurrence, l’antinomie entre causalité et téléologie.

Alors que la causalité est un principe de mouvement autonome qui repose sur lui-même et qui conserve cette caractéristique même lorsqu’une série causale a pour origine un acte de la conscience, la téléologie est, par essence, une catégorie posée, c’est-à-dire que tout processus téléologique comporte la fixation d’un objectif et donc une conscience qui pose cet objectif.

Poser ne signifie pas prendre conscience. Quand la conscience pose un objectif, elle initie un processus réel qui est le processus téléologique. L’acte de poser a donc un caractère ontologique.

La conception téléologique de la nature et de l’histoire n’implique donc pas seulement leur finalité, leur orientation vers un but, mais aussi que leur existence, leur mouvement doivent avoir un créateur conscient.

Le besoin de telles conceptions est le besoin religieux de trouver un sens à l’existence, au cours du monde, jusqu’au niveau des événements de la vie individuelle, quand on pose la question du pourquoi finaliste, du « pourquoi il en est ainsi », dans la détresse et le désarroi, comme si tout devait servir à quelque chose, comme si tout avait un sens, le pourquoi finaliste pouvant parfois se transformer en pourquoi au sens causal.

Toute philosophie orientée téléologiquement doit, pour mettre conceptuellement son Dieu en accord avec le cosmos, c’est-à-dire avec le monde de l’homme, proclamer la supériorité de la téléologie sur la causalité, même lorsque le Dieu se contente de remonter l’horloge du monde, il met en mouvement le système de la causalité.

Dans la nature, il n’y a que des réalités et le changement ininterrompu de leurs formes concrètes, dont résulte, dans tous les cas, un simple être autre.

Le travail est l’unique forme de production d’un étant à partir d’une position téléologique, ce qui fonde la spécificité de l’être social, en opposition avec les théories idéalistes ou religieuses d’un règne général de la téléologie, théories pour lesquelles chaque pierre, chaque mouche serait la réalisation du travail de Dieu, de l’esprit, si bien que la différence ontologique décisive entre la société et la nature disparaîtrait, et à la place de cette différence niée apparaît une autre différence, un dualisme, le contraste entre les fonctions psychiques de l’homme, apparemment purement spirituelles, apparemment totalement dégagées de la réalité matérielle, et le monde de l’être simplement matériel, si bien que l’activité de l’homme d’échange matériel avec la nature n’est pas prise en compte comme il convient, au profit d’une activité considérée comme propre à l’homme, tombant du ciel, ontologiquement achevée comme supra temporelle ou intemporelle, comme le monde du devoir-être opposé au monde de l’être.

Il n’y a pas comme réalité objective que la nature et ses lois. Le monde sensible, l’objet, la réalité ne sont pas seulement des intuitions, des objets, mais aussi des activités humaines concrètes, des pratiques, de façon non subjective, si bien qu’il faut souligner, contre les matérialistes qui isolent la pensée de la pratique, l’aspect actif de l’activité humaine, mais aussi, contre les idéalistes, il faut souligner l’aspect concret, réel, objectif de l’activité humaine.

Aristote, malgré ses conceptions fausses sur le caractère téléologique de la réalité non sociale et de la société prise come un tout, dans sa tentative profonde, universelle et multiple d’appréhender philosophiquement l’ensemble de la réalité, perçoit un certain nombre de phénomènes qui échappent à certains qui ont pourtant des analyses pertinentes des questions particulières.

  1. 3.    La fixation du but et la recherche des moyens. Il faut distinguer la fixation de l’objectif et la recherche des moyens, des outils et des objets utilitaires pour réaliser cet objectif. La fixation du but  a une double dimension sociale. Elle naît d’un besoin social et est appelée à satisfaire socialement ce besoin, et en ce sens elle est soumission à la nature. La recherche des moyens nous introduit dans la nature, dans la recherche de moyens naturels, elle est maîtrise de la nature. Elle exige une reconnaissance objective des matérialités et des processus susceptibles de réaliser l’objectif, à travers les lois et propriétés qui régissent les objets et les forces concernés, mais aussi la découverte de nouvelles combinaisons, de nouvelles possibilités fonctionnelles ou d’emploi, de nouvelles sélections, de nouveaux effets. Certains mouvements naturels aveugles, spontanés, sont transformés en mouvements posés, en mouvements conformes à des fins, mouvements qu’il s’agira de veiller, de gouverner, de contrôler. Cette interpénétration ou cette homogénéisation de la téléologie et de la causalité constituent le processus unitaire, homogène du travail et le produit du travail. Si la connaissance est fausse ou incomplète quant à la réalisation du but, la position téléologique ne peut pas se réaliser et n’est plus qu’une chimère, une position gnoséologique qui passe à côté de son objet, un fait de conscience impuissant, une rêverie, un projet utopique. Étant donné l’infinité des propriétés et des rapports des objets et des processus, la connaissance de la nature en soi dans sa totalité n’est pas exigée, il suffit de reconnaître les facteurs qui seront utiles ou nuisibles, les facteurs qui jouent un rôle quant à la position téléologique. Il suffit donc d’une exactitude dans le seul domaine étroit de la position téléologique, exactitude pouvant aller avec une appréhension erronée de la nature en soi dans son ensemble. Pour être authentique, la fixation de l’objectif doit correspondre à une connaissance suffisante dans la nécessaire recherche des moyens, domaine où le travail se lie avec la recherche scientifique. Les moyens préservent les résultats du travail, assurent la continuité et le perfectionnement de l’expérience du travail, si bien que, même si, dans chaque processus de travail singulier, l’objectif commande et régule les moyens, la connaissance au fondement de la réalisation des moyens est plus importante que la satisfaction ponctuelle des besoins. Les outils et les objets utilitaires, dans leur durabilité, nous introduisent dans la reconnaissance des étapes de l’évolution de l’humanité, manifestant le recul progressif des barrières naturelles, c’est-à-dire la libération de la conformation et de la contrainte du matériau naturel dans la fabrication de l’outil et de l’objet utilitaire, pour leur donner les propriétés correspondant aux besoins, la nouvelle forme ne dépendant plus directement du matériau, même si elle imite les anciennes formes. Une découverte dans la recherche des moyens peut être appliquée dans un autre domaine, chaque application réussie étant une abstraction valide, si bien que les lois scientifiques abstraites et générales sont issues de l’examen des besoins pratiques et de la recherche des meilleurs moyens pour satisfaire ces besoins dans le travail, la science consistant en une autonomisation de la recherche des moyens Les modèles à la base des hypothèses scientifiques sont en partie déterminés par les représentations ontologiques et les images du monde de la vie quotidienne, elles-mêmes en relation étroite avec les expériences, les méthodes et les résultats du travail.

Il faut distinguer la position de l’objectif et la recherche des moyens pour la réalisation de cet objectif.

La réalisation de l’objectif comporte une reconnaissance objective de l’origine causale des matérialités et processus dont la mise en œuvre est en mesure de réaliser l’objectif posé.

La recherche des moyens a une double fonction, celle de déceler les lois qui régissent en soi, indépendamment de toute conscience, les objets concernés, et celle de découvrir de lesnouvelles combinaisons (de nouveaux rapports entre les propriétés de l’objet et ses possibilités d’emploi, de nouvelles possibilités fonctionnelles, de nouvelles possibilités d’emploi, de nouvelles sélections) qui, par leur mise en œuvre, permettront d’atteindre l’objectif téléologiquement posé.

L’activité propre de la nature est employée pour faire dans son être-là sensible quelque chose de tout autre que ce qu’elle voulait faire. L’activité aveugle est transformée en activité conforme à des fins. L’homme se borne à veiller et à gouverner. La position téléologique ne fait que mettre à profit l’activité propre de la nature, la transformation de cette activité la changeant en activité posée, sans modifier ses fondements ontologiques naturels.

Les propriétés et les lois de mouvement des objets et des forces sont intégrées dans des combinaisons en leur conférant des fonctions et des effets nouveaux.

Les catégories naturelles sont posées par l’intermédiaire de leurs subsomption sous une position téléologique.

L’interpénétration posée de la causalité et de la téléologie, de la nature et du travail, fait naître un objet, un processus unitaire, homogène, le processus de travail, et à la fin de celui-ci le produit du travail.

Mais cette homogénéisation suppose une connaissance adéquate des connexions causales, qui ne sont pas homogènes dans la nature.

Si la connaissance fait défaut, qu’elle soit fausse ou incomplète, les connexions causales continuent d’agir naturellement et la position téléologique se supprime puisqu’elle se réduit à un fait de conscience impuissant, n’étant plus qu’une position gnoséologique qui passe à côté de son objet.

Comme chaque objet naturel ou chaque processus naturel comporte une infinité intensive de propriétés et d’interactions avec son environnement, la connaissance, même approximative, de cette infinité intensive n’est pas nécessaire, seulement l’identification des facteurs de cette infinité qui jouent un rôle positif ou négatif dans la position téléologique, une exactitude dans le domaine étroit de la position téléologique pouvant aller avec une appréhension profondément erronée de la nature en soi, dans son ensemble.

De plus, l’homogénéisation de la finalité et des moyens dans la position doit tenir compte de la double dimension sociale de la fixation d’objectif, qui naît d’un besoin social et est appelée à satisfaire ce besoin, mais aussi du caractère naturel des moyens de sa réalisation, qui entraîne la pratique dans un environnement et une activité différents.

Ce qui décide si l’objectif est réalisable ou non est le degré auquel on est parvenu, dans la recherche des moyens, à transformer la causalité naturelle en une causalité posée au sens ontologique.

La position d’un objectif naît d’un besoin social humain, mais pour qu’elle soit authentique, il faut que la recherche des moyens, c’est-à-dire la connaissance de la nature, ait atteint un stade déterminé qui lui corresponde.

Si ce n’est pas encore le cas, la position ne reste qu’un projet utopique, une espèce de rêveries.

La recherche des moyens est le domaine où le travail se lie avec le développement de la pensée scientifique, si bien que la production ininterrompue de la nouveauté dans le travail fait du travail la catégorie native de la société, la société comme dépassement de tout caractère naturel.

Du fait que l’exploration de la nature indispensable pour le travail se concentre sur l’élaboration des moyens, ceux-ci sont le vecteur fondamental de la garantie de la préservation des résultats du travail, de la continuité de l’expérience du travail, du perfectionnement de cette expérience, si bien que, même si, dans chaque processus de travail singulier, l’objectif commande et régule les moyens, la connaissance au fondement de la réalisation des moyens est plus importante que la satisfaction ponctuelle des besoins.

Les moyens sont plus durables que les buts immédiats et leurs réalisations, même si la satisfaction des besoins a une durée et une continuité et si la consommation ne fait pas que maintenir et reproduire mais exerce une certaine influence sur la production.

Le moyen est le moment de la domination de la société sur la nature, l’homme et la société lui étant soumis dans la détermination du but.

Le moyen, l’outil, est un moyen de connaissance sur les étapes de l’évolution de l’humanité, l’analyse de l’outil nous révélant sa genèse mais aussi les modes de vie et même les conceptions du monde des utilisateurs. Peu à peu l’homme recule les barrières naturelles, c’est-à-dire, dans la fabrication de l’outil, il se libère de la conformation et de la contrainte du matériau naturel d’où il ne retirait que des morceaux, pour donner à ses objets utilitaires les propriétés correspondant à ses besoins, la nouvelle forme ne dépendant plus directement du matériau, même si elle imite les anciennes formes.

La recherche des objets et des processus dans la nature, qui précède la position de la causalité dans l’acquisition des moyens, participe de la connaissance.

Toute expérience, toute application de connexions causales, c’est-à-dire toute position d’une causalité réelle a la propriété d’être appliquée à d’autres registres, chaque application réussie étant une abstraction valide.

Des lois scientifiques abstraites et générales sont issues de l’examen des besoins pratiques, de la meilleure façon de les satisfaire, c’est-à-dire de la recherche des meilleurs moyens dans le travail.

Mais aussi des conquêtes du travail, menées à un degré d’abstraction supérieur, peuvent être le fondement d’une observation scientifique de la nature, ainsi la découverte de la roue est à l’origine de l’astronomie.

Les sciences naissent d’une tendance à l’autonomisation de la recherche des moyens.

Les modèles de représentation à la base des hypothèses scientifiques sont en partie déterminés par les représentations ontologiques et les images du monde de la vie quotidienne, elles-mêmes en relation étroite avec les expériences, les méthodes et les résultats du travail des différentes périodes, ce que dissimule le fait que, actuellement, les sciences apparaissent comme faisant des recherches préparatoires au profit de l’industrie, ce phénomène n’étant pas sans influence sur la science (d’un point de vue ontologique et critique, c’est à étudier).

  1. 4.    La conscience animale est un auxiliaire, un épiphénomène intégralement conditionné par la biologie, produit de la complexité de l‘organisme, des relations de l‘organisme avec l’environnement, de la reproduction de l‘organisme, de la flexibilité des réactions de l‘organisme. L’organisme animal s’adapte à l’environnement, il peut même transformer cet environnement, mais il s’agit d’une transformation de la nature non intentionnelle, alors que la conscience de l’être humain produit des transformations inimaginables, inconcevables si on laissait la nature se développer seule, par elle-même, si bien que la conscience humaine, profondément novatrice, n’est pas un épiphénomène.

Dans la nature, la conscience animale est un facteur partiel, auxiliaire du processus de reproduction, biologiquement fondé et se déroulant selon les lois de la biologie. La conscience animale est seulement l’auxiliaire de l’existence biologique et de la reproduction, elle n’est qu’un épiphénomène de l’être organique.

La conscience animale est un produit de la différenciation biologique, de la complexité croissante des organismes, de leur relation d’échange avec l’environnement, de la reproduction, avec une flexibilité croissante dans les réactions.

La réalisation de la position téléologique, en tant que catégorie de la nouvelle forme d’être, avec le travail, cesse d’être un épiphénomène au sens ontologique. Ce n’est que dans le travail, par la position du but et de ses moyens, que la conscience, par l’acte autonome de la position téléologique, ne se borne pas à dépasser la simple adaptation à l’environnement, qui est le fait de certaines activités animales qui modifient la nature objectivement, non intentionnellement, mais cette conscience humaine produit dans la nature des changements qui seraient impossibles, inconcevables à partir d’elle seule.

Quand la réalisation de la position téléologique devient un principe transformateur et innovant de la nature, la conscience, qui a donné naissance, impulsion et direction, ne peut-être ontologiquement un épiphénomène.

  1. 5.    Le reflet aussi exact que possible de la réalité, de l’être, condition de la position de séries causales, condition de possibilité de la fixation d’objectif et de la détermination des moyens, orienté par elles, forme objective qui n’est pas l’être, la réalité, mais qui est le vecteur de l’apparition de nouvelles objectivités et de la reproduction de l’être social et, d’autre part, la position des enchaînements causaux indispensables à la réalisation de la position téléologique sont deux actes hétérogènes au fondement de la spécificité de l’être social, un être qui, pour la première fois, n‘est pas unitaire. Le reflet manifeste la séparation, la distance entre le sujet, sa conscience, ses représentations et ses perceptions, et l’objet, le sujet étant capable d’appréhender intellectuellement, par les concepts, l’objet en soi, sinon la fixation de l’objectif ne serait pas possible, sans que cette appréhension ne puisse être totale, elle peut même être erronée, étant donné l‘infinité intensive de l‘objet, et la multiplication des médiations, par exemple les mathématiques, entre le sujet et l‘objet augmente la distance, évite des erreurs pour en créer de nouvelles. Les représentations et les perceptions sont transformées par les concepts, sous l’influence du travail.

Aux fondements de la spécificité ontologique de l’être social, deux actes hétérogènes mais en liaison ontologique constituent le complexe du travail, d’une part le reflet aussi exact que possible de la réalité considérée, d’autre part, en conséquence, la position des enchaînements causaux indispensables à la réalisation de la position téléologique.

En ce qui concerne le reflet, apparaît la séparation spécifiquement humaine entre des objets qui existent indépendamment du sujet, et des sujets qui se les représentent par des actes de conscience et peuvent se les approprier intellectuellement, séparation devenue consciente, comme produit du processus de travail et comme fondement du mode d’existence spécifiquement humain.

Si le sujet, séparé du monde objectif dans la conscience, n’était pas capable d’observer ce monde objectif et de le représenter tel qu’il est en soi, la détermination d’un objectif, la base de tout travail, serait impossible.

La perception et la représentation humaine sont transformées par les concepts, sous l’influence du travail. Il y a par exemple une division du travail des sens dans la représentation, quand on perçoit de manière visuelle des propriétés de choses qu’on ne peut appréhender que par le toucher.

Dans le reflet de la réalité, comme condition de possibilité de l’objectif et des moyens du travail, se produit une séparation, un détachement de l’homme de son environnement, une distanciation qui se manifeste par la confrontation du sujet et de l’objet.

Dans le reflet de la réalité, la représentation se sépare de la réalité représentée et se condense dans la conscience comme une forme objective qui n’est pas la réalité, puisqu’il est impossible que le reflet soit du même ordre que ce qu’il reflète.

Du point de vue ontologique, alors que les degrés antérieurs de l’être étaient très unitaires, l’être social se scinde en deux facteurs hétérogènes et opposés du point de vue de l’être : l’être et son reflet dans la conscience, les déterminations réciproques des deux facteurs ne pouvant supprimer cette dualité.

Le reflet peut se fourvoyer, puisqu’il s’oriente sur un objet indépendant de la conscience, caractérisé par son infinité intensive, puisqu’il s’efforce de saisir cet objet dans son en-soi, ce qui implique une distance.

Quand des outils complexes comme les mathématiques nous aident à saisir la réalité par le reflet, certaines possibilités d’erreurs primitives peuvent être éliminées, mais elles sont remplacées par des erreurs plus complexes produites par des systèmes de médiation qui augmentent la distanciation.

Les reproductions, qui ne peuvent donc jamais être des fidèles copies mécaniques de la réalité, des quasi photographies, sont déterminées par les objectifs de reproduction sociale de la vie, par le travail, c’est-à-dire que le reflet à une orientation téléologique concrète, ce qui explique la tendance ininterrompue du reflet à découvrir du nouveau, tendance qui est corrigée par l’objectivation.

Le reflet est, d’une part, le strict opposé de toute être, puisque, en tant que reflet, il n’est pas un être, mais, d’autre part, il est le vecteur de l’apparition de nouvelles objectivités dans l’être social, le vecteur de la reproduction de l’être social, et en ce sens la conscience qui reflète la réalité acquiert un caractère certain de possibilité. Le chômeur, dans l’impossibilité réelle de trouver un travail, reste un ouvrier. Les capacités acquises pour le travail restent des qualités de l’ouvrier sans travail.

Les propriétés d’un étant, même si elles sont inopérantes pendant de longues périodes, restent ses propriétés.

Le reflet, du point de vue ontologique, n’est ni un être en soi ni un être spectral parce qu’il n’est pas un être, mais il est la condition de la position de séries causales.

  1. 6.    L’alternative. Le travail, catégorie centrale de l’être social, est une structure dynamique, aboutissement d’un saut, à la suite d’un chemin catégoriel dont une base est l’instabilité, forte de possibilités, de l’être biologique. Dans le processus de travail, l’alternative, comme choix, comme acte de conscience, comme fonction spécifiquement humaine de la conscience, comme pratique à aspects cognitifs dominants, comme décision, est la catégorie médiatrice par laquelle le reflet de la réalité devient le véhicule de la position d’un étant naturel, elle est la transition du reflet, conséquence d’observations et d’expériences, à la position de relations causales, c’est-à-dire transition d’une forme de non-être à une forme d’être actif et productif, transformation d’un étant purement naturel en un étant prenant place dans l’être social et représentant une forme entièrement nouvelle d’objectivité de cet étant naturel, la chose purement naturelle devenant instrument de travail, outil. L’objet purement naturel peut être soumis à un processus d’élaboration destiné à faire de lui un outil plus efficace, l’alternative se révèle alors non comme un acte de décision unique, mais comme un processus, une chaîne ininterrompue d’alternatives toujours nouvelles. En fait, ce n’est pas seulement l’objectif qui est posé téléologiquement, mais aussi la chaîne causale qui le réalise et qui doit devenir une causalité posée. Il n’y a donc pas réalisation mécanique d’un objectif. Le moyen du travail comme l’objet du travail, éléments naturels soumis à la causalité naturelle, reçoivent, un caractère posé, c’est-à-dire une existence sociale. Chaque geste individuel doit être pensé adéquatement, c’est-à-dire reposer sur un reflet adéquat de la réalité, être approprié à l’objectif et être exécuté avec précision, sinon la causalité posée cesse d’agir, l’objet redevient un existant naturel, soumis à des causalités naturelles. Les erreurs peuvent être corrigées par un ou plusieurs actes ultérieurs, ce qui introduit de nouvelles alternatives dans la chaîne des décisions, à moins que l’erreur commise ne rende tout le travail vain. Une seule décision peut entraîner une «période de conséquences». Le processus de travail est une chaîne d’alternatives. Certaines alternatives du processus de travail, par l’apprentissage, l’exercice répété, l’habitude, la routine, deviennent des réflexes conditionnés et peuvent être ainsi accomplies « inconsciemment », mais chaque réflexe conditionné a fait l’objet, à l’origine, d’une décision alternative ou d’une chaîne d’alternatives. La position des causalités naturelles, si grands que peuvent être ses effets transformateurs, ne peut faire disparaître les limites naturelles, car les causalités naturelles, même celles qui sont subordonnées aux causalités posées, ne cessent jamais totalement d’agir, chaque objet naturel ayant en lui comme possibilité une infinité de propriétés dont les effets, hétérogènes totalement à la position téléologique, peuvent engendrer des conséquences opposées à la position téléologique, jusqu’à l’annihiler, si bien que l’alternative doit rester en fonction au-delà de l’achèvement du processus de travail, sous forme de surveillance, de contrôle, de réparation, c’est-à-dire sous forme de positions préventives, ce qui multiplie les alternatives.

Le phénomène du travail, comme catégorie centrale, dynamique et complexe de la naissance d’une nouvelle étape de l’être, est un complexe, une structure dynamique qui est l’aboutissement d’un chemin catégoriel abstrait dont une base partielle est l’instabilité dans l’être biologique des animaux supérieurs, une instabilité forte de possibilités latentes, une instabilité ne constituant qu’une base générale dans la mesure où la forme la plus évoluée du phénomène du travail naît comme un saut, compréhensible seulement après-coup.

La transition du reflet, comme forme du non être à l’être actif et productif de la position de relations causales constitue la dimension alternative de toute position dans le processus de travail.

Le reflet apparaît dans la détermination de l’objectif du travail.

La préhension d’une pierre adaptée aux besoins est une alternative, un choix, un acte de conscience qui n’est pas de nature biologique, puisque la pierre, en soi un objet existant de la nature inorganique, n’est pas prédestiné à devenir un instrument d’une position de relations causales, tandis que le bétail mange de l’herbe selon le lien biologique d’une nourriture qui convient à ce bétail et qui détermine le comportement selon une nécessité biologique, la conscience n’étant qu’un épiphénomène, déterminé de manière univoque, et non une alternative.

Par l’observation et l’expérience, c’est-à-dire par le reflet et son assimilation par la conscience, certaines particularités de la pierre, qui la rendent propre ou impropre à l’activité envisagée, doivent être identifiées. Il s’agit de savoir si, selon un une première alternative, la pierre est bien choisie pour le but fixé et, selon une seconde alternative, si le but est bien posé, c’est-à-dire si la pierre est un bon instrument pour l’objectif déterminé.

Ces deux alternatives ne surgissent que d’un système d’actes qui n’existent pas en eux-mêmes, un système dynamique, d’un reflet en élaboration dynamique.

Quand les résultats du reflet non-étant se condensent en une pratique de structure alternative, un étant purement naturel donne naissance à un étant prenant place dans l’être social, un couteau par exemple, et représentant une forme entièrement nouvelle d’objectivité de cet étant naturel. La pierre, dans son existence et ses propriétés, n’a aucun rapport avec un couteau.

Quand la pierre n’est pas seulement choisie et utilisée comme instrument de travail, mais soumise à un processus d’élaboration destiné à faire d’elle un outil plus efficace, l’alternative se révèle encore plus non comme un acte de décision unique, mais comme processus, une chaîne ininterrompue d’alternatives toujours nouvelles.

Il ne s’agit donc pas de la réalisation mécanique d’un objectif. Alors que dans la nature, l’enchaînement causal se déroule de lui-même, selon sa propre nécessité naturelle interne, celle du « si …, alors », dans le travail, ce n’est pas seulement l’objectif qui est posé téléologiquement, mais aussi la chaîne causale qui le réalise et qui doit devenir une causalité posée.

Le moyen du travail comme l’objet du travail sont des éléments naturels soumis à la causalité naturelle. Bien qu’ils demeurent des objets naturels, ils reçoivent, dans le processus de travail, un caractère posé, c’est-à-dire une existence sociale seulement dans la position téléologique et seulement grâce à cette position.

L’alternative se répète continûment dans le détail du processus de travail, chaque geste individuel de façonnage devant être pensé adéquatement, c’est-à-dire reposer sur un reflet adéquat de la réalité, devant être approprié à l’objectif et exécuté avec précision, sinon la causalité posée cesse d’agir, la pierre redevient un existant naturel, soumis à des causalités naturelles.

L’alternative s’étend à l’activité qui engendre, de manière adéquate ou non, des catégories qui ne deviennent des formes de la réalité qu’au cours du processus de travail.

Les erreurs peuvent être corrigées par un ou plusieurs actes ultérieurs, ce qui introduit de nouvelles alternatives dans la chaîne des décisions, à moins que l’erreur commise ne rende tout le travail vain.

Une seule décision peut entraîner une période de conséquences. Le processus de travail est une chaîne d’alternatives.

Certaines alternatives du processus de travail, par l’exercice répété, l’habitude, la routine, deviennent des réflexes conditionnés et peuvent être ainsi accomplies « inconsciemment », mais chaque réflexe conditionné a fait l’objet, à l’origine, d’une décision alternative, aussi bien au cours de l’évolution de l’humanité que de celle de chaque individu. Il y a eu apprentissage, exercice, à partir d’une chaîne d’alternatives.

L’alternative, qui est aussi un acte de la conscience, est la catégorie médiatrice par laquelle le reflet de la réalité devient le véhicule de la position d’un étant, un étant qui est naturel, d’une naturalité qui ne peut être abolie.

La position téléologique des causalités dans le processus de travail, si grands que peuvent être ses effets transformateurs, ne peut faire disparaître les limites naturelles, car les causalités naturelles, même celles qui sont subordonnées aux causalités posées dans le travail, ne cessent jamais totalement d’agir, chaque objet naturel ayant en lui comme possibilité une infinité intensive de propriétés dont les effets, hétérogènes totalement à la position téléologique, peuvent engendrer des conséquences opposées à la position téléologique, jusqu’à l’annihiler.

L’alternative doit donc rester en fonction au-delà de l’achèvement du processus de travail, sous forme de surveillance, contrôle, réparation, etc., ces positions préventives multipliant les alternatives dans la fixation d’objectif et dans la réalisation de l’objectif.

Le développement du travail fonde toujours plus fortement le comportement de l’être humain sur des décisions alternatives.

  1. L’alternative comme transformation en étant. Les nouvelles formes de l’être social que sont les positions du but et des moyens d’accomplissement de ce but, positions résultant d’une pluralité d’alternatives et pouvant se formaliser sous la forme d‘un modèle ou d‘un projet, ne deviennent des étants sociaux que si elles sont exécutées à la suite de nouvelles alternatives, sinon elles ne sont que des possibilités, c‘est-à-dire des non-existants existant en puissance. Les alternatives ne concernent pas seulement la technique, l’optimum économique de la fixation de l’objectif ne correspondant pas toujours à l’optimum technique de la détermination des moyens, mais aussi les alternatives ne concernent pas seulement les moments idéels, la liberté, la rationalité, la construction du projet, le choix et la classification des points de vue, l’effort de refléter de manière juste les causalités en rapport avec la réalisation, l‘identification des besoins que le produit est censé satisfaire. Les alternatives concernent une décision dans des circonstances concrètes, si bien que la rationalité de la réalisation est toujours singulière, concrète, jamais absolue, et il s‘agit de la rationalité d‘un enchaînement de liaisons nécessaires rendant possible l‘alternative. L’alternative présuppose la nécessaire séquence de chacune des étapes. Seule l’alternative concrète d’une personne ou d’un groupe concret, sur les conditions concrètes les plus favorables à la réalisation d’un projet concret, est capable de transformer une représentation exacte en réalité, en existant, d’initier la réalisation de la possibilité en puissance du projet, en tenant compte du fait que l’alternative ou la chaîne d’alternatives ne s‘applique pas à la réalité toute entière, puisqu‘elle constitue le choix concret entre des chemins, et, il faut le préciser, des chemins dont le but, la satisfaction des besoins, est assigné non par le sujet mais par l’être social dans lequel il vit, un complexe existant indépendamment de lui et définissant les possibilités et l’espace de liberté de sa décision, la largeur, l’étendue, la profondeur de l’exactitude du reflet de la réalité dans la conscience du sujet ne jouant qu’un rôle relatif. C’est donc le processus social réel qui détermine le champ des questions et des réponses possibles pour les alternatives effectivement réalisées, si bien que l’espace de liberté d’une position isolée se manifeste clairement si on prend en compte la totalité des actes de position, avec leurs divergences et leurs convergences.

Les nouvelles formes de l’être croissent pour devenir des déterminations universelles véritablement dominantes dans leur propre sphère, mais sont toujours quelque peu en concurrence avec les formes inférieures dont-elles sont issues et qui constituent leur base matérielle.

La position fondatrice du but et des moyens d’accomplissement de ce but prend une forme toujours plus définie, suscitant l’illusion qu’elle est par elle-même un étant social.

Le modèle d’une usine comme position téléologique est élaborée par un groupe souvent nombreux, avec des bureaux et des installations, avant qu’il puisse se réaliser dans la production, mais ce modèle n’est qu’une possibilité qui ne parvient à la réalité que par une exécution fondée sur des alternatives.

Il y a un saut de la possibilité à la réalité.

Dans l’économie, les alternatives présentent une forme toujours plus ramifiée, différenciée.

Avec le développement de la technique, le modèle est déjà le résultat d’une chaîne d’alternatives. Mais la technique n’est pas le seul critère de choix dans l’alternative, l’optimum technique ne coïncidant pas nécessairement avec l’optimum économique, ce qui correspond à l’hétérogénéité souvent contradictoire du but et des moyens.

Un projet fondé sur des représentations exactes, quel que soit sa complexité, reste, si par exemple il est refusé, un non existant.

Seule l’alternative de l’homme ou du groupe, qui est appelé à initier par le travail le processus de réalisation matérielle, peut effectuer cette transformation de la puissance en existant.

La possibilité de se réaliser a des limites qui ne se laissent pas réduire à l’exactitude, à l’originalité, à un niveau suffisant de pensée et de rationalité.

Les moments idéels du projet d’une détermination d’objectif pour le travail ne sont pas les seuls à jouer un rôle dans la décision de l’alternative, dans le passage de la possibilité à la réalité, si bien que la rationalité économique, comme la supposition que les alternatives s’accomplissent au plan d’une pure liberté abstraite, sont des mythes, dans la mesure où les alternatives orientées sur le travail s’efforcent de parvenir à une décision dans des circonstances concrètes, la rationalité, la construction du projet, le choix et la classification des points de vue, l’effort de refléter de manière juste les rapports de causalité de la réalisation, s’appuyant sur le besoin concret que le produit est destiné à satisfaire. La rationalité de la réalisation projetée, toujours singulière, n’est jamais absolue, mais concrète, celle d’un enchaînement « si, alors », ces liaisons nécessaires rendant possible l’alternative, une alternative qui présuppose donc, à l’intérieur de ce complexe concret, la nécessaire séquence de chacune des étapes.

Dans l’alternative, il y a le fondement d’une liberté de décision, mais c’est une alternative concrète, la décision d’une personne ou d’un groupe concret sur les conditions concrètes les plus favorables à la réalisation d’un projet concret, si bien qu’une alternative ou une chaîne d’alternatives ne peuvent jamais s’appliquer, dans le travail, à la réalité tout entière, toute alternative étant un choix concret entre des chemins dont le but, qui est en fin de compte la satisfaction de besoins, a été assigné non par le sujet qui prend la décision mais par l’être social dans lequel il vit et agit, un complexe existant indépendamment de lui, définissant et déterminant les possibilités, définissant l’espace de liberté dans lequel se joue la décision.

Certes, la largeur, l’étendue, la profondeur de l’exactitude du reflet de la réalité joue un rôle, mais la manière de poser les chaînes causales au sein de la position téléologique est déterminée, directement ou indirectement, par l’être social.

La décision concrète de la position téléologique ne peut être déduite intégralement des conditions qui la précèdent, mais si on considère la totalité des actes de la position téléologique et leur interaction on constate des similitudes tendancielles, des convergences, des modèles, la proportion des tendances convergentes ou divergentes dans cette totalité révélant l’espace de liberté des positions téléologiques.

Le processus social réel, d’où provient la détermination du but, la découverte et la mise en application des moyens, définit le champ des questions et réponses possibles pour les alternatives effectivement réalisées, et cette détermination apparaît plus concrètement et plus nettement dans la totalité des actes de position téléologique que dans les actes isolés.

De toute façon, l’acte de l’alternative comporte le moment de la décision, du choix, le lieu ou l’organe de cette décision étant la conscience humaine qui, par cette fonction réelle n’est plus un épiphénomène intégralement conditionné.

La catégorie décisive qui produit la transformation de la possibilité en réalité est l’alternative.

  1. 8.    L’aspect cognitif de l’alternative. Entre le besoin biologique et la satisfaction biologique s’intercale chez l’homme l’impulsion au travail, la position téléologique, l’alternative. L’alternative, comme médiation entre le besoin et la satisfaction immédiate, est une victoire du comportement conscient, une victoire d’aspect cognitif, sur la simple spontanéité de l’instinct biologique, une victoire du contrôle sur soi-même, manifestant l‘autoproduction de l‘homme, son hominisation, son autoréalisation comme être fondé sur lui-même. Dans le travail, où il faut remplacer des causalités naturelles par des causalités posées au service d‘une position, il est nécessaire d’appréhender tout ce qui est en rapport avec le travail dans son être en soi objectif, il est nécessaire de régler son comportement vis-à-vis du but du travail et des moyens du travail en fonction de l’être en soi des besoins qui déterminent le but et de l’ être en soi des moyens, ce qui implique l’intention d’un reflet objectif de la réalité et l’effort d’éliminer tout ce qui est instinctif, affectif, émotionnel, par exemple éliminer la domination de la peur ou de la fatigue, si bien que, peu à peu, de manière constamment renouvelée, la connaissance domine l’émotionnel, la conscience maîtrise le pur instinct biologique, sous forme de nouvelles alternatives, qui doivent, afin que le travail soit couronné de succès, s’achever par la victoire du point de vue juste sur le simple instinct. Les alternatives concrètes comportent donc, dans la définition du but comme dans la réalisation du but, un choix fortement cognitif entre exactitude et fausseté.

La première impulsion vers la position téléologique est la volonté de satisfaire des besoins, mais cette impulsion n’est qu’un trait commun à la vie animale et à la vie humaine.

La séparation des chemins s’effectue quand, entre le besoin et sa satisfaction, s’intercale l’impulsion au travail, la position téléologique.

L’alternative a une nature principalement cognitive, car l’insertion du travail comme médiation entre le besoin et la satisfaction immédiate représente une victoire du comportement conscient sur la simple spontanéité de l’instinct biologique.

Ce caractère cognitif primordial des alternatives du travail se manifeste lorsque la médiation se réalise dans la chaîne des alternatives du travail. L’homme travaillant, qui vise le succès de son activité, ne peut y parvenir, aussi bien dans la fixation de l’objectif que dans le choix de ses moyens, que s’il s’efforce d’appréhender tout ce qui est en rapport avec le travail dans son être en soi objectif, que s’il s’efforce de régler son comportement vis-à-vis du travail, vis-à-vis du but du travail, vis-à-vis des moyens du travail en fonction de leur être en soi, ce qui implique non seulement l’intention d’un reflet objectif de la réalité, mais aussi l’effort d’éliminer tout ce qui est simplement instinctif, affectif, tout ce qui pourrait perturber l’appréhension objective, la conscience prédominant alors sur l’instinctif, la connaissance sur l’émotionnel.

Seul un reflet exact de la réalité peut faire en sorte que des causalités naturelles se transforment en causalités posées, au service de la position téléologique, les alternatives concrètes du travail, dans la définition du but du travail comme dans l’exécution de ce but, comportant un choix entre exactitude et fausseté, faisant ainsi du caractère cognitif des alternatives du travail une donnée incontournable, constituant la spécificité ontologique du travail, sa capacité à transformer la possibilité en réalité.

Cette spécificité objective du travail transforme le sujet travaillant, hominise l’homme, en ce sens que la conscience maîtrise de manière constamment renouvelée le pur instinct biologique.

À chaque acte singulier du travail, cette maîtrise se manifeste comme nouveau problème, nouvelle alternative, qui doit, afin que le travail soit couronné de succès, s’achever par la victoire du point de vue juste sur le simple instinct.

De même que l’existence naturelle de la pierre est hétérogène avec son usage de couteau, usage correspondant à la position de chaînes causales connues adéquatement, de même l’existence biologique et instinctuelle de l’homme est hétérogène à toutes ses positions téléologiques de maîtrise de ses instincts.

L’instabilité, l’élasticité dans l’adaptation, y compris dans des circonstances fondamentalement modifiées, la flexibilité du comportement, l’actualisation des potentialités constituent le fondement biologique de la transformation d’un animal supérieur en être humain.

Chez l’animal en captivité, cette actualisation de potentialités, cette flexibilité de comportement reste purement biologique, les sollicitations ne venant que de l’homme et constituant un nouvel environnement, la conscience restant un épiphénomène.

Le travail signifie un saut dans cette évolution, l’adaptation n’étant pas seulement passage de l’instinctif au conscient, mais adaptation à des circonstances choisies et produites par l’homme lui-même, si bien que cette adaptation n’est pas stable et statique, avec une réaction identique dans un environnement constant.

L’autoproduction transforme l’environnement, mais aussi le sujet lui-même. La mer, limite au déplacement, devient par le travail moyen de liaison pour l’homme.

Le sujet, initiateur de la détermination de l’objectif, de la transformation de chaînes causales reflétées en chaînes causales posées et de la réalisation de ces positions dans le processus de travail, par ses positions théoriques et pratiques, remplace ou contrôle ce qui est saisissable immédiatement, instinctivement, par des actes de la conscience, en raison de la distanciation que toute position implique.

Quant à la transformation de mouvements apparus consciemment en réflexe conditionnés, c’est-à-dire en actes ne possédant plus un caractère directement conscient, en actes « inconscients » ou « instinctifs« , cette disparition de la conscience, née de l’accumulation des expériences, est toujours réversible, révocable, les gestes ayant toujours leur origine dans une position téléologique qui distancie, qui détermine le but et les moyens, qui contrôle et corrige l’exécution.

Cette distanciation a pour conséquence la domination ou la maîtrise consciente des affects et des instincts, par exemple la domination de la fatigue ou de la peur, dominations constituant l’essentiel de la problématique morale.

La fabrication et l’usage d’outils s’accompagne, comme condition indispensable d’un travail réussi, du contrôle de soi, un contrôle que l’homme s’impose à lui-même, contrôle de soi nécessaire à la réalisation des buts dans le travail, un travail qui est donc le véhicule de l’autoproduction, de l’auto réalisation de l’être humain, nouvelle forme d’un être fondé sur lui-même.

  1. 9.    Deux formes de travail. Le travail comme médiation entre l’homme ou la société et la nature est le modèle primitif de toute pratique sociale. Mais il y a aussi le travail qui vise à faire produire par d’autres hommes ou par un groupe, qui vise à déclencher des positions d’objectifs et des séries causales posées chez d’autres hommes.

Le travail qui produit des objets utiles, des valeurs d’usage, est le modèle de toute pratique sociale, de tout comportement social actif. Ce travail inclut un processus entre l’activité humaine et la nature, ces actions visant à la transformation d’objets naturels en valeur d’usage.

Dans les formes plus tardives du travail, de la pratique sociale, l’action sur d’autres hommes passe au premier plan, même si elle vise en dernière instance à produire, par cette médiation des hommes, des valeurs d’usage, grâce au déclenchement de positions et de séries causales. Pour cette deuxième forme de la position téléologique, dans laquelle le but posé vise directement la fixation des objectifs d’autres hommes, il s’agit d’amener un autre être humain ou un groupe d’hommes à réaliser de leur côté des positions téléologiques concrètes, dès lors que le travail est suffisamment socialisé pour reposer sur la coopération.

  1. 10.     La coopération. Il s’agit de répartir les tâches. Les positions de chacun ont donc un caractère secondaire, puisque succédant à une position générale fixant la nature, le rôle et la fonction de chacune de ces positions

Dans le cas d’une coopération répartissant les tâches, les positions ont un caractère secondaire, puisque précédées par une position déterminant la nature, le rôle, la fonction des positions individuelles. La fixation d’objectifs n’a plus pour intention immédiate la transformation d’un objet naturel, mais l’élaboration d’une position elle-même orientée vers des objets naturels. Les moyens ne sont plus des actions directes sur des objets naturels. Il vise à obtenir des actions sur des objets naturels de la part d’autres hommes.

  1. 11.     Genèse de l’être social: le travail, le concept, le mot. Le langage naît du travail, la pensée conceptuelle naît aussi du travail, c‘est-à-dire que le travail est un présupposé, que la relation entre le travail et le langage ou la relation entre le travail et le concept n‘est pas réversible. Par contre, le mot et le concept se conditionnent mutuellement, ne peuvent exister l’un sans l’autre. Plus précisément, la position consciemment accomplie dans le travail produit une distanciation du reflet par rapport à la réalité et l’apparition de la relation sujet-objet, ces deux phénomènes étant à l’origine d’une appréhension conceptuelle de la réalité et de son expression adéquate par le langage. Cette mutation des capacités et possibilités psychiques et physiques en langage et pensée conceptuelle est un saut de l’être organique à l’être social, se manifestant par l’apparition de catégories et d’actes primitifs isolés, saut suivi d’un processus caractérisé par des différenciations et des autonomisations croissantes et relatives

La totalité du complexe joue un rôle primordial par rapport à ses éléments. Il faut donc étudier les fonctions réelles de ces éléments, en tenant compte qu’il y a un moment dominant, indépendamment de toute hiérarchie de valeurs. Dans de telles relations réciproques, soit les moments isolés se conditionnent mutuellement, comme le mot et le concept, où l’un ne peut exister sans l’autre, soit un moment est le présupposé de l’apparition de l’autre moment, sans que cette relation soit réversible, ainsi on peut déduire la naissance du langage et de la pensée conceptuelle du travail.

La position téléologique consciemment accomplie produit une distanciation dans le reflet de la réalité, et avec cette distanciation apparaît la relation sujet-objet. Cette distanciation et cette relation impliquent simultanément la naissance d’une appréhension conceptuelle de la réalité et de son expression adéquate par le langage.

L’accomplissement du processus de travail pose au sujet qui le réalise des exigences qui ne peuvent être satisfaites que par la mutation en langage et pensée conceptuelle des capacités et possibilités psychique et physique existant jusque-là.

La genèse ontologique de ce complexe concrètement structuré est en même temps un saut de l’être organique à l’être social et un processus qui s’est étendu sur des millénaires.

Le saut apparaît dès que la nouvelle qualité de l’être se manifeste par des actes primitifs isolés, à la suite de quoi les nouvelles catégories de l’être croissent extensivement et intensivement par différenciation et autonomisation croissantes relatives, jusqu’à ce que le nouveau mode d’être, la nouvelle étape de l’être se constitue avec ses caractères et son autonomie.

  1. 12.     La théorie nécessaire à la pratique et réciproquement. Le reflet doit être le plus exact possible, l’acte de reflet doit être constamment vérifié, perfectionné et généralisé, dans le sens où les expériences d’un travail particulier peuvent être mises à profit pour un autre travail, ce qui peut s’autonomiser et se formaliser en une observation de forme généralisatrice, amorce d’une connaissance scientifique. Ainsi, on peut faire abstraction des réactions de l’homme dans l’expérience observée. Toute connaissance est en dernière analyse un instrument pour la reproduction de son existence et de l’existence de l’espèce humaine, autrement dit il faut toujours avoir conscience que la théorie naît de la pratique, des besoins de l‘individu et de l‘espèce, mais il se faut aussi se rendre compte que la théorie, la connaissance sont indispensables à la naissance et au développement du travail.

Dans le cadre d’un travail concret, seul un reflet objectivement exact des relations causales impliquées par le but peut accomplir la transformation de ces relations causales en relations causales posées.

Ce fait agit dans le sens d’une constante vérification et d’un constant perfectionnement des actes de reflet, mais aussi dans le sens de leur généralisation, dans la mesure où les expériences d’un travail concret peuvent être mises à profit pour un autre travail, ces expériences s’autonomisant de manière relative en observations de forme généralisatrice. Ces expériences ne se rapportent plus exclusivement et directement à l’exécution d’une tâche particulière. Ces généralisations portent en germe les futures sciences. Ainsi, la tendance à faire abstraction des déterminations liées aux réactions de l’homme, selon le principe de désanthropomorphisation.

Les concepts sont souvent associés à des représentations magiques ou mythiques, malgré les formes toujours plus évoluées de la pratique.

On doit toujours avoir à l’esprit que la conscience sur les tâches, sur le monde et sur soi, même si elle devient de plus en plus autonome et médiatisée, est l’instrument indispensable de la reproduction de sa propre existence et de la reproduction de l’existence de l’espèce.

La conscience de l’être humain intervient dans son activité d’autoreproduction.

L’autonomie de la réflexion du monde externe et interne dans la conscience de l’homme est une condition indispensable de la naissance et du développement du travail.

La théorie (ou la science) comme figure devenue autonome de positions dans le travail ne peut renier son lien au travail, à la pratique, à la satisfaction des besoins de l’espèce humaine. Il y a donc une double relation de lien et d’autonomie entre la théorie à la pratique.

  1. 13.     La contemplation et la vision abstraite de la pratique. Le pantéléologisme selon lequel la causalité est l’instrument d’accomplissement du but final conduit à la croyance que la forme la plus élevée du comportement humain est la contemplation de l’essence téléologique de la réalité objective, mais l’effort pour éliminer cette téléologie objective et son sujet religieux par le matérialisme vulgaire peut être un obstacle à la compréhension concrète de la pratique, tandis que, en réaction, l’idéalisme allemand évalue l’aspect actif de la pratique à sa juste importance, mais abstraitement. On a ou bien une insuffisante prise en compte de la pratique là où elle existe réellement et matériellement, c’est-à-dire dans le travail, ou bien une conception du travail comme seul domaine où la position d’un but aurait un rôle réel de transformation véritable du réel, ou bien une conception faisant de la téléologie et de la causalité dans le travail des moments ne constituant pas des éléments coexistants d’un complexe dynamique qu’ils caractérisent, mais des éléments s’excluant mutuellement

Tant que le processus réel de l’être dns la nature et dans l’histoire est conçu de manière téléologique, la causalité n’étant que l’organe d’accomplissement du but final, la forme la plus élevée du comportement humain est la théorie, la contemplation devant la fin ultime et le caractère téléologique de l’essence de la réalité objective.

L’effort pour éliminer la téléologie objective et son sujet religieux inventé tend à une éviction complète de la téléologie qui fait alors obstacle à une compréhension concrète de la pratique.

En réaction, l’idéalisme allemand développe l’aspect actif, évaluant la pratique à sa juste importance, mais l’idéalisme ne connaît pas l’activité réelle, l’aspect actif n’étant ainsi développé qu’abstraitement.

Marx revient sur la pratique là où elle se manifeste réellement et matériellement, là où ses déterminations ontologiques apparaissent nettement, c’est-à-dire là où coexiste dynamiquement téléologie et causalité.

Il ne suffit pas de dire que le travail ou la pratique serait l’unique complexe d’être dans lequel la position téléologique aurait un rôle réel, à l’origine des transformations véritables du réel, ni de dire que téléologie et causalité s’exclueraient.

Téléologie et causalité sont des principes hétérogènes, mais qui ne peuvent produire qu’associés le fondement ontologique de complexes qui ne peuvent exister que dans l’être social et dont l’action dans cet être social constitue la caractéristique.

  1. 14.     Causalité réelle et causalité cognitive. La position concrète, dans l’être, de séries causales concrètes présuppose la connaissance de ces séries, c’est-à-dire présuppose la position en termes cognitifs, en termes de connaissance de ces séries causales concrètes, mais cette position n’est qu’une possibilité, qu’une potentialité, préalable à l’alternative d’où jaillit la réalisation, la décision, l’acte en rapport d’altérité avec la connaissance

La téléologie ne peut fonctionner réellement que si elle est posée, c’est-à-dire que, pour décrire l’être de manière ontologiquement correcte, si un processus est caractérisé comme téléologique, il faut prouver l’existence du sujet à l’origine de la position, alors que la causalité peut être aussi bien posée que spontanée.

On ne peut faire disparaître la distinction entre position de la causalité réelle, matérielle, et position de la causalité purement cognitive, qu’elle soit gnoséologique ou logique, car seule une causalité posée matérielle, affectant l’être, peut coexister avec la téléologie (toujours posée).

La position concrète, dans l’être, de séries causales concrètes présuppose leur connaissance, c’est-à-dire leur position en termes cognitifs, mais une telle position ne permet d’atteindre qu’une possibilité, et la transformation de cette potentialité en réalisation est la décision qui jaillit de l’alternative, un acte qui présuppose la connaissance mais qui se trouve vis-à-vis d’elle en rapport d’altérité.

  1. 15.     L’influence plus ou moins grande des intérêts selon le type de travail. Dans la forme primitive du travail, la fixation du but ou de l’objectif est influencé par l’intérêt, par les besoins, c’est-à-dire que le travail et la réalisation du but sont orientés par cet intérêt, par ces besoins, mais, comme toute méconnaissance de la causalité en soi conduit à l’échec, que la transformation des causalités spontanées en causalités posées concerne exclusivement l’interaction avec la nature, les intérêts sociaux n’interfèrent pas dans le reflet des faits, le caractère purement cognitif des actes étant ainsi préservé, les actes de position de la causalité étant orientés sur l’opposition de valeur entre le vrai et le faux. Par contre, quand l’objectif du travail est de transformer ou d’orienter les positions téléologiques d’autres hommes, un objectif qui dépend de certains intérêts correspondant à certains besoins, les positions téléologiques des autres hommes seront déterminées, de manière efficace ou non, par ces intérêts, dans la mesure où ces autres hommes peuvent être indifférents à la création ou à la transformation de leur position, ou bien favorables, accentuant la réalisation, ou bien défavorables, freinant ou bloquant ou contrecarrant la réalisation. Les actes de position ne sont donc plus orientés exclusivement sur les positions de valeur entre le vrai et le faux.

La coexistence ontologique de la téléologie et de la causalité dans la pratique montre que théorie et pratique sont les moments d’un seul et même complexe d’être social, et cela apparaît dans la forme primitive du travail, car, même si ce travail est orienté téléologiquement par l’intérêt porté envers la réalisation de l’objectif fixé, la transformation des causalités spontanées en causalités posées concerne exclusivement l’interaction entre l’homme et la nature, si bien que le caractère purement cognitif des actes est préservé, les intérêts sociaux n’interférant pas dans le reflet des faits.

Les actes de position de la causalité sont orientés sur l’opposition de valeur entre le vrai et le faux, puisque toute méconnaissance de la causalité existant en soi dans le processus de sa position conduit à l’échec.

Dans toute position de la causalité où l’objectif fixé est un changement de la conscience des positions téléologiques d’autres hommes, un renforcement ou un affaiblissement des tendances favorables ou défavorables aux objectifs, l’intérêt social que comporte toute fixation d’objectifs influe sur la position des séries causales indispensables à la réalisation, et, de plus, la position de ces séries causales qui vise à des décisions déterminées dans les alternatives, s’exerce sur un matériau qui pousse spontanément à des décisions alternatives, qui sont tendanciellement sensibles, favorables, défavorables ou indifférentes aux objectifs.

  1. 16.     Nécessité d’une critique ontologique. Quand il y a perte de la confrontation avec l’être en soi de cette partie de la nature directement liée avec l’objectif du travail, quand on ne se préoccupe plus seulement de l’appréhension juste du phénomène naturel concret, quand on ne s’intéresse plus qu’aux seules propriétés en rapport avec l’objectif posé, seules les relations immédiates devant être reflétées correctement, quand la connaissance devient plus généralisée, plus approfondie, plus complète, alors apparaissent les problèmes d’une ontologie générale de la nature dans son en soi véritable, problèmes détachés des besoins de la société, indépendants de la pratique sociale et en particulier de la science, des problèmes influencés cependant par les représentations ontologiques courantes. Ainsi, en biologie, on parle d’activités, quand il s’agit en fait d’interactions d’un organisme non humain avec son milieu, interactions incapables, même s‘il y a conscience, de susciter une distanciation entre le sujet et l‘objet, ce qui impliquerait, pour que la chose devienne un objet pour la conscience non humaine, un effort d’appréhension de la conscience dans des situations où l’organisme n‘est pas liée à la chose par des liens biologiques immédiats. Ainsi, au-delà d’une conception simpliste de la pratique comme critère de la théorie, le point de vue ontologique correct, plus différenciateur, prenant en compte la complexité, est que, certes, la pratique est le critère de la théorie, mais plus précisément, pour ce qui concerne la forme originelle du travail, la simple manipulation de séries causales concrètes, la réalisation effective d’une série causale est le critère de la justesse de la position de cette série causale, et pour ce qui concerne des formes plus socialisées du travail et en particulier le développement scientifique de la position causale, la vérification expérimentale de l’hypothèse d’une relation causale est la preuve de sa vérité pour toute pratique future, la preuve d’une connaissance authentique de l’être, ce qui propulse la relation causale à un niveau de généralité sans précédent, au-delà de la relation causale comme position concrète dans une configuration concrète, la relation causale étant conceptualisée dans la spécificité de son être matériel et en harmonie avec d’autres formes d’être confirmées scientifiquement. Mais, contrairement aux allégations de la fausse conscience ontologique influencée par les dominants, qui manipulent tous les domaines de la pratique et par la religion actuelle, qui installe, à la place du sens critique pour l’être véritable, le besoin religieux fondé sur la subjectivité, allégations comme quoi toutes les relations mises à jour peuvent être exploitées pratiquement, selon les seuls critères de simplicité, de commodité, d’applicabilité comme preuves de la vérité de la formulation de ces relations, sans recours à l‘ontologie, considérée comme inutile, sans valeur, purement métaphysique, on ne peut échapper à l‘interprétation ontologique des relations causales, à l’interprétation physique des formulations mathématiques, pour sortir de l‘ambiguïté de ces relations et formulations, selon une critique ontologique consciente, c‘est-à-dire une compréhension de l‘être véritable ayant un caractère concret, fondée sur la totalité différenciée en classes de la société.

Si on ouvre la possibilité d’une connaissance plus précise, plus étendue, plus approfondie, plus complète, plus généralisée des causalités naturelles, il y a perte de la confrontation exclusive de l’homme et de la nature, de la confrontation avec l’être en soi de cette partie de la nature directement liée avec l’objectif du travail.

Le travail se préoccupe simplement de l’appréhension juste d’un phénomène naturel concret pour les seules propriétés en rapport avec l’objectif posé.

Les relations les plus immédiates doivent être reflétées correctement.

Dès que le reflet vise une généralisation, apparaissent les problèmes d’une ontologie générale de la nature dans son en soi véritable, indépendants de la société et de ses besoins, indépendants de la pratique sociale et de la science, des problèmes influencés par les représentations ontologiques sur la nature.

La conscience sociale se développe dans un environnement mental de représentations ontologiques.

Dans le monde organique, ce qui suscite l’apparence d’une activité tient à ce que le processus de reproduction entraîne des interactions entre l’organisme et son environnement, qui sont même dirigées directement par une conscience, mais ces interactions ne sont que des réactions biologiques au phénomène de l’environnement, interactions importantes pour l’existence immédiate mais incapables de susciter une distanciation, c’est-à-dire une relation sujet-objet, dans la mesure où une chose ne peut devenir un objet pour la conscience que si la conscience s’efforce de la saisir dans des situations où l’organisme n’est pas lié à la chose par des intérêts biologiques immédiats, dans la mesure aussi où le sujet transforme son attitude, sinon la position des buts et la position des moyens régis causalement ne peuvent se séparer pour se réunir.

Dans le travail, la réalisation des séries causales fournit le critère de la justesse ou de la déficience de leur position. La pratique est le critère de la théorie.

L’expérimentation mobilise un ensemble de matériaux, de forces, en s’efforçant de les isoler de facteurs étrangers, pour observer certaines de leurs interactions, pour savoir si une relation causale posée comme hypothèse correspond à la réalité, ceci en vue d’une généralisation, savoir si cette relation est correctement posée dans toute pratique future.

L’expérimentation peut, comme le travail, trancher entre le vrai et le faux, mais à un plus haut niveau de généralisation, celui d’une appréhension formulable mathématiquement des rapports quantitatifs dans le complexe considéré.

Si on veut que la connaissance ainsi acquise serve à élargir une connaissance de la nature en général, il ne suffit pas que la relation causale concrète serve de position concrète dans une configuration concrète.

La relation causale doit être comprise dans la spécificité de son être matériel, et son essence ainsi conceptualisée doit être mise en harmonie avec d’autres formes d’être confirmées scientifiquement.

La formulation mathématique ambivalente est complétée et perfectionnée par une interprétation physique qui passe nécessairement par une interprétation ontologique de la totalité de la conception du monde de la physique, interprétation influencée par la société.

Le fait que certaines relations mises à jour puissent être exploitées pratiquement, même quand on suspend les décisions ontologiques, selon l’idée qu’on choisisse ce qui est le plus commode, le plus simple, l’idée que seule l’applicabilité pratique est un critère de la vérité scientifique, conduit à rejeter toute référence à l’être comme métaphysique, non scientifique.

Dans le travail, dans la pratique, l’opposition ontologique entre la connaissance authentique de l’être par un développement scientifique de la position causale et la simple manipulation de relations causales concrètement identifiées n’est pas une simple différence de conceptions gnoséologiques, logiques ou épistémologiques.

La pratique comme critère de la théorie apparaît sous la forme d’une fausse conscience ontologique influencée par les besoins sociaux dominants, où la manipulation dans l’économie s’étendant à tous les domaines de la pratique est le facteur essentiel de reproduction, tendance renforcée par la religion qui installe, à la place des dogmes ontologiques et du sens critique pour l’être véritable, fondements de la religion d’autrefois, le besoin religieux fondé sur la subjectivité.

Le critère de la pratique doit faire intervenir une critique ontologique consciente, une compréhension de l’être véritable ayant un caractère concret, fondée dans la totalité différenciée de la société concrètement différenciée en classes et orientée vers cette totalité.

  1. 17.     Le devoir. L’acte de position et de réalisation par la mobilisation des enchaînements causaux, par la direction, l’orientation, le choix judicieux, le perfectionnement, la concrétisation, la différenciation de l’emploi des moyens, est déterminé par le devoir d‘atteindre l‘objectif, d’accomplir le but, comme nécessité subjective résultant de la fixation de l’objectif, retournant la direction de la détermination, le but dans la conscience précédant la réalisation du but, le futur et non le passé déterminant le présent, le devoir remplaçant la nécessité d’adaptation par la conservation ou la transformation du passé. À chaque réalisation partielle dans la suite des réalisations, au choix de chaque alternative dans la chaîne des alternatives, on se pose la question de savoir si elle permet d’atteindre l’objectif et comment elle atteint cet objectif. Toute connaissance adéquate des séries causales, tout reflet adéquat, toute pratique adéquate, tout devoir ne correspond pas forcément avec la réalisation de l’objet du devoir, ne favorise pas forcément cette réalisation, le devoir étant donc un moment déterminant avec le moment de la connaissance. La justesse du choix d’une alternative se juge à partir du but et de sa réalisation. Une connaissance adéquate et une pratique adaptée peuvent être catastrophiques s’ils ne correspondent pas à l’objectif. S’il ne faut pas nier le devoir, il ne faut pas non plus opposer un devoir absolu, des lois transcendantes sur ce qui doit arriver, un impératif moral coupé de toute alternative concrète, une volonté abstraite qui fait référence à une forme évoluée de la morale, avec l’homme purement naturel, un homme qui n’existe pas. Si le devoir de réaliser l’objectif du travail éveille et favorise des qualités subjectives qui deviennent décisives pour des formes plus évoluées de la pratique, ainsi la maîtrise des affects, le contrôle de soi, la maîtrise par le discernement des penchants biologiques spontanés et des habitudes, ces transformations du sujet ne concernent pas directement l’ensemble de sa personnalité, elles peuvent plutôt avoir d’excellents effets dans le travail, sur les qualités d’observation, d’habileté, d’application, d’endurance, qualités nécessaires pour maîtriser la transformation matérielle de l’objet naturel, mais ces transformations du sujet sont sans influer sur le reste de la vie du sujet, même si elles sont porteuses de possibilités.

Si l’acte décisif du sujet est sa position téléologique et sa réalisation, le facteur catégoriel décisif de ces actes comporte l’émergence d’une pratique déterminée par le devoir.

Le facteur immédiatement déterminant de toute action visant une réalisation est le devoir, ne serait-ce que parce que chaque étape de la réalisation est déterminée par le fait de savoir si et comment elle permet d’atteindre l’objectif.

Dans le déterminisme biologique normal, causal, le passé détermine le présent.

L’adaptation à l’environnement modifié se déroule selon une nécessité causale, les propriétés du passé réagissant en se conservant ou en se transformant.

La fixation de l’objectif retourne la direction de la détermination.

Le but dans la conscience précède sa réalisation, et dans le processus qui mène à la réalisation, chaque étape, chaque mouvement est dirigé par l’objectif choisi, et donc par le futur.

La causalité posée est la mobilisation des enchaînements causaux laissés à leur mouvement propre afin de permettre la réalisation du but fixé à l’origine.

Le travail est un processus causal téléologiquement dirigé, perfectionné, concrétisé, différenciant l’emploi de forces naturelles au service du travail.

Cette action déterminée par le futur est, du point de vue du sujet, une action dirigée par le devoir d’atteindre l’objectif.

La position de la causalité consiste dans la connaissance des chaînes causales et des relations causales qui sont susceptibles, pour peu qu’elles soient judicieusement choisies et orientées, d’accomplir le but fixé.

Une chaîne ininterrompue d’alternatives apparaît nécessairement, dans laquelle le choix, l’option en faveur de chacune des alternatives est déterminé par le futur, par l’objectif à réaliser.

La connaissance adéquate de la causalité, la position adéquate de la causalité sont déterminées par le but, c’est-à-dire qu’une observation adéquate et une pratique adaptée peuvent avoir des résultats désastreux s’ils ne correspondent pas à l’objectif.

Un reflet adéquat de la réalité est une condition indispensable du fonctionnement approprié du devoir, mais le devoir n’est efficace que s’il favorise réellement la réalisation de l’objet du devoir.

Par conséquent le reflet exact de la réalité et la réaction appropriée à la réalité ne suffisent pas.

La justesse ou l’erreur du choix d’une alternative dans le processus de travail est jugé à partir du but et de sa réalisation.

Dans l’interaction entre le devoir et le reflet de la réalité, entre la téléologie et la causalité posée, le devoir est le moment dominant.

La pensée idéaliste analyse en termes gnoséologiques ou logiques les manifestations les plus intellectualisées des catégories, ignorant la genèse de ces catégories et l’orientation ontologique qu’elles permettent.

Ne prenant en compte que les formes de la pratique sociale éloignées de l’échange de la société avec la nature, les formes les plus hautes de la morale, ignorant les médiations qui relient ces formes avec leurs formes originelles, la pensée idéaliste invente des oppositions strictes entre formes originelles et formes évoluées, avec l’élaboration artificielle d’une sphère du devoir, de la valeur, opposée au fantasme de l’être purement naturel de l’homme, alors que l’homme, comme le devoir, est un être social.

Le matérialisme vulgaire ignore le rôle du devoir dans l’être social, ce qui renforce la fétichisation.

La nécessité, la raison morale perd son caractère de « si …, alors », seul capable de le concrétiser, pour apparaître comme un pur absolu, avec un devoir totalement coupé des alternatives concrètes, les alternatives étant des incarnations, adaptées ou inadaptées, de commandements absolus, de lois transcendantes de ce qui doit arriver, des impératifs, des règles désignées par des devoirs, exprimant la nécessité de l’action, une volonté abstraite.

Les tentatives concrètes des hommes n’adhèrent que par hasard à la volonté abstraite.

Les préceptes pratiques ne sont pas des lois, car il leur manque la nécessité qui, pour être pratique, doit être indépendante des conditions sociales.

Dans le travail, la nature du but, de l’objet, des moyens détermine aussi la nature du comportement subjectif.

Du point de vue du sujet, seul est réussi un travail accompli sur la base de l’objectivité la plus soutenue, la subjectivité devant jouer un rôle productif utile, les qualités d’observation, d’habileté, d’application, d’endurance du sujet étant importantes quant au déroulement du processus de travail, des capacités orientées vers l’extérieur, sur la maîtrise pratique, sur la transformation matérielle de l’objet naturel.

Si le devoir sollicite l’intériorité du sujet, ce n’est que pour que les transformations intérieures deviennent le support d’une maîtrise accrue de l’échange matériel avec la nature.

Le contrôle de soi, effet du devoir dans le travail, la maîtrise par le discernement de ses penchants biologiques spontanés, de ses habitudes est régulé et dirigé par une objectivité du processus fondée dans l’être naturel de l’objet, des moyens, etc.

Cette objectivité régule la dimension du devoir qui agit sur le sujet et le modifie, c’est donc le comportement effectif du travailleur qui joue un rôle décisif, tandis que ce qui se déroule dans le même temps subjectivement ne produit pas nécessairement d’effets.

Si le devoir éveille et favorise les qualités qui deviennent décisives pour des formes plus évoluées de la pratique, ainsi la maîtrise des affects, ces transformations du sujet ne concernent pas directement l’ensemble de sa personnalité, elles peuvent avoir d’excellents effets dans le travail sans influer sur le reste de la vie du sujet, même si elles sont porteuses de possibilités.

Quand l’objectif est d’influencer d’autres hommes pour qu’ils réalisent certaines positions, la transformation des autres devient un devoir, l’objet d’une position.

  1. 18.     La valeur. Le devoir concerne des objectifs de valeur, c‘est-à-dire qu‘on ne peut pas choisir n‘importe quel objectif. De même, on n‘évalue pas n‘importe comment un produit réalisé, un résultat de travail. Le but du travail comme le produit du travail doivent être conformes à certaines valeurs. Inversement, la valeur ne peut se déduire directement des propriétés naturelles d’un objet, même si presque tous les objets d’usage peuvent être considérés, directement ou indirectement, comme des valeurs d’usage, c’est-à-dire des produits d’un travail concret. La valeur existe, se concrétise, se matérialise, par exemple sous forme de valeur d’usage, seulement si elle peut fixer à l’homme un devoir de réaliser un objectif conforme à cette valeur, en l‘occurrence fabriquer cette valeur d‘usage. La valeur d’usage n’est pas la simple résultante d’actes d’évaluation subjectifs. La valeur d’usage a un caractère objectif qui tient à son utilité pour des buts déterminé concrets, à son caractère propre ou impropre à satisfaire les besoins.

Le problème du devoir en tant que catégorie de l’être social est lié à celui de la valeur. De même que le devoir, comme facteur déterminant de la pratique subjective dans le travail, ne peut jouer ce rôle spécifique essentiel que dans la mesure où ce qui est visé a de la valeur, de même la valeur se matérialise dans le travail seulement si elle peut fixer à l’homme au travail le devoir de réaliser conformément à cette valeur.

Tandis que la valeur influence la détermination de l’objectif et l’évaluation du produit réalisé, définissant le résultat final du travail comme valide ou vain, le devoir est le régulateur du processus de travail.

La valeur ne peut se déduire directement des propriétés naturelles d’un objet.

Lorsque le besoin de l’homme n’est pas médiatisé par le travail, une valeur d’usage peut ne pas être le produit d’un travail, ainsi l’air, le sol vierge, les prairies naturelles, les bois sauvages, mais peut représenter cependant une valeur, comme base d’un travail ultérieur, comme possibilité pour la création de produits du travail, si bien que toutes les valeurs d’usage peuvent être considérées comme produit concret du travail, de la transformation des objets et des conditions, des propriétés des éléments naturels, avec un recul progressif des limites naturelles au fur et à mesure que se socialise toujours plus de travail.

La valeur d’usage est une forme de matérialité sociale dont le caractère social se fonde sur le travail.

Les valeurs d’usage sont une forme de matérialité sociale qui se distingue des autres catégories économiques dans la mesure où, en tant qu’objectivation de l’échange matériel de la société avec la nature, cette forme de matérialité sociale est une caractéristique commune à toutes les formations sociales, à tous les systèmes économiques.

Considérée dans cette dimension universelle, elle n’est soumise à aucune transformation historique, même si ces manifestations concrètes ne cessent de se modifier.

La valeur d’usage a un caractère objectif, même si, de plus en plus, de nombreuses valeurs d’usage ne servent à la satisfaction directe des besoins que de manière très médiatisée.

Le caractère objectif de la valeur d’usage tient à son utilité, une utilité pour des buts déterminés concrets, une utilité objective de la valeur d’usage, même si l’utilité a un caractère téléologique.

La valeur d’usage n’est donc pas seulement la simple résultante d’actes d’évaluation subjectifs, ceux-ci ne faisant que rendre consciente l’utilité objective de cette valeur d’usage.

Le critère de justesse ou de fausseté de ces actes d’évaluation subjectifs est dans la valeur d’usage objective.

La nature ne connaît pas l’utilité.

On ne peut déterminer comme utilité le mode d’être d’un objet qu’en rapport avec une position téléologique.

Dans la théologie, l’utilité du lièvre est de servir de nourriture au renard. Les propriétés d’un objet sont attribuées à son engendrement par le créateur. Les valeurs et les biens sont objectifs en ce sens qu’ils résultent du travail du créateur.

L’opposition antireligieuse met l’accent sur les actes subjectifs d’évaluation. Un objet d’appétit et de désir est bon, un objet de haine et d’aversion est mauvais, un objet de mépris est sans valeur, insignifiant.

Une seule et même chose peut-être bonne, mauvaise ou indifférente.

Les deux courants stigmatisent les systèmes de valeurs réellement existants comme dénués de valeur ou insignifiants et n’attribuent une validité axiologique qu’aux valeurs spirituelles les plus subtiles ou aux valeurs matérielles immédiates, car il s’agit de nier le caractère unitaire en dernière instance de la valeur comme moment réel de l’être social, en dépit de ses changements structurels qualitatifs au cours de l’évolution de la société.

Dans le travail, comme production de valeurs d’usage, l’alternative entre ce qui est propre ou impropre à satisfaire les besoins, autrement dit le problème de l’utilité, se pose en tant qu’élément actif de l’être social.

L’objectivité de la valeur implique une approbation de la position téléologique adéquate.

La justesse de la position, en présupposant que sa réalisation sera également correcte, signifie une réalisation concrète de la valeur.

La fétichisation de la valeur consiste à exagérer son objectivité, comme la fétichisation de la raison exagère la raison.

Le produit peut être mesuré à l’aune de la position.

La preuve et la vérification de l’existence objective et de la validité de la position se fait en examinant, selon la relation si-alors, si le besoin est satisfait.

La valeur n’est pas constituée par des actes d’évaluation.

La valeur qui naît dans le processus de travail acquiert une objectivité sociale, et c’est cette objectivité qui décide si l’alternative dans la position et dans sa réalisation est conforme à cette valeur, c’est-à-dire juste et valide.

  1. 19.     L’économie est le résultat de positions individuelles et de leurs réalisations sous forme d’alternatives, ce qui déclenche des chaînes causales aboutissant à un mouvement social complètement objectif, faisant face à l’homme de manière indépendante. Les sujets à l’origine des positions et décisions alternatives non seulement ont du mal à percevoir les conséquences de leurs décisions mais n’arrivent à percevoir la totalité pour orienter leurs décisions qu’en fonction de valeurs objectives, dont ils ne sont pas sûrs et parfois non conscients. La division du travail suscitée par la valeur d’échange produit l’économie du temps dans la société comme chez l’individu, un individu qui devient de plus en plus riche et développé. L’homme, apparemment noyé dans la masse, est cependant au cœur de l’économie, à son début, car l’économie répond à des besoins, à son arrivée, puisque l’économie, en particulier par la transformation de la nature, enrichit l’homme de produits utiles, mais aussi de capacités et de qualités personnelles, en particulier la maîtrise des instincts et des affects naturels. L’économie est fondatrice de la totalité sociale, dans la mesure où la valeur d’usage se généralise et s’abstrait en valeur d’échange, la maîtrise de la vie devenant universelle, concernant même les domaines extra économiques, constituant ainsi une formation sociale proprement dite, même si le comportement individuel dans le travail doit être strictement économique, oubliant les finalités humaines.

L’économie, même la plus complexe, est le résultat de positions individuelles et de leurs réalisations sous forme alternatives.

Les chaînes causales déclenchées aboutissent à un mouvement social.

Les sujets à l’origine des positions et décisions alternatives, à partir d’un certain stade d’évolution, ne peuvent plus percevoir la totalité pour orienter leurs décisions à partir des valeurs. Déjà ils ont du mal à évaluer les conséquences de leurs décisions. Ils ne peuvent faire naître la valeur économique, qui existe donc objectivement et à partir de laquelle se déterminent les positions individuelles orientées vers la valeur, même si ce n’est pas avec une certitude adéquate et avec une conscience adéquate.

La division du travail, médiatisée et suscitée par la valeur d’échange, produit d’elle-même des valeurs, produit le principe de la maîtrise du temps, de l’économie de temps, au travers de son utilisation optimale, répartition judicieuse du temps par la société comme par l’individu. L’économie du temps signifie en même temps une relation de valeur.

Le travail simple orienté seulement sur la valeur d’usage soumet la nature à l’homme, pour l’homme, aussi bien dans la transformation de la nature selon ses besoins que dans l’accession à la maîtrise de ses propres instincts et affects purement naturels et, par cette médiation, au commencement de la formation de ses capacités spécifiquement humaines.

L’orientation objective des lois économiques sur le gain de temps impose directement la division optimale du travail et entraîne l’apparition d’un être social toujours plus fortement socialisé, ce mouvement étant donc objectif, indépendant de la conscience de ceux qui y participent, un mouvement de l’être en soi initial des catégories sociales vers un être pour soi de la société évoluée, être pour soi abouti, toujours plus richement déterminé, toujours plus effectif, être pour soi dont l’incarnation est l’être humain dans sa pratique sociale concrète, un homme qui incarne l’humanité dans ses actions et par ses actions, qui inscrit l’humanité dans la réalité.

Il y a donc une relation universelle entre le développement économique objectif et le développement de l’être humain.

La pratique économique est accomplie par l’homme dans des actes alternatifs, mais sa totalité forme objectivement un complexe dynamique, dont les lois excèdent la volonté de l’individu et lui font face en tant que réalité sociale objective, avec toute la dureté qui caractérise la réalité, des lois qui ne cessent pourtant pas de produire et reproduire l’homme social à un niveau toujours plus élevé, de produire et reproduire aussi bien les relations rendant possibles le haut développement de l’homme que l’homme lui-même, les capacités qui transforment ses possibilités en réalité.

L’homme est le début et la fin, l’initiateur et le résultat final de l’ensemble du processus économique.

Il apparaît noyé dans la masse de ce processus et il l’est en tant qu’individu, mais il n’en constitue pas moins que le cœur réel du processus.

La forme originelle du travail, qui pose l’utilité comme valeur de son produit, vise la satisfaction des besoins, mais aussi déclenche chez l’homme qui l’accomplit un processus orienté vers le développement réel de son évolution, si bien que, déjà à ce stade, la valeur économique s’élève.

À partir de là, l’utilité de la valeur est élevée vers l’universalité, s’étendant à la maîtrise de la totalité de la vie humaine, tandis que l’utilité devient toujours plus abstraite avec la valeur d’échange qui prend peu à peu un rôle dominant.

Ce développement conduit à l’édification de formations véritablement sociales comme le capitalisme ou le socialisme, la socialité de la production faisant naître un système économique reposant sur sa propre immanence, dans lequel une pratique réelle, plus exactement le comportement immédiat nécessaire, n’est plus possible qu’orienté sur des objectifs économiques immanents et sur la recherche de moyens pour réaliser ces objectifs, sans oublier que tout acte économique, du travail originel jusqu’à la production purement sociale, a pour fondement l’intention de l’humanisation de l’être humain, de sa genèse à son plein déploiement.

L’économie, comme forme de l’être, a une fonction ontologiquement fondatrice, dans une relation qui n’est ni réversible, ni réciproque.

  1. 20.     Apparition de la lutte des classes et de la conflictualité des valeurs. Les valeurs ne constituent pas un système logique déduit d’un concept général, ni une hiérarchie ontologique accordant aux seules catégories élémentaires une existence, elles ont une genèse socio-historique, avec des valeurs économiques fondatrices et des valeurs dérivées, ainsi les valeurs du droit, valeurs hétérogènes, autonomes tout en étant liées aux valeurs économiques. Les valeurs décident de la justesse du choix entre les alternatives. Dans la forme simple du travail, il est facile de distinguer les alternatives économiques, évaluées positivement ou négativement, la sphère économique étant considérée comme une seconde nature, et les alternatives morales, où on rejette toute évolution économique destructrice de la vie sociale et individuelle et où on fait la profession de foi de l’intégrité morale nécessaire de la personne humaine. Dans les formes plus évoluées de la vie sociale, il y a un enchevêtrement des positions téléologiques et des valeurs, et surtout les lois font de l’antagonisme et des phénomènes conflictuels, c’est-à-dire de la société de classes, le fondement de l’évolution générale, l’appartenance de classe et la participation à la lutte des classes déterminant profondément les décisions. Les alternatives orientées sur la réalisation de valeurs prennent la forme de conflits de devoirs insolubles, les alternatives portant sur un choix entre des valeurs qui s’opposent entre elles.

À l’intérieur d’une sphère d’être, il faut comprendre la genèse des catégories pratiques ou théoriques, ici les valeurs, les plus évoluées, les plus complexes, les plus médiatisées, à partir des catégories élémentaires qui leur servent de base, en évitant toute déduction logique des catégories à partir de leur concept général compris abstraitement, car on prêterait à des relations et des propriétés qui se fondent ontologiquement sur une genèse socio-historique l’apparence d’une hiérarchie conceptuelle systématique, comme en évitant de considérer les catégories complexes comme des produits mécaniques des catégories élémentaires qui les fondent, ce qui construit une hiérarchie fausse, prétendument ontologique, n’accordant une existence qu’aux catégories élémentaires.

En ce qui concerne la relation de la valeur économique aux autres valeurs de la pratique sociale, ainsi qu’au comportement théorique qui leur est le plus étroitement lié, nous savons que la valeur est liée au caractère d’alternative de la pratique sociale. Les alternatives dans le travail et dans la pratique économique sont orientées sur les valeurs, des valeurs qui décident, dans leur objectivité à l’intérieur de l’être social, de la justesse ou de la fausseté des décisions entre alternatives orientées sur la valeur.

Les alternatives originelles dans le travail simplement orienté sur les valeurs d’usage sont des positions téléologiques qui transforment la nature. Les alternatives du travail des étapes plus évoluées ont pour objectif premier d’influer sur la conscience d’autres hommes pour leur faire accomplir les positions téléologiques souhaitées. L’économie socialement développée comporte des positions de valeur des deux sortes, d’où une complexité de la valeur et des positions de valeur dans le domaine de l’économie.

Dans les domaines extraéconomiques, certains modes de la pratique sociale comme le droit se sont autonomisés pour devenir des formes de médiation régulant au mieux la reproduction sociale.

La sphère juridique dépend de l’économie tout en lui étant hétérogène, ce qui permet la spécificité et l’objectivité de la valeur.

De plus, les positions purement économiques, lors de leur réalisation pratique, suscitent et développent des capacités humaines, ou leurs possibilités, chez les individus, dans leur relation entre eux, conséquences dépassant largement le domaine économique pur.

Comme l’évolution dans l’économie n’est pas, dans sa totalité, téléologiquement posée, bien que cette évolution soit fondée sur les positions téléologiques particulières des individus, apparaissent des oppositions entre le progrès économique objectif et ses conséquences pour l’homme, les conséquences de l’économie déterminantes pour la vie.

Dans le cas du travail comme simple échange matériel avec la nature, on peut facilement distinguer les alternatives économiques, évaluées positivement ou négativement comme succès ou échec, et les alternatives humaines et morales. Dans ce cas, le processus économique, dans son objectivité, agit comme une seconde nature et les alternatives des individus se concentrent totalement ou principalement sur le domaine proprement économique.

Dans l’économie évoluée, où les alternatives vont au-delà de l’échange avec la nature, non seulement les lois immanentes de l’économie font apparaître une contradiction entre le processus économique objectivement progressiste et nécessaire, l’essence objective du processus, et ses manifestations humaines et sociales, ses manifestations dans la vie des hommes, avec le refus de cette évolution et la profession de foi envers l’intégrité morale de l’espèce humaine, mais ces lois font de l’antagonisme, des phénomènes conflictuels, de la société de classes, le fondement de l’évolution générale, l’appartenance de classe et la participation à la lutte des classes déterminant profondément les décisions vitales des individus.

Les alternatives orientées sur la réalisation de valeurs prennent la forme de conflits de devoirs insolubles du fait que le conflit ne se joue pas au sein d’une valeur reconnue, pour déterminer une décision, mais concerne des valeurs concrètes, à la validité concrète, qui déterminent la pratique, l’alternative portant sur un choix entre des valeurs qui s’opposent entre elles.

  1. 21.      La puissance relative de la raison morale. Il n’y a pas d’impuissance absolue de la raison morale face à la réalité (avec une relativité éternelle des valeurs ou un édifice rationnel des valeurs inapplicable ou la nécessité des prescriptions et des interdits pour diriger autoritairement les individus), il y a simplement une impuissance relative, dans la mesure où les hommes ne choisissent pas les circonstances dans lesquelles ils définissent leurs positions réalisant des valeurs, dans lesquelles ils font l’histoire, mais les hommes ont un champ de possibilités de décisions, il peuvent faire des choix entre les alternatives. Les hommes se donnent des modèles, des exemples de réactions, de réponses, de solutions à des alternatives, dans les mythes, les figurations poétiques, la tradition orale, les héros qui répondent de manière positive ou négative à des alternatives, à des questionnements, à des valeurs, à des épreuves. Il s’agit de reproduire sa vie, de maintenir une continuité, une persistance et un souvenir, mais en adaptant à chaque fois le modèle à la réalité présente, en l‘interprétant. Les valeurs sont le moteur de l’évolution historique. Elles se manifestent par le devoir auquel il est nécessaire de se conformer. Les valeurs peuvent déterminer des positions dont les objectifs vont dans les directions et les niveaux les plus divers, des positions qui visent l’essentiel ou l’éphémère, des positions qui visent à favoriser ou à entraver le progrès, si bien qu’il ne s’agit pas seulement d’accepter ou de refuser une valeur donnée, il s’agit aussi de choisir une ou plusieurs valeurs au fondement de l’alternative envisagée, il s’agit de déterminer les raisons qu’on a de choisir telle position à l’égard des valeurs.

La conception relativiste et tragique selon laquelle le pluralisme conflictuel, inséparable des valeurs, est aux fondements de la pratique de l’homme dans la société, participe de l’empirisme relativiste selon lequel les manifestations du monde phénoménal se présentent comme persistance dans l’immédiateté, et d’un édifice rationnel inapplicable, une hiérarchie de valeurs hyper-logicisée, l’ensemble donnant l’impression d’une impuissance de la raison morale face à la réalité.

Les idées récentes sur l’être ont détruit la conception statique, immuable, de la substance, si bien qu’il faut reconnaître son caractère essentiellement dynamique. La substance, comme ce qui est, dans le changement perpétuel des choses, susceptible, en se transformant soi-même, de se préserver dans sa continuité, comme préservation dynamique de soi, n’est pas liée à une éternité.

Les substances ne se conservent dynamiquement que pendant la durée de leur existence, entre leur naissance et leur disparition.

Dans la praxis, comme complexe fondamental de l’être social, toute valeur authentique est un facteur important.

L’être de l’être social se conserve comme substance dans un processus de reproduction qui est un complexe et une synthèse d’actes téléologiques qui ne peuvent être séparés de l’approbation ou du refus d’une valeur.

Si toute position pratique vise une valeur positive ou négative, si les hommes font eux-mêmes leur histoire, ils ne peuvent pourtant la faire dans des circonstances qu’ils ont eux-mêmes choisies, les positions qui réalisent les valeurs surgissant directement du changement structurel ininterrompu de l’être social.

Les hommes répondent eux-mêmes, de manière plus ou moins consciente, de manière plus ou moins juste, aux alternatives concrètes posées par les possibilités de l’évolution sociale, ce qui suppose l’existence implicite de valeurs.

Ainsi, la maîtrise de l’homme sur ses affects, maîtrise comme résultat bénéfique du travail, est une valeur, mais une valeur impliquée déjà dans le travail et pouvant se réaliser socialement sans acquérir nécessairement d’emblée une forme consciente, sans manifester sa nature de valeur chez l’homme qui travaille, une valeur qui est un moment de l’être social, une valeur donc réellement existante et efficiente, même si elle est inconsciente partiellement consciente.

Dans son caractère ontologique et social réel, la valeur est une relation sociale entre l’objectif, les moyens et l’individu, la valeur est donc une existence sociale, mais une existence comportant un élément de possibilité puisque la valeur ne détermine que le champ d’action où se résolvent les alternatives concrètes, qui ont un contenu social et individuel et une orientation dans la solution aux questions contenues dans ces alternatives.

Dans les actes qui accomplissent la valeur, l’être en soi de la valeur se déploie et s’élève à un être pour soi authentique.

La réalisation de la valeur dans la pratique humaine, indispensable pour la réalité de la valeur, est indissolublement liée à cette pratique humaine.

Les alternatives, fondements de la pratique humaine, ne sont pas isolables réellement de la décision individuelle et des valeurs, comme ensemble des possibilités réelles de réaction à un ici et maintenant socio-historique.

Les décisions, qui réalisent les possibilités réelles, en affirmant ou en niant les valeurs, ont une exemplarité positive ou négative, qui se conserve sous forme de tradition orale ou de figuration poétique et artistique, avec des héros mythologiques qui répondent de manière positive ou négative à des alternatives de la vie, à des valeurs, préservation et exemplarité de solutions personnelles aux alternatives, permettant la reproduction de cette vie.

La préservation par le mythe n’est possible que si le mythe peut être soumis à de nouvelles interprétations, c’est-à-dire transformé dans son utilisation comme modèle de la pratique, car cela concerne une action orientée sur une alternative sociale qui se conserve dans son importance essentielle pour l’être social, alternative individuelle et non prescription ou interdit, ce qui manifeste que la valeur concernée naît directement de la personnalité de l’homme, du noyau de l’espèce humaine.

Cette valeur est un rapport social, car l’interprétation de l’alternative est ancrée dans les besoins sociaux du moment, et ne correspond pas forcément à une vérité historique.

Les valeurs sont objectives dans la mesure où elles sont des éléments moteurs de l’évolution historique. Souvent en opposition avec leur base économique ou entre elles, exprimant par là l’unité contradictoire du processus socio-historique, leur existence se manifeste par un devoir auquel il est nécessaire de se conformer.

Le processus socio-historique se construit par l’addition causale de positions téléologiques alternatives, les facteurs qui fondent ou font obstacle à ce processus étant constitués de positions téléologiques alternatives dont la valeur est déterminée par leur intention, objectivée dans la pratique, intention visant l’essentiel ou l’éphémère, intention favorisant ou entravant le progrès, intention dans les directions et les niveaux les plus divers, cette pluralité, cette relativité permettant que l’alternative de la pratique ne s’exprime pas seulement par l’acceptation ou le refus d’une valeur donnée, mais aussi par le choix de la valeur au fondement de l’alternative et des raisons pour lesquelles telle position est prise à l’égard de la valeur.

Comme l’évolution économique forme objectivement l’épine dorsale du progrès effectif, les valeurs se rapportant au travail sont décisives.

Ce sont les déterminations vitales objectivement sociales qui sous-tendent l’intention de la décision, et par conséquent la valeur qui se réalise dans la pratique a un caractère social objectif.

Certaines valeurs sociales requièrent un appareil institutionnel, celui du droit, de l’État, de la religion. Certaines valeurs ont pour support des objectivations du reflet de la réalité, etc.

  1. 22.     Distance du sujet par rapport à l’objet. L’animal a quelque chose à dire, à communiquer, mais il ne détache pas ce quelque chose de son existence immédiate, de son immédiateté, en posant ce quelque chose comme indépendant de lui, distant de lui, séparé de lui par des médiations, en s’efforçant, de plus, de désigner chacune de ces choses devenues indépendantes de façon distincte grâce à des signes différents, des signes qui peuvent être utilisés dans des contextes différents, si bien que le signe se sépare aussi bien de l’objet  particulier qu’il désigne que du sujet particulier qui l’utilise. Le travail médiatise la satisfaction, en intercalant les moyens entre l’immédiateté naturelle ou sociale du besoin exprimé par le but ou l’objectif de travail et la réalisation finale, le résultat, le produit du travail qui donne satisfaction, et qui constitue une nouvelle immédiateté de nature sociale. La fabrication d’armes constitue un travail qui intercale entre le besoin et sa satisfaction toute une série de médiations, toute une série de positions, et dans ce cas on peut distinguer des objectifs  immédiats et des objectifs lointains, qui font l’objet de médiations plus éloignées. Le langage permet de communiquer comme patrimoine commun la distance intellectuelle vis-à-vis des objets et vis-à-vis de soi-même, il permet d’exprimer la succession des opérations

Comme phénomène directement issu du travail, notons l’apparition du rapport sujet-objet et la distanciation nécessaire mise en œuvre réellement du sujet par rapport à l’objet, distanciation qui engendre le langage.

Il ne suffit pas d’avoir quelque chose à se dire, d’avoir à communiquer un danger, une nourriture, un désir.

L’homme parle toujours au sujet de quelque chose de défini qu’il détache de son existence immédiate en posant l’objet comme indépendant de lui et aussi surtout en s’efforçant de désigner chaque objet de façon distincte grâce à des signes qui peuvent être utilisés dans des contextes entièrement différents.

Ce qui est représenté dans le signe verbal se sépare des objets qu’il désigne et du sujet qui l’exprime, il devient l’expression intellectuelle pour tout un groupe de phénomènes, qui peut être utilisé de façon analogue dans d’autres circonstances par d’autres sujets.

Chez l’animal, on ne parle pas de sujet et d’objet que par extrapolation, car les contenus de communication sont liés aux situations concrètes déterminées des participants, bien qu’il s’agisse d’un être vivant concret qui s’efforce de communiquer à propos d’un phénomène concret, selon une communication liée à une situation de manière précise.

La position simultanée du sujet et de l’objet dans le travail, et celle dans le langage, produisent une distanciation du sujet par rapport à l’objet et, inversement, une distanciation de l’objet concret par rapport à son concept, ce qui permet la compréhension de l’objet et sa maîtrise.

Cette distanciation dans le travail et le langage se différencie.

Même le travail élémentaire réalise une relation entre l’immédiateté du besoin, du but et la médiation des moyens, toute satisfaction étant médiatisée.

Chaque produit du travail possède pour l’homme qui l’utilise une immédiateté qui n’est plus naturelle. Faire cuire de la viande est une médiation, manger la viande cuite est aussi immédiat que de la manger crue, même si la première manière est sociale et la dernière naturelle.

Le travail ne cesse d’insérer des séries de médiations entre l’homme et les objectifs immédiats qu’il s’efforce finalement atteindre, d’où une différenciation entre les objectifs immédiats et ceux qui font l’objet de médiations plus éloignées. La fabrication d’armes nécessite toute une série de positions téléologiques diverses et hétérogènes entre elles.

Ce comportement de différenciation entre immédiateté et médiatisation dans leur coexistence, dans leur corrélation, dans leur succession ou dans leur hiérarchie, s’étend à la société toute entière.

La prise de distance intellectuelle vis-à-vis des objets qu’autorise le langage permet de communiquer la distanciation réelle ainsi apparue et l’établit comme possible patrimoine commun d’une société.

L’articulation précise du temps dans le langage aide à la succession des opérations.

  1. 23.     Il n’y a pas de dualisme de la conscience et du corps. Grâce au travail, l’homme parvient à la maîtrise de lui-même, à la maîtrise de ses habitudes, de ses instincts, de ses affects, d’une partie de sa conscience. Dans la conscience, l’objectif de travail est présent avant la réalisation, mais aussi à l’occasion de chaque mouvement pendant la réalisation, avec la nécessité de vérifier de manière critique et consciente à chaque fois. La conscience est donc un facteur actif essentiel de l’être social, elle est le support des positions téléologiques pratiques, tout en étant liée à la reproduction biologique du corps. La conscience n’est pas autonome au sens ontologique, car si on peut constater son indépendance dans le complexe d’une personnalité à un moment donné, il faut prouver l’émergence de cette indépendance, et alors on constate que la conscience a une origine dans l’être organique. On parle souvent du sens de la vie en relation avec une vision téléologique de la nature et de l’histoire

Le travail transforme la nature de l’homme par le fait surtout que ce dernier parvient à une maîtrise de lui-même, maîtrise du corps d’une partie de la conscience, des habitudes, des instincts, des affects.

L’objectif est présent dans la conscience avant sa réalisation matérielle, mais aussi chaque mouvement, et sans cesse l’homme doit vérifier de manière critique et consciente la réalisation de son programme.

Du point de vue d’une ontologie objective, la conscience n’est plus un épiphénomène biologique, elle est un facteur actif essentiel de l’être social, comme support des positions téléologiques pratiques, sans cesser d’être liée à la reprod.uction biologique du corps (selon la dépendance du système le plus évolué et le plus complexe à l’existence, à la reproduction de ce qui le fonde d’en bas).

Le corps apparaît comme un organe d’exécution des positions téléologiques déterminées par la conscience, une conscience (et son support substantiel qu’est l’âme) qui, pour diriger le corps, doit être, dans sa substance, indépendante du corps, doit être de nature qualitativement différente, doit posséder une existence autonome.

Pour autant qu’un être puisse être autonome, ce qui n’est jamais le cas que relativement, cette autonomie doit se déduire de sa genèse ontologique, le fonctionnement autonome au sein du complexe ne suffisant pas comme preuve.

Cette preuve ne peut être apportée, uniquement dans le contexte de l’être social et donc de manière relative, que pour l’être humain dans sa totalité, comme personnalité, et jamais pour le corps ou la conscience chacun pour soi, considérés isolément, puisque, du point de vue ontologique objectif, on a l’unité de l’être de la conscience et de l’être du corps.

Au plan ontologique, l’existence du corps est possible sans conscience, ce qui ne contredit pas le rôle autonome, conducteur, planificateur de la conscience à l’égard du corps.

Dans la vie quotidienne, l’image intellectuelle que l’homme a de lui-même est d’un intérêt vital.

L’action autonome de la conscience, la nature des positions téléologiques qui procèdent de la conscience, le contrôle conscient des réalisations de ces positions sont des faits objectifs de l’être social et de l’ontologie.

La conscience conçoit sa propre autonomie vis-à-vis du corps comme une vérité ontologique absolue, l’autonomie, comme apparence, comme phénomène, comme manifestation, fait ontologique non contestable, est considérée comme fondée directement et adéquatement dans la chose elle-même, dans la conscience considérée comme fait ontologique autonome, introduisant ainsi un dualisme ontologique dans ce qui est un complexe unitaire, le dualisme de l’étendue et de la pensée, du phénomène et de l’essence, de l’apparaître ou de l’apparence et de l’être, comme si l’apparence n’était pas une manifestation nécessaire de l’être.

Dans la nature, la vie, la naissance, la mort sont appréhendées en dehors de tout sens, ni pourvues ni dépourvues de sens.

L’homme peut chercher un sens à sa vie, et en cas d’échec de cette tentative de chercher un sens à sa vie, se pose le problème de l’absence de sens.

Dans les sociétés primitives, une vie pourvue de sens est une vie qui se conforme aux prescriptions de la société.

Dans nos sociétés, l’homme conduit sa vie individuellement de telle sorte qu’elle soit pourvue de sens ou de telle sorte que cette vie soit abandonnée à l’insignifiance.

L’âme est alors considérée comme autonome par rapport au corps et aussi par rapport aux affects spontanés.

La conscience de la dimension du sens de la vie est une réalité socialement reconnue du fait de la mort et d’autres faits immuables de la vie, ce qui n’implique pas forcément le dualisme du corps et de l’âme, mais souvent, dans la volonté de préserver une intégrité de la personnalité pourvue de sens, comme problème important de la vie sociale, quand la téléologie de la vie quotidienne se projette spontanément sur le monde extérieur, l’enchaînement téléologique se couronnant dans la béatitude du ciel, dans l’immatérialité extatique ou dans le néant salvateur, la signification de la vie individuelle apparaît comme un élément, comme un moment d’une œuvre de rédemption téléologique du monde, cette pseudo-ontologie, cette interprétation ontologiquement fausse d’un fait élémentaire de la vie humaine, semblant répondre aux besoins de préserver l’intégrité de sa personnalité.

Tout au long de l’histoire, on peut retracer le motif de la maîtrise de la conscience que pose des buts sur toutes les autres dimensions du sujet humain et le motif de la distance critique qu’acquiert de ce fait la conscience de l’homme vis-à-vis de sa propre personne, motifs qui ont leur origine dans le travail.

À la suite des expériences du travail conscient, l’autonomie de l’âme devient un point fixe des représentations, les expériences oniriques, les expériences de la magie et des religions peuvent alors être l’occasion d’élaborer intellectuellement des êtres transcendants.

C’est dans le travail que naît l’autonomie objectivement réelle, mais ontologiquement relative, de la conscience par rapport au corps, en même temps que l’apparence de l’indépendance totale de cette conscience et du reflet de cette conscience comme âme dans les expériences vécues du sujet.

L’autonomie de l’âme peut recevoir une interprétation immanente ou transcendante.

Les représentations magiques sont souvent immanentes. Les forces inconnues de la nature doivent être maîtrisées par la magie de la même manière que les forces connues sont maîtrisées par le travail. Les mesures de protection contre les effets pernicieux des âmes rendues autonomes par la mort correspondent dans la structure aux positions téléologiques du travail.

L’exigence d’un au-delà dans lequel la vie fragmentaire, discontinue s’achève en béatitude ou damnation, salut de l’âme, correspond à une existence sans perspective. À l’opposé, le héros guerrier, préoccupé du salut de la patrie et non du salut de son âme, affronte la mort et l’irrationalité du destin, ne demande que la reconnaissance de sa dignité et des prières pour la victoire. Le fondement de ces phénomènes divers est dans le travail, sans que celui-ci puisse expliquer la diversité des conceptions.

  1. 24.     La liberté. Le fondement ontologique de la liberté est, dans le travail, le moment subjectif de la détermination du but, détermination qui a un caractère alternatif puisqu’il s’agit de choix entre plusieurs alternatives, d’une décision concrète entre plusieurs possibilités concrètes différentes, du choix entre plusieurs directions, mais c’est aussi le moment, à caractère alternatif aussi, du choix des moyens, du choix des séquences causales parmi toutes les séquences causales possibles permettant la réalisation du but, les séquences causales choisies devant être transformées en séquences causales posées. Dans la liberté, il y a toujours la volonté de transformer la réalité, ce qui inclut la volonté de garder la réalité en l‘état, ce qui inclut la volonté de transformer la conscience d’un autre ou de soi-même, ce qui exclut les délibérations, les projets, les souhaits, qui n‘ont rien à voir avec le problème de la liberté. La liberté est donc un acte de conscience d’où résulte un nouvel être, un être posé par cet acte de conscience. La liberté n’échappe jamais au déterminisme, mais, par exemple, la satisfaction des besoins n’est pas la conséquence de chaînes causales biologiques spontanées, mais le résultat d’actions consciemment décidées et exécutées. En particulier, pour ce qui concerne l’importance du déterminisme social, on doit être attentif à  ces moments où la décision entraîne une période de conséquences limitant de manière importante la liberté de décision, jusqu’à contraindre le choix à une seule possibilité. Toute décision est marquée par l’ignorance d’une partie au moins des conséquences de la décision, et en ce qui concerne les décisions de la vie quotidienne, l‘ignorance concerne aussi une partie plus ou moins importante des éléments de la situation et de tout ce qui détermine le choix (une alternative de la vie quotidienne a souvent des objectifs extrêmement vagues, par opposition à l’objectif concret et défini existant dans la pensée lors d’un processus de travail simple producteur de valeurs d’usage, où le sujet est uniquement déterminé par ses besoins et par la connaissance objective des matériaux et des procédés, les prétendues motivations intérieures du sujet ne jouant pratiquement aucun rôle). Pour le travail simple, la liberté est la liberté de mouvement dans le matériau, ce qui veut dire que plus le sujet a la connaissance sur les rapports naturels et les enchaînements causaux susceptibles d’être efficients dans le processus de travail, plus il pourra poser ces enchaînements causaux naturels en enchaînements causaux posés, plus il aura la maîtrise, c’est-à-dire la liberté. Remarquons que, dans tout processus de travail, le sujet est transformé par le travail, sur la base de ses facultés, en partie naturelles, en partie acquises par l’apprentissage, les facultés ainsi transformées constituant des possibilités, des facteurs du processus de travail. Dans l’évolution des formes de liberté, le champ des décisions possibles comporte toujours des éléments naturels, le libre mouvement dans le matériau restant un facteur prédominant de la liberté, mais aussi de plus en plus d’éléments sociaux, le matériau dans lequel se mouvoir librement étant alors l’échange matériel de la société avec la nature ou l’échange de la société avec le processus de l’être social : la forme fondamentale de la liberté est conservée. Dans les sciences mathématiques ou dans la production artistique, qui naissent à partir d’expériences de travail toujours plus fortement généralisées et transformées, le lien avec ces expériences de travail subsiste, lointainement ramifié, à titre de vérification ultime.

 Si nous cherchons la genèse ontologique de la liberté dans le travail, nous partons du caractère alternatif de la détermination du but dans le travail. Lorsque la conscience décide, de manière alternative, l’objectif qu’elle fixe, et comment elle veut transformer les séquences causales nécessaires à sa réalisation en séquences causales posées, apparaît un complexe de réalité nouveau. La liberté est un acte de conscience dont résulte un nouvel être, posé par lui. La base de la liberté, comme moment de la réalité, est une décision concrète entre plusieurs possibilités concrètes différentes. De plus, la liberté est une volonté de transformer la réalité, ce qui peut inclure, dans certaines circonstances, le maintien de son état, ce qui implique que la réalité doit être conservée en tant que but de la transformation, même dans l’abstraction la plus extrême.

L’intention d’une décision qui vise, à travers des médiations, à modifier la conscience d’un autre ou la sienne propre, vise également un changement de cette sorte.

Tant qu’on ne peut identifier cette intention de transformer la réalité, des états de conscience telle que des délibérations, des projets, des souhaits, etc. sont sans rapport direct avec le problème réel de la liberté.

Contre l’antithèse entre liberté et déterminisme en termes de logique abstraite, on affirme que la liberté n’échappe jamais complètement à un certain déterminisme, l’être humain étant déterminé comme vivant en société et agissant socialement.

Dès le travail le plus simple, apparaissent certains points nodaux de décision. Le choix d’emprunter une direction plutôt qu’une autre peut entraîner une période de conséquences dans laquelle l’espace ouvert aux décisions se réduit considérablement, jusqu’à disparaître quasi totalement dans certaines circonstances.

Pour une conception concrète de la liberté, il est donc essentiel de savoir reconnaître ces points nodaux, pour ne pas se mettre dans une situation où on se voit contraint d’effectuer un mouvement donné, et seul possible.

Par ailleurs, la décision entre alternatives est marquée par l’inévitable ignorance de ses conséquences, ou du moins d’une partie d’entre elles.

C’est surtout la vie quotidienne qui pose continûment des alternatives, qui surgissent inopinément, et auxquelles répondre immédiatement est une exigence vitale, et la caractéristique fréquente de ce type d’alternative est que la décision à son égard est prise dans l’ignorance de la plupart des éléments, de la situation, des conséquences.

Mais même dans ce cas, la décision comporte un minimum de liberté, il s’agit ici d’un cas limite de l’alternative, et non d’un événement naturel déterminé par une causalité purement spontanée. Une alternative de la vie quotidienne de ce type a souvent des objectifs extrêmement vagues, par opposition à l’objectif concret et défini existant dans la pensée lors d’un processus de travail simple producteur de valeurs d’usage, où le sujet est uniquement déterminé par ses besoins et par ses connaissances des caractéristiques naturelles de l’objet, la connaissance objective des matériaux et des procédés, les prétendues motivations intérieures du sujet ne jouant ici pratiquement aucun rôle.

Le contenu de la liberté se différencie ici de celui des formes plus complexes.

Dans le problème de la liberté, il faut mettre en évidence la structure originelle, point de départ des formes ultérieures, ainsi que les différences qualitatives qui apparaissent d’elles-mêmes au cours du développement social et qui modifient la structure originelle.

La liberté est un phénomène multiforme, divers, ambigu. Chaque domaine singulier de l’être social parvenu à une autonomie relative engendre sa forme particulière de liberté, qui se voit à son tour soumise à des changements. Il n’y a pas de concept universel systématique de la liberté, il n’y a pas de solution aux questions ontologiques par des méthodes logiques ou gnoséologiques, il en résulte l’homogénéisation fausse souvent fétichisante de complexes d’être hétérogènes et l’emploi de formes complexes comme modèles des formes simples, ce qui rend impossible méthodologiquement la compréhension génétique des formes simples et l’évaluation correcte des formes complexes.

Dans le cas du travail simple, le contenu de la liberté peut se définir par l’affirmation que plus la connaissance acquise par le sujet des rapports naturels sera adéquate, plus grande sera sa liberté de mouvement dans son matériau, autrement dit, plus il aura une connaissance adéquate des enchaînements causaux efficients dans chacun des processus, plus il pourra les poser adéquatement en tant que causalités posées, et plus il aura assuré sa maîtrise, en d’autres termes plus il aura assuré la liberté qu’il peut atteindre ici.

Toute décision alternative forme le centre d’un complexe social, avec, parmi les composantes dynamiques, le déterminisme et la liberté.

La position d’un objectif, grâce auquel la nouveauté ontologique naît comme un être social, est un acte de la liberté naissante, puisque les voies et les moyens de la satisfaction des besoins ne sont plus les conséquences de chaînes causales biologiques spontanées, mais les résultats d’actions consciemment décidées et exécutées. Dans le même temps, inséparablement, cet acte de liberté est directement déterminé par le besoin, par la médiation de toutes les relations sociales qui définissent les propriétés, les qualités de ce besoin. Dans la réalisation de l’objectif, le déterminisme et la liberté sont simultanés et interagissants. À l’origine, tous les moyens de réalisation de l’objectif sont fournis par la nature, cette matérialité déterminant l’ensemble des actes du processus de travail (qui se compose d’une chaîne d’alternatives).

L’être humain qui accomplit le processus de travail est transformé par le travail sur la base de facultés en partie naturelles, en partie résultant d’un apprentissage social, facultés constituant des possibilités, des facteurs du processus de travail.

De même que chaque alternative est concrète, de même la liberté qui s’exprime dans l’alternative doit, selon son essence ontologique, être concrète (et non abstraite et générale), constituant un champ des décisions au sein d’un complexe social concret comportant des éléments naturels et des éléments sociaux, et même si les éléments sociaux ne cessent de prendre de l’importance, la maîtrise de la nature doit rester déterminante, le libre mouvement dans le matériau restant le facteur prédominant de la liberté tant que la liberté existe dans les alternatives du travail.

Dans la naissance de la science mathématique ou de la géométrie à partir d’expériences de travail toujours plus fortement généralisées, le lien avec la position d’objectif concrète, particulière d’un travail particulier se relâche. Cependant, puisque ce lien a toujours dans cette position son application, lointainement ramifiée, dans le travail, à titre de vérification ultime, et puisque, même si c’est de manière très générale, l’intention ultime de transformer des rapports réels en rapports posés applicables à des positions ne subit pas de bouleversements, la forme de manifestations de la liberté caractéristique du travail, la liberté de mouvement dans le matériau, ne subit pas de bouleversement fondamental.

Dans le domaine de la production artistique, la situation est analogue, bien que la relation directe avec le travail y soit souvent moins évidente. Les taches vitales des semailles, de la récolte, de la chasse ou de la guerre se transforment en danses, en architecture, etc..

La réalisation directe dans le travail est soumise à des médiations variées.

Le matériau dans lequel se mouvoir librement apparaît comme forme de la liberté n’est plus simplement la nature, mais déjà l’échange matériel de la société avec la nature, ou même le processus de l’être social. La forme fondamentale de la liberté est conservée.

  1. 25.     La nécessité, comme catégorie modale que la liberté doit prendre en compte, n’est qu’un élément de la réalité, comme totalité de toutes les catégories modales, totalité que le travail transforme. La liberté est souvent associée à la nécessité. Nous savons que la nécessité, comme relation « si…, alors », comme loi toujours concrète, fait l’objet d’une surestimation logiciste, jusqu‘à être identifiée à la détermination, concept plus vaste et au demeurant flou. La nécessité n‘est qu‘un élément, certes très important, du complexe de réalité. Il ne faut pas négliger les rapports de la liberté à la modalité totale de la réalité. De même, le travail est orienté sur la réalité, sur toute la réalité, la réalisation du travail n’étant pas seulement le produit réel que l’homme réel impose dans son combat avec la réalité, mais aussi une nouveauté ontologique dans l’être social, par opposition à la simple transformation des objets dans les processus naturels. L’homme réel, dans le travail, est face à la réalité qui entre en ligne de compte pour le travail, la réalité des matériaux, des processus, des circonstances, une réalité que le travailleur veut utiliser au profit de l’objectif qu’il s’est fixé et qui n’est pas épuisée par la nécessité des rapports déterminés. La catégorie de réalité est une catégorie privilégiée, spécifique, elle n’est pas simplement l’une des catégories modales, mais l’incarnation de la totalité réelle de toutes les catégories modales.

L’identification de la détermination, le déterminisme avec la nécessité, dont la nature ontologique est celle de la relation « si, alors », comme loi toujours concrète, ce qui constitue une universalisation rationaliste, une surestimation du concept de nécessité. D’autre part, l’extension ontologiquement illégitime du concept de téléologie à la nature et à l’histoire empêche de saisir adéquatement le saut de l’humanisation de l’homme, et l’antithèse entre nécessité et liberté, censée mettre en relief la nouveauté de l’humanisation, affaiblit cette nouveauté, non seulement quand elle projette dans la nature une téléologie qui est le présupposé ontologique de la liberté mais aussi quand elle voit dans cette antithèse une carence de la nature et des catégories naturelles.

Un processus causal dont nous avons compris les lois, la nécessité, cesse d’être impossible à maîtriser. En soi, rien n’est changé dans le processus causal naturel, mais il peut être transformé en processus que nous posons et en ce sens il cesse d’être « aveugle », selon le sens métaphorique dans la phrase « tant qu’elle n’est pas comprise, la nécessité est aveugle », mais selon une conception téléologique de la nature et de l’histoire. Selon cette même conception, on dira que l’animal et non libre, c’est-à-dire qu’il a perdu sa liberté ou qu’il ne l’a pas encore conquise, alors que l’animal et au-delà de l’antithèse entre libre et non libre.

Si on identifie nécessité et détermination, concept flou dans sa généralité, si on transpose par l’abstraction dans le registre métaphysique la nécessité, la liberté et leurs rapports réciproques, qui perdent tout sens concret, les deux concepts se dégradant en représentations inauthentiques qui s’identifient, de manière cosmique, la liberté sans nécessité ou la nécessité sans liberté étant considérée comme détermination abstraite, non vraie, la liberté authentique étant concrète, en tant que déterminée de manière éternelle, nécessaire, tandis que la nécessité authentique n’est pas simplement extérieure, détermination par le dehors, mais nécessité intérieure, liberté.

Il ne suffit pas de dire que la liberté de la volonté est la faculté de décider en connaissance de cause, il faut tenir compte des autres catégories ontologiques que celles de liberté et de nécessité, une catégorie de nécessité qui a fait l’objet d’une exagération logiciste. Il ne faut pas accorder une signification exagérée à la catégorie de nécessité, car on ne perçoit pas que la réalité est une catégorie privilégiée, spécifique, et en conséquence on néglige l‘examen des rapports de la liberté à la modalité totale de la réalité. La réalité n‘est pas simplement l‘une des catégories modales, mais l’incarnation ontologique de la totalité réelle de toutes les catégories modales.

Dans ce cadre, la nécessité, comprise comme relation « si, alors », comme loi toujours concrète, n’est qu’un élément, certes très important, du complexe de réalité. Et le travail, le processus téléologique posé qui le constitue, est orienté sur la réalité, sur toute la réalité, sa réalisation n’est pas seulement le produit fini réel que l’homme réel impose dans son combat avec la réalité, mais aussi la nouveauté ontologique dans l’être social par opposition à la simple transformation des objets dans les processus naturels. L’homme réel, dans le travail, est face à toute la réalité qui entre en ligne de compte pour le travail. La réalité, la réalité des matériaux, des processus, des circonstances que le travailleur veut utiliser au profit de l’objectif qu’il s’est fixé, n’est pas épuisée par la nécessité des rapports déterminés.

  1. 26.     Les possibilités latentes comme éléments de la réalité dont la liberté doit tenir compte. Un objet a des propriétés objectivement présentes, qui font partie de l’être de l’objet, mais qui, la plupart du temps, restent latentes, comme simples possibilités. L’objet pourra être utilisé grâce à certaines de ces propriétés, le travail transformant les possibilités existant dans la nature en réalité. Les possibilités latentes restent latentes sans le processus de travail, il ne s’agit donc pas d’un type de nécessité. Chez le sujet qui travaille, il y a des possibilités latentes qui se révèlent comme facultés, par l’exercice, les gestes, la manipulation, le travail

Il y a les possibilités latentes. Tout travail présuppose que l’homme ait identifié l’adéquation de certaines propriétés d’un objet à l’objectif qu’il vise, des propriétés qui sont objectivement présentes, qui font partie de l’être de l’objet, mais qui, la plupart du temps, restent latentes dans son être naturel en tant que le simples possibilités. Telle chose naturelle a certaines propriétés objectives qui font qu’elle pourra, façonnée d’une certaine manière, être utilisée comme outil.

Tout travail serait vain sans changement de possibilités existantes dans la nature en réalité. Il ne s’agit pas d’un type de nécessité, mais de possibilités latentes qui resteraient éternellement latentes sans le processus de travail. Il y a aussi le moment de la métamorphose du sujet qui travaille, l’éveil chez lui de possibilités, des possibilités qui, par le travail, par les gestes, par les manipulations, par l’exercice de ces gestes et de ces manipulations, deviennent des facultés.

  1. 27.     Le hasard comme élément de la réalité dont la liberté doit tenir compte. Le travailleur doit tenir compte en permanence des hasards, des circonstances très hétérogènes, des configurations fortuites. Il élimine, compense ou pallie les conséquences des hasards défavorables, il exploite les situations et circonstances fortuites pour augmenter la productivité et faire des découvertes.

Il y a aussi le hasard, dans un sens positif ou dans un sens négatif.

L’hétérogénéité ontologique de l’être naturel implique que toute activité rencontre constamment des hasards, des circonstances très hétérogènes.

Pour que la position téléologique puisse se réaliser avec succès, il faut que le travailleur en tienne compte en permanence. Il élimine, compense ou pallie les conséquences de hasards défavorables Certaines configurations fortuites permettent d’augmenter la productivité ou même de faire des découvertes. Des situations défavorables fortuites peuvent donner lieu à des réalisations remarquables, si on sait exploiter les circonstances défavorables dues au hasard.

  1. 28.     Le libre mouvement dans la matière. Il n’y a de libre mouvement dans la matière que si la réalité est connue dans toutes ses formes catégorielles modales et si la mise en œuvre est correcte.

La définition de la liberté comme « nécessité reconnue » se précise ainsi dans le cas du travail.

Le libre mouvement dans la matière n’est possible que lorsque la réalité est correctement connue dans toutes ses formes catégorielles modales, et correctement mise en œuvre dans la pratique.

Il est nécessaire, du point de vue d’une ontologie critique impartiale, d’examiner les contenus réels qui sous-tendent les enchevêtrements dialectiques.

  1. 29.     La manipulation de la science et le rejet de l’ontologie. Dans le domaine de la connaissance, la divergence entre le développement possible vers une science universelle et la simple manipulation technologique constitue une double tendance existant en soi toujours. Au début, les intentions de connaître la nature se concentrent et se limitent à ce qui est connaissable immédiatement. Avec le développement du travail et l’apparition corrélative des sciences, les généralisations doivent s’adapter aux représentations ontologiques possibles, magiques puis religieuses, une véritable étude ontologique de l’être étant réciproquement freinée par le faible développement du travail et des connaissances, d’où une dualité entre, d’une part, une rationalité parfois très développée, mais limitée, et, d’autre part, des généralisations de certains aspects et des applications à la connaissance du monde. La théorie de la manipulation de la science, censée être la seule position scientifique, affirme que la science doit se limiter à la manipulation pragmatique des faits et des lois connues, c’est-à-dire doit s’interdire tout approfondissement et généralisation ontologiques, ce rejet d’une ontologie réelle s’accompagnant d’une opposition au développement purement scientifique, dont l’organisation est désormais orientée vers la technologie. On ne peut reprocher à la manipulation des connaissances d’ignorer ce dont elle parle, de ne pas s’intéresser à la connaissance matérielle, on peut par contre lui reprocher son orientation sur un pragmatisme immédiat, aussi solidement fondé soit-il sur le plan logique. Cette manipulation conduit ontologiquement à une impasse. Il ne suffit donc pas de dire que la liberté est la faculté de décider en connaissance de cause.

La divergence entre un développement possible des connaissances issues du travail vers une science véritable universelle, et une simple manipulation technologique, divergence existant depuis le début dans la connaissance de la nature visée par le travail, double tendance existant en soi toujours, semble perdre de son actualité dans la période de la Renaissance et l’essor de la pensée scientifique au XIXe siècle.

En raison des connaissances générales très restreintes des premiers hommes sur les lois qui régissent les phénomènes naturels, les intentions de connaître la nature se concentrent et se limitent à l’îlot de ce qui est connaissable immédiatement.

Quand le développement du travail conduit au début des sciences, les généralisations ont dû s’adapter aux représentations ontologiques, magiques puis religieuses, alors possibles. Le faible développement du travail et des connaissances fait obstacle à une véritable étude ontologique de l’être. D’où une dualité entre, d’une part, une rationalité limitée, même si elle était parfois concrètement très développée dans le travail lui-même, avec les opérations mathématiques très évoluées, les observations astronomiques relativement précises, et, d’autre part, l’élaboration et l’application du savoir à la connaissance du monde, les généralisations de certains aspects de la réalité, par exemple l’astrologie.

Cette dualité entre en crise, à l’époque de Copernic, Kepler, Galilée, avec l’apparition de la théorie de la manipulation « scientifique » consciente de la science, selon laquelle la science, par principe, se limite à une manipulation pragmatique des faits et des lois connus, cette tentative semblant en échec du fait de l’avancée des sciences naturelles et de leur généralisation en une conception scientifique du monde.

Au début du Xxe siècle, le positivisme se rattache à la théorie de la manipulation de la science censée être la position scientifique, contre celle de Galilée. La maîtrise de la nature, avec son extension sans limite, érige des barrières à un approfondissement et à une généralisation ontologique du savoir, qui doit maintenant se défendre non contre des fantasmagories magiques ou religieuses, mais contre la réduction sur la base de sa propre universalité pratique.

Dans cette antinomie entre la connaissance de l’être et sa pure manipulation, la manipulation s’enracine matériellement dans le développement des forces productives et idéologiquement dans les nouvelles formes du besoin religieux, une manipulation qui ne se limite plus au simple rejet d’une ontologie réelle, mais qui s’oppose pratiquement au développement purement scientifique. Les nouvelles formes d’organisation de la recherche scientifique, le planning, le travail en équipe, sont orientées surtout vers la technologie, faisant obstacle à la recherche autonome scientifiquement productive.

On ne peut reprocher à la manipulation des connaissances d’ignorer ce dont elle parle, de ne pas s’intéresser à la connaissance matérielle, on peut par contre lui reprocher l’objectif qu’elle vise, les orientations de la connaissance factuelle sur un pragmatisme immédiat, aussi solidement fondé soit-il sur le plan logique. Cette manipulation conduit ontologiquement à une impasse.

  1. 30.     Les nouvelles formes de liberté. La structure du travail change quand la position téléologique du sujet n’est plus orientée sur une transformation d’objets naturels ou sur l’application de processus naturels, mais sur l’incitation d’autres hommes à accomplir des positions définies ou sur son propre comportement ou sa propre vie intérieure. L’être humain qui agit pratiquement dans la société se trouve confronté à une seconde nature, avec des lois « naturelles », immanentes, indépendantes de nos alternatives, vis-à-vis de laquelle il doit tenter de changer le cours des choses, indépendant de sa conscience, en un cours posé, de lui imprimer sa volonté par la connaissance qu’il a de son essence. Mais souvent, lorsque l’homme intervient, il prend position vis-à-vis du processus général de la société ou certaines de ses parties en approuvant ou refusant sans chercher forcément à connaître, qu’il ait une conscience juste ou fausse, cette prise de position manifestant ainsi une nouvelle forme de liberté. L’attitude subjective joue un rôle qu’elle ne jouait pas dans le travail simple. La fixation d’objectif peut répondre à des intérêts de classe, il peut donc y avoir des objectifs contradictoires dans la même société. Le matériau de la position causale qu’il s’agit d’accomplir dans les moyens est constitué de possibles décisions alternatives, donc d’un ensemble non homogène, en outre soumis à des changements permanents, si bien que le degré d’incertitude dans la position causale est très grand, si bien que les tentatives pour maîtriser cette incertitude dans la connaissance des moyens sont assez problématiques

La structure originelle du travail change de manière essentielle dès que la position téléologique n’est plus orientée exclusivement sur une transformation d’objets naturels ou sur l’application de processus naturels, mais doit inciter d’autres hommes à accomplir à leur tour des positions définies.

Le changement est qualitativement encore plus décisif quand l’objet de la position devient pour l’homme son propre comportement ou sa propre vie intérieure.

Les nouvelles formes ne peuvent être déduites intellectuellement des anciennes. Ces nouvelles formes ont, à un moment donné, des manifestations concrètes seulement socialement et historiquement conditionnées. De plus, les formes générales, les essences de ces nouvelles formes sont liées à un degré de développement défini de l’évolution sociale.

Mais les déterminations décisives, en dépit de la complexité de la structure, des contradictions qualitatives dans l’objet, dans le but et les moyens de la position téléologique, sont nées génétiquement du processus de travail, qui peut servir de modèle pour la pratique sociale, même dans la question de la liberté.

Les différences décisives, qui peuvent aller jusqu’à l’antinomie, naissent de ce que l’objet et le moyen de la réalisation des positions téléologiques deviennent toujours plus sociaux. L’orientation exclusive sur la nature est remplacée par des intentions plus mélangées quant à leur objet, et toujours plus fortement sociales. Les processus sociaux, les situations, etc., sont en dernière instance déclenchés par des décisions alternatives humaines, mais ces décisions ne deviennent significatives que si elles mettent en mouvement des séquences causales qui se déroulent selon leurs propres lois immanentes, plus ou moins indépendamment des intentions qui les ont posées.

L’être humain qui agit pratiquement dans la société se trouve confronté à une seconde nature vis-à-vis de laquelle il doit tout d’abord, s’il veut la dominer efficacement, se comporter tout à fait comme avec la première nature, c’est-à-dire qu’il doit tenter de changer le cours des choses, indépendant de sa conscience, en un cours posé, de lui imprimer sa volonté par la connaissance qu’il a de son essence.

Dans le travail, l’être, le mouvement, etc. dans la nature sont strictement indifférents vis-à-vis de nos décisions. C’est exclusivement leur connaissance adéquate qui permet leur maîtrise pratique.

Dans la société, ce qui se produit obéit à des lois immanentes, « naturelles », indépendantes de nos alternatives, mais lorsque l’homme intervient activement dans ce déroulement, il prend position vis-à-vis du processus, il approuve ou il refuse. Peu importe si cette prise de position se fait avec une conscience juste ou fausse, consciemment ou inconsciemment. Jusqu’à maintenant, l’attitude intérieure, subjective, ne jouait pratiquement aucun rôle, mais dorénavant elle revêt une importance toujours plus grande, dans la mesure où la liberté se fonde pour une part importante sur les prises de position concernant le processus général de la société, ou certaines de ses parties. Ce nouveau type de liberté ne se laisse plus directement déduire directement du simple travail, ne se réduit plus seulement au libre mouvement dans le matériau.

Certes, la position téléologique, avec l’alternative qu’elle comporte, se conserve par essence dans toute pratique, de même que l’interaction intime et inséparable du déterminisme et de la liberté qui la caractérise subsiste dans tous les cas.

Le changement le plus significatif est celui qui se produit dans la relation entre les fins et les moyens. Au début, le rapport de contradiction potentielle entre la fin et le moyen se déploie extensivement et intensivement. Lorsque, dans l’objet de la fixation de l’objectif, ce n’est plus la transformation de la nature mais celle de l’homme qui constitue le moment dominant, la coexistence entre détermination par la réalité sociale et liberté dans la décision entre alternatives continue d’exister. Si l’alternative a un contenu juste ou faux, simplement déterminable par la connaissance, la fixation d’objectif n’est pas contestable.

Si la fixation d’objectif est le résultat d’alternatives nées d’une société de classe, chaque question appelle pour sa solution des orientations différentes selon les points de vue de classe à partir desquels on cherche à répondre. Au fur et à mesure du progrès de la socialisation de la société, ces alternatives, qui sont au fondement de positions alternatives, ne peuvent que croître. Les contradictions entre la fixation d’objectif et les moyens de la réalisation correspondante s’aiguisent jusqu’à se renverser en différences qualitatives.

Même dans ce cas, la question qui reste au premier plan est celle de savoir si les moyens sont appropriés à la réalisation du but posé. On n’a plus affaire à la connaissance de causalités naturelles agissantes par elles-mêmes sans modification, où il suffit de connaître ce qui, en elles, est durable et ce qui est soumis à des variations naturelles.

Le matériau des positions causales qu’il s’agit d’accomplir dans les moyens a désormais un caractère social, puisqu’il est constitué de possibles décisions alternatives, donc d’un ensemble non homogène, en outre soumis à des changements permanents, si bien que le degré d’incertitude dans la position causale est très grand. Bien qu’il existe dans l’histoire des décisions qui ont surmonté avec succès cette incertitude dans la connaissance des moyens, les tentatives de maîtriser cette incertitude par les méthodes de manipulation s’avèrent problématiques dans les cas complexes.

La contradiction entre la fixation d’objectif et l’efficacité durable des moyens consiste dans la situation où, d’un côté, certains moyens paraissent rationnellement adéquats à des objectifs déterminés mais révèlent leur échec complet, catastrophique, et, de l’autre côté, on constate qu’il est impossible d’établir a priori une liste rationnelle des moyens autorisés et des moyens inadmissibles.

  1. 31.     Le rôle des motivations morales et de la liberté dans l’histoire comme réalité de l’être social. Les motivations morales de l’action sont des facteurs réels de l’être social (il ne faut pas absolutiser de manière idéaliste le comportement moral, il ne faut pas non plus le nier, au nom de la politique réaliste et du pragmatisme). Ce sont ces motivations morales par exemple qui déterminent, en fonction des valeurs que l’on veut défendre, conserver ou promouvoir (des valeurs ayant une objectivité sociale, des valeurs issues de l‘évolution sociale, par conséquent des valeurs qu‘on ne doit pas absolutiser, qu‘on ne doit pas mettre au-dessus de la réalité comme des entités intemporelles et purement spirituelles, mais aussi des valeurs qu‘on ne doit pas considérer comme seulement subjectives, comme reflets subjectifs sans effectivité sociale, cette hypostase des valeurs comme leur subjectivation étant la non reconnaissance de l‘histoire comme réalité ontologique de l’être social), quels moyens sont justes, quels moyens sont répréhensibles, si telle influence sur les hommes pour qu’ils décident de telle manière dans une alternative est appropriée à la réalisation de l’objectif. Il faut donc prendre conscience de l’importance des décisions et évaluations subjectives dans les alternatives, l’évolution sociale posant même parfois des tâches qui ne peuvent être résolues que par le renforcement des décisions subjectives. La lutte pour surmonter la détermination naturelle jusqu‘à la maîtrise constante de soi, la maîtrise de ses caractéristiques issues de la nature, de ses instincts, de ses affects, de ses habitudes, la maîtrise de sa singularité naturelle, de sa particularité naturelle, à l’occasion de tout travail ou de toute position pratique d’un objectif, est nécessaire à l’efficacité de ce travail ou de cette pratique et constitue la véritable liberté humaine, et inversement, ce travail ou cette pratique produit le sujet, en tant que membre de l’espèce humaine, qu’il soit conscient ou non, ainsi que l’espèce humaine, dépassant le simple mutisme organique de l‘espèce. Détacher la liberté du travail, l’homme n’étant pas jeté dans le travail mais jeté dans la liberté, n’étant pas condamné au travail mais condamné à la liberté, c’est soi-disant sauver la liberté, l’exalter, en la coupant de sa racine dans le travail, de sa racine dans la socialité de l’être humain, comme si la liberté n‘était pas le fruit de l‘activité.

Les motivations morales, éthiques de l’action des hommes doivent apparaître comme des facteurs réels de l’être social, agissant de manière plus ou moins effective à l’intérieur de complexes sociaux contradictoires mais unitaires dans leurs contradictions, facteurs jouant en particulier un rôle décisif pour déterminer si un moyen déterminé, en particulier une influence sur les hommes pour qu’ils décident de telle manière dans une alternative, est approprié à la réalisation d’un objectif, s’il est juste ou répréhensible.

La réalité sociale du comportement éthique dépend des valeurs, issues de l’évolution sociale, avec lesquelles il est associé et de sa relation avec leur conservation. Ce moment ne doit être ni absolutisé, de manière idéaliste, ni nié, de manière pragmatiste, façon realpolitik.

Il faut prendre conscience de l’importance des décisions subjectives dans les alternatives, ce qui ne relativise pas subjectivement l’objectivité du processus d’évolution, ce processus manifeste son immédiateté de manière socialement conditionnée et pose des tâches qui ne peuvent être entreprises et poursuivies que par le renforcement de l’importance des décisions subjectives

Les évaluations qui s’affirment au travers de ces décisions subjectives sont ancrées dans l’objectivité sociale des valeurs, dans leur importance pour l’évolution objective de l’espèce humaine, ces valeurs ou cette absence de valeurs, comme la durée et l’intensité de leur influence, étant le résultat de ce processus social objectif.

Ne pas voir que l’histoire est la réalité ontologique de l’être social, c’est soit hypostasier les valeurs pour en faire des entités intemporelles purement spirituelles, soit ne voir en elles que des reflets subjectifs de processus objectifs sur lesquels la pratique humaine ne peut influer.

En ce qui concerne les effets que le travail suscite chez celui qui l’exécute, la nécessaire maîtrise de soi, le combat constant contre ses instincts, ses affects, ses habitudes, contre ses caractéristiques héritées de la nature, il s’agit d’abord d’un problème d’efficacité, le travail ne pouvant être accompli avec succès, ne pouvant produire des valeurs d’usage, des choses utiles, que si ce contrôle de soi du sujet est permanent au cours du processus de travail comme à l’occasion de toute position pratique d’un objectif.

Mais aussi, déjà dans le travail, quel que soit le degré de conscience du sujet qui exécute le travail, ce sujet se produit lui-même en tant que membre de l’espèce humaine, et produit par conséquent l’espèce humaine elle-même.

Au-delà de la proportion entre les possibilités de réalisation des décisions dans la nature et celles dans la société, au-delà de la mesure du déterminisme dans chaque fixation d’objectif, dans chaque décision entre alternatives, la voie de la lutte pour surmonter la détermination naturelle par les instincts qui va jusqu’à la maîtrise consciente de soi, est la seule voie réelle pour une véritable liberté humaine.

Du point de vue ontologique et génétique, le dépassement du simple mutisme organique de l’espèce, sa poursuite dans le développement d’une espèce articulée des hommes devenant des êtres sociaux, ne fait qu’un avec la naissance de la liberté.

Une liberté exaltée où l’homme est jeté dans la liberté ou condamné à la liberté est une chimère. On ne peut sauver intellectuellement la liberté. Toute liberté prend racine dans la socialité de l’être humain, se développe à partir de cette socialité, fusse de manière sporadique.

La liberté véritable existe parce que l’homme s’est construit dans le travail, par le travail, en tant qu’être générique et social, parce que la liberté est le fruit de l’activité de l’homme. La liberté acquise dans le travail originel était primitive et limitée. La liberté la plus spiritualisée doit être conquise grâce aux mêmes méthodes que dans le travail le plus primitif, son résultat a le même contenu, à savoir la maîtrise par l’individu générique sur sa propre singularité, sur sa particularité purement naturelle. Le travail est le modèle de toute liberté.

Le travail, comme producteur de valeurs d’usage, est l’origine génétique de l’hominisation de l’être humain, mais il comporte, dans chacun de ses moments, des tendances réelles qui mènent au-delà. Ce modèle est une abstraction ignorant systématiquement l’environnement social qui apparaît en même temps. Cette abstraction doit être dépassée, pour aborder l’analyse de la dynamique fondamentale de la société, c’est-à-dire son procès de reproduction.

  1. 32.     La reproduction de  l’être social. Le travail est la base ontologique de  l’être social. La caractéristique de la reproduction dans l’être social est son orientation vers le changement, changement dont la raison ontologique objective est la propriété de la force de travail d’être une valeur d’usage  qui produit plus que ce qui lui est nécessaire pour sa reproduction.

Le travail, en tant que catégorie développée de l’être social, ne peut accéder à son existence véritable et appropriée que dans un ensemble social processuel, qui se reproduit dans un processus. L’abstraction du travail se justifie car le travailleur revêt, quant à la spécificité de l’être social, une importance fondamentale fondatrice de toutes les déterminations. Tout phénomène social présuppose de ce fait le travail, comme base ontologique de l‘être social.

Les tendances à la reproduction de l’individu et de l’espèce dans la vie organique sont des reproductions au sens strict, spécifiques, c’est-à-dire des reproductions du processus de vie qui fait l’être biologique d’un être vivant (seules les transformations radicales de l’environnement occasionnent des changements radicaux de ce processus).

La reproduction dans l’être social est principalement orientée sur le changement, intérieur et extérieur, avec la modification des outils et des processus de travail correspondant à des changements qualitatifs, des sauts.

La raison ontologique objective de ce changement réside en ce que le travail possède la possibilité de produire davantage qu’il n’est nécessaire à la simple reproduction de la vie du travailleur. Cette valeur d’usage de la force de travail est le fondement du capitalisme et de la possibilité de la liberté et du loisir pourvu de sens dans le socialisme.

  1. 33.     Le langage. Le langage naît du travail et de la division du travail, de la nécessité d’un médium de communication pour toutes les formes de division du travail, d’une communication précise entre les hommes réunis pour une coopération dans le travail. Il permet de fixer les connaissances, d’exprimer les objets, les relations, en particulier les objets et relations nouvelles à propos desquelles il doit  sans cesse s‘enrichir, il permet d’exprimer les réactions des êtres humains à ces objets et relations et joue un rôle très important dans les positions qui visent à inciter d’autres hommes à réaliser certaines autres positions.

La division du travail est donnée avec le travail. Une de ses formes est la coopération. Il y a aussi la collaboration lors de la fabrication ou l’emploi d’un instrument de travail.

Le langage naît du travail et de la division du travail. Le langage est une détermination décisive de l’être social, répondant à la nécessité d’un médium de communication pour n’importe quelle forme de division du travail, la nécessité d’une communication précise entre des hommes réunis par un travail.

Le langage est un instrument de la fixation des connaissances acquises et de l’expression de l’essence d’objets existants, un instrument de communication des réactions diverses, changeantes, des  êtres humains à ces objets. Il est l’organe le plus important pour les positions téléologiques qui ne portent pas sur la transformation, l’utilisation, etc. d’un objet naturel, mais qui visent à inciter d’autres hommes à réaliser la position téléologique souhaitée par le sujet qui l’énonce.

Le langage se développe sans cesse, de pair avec le développement du travail, de la division du travail, de la coopération, il doit être toujours plus riche, plus souple, plus différencié pour permettre de communiquer à propos des objets et des relations nouvellement apparues, la maîtrise croissante sur la nature s’exprimant dans le nombre des objets et des relations que le langage est en mesure de nommer.

  1. 34.     Les complexes. La société est un complexe général de complexes partiels en interaction entre eux et avec le complexe général, l’homme, le langage, la division du travail, les actes individuels, les groupes étant des complexes partiels.

Toutes les actions, relations, etc., même si elles paraissent simples, sont toujours des corrélations de complexes dont les éléments n’ont d’efficacité que comme composantes de leur complexe.

L’homme, en tant qu’être biologique, est un complexe.

Le langage est un complexe. Un mot n’a de sens communicable que dans le contexte de la langue dont il fait partie, ce qui exige pour le comprendre la connaissance de cette langue.

La division du travail est un complexe.

Les actes individuels, les diverses opérations, etc. n’ont de sens que dans le cadre du processus dont-ils font partie, c’est avant tout la fonction qu’ils ont à remplir dans ce complexe qui permet de décider s’ils sont corrects ou erronés.

Les groupes  qui naissent de la division du travail ne peuvent fonctionner indépendamment les uns des autres.

L’être social est un complexe de complexes où trouvent place aussi bien les interactions des complexes partiels entre eux que les interactions du complexe d’ensemble avec ces  complexe partiels.

Le processus de reproduction du complexe général se déploie à partir des complexes partiels, ces derniers se reproduisant comme complexes relativement autonomes, la reproduction du complexe général étant le facteur prédominant dans ce système d’interactions.

  1. 35.     Le recouvrement du biologique par le social. La différenciation biologique des êtres humains incorpore des éléments sociaux, si bien que les formes du rapport sexuel, les positions de chaque sexe dans la vie sociale, la division du travail en simples occupations particulières, marquées par les caractéristiques biologiques et psychiques de leurs auteurs, les rapports d’autorité liés à l’âge, la perception des autres comme êtres biologiques, aux caractéristiques et qualités biologiques, ainsi que  l’attitude personnelle non disciplinée à l’égard des autres sont surdéterminés par l’évolution de la structure sociale.

Si la division du travail est fondée à l’origine sur la différenciation biologique des membres du groupe humain, ce principe originel de la différenciation biologique incorpore toujours davantage des éléments sociaux.

Les formes du rapport sexuel ou les positions de la femme dans la vie sociale sont déterminées par la structure sociale apparaissant lors d’un stade donné de la reproduction sociale.

Le rapport d’autorité lié à l’âge est dû aux expériences accumulées pendant une période de vie plus longue, une vie plus longue étant la base biologique de l’accumulation d’expériences de vie importantes pour la société, mais cette position de monopole de l’ancienneté tend à disparaître quand les expériences socialement décisives ne sont plus rassemblées de manière purement empirique et conservées dans la mémoire, mais déduites de généralisations.

Pour que les actes téléologiques qui ont pour objet de susciter chez d’autres hommes la volonté de positions téléologiques puissent fonctionner avec succès, il faut une connaissance des hommes chez lesquels on veut susciter cette volonté, une connaissance qui dépasse le registre biologique et présente un caractère social avec l’introduction de valeurs et d’évaluations toujours plus purement sociales concernant justement les hommes en question, et en plus de cette connaissance il faut aussi de la persuasion, de l’habileté, de l’astuce, etc., toute cette socialité pouvant acquérir un caractère institutionnel si le groupe possède d’une espèce de discipline.

  1. 36.     La division du travail. La division du travail apparaît quand les occupations particulières s’autonomisent en métiers, en professions, en corporations. Cette différenciation suppose que le travailleur spécialisé puisse se procurer tout ce dont il a besoin auprès de travailleurs produisant au-delà de ce qu‘ils ont besoin pour se reproduire. Au début cette différenciation ne concerne que quelques domaines autonomes du travail. La décomposition du processus de travail en séquences de travail, en tâches particulières génère de la virtuosité. Le développement de la division du travail fait surgir comme catégories sociales la circulation des marchandises, les rapports marchands et le rapport économique de valeur. Il apparaît dans le travail une tendance au développement ininterrompu, tendance qui pousse en particulier l’économie d’autosubsistance à s’intégrer dans l’échange de marchandises, mais cette tendance est favorisée, contrariée ou transformée par les possibilités de la structure sociale, d‘où la constitution de différents types de formation sociale et de reproduction sociale.

Recouvrement maîtrisé du biologique par du social, la division du travail commence quand les occupations particulières s’autonomisent en métiers, en corporations.

La différenciation des professions présuppose que chacun puisse se procurer dans tous les domaines de la production les produits directement nécessaires à sa vie, sans avoir dû les produire lui-même.

Cette différenciation ne concerne au début que quelques domaines du travail en tant qu’ensembles autonomes.

Avec la manufacture, le processus de travail est décomposé en séquences de travail, en tâches particulières, ce qui génère une virtuosité au-delà de la normale.

Avec la machine, la division du travail est déterminée par la technologie.

Le développement de la division du travail fait surgir de nouvelles catégories sociales, la circulation des marchandises, les rapports marchands et le rapport économique de valeur, des catégories qui ne sont pas seulement reproduites en permanence mais qui sont l’objet d’une tendance immanente à l’accroissement, au déplacement vers des formes plus évoluées.

Quand l’échange est l’échange fortuit entre deux communautés (et non entre les membres individuels d‘une même communauté), cela implique que certaines valeurs d’usage sont produites au-delà des besoins de leurs producteurs et que ces producteurs ont besoin de produits qu’ils ne produisent pas eux-mêmes.

Certains hommes se sont spécialisés dans certaines tâches, d’autres hommes travaillant au maintien et à la reproduction de la vie des premiers.

Lorsque, au moins en complément de la production domestique, l’échange apparaît dans la communauté, on est introduit dans la marchandisation des produits du travail, étape évoluée de la socialité où des catégories toujours purement sociales dominent la société.

La division du travail s’universalise et se ramifie en relation avec le développement du commerce des marchandises.

Apparaît dans le travail une tendance au développement ininterrompu, qui ne se limite pas à l’amélioration de ses bases originelles, mais agit sur le processus de travail et la division sociale du travail en poussant l’économie fondée sur l’autosubsistance immédiate à s’intégrer à l’échange de marchandises, un échange de marchandises qui devient la forme dominante de la reproduction sociale.

Mais, illustration de l’inégalité de développement comme contradiction entre une tendance et les obstacles à la réalisation de cette tendance, les étapes de cette tendance au développement ininterrompu, tendance apparemment irrésistible, sont modifiées, favorisées ou contrariées par la structure et les possibilités de développement du complexe général dans le cadre duquel ces étapes se déroulent, d’où différents types de possibilités et d’orientations de la reproduction des différentes formations économiques.

  1. 37.     La valeur. La valeur est le principe régulateur de toute activité économique. La valeur d’échange est le principe régulateur de l’échange, une valeur qui ne peut devenir réelle qu’en corrélation indissociable avec des valeurs d’usage qui, elles, sont des données naturelles transformées socialement. Le temps de travail socialement nécessaire mesure la valeur d’échange. Comme répartition du temps, distribution du temps, économie du temps, le temps de travail socialement nécessaire est un vecteur universel de socialité et la base régulatrice de la circulation des marchandises et de l’échange. Mais il faut toujours noter que chaque époque, que chaque moment de la société en développement sécrète une économie particulière du temps, un temps de travail socialement nécessaire particulier, si bien que le temps de travail socialement nécessaire de l’artisan n’est plus du tout le temps de travail socialement nécessaire sous le capitalisme. Le capitalisme peut se définir par l’universalisation d’un temps de travail socialement nécessaire qui a la caractéristique, spécifique au capitalisme, d’être réifié et fétichisé.

La division du travail conduit à la circulation des marchandises et à la valeur comme principe régulateur de toute activité économique, ce qui correspond à un développement de la socialisation de l’être social dans sa reproduction de la socialité à des échelons toujours plus élevés.

La valeur d’échange, comme principe régulateur de l’échange, est une catégorie à socialité pure, mais il n’y a pas élimination de la nature car la valeur d’échange ne peut devenir réelle que dans une corrélation indissociable de la valeur d’usage, une valeur d’usage qui est un donné naturel transformé socialement.

Le temps de travail socialement nécessaire quantifie de plus en plus la valeur d’échange.

Aux premiers stades du travail, l’essentiel était que le produit soit réalisé, le temps nécessaire à sa réalisation jouant un rôle secondaire, les différences de réalisation étant fondées sur les particularités biologiques et psychiques des travailleurs.

Le temps de travail socialement nécessaire est une catégorie sociale et une forme nouvelle d’être, bien qu’il ait une base dans l’être naturel, le temps, un temps indépendant de toute réaction à son égard, dans sa pure objectivité.

Le temps de travail socialement nécessaire devient la base de la circulation des marchandises, de la valeur d’échange et du commerce socio-économique dans sa totalité. Il n’existe pas que dans le rapport d’échange.

Les relations économiques des hommes sont régulées par le temps de travail socialement nécessaire.

L’économie du temps, le partage, la distribution du temps, est un vecteur de socialité dans toutes les formations sociales.

L’universalité sociale du temps de travail socialement nécessaire apparaît dans le capitalisme sous une forme réifiée et fétichisée, et de ce point de vue, doit être considérée comme une caractéristique spécifique du capitalisme. Il apparaît dans le féodalisme sous la forme de la corvée mesurée par le temps. Comme principe de régulation, il s’impose dans les conditions les plus diverses, de manière spontanée ou de manière consciente, planificatrice, selon une nécessité vitale, mais il est toujours lié aux relations sociales concrètes des hommes entre eux, il est donc toujours une expression de la situation de la reproduction, ce qui interdit toute transposition de la structure concrète d’une réalisation dans certaines conditions concrètes sur une autre réalisation, ainsi des artisans qui n’ont pas pris conscience que le temps de travail socialement nécessaire était devenu celui du grand capital, qu‘on ne pouvait transposer le temps de travail de l’artisan dans le temps de travail du grand capital.

  1. 38.     Le recul des limites naturelles. La reproduction biologique de l’homme est la base de la reproduction de l’être social, l’être social est fondé sur l’ensemble de l’être naturel, mais les catégories et les relations catégorielles nouvelles de type social, de plus en plus nombreuses, influent sur la reproduction biologique des hommes, le recul des limites naturelles étant cependant une transformation et non une élimination

La reproduction est la catégorie essentielle pour l’être en général. À proprement parler, être ne signifie pas autre chose que se reproduire soi-même.

Les catégories de naissance, vie et mort de l’être biologique, de l’être vivant, ne sont pas des catégories de l’être de la physique.

L’être social a pour base l’homme comme être biologique, par conséquent la reproduction de l’ être social a pour moment la reproduction biologique de l’homme.

Dans la collaboration sociale des hommes dans la reproduction de leur vie, base essentielle de leur coopération, naissent des catégories et des relations catégorielles nouvelles qui influent sur la reproduction biologique des hommes.

La reproduction de l’être social se déroule dans un environnement dont la base est la nature, mais qui est modifié par le travail. Il y a un recul des limites naturelles, une transformation et non une élimination. De même que l’être biologique est fondé sur la nature inorganique, de même l’être social est fondé sur l’ensemble de l’être naturel.

Les moments dans lesquels s’exprime le caractère indépassable de la vie biologique sont modifiés, dans leur contenu comme dans leur forme, par le développement social et ses formes de reproduction.

  1. 39.     La socialisation de l’alimentation. Si la faim et sa satisfaction ont un caractère biologique, leurs formes concrètes sont fonction du développement économique et social, la régulation des modes d’alimentation par la société ayant des conséquences biologiques. Avec le développement du marché mondial, la cuisine locale qui trouvait toutes les autres cuisines répugnantes s’internationalise en cuisine mondiale.

En ce qui concerne l’alimentation, indispensable à la reproduction biologique de tout homme en tant qu’être vivant, si la faim et sa satisfaction ont un caractère biologique indépassable, leurs formes concrètes sont fonction du développement économique et social. La faim qui se satisfait avec de la viande crue mangée avec les mains n’est pas la faim qui se satisfait avec la viande cuite mangée avec fourchette et couteau.

Notons que la faim sociale n’est pas une superstructure de la faim biologique, car la régulation des modes d’alimentation par la société a des conséquences biologiques.

La vie quotidienne de l’homme en matière d’alimentation est pénétrée fortement par le développement du commerce mondial, témoignant ainsi du haut degré de socialisation atteint par l’alimentation.

La catégorie de genre humain n’est pas une généralité abstraite mais une catégorie qui accède à la conscience sociale avec le développement du marché mondial. Le genre humain est mis à l’ordre du jour comme problème général englobant tous les hommes. Ce processus s’exprime dans l’évolution de la préparation de la nourriture, d’abord locale, quand tout autre nourriture est considérée comme répugnante, puis s’unifiant relativement à l’échelon national, puis s’internationalisant jusqu’à ce qu’on puisse parler de cuisine mondiale.

  1. 40.     La socialisation de la sexualité et des rapports entre l’homme et la femme. Le rapport naturel de l’homme à l’homme est le rapport sexuel. Ce rapport à la nature change, au niveau individuel comme au niveau social, par un développement social inégal, contradictoire. Les comportements approuvés ou rejetés changent, les rôles de sexe dominant changent, les critères physiques et sociaux de l’attirance sexuelle changent, avec des interdits, les instincts érotiques et sexuels changent, les corps, les vêtements et les cosmétiques changent, la place des femmes évolue avec leurs relations avec les hommes et avec l‘évolution du genre humain. Les contenus et les formes sociales se superposent à la sexualité purement biologique. On passe de l’homosexualité érotique et éthique et du rôle des hétaires à l’érotisme de la spiritualité ascétique, puis à l’intériorité érotique bourgeoise, toutes pratiques opprimant les femmes, pour arriver à l’idéologie du verre d’eau, c’est-à-dire la mode du sexe pour lui-même, autrement dit l’idéologie et la pratique du sexe sans limite et vide spirituellement, qui serait, pour la première fois dans l’histoire, garant de l’égalité entre les sexes.

Les mutations sociales dans les rapports entre l’homme et la femme, comme la mutation du matriarcat au patriarcat, changent les comportements typiques approuvés ou rejetés, en particulier le comportement mutuel des sexes.

Il s’agit de savoir quel sexe sera dominant ou soumis, de savoir ce qu’un sexe considère comme attirant ou repoussant chez l’autre, de savoir qui est exclu de l’attirance sexuelle, par exemple les frères et sœurs.

Si l’attirance sexuelle mutuelle ne perd jamais son caractère essentiellement physique, biologique, la sexualité incorpore, au fur et à mesure de l’intensification des catégories sociales, toujours davantage de contenus qui peuvent s’assimiler plus ou moins organiquement avec l’attirance physique, mais qui ont cependant vis-à-vis de cette attirance physique, directement ou par des médiations, un caractère hétérogène, social et humain.

L’évolution de la sexualité au sein de l’être social est marquée par des inégalités, ainsi avec le caractère érotique et éthique de l’homosexualité des citoyens grecs précédant le rôle des hétaires dans la culture décadente de la cité, suivis par l’érotisme de la spiritualité ascétique médiévale.

Ce développement inégal résulte de l’ambivalence des lois de l’être social, avec d’un côté la transformation des catégories de l’être social en catégories sociales, créés par les hommes, visant la vie humaine, et de l’autre côté, des tendances non téléologiques bien qu’elles soient la cristallisation de positions téléologiques individuelles, des tendances allant dans les directions des besoins qui suscitent les positions téléologiques, mais des besoins peu conscients puisque chaque position déclenche des chaînes causales autres que celles qui étaient consciemment visées, avec une synthèse offrant des possibilités de réalisation différentes du cours général de l’évolution.

Ainsi, l’ascèse spiritualiste chrétienne de la Vita Nuova prépare l’intériorité érotique bourgeoise de Werther, qui ne surmonte pas l’oppression de la femme et génère des fausses consciences, des hypocrisies aux exagérations de bonne foi, préparant l’idéologie et la pratique du sexe sans limite et vide spirituellement, la mode du sexe pour lui-même, l’idéologie du verre d’eau, réaction contre l’inégalité des sexes.

Conditionné socialement, ces contenus et formes se superposent à la sexualité purement biologique, la transformant et la modifiant, ils affectent le corps et, des vêtements aux cosmétiques, influencent les instincts érotiques et sexuels qui, à leur tour, sont étroitement liés au développement des relations humaines essentielles, les changements des rapports sexuels, des relations entre hommes et femmes, de la place de la femme dans la société sont en relation avec l’évolution du genre humain.

Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l’homme à l’homme est le rapport de l’homme à la femme, rapport générique naturel dans lequel le rapport de l’homme à la nature est immédiatement le rapport de l’homme à l’homme.

  1. 41.     La socialisation de l’éducation. L’éducation proprement humaine consiste non à faire acquérir une fois pour toutes certains comportements indispensables, mais à rendre capables de réagir à des situations et des événements nouveaux, et donc à développer, de manière spontanée dans les corporations ou de manière systématique dans les écoles, des connaissances, des capacités, des comportements, en particulier pour qu‘on puisse réagir aux nouvelles alternatives selon les intentions de la société, pour qu‘on puisse se développer en fonction de l‘évolution à un niveau social toujours plus élevé de la société et du genre humain.

Le complexe des activités constituant l’éducation vise à rendre capables les hommes de réagir à des situations et des événements nouveaux, et non à faire acquérir une fois pour toutes certains comportements indispensables.

L’éducation n’est jamais terminée. Elle doit prévoir que l’élève puisse terminer sa vie dans une société différente. Si la durée du processus d’éducation est longue, s’il y a une scolarité obligatoire, cela tient au développement industriel, qui exige des connaissances, des capacités, des comportements, cela tient aussi à la lutte de classe.

L’éducation au sens large forge des types de personnes par imprégnation plus que l’hérédité. On a même des types  de personnes correspondant à des types de corporations ou de classes, types de personnes formées par une éducation souvent spontanée.

La tradition reproduite par l’éducation au sens large décline dès que la société ne laisse plus à cette éducation au sens large la possibilité de se développer, d’influencer, de produire des alternatives réelles.

L’essence de l’éducation consiste à influencer les hommes afin qu’ils réagissent aux nouvelles alternatives de la vie selon les intentions de la société.

Si une intention de la société se réalise, au moins partiellement, en permanence, elle contribue à maintenir la continuité dans le changement de la reproduction de l’être social. Cependant, en règle générale, telle intention ne cesse d’échouer partiellement du fait de moments nouveaux auxquels aucune éducation ne peut préparer parfaitement, des moments nouveaux exprimant l’évolution objective à un niveau plus élevé, au sens ontologique, de l’être social dans sa reproduction, un être social toujours plus social, c’est-à-dire édifiant son être propre toujours plus fortement à l’aide de catégories proprement sociales, ce qui constitue un processus d’ontologie formelle aussi bien qu’objective dans la mesure où on a un processus d’intégration des communautés, de réalisation du genre humain et de déploiement toujours plus social de l’individualité humaine.

  1. 42.     La division du travail intellectuel et du travail manuel. La collaboration occasionnelle engendre une division seulement technique. Peu à peu, la division du travail se consolide en des métiers déterminés jusqu’à devenir une entité qui se dresse face aux individus en les différenciant. C’est le cas de la division entre le travail manuel et le travail intellectuel, favorisé par les activités intellectuelles qui incitent d’autres à faire un travail déterminé, activités qui souvent sont complices des dominations de classe, même si certains intellectuels prennent le parti des classes dominées.

Plus le processus de travail découvre et réalise de nouveaux besoins et de nouveaux moyens de les satisfaire, plus il s’élargit et se perfectionne, plus il impose une répartition du travail, une division du travail qui de technique devient sociale.

La division originelle du travail est une collaboration seulement occasionnelle, et de ce fait purement technique, en vue de certaines tâches ou coopérations, puis la division du travail se consolide en des métiers déterminés jusqu’à devenir une entité sociale particulière, se dressant face aux individus en tant que forme autonome de l’être social ayant des répercussions sur l’ensemble du mode de vie des individus, cette entité sociale constituant un complexe qui provoque une différenciation aiguë de la société, unitaire à l’origine.

La division entre le travail intellectuel et travail manuel naît avec l’autonomisation en complexes des positions qui visent non une transformation d’objets naturels pour réaliser des buts humains, mais l’action sur la conscience d’autres hommes pour les inciter aux positions souhaitées, cette évolution de la division du travail se recoupant avec l’apparition des classes, puisque ces positions du deuxième type peuvent, spontanément ou institutionnellement, être mis au service d’une domination sur ceux qui sont soumis, d’où la complicité fréquente du travail intellectuel devenu autonome avec les systèmes de domination de classe, même si une partie des représentants du travail intellectuel se range, avec une certaine nécessité sociale, du côté des opprimés en rébellion.

La reproduction sociale se réalise dans les actions des individus (c’est en l’homme qu’apparaît immédiatement la réalité de l’être social), mais ces actions se combinent en plusieurs complexes qui possèdent leur dynamique propre, ne se bornant pas à exister indépendamment des consciences individuelles, à se reproduire et à devenir socialement agissant, mais donnant des impulsions aux décisions alternatives des individus.

Ces complexes, qui s’affectent et s’influencent réciproquement, dépendent chacun de la structure et de l’évolution de la formation sociale, d’où une ambivalence des circonstances des actions individuelles, mais, de toute façon, il en résulte une différenciation entre les hommes, puisque les circonstances qui donnent aux décisions alternatives leur contenu sont le résultat d’actions humaines. Parfois l’unité de la formation sociale semble remise en cause. Une telle différenciation, qui, en biologie, ne peut exister que comme apparition de nouvelles espèces, illustre le développement inégal et contradictoire du genre humain.

  1. 43.     La division entre la ville et la campagne. La ville devient un foyer industriel, commercial, culturel et intellectuel, s’éloignant de l’échange immédiat avec la nature, dans un développement inégal et contradictoire, avec des oppositions au développement.

Avec la division entre la ville et la campagne, le poids des catégories essentiellement sociales qui concourent à la formation de l’être social ne cesse de croître.

La ville est un complexe qui ne présente aucune analogie avec aucun être de niveau inférieur, un complexe dans lequel les fonctions vitales même les plus élémentaires sont déjà socialement médiatisées et dont le lien avec la nature tend à se dissoudre. C’est ainsi que même le parc ou le jardin d’une ville est essentiellement une création sociale.

Dans ses relations avec la ville, l’être de la population rurale, de l’économie jusqu’aux mœurs, subit des transformations.

Le processus de séparation du travail intellectuel et du travail physique est renforcé du seul fait de l’existence d’une ville qui devient le foyer de l’industrie, et d’une économie où la production industrielle de la ville devient prépondérante par rapport à la production agricole, les branches du travail intellectuel se concentrant dans les villes, les campagnes se trouvant isolées des progrès de la culture.

Comme la population agricole diminue par rapport à la population industrielle, commerciale, etc., essentiellement urbaine, l’humanité s’éloigne de l’échange matériel direct, immédiat avec la nature, la médiation de la ville, qui fait reculer cette immédiateté, acquiert une autonomie relative de complexe, perdant son caractère de transition pour devenir l’antipode social de la campagne.

L’être social se socialise toujours plus purement et exclusivement, à des niveaux toujours plus élevés dans le processus de reproduction, selon une tendance inégale et contradictoire, avec des progrès décisifs dans la structure générale objective, avec des progrès économiques objectifs, et des réactions d’opposition plus ou moins radicale à la tendance principale, sous forme de manifestations psychiques et culturelles.

La subordination des individus à la division du travail crée des types ruraux et urbains de comportement, mais on trouve toujours des hommes dépassant ces types de comportement par des réactions qui ne sont pas purement individuelles mais correspondent aux possibilités de solutions offertes aux hommes par les situations sociales concrètes, selon le point de vue que les actes individuels produisent des déterminations sociales objectives qui ne peuvent s’exprimer que dans le médium de l’individualité, ce qui ne remet pas en question l’objectivité de ces déterminations.

  1. 44.     La division en classes sociales. La division en classes sociales a son origine dans la propriété de la force de travail de pouvoir produire davantage qu’il est nécessaire pour sa reproduction. Le niveau et la qualité de développement socio-productif détermine le type de différenciation, la fonction et les perspectives de chaque classe, autant de caractères qui ont en retour une influence positive ou négative sur la production. Les classes sont des déterminations réflexives, c’est-à-dire qu’elle n’existent que les unes par rapport aux autres dans la totalité sociale, selon des rapports nécessairement très pratiques, très concrets, la prise de conscience de cette réflexivité, c’est-à-dire la prise de conscience non seulement des intérêts communs, de la situation commune, mais aussi de l’adversaire de classe, de la réalité et de la perspective des rapports avec lui, une prise de conscience s’accompagnant d’une lutte unitaire concrète contre l‘adversaire de classe, influence de manière indéniable la forme des rapports de classe. Il ne faut donc pas sous-estimer cette prise de conscience, comme le font les matérialistes qui voient le passage de l’être en soi à l’être pour soi comme spontané, et il ne faut pas envisager l’aspect réflexif sans son côté pratique, comme si la prise de conscience suffisait à la transformation.

La différenciation des classes est la forme de division du travail la plus importante historiquement et elle s’entrelace avec les autres formes de division du travail.

Elle a son origine dans la naissance de la valeur d’usage spécifique de la force de travail, celle de pouvoir produire davantage qu’il est nécessaire pour sa reproduction.

Le type de différenciation de classe, la fonction de chaque classe, les perspectives de chaque classe sont déterminés par le développement de la production, avec ses formes et ses limites, mais aussi ce type de différenciation, avec ces fonctions et perspectives de chaque classe et leurs relations mutuelles, a des répercussions sur la production, répercussions qui peuvent être négatives, par exemple quand l’esclavagisme limite la productivité.

Les classes, comme complexes objectivement déterminés au plan économique faisant partie d‘une formation sociale, n’existent que rapportées à la totalité de la société et que rapportées les unes aux autres, comme déterminations réflexives.

La prise de conscience de ce rapport réflexif détermine sinon l’existence du rapport de classe (l’être de classe ne dépend pas de la conscience qu‘on en a), du moins la forme particulière qu’il revêt. La conscience est donc susceptible de modifier objectivement l’être social de la classe. La conscience joue un rôle non négligeable.

L’en-soi de classe est l’être objectif de la classe, issu des rapports de production concrets et de la structure de la formation considérée, mais un pour-soi de la classe peut se développer par la conscience et la lutte, la classe en soi, avec des intérêts communs, une situation commune, en opposition avec une autre classe, se constituant en classe vis-à-vis de cette autre classe, devenant classe pour elle-même en réunissant ses membres dans la lutte.

Chaque classe ne peut exister comme complexe social que dans une société déterminée.

L’existence relativement autonome de la classe implique une relation indépassable à la société dans sa totalité et aux autres classes de cette société.

Une classe n’existe socialement qu’en interaction avec les autres classes de sa formation et avec la formation dans son ensemble.

Ainsi, si l’esclavage est la forme de classe dominante dans l’Antiquité, ses reliquats au début du Moyen Âge sont un épisode sans lendemain, dans la mesure où ces reliquats sont relativement isolés, qu’ils ne sont pas vraiment en rapport avec la société dans sa totalité et avec les autres classes, en particulier les classes importantes. Par contre, l’esclavage en Amérique est une partie constitutive du capitalisme naissant.

Le rapport réflexif, la relation réflexive dans l’être de classe, présuppose d’une part la totalité de la société dans laquelle les différentes classes se trouvent mutuellement dans des relations réflexives, et d’autre part, que le rapport réflexif soit un rapport pratique, réel, exactement la synthèse des actions de type social des individus, actions résultant de leur existence de classe, de leur appartenance de classe, ce qui contredit l’idée que la réalité suit son chemin selon ses lois, indépendamment de ce qui se joue dans la conscience des hommes, mais aussi l’idée que la pensée seule de l’homme peut modifier l’être, comme si les idées étaient par elles-mêmes capables d’ébranler une domination. Les idées et les prises de conscience  ne sont ni inutiles ni toutes-puissantes.

Il faut examiner toujours concrètement la place ontologique de la pensée dans les relations, les corrélations et les changements de l’être, la dynamique de l’être social étant constitué par la résultante des réalisations individuelles de décisions alternatives, de véritables décisions qui aboutissent médiatement ou immédiatement à des actions véritables, les conséquences matérielles étant, dans les cas individuels comme dans les synthèses générales, toutes autres que ce que les individus ne l’avaient imaginé ou souhaité.

  1. 45.     La lutte pour l’existence. La lutte de classe dans la société a pour objet l’appropriation du surtravail, qui constitue la valeur d’usage spécifique de la force de travail humaine, ce n’est donc pas une lutte naturelle pour l’existence, où il s’agit de vie ou de mort au sens biologique, où l’alternative est entre tuer et mourir. L’esclavage ou le salariat ne sont pas des modes  naturels d’existence et de lutte, ils ont un caractère socio-économique, le degré d’appropriation du surtravail étant limité par la faiblesse de la réserve de main-d’œuvre.

Quand on dit que la lutte pour l’existence est la loi commune à la nature et à la société, l’être social étant ainsi une sorte d’être naturel, la dimension sociale étant interprétée comme purement naturelle, on oublie que, dans la lutte pour l’existence, il s’agit immédiatement et véritablement de vie ou de mort au sens biologique, de tuer et de dévorer ou de mourir de faim, alors que les luttes de classes dans la société ont pour objet l’appropriation du surtravail, qui constitue la valeur d’usage spécifique de la force de travail humaine.

L’appropriation du surtravail des esclaves, avec une intensification de la somme de travail extorquée, était hypertrophiée au point de limiter drastiquement la reproduction moyenne de leur vie, avec le minimum de possibilité de reproduire cette vie. Le caractère socio-économique et non naturel de l’esclavage apparaît dans le fait que ce mode de production n’était viable que tant qu’on disposait de réserves d’esclaves pratiquement illimitées.

Au début du capitalisme, quand le contingent de travailleurs disponibles paraissait inépuisable, un tel niveau de surexploitation était possible à l’encontre des hommes prétendus « libres ».

  1. 46.     Deux types de  hasard. Le hasard de la naissance : on se trouve appartenir à une couche sociale pour des raisons biologiques, extra sociales, il s’agit d’un hasard extra social. Le hasard des rapports de l’individu avec la loi générale de la société : l’individu a une certaine marge de manœuvre, une certaine liberté, dans la mesure où il définit des positions, mais ses positions ont en général des effets non maîtrisables au niveau de la totalité de la société. Il faudrait plutôt dire une apparence de liberté qui, avec la soumission à des contextes et des relations de plus en plus nombreux, va avec la multiplicité des minuscules marges de manœuvre, des marges de manœuvre contingentes. En situation de crise, l’individu ne sait pas vraiment si son comportement va le précipiter dans la catastrophe ou lui éviter la catastrophe. En apparence, au niveau macro social, c’est la nécessité, la loi, et au niveau micro social, c’est le hasard, mais en fait  la nécessité et le hasard sont inséparables.

L’interprétation de l’être social comme être naturel et des luttes de classe comme des luttes naturelles pour l’existence, peut avoir une certaine plausibilité lorsque l’être de classe est acquis par l’acte naturel de la naissance, mais, en fait, l’appartenance d’un individu à une couche sociale résulte, du point de vue de l’individu, d’un hasard extra social, et, du point de vue de l’individu aussi, la soumission aux lois générales de l’évolution sociale a un caractère fortuit, tandis que l’articulation sociale en castes ou corporations est le produit d’une évolution socio-économique.

La forme que prend le problème de la liberté est que, au fur et à mesure d’une expression toujours plus claire et univoque des lois économiques générales, au fur et à mesure d’une socialité plus grande du processus de production, et donc au fur et à mesure du recul des limites naturelles, la place de l’individu dans la société est toujours plus manifestement soumise au hasard. Naît une apparence de liberté dans la mesure où, avec la socialisation croissante de l’être social, l’individu est soumis à des relations et des contextes objectifs toujours plus nombreux. Le type de hasard dont il est question n’est pas le type de hasard qui provient du fait que la relation de la naissance d’un homme, au sens biologique, à la situation sociale qui forme le cadre de cette naissance, ne peut être que contingente, mais le type de hasard dans la relation entre la loi générale et ses objets singuliers, qui n’est dans la nature inorganique qu’une simple unité, mais qui, dans l’être social, se développe en une relation entre la loi générale et un sujet individuel, capable de positions et contraint à ces positions. Ces positions ne peuvent rien changer à l’universalité des lois et à leurs effets contingents du point de vue de l’individu concerné, mais ces positions créent pour l’individu une marge de manœuvre qui peut jusqu’à un certain point modifier les effets sur lui de la loi générale.

Quant aux effets des crises, le comportement économique des individus peut leur permettre d’échapper à des conséquences catastrophiques ou au contraire les précipiter dans la catastrophe.

Pour évaluer cette marge de manœuvre, il faut prendre en compte que l’auteur des positions téléologiques ne peut jamais apercevoir la totalité de leurs conséquences, ce qui réduit sans la supprimer la marge de manœuvre.

Une infinité de marges de manœuvre contingentes constitue, dans leurs effets concrets, une part importante de la vie sociale de l’homme.

Les lois générales de l’économie déterminent donc peu le contenu, la forme, l’orientation, le rythme, etc. de la reproduction, elles ont peu, dans leur matérialisation concrète, un caractère général mécanique.

La polarisation entre, d’une part, la société dans sa totalité, montrant une prévalence des lois, de la nécessité, et d’autre part, la vie des individus où prévaut des hasards d’un type particulier, n’est qu’apparente, car, en fait, il y a imbrication de la nécessité, de la loi et du hasard dans la totalité comme dans les composantes de la totalité.

  1. 47.     Priorité ontologique de l’économie dans l’être social. L’ontologie matérialiste identifie les formes ou les degrés de l’être et les degrés qui présupposent les autres degrés, sans l’attribution d’une hiérarchie de valeurs à ces degrés. Ainsi, la reproduction biologique de la vie humaine et le travail qui se place directement au service de cette reproduction, mais aussi le langage, l’échange, etc., toutes les activités économiques (une reproduction biologique ayant donc un caractère social de plus en plus affirmé) sont prioritaires ontologiquement sur tout autre activité. La production de la vie matérielle, c’est-à-dire la production des moyens permettant de satisfaire les besoins essentiels comme le besoin de boire, celui de manger, celui de se loger ,celui de s’habiller, est la présupposition de toute existence humaine.

Le matérialisme en ontologie élimine les confusions résultant des catégories logiques ou gnoséologiques et distingue strictement les points de vue ontologiques des points de vue axiologiques.

La vieille ontologie élaborait une gradation hiérarchique des formes de l’être, dans laquelle l’être suprême est le plus authentique, le sommet de la hiérarchie des valeurs, le plus parfait.

L’ontologie matérialiste, sans se mêler de valeurs, sans jugement de valeur, sans position subjective arbitraire, demande quels degrés de l’être possèdent un être propre, indépendant des autres, et quels degrés présupposent l’existence de quels degrés, mettant à jour des degrés prioritaires par rapport à d‘autres.

D’un point de vue ontologique, du point de vue ontologique de la priorité de certains degrés de l‘être, la reproduction biologique de la vie humaine est prioritaire par rapport à tout autre activité.

Le travail, dès l’origine et pour une longue période, se place au service direct de cette reproduction.

Dans la genèse ontologique de l’être social, les moments de la reproduction biologique de la vie humaine acquièrent un caractère social toujours plus affirmé, font naître des déterminations qui, au plan de l’être, n’ont aucune analogie avec la reproduction biologique, comme la cuisson des aliments ou les vêtements. Ces déterminations intègrent dans le processus de reproduction des activités comme le travail, le langage, l’échange, activités qui ne dépendent de la reproduction biologique qu’à travers des médiations éloignées et qui ont un caractère social toujours plus pur.

La présupposition de toute existence humaine, partant de toute histoire, est que les hommes doivent être à même de vivre pour pouvoir «faire l’histoire». Mais pour vivre, il faut avant tout boire, manger, se loger, s’habiller et quelques autres choses encore. Le premier fait historique est dans la production des moyens permettant de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même.

La priorité de l’économie, c’est la priorité ontologique de la reproduction biologique de l’homme comme point de départ de son activité économique, cette activité économique étant elle-même le fondement ontologique génétique d’activités toujours plus purement sociales.

  1. 48.     Le déploiement complet de la personnalité comme liberté enfin conquise, comme fin, comme valeur, comme pratique différente de la pratique économique. Dans l’être social, la véritable valeur est le développement des capacités et des forces humaines comme fin en soi, un monde de la liberté, un être au-delà de l’économie mais fondée sur elle, dans la mesure où la réduction du temps de travail est la condition de cet épanouissement de la personnalité

Il ne s’agit pas d’opposer être et valeur du seul point de vue de la théorie de la connaissance en opposant être et devoir-être, mais de laisser à la valeur sa place dans l’ontologie de l’être social. Au-delà du royaume de la nécessité, où les producteurs associés règlent et contrôlent leur échange avec la nature avec le minimum de forces et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine, le royaume de la liberté est le développement des capacités et des forces humaines comme fin en soi, se fondant sur l’autre royaume, le royaume de la nécessité, la condition de cet épanouissement de la personnalité étant la réduction de la journée de travail.

Ce royaume de la liberté représente la valeur la plus haute, l’économie demeurant dans le royaume de la nécessité. Le développement des capacités humaines comme fin en soi est en opposition à la structure de l‘économie. La nature objective des positions téléologiques est structurée différemment des pratiques fonctionnant subjectivement comme réalisation d’une fin en soi humaine.

Répétons-le : le développement des capacités humaines comme fin en soi présuppose la valeur sociale du déploiement complet de la personnalité humaine, et constitue donc elle-même une valeur. Cette valeur est un produit de l’évolution sociale, puisqu’elle suppose le développement du temps libre, la réduction de la journée de travail, c’est-à-dire un niveau déterminé de production.

Les plus hautes valeurs humaines découlent ontologiquement de la pratique économique et de la reproduction réelle des hommes réels.

  1. 49.     L’effacement du caractère muet de l’espèce humaine. Ce caractère cesse quand l’espèce humaine, comme totalité biologique objective, est transformée par des déterminations sociales et quand cette abolition du mutisme n’est pas seulement objective, en soi, mais qu’elle accède à l’être pour soi, c’est-à-dire quand une vaste communauté humaine devient pour ses membres l’incarnation de l’espèce. L’humanité, comme unité sociale du genre humain, peut être posée  dans la conscience, le marché mondial réalisant cette humanité en soi, tandis que la volonté politique et juridique peut aller vers une humanité réellement consciente et s‘incarnant institutionnellement. Mais il y a des conflits de valeurs, ceux qui ne posent l’humanité que subjectivement et ceux qui ne l‘envisagent pas, ceux qui se contentent du marché mondial et ceux qui le refusent, ceux qui veulent une intégration pour soi, c’est-à-dire consciente et effective, et ceux qui s’y opposent

Outre cette tendance objective à la réalisation des capacités et des forces humaines comme but en soi, comme but spécifique exclusif de tout autre but de type économique, l’unité ontologique du développement économique réel, axiologiquement neutre, et de la prévalence objective des valeurs se manifeste dans une autre tendance de l’autodéploiement de la socialité de l’être social, à savoir la naissance de l’espèce humaine, l’espèce humaine en voie de se réaliser, en relation avec l’intégration économique de l’humanité sous la forme du marché mondial, un marché mondial qui construit des liens indéniables.

L’espèce humaine comme totalité biologique objective cesse d’être muette quand, à la suite des conséquences objectives et subjectives des positions dans le travail, à la suite de la division du travail, etc., la reproduction phylogénétique est modifiée, métamorphosée par des déterminations sociales, une abolition du mutisme qui ne doit pas être seulement objective, en soi, mais qui accède à l’être pour soi, des collectivités humaines toujours plus vastes devenant pour leurs membres des incarnations de l’espèce, l’espèce cessant d’être muette.

La conscience pose, initialement seulement dans la pensée, l’humanité comme unité sociale et phylogénétique du genre humain.

Le marché mondial réalise l’unité du genre humain, mais seulement son être en soi, provisoirement, dans la mesure où le développement est inégal.

Certes, il y a les évaluations positives de la part de ceux qui souhaitent un processus d’intégration vers un être en soi de l’espèce humaine, avec même des individus qui expriment une intention allant dans le sens d’un pour soi unitaire de l’espèce humaine, anticipant l’évolution.

Mais il y a des mouvements défensifs contre ces progrès.

Ces deux mouvements, qui naissent sur le terrain créé par le niveau actuel de l’évolution socio-économique, expriment l’approbation ou la négation des valeurs, des conflits objectifs entre valeurs objectivées.

Si des évaluations s’opposent au présent, cela ne signifie pas l’indépendance a priori de la valeur par rapport à la réalité, mais le caractère contradictoire de la réalité.

Le marché mondial réalise l’unité existant en soi du genre humain. La transformation jusqu’au pour soi ne peut résulter que d’une action consciente de l’homme, que de positions axiologiques correctes prises par des hommes formés à une telle activité de transformation du genre humain par les déterminations du processus général, un processus qui pose les alternatives inévitables auxquelles les hommes doivent répondre par des évaluations, en développant la valeur ou en s’opposant à son instauration.

  1. 50.     Reproductions identiques de l’individu et de l’espèce dans le monde organique. Dans la nature organique, la reproduction de l’individu est identique à la reproduction de l’espèce, autrement dit la reproduction biologique de l’individu est identique au processus de son être, de sa substance, puisque l’être ou la substance de l’individu est de représenter l’espèce. L’environnement favorise, autorise ou entrave la reproduction de l’individu ou la reproduction de l’espèce, et l’individu comme l’espèce ont des capacités d’adaptation à cet environnement, mais des capacités limitées dans la mesure où l’environnement peut décider de la survie ou de l’extinction de l’espèce et donc des individus de l’espèce. On peut avoir l’impression que c’est l’individu qui choisit dans l’environnement total des éléments partiels avec lesquels il peut être en réaction, mais en réalité l’individu subit essentiellement l’action de l’ensemble de l’environnement et de facteurs qui ne sont pas forcément ceux dont il a conscience. Dans le monde organique, la continuité n’existe qu’en soi, objectivement, comme reproduction de l’espèce, qui s’exprime immédiatement, dans la reproduction de l’individu, mais de manière transcendante pour l’individu.

La substance de l’être social en tant qu’être est par essence une substance qui se modifie sans cesse, le changement incessant dans la reproduction engendrant sans cesse du nouveau.

Issu de la nature organique, l’être social conserve les marques ontologiques permanentes de cette origine, le maillon reliant les deux sphères d’être étant l’homme comme être biologique. Sa reproduction biologique, présupposé de l’être social, est un des pôles du processus de reproduction de l‘être social, l‘autre pôle étant la totalité de la société.

Dans la nature organique, la reproduction biologique des êtres vivants est identique au processus de leur être, chaque être vivant réalisant son être dans un environnement déterminé. L’influence de cet environnement, qui favorise, autorise, entrave la reproduction de l‘individu ou de l‘espèce, est le facteur décisif pour des changements éventuels dans leur processus de reproduction.

La capacité de s’adapter est importante, mais le changement objectif est la force motrice déterminante qui décide en dernière instance de la survie ou de l’extinction de l’espèce.

L’organisme fait face, dans son processus de reproduction, à la totalité de la nature inorganique et organique, et à des interactions concrètes avec des éléments partiels de cette totalité, avec l’apparence que ce sont les propriétés des organes des êtres vivants qui déterminent le choix de ces éléments, alors qu’en réalité les forces et les objets réels que l’être vivant est organiquement incapable de percevoir peuvent déterminer son destin de manière décisive, si bien que le cercle des interactions avec l’environnement déterminé par l’organisme n’est qu’une petite partie des facteurs réellement actifs.

Comme il n’y a pas de complexe partiel permanent assurant une médiation entre l’organisme et la totalité, l’être vivant est directement placé dans la totalité de l’environnement. L’environnement est le moment prédominant de l’interaction. L’interaction entre la reproduction de l’être vivant individuel et son environnement est négligeable. La reproduction des êtres vivants individuels est identique à la reproduction de l’espèce.

Dans le monde organique, la continuité n’existe qu’en soi, objectivement, comme reproduction phylogénétique, reproduction de l’espèce, qui s’exprime immédiatement, dans la reproduction ontogénétique, mais de manière transcendante pour l’individu qui la réalise.

  1. 51.     La reproduction sociale. Les impulsions physiques et chimiques du monde extérieur sont transformées biologiquement en sons, odeurs, couleurs, transformés eux-mêmes en produits sociaux, langage, musique, écriture, arts plastiques, l‘environnement étant transformé de manière consciente et délibérée par les positions dans le travail, mais les exigences et les conditions difficiles de l‘environnement poussent, pour survivre et pour développer la culture, à aller au-delà de prendre acte et de s’adapter à l’environnement, par le perfectionnement des productions, la cueillette, la chasse et la pêche étant complétées par l‘agriculture et l‘élevage. L’homme ne se contente pas dans sa pratique de s’adapter de manière routinière, avec le changement de l’environnement il change sa pratique, se donne de nouveaux objectifs, se transforme lui-même directement par ses actes immédiats ou indirectement par la synthèse des positions de tous les individus, au niveau de la totalité de la société et au niveau du genre humain, ce qui se traduit par de nouvelles relations sociales, une nouvelle division du travail, une consolidation de la viabilité de la société et un individu de plus en plus social, aux capacités humaines de plus en plus développées, assurant ainsi la continuité et la reproduction de la société et des individus.

Dans l’être social, les deux complexes dynamiques, l’individu et la société, s’affirment et s’abolissent dans un processus de reproduction toujours renouvelé.

L’homme, comme être biologique, manifeste biologiquement les impulsions physiques et chimiques du monde extérieur, les vibrations de l’air devenant des sons, les réactions chimiques devenant des odeurs et des goûts, les rayons lumineux devenant des couleurs, tandis que l’hominisation élabore sur ces bases des produits sociaux, la musique et le langage, les arts plastiques et l’écriture et que la position téléologique dans le travail transforme l‘environnement de manière consciente et délibérée.

La cueillette, la chasse et la pêche, correspondant à une culture développée, se révèlent des productions insuffisantes face aux conditions difficiles de l’environnement qui peuvent faire tout disparaître, l’agriculture et l’élevage assurant une survie par une meilleure production et, à longue échéance, de nouvelles possibilités culturelles.

L’homme, en tant que membre d’un groupe social, s’il n’a plus une relation immédiate avec la nature et avec soi, puisque la société est médiatrice, a une relation active, pratique avec la totalité de l’environnement et face au changement de ce dernier, il ne se contente pas de prendre acte et de s’adapter, mais transforme sa pratique, se donne de nouveaux objectifs et se transforme lui-même directement par ses actes immédiats et indirectement, sous une forme régulée socialement, par le caractère spontané de la synthèse des actes individuels de tous les membres de la société (une transformation qui n’est donc pas un processus spontané et involontaire d’adaptation).

Les nouvelles formes de travail et de division du travail engendrent de nouvelles formes de relations pratiques entre les hommes, ce qui rejaillit sur l’être des hommes qui devient de plus en plus social.

Si on isole le rôle actif de l’homme de la réalité qui le suscite et des effets qu’il a, on en arrive à une autonomie de l’homme et à une puissance mystérieuse du milieu.

En réalité, l’homme doit réagir face aux alternatives posées concrètement dans l’échange matériel avec la nature par des décisions alternatives actives et des nouvelles positions qui répondent aux exigences du jour et qui s’intègrent alors dans la reproduction sociale, comme éléments du continuum de la reproduction des individus et de la société, comme consolidation de la viabilité de la société dans sa totalité, comme élargissement des capacités individuelles de chaque homme.

Dans le monde organique, la continuité n’existe qu’en soi, objectivement, comme reproduction phylogénétique, reproduction de l’espèce, qui s’exprime immédiatement, dans la reproduction ontogénétique, mais de manière transcendante pour l’individu qui la réalise.

La généricité de l’homme s’incarne dans l’individu au travail de manière non consciente, le travail faisant accéder l’homme particulier au rang de membre de l’espèce.

Le simple acte de travail signifie l’auto affirmation de l’homme, son hominisation, l’accomplissement du saut qualitatif hors de la généricité muette du règne animal.

  1. 52.     Le rôle de la conscience. L’épanouissement de l’être pour soi du genre humain ne peut se réaliser que sous forme consciente, c’est-à-dire que tous les êtres humains sans exception doivent être des êtres conscients, accomplis, réalisant les valeurs, édifiant des formes à un degré élevé, mais ce pour soi du genre humain est présent dans son en soi dès le début de l’hominisation, comme nouvelle relation de l’individu au genre dans le travail. La conscience, qu’elle soit exacte, juste, honnête, sincère ou non, est un facteur réel de l’évolution sociale, par sa consolidation de la continuité du processus général, en reliant le passé et l’avenir des tâches futures, en représentant le présent, en élaborant des prises de position par rapport aux alternatives concrètes (la conservation du passé dans la conscience n’implique pas son application automatique, l’application n’étant que la simple approbation ou le simple refus d’une alternative). Dans la continuité de l’être social, la conscience ne fait pas qu’enregistrer ce qui surgit ou disparaît dans cette continuité, elle provoque dans cette continuité des changements qualitatifs, des modifications décisives. La conscience préserve les acquis précédents comme fondements de ceux qui suivent, représente chaque étape de l’évolution de l’être, se concrétise avec l’étape en question en adoptant ses limites comme ses propres limites, une conscience ouverte laissant les voies de l’avenir. La conscience doit posséder l’intention spontanée de reproduire et favoriser la vie individuelle de la meilleure façon possible, c‘est la conscience de l’homme ordinaire, celle de la vie quotidienne. La préoccupation essentielle est donc la liaison directe de la théorie à la pratique. On s‘intéresse à la réalité, on choisit ce qu‘il faut retenir de la réalité en fonction de la préoccupation d’assurer au mieux la continuité des conditions d’une bonne reproduction de sa vie individuelle, mais en faisant cela on n‘en construit pas moins le genre humain. Plus exactement, quand l’individu rencontre dans sa vie quotidienne ces synthèses des actes individuels, ces mémoires sociales que sont les orientations, les tendances, les courants sociaux, il est influencé par ces forces sociales, des forces sociales qui renforcent en lui, qu’il y réponde par une approbation ou par un refus, la dimension générique et sociale. La conscience active, la conscience socialement efficace ne doit pas être considérée du point de vue gnoséologique, du point de vue de la justesse ou de la fausseté de son contenu, mais refléter exactement certains éléments réels, importants à un moment donné, et se convertir en pratique humaine afin de pouvoir s’imposer comme facteur historique. Les contenus de conscience ont les erreurs, les limites de leur origine socio-historique et de leur conservation dans la mémoire. Même des représentations fausses de la réalité peuvent être des facteurs importants de l’évolution historique.

Mais l’épanouissement complet de l’être pour soi du genre humain, son déploiement (et non son surgissement), ne peut se réaliser que sous une forme consciente, conscience d’un être accompli, réalisant les valeurs et édifiant les formes à un degré plus élevé, dans la conscience de tous les hommes, alors qu’actuellement la conscience ne concerne que des cas exceptionnels, sous la forme de positions de valeur.

Mais le pour soi du genre humain, incarné par le travail le plus primitif comme nouvelle relation de l’individu au genre, est présent dans son en soi dès l’hominisation.

La conscience, produit du processus objectif continu et expression qui l’accomplit, doit préserver les acquis précédents comme fondement de ceux qui suivent, comme tremplin vers des niveaux supérieurs, elle doit faire accéder à la conscience chacun des stades de sorte qu’elle reste ouverte, c’est-à-dire qu’elle ne ferme pas les voies de l’avenir à la continuité du processus comme organe de la continuité, la conscience représente toujours une certaine étape de l’évolution de l’être, elle ne peut se concrétiser que conformément à cette étape. Elle doit donc intégrer les limites de cette étape comme ses propres limites.

Comme le lien au présent de la conscience relie le passé et l’avenir, les imperfections de la conscience sont aussi des moments de la continuité qui naît dans l’être social.

La conscience, qui consolide la réalité du processus général dans sa continuité objective, est un facteur réel de l’évolution sociale.

Toute interprétation gnoséologique ou psychologique sépare des moments isolés de la conscience de la totalité de ses effets. L’exactitude ou l’inexactitude du contenu de la conscience du point de vue cognitif, son honnêteté ou son insincérité psychologiques, sa justesse relative n’affectent pas le rôle réel de la conscience dans la continuité de l’être social.

La conscience doit relier le passé à l’avenir, aux tâches encore inconnues qu’il posera, grâce à la représentation du présent et à des prises de position pratiques à l’égard des alternatives concrètes et des expériences.

La conscience doit posséder  l’intention spontanée de reproduire et favoriser la vie individuelle à laquelle elle est associée de la meilleure façon possible. La conscience qui nous préoccupe est donc celle de l’homme ordinaire, celle de la vie quotidienne, celle de la pratique quotidienne, la préoccupation essentielle étant la liaison directe de la théorie à la pratique, le facteur décisif de l’intérêt pour la réalité, du choix de ce qu’il faut retenir de la réalité, etc., est la continuité directe des conditions de reproduction de la vie individuelle.

Si, du point de vue de la conscience subjective, la reproduction des individus particuliers est prépondérante, les actes pratiques des hommes n’en appartiennent par moins, dans leur majorité, à la sphère de la généricité. Il y a donc, dans le processus général objectif à la base de la vie quotidienne comme dans les manifestations de la vie quotidienne qui relèvent de la conscience, une fusion entre le registre individuel-particulier et le registre social-générique.

Dans la synthèse des actes individuels en orientations, tendances, courants sociaux, etc., les moments sociaux deviennent prépondérants, reléguant à l’arrière-plan les simples particularités. Quand l’individu rencontre ces tendances dans la vie quotidienne, ce qui a lieu constamment, elles influencent comme force sociales et renforcent en lui, qu’il y réponde par une approbation ou par un refus, la dimension générique et sociale, si bien que c’est dans ces synthèses que s’exprime la continuité du social, des synthèses qui incarnent une sorte de mémoire de la société, qui préserve les acquis du passé et du présent et fait de ces acquis les conditions des progrès futurs.

Ce mouvement continu trouve dans la conscience de l’homme sont médium, son vecteur, sa fonction préservatrice.

La conscience est une composante effective de l’être social (elle ne peut être mesurée adéquatement selon les critères gnoséologiques abstraits). Dans la mesure où la conscience est le médium de la continuité, cette continuité acquiert un être pour soi inédit par ailleurs, ce qui spécifie l’être social par rapport à toutes les autres formes d’être.

Le rôle actif de la conscience dans la continuité de l’être social est plus qu’un simple enregistrement de ce qui surgit ou disparaît dans cette continuité, elle provoque dans la continuité de l’être social des changements qualitatifs, des modifications décisives des lois.

La conservation des faits du passé dans la mémoire sociale influence en permanence tout le devenir.

Les conditions objectives seront complétées par les expériences du passé conservées par la conscience et élaborées par elle pour être appliquées pratiquement, si bien que la continuité fixée dans la conscience est riche en aspects et déterminations. Le processus a un développement inégal, car la pratique humaine a un caractère alternatif, si bien que la conservation du passé dans la conscience n’implique pas son application automatique, l’application étant plus qu’une simple approbation ou refus d’une alternative.

La conscience active ne doit donc pas être considérée du point de vue gnoséologique, du point de vue de la justesse ou de la fausseté de son contenu, la conscience socialement efficace doit refléter exactement certains éléments réels, importants à un moment donné, et se convertir en pratique humaine afin de pouvoir s’imposer comme facteur historique.

Comme ces contenus de conscience ont une origine socio-historique concrète et qu’ils deviennent, dans une autre situation historique concrète, les objets de décisions alternatives, ils ont les erreurs, les limites de leur origine, de leur conservation dans la mémoire de la société et de leurs possibilités d’application, si bien que même des représentations fausses de la réalité peuvent être des facteurs importants de l’évolution historique, pouvant être, par leurs effets et les problèmes qui en résultent, à l’origine d’une étape supérieure d’une connaissance adéquate de la réalité.

  1. 53.     Le signal. Le signal est un mode de communication par des moyens visuels ou auditifs univoques. Le signe utilisé ne peut être confondu avec un autre, il prescrit la nécessité absolue d’une réaction définie, à l’exécution efficace, précise,  réaction automatique inconditionnelle, c’est-à-dire qui ne fait l’objet d’aucune réflexion ni d’aucune décision, qui ne suppose pas une véritable compréhension des composantes réelles de la situation, ni une réaction différenciée à son égard. Chez l’animal, le signal apparaît de manière sporadique, intermittente, la plus grande partie de la vie se déroulant avec une nécessité biologique spontanée et ne nécessitant aucune communication. Chez l’homme, le signal concerne des moments ou des situations qui s’écartent du déroulement mécanique normal, des moments isolés de la vie, et qui reviennent fréquemment, tandis que les types de réaction sont précisément fixées une fois pour toutes dans l’intérêt d’une régulation simplifiée, réactions qui sont des obligations sociales et qui fonctionnent en temps normal automatiquement, mais, si nécessaire, ces obligations sont imposées par la contrainte de l‘usage ou du droit. Même s’ils ont été pensés systématiquement, comme ils reviennent par intervalles, ils ne sont pas reliés les uns aux autres par une continuité. Le signal ne présuppose pas une connaissance, il suppose un monde déjà connu, un monde familier.

Le langage est l’organe et le médium de la continuité dans l’être social.

En relation avec leur recherche de nourriture, avec leur sexualité, avec la protection contre les ennemis, avec les exigences de la reproduction biologique, les animaux utilisent des signes. Ce type de communication par des moyens visuels ou auditifs univoques, a été repris tel quel par l’homme en devenir, reste en fonction et même se généralise, par exemple avec les feux verts et rouges. On a un signe déterminé, qui ne peut être confondu et qui prescrit la nécessité absolue d’une réaction définie (qui doit être une réaction automatique inconditionnelle, c’est-à-dire qui ne doit pas faire l’objet d’une réflexion ou d’une décision).

Ces signaux signalent des moments isolés de la vie, ils n’entretiennent pas entre eux de relations aptes à construire une continuité, ils apparaissent sporadiquement, même s’ils ont été pensés de manière systématique. Ce caractère intermittent des signaux tient chez les animaux au fait que la plus grande partie de leur vie se déroule avec une nécessité biologique spontanée et ne suscite de ce fait aucun besoin de communication par des signaux particuliers.

Dans nos sociétés, les signaux signalent des moments d’activité qui s’écartent du déroulement mécanique normal et qui reviennent fréquemment.

Cette fonction des signaux entraîne qu’ils n’apparaissent que par intervalles et ne peuvent jamais être reliés les uns aux autres par une continuité.

Le signal est lié à une situation récurrente, mais cependant toujours unique, qui exige une réaction définie, à l’exécution efficace parce que précise, mais qui ne suppose pas une véritable compréhension des composantes réelles de la situation, ni une réaction différenciée à son égard. Cet « automatisme » provient chez l’animal de l’adaptation biologique à l’environnement, alors que pour les signaux dans la société, il s’agit de fixer précisément, une fois pour toutes, certains types de réactions, dans l’intérêt d’une régulation simplifiée, une fixation de la relation entre signal et réaction au signal qui est une obligation sociale, qui fonctionne en temps normal automatiquement, par des réflexes conditionnés fixés, mais qui sont, si nécessaire, imposés par les contraintes de l’usage, du droit, etc.

Le fonctionnement le plus précis de la signalisation ne requiert nullement la connaissance plus précise de l’objet qu’elle désigne. Le signe présuppose un monde connu, sinon il ne pourrait pas devenir le fil conducteur de l’action.

  1. 54.     La conscience et le langage. Dans le processus de travail et dans l’utilisation des produits du travail, on découvre et on crée des nouveautés et, du coup, apparaissent dans la conscience des contenus nouveaux qui requièrent absolument une communication. Le langage est un vecteur de la connaissance, transformant l‘inconnu en familier, transposant dans la conscience les moments de la reproduction, les fixant ou les préservant en acquis, en conquêtes, mais aussi en base de réponses aux questions nouvelles, car, au-delà de cette préservation, cette transposition a une fonction de prolongement, si bien que la conscience ne se modèle pas complètement sur l‘état actuel de la société, elle est à la fois dépendante et indépendante. Les alternatives concrètes se cristallisent immédiatement dans la conscience en décisions manifestant soit un retard de la conscience sur les nécessités sociales du moment, freinant le mouvement, soit une avance de cette conscience sur l’état de la société, revendiquant de manière révolutionnaire. Le langage est un organe au sens subjectif, un médiateur ou un complexe au sens objectif, grâce auquel la reproduction sociale peut à chaque fois se produire dans les conditions objectives et subjectives toujours modifiées par le travail. Indépendamment de la nature des états de conscience qui l’accompagnent, le travail est objectivement un dépassement de la simple particularité de l’individu immédiat, exprimant une dimension générique, cette tendance au dépassement de la particularité de l’individu immédiat étant accentuée dans le langage où, même si l’intérêt direct de la conscience est déterminé par des objets singuliers, orienté sur eux, se manifeste une intention objective vers l’objectivité de l’objet et vers les lois générales, chaque mot exprimant non la singularité de l’objet mais toujours sa généralité, l’espèce, le type, jamais l’exemplaire individuel (la singularité étant désignée par un geste ou par une syntaxe développée). Apparaissent donc, de manière inconsciente, dans la pratique humaine et dans le langage, des catégories, comme celle d’universalité ou celle de singularité, qui sont des reflets des réalités, mais des reflets toujours imparfaits. En effet, de même que toute pratique et toute théorie qui lui est liée ont la volonté d’appréhender la totalité de la réalité tout en ayant conscience de l’impossibilité de le réaliser, de même toute expression verbale s’efforce, consciemment ou non, de résoudre ce dilemme, la visée de la totalité avec la conscience de l’utopie de cette visée.

Ce qui est familier n’est pas pour autant connu.

Toute pratique de l’homme issue du travail et le prolongeant est une incursion dans l’inconnu en vue de le connaître, l’inconnu une fois connu devenant un élément familier de la vie quotidienne. Chaque découverte amène ainsi un élargissement extensif et intensif de la connaissance, le langage étant un organe important de cette pratique et de toutes les connaissances qui en résultent.

La vie de l’animal reste dans le cadre du familier. Des éléments essentiels de sa vie sont devenus familiers dans son adaptation à l’environnement. L’inconnu, présent objectivement, n’est pas perçu comme inconnu.

Pour l’être social, comme le travail créé du nouveau, subjectivement comme objectivement, les conditions de reproduction sont à chaque fois totalement nouvelles, totalement modifiées, si bien que le langage apparaît comme un organe, au sens subjectif, un médium ou un complexe au sens objectif, grâce auquel une reproduction peut s’accomplir dans des circonstances aussi radicalement modifiées, une préservation de la continuité de l’espèce au sein d’une transformation ininterrompue de tous les moments subjectifs aussi bien qu’objectifs de la reproduction, une transposition dans la conscience de ces transformations étant indispensable comme préservation tendant à la fixation définitive des acquis et comme un prolongement faisant des conquêtes précédentes la base de développements ultérieurs, la base d’une réponse aux questions nouvelles posées par la société.

Cette double fonction de la transposition n’est pas en générale consciente, l’évolution objective de la société plaçant ses membres devant de nouvelles décisions alternatives ou bornant leur horizon au stade déjà atteint.

La conscience, sans pour autant se modeler sur l’état actuel de la société, rend possible l’accomplissement de ces deux tâches de préservation ou de prolongement.

Les alternatives se cristallisent immédiatement en décisions dans la conscience, et quels que soient les motifs, selon les circonstances, ou bien la conscience se montre conservatrice, retardant sur les nécessités sociales actuelles, entravant la progression, ou bien elle revendique, dans un sens révolutionnaire, de nouvelles avancées, pour la réalisation matérielle desquelles la société n’est pas encore suffisamment évoluée, ce qui manifeste la coexistence de la dépendance de la conscience et son indépendance relative, mais souvent considérable, à l’égard du cours objectif de l’évolution socio-économique.

Le langage présuppose un environnement jamais intégralement connu, où il n’y a pas que la dimension du familier comme médium de la reproduction générique, comme chez les animaux, où les rapports entre les individus se déroulent sans recours à des communications, sauf les cas limites où apparaissent les signaux.

Dans le processus de travail, dans l’utilisation des produits du travail, on découvre des choses qui étaient jusqu’alors inconnues, des nouveautés, on crée des choses qui étaient jusqu’alors inconnues, des nouveautés et du coup, apparaissent dans la conscience des contenus nouveaux qui requièrent absolument une communication.

La conscience est, dans son être en soi immédiat, strictement liée à l’individu dans le cerveau duquel elle naît.

Chez les animaux, cette liaison des productions du cerveau à l’individu s’intègre sans difficulté au processus biologique de reproduction, exception faite des situations exceptionnelles.

Chez l’homme, du fait de la nouveauté qu’il produit, du fait des nouveaux procédés qu’il produit, du fait de la coopération dans ces activités qui produisent de la nouveauté, l’homme fait apparaître le langage, nouveau médium de relations entre les hommes, à la hauteur du genre humain, cette nouvelle généricité.

Indépendamment de la nature des états de conscience qui l’accompagnent, le travail est objectivement un dépassement de la simple particularité de l’individu immédiat, exprimant une dimension générique, cette tendance au dépassement de la particularité de l’individu immédiat étant accentuée dans le langage où, même si l’intérêt direct de la conscience est déterminé par des objets singuliers, orienté sur eux, se manifeste une intention objective vers l’objectivité de l’objet que le sujet désigne, une intention objective vers les lois générales.

Chaque mot, même le plus simple, le plus quotidien, exprime non la singularité de l’objet mais toujours la généralité de l’objet, l’espèce, le type, jamais l’exemplaire individuel.

La singularité est désignée par une indication, un geste à l’égard de l’objet présent ou par une reproduction verbale, une syntaxe développée de l’indication sensible de l’objet présent.

Sinon le langage formule au mieux la particularité comme approximation de la singularité, une description aussi concrète que possible du type, etc. auquel appartient l’objet considéré au sein de son espèce.

Ces catégories de singularité, particularité et universalité, formes et modes de l’existence, surgissent dans la pratique humaine avant d’être identifiées en tant que telles, une pratique qui affirme et applique des éléments théoriques sans en avoir conscience.

Cette spécificité du rapport de la pratique à la théorie chez l’homme exprime deux choses.

Premièrement, ces catégories sont des reflets des réalités objectives du monde réel objectif, selon une conception du caractère mimétique de la connaissance, selon une conception du monde existant en soi, d’une objectivité des objets indissociables de leur existence matérielle, contre les conceptions qui, même si elles confèrent à l’être en soi de la réalité objective un contenu matériel, conçoivent les formes de cet être en soi comme des produits exclusifs de l’esprit.

Deuxièmement, l’objectivité de tous les objets et relations existant en soi comporte une infinité intensive et extensive de déterminations.

À partir de là, on constate que, dans la pratique, ce sont des objets réels qu’on appréhende, cette appréhension pratique étant précédée d’un reflet, d’une reproduction intellectuelle, mais que toute pratique ne peut avoir pour base de connaissance la totalité des déterminations, si bien que toute pratique et toute théorie qui lui est liée font face au dilemme suivant : sinon appréhender la totalité de la réalité, du moins viser l’appréhension de la totalité des déterminations et dans le même temps renoncer délibérément à remplir cette exigence dans sa totalité.

Du point de vue d’une critique gnoséologique de la théorie liée à la pratique, pour connaître un objet, il faut étudier tous ses aspects, mais si nous savons que nous n’y arriverons pas, cette visée nous garde des erreurs et de l’engourdissement.

La reproduction et la création ininterrompues du langage et sa conservation, en tant que pratique humaine, sont soumis à ce dilemme, toute expression verbale s’efforçant, consciemment ou non, de le résoudre.

  1. 55.     Le langage et ses tendances. Dans le travail de transformation directe de la nature, c’est l’agir générique, c’est-à-dire l’aspect générique du travail, qui est prépondérant, ce sont les traits généraux et récurrents de l’objet qui sont au centre, ce sont les méthodes les meilleures, c’est-à-dire les méthodes génériques, et non les méthodes particulières, individuelles qui sont mis en avant et même si toute réalisation est individuelle, comme solution optimale elle a un contenu susceptible d’une généralisation. Le langage, comme vecteur du travail de conviction à l’égard d’autres hommes pour qu’ils transforment directement la nature, contribue à susciter la généralité, à dépasser la particularité, à entraîner l’agir générique, par le caractère général des mots. Un acte de langage personnel et principalement affectif comme l’apostrophe individualisée d’un collègue de travail ou d’un voisin sous forme de blâme, d’éloge, de reproche, d’insulte, acte de langage plus ou moins nuancé, plus ou moins raffiné et individualisé, évolue dans la sphère de la généralité dans la mesure où ce collègue ou ce voisin est intégré comme héros ou comme canaille à un groupe typique, dans la mesure où les actions de ce collègue ou de ce voisin sont assimilés à des types de comportement, tandis que ce collègue ou ce voisin accorde beaucoup d’importance au statut ou à la valeur de comportement qu’on lui attribue. Il y a donc une tendance a l’individualisation et à la nuance, à l’écoute des autres, à la connaissance adéquate du partenaire, à l’expression du singulier, une tendance qui se renforce, profitant des ambivalences nécessaires dans des significations qui désignent des objets intrinsèquement infinis, utilisant les moyens d’expressions non verbaux comme les intonations, les mimiques ou les gestes, introduisant de nouveaux mots ou des nuances sémantiques aux mots déjà employés, mais cette tendance à l’individualisation est dans le cadre d’une tendance à la généralisation, dans la mesure où, par exemple, les mots et expressions de la vie quotidienne, exprimant des faits de la vie quotidienne, continuent d’avoir une signification extrêmement générale, universelle. La tendance à la généralisation est dominante, car toute généralisation est, de manière immanente, dépassement des acquis précédents, le langage étant un instrument essentiel, puisqu’il permet la conservation et l’accumulation des acquis, par exemple sous forme de tradition orale ou écrite, puisqu’il aide à fixer dans la conscience les activités acquises et à donner ainsi aux projets et réalisations de la souplesse, de la stabilité, des nuances, puisqu‘il permet à tout un chacun de reproduire dans sa conscience le chemin parcouru jusqu‘alors par le genre humain et prendre une position critique sur chaque étape de ce chemin comme sur le présent. Il y a aussi cette tendance à définir de manière toujours plus précise les mots et les formulations, à fixer de manière univoque leurs significations, considérant que la polysémie des mots est une insuffisance du langage, cette tendance se manifestant dans la science qui se développe à partir du travail de transformation de la nature ou dans le droit dans son effort pour réglementer les relations sociales, mais cette tentative d’éliminer la polysémie du langage aboutit, à la limite, à renoncer à la communication verbale et même à réduire la dimension langagière à des signes (la réalité est considérée comme un pur objet de manipulation, le langage est considéré comme inadéquat à la pensée pure). Le langage est la synthèse d’innombrables actes de langage plus ou moins créateurs, et en tant que synthèse son évolution est spontanée, avec des lois propres qui cependant évoluent, ayant un caractère socio-historique. Comme organe de la conscience, le langage a un contenu variable fonction de la société du moment, un contenu qui accueille l’ensemble des manifestations vitales des hommes, leur donne une forme communicable, constituant un complexe intégral, englobant cette totalité qu’il doit refléter et rendre communicable. Certaines expressions sont ainsi acceptées ou refusées, les créateurs ou les fossoyeurs étant en général anonymes : la division du travail n’isole pas un groupe d’hommes dont l’existence sociale repose sur le fonctionnement et la reproduction du langage, c’est la société tout entière qui contribue au destin de la langue. Comme complexe social, on peut parler du langage comme ayant une vie, mais on ne peut pas parler de mort du langage, mort au sens de mort de l’organisme biologique, puisque, par exemple, les éléments des langues en disparition contribuent à la construction d’une nouvelle langue. On ne parlera donc pas de la durée de vie du langage et on parlera facilement des changements du langage, beaucoup plus fréquents que les changements d‘un organisme biologique. Le langage se caractérise aussi par son absence de limites, par son ubiquité, son universalité, aucun complexe ne pouvant se passer de sa médiation, par la prédominance de son aspect fonctionnel.

Pour le travail en soi, en tant que médiation de l’échange matériel des hommes avec la nature, la prépondérance de la généricité met au centre de l’objet du travail les traits généraux et récurrents de l’objet, la prise en compte des éléments singuliers se réduisant à neutraliser les sources d’erreur. Cette prépondérance de la généricité tend sur le plan subjectif à assurer dans l’exécution la prédominance de la méthode objectivement la meilleure, qui est la méthode générique, en opposition aux méthodes particulières, individuelles. Cette solution optimale, si elle naît en règle générale d’une réalisation individuelle, a un contenu essentiellement générique, susceptible d’une généralisation.

Pour le langage, en tant qu’instrument des relations mutuelles des hommes, à l’origine instrument permettant de réaliser les positions qui visent à amener d’autres hommes à des positions déterminées, l’agir générique dans le travail, avec toutes ses déterminations objectives, reste le but final, mais le chemin vers cet objectif passe par la conscience d’autres hommes, chez lesquels cette généricité, ce dépassement de la particularité sont suscités de manière diverse, par des moyens divers, en particulier par le caractère général des mots.

L’appel personnel aux hommes, qui apparaît déjà dans le travail, peut être adressé immédiatement à un seul homme, mais, même dans ce cas, il évolue au plan du langage dans la sphère de la généralité, de la généricité. Ainsi, un reproche, un éloge, une insulte et un blâme, actes de langage purement personnels ou principalement affectifs, ne peuvent être communiqués à l’autre, désigné comme héros ou comme canaille, qu’au travers l’intégration de cet autre dans le groupe auquel s’associe son comportement, l’intégration de l’action particulière de cet autre et de cet autre lui-même comme auteur de l’action dans une classe déterminée de type de conduite, et, pour cet autre, il est vital de savoir comment on évalue son activité, son comportement, quel statut dans la société on lui reconnaît.

L’éthique concrète accorde un grand rôle à ces actes de langage et aux réactions qu’ils suscitent.

Les mots utilisés peuvent être plus ou moins nuancés et raffinés de manière à permettre une meilleure approximation du cas individuel, « espèce de crapule » pouvant être remplacé par « tu as encore fait du beau travail » dans l’expression du blâme, c’est-à-dire que le processus peut devenir plus complexe, plus raffiné, plus individualisé, cela ne change rien à la structure fondamentale de langage ici esquissée.

Plus l’incitation à l’autre de prendre une position se médiatise, que la collectivité d’individus simplement particuliers devient une collectivité de personnalités, d‘individualités, plus la formulation verbale, le registre de la connaissance des hommes, le registre de la connaissance adéquate du partenaire individuel, la parole, l’écoute tendent à l’individualisation et à la nuance, avec en particulier l’importance des moyens d’expressions non verbaux au sens strict comme les intonations, les gestes qui accompagnent le discours, les mimiques. Toute cette évolution manifeste dans le langage lui-même une lutte contre ses tendances à l’universalité, à la généricité, pour se rapprocher de l’expression du singulier, de l’individuel, une lutte qui est permise par le fait que, dans la langue comme tentative de refléter et de fixer dans une forme stable des objets intrinsèquement infinis, apparaissent des ambivalences dans les significations, ouvrant un espace aux tendances individualisantes.

Dans l’évolution du langage se déroule une autre lutte dans une direction entièrement opposée, considérant que la fixation des définitions générales doit être une des fonctions sociales les plus importantes du langage, répondant à un besoin important des relations sociales, considérant donc que la pluralité des significations des mots est une insuffisance du langage qu’il faut pallier par des définitions, comme déterminations univoques du sens des formulations. Ce besoin de maîtriser, de brider la polysémie des mots, des expressions, etc. se développe avec le développement de la science à partir du travail comme facteur de la vie sociale, avec le développement de la réglementation juridique des rapports sociaux. Cependant, l’univocité (relative) de l’acception scientifique d’un mot est essentielle à la pérennité et à l’efficacité des sciences, tandis que la tentative d’éliminer totalement la polysémie du langage aboutit à renoncer à toute communication verbale et même à l’existence du langage, pour réduire la dimension langagière à des signes, faisant de la réalité un pur objet de manipulation, avec une « langue » juridique coupée du réel, avec même un scepticisme critique à l’égard d’un langage inadéquat à la pensée pure.

Le langage comble de la manière la plus appropriée possible mais jamais parfaite un besoin social qui surgit de la relation des hommes à la nature et entre eux, et qui doit et peut se réaliser pratiquement dans ces deux exigences opposées qui ont leur racine dans l’être social de l’homme et constituent la base de la spécificité et de la fécondité du langage, d’une part, un déplacement vers une généralisation plus grande, les mots et expressions de la vie quotidienne exprimant des faits de la vie quotidienne acquérant une signification extrêmement générale, universelle, d’autre part, un déplacement vers des définitions individualisantes, avec de nouveaux mots ou l’ajout de nuances sémantiques aux mots déjà employés.

La généralité, qui résulte de l’autoréalisation de l’homme en tant qu’être générique dans sa pratique sociale, est le facteur dominant, dans la mesure où tous les éléments de la pratique qui contribuent au progrès et au renforcement objectif de la généricité, sont aussi conservés subjectivement dans la conscience des hommes, dans la mesure où, aussi et surtout, ces éléments qui contribuent au progrès de la généricité ne sont pas seulement présents en soi mais se dirigent, dans leur être en soi conservé dans la conscience, vers l’être pour soi de la généricité, ce processus permettant d’imposer une continuité de l’être social qui n’est pas seulement préservation des conquêtes précédentes mais aussi leur dépassement.

Le langage est un médium sans lequel cette continuité ne pourrait se réaliser, mais pour remplir sa fonction, le langage doit être relativement autonome, non seulement parce qu’il doit transformer la conscience de l’ensemble du processus de reproduction en vecteur de la relation entre les hommes, mais aussi parce qu’il accueille l’ensemble des manifestations vitales des hommes, leur donne une forme communicable, constituant un complexe intégral, englobant la totalité qu’il doit refléter et rendre communicable.

La conscience, cessant d’être un épiphénomène de l’être biologique, prend part activement à l’élaboration de la nature particulière de l’être social, grâce au langage qui aide à fixer dans la conscience les nouvelles formes d’activités acquises dans l’échange matériel de la société avec la nature, leur donnant plus de souplesse, de stabilité, plus de nuance dans les projets et réalisations que ne l’aurait fait une croissance sans langage.

Le langage assure la continuité sous la forme de la tradition orale, il prolonge cette fixation des acquis précédents par sa fixation dans l’écriture, les progrès techniques et la diffusion de l’écrit renforçant cette tendance, à un point tel que, en principe, chaque homme peut reproduire dans sa conscience le chemin parcouru jusqu’alors par le genre humain et prendre une position critique, positivement ou négativement, à l’égard de ces étapes, de leurs relations avec son propre présent, ses conquêtes et ses problèmes.

Considérée dans sa totalité, cette tendance présente un caractère essentiellement spontané, comme synthèse de positions individuelles, de décisions alternatives individuelles, ce qui ne signifie donc pas la négation du rôle des créateurs individuels du langage, du caractère volontaire, plus ou moins conscient, des positions individuelles.

Dans l’évolution de la langue, l’importance du rôle des positions est très inégale. Certains actes individuels, qu’ils soient créateurs ou réceptifs, qu’ils ratifient ou rejettent, jouent un rôle important, mais l’évolution de la langue est en dernier ressort déterminée par l’évolution sociale dont le langage est le reflet, la fixation dans la conscience, les innovations linguistiques individuelles ou le refus de ces innovations ne s’intégrant au complexe dynamique du langage que pour ce qui correspond au stade atteint de la généricité.

Certains mots et tournures apparaissent comme des produits anonymes, alors qu’un ou plusieurs individus simultanément en sont à l’origine, d’autres mots et tournures tombent en désuétude, parce qu’un grand nombre d’hommes, initialement à titre individuel, se refusent à les utiliser, parce qu’ils ne correspondent plus à leur sentiment de la vie.

L’unification des dialectes, la fusion des langues, la promotion d’un dialecte au rang de langue autonome, condensations d’actes individuels en processus spontanés, correspondant à la conscience générique existante, sont en particulier un reflet et un facteur actif du devenir des nations.

Comme complexe social dynamique, le langage développe selon des lois propres, mais des lois pourvues d’un caractère socio-historique. Les éléments et les lois de langue se transforment. En raison de son rôle d’organe de conscience dans la vie quotidienne, la langue est dans une relation ininterrompue et immédiate avec les changements de l’être social, mais le langage ne peut changer que selon ses lois internes. La langue vivante reflète le monde des intuitions, des sentiments, des pensées, des efforts, etc. et leur donne une expression immédiatement efficace.

Les œuvres poétiques portent la reproduction de la langue et de la littérature à un niveau supérieur

La vie d’un complexe social comme la langue est la reproduction de sa sphère propre, une perpétuation, un renouvellement au cours duquel tous les éléments empruntés à d’autres sphères de l’être ne jouent que le rôle de matériau élaboré, de force appliquée, etc.. La vie d’un complexe social est plus proche de la reproduction phylogénétique de la nature organique que de la reproduction ontogénique de cette même nature organique.

La durée de vie d’un complexe social ne connaît aucune limite naturelle comme dans la reproduction des êtres vivants individuels. Le changement qualitatif d’un complexe social est davantage possible que dans la reproduction des genres de la nature organique. La mort d’un complexe social n’est pas une interruption stricte. Par exemple, des langues en disparition constituent des éléments de construction d’autres langues.

Un complexe social comme la langue est déterminé de manière précise et univoque, mais il s’agit de déterminations principalement fonctionnelles, si bien que le langage est un complexe qui non seulement existe et se reproduit de manière indépendante, et qui possède une universalité et une ubiquité sociale, puisqu’aucun complexe social n’existe et ne se développe sans la fonction médiatrice du langage. On a donc un être déterminé, mais sans limites définies, contrairement aux organes de la vie organique.

Dans l’être social, il n’y a que la vie, il n’y a pas de mort.

Dans l’être social, il n’y a pas d’opposition entre individu et genre comme dans la nature organique et la généricité n’est pas la moyenne des particularités, la personnalité représentant une accession au niveau de la généricité, accession qui exige de sortir de la particularité initiale.

Ce ne sont pas tous les complexes qui ont un caractère universel se manifestant dans chaque autre complexe comme organe, médium de la continuité (de l’évolution), de la conservation, du dépassement.

Ce ne sont pas tous les complexes qui sont médiateurs aussi bien de l’échange matériel avec la nature que de la communication interne des relations entre hommes.

Enfin, le processus de reproduction du langage, comme spontané, s’accomplit sans que la division du travail isole un groupe d’hommes dont l’existence sociale repose sur le fonctionnement et la reproduction de son domaine, dont le statut dans la division du travail et institutionnalisé. C’est la société toute entière qui contribue au destin de la langue.

  1. Le droit. Les devoirs des coopérants doivent être réglementés avec précision pour que les bonnes positions soient prises, mais les résultats des décisions ne sont pas toujours bonnes et il faut parfois user de coercition. La complication de la réglementation juridique des activités sociales, de la résolution juridique des conflits de classe, des conflits entre créanciers et débiteurs, des guerres civiles et autres conflits, exige de plus en plus des spécialistes du droit, la morale et l’éthique se détachant peu à peu du droit, et des spécialistes de la violence, avec les institutions correspondantes (prisons, policiers, bourreaux, juges, avocats). Vis-à-vis du droit, on peut avoir plusieurs attitudes, celle de l’action simplement conforme à la légalité, c’est-à-dire que, s’il n’y a pas de témoin, si on peut sauver les apparences, s’il n’y a pas de sanction, on peut ne pas respecter la loi. On peut avoir une attitude conservatrice, critique, morale ou révolutionnaire du droit actuel, dit droit positif, à partir d’une théorie de la justice et d’une conception du droit naturel comme idéal du droit (déterminé par Dieu, par la raison, etc.) et comme devoir, comme autre système de devoirs que le système de devoirs du droit positif (le législateur fait souvent un compromis de classe, pour assurer une domination optimale, c‘est-à-dire pour limiter le nombre d‘attitudes négatives). La forme juridique étant une forme strictement générale, la totalité des cas étant classés sous quelques catégories, les correctifs ne modifiant pas cette structure, cette indifférence du droit aux motivations, aux raisons que les individus ont de se conformer à l’impératif juridique, indifférence traitée tardivement par le droit privé, entraîne des attitudes très diverses quant aux motivations de la conformation à la loi, quant aux degrés et aux causes de transgression. On a tendance à exagérer l’importance du droit, en oubliant son origine ontologique, quand, par exemple, un droit central doit s’imposer face à des droits locaux ou quand le droit devient de plus en plus abstrait pour réglementer de plus en plus d’activités, mais alors plus le droit devient un élément prosaïque de la vie quotidienne, plus il devient l’objet de manipulations, comme s’il était un objet autarcique, une pure théorie du droit incapable d‘évoluer sinon par des bricolages ou des manipulations, soit sous la forme de calculs de ce que la loi peut autoriser ou de ce qui peut résulter d’une procédure, soit sous la forme d’interventions dans la fabrication de la loi (inventer une nouvelle loi, transformer ou corriger la loi existante) de la part d’acteurs institutionnels spécialisés préoccupés de la seule utilité pratique et non de la cohérence ontologique et théorique. Comme représentation de la réalité économique, le droit est plus qu‘une contemplation, il est une reconnaissance, au sens où il ne se contente pas de contempler théoriquement les faits, les résultats des positions, il indique comment évaluer et juger ces faits et surtout il est un ensemble d’impératifs et d’interdits pour influencer les positions, en particulier les positions économiques. Et il ne faut pas oublier que c’est l’État qui détermine quels faits relèvent du droit, quels résultats des positions sont permis et comment juger les infractions, et comme l’État a une puissance ontologiquement déterminée par la structure de classe (l‘État naît avec les classes), et qu’un acteur de classe (une classe ou une coalition de classes ou de couches) l’investit, les affirmations juridiques sur les positions dépendent de cet acteur, de sa volonté de réglementer les structures économiques et sociales dans son intérêt (déterminer quand et comment un événement doit être considéré comme un fait juridique procure non la connaissance de l’en soi objectif mais la connaissance de la volonté de l’État sur ce qui doit ou non se produire; le caractère arbitraire des catégories introduites se manifeste par exemple sur le caractère arbitraire de la quantification des sanctions). Il peut y avoir une contradiction, qui peut être une contradiction de classe, entre la volonté du droit d’influencer tous les citoyens pour qu’ils acquièrent une position et la volonté du droit d’influencer les seuls juristes pour qu’ils acquièrent une autre position. Si le droit se proclame, en référence à la justice, comme un droit de l’égalité, il s’agit de l’égalité de citoyens inégaux, des citoyens plus ou moins doués physiquement et intellectuellement, c’est-à-dire de citoyens dont on ne prend qu’un aspect, la capacité offerte à tous de signer et d’appliquer un contrat de travail, un citoyen qui n‘est pas une personnalité mais un travailleur dans son sens le plus abstrait, mesuré à l’aune du temps de travail, les différences de classe n’existant pas. Les spécialistes du droit, devant la complexité du règlement des contradictions et les ingérences des pouvoirs et de l‘opinion publique, demandent une certaine autonomie sous la forme de la théorie de la séparation des pouvoirs, mais on ne doit pas isoler le droit de manière positiviste pour faire des descriptions dépourvues d’idée, en faisant attention à ne pas intégrer le droit à un système de valeurs, il faut alors délimiter le droit et la morale, de même que qu’il faut se garder de faire dépendre mécaniquement le droit du développement économique

Dès la coopération simple (la chasse), les devoirs des individus qui y participent doivent être réglementés aussi précisément que possibles (rabatteurs et chasseurs). La réglementation consiste à influencer les participants de telle sorte qu’ils accomplissent les positions qui leur ont été assignées dans le plan d’ensemble de la coopération. Comme les positions sont des décisions alternatives, elles peuvent avoir des résultats opposés ou des résultats tous bons ou des résultats tous mauvais ou pas de résultat du tout. Il peut y avoir des refus individuels contre lesquels la communauté se prémunit par une sorte de jurisprudence dont la fonction est assurée par un chef ou un ancien.

Lorsque naît l’esclavage, l’échange de marchandises, le commerce et l’usure, les conflits font l’objet d’une jurisprudence consciente, d’une réglementation, avec la création plus tardive d’une division du travail particulière dans ce but de la réglementation.

Les spécialistes du droit deviennent les vecteurs de ce complexe qui a pour fonction la réglementation juridique des activités sociales.

Simultanément à l’apparition de la sphère du droit, un groupe d’hommes est investi de la mission sociale d’imposer par la force les objectifs déterminés par ce complexe juridique, une force publique avec des prisons. Il s’agit de régler les conflits entre maîtres et esclaves, entre maîtres eux-mêmes, entre débiteurs et créanciers, entre bourgeois des villes et propriétaires fonciers.

La plupart des positions ne peuvent être extorquées, directement ou indirectement, que par la violence.

Le législateur qui met un terme à une période de guerre civile est élevé au rang de héros mythique.

Le droit est le vecteur, le centre spirituel des activités humaines en général. Les registres plus tard différenciés sous la forme de la morale et de l’éthique sont identifiés au droit.

Un peu plus tard aussi apparaît l’attitude vis-à-vis du droit consistant à n’agir que pour échapper à la sanction, c’est l’action simplement conforme à la légalité. Sans témoins, sans raisons de sauvegarder les apparences, on n’aura guère tendance à respecter la loi.

Parallèlement au droit réel existant, le droit positif, apparaît aussi un droit naturel, droit non institué, ne résultant pas d’actes sociaux, faisant figure d’idéal pour le droit positif.

Le devoir, comme référence au droit naturel, peut exercer une influence conservatrice ou révolutionnaire, ou rester à l’état de vœu pieux.

L’influence du droit sur les positions individuelles oscille en fonction des circonstances et des individus. Dans les sociétés de classe, la classe dominante, dans son activité législative, afin de s’assurer la domination optimale, doit prendre en compte, dans chaque cas, les circonstances et conclure toutes sortes de compromis, d’autant qu’au sein même de la classe dominante il n’y a pas unanimité.

Plus la vie de la société devient plus purement sociale, plus la forme juridique s’homogénéise.

Du point de vue formel, la forme juridique est une forme strictement générale, la totalité des cas pouvant être classés dans l’impératif social étant subsumés unitairement, d’un seul tenant, à la même catégorie, les correctifs différenciateurs, les subdivisions, les classifications ne modifiant pas cette structure dans la mesure où ils ont le même caractère général et subordonnant.

En même temps que cette tendance universalisante, naît une indifférence du droit aux motivations, aux raisons que les individus ont de se conformer à l’impératif juridique, le respect de la légalité pouvant ainsi s’accompagner de comportements très divers et de conflits, avec souvent beaucoup d’hypocrisie. Se posent des problèmes concernant la morale et l’éthique.

Cette indifférence n’existe que si l’interdiction formulée par le système juridique fonctionne sans anicroche dans la société ou dans les actions des individus.

Dès que l’interdiction est transgressée, les questions de degré de la transgression, de ses causes, cessent d’être considérées comme indifférentes.

Aux étapes primitives des petites communautés, les hommes se connaissent immédiatement et personnellement, les motivations de chacun sont compréhensibles par tous.

Avec les sociétés plus vastes, le droit ne peut se contenter d’interdire simplement certaines actions, il doit se préoccuper des motifs de la transgression et les inscrire dans la forme juridique, dans le droit privé.

Dans la transition du féodalisme au capitalisme, il fallait une réglementation universelle de toutes les activités et la suprématie et l’autorité de la réglementation centrale sur toutes les autres, d’où une tendance au pathos, une tendance à fétichiser le droit, à exagérer son importance, à méconnaître son essence ontologique, tendance qui se renforce quand le droit devient de plus en plus abstrait au fur et à mesure où il embrasse davantage de domaines, qu’il lutte pour la réglementation du plus grand nombre possible d’activités.

L’avènement d’un état de droit de plus en plus accompli dissipe ce fétichisme pour en faire naître un autre.

Plus le droit devient un régulateur normal et prosaïque de la vie quotidienne, plus disparaît le pathos qu’il avait acquis dans la période de sa genèse, plus les éléments manipulateurs du positivisme s’accentuent en lui, au sens où il devient une sphère de la vie sociale où les conséquences des actes, les chances de réussite, les risques de perte sont appréhendées en termes de calcul, comme dans la sphère de l’économie, avec cette différence qu’il s’agit souvent d’une annexe relativement autonome de l’activité économique, dans laquelle, dans le contexte de l’objectif économique principal, des spécialistes calculent ce que la loi autorise et, en cas de conflit, le résultat probable de la procédure.

La présence de cette manipulation du droit se manifeste aussi quand les groupes économiques puissants s’efforcent d’imposer des transformations des lois et de leurs applications juridiques, manipulation au sens où le droit positif acquiert une grande importance pratique, sa genèse sociale et les conditions sociales de son développement apparaissant indifférentes, y compris du point de vue théorique, par rapport à son utilité purement pratique.

La fétichisation consiste à traiter le droit, dans un contexte stable, comme un domaine stable, cohérent, défini de manière univoque du point de vue « logique », c’est-à-dire du point de vue de la logique juridique, objet de pure manipulation non seulement dans la pratique mais aussi dans la théorie, comme s’il était un complexe autarcique, fermé sur lui-même, clos sur sa propre immanence, une pure théorie du droit, d’où, à part les possibilités de manipulation pratique, une absence de progression de la théorie.

Quand il s’agit de représenter les intérêts, on sait cependant comment manipuler la naissance pratique d’une nouvelle loi ou les compléments ou transformations à apporter à une loi ancienne, la totalité de la pratique sociale ayant ainsi une influence constante sur les déterminations juridiques, ce qu’on appelle la puissance normative du factuel.

Le système du droit positif en vigueur est juxtaposé et enchevêtré avec les résultats socio-économiques.

Le droit est une forme spécifique de reflet, la reproduction dans la conscience de ce qui se produit de fait dans la vie économique, l’économie ayant une priorité ontologique.

Cette reproduction est une reconnaissance, au sens qu’elle n’est pas seulement théorique, à caractère contemplatif, mais aussi pratique, autrement dit elle comporte l’expression de la manière dont on doit réagir à des faits reconnus, une indication sur ce qui en découle pour les positions, une indication sur la manière d’évaluer les faits en tant que résultats de positions antérieures.

De plus, c’est l’État, dont la puissance est déterminée intrinsèquement par la structure de classe, qui juge les résultats de la pratique humaine, détermine les résultats permis, les résultats interdits, les résultats qui méritent d’être sanctionnés, qui détermine quels faits relèvent du droit et de quelle manière.

On a donc un système tendanciellement cohérent d’énoncés, de définitions de faits dont la fonction est de soumettre, selon le sens de l’État monopoliste de la violence légitime, les rapports sociaux à des règles.

Ce système, unité d’une cohérence interne et d’un ensemble d’impératifs et d’interdits pour influencer sur les positions, ne peut refléter le contexte économique réel.

Déterminer quand et comment un événement doit être considéré comme un fait procure non la connaissance de l’en soi objectif mais la connaissance de la volonté de l’État sur ce qui doit ou non se produire, et de quelle manière, dans un cas donné, puisque c’est l’État qui détermine le fait.

De plus, ce pouvoir de détermination est accaparé par l’intermédiaire de l’État par un participant intéressé, une classe ou plusieurs classes dominantes, dont la volonté est d’organiser la pratique sociale en accord avec ses intérêts.

On a donc une reproduction inadéquate du processus social.

Mais toutes les affirmations juridiques des faits, fixations les plus valides, les plus exactes, les mieux définies dans la pensée des états de fait, doivent constituer un système cohérent, sans contradiction.

Une représentation qui pourrait ne constituer qu’un écart relativement faible par rapport à un fait isolé doit, comme partie d’un système, être interprétée dans l’esprit de ce système, s’éloigner encore davantage du terrain de la réalité, car le système ne croît pas à partir du reflet de la réalité, il n’en est que sa manipulation, son homogénéisation dans la pensée abstraite.

Cette autarcique théorique du système de droit positif, la cohérence systématique, la déduction logique, le fondement et ses applications, ne sont que des apparences. Ce sont des formes sociales, des réglementations, des systèmes ancrés non dans la réalité sociale mais dans la volonté de la classe dominante d’organiser la pratique sociale en accord avec ses intérêts, si bien que l’introduction des catégories dans les définitions juridiques est arbitraires (mais nécessaire socialement), ainsi la quantification d’une sanction n’est adéquate à aucune détermination conceptuelle.

Ainsi, quant à l’illusion que la norme individuelle est la conséquence logique de la norme générale, on remarque que toute affirmation juridique est animée d’une intention double, d’une part l’intention d’influencer dans une direction définie les positions de tous les membres de la société, d’autre part l’intention d’inciter les groupes d’hommes, dont la fonction est de transposer les déterminations légales en pratique juridique, à accomplir à leur tour des positions en un sens défini. Si cette dernière condition n’est pas remplie, on a une contradiction sociale, souvent une contradiction de classe, et non une faute de déduction logique.

Le fait et sa reconnaissance juridique officielle sont le résultat de la lutte de classe, ils sont en perpétuelle réélaboration.

La subsomption des cas individuels sous la loi générale ne posait pas de problème quand on pouvait assurer la réglementation en partant des cas individuels, en procédant par inférence analogique à partir de jugements précédents.

Mais actuellement le problème prend la forme d’une position, la loi, qui doit susciter une autre position, l’application, d’où le conflit des intérêts de classe ci-dessus.

Alors que, dans l’économie, le temps de travail socialement nécessaire comme principe de régulation naît indépendamment des représentations et de la volonté des hommes, comme produit spontané de la synthèse des positions dans le travail, dans le système juridique, les principes de régulation sont le résultat d’une initiative consciente déterminant les faits.

La critique de l’injustice du droit et la morale s’élèvent contre l’application formelle stricte de la loi.

Si aucun droit n’existe sans la possibilité de l’appliquer par la contrainte, son fonctionnement satisfaisant exige un certain consensus de l’opinion publique sur ses verdicts.

Le droit naturel, système de devoir social comme le droit, déterminé par Dieu, par la nature, par la raison, etc., est une médiation entre le droit et le besoin de justice.

La critique morale de l’injustice du droit et les initiatives de réforme dans le droit naturel et à partir de lui cherchent à élever l’homme au-dessus du droit existant, cherchent à atteindre un degré de généricité supérieur à celui qui est réalisable dans le droit positif.

Le rêve de justice, tant qu’il est conçu juridiquement, ne va pas au-delà d’une conception de l’égalité (en dernière instance économique) qui est socialement déterminée à partir du temps de travail socialement nécessaire, une conception de l’égalité qui se concrétise dans le commerce des marchandises. Ce temps de travail est la base réelle et donc indépassable de toute conception juridique de l’égalité et de la justice, une justice qui se fixe la tâche impossible de mettre intellectuellement ou même institutionnellement d’accord la diversité individuelle et la spécificité des hommes avec le jugement de leurs actes sur la base de l’égalité amenée par le processus de la vie sociale. Mais le droit ne reconnaît aucune différence de classe, tout homme n’étant qu’un travailleur comme un autre, mais il reconnaît tacitement l’inégalité des dons individuels, l’inégalité de la productivité du travailleur comme privilège naturel, c’est donc, dans son contenu, un droit de l’inégalité.

Comme le droit, par sa nature, ne peut consister qu’en l’application d’une même unité de mesure, les individus inégaux ne sont mesurables d’après un étalon commun que si on les considère que sous un aspect déterminé, que si on ne les considère que comme travailleurs, en faisant abstraction de tout le reste.

Même sous le socialisme, le droit, dans son essence droit bourgeois, a un concept d’égalité dont la divergence avec l’inégalité de l’individualité humaine est indépassable.

Quand disparaît la subordination de la division du travail (en particulier quand disparaît l’opposition entre travail intellectuel et travail manuel), quand le travail n’est plus seulement moyen de vie mais besoin vital, quand les individus et les forces productives se sont développées suffisamment, la divergence entre l’égalité du droit et les inégalités des individus cesse en même temps que la sphère du droit devient superflue.

Notons que la naissance et la «mort» de l’ordre juridique correspondent à des changements des besoins sociaux et des positions qui en découlent.

Dès la société pré-juridique apparaissent les besoins d’une réglementation. L’ordre juridique au sens propre apparaît quand les intérêts divergents ne sont pas réglés par la violence mais ramenés à un dénominateur commun et homogénéisés en termes juridiques.

Le principe fondamental du droit comporte la synthèse aspirations hétérogènes.

Dans la mesure où la domination de classe paraît aller de soi, chaque membre de la société se soumettant « volontairement », la critique théorique n’étant autorisée qu’à l’intérieur de certaines limites, cette domination se manifeste sous la forme d’un devoir unitaire.

Mais il y a de nombreuses contradictions. La contradiction de la violence, garantie d’existence du droit, et de l’impossibilité de fonder sur la seule violence l’unité de la pratique sociale telle que le droit la garantit et la contrôle. La contradiction entre généralité et singularité, celle entre égalité et inégalité, celle entre l’immanence, l’autarcie du système juridique et sa correction incessante par les faits de la vie sociale, celle entre l’ordre rationnel de la société et l’inadéquation des catégories juridiques, ces formes d’expression de la réalité économique, celle du caractère rationnel unitaire sans contradiction du système juridique et l’hétérogénéité des contenus, relations, formes, principes individuels de formation.

En fait, le système juridique n’est pas l’unité de principes théoriques, mais l’unité de prescriptions positives ou négatives pour les actions pratiques, et dans ce but, ce système doit exclure toute contradiction pratique.

Les considérations théoriques ne démontrent pas l’absence de contradiction du droit mais visent à éliminer les contradictions pratiques susceptibles d’apparaître, sous la forme d’interprétations du droit positif ou de transformations ou de réinterprétations de dispositions particulières.

Le fonctionnement du droit repose sur une méthode consistant à manipuler un vortex de contradictions de telle manière qu’il en sorte un système unitaire, mais aussi que ce système régule pratiquement de manière optimale les événements contradictoires, qu’il évolue avec souplesse entre les pôles des contradictions, afin de provoquer, par des déplacements d’équilibre au sein d’une domination de classe en évolution, les décisions et les incitations de la pratique sociale les plus favorables pour la société.

Le complexe du droit suppose la maîtrise de techniques de manipulation par des spécialistes, juges, avocats, policiers, bourreaux, etc.

L’exigence du droit, avec le développement de la société, est son autonomie, selon la théorie de la séparation des pouvoirs.

La sphère juridique, épiphénomène du développement économique, de la stratification en classe, de la lutte des classes, peut acquérir des marges de manœuvre reposant sur des rapports de force entre classes, le droit devenant une sorte d’État dans l’État, avec une autonomie relative de la juridiction vis-à-vis de la ligne politique dominante, mais aussi vis-à-vis d’une certaine sensibilité de l’opinion publique, quand celle-ci s’exprime de manière explosive à l’égard de phénomènes juridiques particuliers.

On ne peut intégrer le droit à un système de valeurs sans se perdre dans des problèmes de délimitation entre droit et morale. On ne peut isoler sa particularité de manière positiviste sans se perdre dans une description dépourvue d’idée. On ne peut faire dépendre le droit mécaniquement du développement économique et transposer de force cette conception dans la pratique sociale.

  1. 57.     Les complexes (les formes de généricité, la seconde nature). L’interaction entre les complexes est médiatisée par la conscience juste ou fausse des individus. Les individus entrent en contact avec plusieurs complexes, et donc les complexes agissent sur les individus en les enrichissant intérieurement, en déformant leur conscience, avec des possibilités de fragmentation de la personnalité, de dislocation de son unité. Le fondement ontologique de tout être social est une reproduction physique de l’individu, mais qui n’existe que dans sa transformation socialisante, par la création de complexes, c’est-à-dire de systèmes médiateurs permettant de transformer l’environnement, en particulier les complexes, et de transformer l’homme lui-même par l’intermédiaire de cette transformation de l’environnement, essentiellement par l‘intermédiaire des complexes. La reproduction de l’espèce humaine, portée par cet environnement de complexe de complexes, est inconcevable sans la reproduction des individus, qui incarnent l’étant au sens immédiat et dont les conditions d’existence sont une priorité ontologique. Les positions essentielles à la reproduction de l’homme et du genre humain élaborent et favorisent, au début spontanément, puis de manière consciente, la création de complexes par la médiation desquels ces positions gagnent en efficacité. La généralisation, liée à la création d’une innovation radicale dans la nature, transforme le travail en acte générique, même s’il est initialement un acte individuel. Cette dimension générique du travail oriente vers la création des complexes (en particulier vers la division du travail et la coopération), formes actives de généricité qui rejaillissent sur le travail et sur les travailleurs qui perçoivent ces complexes, ces formes de généricité étant comme une seconde nature, une réalité d’objets, de relations, de mouvements indépendante de leur conscience, alors que ce sont ces mêmes travailleurs qui ont créé cette seconde nature à partir de la première nature et qui vivent en elle, alors que cette seconde nature est la propre réalisation de ces travailleurs, le produit de leur généricité. Cette apparence de la seconde nature domine dans la pratique quotidienne et dans la théorie de la connaissance qui la généralise, dans les études de détail, mais ne tient plus quand on met l’objet en relation avec la totalité ou quand on le généralise philosophiquement. Si chaque complexe partiel ou médiateur peut être défini précisément dans sa genèse, dans sa fonction, dans son essence, dans son efficacité, si chaque complexe se délimite rigoureusement des autres complexes, aucun complexe n’a de frontière précisément définissable et il y a plusieurs types de complexes, des complexes nés spontanément, dont tous les hommes assurent la reproduction dans leur pratique quotidienne, en général inconsciemment, des complexes qui sont présents comme médiateurs dans de nombreuses activités des hommes sinon dans toutes, des complexes qui concernent seulement certaines activités humaines, c’est-à-dire qui ne peuvent fonctionner que dans le cadre de la division du travail avec une corporation de spécialistes, des complexes limités par d’autres complexes et par la totalité par laquelle ils acquièrent leur dimension universelle. Cependant, pour comprendre le fonctionnement et la dynamique de reproduction, il ne suffit pas d’analyser les interactions entre complexes, aux ramifications et aux médiations lointaines, la simple action réciproque conduisant à l’état stationnaire ou à la mobilité partielle, il faut montrer le moment dominant de chaque interaction, le facteur déterminant, car ce moment dominant, par ses effets et par les résistances auxquelles il se heurte, par les résistances qu’il suscite, confère à l’interaction son orientation, le sens de son évolution. Ainsi, dans l’apparition d’une fonction nouvelle attribuée à une ancienne forme ou dans l’apparition d’une forme nouvelle, la fonction nouvelle ou les forces de la nouvelle forme doivent jouer le rôle de moment dominant dans l’interaction avec les forces de l’ancienne forme ou avec les anciennes fonctions.

La division du travail crée des tâches particulières, des formes particulières de médiation entre les complexes sociaux individuels qui acquièrent une structure interne particulière en raison de leurs fonctions particulières dans le processus de reproduction du complexe général.

Les nécessités internes du complexe général conservent leur priorité ontologique et déterminent donc la nature, l’essence, l’orientation, la qualité, etc. des fonctions des complexes médiateurs.

Dans ces complexes médiateurs engendrés par la nécessité objective, à travers les fonctions partielles assignées par le complexe général pour son bon fonctionnement, naissent une certaine autonomie, des formes particulières d’actions et de réactions indispensables à la reproduction de la totalité.

Jetons un regard typologique général sur les complexes partiels.

Le langage et le droit sont deux extrêmes, d’un côté une formation dynamique née spontanément, dont tous les hommes assurent la reproduction dans leur pratique quotidienne, pour la plus grande part involontairement et inconsciemment, une formation présente comme médium de communication indispensable dans l’ensemble des activités internes comme externes des hommes, de l’autre côté, un domaine spécialisé des activités humaines qui ne peut exister, fonctionner, se reproduire que si la division du travail lui attribue un groupe de spécialistes plus ou moins conscients, cette spécialisation rigoureuse, cette limitation du droit par d’autres complexes ou par la totalité intégrant une universalité sociale.

On a donc des interactions entre la spontanéité et la participation délibérée, entre l’universalité et les limitations par d’autres complexes ou directement par la totalité.

Si chaque complexe peut être défini précisément dans sa genèse, dans sa fonction, dans son essence, dans son efficacité, si chaque complexe se délimite rigoureusement des autres complexes, aucun complexe n’a de frontière précisément définissable (le langage est présent comme médium et porteur de médiation dans la totalité des complexes de l’être social sans perdre pour autant son indépendance et son autonomie relatives).

L’interaction entre les complexes est médiatisée par la conscience d’individus agissant dans la société, une conscience qui peut être, selon le cas, juste ou fausse.

Toute médiation réelle comporte la conscience des individus comme médium immédiat indispensable.

Chaque homme entre en contact avec plusieurs complexes, ce qui entraîne des transformations, des déformations de sa conscience, avec la possibilité d’une fragmentation de la personnalité (employé soumis qui est aussi un chef de famille despotique).

Les interactions de l’homme avec l’environnement social ou bien complètent et consolident sa personnalité, ses décisions alternatives dans le sens d’une richesse intérieure, ou bien disloquent l’unité de la personnalité, la réduisant en fragments.

Il ne suffit pas de procéder à une analyse de tous les complexes dont l’ensemble constitue la société en tant que complexe et à une analyse de leurs interactions aux ramifications et aux médiations lointaines, car l’étude des interactions ne suffit pas à comprendre le facteur déterminant du fonctionnement de ces complexes, à comprendre la dynamique de leur reproduction. La simple action réciproque conduit à l’état stationnaire, statique, ou à une mobilité partielle.

Pour exprimer la dynamique vivante de l’ être, il faut montrer le moment dominant de l’interaction.

Ce moment dominant, par ses effets, par les résistances auxquelles il se heurte, par les résistances qu’il suscite, confère à l’interaction son orientation, le sens de son évolution.

Dans la genèse d’une forme nouvelle, les forces de la nouvelle forme doivent jouer le rôle de moment dominant dans l’interaction avec les forces de l’ancienne forme.

Le développement et la domination croissante de l’ être organique sur l’être inorganique s’expriment par des changements de forme, des nouveaux genres, de nouvelles espèces, l’apparition de complexes extrêmement compliqués.

Le développement et la domination croissante de l’être social sur sa base biologique (et par cet intermédiaire sur sa base physico-chimique) ne s’expriment pas par des changements de forme mais par un changement de fonction au sein de la même forme.

La reproduction physique de l’homme comme être vivant biologique reste le fondement ontologique de tout être social, fondement qui n’existe que comme transformation dans une socialité toujours plus pure, avec la création de systèmes médiateurs, les complexes, afin de réaliser cette transformation de l’homme et d’ancrer cette transformation de l’homme dans la réalité, avec les répercussions de ce changement dans l’environnement engendré par l’espèce humaine sur l’homme lui-même, répercussions dans le sens de la socialisation de son être biologique.

La généralisation, inséparablement liée à la création d’une innovation radicale dans la nature, résultat d’une position consciente, transforme le processus de travail et le produit du travail en acte générique, même s’il est initialement un acte individuel.

Cette dimension générique dans le processus et le produit du travail oriente, de manière plus ou moins spontanée, le travail en direction de la division du travail et de la coopération qui sont des formes actives de généricité, dans la mesure où ces formes rejaillissent sur le travail et sur le travailleur et ses positions. La dimension générique augmente chez le travailleur individuel, mais elle lui fait aussi face en tant que réalité dynamique d’objets, de relations, de mouvements, comme une seconde nature, une réalité objective indépendante de sa conscience, exactement le complexe général composé de complexes partiels.

Du point de vue de la pratique quotidienne et de la théorie de la connaissance qui la généralise, cette vision est justifiée.

Du point de vue ontologique, la seconde nature toute entière n‘est qu‘une transformation de la première nature par l’espèce humaine, la seconde nature fait apparemment face à un homme qui, en fait, vit en elle, car cette seconde nature est le produit de la propre généricité de cet homme. L’apparence de la seconde nature domine dans les études de détail, mais dès qu’on met en rapport l’objet d’étude avec la totalité, ou quand l’objet est généralisé philosophiquement, l’objet n’apparaît plus comme une seconde nature seulement, mais comme la propre réalisation de nous-mêmes.

Les phénomènes de la seconde nature sont des étants, des existants, des êtres, des apparences (l’apparence est existante), mais les identifier à leur essence, c’est faire l’éloge de l’état de choses existant.

Ainsi, être subordonné à une branche du travail n’est pas l’expression de notre essence.

La reproduction de l’espèce, comme permanence et changement des espèces et des catégories engendrant un environnement de complexe de complexes destiné à porter cette reproduction, est inconcevable sans la reproduction des individus, qui incarnent l’étant au sens immédiat et dont les conditions d’existence sont une priorité ontologique.

La résistance au fait de la priorité ontologique de la reproduction biologique vient de l’apparition du complexe économique, comme ensemble des activités humaines qui servent en dernière instance à satisfaire aux exigences de la reproduction biologique de l’individu humain, une sphère économique qui a une priorité ontologique, une priorité ontologique à laquelle on ne pense plus ou bien une priorité ontologique qu’on absolutise en hiérarchie de valeurs.

  1. 58.     Le complexe militaire et d’organisation de la violence, pour défendre la vie, pour défendre, transformer ou renverser  la structure sociale. L’ensemble des activités qui participent à la reproduction biologique des individus comporte l’économie et la défense. Ces deux types d’activité se différencient en économie et guerre quand le moment est de se protéger contre d’autres collectivités. À côté du complexe de l’économie dont il est tributaire, le domaine de la stratégie guerrière et de ses théories est aussi un complexe  qui élabore lui-même ses propres principes d’action, d’organisation, etc., percevant les nouveaux facteurs de l’économie et du développement socio-historique et les transposant en stratégie, tactique, etc., produisant ainsi des innovations fondamentales. Certains phénomènes économiques apparaissent de manière plus évoluée dans le contexte militaire que dans le contexte économique, ainsi la mise au point de techniques et de connaissances que les structures et les principes de l’économie sont incapables de produire L’organisation de la force, qui servait à défendre et à étendre, etc. l’espace naturel ouvert à la reproduction de l’homme, acquiert une nouvelle fonction, celle de protéger, d’organiser et de stabiliser la confiscation, l’appropriation du surtravail, étant donné que les formes de l’appropriation du surtravail sont la caractéristique socio-économique décisive d’une formation (rappelons que l‘accaparement du surtravail est à l‘origine de l‘existence des classes). La défense de l’existence ne concerne plus simplement la communauté humaine en général et les individus qui en font partie, elle est défense de la formation économique existante contre tous ceux qui, pour des raisons élémentaires qui tiennent à leur propre existence, ne sont pas en accord avec la structure et le mode de fonctionnement de cette formation et qui sont de ce fait considérés comme des ennemis potentiels, tandis que le simple maintien, encore essentiellement biologique, de l‘existence et de la possibilité de se reproduire se métamorphose en une défense et si possible une amélioration de son statut socio-économique. Si, dans la vie quotidienne, la violence pure est remplacée par la réglementation juridique et l’adaptation des positions au statut quo économique et social, la violence est latente. Apparaissent hors du quotidien des moments de luttes pour la défense ou la transformation ou la suppression de l’une des formes d’appropriation du surtravail, avec l’idée d’autres structures, mais il ne faut pas négliger les antagonismes autres que l’antagonisme entre accapareurs du surtravail et travailleurs, de telle façon à prendre en compte le caractère extrêmement complexe du passage à une guerre civile, même si, une fois effectuée, cette guerre civile concentre et simplifie les antagonismes et les problèmes. Le problème capital, la substance dans ces changements de la structure sociale, est la manière dont on dispose du surtravail, en tenant compte du fait de l’apparition possible de nouvelles formes d‘appropriation du surtravail, de nouveaux types de garanties juridiques pour cette appropriation, de nouvelles formes de répartition du surtravail entre groupes et couches d‘accapareurs. Avec le socialisme, la société étant l’accapareur unique, l’appropriation cesse d’être un principe différenciateur des relations des individus entre eux et des groupes entre eux.

L’ensemble des activités humaines qui participent à la reproduction biologique de l’homme participent dans la chasse à la fois de l’économie et de la défense contre les bêtes sauvages, mais cet ensemble se différencie, dans les objectifs et les méthodes, en chasse et guerre, puis entre économie et violence, quand le moment est de se protéger contre d’autres collectivités, particulièrement quand l’esclavage rend nécessaire la défense du statu quo à l’intérieur et met face au dilemme de faire d’autres hommes des esclaves ou devenir esclave soi-même.

Le domaine de la stratégie guerrière et de ses théories, comme complexe social partiel survivant et fonctionnant utilement en élaborant en lui-même ses propres principes d‘action, d‘organisation, etc., est cependant tributaire de l‘économie, ce dont ont conscience les chefs militaires et les théoriciens de la stratégie quand ils perçoivent les nouveaux facteurs de l‘économie et du développement socio-historique et les transposent en stratégie, tactique, etc., produisant des innovations fondamentales (la technique, dans l’industrie comme dans la guerre, n’est qu’un moment partiel de l’évolution économique, et non un destin autonome et indépassable).

L’économie comme l’organisation de la guerre appliquent de manière ininterrompue des résultats du travail, de la division du travail, etc., l’organisation de la guerre étant parfois plus progressiste que l’économie, avec le développement du travail salarié, du machinisme, la formation de corporations, la reconnaissance dans le droit des non-pères de famille. Certains phénomènes économiques apparaissent dans le contexte militaire sous une forme plus évoluée que dans la vie économique, ainsi l’utilisation possible des machines complexes et l’utilisation et le développement possibles des connaissances mécaniques dans les armées de l’Antiquité, où le travail des esclaves ne joue pas un rôle fondamental, alors que ces développements ne sont pas possibles dans la vie économique esclavagiste.

Ainsi, les phénomènes économiques qui apparaissent dans l’armée alors que, dans la vie économique, la stratification en classe ne peut offrir un espace au développement de ces phénomènes : le développement de l’aviation militaire a été conditionné par l’abandon des limites habituelles de la rentabilité.

De même que, dans l’économie, la technique dérive du développement des forces productives, du travail, de la division du travail, de la stratification en classe, de même les catégories spécifiquement militaires telles que la tactique et la stratégie naissent non de la technique mais des relations socio-économiques.

Il ne faut pas fétichiser la technique. Ainsi, la supériorité de la technique militaire dans l’Antiquité sur la technique civile tient à l’esclavage dans la société civile. Ainsi, l’invention et l’application de la poudre, l’invention des armes à feu ne revêtent pas d’emblée une importance décisive, il faut attendre le développement du capitalisme et la stratification de la société correspondante, qui ont des conséquences sur l’organisation, la technique et la stratégie militaire.

Du point de vue ontologique, un besoin unitaire constitue en vue de sa satisfaction plusieurs organes dans lesquels l’unité originelle est à la fois abolie et conservée.

Chez les singes, il y a différenciation des fonctions pour un organe unique. Ainsi, les mains qui grimpent ou les mains qui saisissent des objets.

Chez l’homme, par contre, si jouer du violon exige une souplesse de la main, une différenciation biologique de la main, l’objet de l’action est essentiellement de restituer adéquatement un univers musical, la réussite ou l’échec étant alors déterminés par les lois internes de cet univers musical.

Les positions essentielles à la reproduction de l’homme et du genre humain élaborent et favorisent, au début spontanément, puis de manière consciente, la création d’ensembles objectifs dynamiques et autonomes par la médiation desquels ces positions gagnent en efficacité.

La réponse sociale à la question économique de savoir à qui revient la part produite au-delà de ce qui est nécessaire à la reproduction de la vie engendre la stratification de la société en classe.

La première forme d’appropriation du travail excédant l’autoreproduction est la force pure avec ses annexes matérielles, ses prisons, etc.

L’organisation de la force servait à défendre et à étendre, etc. l’espace naturel ouvert à la reproduction de l’homme. Cette organisation acquiert maintenant une nouvelle fonction, celle de protéger la confiscation de la part du travail d’autres hommes qui dépasse leur auto reproduction.

Ainsi, l’esclavage n’est plus un épiphénomène de la guerre, même si cela pouvait être un des objectifs de la guerre. Il s’agit d’organiser et de stabiliser le travail des esclaves, de s’approprier par la force du surtravail des esclaves.

Naît  ainsi une catégorie nouvelle : la défense de l’existence ne concerne plus simplement la communauté humaine en général et les individus qui en font partie, elle est défense de la formation économique existante contre tous ceux qui, pour des raisons élémentaires qui tiennent à leur propre existence, ne sont pas en accord avec la structure et le mode de fonctionnement de cette formation et qui sont de ce fait considérés comme des ennemis potentiels.

Le simple maintien, encore essentiellement biologique, de l‘existence et de la possibilité de se reproduire se métamorphose en une défense et si possible une amélioration du statut socio-économique, ces deux modalités de l‘être étant en fusion chez l‘individu agissant, avec une prépondérance, dans les positions concrètes, du statut social sur la simple vie biologique.

Dans la vie quotidienne des opprimés comme des oppresseurs, la violence pure est remplacée par la réglementation juridique et l’adaptation des positions au statu quo économique et social. La violence, même dans l’État de droit parfait, est latente.

À côté de la vie quotidienne, il y a des moments de l’évolution où la lutte porte sur la défense ou la suppression de l’une des formes d’appropriation du surtravail, ou pour une transformation de sa répartition et une réorganisation de la hiérarchie de ses bénéficiaires. Si les formes de l’appropriation du surtravail sont la caractéristique socio-économique décisive d’une formation, il faut laisser une place à d’autres structures et luttes de classe. À côté de l’antagonisme entre les esclaves et leurs propriétaires, il y a l’antagonisme entre plébéiens et patriciens, entre créancier et débiteur, entre capital marchand et capital monétaire.

La transition d’un ordre juridique à une guerre civile est donc un problème complexe, bien qu’une fois effectuée, elle donne lieu à une simplification, à une concentration des multiples antagonismes sur un complexe de problèmes déterminés. Le problème capital dans ces changements violents de la structure sociale, qu’ils soient graduels ou soudains, ouverts ou larvés, est la manière dont on dispose du surtravail.

De ce point de vue, il est identique que les patriciens fassent des concessions aux plébéiens, que, en 1848, les couches capitalistes brisent le monopole du capital monétaire, ou qu’on adopte la journée de travail à 10:00.

L’évolution économique engendre des formes nouvelles de surtravail, de nouvelles formes d’appropriation du surtravail et de garanties juridiques pour cette appropriation, de nouvelles formes de répartition du surtravail entre groupes et couches d’accapareurs.

Dans cette évolution inégale et contradictoire, se conserve comme substance du changement continu le fait de l’appropriation et de l’accroissement quantitatif et qualitatif de la somme de travail approprié.

Le socialisme se distingue par ceci qu’en lui, c’est la société en tant que totalité qui est le sujet unique de l’appropriation, et donc l’appropriation cesse d’être un principe différenciateur des relations des individus entre eux et des groupes entre eux.

C’est là que se manifeste le caractère prédominant de l’être économique, de l’activité économique.

  1. 59.     La réactivité forte mais imprévisible des complexes à l’économie. Les complexes autres qu’économiques ne se considèrent pas comme de pures subjectivités isolées face à la pure objectivité de l’économie, mais réagissent concrètement à l’évolution économique concrète, soit en accomplissant ce que la société exige, soit en s’y opposant. C’est ainsi que les classes et les luttes de classe modifient fortement l’évolution économique, même si celle-ci détermine les rapports de force de classe, si bien que le caractère subjectif des classes, et leurs dirigeants, jouent un rôle important et très diversifié dans la transformation sociale, la plupart du temps imprévisible dans la mesure où le hasard intervient fortement. Cependant, dans les rapports des complexes comme celui de l’organisation de la guerre avec la sphère économique, cette dernière joue toujours un rôle dominant dans la détermination des stratégies, des tactiques, de l’organisation, de l’armement, l’évolution de la totalité sociale décidant du destin de la lutte armée, même si parfois les formations sociales moins avancées peuvent remporter des victoires, même si les guerres accélèrent ou entravent l‘évolution économique, même si, dans les guerres révolutionnaires, les rapports de classe jouent un rôle très important. Pour le complexe du droit ou celui de la langue, on a la même configuration : le droit romain, pour des formations équivalentes, est parfois adopté, parfois non; la langue allemande se constitue avant que la nation ne soit constituée. On a donc un développement inégal, avec de nombreuses singularités par rapport aux lois.

L’activité des autres complexes n’en reste pas moins autonome, spécifique, dans la mesure où elle réagit concrètement à l’évolution économique, soit en accomplissant ce que la société exige, soit en s’opposant, ce qui manifeste la représentation que l’économie n’est pas une réalité purement objective mais la synthèse de nos actes téléologiques, c’est-à-dire la représentation qu’il n’y a pas d’opposition d’un pur monde d’objets régis par des lois et d’un monde de la subjectivité pure, d’actes et de décisions purement individuels. Par conséquent, ce n’est pas dans l’isolement que le complexe développe son autonomie, mais en répondant concrètement aux questions concrètes de l’époque.

Les classes  et les luttes de classe modifient fortement l’évolution économique, même si l’évolution économique détermine les rapports de force entre classes.

Plus les classes sont développées dans le sens social, plus l’être social a repoussé les limites naturelles, plus le facteur subjectif, la transformation de la classe en soi à la classe pour soi, le caractère des dirigeants sont importants, même si ce facteur subjectif dépend du hasard, si bien qu’il y a de grandes divergences dans la solution des crises révolutionnaires.

Dans les rapports des sphères de la conduite de la guerre avec l’évolution économique, cette dernière est le facteur prédominant, la base de l’organisation, de l’armement, de la tactique, etc.

Même si ce complexe de la guerre est en relation avec les complexes qui l’entourent (les opérations militaires des guerres civiles sont déterminées par l’articulation des classes, par les formes de la lutte des classes), sa base est la structure sociale générale (toujours déterminée en dernière instance par l’économie), si bien que le degré et la dynamique de l’évolution de la totalité sociale décident du destin de la lutte armée des peuples individuels pour leur survie, même si parfois une formation sociale moins avancée puisse remporter des victoires.

La guerre accélère ou entrave l’évolution économique et sociale générale, une victoire ou une défaite ayant de grands effets sur l’économie.

Il y a donc des interactions intenses entre l’économie et la structure hiérarchique des classes, entre l’économie et la sphère militaire. Plus les complexes sont de nature spirituelle, plus qu’ils sont reliés par des médiations complexes et lointaines avec l’économie, d’où le développement inégal.

Certains États adoptent le droit romain, d’autres non. La langue allemande apparaît bien avant l’unification allemande.

  1. 60.     Priorité ontologique de la spécificité de l’être. Il ne faut pas oublier, même dans les représentations les plus abstraites de la réalité, le véritable caractère ontologique de l’être, c’est-à-dire que l’être dans sa spécificité, avec ses inégalités de développement et ses contradictions, est l’origine et l’aboutissement de toute tentative d’appréhender ontologiquement l’être, en particulier l’être social. L’orientation ontologique sur la spécificité des complexes est liée à la conception ontologique de la dynamique historique de la substantialité, comme perpétuation d’une essence qui ne cesse de se transformer, autrement dit la substance se pense avec le caractère historique de l’être social, caractère primordial ontologiquement. L’être dans sa spécificité est ce qui est donné immédiatement à l’homme. Dans ce premier contact direct, l’individu qui ne considère pas cet être spécifique simplement comme une apparence, voire une illusion, l’individu qui ne décide pas de s’en tenir à son immédiateté comme sagesse ultime mais qui choisit d’y apercevoir un problème ontologique concret à résoudre, en vient à considérer les lois et la nécessité de cet être spécifique, comme relations « si, alors », car ces lois et cette nécessité impliquent la priorité ontologique de la spécificité de l’être. Autrement dit, penser l’immédiateté de l’être qui nous fait face comme système régi par des lois, c’est une façon de le considérer dans sa spécificité, de le considérer comme être spécifique. (Tout système régi par des lois est transformé par le point de vue gnoséologique ou logiciste en système clos sur lui-même. En effet, la nécessité dans la réalité et la rationalité, traduction de cette nécessité dans la pensée, n’étant considérées que comme la possibilité de prévoir le déroulement régulier de l‘événement dans des conditions qui se reproduisent, on élabore des formes idéelles de possibilités générales qui deviennent des instruments de la compréhension des connexions objectives, un événement étant rationnel ou nécessaire s’il peut être appréhendé adéquatement par ces formes idéelles. L’analyse directe des phénomènes est ainsi occultée par ces formes idéelles, par ces formes parfaites, en particulier des formes de nature mathématique ou géométrique. L’approche qui considère la forme « rationnelle » comme l’essence ultime de l’être, celle qui classifie les phénomènes à partir de la raison, prévaut ainsi sur l’effort d’appréhender les phénomènes dans leurs spécificités concrètes). Dans l’être social, le complexe prioritaire ontologiquement, l’économie, où l’homme identifie des lois et en fait un élément de sa propre vie, est le domaine où les lois qui régissent les événements sont le plus distinctement visibles, un domaine qui se constitue donc en système régi par des lois. Plus précisément, dans l’économie, le travail est à l’intersection des lois régissant la nature et des lois régissant la société. Tout travail présuppose la connaissance des lois de la nature qui régissent les objets et les processus que la position du travail vise à mettre à profit à des fins sociales et humaines, mais en même temps sont instituées des formes sociales spécifiques sous forme de lois, comme le temps de travail, critère de la productivité du travail, d’où la dualité des composantes techniques et économiques du travail et du produit du travail, tout processus de travail et tout produit du travail étant déterminés à la fois par les lois de la nature, par les lois de l’économie et par leur synthèse qui produit leur être spécifique, cette spécificité étant la dimension primordiale, les lois n’acquérant leur efficacité concrète, leur être pour la société, qu’en tant qu’éléments d’une telle synthèse particulière. Plus la croissance des deux composantes du travail est forte, plus la structure de la formation sociale est complexe et plus s’accentue la priorité ontologique de la spécificité de cette formation sociale par rapport aux lois individuelles qui contribuent à la possibilité de l’existence de cette formation. Ainsi, le déroulement nécessaire d’un processus régi par des lois dépend moins des propriétés nécessaires du processus que de la fonction qu’il remplit dans le complexe général spécifique dans lequel il prend place. Plus les relations d’un complexe avec l’économie sont médiatisées, plus la priorité de la spécificité du complexe général est importante. Les études statistiques, où l’homme isolé apparaît comme un individu abstrait, peuvent être utiles à l’élucidation de certaines questions particulières, mais leur simple synthèse ne permet pas de parvenir à une connaissance de la société réelle, d’une part car il faut viser les interconnexions réelles et la nature réelle de la société, d’autre part parce que l’homme est autre chose qu’un simple exemplaire individuel de l’espèce, la simple singularité d’un représentant de l’espèce, mais toujours plus, au fur et à mesure du développement social, être humain véritable, personnalité, individualité, selon le fait ontologique de la simultanéité et de l’indissociabilité de l’homme et de la société, selon la conception de l‘inséparabilité ontologique de l‘homme et du citoyen.

L’histoire abonde en singularités qui échappent à la ligne générale définie par des lois.

La connaissance adéquate de ces singularités ne proviendra que d’une dialectique matérialiste qui ne perd jamais de vue dans ses reproductions idéelles de la réalité, même les plus abstraites, le véritable caractère ontologique de l’être social, contre la fétichisation rationaliste des lois, contre la conception terre à terre de l’empirisme, contre la profondeur vide de l’irrationalisme, contre la dénégation de l’existence des lois qui régissent nos sociétés, contre l’absolutisation fétichisante de ces lois.

L’être dans sa spécificité, avec ses inégalités de développement et ses contradictions, est l’origine et l’aboutissement de toute tentative d’appréhender ontologiquement l’être en général, en particulier l’être social. L’origine, parce que tout ce à quoi l’homme se trouve confronté, et donc aussi l’être social, lui est donné immédiatement dans la spécificité de son être.

Ce premier contact direct entre le sujet et l’objet dépend de l’attitude du sujet face à cet être spécifique selon qu’il choisit d’y apercevoir un problème ontologique concret à résoudre, ou de le considérer comme une simple apparence, voire une illusion, ou encore qu’il décide de s’en tenir à son immédiateté comme sagesse ultime.

Les lois et la nécessité, comme relation « si, alors », impliquent la priorité ontologique de la spécificité de l’être.

Dans l’être social, le complexe prioritaire ontologiquement, l’économie, est le domaine où les lois qui régissent les événements sont le plus distinctement visibles, dans la mesure où il s’agit d’un domaine où, dans l’interaction de l’homme et de la nature, l’homme peut non seulement faire l’expérience des lois de la nature comme soumettant la nature, mais peut aussi identifier ces lois, et faire d’elles un véhicule, un élément de sa propre vie.

L’économie est d’une importance fatidique pour la vie de l’humanité. Plus elle élabore ses propres formes dynamiques, plus elle se révèle comme un système régi par des lois.

Ce  système est transformé par le point de vue gnoséologique ou logiciste en système clos sur lui-même. La conformité à la loi, la nécessité d’un événement, et la conséquence de cette nécessité dans la pensée, la rationalité de cet événement, ne sont rien d’autre que la capacité de prévoir le déroulement régulier de l’évènement dans des conditions qui se reproduisent.

La maîtrise intellectuelle de ces événements contraint la pensée à élaborer des formes idéelles de possibilités générales qui pourront devenir des instruments du reflet et de la compréhension des connexions objectives.

Ces formes idéelles déterminent le contenu de la rationalité : un événement est rationnel (nécessaire) s’il peut être appréhendé adéquatement par ces formes idéelles. L’analyse directe des phénomènes est ainsi occultée par ces formes idéelles, par ces formes parfaites, les plus rationnelles, en particulier des formes de nature mathématique ou géométrique. L’approche qui considère la forme « rationnelle » comme l’essence ultime de l’être, celle qui classifie les phénomènes à partir de la raison, prévaut ainsi sur l’effort d’appréhender les phénomènes dans leurs spécificités concrètes.

Dans l’économie, le travail est à l’intersection des interactions entre les lois régissant la nature et les lois régissant la société. Tout travail présuppose la connaissance des lois de la nature qui régissent les objets et les processus que la position du travail vise à mettre à profit à des fins sociales et humaines, mais en même temps sont instituées des formes sociales spécifiques pour tout ce qui concerne l’échange matériel entre la société et la nature, sous forme de lois, comme le temps de travail, critère de la productivité du travail, lois qui, en soi, n’ont aucun rapport avec les lois de la nature. Les interactions entre ces lois hétérogènes sont importantes. En particulier, le développement des forces productives du travail entraîne la découverte de nouvelles lois de la nature et de nouvelles applications des lois connues. L’hétérogénéité se manifeste par la dualité des composantes techniques et économiques du travail et du produit du travail. Tout processus de travail et tout produit du travail sont donc déterminés à la fois par les lois de la nature et par les lois de l’économie, par leur synthèse qui produit son être spécifique, cette spécificité étant la dimension primordiale, les lois n’acquérant leur efficacité concrète, leur être pour la société qu’en tant que véhicules d’une telle synthèse particulière. Le développement social du travail se manifeste par un renforcement des deux composantes, le nombre de lois naturelles mobilisées pour la production économique ne cesse de croître, le rapport du travail avec les forces sociales et leurs lois s’étend intensivement comme extensivement.

Plus la croissance de ces deux composantes est forte, plus la structure de la formation sociale ou du processus social est complexe et plus s’accentue la priorité ontologique de la spécificité de cette formation sociale ou de ce processus social par rapport aux lois individuelles qui contribuent à la possibilité de l’existence de cette formation ou de ce processus.

Des processus similaires peuvent avoir des conséquences opposées : leur déroulement nécessaire, régi par des lois, dépend moins de leurs propriétés nécessaires que de la fonction qu’ils peuvent ou doivent remplir dans le complexe spécifique considéré.

Plus les relations d’un complexe avec l’économie sont médiatisées, plus la priorité de la spécificité apparaît nettement (et plus les possibilités d’un fourvoiement ontologique s’accentuent).

Ainsi, si nous considérons la nation seulement comme un phénomène résultant des luttes de classe, nous éliminons par cette subsomption trop directe tous les traits ontologiques décisifs de la nation.

Un concept général, formé indépendamment de cette manifestation concrète spécifique, mène à l’impasse de l’universalité abstraite, qui n’explique rien.

Il faut partir, dans chaque cas, de la spécificité de la nation, toujours différente à des époques différentes, partir de l’interaction, particulière à l’époque, des lois dont la nation est la synthèse, en progressant jusqu’aux métamorphoses auxquelles elle est soumise au cours de la transformation de la totalité sociale, dans laquelle la structure économique est le moment dominant.

  1. 61.     La reproduction de l’homme. La reproduction de l’individu est le fondement d’être de la reproduction du complexe général, mais la synthèse des données individuelles doit être complétée par les interactions concrètes et par la dynamique concrète du complexe général. L’individu n’est pas un simple objet passif des lois de l’économie, l’individu isolé et abstrait des statistiques, l’individu séparé de la société, l’homme séparé du citoyen, l’individu séparé des autres, la singularité purement naturelle d’un représentant de l’espèce purement naturelle, un simple atome, ni l’homme égoïste, l’homme économique, l’homme bourgeois qui ne respecte pas la loi mais qui veut que les autres la respectent, l’homme partiel, qui asservit le citoyen, qui asservit l’homme qui se comporte comme un être générique, qui asservit l’homme vrai et authentique, qui instrumentalise à son profit la vie politique et civique, ainsi que les droits de l‘homme. L’homme concret, complexe et unitaire a un pouvoir sur ces lois de l‘économie, même si ses initiatives individuelles ne sont pas indépendantes de l’existence de la société, et il évolue dans le sens d’un être humain véritable, d’une personnalité, d’une individualité. Au-delà des constructions juridiques ou autres qui expriment la conscience isolée, il y a la relation réelle de l’individu avec l’être social, son interaction concrète avec lui, une interaction qui concerne chez l’individu les formes de pensée, de perception, d’action et de réflexion les plus intimes, les plus personnelles ainsi que toutes ses décisions alternatives concrètes qui le construisent et qui sont l‘élément immédiat du devenir socio-historique, l’être social se construisant à partir des chaînes des décisions alternatives, en notant que le cercle d’inter-influence de l‘être social et de l’individu va au-delà de la réalité sociale avec laquelle l’individu entre directement en contact, quand agissent des modes d’être déclinants ou quand l’individu élabore des perspectives d’avenir. Ces actions concrètes, ces alternatives concrètes, ces décisions concrètes, où les connaissances, les principes et autres généralisations jouent un rôle essentiel, dans la mesure où ces actions possèdent cette spécificité concrète, peuvent être généralisées et devenir des parties actives de la totalité sociale. La personnalité d’un homme est la spécificité concrète de la série de ses décisions alternatives, des décisions qui réalisent une partie de ses possibilités, chaque décision préparant la suivante et déterminant son être de manière continue, en l’élevant ou en l’abaissant.

Cette orientation ontologique sur la spécificité des complexes est liée à la conception ontologique de la dynamique historique de la substantialité, comme perpétuation d’une essence qui ne cesse de se transformer. Le concept de substance se pense simultanément avec le caractère historique de l’être social, primordial ontologiquement.

Le complexe général a une structure polarique, avec le processus de reproduction dans sa totalité intensive et extensive et l’individu dont la reproduction est le fondement d’être de la reproduction dans son ensemble.

L’individu n’est pas un objet des lois de l’économie (lois réifiées, fétichisées), dénué de pouvoir sur ces lois, et si les initiatives individuelles ne sont pas indépendantes de l’existence de la société (on n’a pas à étudier l’interaction entre deux entités ontologiquement autonomes, l’individualité et la société), au sein de l’être social, il faut distinguer la méthodologie des recherches individuelles de l’examen ontologique du processus d’ensemble, dans la mesure où les études statistiques, où l’homme isolé apparaît comme individu abstrait, peuvent être utiles à l’élucidation de certaines questions particulières, mais leur synthèse ne permet pas de parvenir à une connaissance de la société réelle, connaissance qui doit viser les interconnexions réelles et la nature réelle de la société.

L’homme, de plus, fait partie de cette société, dans son essence d’être humain, qui est autre chose que la simple singularité d’un représentant de l’espèce, l’homme dans l’histoire évoluant de la simple singularité, d’exemplaire individuel de l’espèce, dans le sens d’un être humain véritable, d’une personnalité, d’une individualité.

Dans la cité grecque, le fait ontologique de la simultanéité et de l’indissociabilité de l’homme et de la société, l’inséparabilité ontologique de l’homme et du citoyen, était une évidence, si bien qu’Aristote saisit ontologiquement l’essence générale de cette relation de l’homme et de la société (mais actuellement où l’homme et la société sont dans des rapports purement sociaux, ils apparaissent dans la conscience des membres de la nouvelle société sous une forme double, celle de la dualité entre le citoyen et l’homme bourgeois).

Dans la féodalité, la société bourgeoise a un caractère immédiatement politique. Les éléments de la vie bourgeoise, c’est-à-dire la propriété, sous la forme de la seigneurie, la famille, sous la forme de la caste, le mode de travail, sous la forme de la corporation, sont des éléments de la vie de l’État, déterminant le rapport de l’individu isolé à l’ensemble de l’État, déterminant donc la situation politique de cet individu, situation telle qu’il était exclu et séparé des autres.

Pour le bourgeois, la communauté politique, la communauté civique, avec l’homme comme homme économique, homme égoïste, n’est qu’un moyen servant à la conservation des soi-disant droits de l’homme, c’est-à-dire le citoyen est déclaré le serviteur de l’homme égoïste, la sphère où l’homme se comporte en qualité d’être générique est ravalée au-dessous de la sphère où il fonctionne en qualité d’être partiel, l’homme vrai et authentique étant non l’homme en tant que citoyen mais l’homme en tant que bourgeois.

Tout jugement moral sur l’aspect égoïste du comportement bourgeois renvoie alors, chez le bourgeois, à la citoyenneté, chacun transgressant de manière égoïste la loi tout en étant préoccupé de sa reproduction à l’échelle du reste de la société.

Contre la conception des individus comme atomes de la société, il faut affirmer que l’homme actif, agissant au sein de la société, doit réagir avec sa propre concrétude à des données concrètes, qu’il doit être un être complexe et unitaire qui ne peut avoir les caractéristiques d’un atome qu’en imagination, sa complexité concrète étant à la fois la condition préliminaire et le résultat de sa reproduction, de son interaction concrète avec son environnement.

Dans sa relation avec l’État, le sentiment moral et la conscience isolée et atomisée peuvent être en contraste direct avec la totalité de la puissance étatique, mais les constructions de concepts juridiques et les formes spécifiques de pratiques qui expriment ce sentiment moral et cette conscience isolée ne touchent jamais la relation réelle de l’individu, son interaction concrète avec cet être social avec lequel il entre réellement en contact.

Remarquons que le cercle d’influence de l’être social est souvent bien plus vaste que la réalité sociale avec laquelle l’individu entre directement en contact, ainsi les répercussions de modes d’être et de tendances déclinantes ou des perspectives d’avenir encore embryonnaires.

L’être social agit de la manière la plus concrète sur les formes de pensée, de perception, d’action et de réaction les plus intimes, les plus personnelles.

L’élément immédiat du devenir socio-historique est la décision alternative d’un être humain concret.

De même que l’être social se construit à partir de chaînes de décisions alternatives, de même la vie de l’individu se construit de leur succession et de leur engendrement mutuel, de l’homme du travail originel générant l’hominisation jusqu’à l’homme aux décisions intellectuelles et spirituelles les plus subtiles modelant son environnement, et ce faisant, par ses propres actions, se transformant d’une singularité purement naturelle en une personnalité dans le contexte d’une société.

Du point de vue ontologique, ces actions sont les actions concrètes d’un homme concret d’une partie concrète d’une société concrète.

Le fait que ces moments font l’objet d’une généralisation par le courant des pratiques sociales pour devenir des parties actives d’une totalité sociale ne peut abolir leur caractère concret de données originelles. Ces moments ne peuvent être généralisés que dans la mesure où, en tant qu’actes posés concrets, leur structure originaire possède de cette spécificité concrète.

Puisque toute véritable alternative est concrète, même lorsque les connaissances, les principes et d’autres généralisations jouent un rôle essentiel dans la décision concrète, cette décision conserve sa spécificité concrète, subjectivement comme objectivement, et cette décision influe également sur la réalité objective et, de là, détermine le développement du sujet.

La personnalité d’un homme est justement la spécificité concrète constituée par ses décisions alternatives.

Le caractère spécifique d’un homme, chez qui sont de nombreuses possibilités, se décide quand on sait quelles possibilités aboutissent à une action et quelles autres possibilités restent de simples possibilités sans effet, c’est-à-dire quelles possibilités sont adoptées et quelles possibilités sont rejetées.

On ne comprend l’homme adéquatement au plan ontologique que par ses décisions, qui déterminent son être de manière continue, en l’élevant ou en l’abaissant.

Pour un peintre, chaque coup de pinceau est une alternative dont il retire un enseignement critique et qu’il exploite pour la touche suivante.

  1. 62.     Questions et réponses. Les circonstances sociale, la famille, la couche sociale, la classe, etc., posent à l’homme des questions, des dilemmes, il ne les choisit pas. L’homme, même quand il pense agir selon les impulsions dictées par une nécessité intérieure, quand il constate que certaines de ses actions sont accompagnées de sentiments, de pensées qui les préparent, les accompagnent, les critiquent, ne fait que répondre à ces questions par des réponses pratiques, résultats de ses décisions, des réponses qui sont des acquiescements, des négations ou des abstentions.

L’homme ne choisit pas les conditions de son action, le lieu et l’époque de sa naissance, sa famille, etc. Les circonstances sont données dans leur objectivité irrévocable comme objectivités sociales soumises à une causalité objective, mais ces circonstances forment le matériau des décisions alternatives concrètes.

La nature des circonstances détermine le type et la nature des questions qui surviennent dans la vie et auxquelles les décisions alternatives de chaque homme réagissent par leurs réponses pratiques et par les généralisations que cette pratique entraîne.

Même quand il pense agir selon les impulsions dictées par une nécessité intérieure, dans des actions accompagnées de pensées et sentiments qui les préparent, les accompagnent, les identifient et les critiquent, l’homme ne fait qu’apporter des réponses pratiques aux dilemmes pratiques que posent la vie et la société, immédiatement la classe, la couche sociale, la famille, etc. dans lesquels il vit.

Les réactions de l’homme à son environnement social présentent un caractère d’alternative, elles comportent un acquiescement ou une négation, ou encore une abstention, vis-à-vis des questions posées par la société.

  1. 63.     La négation concrète. La nature organique ne connaît pas d’acquiescements ni de négations, seulement des transformations que l’on peut désigner comme positives ou négatives de façon arbitraire, autrement dit l‘acquiescement et la négation ne sont des déterminations d‘existence qu‘avec le travail, chaque geste de travail étant le rejet d‘autres possibilités considérées comme opposées au but ou moins efficaces. Les négations sont des négations concrètes correspondant à des possibilités concrètes d’un champ d’action déterminé, dans le cadre une marge de manœuvre déterminée, de même que toutes les positions, toutes les actions, même les actions révolutionnaires, se situent dans le cadre d’une marge de manœuvre objective, d’une objectivité historique

La négation n’est pas un facteur ontologique général, la nature organique ne connaît que des transformations, les éléments positifs ou négatifs étant désignés de façon arbitraire.

Ce n’est qu’avec le travail que l’acquiescement et la négation deviennent des déterminations d’existence ontologique. Il n’est pas un geste de travail que l’on puisse faire sans avoir rejeté auparavant d’autres possibilités de l’accomplir, comme opposées au but, moins efficaces, etc.

Ces négations sont des négations concrètes, c’est-à-dire se rapportant à des possibilités concrètes dans un champ d’action déterminé concret concrètement présent.

Ces négations ne peuvent en principe porter sur la marge de manœuvre dans sa totalité.

Dès qu’une approbation ou une dénégation prennent une forme concrète, elles impliquent implicitement et irrévocablement l’existence objective et l’indépendance à l’égard de cette approbation ou de cette dénégation de la marge de manoeuvre.

L’existence objective de cette marge de manoeuvre ne disparaît pas quand la marge de manœuvre ouverte aux décisions subit des modifications ou même des bouleversements complets, du fait des conditions socio-historiques.

Ainsi, l’acte révolutionnaire le plus décisif est, dans son contenu, ses formes, ses qualités spécifiques, relié à la continuité historique objective par une infinité de fils et a son origine dans les possibilités objectives que présente cette continuité objective.

Il y a certes des différences entre les positions, celles qui visent à transformer la nature, celles qui visent à influencer les positions d’autres hommes, celles qui ont un fort retentissement sur l’ensemble de la personnalité. Les différences ont en partie un caractère quantitatif ou proviennent d’influences sans que rien de décisif ne soit changé dans la dynamique de la situation et dans la dynamique du processus du comportement d’ensemble, chaque décision alternative conservant son caractère singulier, la marge de manœuvre conservant face à la décision individuelle la même objectivité que la nature et que l’échange matériel avec la nature dans le travail.

  1. 64.     La priorité de la pratique. L’homme ne réalise son essence que s’il extériorise les forces motrices de sa personnalité, ses pensées, ses sentiments, son vécu, etc., dans ses actions

Du point de vue du sujet actif et non du point de vue du processus de travail où apparaît la naissance d’une relation sujet-objet (nous nous intéressons aux conséquences du processus sur le sujet agissant considéré comme moyen de susciter des déterminations sur d’autres sujets et non comme organe accomplissant directement l’échange matériel de la société avec la nature), l’homme réalise son essence, son identité avec soi-même dans ses actes.

Ses pensées, ses sentiments, son vécu, etc. n’expriment son essence que s’ils s’extériorisent dans ses actions.

Cette priorité ontologique de la pratique a sa base dans l’être social.

Le principe de l’édification, de la préservation et de la reproduction de la personnalité humaine est immanent à celle-ci et donc intramondain, dans la mesure où les forces motrices décisives de la personnalité sont indissociablement liées à la réalité dans laquelle l’homme se réalise, se constitue en personnalité, dans la mesure où ces forces ne peuvent s’imposer qu’en interaction avec cette réalité, et c’est le cas puisque le travail est la genèse de l’hominisation de l’homme, son essence.

L’interaction entre l’être naturel et l’être social, la position qui les met en mouvement, le rôle dirigeant de la conscience dans les actes qui réalisent ces interrelations, toutes les composantes de ce complexe ont une influence décisive sur l’être de l’homme.

  1. 65.     L’importance de la conscience. Apporter une priorité à la détermination de l’objectif sur la réalisation matérielle de cet objectif conduit à l’illusion d’une séparation du spirituel et du matériel, alors que la conscience appartient à un être social réel (preuve en est l’existence virtuelle de la conscience dès avant la naissance biologique, ou la croissance de la conscience par l‘éducation et l‘expérience de la vie, ou la capacité de la conscience à saisir adéquatement les objets et les relations, à généraliser ces expériences et à les appliquer en pratique), et que cette conscience appartient aussi à un être biologique (preuve en est la disparition de la conscience après la mort biologique), une conscience qui est l’élément dynamique de l’être social, sa possibilité d’évolution, puisque, dans le travail, la position de l’objectif par la conscience va au-delà de la reproduction biologique de la vie en élaborant des systèmes de médiations, des complexes, qui visent en dernière analyse à cette reproduction mais en influençant toutes les positions ultérieures, avec de nouvelles tâches dont l’accomplissement éveille chez l’homme de nouvelles capacités, avec de nouveaux produits qui répondent aux besoins de manière inédite, s’éloignant de plus en plus de la satisfaction des seuls besoins biologiques, avec des processus de travail et des produits du travail qui introduisent dans la vie de nouveaux besoins et de nouveaux moyens de satisfaire ces besoins, rendant la vie plus complexe et plus éloignée de la reproduction purement biologique. La base biologique, l’alimentation, la sexualité, etc., ne sont pas abolies mais socialisées, les positions, les refus, les acceptations, etc., étant de plus en plus prépondérantes dans les réactions au monde extérieur (certaines réactions, qui apparaissent naturelles, sont en fait des réflexes conditionnés dont l’origine est constituée par des positions). La continuité de la conscience, comme accumulation critique d’expériences, de dispositions potentielles et d’attitudes plus ou moins ouvertes d’acceptation ou de refus, est favorisée par un environnement qui fait se succéder l’ancien et le nouveau, l’attendu et l’inopiné. Cette continuité de la conscience est centrée sur le moi, puisque les positions ne peuvent être accomplies que par le sujet. Autrement dit, la conscience élabore consciemment une continuité supérieure, la continuité concrète de l’espèce humaine concrète en développement, tout en focalisant cette continuité constamment sur le moi biologique, sur l’exemplaire biologique de l’espèce humaine biologique, si bien que l’homme biologique, l’exemplaire biologique de l’espèce humaine biologique (l’homme biologique et l’espèce humaine biologique étant des existences en soi), est transformé en personnalité, exemplaire conscient de l’espèce humaine socialisée (la personnalité et l’espèce humaine socialisée étant des existences pour soi)

L’absolutisation de l’immédiateté, qui est la priorité de la détermination de l’objectif par la conscience par rapport à la réalisation matérielle de cet objectif,  conduit à l’illusion d’une séparation du spirituel et du matériel, mais l’acte, dans sa totalité dynamique, ne comporte aucune trace d’une telle séparation ontologique, la conscience qui accomplit la position appartient à un être social réel qui est en même temps un être vivant au sens biologique, une conscience dont les contenus, les capacités à saisir adéquatement les objets et les relations, à généraliser ces expériences et à les appliquer en pratique, sont indissociablement liés à l’homme social et biologique dont elle est la conscience, cette indissociabilité apparaissant dans l’existence virtuelle de la conscience dès avant la naissance, dans la réalisation de la conscience dans la croissance par l’éducation et l’expérience de la vie, dans la disparition de la conscience lors de la mort, apparaissant dans son lien à des catégories sociales comme l’éducation, etc.

Dans cette double liaison, liaison de la conscience avec l’être humain biologique, liaison de la conscience avec l’être humain social, l’être social constitue la conscience comme le moment dynamique, la possibilité d’évolution.

La conscience chez des animaux supérieurs n’est en lien qu’avec la vie organique, l’activité de la conscience se limite aux réactions au monde extérieur, normalement inchangées pendant de longues périodes et qui sont prescrites par la reproduction de la vie organique.

La conscience humaine est mise en mouvement par des positions d’objectifs qui, bien que ces objectifs sont destinés à servir la reproduction de la vie, vont au-delà de l’existence biologique puisqu’ils élaborent à cet effet des systèmes de médiations qui rejaillissent de manière croissante sur la forme et le contenu des positions, pour en revenir finalement, après ce détour par des médiations de plus en plus lointaines, au service de la reproduction de la vie organique.

Cette évolution influence les hommes agissant.

Premièrement, le travail, et toute activité sociale qui en procède ou débouche sur lui, place chaque homme devant de nouvelles tâches dont l’accomplissement éveille en lui de nouvelles capacités.

Deuxièmement, les produits du travail répondent aux besoins de manière inédite, qui s’éloigne toujours davantage de la satisfaction des besoins biologiques, sans naturellement s’en séparer jamais complètement.

Troisièmement, le travail et les produits du travail introduisent dans la vie de nouveaux besoins et de nouveaux moyens de les satisfaire, si bien qu’ils donnent à la reproduction de la vie des aspects toujours plus variés, qu’ils la rendent toujours plus complexe, en l’éloignant toujours davantage du registre strictement biologique, qu’ils transforment l’homme actif, l’éloignant de la reproduction purement biologique de sa vie.

Ces transformations du mode de vie par le travail influencent des manifestations biologiques comme la sexualité ou l’alimentation. La base biologique n’est pas abolie mais socialisée, ce qui engendre chez l’homme de nouvelles propriétés, de nouvelles capacités qualitatives contribuant à la construction de son humanité.

Les positions sont de plus en plus prépondérantes dans les réactions au monde extérieur.

De nombreuses positions agissent progressivement, sous la forme de réflexes conditionnés.

Les positions, qui présupposent d’être posées par la conscience, contribuent à édifier un environnement social dans lequel l’ancien et le nouveau, l’attendu et l’inopiné se succèdent, contribuent aussi à édifier une continuité de la conscience, avec une accumulation critique d’expériences, des dispositions potentielles envers l’acceptation et le refus, une attitude ouverte face à certains phénomènes et le rejet de prime abord de certains autres phénomènes, et comme les positions ne peuvent être accomplies que par le sujet, cette continuité de la conscience est centrée sur le moi de chaque être humain, ce qui implique un tournant dans la relation entre la vie et la conscience.

Tout être vivant est à la fois un exemplaire de sa propre espèce et un exemplaire isolé concret d’une espèce concrète, et le rapport entre ces deux aspects n’existe qu’en soi.

La conscience humaine dans la pratique sociale n’élabore pas seulement en elle-même une continuité supérieure, consciemment fixée, mais aussi elle focalise cette continuité constamment sur le vecteur matériel, psycho physique de cette conscience, si bien que, du point de vue ontologique, l’en soi naturel de la singularité dans les exemplaires de l’espèce évolue dans le sens d’un pour soi, transformant l’homme tendanciellement en une personnalité.

(On a l’impression que l’être humain vit dans un environnement social qui lui pose des exigences variées, auquel il réagit de manière diverse, prenant connaissance, se soumettant, approuvant, refusant, etc., mais qu’il ne ferait cela que conformément à sa « nature », ou bien conformément à un reliquat d’une âme immortelle sécularisée, impression qui constitue une antithèse impossible à supprimer avec l’être social de l’homme comme avec son existence corporelle matérielle.

Dans la conception de la nature universalisée ou divinisée, il n’y a plus d’opposition de la nature de l’être humain avec son être corporel, qui devient atemporel et évalué positivement par rapport à l’être social soumis aux exigences du jour, fugaces et temporaires, la bonne réponse étant celle qui concorde avec la nature de l‘homme).

  1. 66.     L’éducation au sens large. L’éducation est un processus de formation purement social de possibilités  chez l’individu. Ce processus éducatif consiste en un enchaînement de décisions alternatives de l’enseignant et du milieu social qui préparent, consciemment ou non, de manière ciblée ou non, à des décisions alternatives chez l’homme en formation, avec des résultats positifs ou négatifs du point de vue de l’instance de formation qui juge selon les caractéristiques dominantes qui se manifestent dans la pratique de l‘homme en formation, mais le processus éducatif est aussi l’ensemble des décisions alternatives de ce même homme en formation qui réagit à l’éducation directement ou, ultérieurement, indirectement

L’être humain atteint par exemple sa maturité sexuelle à un âge où il est encore considéré socialement comme un enfant immature.

L’éducation est un processus purement social, où l’on donne et reçoit une formation purement sociale.

Si aucune éducation ne peut inculquer à l’homme des propriétés totalement nouvelles, ces propriétés ne sont pas des déterminations solides, fixées une fois pour toutes, mais des possibilités dont la manière spécifique de devenir des réalités ne peut être conçue indépendamment du processus d’évolution ni de l’humanisation de l’individu accomplie par la société.

Ce processus n’est pas une simple croissance biologique, mais un processus social consistant en un enchaînement, en une continuité de décisions alternatives.

L’éducation de l’homme a pour objectif de le préparer à des décisions alternatives d’un genre particulier, car nous ne parlons pas de l’éducation au sens étroit, exercée délibérément, mais de l’ensemble des influences qui s’exercent sur l’être humain en cours de formation, et par ailleurs, l’enfant réagit à son tour dès son plus jeune âge à son éducation au sens large par des décisions alternatives, et son éducation, la formation de son caractère, est un processus d’interaction qui se déroule continûment entre ces deux complexes.

Les résultats de l’éducation sont positifs quand l’éducateur atteint ses objectifs, négatifs sinon, mais dans les deux cas se déploient les caractéristiques de l’homme en devenir qui se sont révélées les plus fortes dans la pratique et pour la pratique et qui jouent dans les interactions le rôle du moment dominant.

  1. 67.     De la spécificité biologique à la singularité : la socialisation des sens. La spécificité biologique de l’individu humain, base des formations sociales, peut avoir une importance pratique dans certains contextes sociaux, ainsi les empreintes digitales, comme singularité biologique propre à chaque exemplaire individuel de l’espèce humaine, fait biologique immédiat dans le droit et l’administration, ainsi l’écriture, singularité immédiate de l’individu non déterminée entièrement par la biologie puisque constituant une manifestation à haut degré de socialité, ainsi la peinture et la musique, à une très grande distance, de par leur aspect de création, des facultés biologiques visuelles et auditives, comme instruments biologiques de la reproduction biologique de l’individu, par l’intermédiaire de la vision et de l’audition sociales déjà à forte composante sociale, la socialisation des sens biologiques n’abolissant pas mais raffinant et approfondissant la spécificité de l’individu, la spécificité biologique immédiatement donnée de l’être en soi de l’individu aboutissant à la spécificité de l’être pour soi de la singularité de l’individu

La spécificité biologique de l’humain reste la base des formations sociales, elle peut même revêtir une importance pratique dans certains contextes sociaux, comme les empreintes digitales des individus, où la singularité biologique de chaque exemplaire individuel de l’espèce humaine joue un rôle non négligeable dans le droit et l’administration, cette singularité restant un fait biologique immédiat.

Ces singularités biologiques sont à l’origine d’interactions pouvant conduire à des manifestations sociales, ainsi dans l’écriture de l’individu qui, activité déjà sociale mais liée à une activité physique, est une singularité immédiate de l’individu, non déterminée entièrement par la biologie comme celle des empreintes digitales.

La peinture et la musique reposent sur des bases biologiques. Les facultés visuelles et auditives sont des instruments de l’être biologique, de la reproduction biologique de l’homme en tant qu’être vivant organique, mais les prolongements de leur ligne naturelle d’évolution ne peuvent engendrer la vision du peintre, l’oreille du musicien, sans même parler des problèmes de création.

Le saut qualitatif qui sépare la vue purement biologique de la vision devenue sociale est à une étape très antérieure à celle de la naissance des arts plastiques.

La socialisation des sens n’abolit pas leur spécificité chez l’individu mais au contraire les raffine et les approfondit.

Des origines biologiques jusqu’à l’aboutissement socialisé, il y a une spécificité de l’homme.

Aussi bien pour l’espèce humaine que pour l’individu, on va de la spécificité immédiatement donnée à une spécificité de l’être pour soi de la singularité humaine, non sans contradictions.

Les composantes sociales croissent constamment dans le complexe qu’est l’homme, non sans contradictions.

  1. 68.     Un homme de plus en plus générique, de plus en plus social, de plus en plus membre d‘une communauté. Dans une communauté humaine, qui est plus que l’espèce humaine biologique, plus que le genre humain biologique, même si elle ne regroupe pas tous les individus humains biologiques, l’individu devient non plus un simple exemplaire de l’espèce humaine biologique, mais membre de cette communauté, individu générique. La généricité de l’homme est donc liée à son existence en tant que membre d’une société, en tant que membre d’une communauté. L’intention originelle de la position dans le travail est de satisfaire ses propres besoins, mais dès que le contexte objectif de ce travail est social, dès qu’une communauté se constitue pour un travail commun, dès qu’il y a la division du travail, le processus et le produit du travail font l’objet d’une généralisation dépassant les individus et cependant liée à leur pratique, une généralisation qui constitue la généricité humaine. Par la pratique constante, par la langue, par l’éducation au sens large, par la conscience de sa pratique, l’individu devient aussi générique, c’est-à-dire membre de la communauté, appartenant à la communauté, et non simple exemplaire de l’espèce humaine biologique, une espèce humaine qui était identifiée à la communauté. Peu importe si l’appartenance à la communauté est d’origine naturelle, par la naissance, peu importe si, dans les sociétés stables, les mœurs enracinées paraissent des phénomènes naturels, peu importe si le respect des anciens, avec leur accumulation essentiellement empirique d’expériences, paraît avoir une origine naturelle et pas tellement sociale comme peut l‘être l‘autorité d‘un spécialiste jeune et talentueux, l’appartenance à la communauté perd peu à peu son caractère naturel, ainsi quand des étrangers sont adoptés.

La généricité de l’homme est liée à son existence en tant que membre d’une société.

L’intention originelle de la position dans le travail est orientée immédiatement vers la satisfaction des besoins.

Ce n’est que dans un contexte objectivement social que le processus et le produit du travail font l’objet d’une généralisation dépassant l’individu isolé, et cependant liée à la pratique et à travers elle à l’être de l’homme, une généralisation qui est la généricité humaine.

Ce n’est en effet que dans les communautés humaines qui sont rassemblées par un travail commun, par la division du travail et ses conséquences, que, par la conscience de sa pratique, l’individu devient aussi membre, et non plus un simple exemplaire, de l’espèce, une espèce qui était posée naturellement comme totalement identique à la communauté en question.

L’appartenance au groupe, même si elle est d’origine naturelle, par la naissance, se construit par une pratique sociale constante, par l’éducation prise au sens large.

Cette appartenance est rendue consciente et se constitue dans la langue commune un organe propre.

Avec l’adoption d’étrangers dans la communauté, l’appartenance perd de son caractère naturel.

Plus une société est évoluée et moins le fait d’y appartenir repose sur des bases purement naturelles.

Certes, les mœurs enracinées, dans les sociétés relativement stables et qui se transforment relativement lentement, semblent revêtir dans leur validité immédiate, en dépit de leur origine et de leurs caractères sociaux, la forme de phénomènes naturels.

Ainsi, le respect des anciens, dans le cadre d’une accumulation essentiellement empirique des expériences, de leur fixation dans la tradition et de leur transmission, revêt dans la conscience immédiate l’aspect d’une origine naturelle, tandis que l’autorité d’un spécialiste jeune et talentueux est, immédiatement, plus purement sociale.

  1. 69.     Les conflits de décisions à l’intérieur de la latitude socialement déterminée. Plus la société est évoluée et complexe, plus l’individu, chargé d’accomplir une tâche de plus en plus complexe, de plus en plus éloignée et médiatisée de son objectif immédiat, doit se construire lui-même, en tant que centre responsable de la décision, un système de disponibilités à l’égard de la latitude objective constituée par différentes possibilités de réaction. Chaque individu, à l’intérieur de cette latitude socialement déterminée, prend des décisions alternatives particulières, si bien que, étant donné que les conséquences des décisions ne sont pas maîtrisées, il devient nécessaire de coordonner les décisions, par exemple distinguer dans la décision pratique singulière les éléments et les tendances qui relèvent de la simple particularité, de la simple singularité existant seulement en soi, ce qui relève des besoins particuliers du moi qui prend les décisions, et les éléments et les tendances qui relèvent de la généricité, éléments et tendances suscitées par l’environnement social, la séparation des deux éléments et des deux tendances se manifestant plus clairement quand il y a conflit et qu’il faut opérer un choix

L’évolution de la socialité correspond à une évolution dans la collaboration des hommes, constituant en une polarisation des impulsions et réactions sociales à l’égard de certaines pratiques, à l’égard des positions, avec les alternatives qui sont à leur fondement, polarisation sur la conscience de soi des individus qui doivent agir.

Plus une société est évoluée, plus elle est socialisée, plus le recul des barrières naturelles se pose pratiquement en elle, et plus cette polarisation de la décision sur le moi du sujet chargé d’accomplir une tâche donnée devient marquée, multiple et résolue.

Cette concentration des décisions sur un individu n’a pas ses sources réelles et ses forces motrices dans son évolution immanente mais dans la socialisation toujours plus intense de la société. Plus les décisions auxquelles les individus confrontés sont nombreuses, plus elles sont complexes, plus elles sont éloignées de leur objectif immédiat, plus le lien avec cet objectif repose sur des ensembles complexes de médiations et plus l’individu doit construire en lui-même une sorte de système de disponibilités à l’égard des diverses possibilités de réaction, s’il veut subsister dans cet ensemble complexe d’obligations nombreuses et variées.

On a donc une latitude socialement déterminée mais, à l’intérieur de cette latitude, les différents individus, placés pourtant dans des situations « analogues », peuvent prendre des décisions alternatives très différentes, et comme les conséquences de ces décisions ne dépendent plus d‘eux, la nécessité pour eux se fait de plus en plus pressante d’accorder leurs différents comportements, en fonction de leurs propres besoins, de leurs conséquences sociales prévisibles, etc. Cela vaut aussi bien pour les actes répétitifs de la vie quotidienne que pour les actions qui font l’objet de médiations complexes.

Toute décision pratique singulière comporte des éléments et des tendances qui relèvent de la simple particularité, de la simple singularité existant seulement en soi et des éléments qui relèvent de la généricité.

Ainsi, l’homme travaille pour satisfaire de manière immédiate ses besoins particuliers (la faim, etc.), mais son travail comporte dans son exécution et dans son résultat des éléments et tendances de la généricité.

La séparation entre les deux éléments est toujours objectivement présente, car les décisions sont simultanément suscitées par l’environnement social et liées au moi qui prend les décisions. La séparation des deux éléments, leur opposition même, ne peut accéder à la conscience que si ces deux éléments entrent en conflit et que l’individu est contraint d’opérer un choix entre les deux.

  1. 70.     L’enchevêtrement du mouvement de la particularité vers la généricité avec le mouvement de la singularité vers la personnalité. L’évolution chez l’individu humain de la particularité vers la généricité (l’espèce déploie objectivement et subjectivement ses déterminations en des formes sociales toujours plus larges et développées, avec, au cours de ce cheminement, des stades divers de la généricité humaine qui coexistent, des traces de degrés dépassés qui orientent la pratique de nombreux hommes, des formes anticipatrices indiquant en perspective la réalisation totale de la généricité, ainsi la philosophie de l’Antiquité tardive; autrement dit, il s’agit du mouvement de dépassement objectif et subjectif, dans l’être comme dans la conscience, du mutisme de l’espèce humaine hérité de la nature vers la pleine réalisation de l’espèce humaine) est enchevêtrée avec l’évolution chez l’individu humain de la singularité, existant seulement en soi, vers la personnalité, existant pour soi (le mouvement déclenché chez l’individu par la société, qui mène de la singularité existant simplement en soi vers un pour soi conscient, vers un individu qui dirige consciemment sa propre pratique), même s‘il est un fait historique que la généricité de l‘homme a revêtu une forme définie bien avant que l‘homme ne se développe en tant que personnalité. L’histoire de l’humanité est un conflit permanent et insoluble entre la généricité de l’homme et la personnalité de l’homme, ces deux produits historiques, en même temps producteurs d’histoire, étant en convergence, en corrélation, en enchevêtrement. L’espèce humaine, le genre humain ne peut se réaliser totalement s’il n’y a pas chez les individus une tendance dans le sens de l’être pour soi, si les hommes ne se contentent pas de rester des individus isolés seulement différenciés en soi par leurs particularités, mais au contraire, par leur conscience et les actions que cette conscience dirige, s’ils sont des hommes conscients d’eux-mêmes en tant qu’individualités existant pour soi, convertissant une généricité authentique en une pratique sociale, c’est-à-dire en un être social, en une humanité prenant conscience d’elle-même en tant qu’espèce humaine dans sa propre pratique

L’évolution sociale provoque sans cesse des conflits entre les éléments de la particularité (singularité) et les éléments de la généricité, avec une évolution de la particularité à la généricité qui se trouve enchevêtrée avec le mouvement qui va de la singularité de l’homme, existant seulement en soi, vers un pour soi de la personnalité, une personnalité existant pour soi.

On ne doit pas appliquer respectivement à la généricité et au pour soi une supériorité ou une infériorité de valeur, même si ce sont des moments prédominants en dernière instance dans les deux évolutions.

L’histoire de l’humanité est un conflit permanent et insoluble entre le pour soi et la généricité de l’homme, mais il y a une convergence qui permet d’exprimer une corrélation, à condition de ne pas considérer ces deux dimensions comme des entités suprahistoriques, mais comme des produits et des coproducteurs de l’histoire.

L’espèce déploie objectivement et subjectivement ses déterminations dans le cours de l’intégration de la société en des formes unitaires sociales toujours plus larges et développées. Au cours de ce cheminement, des stades divers de la généricité humaine peuvent coexister.

Dans le stade dominant, il y a des traces des degrés dépassés qui orientent de diverses manières la pratique de nombreux hommes.

Dans les stades intermédiaires, il y a des formes anticipatrices indiquant en perspective la réalisation totale de la généricité, ainsi la philosophie de l’Antiquité tardive, ces possibilités étant des parties de la latitude ouverte aux décisions alternatives des hommes.

L’intention en direction de la généricité peut provenir aussi bien de la particularité que de l’être pour soi des hommes.

La particularité joue un rôle important dans la nostalgie d’une étape révolue.

Le dépassement de la particularité chez l’individu et les tendances vers une forme plus haute de généricité convergent du point de vue de l’histoire universelle.

Si cette tendance ontologique de convergence n’est pas le principe général abstrait de tous les cas particuliers, il n’en demeure pas moins que le mouvement déclenché chez l’individu par la société, qui mène de la singularité existant simplement en soi vers un pour soi conscient, un individu qui dirige consciemment sa propre pratique, ce mouvement converge avec le mouvement de dépassement objectif et subjectif, dans l’être comme dans la conscience, du mutisme de l’espèce humaine hérité de la nature vers la pleine réalisation de l’espèce humaine, deux mouvements qui convergent en se renforçant mutuellement.

L’espèce humaine ne peut se réaliser totalement s’il n’y a pas chez les individus une tendance parallèle, socialement nécessaire, dans le sens de l’être pour soi.

Seuls des hommes conscients d’eux-mêmes en tant qu’individus, et non plus des individus isolés seulement différenciés en soi par leur particularité, sont en mesure, par leur conscience et par les actions que cette conscience dirige, de convertir une généricité authentique en une pratique sociale humaine, autrement dit en un être social.

L’évolution sociale promeut parallèlement la naissance des individualités existant pour soi chez les individus et la constitution d’une humanité qui prend conscience d’elle-même en tant qu’espèce humaine dans sa propre pratique.

  1. 71.     Questions et réponses (2). L’homme ne se contente pas de réagir de manière appropriée à son environnement, il articule ces réactions, de manière toujours novatrice, par des positions dirigées par la conscience, comme si ces réactions étaient des réponses à un environnement qui pose à son existence et à sa reproduction des tâches, les stimulations de l’environnement prenant ainsi la forme de questions. L’interaction des questions et des réponses génère une possibilité d’évolution infinie, dans la mesure où l’activité de l’homme ne comporte pas seulement des réponses à l’environnement mais crée du neuf dans cet environnement qui devient ainsi auto-engendré et qui soulève donc de nouvelles questions, des questions qui amorcent une transformation autonome en sciences. On oublie souvent cette origine des sciences et des questions comme préparations à des réponses pratiques.

Comme tout être vivant, l’homme est un être qui répond.

L’environnement pose à son existence et à sa reproduction des conditions, des tâches, etc., et son activité, dans la préservation de lui-même et de son espèce, se focalise sur les réactions appropriées à cet environnement, appropriées à ses propres besoins vitaux au sens le plus large.

On a des réactions physico-chimiques purement spontanées jusqu’à des réactions s’accompagnant d’un certain degré de conscience.

L’homme au travail ne se contente pas de réagir à son environnement, il articule, dans sa pratique, ces réactions en tant que réponses. Cette articulation repose sur la position, toujours dirigée par la conscience, et avant tout sur la nouveauté principielle que comporte implicitement chacune des positions.

La simple réaction s’articule comme réponse, et de cette façon les stimulations de l’environnement prennent la forme de questions.

L’interaction des questions et des réponses génère une possibilité illimitée d’évolution dans la mesure où l’activité de l’homme ne comporte pas seulement des réponses à l’environnement naturel, mais aussi sur le fait qu’en créant du neuf, cette activité soulève de nouvelles questions qui ne découlent plus immédiatement de l’environnement immédiat de la nature mais qui sont des composantes d’un environnement auto-engendré, l’être social.

Les questions impliquant des réponses pratiques sont de moins en moins imposées par la nature immédiate, mais par l’échange matériel de la société avec la nature, qui est un nouveau chaînon intermédiaire de médiation succédant au travail comme médiation entre l’homme et la satisfaction de ses besoins, entre l’homme travaillant et l’environnement naturel.

La structure et la dynamique immédiates des réponses en sont modifiées : les réponses apparaissent de moins en moins sous une forme immédiate, mais sont au contraire préparées, suscitées et rendues plus efficientes par des questions qui tendent jusqu’à un certain point à devenir autonomes, se constituant en sciences. Cette autonomisation des questions naît donc de l’impulsion à répondre. Derrière la dynamique propre immédiate des questions, c’est-à-dire derrière le développement des sciences, le point de départ, qui est la préparation de réponses que l’être social exige des hommes pour leur existence et leur reproduction, cesse d’être directement perceptible, si bien que non seulement il faut voir cet éloignement de l’origine mais aussi être conscient que, encore de nos jours, l’être de l’homme lui impose des exigences auxquelles il fournit des réponses qui permettent la reproduction par son travail et par les préparations à ce travail.

Cette structure dynamique où l‘homme donne des réponses aux questions qui lui sont posées (pour son existence, par la société, par son échange matériel avec la nature) n’est qu’une paraphrase, une concrétisation de l’affirmation que les hommes font leur propre histoire, mais dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies et qui leur sont au contraire objectivement données.

  1. 72.     La socialisation croissante ou le développement de la socialité. Il faut maintenir la priorité du complexe général, sinon on autonomise des forces qui ne déterminent que la particularité du complexe partiel, des forces que rien n’entrave, et on rend incompréhensible les inégalités de développement des différents complexes. La spécificité du complexe partiel et de sa structure catégorielle est aussi déterminée par sa place et sa fonction dans le complexe général (ainsi, dans le complexe de l’organisation de la guerre, les concepts de tactique et de stratégie sont hétérogènes dans la mesure où la stratégie a un caractère politique). Dans l’apparition d’un nouveau mode d’être, en l’occurrence l‘être social, les éléments catégoriels, au départ isolés, éparpillés, se multiplient, se médiatisent, se réunissent en des complexes spécifiques. La socialisation croissante, comme fait ontologique, est mise en question quand on parle de phénomènes sociaux comme « naturels » (la transformation sociale immémoriale d’une propriété initialement naturelle apparaît dans la conscience des hommes comme naturelle). Cette socialisation croissante se manifeste par l’émergence de catégories spécifiquement sociales qui n’ont pas d’équivalent dans la nature, le travail (un travail qui prend pour objet des choses de moins en moins naturelles, avec des objectifs qui s‘éloignent de plus en plus de la satisfaction des besoins immédiats de l‘individu biologique), la communauté, la propriété, par la transformation de la fonction des lois naturelles, par la transformation de la nature en objet du processus de travail, par des positions qui introduisent des formes nouvelles, complexes, avec des médiations toujours plus sociales, par la transformation de l’environnement, etc.. Quand les hommes conçoivent les conditions de travail comme séparées de l’ensemble de la reproduction, mais aussi comme n’étant plus purement naturelles, comme impliquant du travail humain, ils leur attribuent une origine divine. Du fait de l’essence sociale du travail, de sa généricité, l’économie, comme système dynamique de toutes les médiations, base matérielle des reproductions de l‘espèce et des individus, se déploie dans le processus de socialisation de la société et des hommes, le complexe économique jouant donc un rôle prioritaire dans le processus progressif de socialisation vers des degrés de plus en plus sociaux de l’individu, des sociétés, de l’espèce humaine. La croissance des forces productives influe sur la structure de la totalité sociale et donc sur la structure et la dynamique de la socialité. On peut distinguer des moments de stabilisation dans la reproduction des sociétés plus ou moins socialisées et des moments de dissolution avec des bifurcations possibles, avec des réponses positives ou négatives quant à la question de plus de socialité ou de moins de socialité

Il faut maintenir la priorité du complexe général sur les complexes particuliers car on en arrive sinon à autonomiser par extrapolation des forces qui ne déterminent que la particularité d’un complexe partiel au sein de la totalité, on en fait des forces autonomes que rien n’entrave et on rend incompréhensible les contradictions et inégalités du développement qui résultent des relations réciproques des complexes partiels ainsi isolés ainsi que la place des complexes partiels au sein de la totalité. Chacun de ces complexes a sa spécificité, avec un système de lois propres, spécificité sans laquelle il serait impossible de comprendre son essence, mais cette spécificité est aussi déterminée par la place et la fonction du complexe dans la totalité sociale, une détermination qui n’est pas purement formelle (on la mènerait à terme dans la pensée, puis on la considérerait ensuite seulement dans son interaction) mais qui s’inscrit dans la structure catégorielle du complexe partiel en modifiant ses catégories centrales.

Ainsi, le complexe de la stratégie guerrière se fonde sur les possibilités socio-économiques de la société, et la catégorie de tactique, exprimant le stade d’évolution du complexe et sa particularité, repose sur cette base, mais le concept de stratégie qui la subsume, a un caractère principalement politique, dépassant ainsi le registre technico-militaire. Les deux catégories sont donc hétérogènes ontologiquement.

Dans la genèse de la socialité, dans ses formes les plus pures, les plus autonomes, à partir d’un mode d’être aux propriétés simples apparaît un mode d’être plus complexe, en raison d’une quelconque conjoncture de l’être. Les éléments catégoriels de la socialité, au départ isolés, éparpillés, et qui sont à l’œuvre dès le travail le plus primitif, se multiplient, se médiatisent, se réunissent en des complexes particuliers spécifiques pour donner naissance, à partir de l’interaction de toutes ces forces, à des sociétés à des stades d’évolution donnée.

La forme la plus complexe de l’être s’édifie sur la plus simple.

L’être social est la transformation du fonctionnement des catégories de l’être organique et inorganique, il ne peut se séparer de cette base, ce qui n’exclut pas l’émergence de catégories spécifiquement sociales qui n’ont pas d’équivalent dans la nature.

Si le moyen de travail et son produit transforment la fonction des lois naturelles, ces lois étant leur fondement immanent, tout geste du processus de travail étant déterminé biologiquement, il naît dans le travail un complexe dynamique dont les catégories décisives, dont la position représente par rapport à la nature une nouveauté radicale, l’essence du travail et des formes de pratique sociale qui découlent de lui est de faire naître des formes toujours nouvelles, toujours plus complexes, aux médiations toujours plus sociales, la vie de l’homme se déroulant toujours plus dans un environnement créé par lui-même en tant qu’être social, la nature apparaissant comme objet de l’échange matériel avec la nature.

Pour décrire ontologiquement cette évolution, d’une part il faut s’orienter sur la société dans sa totalité, car ce n’est que dans la totalité que les catégories dévoilent leur essence ontologique. Même si chaque complexe partiel possède son mode spécifique d’objectivité, il ne faut pas le mettre au centre de l’analyse ni le considérer isolément.

D’autre part, il faut mettre au centre la naissance et les transformations des catégories économiques, l’économie comme reproduction effective de la vie se distinguant ontologiquement de tout autre complexe, puisque la reproduction biologique et sociale de l’homme, distincte de la reproduction dans son ensemble, est la base immédiate, indépassable, de sa totalité, mais aussi, avec l’essence sociale du travail, sa généricité, l’économie comme système dynamique de toutes les médiations est la base matérielle de la reproduction de l’espèce humaine et de ses exemplaires individuels, son déploiement s’exprimant dans le processus de socialisation de la société et des hommes qui la constituent réellement.

La reproduction des hommes et la reproduction de l’espèce humaine, présupposés des manifestations les plus complexes des hommes, sont par essence, en soi, identiques, et c’est ce sur quoi il faut mettre l’accent, même si elles apparaissent objectivement parfois contradictoirement, le développement des forces productives pouvant entraîner un avilissement, une déformation, une aliénation des hommes.

La tendance principale de l’évolution est donc la prédominance croissante des catégories spécifiquement sociales dans la reproduction de l‘être social.

Il ne faut pas cependant se laisser abuser par l’idéologie. La chose même, l’objectivité d’un étant en soi, se distingue de son reflet dans la conscience des hommes, ce reflet subjectif dans la conscience des hommes étant parfois subjectivité sociale générale, ce qui n’a rien de commun avec la différence entre l’essence et l’apparence qui, toutes deux, ont une existence objective.

Lorsque la transformation sociale d’une propriété initialement naturelle est devenue immémoriale, elle apparaît dans la conscience des hommes comme naturelle, alors qu’il s’agit d’une quasi nature, ainsi celle des rapports sexuels comme celle du droit naturel et des conceptions purement idéologiques.

Le fait ontologique de la socialisation croissante n’est pas démenti par l’inégalité de développement où, dans des conditions sociales primitives, apparaissent des épanouissements précoces et inégalables dans les domaines de la culture, de la philosophie, de l’art, de la religion ou de la science. Ce contraste entre une base économiquement sous-développée et une indépassable création artistique ne récuse pas la supériorité de développement, en termes d’ontologie sociale et non de jugement de valeur, des époques suivantes.

Pour suivre le déploiement de la socialité dans le sens de son épanouissement autonome, il faut suivre l’influence de la croissance des force productives (encore largement imprégnée de déterminations naturelles, par exemple la croissance démographique de moins en moins « naturelle ») sur la structure de la totalité sociale, sur la structure et la dynamique de la socialité.

La communauté est la première condition de l’appropriation des conditions objectives d’existence et de l’activité reproductive et objective.

La terre est le moyen et la matière du travail et le siège, la base de la commune.

L’appropriation réelle au travers du procès de travail s’effectue dans des conditions qui ne sont pas liées aux produits du travail et apparaissent comme naturelles ou divines.

Le travail est donc force organisatrice et cohésive des complexes, mais un travail dont les conditions préalables ne sont pas encore le résultat du travail. Les conditions naturelles prédominent, mais les hommes ne les conçoivent pas comme purement naturelles mais d’origine divine, ce qui indique que ces conditions ne sont plus purement naturelles, qu’elles impliquent du travail humain, même si l’homme n’est pas encore en mesure de comprendre adéquatement comment elles sont apparues. Il est donc compréhensible que les moments essentiels qui régulent la relation entre l’homme et la nature (objectivement par le travail) apparaissent, quand ils surgissent isolément, sans compénétrer la totalité de la reproduction, comme des dons divins, tandis que les moments vitaux qui paraissent naturels ont objectivement, avec un degré plus ou moins grand, une base sociale, ainsi le troupeau qui n’est plus objectivement un objet naturel, même s’il paraît naturel, la pratique de l’élevage n’étant pas consciente.

Le degré relatif de stabilisation ou de reproduction de cette situation, ainsi que le moment, l’intensité et la direction d’une tendance évolutive vers une formation nouvelle naissant de la dissolution de cette situation, font l’objet d’alternatives capitales pour l’histoire universelle.

À cette alternative, on constate des réponses positives et négatives.

  1. 73.     Le modèle asiatique ou le mode de production asiatique. La communauté est fondée sur la possession commune du sol, sur  une division du travail poussée, avec agriculteurs, artisans, fonctionnaires, militaires, religieux, servant de modèle pour toute communauté nouvelle, cette infrastructure très stable étant couronnée par une superstructure étatique très instable, bien qu‘alimentée par une rente en nature. Il s’agit d’une autoproduction pour la consommation immédiate, sans production de besoins nouveaux, avec quelques marchandises accaparées pour un échange intercommunautaire et pour l’État. La ville ne vit qu’aux dépens de la campagne, avec la rente. Il n’y a pas d’existence dynamique d’une circulation des marchandises intensive pénétrant tous les pores de la société.

Il y a les possibilités résultant de la persistance dans la reproduction du mode de production asiatique, où la communauté est fondée sur la possession commune du sol, sur l’union immédiate de l’agriculture et du métier et sur une division du travail variable servant de plan et de modèle pour toute communauté nouvelle.

Une telle communauté constitue un organisme de production complet se suffisant à lui-même, la grande masse du produit étant destiné à la consommation immédiate de la communauté sans devenir marchand, de telle manière que la production soit indépendante de la division du travail occasionné par l’échange intercommunautaire, l’excédent seul des produits se transformant en des marchandises allant entre les mains de l’État qui en prélève une partie à titre de rente en nature.

On a donc une division du travail poussée, avec des artisans, des représentants de l’État s’occupant de la régulation des ressources communes et de la défense militaire contre les ennemis extérieurs, des représentants de la religion, mais un marché immuable, chaque artisan exécutant chez lui avec indépendance les opérations de son ressort.

On a une reproduction constante de la base qui, détruite accidentellement, se reconstitue à l’identique, tandis que la superstructure étatique d’ensemble est instable, avec des dissolutions, des reconstructions, des changements de dynastie.

La division du travail est principalement déterminée par les besoins de consommation immédiats, elle ne produit pas de besoins nouveaux, eux-mêmes susceptibles de rejaillir sur elle.

La relation de la base économique à la superstructure étatique fait l’objet d’une régulation statique par la rente foncière, ce qui ne produit pas d’interactions complexes génératrices de mouvements mutuels.

Le fonctionnement d’ensemble, sans bouleversement structurel profond, semble un fonctionnement naturel, à l’image de la conservation ontogénétique des espèces animales, l’état de la société semble un état naturel, mais la division du travail est avancée et les catégories comme celle de la rente ne sont pas des catégories de la nature mais des déterminations de l’être social.

Ce qui manque à cette relation interne négative des catégories sociales au progrès économique objectif, ce sont des catégories et des forces spécifiques pouvant entraîner les communautés dans le courant du développement social, et avant tout la puissance fatidique pour les hommes d’une circulation des marchandises intensive et pénétrant tous les pores de la société.

  1. 74.     Le modèle européen esclavagiste. On a un enchevêtrement relatif de formes sociales. La formation est capable d’une reproduction élargie, mais d’une reproduction élargie partielle, ne pouvant intégrer à son propre système les mouvements progressistes qu’elle produit elle-même, ces mouvements progressistes ayant au contraire tendance à dissoudre et à mettre en pièces le système lui-même. Le propriétaire privé individuel urbain d’une parcelle de terre est aussi citoyen. La propriété parcellaire des paysans cultivant eux-mêmes leurs terres est  la base économique. La seule occupation commune est la guerre, à des fins de reproduction élargie, pour s’emparer de conditions matérielles d’existence, ou pour défendre ou perpétuer une occupation, mais les guerres brisent la tradition et le travail, d’où l’apparition d’un sous-prolétariat urbain parasitaire. Le commerce est déterminé par les besoins de luxe de la classe dominante. La circulation des marchandises engendre une concentration des grandes fortunes sous forme d’esclavagisme, de capital commercial et de capital monétaire, le travail basé sur l’esclavage ne permettant qu’un accroissement extensif avant tout par l’augmentation du nombre d’esclaves, qui suppose des guerres (l’esclave, qui travaille avec les outils de son maître, auquel revient le produit du travail en totalité, n’a que la possibilité, réduite au minimum, de reproduire son existence physique, ce qui empêche l’augmentation de la productivité; notons que, comme, dans les conditions proches de la nature, il reste des possibilités de subsister d‘une manière ou d‘une autre, la violence pure peut seule permettre, en dernière instance, l‘appropriation de la survaleur, cette catégorie centrale de l’être social), le capital commercial exerçant une action dissolvante sur la production, le capital monétaire, sous forme d’usure, ruinant les propriétés petite-paysanne et petite-bourgeoise qui constituent la base des rapports politiques. La crise, de la cité grecque, organe parasitaire vers lequel converge toute activité sociale, provoque un nivellement des couches sociales, l’esclave s’élevant au rang de paysan corvéable, non libre, le colon déclinant au rang de paysan asservi.

En Grèce ou à Rome, au niveau européen et non asiatique, la séparation entre ville et campagne n’est pas comme dans le modèle asiatique, où la ville ne prend pas part à la reproduction économique directe si ce n’est par l’appropriation de la rente foncière, mais où la ville est organisée de telle sorte que l’existence du propriétaire individuel d’une parcelle est liée à sa citoyenneté, le champ étant un territoire de la ville, le territoire de la ville englobant la campagne, la ville n’étant plus un village accessoire de la campagne.

Ici, la propriété individuelle n’est pas mise en valeur par le seul travail collectif.

En tant que membre de la commune, l’individu n’a pas une relation à la terre sous la forme d’une propriété commune directe de la tribu, mais comme sa possession personnelle, il est propriétaire privé.

La grande tâche collective, le grand travail commun est la guerre, soit pour s’emparer de conditions matérielles d’existence, soit pour défendre ou perpétuer une occupation.

Les anciennes formes sociales sont assouplies ou brisées par les occupations et les migrations.

Si, dans la concentration des villes, la manufacture est l’activité accessoire des femmes et des filles (filage, tissage) ou l’activité autonome dans quelques branches, la petite agriculture travaille pour la consommation directe, avec l’égalité entre des libres paysans subvenant à leurs propres besoins, se comportant en propriétaires des conditions naturelles de leur travail, conditions naturelles sans cesse posées par le travail personnel comme élément objectif.

Cette société ne se borne plus à la simple reproduction.

La propriété parcellaire des paysans cultivant eux-mêmes leurs terres est la base économique

.L’extension, la marche en avant, la progression de cette société sont inscrits dans la dynamique de reproduction de sa propre existence.

Si l’essence de cette formation est de se reproduire sous forme élargie, de se déployer très au-delà de ses conditions initiales, les forces ainsi éveillées cessent de prolonger leurs bases sociales et leurs conditions initiales pour se transformer en tendances destructrices vis-à-vis de la structure qui les avait engendrées.

Les guerres et les conquêtes, l’une des principales conditions économiques de la commune, brisent le lien réel et les limites sur lesquelles repose cette commune, à savoir les relations à la tradition et les relations avec le travail, avec les autres travailleurs, avec les autres membres de la commune, la paysannerie est séparée d’avec la terre, d’où l’apparition d’un sous-prolétariat urbain parasitaire.

L’épanouissement économique initial avait engendré une circulation des marchandises très élargie, une concentration des grandes fortunes sous forme de capital commercial et de capital monétaire, et sous forme d’une expansion de l’esclavagisme.

Le capital commercial, au début simple mouvement intermédiaire entre des extrêmes qu’il ne domine pas et des conditions il ne crée pas, comporte une action plus ou moins dissolvante sur les organisations de la production, principalement orientées vers la valeur d’usage.

Le capital argent prend la forme de l’usure, qui sape la richesse et la propriété, qui mine et ruine la production petite paysanne et petite-bourgeoise, c’est-à-dire toutes les formes où la producteur possède ses moyens de production, ce qui a un effet d’autant plus dissolvant que la propriété des moyens de production par le producteur constitue aussi la base des rapports politiques, de l’autonomie du citoyen.

La circulation des marchandises, bien qu’elle ait pu engendrer les formes les plus extérieures et primitives de la socialisation capitaliste, exerce finalement un effet destructeur sur la structure sociale, dans la mesure où le travail et les relations sociales qui en découlent directement sont trop peu socialisées, trop déterminés par des catégories « naturelles » , la séparation de l’unité originelle des hommes actifs avec les conditions naturelles de leur métabolisme avec la nature, de leur appropriation de la nature, ne parvenant à sa forme adéquate que dans le rapport entre le travail salarié et le capital, les forces sociales immanentes étant incapable d’accomplir la séparation.

Une partie de la société est traitée comme une simple condition naturelle de la reproduction de l’autre, l’esclave est dépourvu de tout rapport avec les conditions objectives de son travail, le travail est posé comme condition inorganique de la production, parmi les autres produits de la nature, à côté du bétail ou comme appendice de la terre.

Les conditions de production sont les conditions de la nature, les conditions naturelles d’existence du producteur.

Le corps du producteur est une condition naturelle, son existence corporelle est une donnée naturelle que l’individu n’a pas posée.

Les conditions d’existence du travail, objectives comme subjectives, n’étant pas auto-engendrées mais trouvées sous forme « naturelle », n’offrent que des possibilités de développement limitées.

Le travail basé sur l’esclavage ne permet qu’un accroissement extensif, avant tout par l’augmentation du nombre d’esclaves, mais cela suppose des guerres, mais ces guerres détruisent la base militaire spécifique qu’est la couche des paysans parcellaires libres.

Les effets du capital argent et du capital commercial renforcent la décomposition, le moment prédominant étant les limites que l’économie esclavagiste pose au développement général.

La crise semble se manifester par un nivellement des couches sociales auparavant totalement hétérogènes, l’esclave s’élevant au rang de paysan corvéable, non libre, le colon déclinant au rang de paysan asservi, ces phénomènes étant ressentis comme une décomposition, dans la mesure où ces manifestations contredisent l’édifice tout entier de la société antique, alors qu’ils sont les premiers éléments de l’organisation et des méthodes de travail du féodalisme, les germes du futur, avec l’impulsion des invasions et des particularités tribales des Germains.

  1. Le servage et le féodalisme. On ne peut appréhender l’histoire en termes logiques, ainsi déduire logiquement le féodalisme de l‘esclavagisme. Les catégories sont des formes de l’être, des déterminations de l’existence, si bien qu’elles sont déterminées de manière strictement causale. Comme n’étant pas essentiellement logiques, ces catégories dépendent de la spécificité de l’être social et des conséquences de cet être social. Les lois concrètes n’ont qu’une nécessité concrète de type « si…, alors », l’existence de ce « si » conditionnel ne pouvant s’inférer que de la spécificité de la totalité de l’être social dans lequel ces lois agissent, une spécificité qui n’est que la synthèse dans la réalité de toutes les nécessités du type « si…, alors » des différents complexes d’être et de leurs interactions. Il y a bien de ce point de vue une spécificité dans cette situation historique de la rencontre contingente de la crise esclavagiste à Rome et des invasions des Germains, les tendances des deux formations sociales poussant au-delà de l’économie esclavagiste se rencontrant et se renforçant pour donner naissance au  servage, une forme sociale dont il ne faut pas exagérer la différence avec l‘esclavagisme, particulièrement au début du servage et dans les périodes de crise et de restauration. Dans le féodalisme, bien que, comme dans l’esclavage, la contrainte extra économique soit le garant en dernière instance du passage de la possibilité économique à la réalité (dans les conditions proches de la nature, il reste des possibilités de subsister d‘une manière ou d‘une autre, si bien que la violence pure peut seule permettre, en dernière instance, l‘appropriation de la survaleur, cette catégorie centrale de l’être social), le travailleur dispose de la possibilité d’élever aussi la reproduction de sa propre vie à un niveau plus élevé, puisqu’il travaille sur son propre sol, avec ses propres ustensiles, de sorte que, une fois fixées les prestations vis-à-vis du seigneur, l’augmentation de la productivité de son travail signifie une augmentation de son propre niveau de vie. Le travail et les relations sociales qui en découlent directement sont trop peu socialisés, trop déterminés par des catégories « naturelles », la séparation de l’unité originelle des hommes actifs avec les conditions naturelles du travail ne se réalisant que dans le rapport entre le travail salarié et le capital. On a une formation qui est capable d’une reproduction élargie, mais cette reproduction élargie est partielle, dans la mesure où elle ne peut intégrer à son propre système les mouvements progressistes qu’elle produit elle-même, ces mouvements progressistes ayant au contraire tendance à dissoudre et à mettre en pièces le système lui-même. Tandis que le féodalisme essaye de soumettre les villes à la campagne, les progrès économiques qu’il déclenche concernent en priorité les villes. Le développement de la production et du commerce pousse les seigneurs à surpasser les fortunes urbaines en transformant la rente foncière en rente argent, l’exploitation des paysans ne connaissant plus de bornes. C’est la faillite du système féodal, avec le dilemme, soit approfondir la crise, la pérenniser par l’introduction d’un deuxième servage, soit, grâce à l’accumulation primitive, liquider le système. Pour cette dernière alternative, la conjoncture spécifique qui favorise cette liquidation du système féodal est la rencontre et l’alliance objective des intérêts des villes affranchies et  des intérêts de la monarchie absolue, la ville se déployant comme centre de la politique et de la culture.

L’évolution européenne se distingue de l’évolution asiatique car on peut trouver en elle une série et un enchevêtrement de formations différentes, qui se remplacent mutuellement tout en montrant une continuité historique et une progression.

Mais la succession des catégories n’est pas logique, il n’y a pas de dimension logique dans la succession des catégories économiques, et inversement la séquence logique ne doit pas être transformée en déroulement historique ontologique.

On ne peut appréhender l’histoire en termes logiques, débarrassée de toutes dimension contingente.

On ne doit pas transformer des abstractions logiques en réalités ontologiques.

Les catégories sont des formes de l’être, des déterminations de l’existence, si bien que leurs interactions dans leur juxtaposition, leurs transformations, leurs changements de fonction dans le déroulement socio-historique sont déterminés de manière strictement causale.

Il ne faut pas oublier que ces catégories ne sont pas essentiellement logiques, mais dépendent au contraire de la spécificité de l’être social considéré, de la spécificité des conséquences de cet être social spécifique.

Les lois à l’œuvre dans chaque contexte concret n’ont qu’une nécessité concrète de type « si, alors », l’existence de ce « si » conditionnel ne pouvant pas s’inférer d’un système de nécessités économiques (logique ou conçu sous forme logique), ni du contexte où ce système s’exerce, ni de l’intensité avec laquelle ce contexte s’exerce, etc., mais, dans chacun des cas, c’est-à-dire dans chacun des contextes concrets où s’exercent les lois, l’existence de ce « si » conditionnel ne peut s’inférer que de la spécificité de la totalité de l’être social dans lequel ces lois concrètes agissent.

Il en résulte que la spécificité elle-même est une synthèse accomplie, par la réalité elle-même et dans la réalité elle-même, de toutes les nécessités du type « si, alors » des différents complexes d’être et de leurs interactions.

Du point de vue de la spécificité, la contingence de la rencontre de Rome et des Germains à l’origine du féodalisme s’atténue si on la laisse apparaître comme une relation réciproque devenue historiquement nécessaire, dans laquelle des tendances qui poussent au-delà de l’économie esclavagiste se rencontrent et convergent dans la réalité en tant que réalités.

Le servage à ses débuts et dans les périodes de crise de sa restauration est proche de l’esclavage.

La formation féodale, comme la formation esclavagiste, n’est capable que d’une évolution partielle, ne pouvant intégrer à son propre système les mouvements progressistes qu’elle produit elle-même, ces mouvements progressistes ayant au contraire tendance à dissoudre et à mettre en pièces le système lui-même.

Tandis que le féodalisme essayait de soumettre les villes à la campagne, les progrès économiques qu’il déclenchait concernaient en priorité les villes.

Il y a eu un moment de compatibilité entre l’évolution économique et une production basée sur le servage.

Tandis que l’esclave travaille avec les outils de son maître, auquel revient le produit du travail en totalité, qu’il ne lui revient que la possibilité, réduite au minimum, de reproduire son existence physique, ce qui empêche d’augmenter la productivité, dans le féodalisme, dans le cas de la rente produit comme de la rente de travail, bien que, comme dans l’esclavage, la contrainte extra économique soit le garant en dernière instance du passage de la possibilité économique à la réalité, le travailleur dispose, si les conditions s’y prêtent, en améliorant ses méthodes de travail, de la possibilité d’élever aussi la reproduction de sa propre vie à un niveau plus élevé, puisqu’il travaille sur son propre sol, avec ses propres ustensiles, de sorte que, une fois fixées les prestations vis-à-vis du seigneur, l’augmentation de la productivité de son travail signifie une augmentation de son propre niveau de vie.

Alors que dans la cité grecque toute l’activité sociale, tous les courants de la vie et de sa reproduction convergent vers la cité, au plan économique, politique, militaire comme culturel, sa chute, sa faillite tenant au succès de ce développement qui transforme la cité en organe social parasitaire, sous le féodalisme la vie de la ville, subordonnée à la campagne, se concentre sur une activité économique, sous forme de subordination à la structure féodale, l’économie à la campagne entraînant aussi une extension du commerce (dans l’Antiquité, le commerce était déterminé par les besoins de luxe de la classe dominante), et ce développement de la production et du commerce pousse les seigneurs à surpasser la concurrence des fortunes urbaines en transformant la rente foncière en rente argent, l’exploitation des paysans ne connaissant plus de bornes.

C’est la faillite du système féodal, avec le dilemme, soit approfondir la crise, la pérenniser par l’introduction d’un deuxième servage, soit, grâce à l’accumulation primitive, liquider le système.

Les affrontements sur le statut des villes, qui aboutissent à l’accession de certaines villes à l’indépendance, peuvent être significatifs dans le sens de la dislocation du système féodal, pour la préparation du système capitaliste, mais ne peuvent suffire pour fonder des formes durables de la société future.

De ce point de vue de la société future, il faut souligner l’importance de l’alliance des villes affranchies avec les tendances favorables à la monarchie, alliance qui constitue la forme de transition et de préparation de la construction définitive du capitalisme en tant que système pénétrant l’ensemble de la société.

Dans ce cadre, la ville peut se déployer comme centre de la politique et de la culture.

  1. 76.     Manufacture et division toujours plus sociale du  travail. Dans le féodalisme, la corporation empêche explicitement la transformation en marchandise de la force de travail (les corporations ne connaissent pas la division du travail, le travailleur, soudé à ses moyens de production, devant maîtriser tous les aspects de la production incombant à son corps de métier; quand les circonstances nécessitent une division du travail, les corporations se subdivisent en sous-genres, ou bien se forment des corporations nouvelles, sans que des métiers différents puissent être réunis dans un même atelier). La socialisation de la catégorie centrale de l’être social qu’est l’appropriation de la plus-value prend, sous le capitalisme, la forme d’une détermination économique, celle où la force de travail du salarié devient une marchandise qu’il vend au capitaliste, lui laissant ainsi la disposition du surtravail, cette période étant précédée par la période de l’accumulation primitive, avec ses débauches de violence, après quoi le travailleur peut être abandonné à l’action des « lois naturelles de la production », la violence ayant perdu tout caractère naturel. Le travail prend un caractère toujours plus social, ainsi dans la manufacture, qui n’est pas un simple rassemblement quantitatif des forces de travail individuelles, une augmentation quantitative de ces forces de travail, mais une division du travail non  « naturelle », plus sociale, plus précisément un processus de travail décomposé en opérations partielles, avec des instruments spécialisés et des travailleurs transformés en virtuoses bornés de quelques gestes indéfiniment répétés. La position véritable échoit à ceux qui dirigent la production, les positions effectuées par le travailleur se réduisant à des habitudes, des routines, des réflexes conditionnés, le travailleur n’existant plus que sous une forme morcelée, atrophiée, les puissances intellectuelles, les connaissances, la volonté de la production se concentrant dans le capital.

La corporation empêche explicitement la transformation en marchandise de la force de travail, en limitant le nombre de compagnons, en interdisant l’emploi de compagnons d’un autre métier, en interdisant au marchand d’acheter le travail.

Le capital marchand et le capital argent jouent un rôle dans l’apparition du capitalisme, mais épisodique, transitoire, le rôle du capital industriel étant décisif, par l’introduction de catégories authentiquement sociales.

La socialisation de la catégorie centrale de l’être social de l’appropriation de la plus-value va de la forme de la violence pure dans l’esclavage et le servage (violence pure nécessaire dans la mesure où, dans des conditions proches de la nature, il reste les possibilités de subsister d’une manière ou d’une autre, violence qui garantit l’obligation de surtravail) jusqu’à une détermination sociale économique sous le capitalisme, la force de travail du salarié devenant une marchandise qu’il vend au capitaliste, lui laissant ainsi la disposition du surtravail, une période précédée par la période de l’accumulation primitive, avec ses débauches de violence, après quoi le travailleur peut être abandonné à l’action des « lois naturelles de la production », la violence ayant perdu tout caractère naturel.

On ne peut en rester à une description aussi générale du fait.

Le rapport de travail a des fondements de plus en plus sociaux.

Le capitalisme bouleverse, sur la base du travail salarié, le processus de production au sens large en le rendant toujours plus social.

La part objectivée croissante du processus de travail et les médiations entre le processus de travail et l’ensemble social toujours plus nombreuses et complexes socialisent la production, la consommation, la distribution, etc., c’est-à-dire la reproduction économique.

La manufacture ne bouleverse pas le mode de travail mais bouleverse la division du travail, dans une situation où les corporations de connaissaient pas la division du travail, les travailleurs devant maîtriser tous les aspects de la production incombant à son corps de métier.

Quand les circonstances nécessitaient une division du travail, les corporations se subdivisaient en sous-genres, ou bien se formaient des corporations nouvelles, sans que des métiers différents fussent réunis dans un même atelier.

La division du travail y était donc organique, naturelle, le travailleur et ses moyens de production étant soudés ensemble.

La manufacture est, abstraitement, une coopération, mais la coopération est une forme immémoriale et qui reste « naturelle », parce qu’elle est le plus souvent un simple rassemblement quantitatif des forces de travail individuelles, une augmentation quantitative de ces forces de travail.

Dans la manufacture, un processus de travail unitaire, autrefois exécuté par des travailleurs isolés, est décomposé en opérations partielles, les instruments se spécialisent, le travailleur devenant un virtuose borné de quelques gestes indéfiniment répétés.

Puisque le produit final résulte d’une combinaison des tâches partielles décomposées, que chaque travailleur n’exécute qu’une tâche partielle, la position au sens propre échoit à ceux qui dirigent la production, les positions effectuées par le travailleur devenant une simple habitude, une simple routine, un réflexe conditionné, le travailleur n’existant plus que sous une forme morcelée, atrophiée.

Les puissances intellectuelles, les connaissances, la volonté de la production disparaissent du côté des ouvriers parcellaires pour se concentrer dans le capital.

  1. 77.     Machine, comptabilité et désanthropomorphisation. Les machines, qui prennent la place de l’instrument de travail, permettent de s’affranchir des limites de la force de travail, des limites de la capacité de travail d’un homme, dans la mesure où la machine peut prendre en charge une multiplicité d’outils  qu’un homme seul est incapable d’utiliser simultanément du fait de la limitation du nombre de ses organes, dans la mesure où la machine s’affranchit des bornes physiques et psychiques de l’homme. Comme la manufacture, la machine « dénature » le travail, c’est-à-dire le socialise encore plus, mais elle s’en distingue en désanthropomorphisant le travail. Avec la machine, les outils et leur maniement deviennent un système de forces existantes en soi, l’individu étant l’instrument de l’exécution d’une position sociale générale, purement économique, le subordonné de cette position sociale, sa tâche se bornant à surveiller la machine et à corriger les erreurs, les positions qu’il effectue n’étant donc que des éléments de ce type toujours plus socialisé de position qui augmente en qualité et en importance et qui vise à influencer d’autres hommes pour que ceux-ci effectuent les positions souhaitées. La désanthropomorphisation, correspondant à une socialisation toujours plus poussée, se manifeste déjà avec le simple échange de marchandises, qui va au-delà de la satisfaction immédiate des besoins par la création de valeurs d’usage, ou avec l’argent, comme forme de médiation sociale quand l’échange de marchandises se généralise, mais aussi, dans le nouveau contexte capitaliste et machinique, avec la comptabilité, quand la fortune de l’individu, sans cesser d’être sa propriété, peut prendre une forme sociale autonome, indépendante de lui, dans l’affaire, la firme ou la société par actions, qui se constituent avec un capital indépendant, distinct du patrimoine privé des sociétaires.

Les limites économiques de la production manufacturière donnent l’impulsion à l’évolution vers le travail mécanisé.

De plus, les machines permettent de s’affranchir des limites de la force de travail et de la capacité de travail de l‘homme.

Dès que l’instrument de travail est manié par un mécanisme, la machine-outil prend la place de l’instrument de travail.

La machine peut prendre en charge simultanément un nombre d’outils que l’homme ne peut utiliser en même temps du fait de la limitation du nombre de ses organes. La machine s’affranchit des bornes physiques et psychiques de l’homme comme être vivant concrètement déterminé, et par conséquent limité.

La machine prolonge la manufacture puisqu’elle continue à « dénaturer » le travail, mais elle s’en distingue en désanthropomorphisant le travail.

Alors que l’aliénation est un phénomène de l’existence humaine, qui fait partie de l’être social, la désanthropomorphisation est une forme de reflet de la réalité, et son application à la pratique, forme que l’homme élabore pour connaître la réalité dans son existence en soi, en s’approchant de la plus grande précision possible.

Les tendances à la désanthropomorphisation de la connaissance, qui s’exprimaient dans les mathématiques, ont eu une influence limitée sur la production au temps de l’esclavage, essentiellement une influence sur les instruments de guerre.

Avec la machine, les outils et leur maniement deviennent indépendants de l’homme et de ses possibilités et sont considérés comme un système de forces existantes en soi, afin de réaliser une position qui soit au niveau de leur mise en œuvre optimale, la fonction concrète, essentielle de l’individu travaillant disparaissant du processus de travail pris comme échange matériel avec la nature, l’individu étant l’instrument de l’exécution d’une position purement sociale, la subordination de cette position sociale générale, purement économique, apparaissant déjà dans la division du travail de la manufacture.

Comme la machine désanthropomorphise le processus de travail, ce dernier connaît une évolution vers plus de socialité, la tâche des hommes se bornant à surveiller la machine et à corriger les erreurs, les positions qu’ils effectuent n’étant que des éléments d’un processus téléologique global déjà mis en mouvement par la société, ces positions purement sociales n’étant pas directement orientées sur l’échange matériel de l’homme avec la nature, mais visant à influencer d’autres hommes pour que ceux-ci effectuent les positions souhaitées, ce type de position augmentant en qualité et en importance.

Ce tournant décisif dans la socialisation de l’être social n’est pas un phénomène isolé.

La première possession de l’homme est plus ou moins naturellement liée à sa personne (l’héritage, catégorie purement sociale, comme lié le plus souvent à la famille, conservant un peu de cette structure originelle).

Avec la comptabilité, la fortune de l’individu, sans cesser d’être sa propriété, prend une forme sociale autonome, indépendante de lui, et c’est la naissance de l’affaire, de la firme et de la société par actions, avec un capital indépendant, qui est rendu distinct du patrimoine privé des sociétaires.

La possession et la propriété acquiert une forme de plus en plus sociale.

La socialisation de l’être social se manifeste aussi dans la division du travail.

Le simple échange de marchandises est une forme plus sociale que le travail qui permet la satisfaction immédiate des besoins par la création de valeurs d’usage.

Lorsque l’échange atteint un certain degré de généralité, il produit son propre élément social de médiation, l’argent, avec des formes de médiation toujours nouvelles.

  1. 78.     Le taux de profit moyen. Cette nouvelle catégorie sociale commande l’échange de marchandises, par l’intermédiaire du prix  des marchandises, et par voie de conséquence tous les actes même individuels, qui viennent ainsi conclure un enchaînement purement social. Les lois universelles et complexes du mouvement général du capital déterminent ainsi à titre de principes ultimes la spécificité des actes de la vie économique et l’existence économique de chaque homme. L‘existence individuelle est de plus en plus imbriquée avec le développement matériel du genre humain. Le capitalisme et la grande industrie s’emparent de tous les secteurs, et en profondeur, c‘est-à-dire aussi bien intensivement qu’extensivement dans la mondialisation.

La socialité croissante de l’être social dans le capitalisme engendre une forme nouvelle, encore plus socialement médiatisée, le taux de profit moyen.

En effet, tout acte d’échange étant social, puisque la détermination de la valeur, autour de laquelle oscille le prix, est le temps de travail socialement nécessaire, le pivot de fonctionnement de l’échange de marchandises est le prix de revient augmenté du taux de profit moyen, si bien que tout acte, même individuel, est déterminé par l’évolution générale, par le niveau général de l’économie, et s’intègre dans son contexte universel comme acte venant conclure un enchaînement purement social.

Cette prévalence du taux de profit moyen tient à la possibilité d’un libre transfert du capital d’un secteur de l’économie à l’autre.

Les lois universelles et complexes du mouvement général du capital déterminent à titre de principes ultimes la spécificité des actes de la vie économique, l’existence économique de chaque homme.

Cette détermination des actes individuels d’échange par les mouvements du capital d’un secteur à un autre est le pendant intensif de la voie tendancielle vers l’économie mondiale dans son mode extensif.

L’existence individuelle est de plus en plus imbriquée avec le développement matériel du genre humain.

Le capitalisme s’est d’abord emparé de la production des moyens de production, des mines, de l’électricité, etc., et de la production des principales matières premières, les textiles, la minoterie, le sucre, l’élaboration directement liée à la consommation et au secteur des services étant laissée à l’artisanat et la petite industrie.

Le capitalisme actuel et la grande industrie s’emparent de tous les secteurs, des transports et des moyens de transport, des équipements domestiques des consommateurs, etc..

Le développement de l’industrie chimique, avec les matières synthétiques, fait disparaître, dans de vastes domaines, la production à demi ou totalement artisanale.

L’hôtellerie et le tourisme sont capitalisées.

La domesticité d’échapper au capitalisme.

Les médias et les marchands d’art deviennent des secteurs du grand capital.

Les catégories économiques du capitalisme, avec leur tendance intrinsèque à une pure socialité, pénètrent toujours plus fortement l’être social, intensivement comme extensivement.

  1. 79.     La plus-value relative et la conscience de l‘évolution sociale. La plus-value relative est un mode d’appropriation de la plus-value spécifique au capitalisme. Elle apparaît seulement quand la classe capitaliste dans son ensemble a de l’intérêt à ce que la classe ouvrière consomme, ce qui suppose une production de masse d’objets et des services d’usage quotidien propres à la classe ouvrière et l’attribution de moyens pour pouvoir les consommer, ce qui suppose donc l‘augmentation des salaires et la diminution du temps de travail. Le secteur des services se développe à la suite de la diminution du temps de travail. La méthode de la plus-value absolue (prolonger le temps de travail, diminuer les salaires) est abandonnée du fait de la résistance syndicale et de son caractère coercitif. L’évolution d’ensemble du capital est le produit spontané, régi par des lois, des conséquences causales qui découlent des positions isolées des capitalistes individuels et qui se cristallisent en certaines tendances objectives. Les moments de la production capitaliste qui se sont autonomisés peuvent manifester leur unité dans les crises. À partir d’études de conjoncture, dans un contexte de pauvreté de la discussion sur les théories économiques, on peut percevoir le déroulement spontané du processus général et observer certains symptômes avant-coureurs de crise, on peut prendre des mesures imposant instinctivement les intérêts généraux du capital contre les intérêts particuliers de certains groupes. L’évolution vers la prépondérance de la plus-value relative dans tous les domaines de la satisfaction des besoins peut entraîner que l’intérêt du capital général s’exprime plus directement, s’objective, soit appréhendé et transposé dans la pratique, en opposition aux intérêts des capitalistes individuels ou des groupements capitalistes.

Dans l’appropriation du surtravail, la part de la plus-value relative, mode spécifique au capitalisme d’appropriation de la plus-value, joue un rôle de plus en plus important, la plus-value absolue, par la prolongation du temps de travail ou la diminution du salaire, étant la tendance dominante des méthodes de la manufacture, méthode abandonnée du fait de la résistance syndicale.

La plus-value relative ne peut pas dominer tant que la classe capitaliste dans son ensemble ne développe un intérêt à la consommation de la classe ouvrière, par une production de masse des marchandises d’usage quotidien chez les masses les plus nombreuses, cette nouvelle universalité de la production ne pouvant se réaliser que si les travailleurs ont les moyens de consommer.

La plus-value relative permet, tout en augmentant les salaires, tout en réduisant le temps de travail, d’augmenter la part de plus-value qui revient au capital (notons que la capitalisation du secteur des services se développe à la suite de la diminution du temps de travail).

Le passage à la prédominance de la plus-value relative sur la plus-value absolue, comme mode de production et d’appropriation de la plus-value plus élevé et plus purement social que le rapport coercitif propre à la plus-value absolue, devient un intérêt vital des capitalistes, une nécessité spontanée de l’économie, engendrée par ses propres lois.

La subsomption formelle du travail au capital, forme générale de la production capitaliste, mais particulière par rapport à la production spécifique du capitalisme développé, se transforme en subsomption réelle, comme prédominance de la plus-value relative.

Ce changement n’est pas un changement de la formation sociale, puisque la méthode d’appropriation de la plus-value absolue n’a pas disparu, même si elle peut avoir perdu sa position dominante. À certains moments, elle réapparaît, parfois sous des formes drastiques, sans, apparemment, ébranler les fondements de la nouvelle situation.

Un certain nombre de régulations viennent affecter le caractère spontané de l’évolution.

L’universalisation du capital concrétise le caractère du capital dans sa totalité.

En effet, l’évolution d’ensemble du capital au sens économique est le produit spontané, régi par des lois, des conséquences causales qui découlent des positions isolées des capitalistes individuels et qui, désormais indépendantes de leur origine, se cristallisent en certaines tendances objectives.

L’unité de ce processus général acquiert donc un être en soi, qui, au début du capitalisme, ne recèle aucune possibilité de développer de lui-même un être pour soi et la conscience de cet être pour soi.

C’est au moment des crises que se manifeste l’unité des moments de la production capitaliste qui se sont autonomisés.

Cependant, l’évolution vers la prépondérance de la plus-value relative dans tous les domaines de la satisfaction des besoins entraîne que l’intérêt du capital général s’exprime plus directement et peut s’objectiver, être appréhendé et transposé dans la pratique en opposition aux intérêts des capitalistes individuels ou des groupements capitalistes.

On est aujourd’hui capable, par des études de conjoncture, d’observer certains symptômes avant-coureurs de la crise et de prendre des mesures économiques préventives, la connaissance étant relative et limitée, et l’application encore plus problématique, l’efficacité de ces mesures tenant à ce qu’elles imposent instinctivement les intérêts généraux du capital contre les intérêts particuliers de certains groupes, qui peuvent même, dans certains cas, avoir intérêt au déclenchement de la crise.

Une telle analyse ne révèle pas l’être pour soi du processus socio-économique général, mais seulement l’intérêt de l’ensemble du capital dans chaque situation concrète.

On ne peut donc de cette manière amener le processus général, par sa connaissance objective, à son être pour soi.

On peut seulement percevoir plus efficacement le déroulement spontané du processus général et le mettre à profit pratiquement.

En URSS, l’œuvre de redressement de la NEP, immédiatement après la dévastation de la guerre mondiale et de la guerre civile, s’est consacrée, sans grand fondement théorique, aux exigences du jour et à la remise en marche de la production à tout prix.

L’économie planifiée est apparue sans fondement théorique marxiste, comme tentative de réaliser un certain nombre de tâches pratiques comme la préparation et la défense face aux menaces d’une offensive de Hitler, etc., d’où sont nés un volontarisme et un subjectivisme bureaucratiques et un pragmatisme dogmatique pétrifiant en dogmes des exigences du jour toujours différentes.

Le processus de reproduction de l’économie dans son ensemble doit être discuté.

Il n’existe pas actuellement de contrepartie théorique au développement actuel du capitalisme, une économie socialiste planifiée, dans laquelle une mise en place fondée théoriquement du plan pourrait acquérir un être pour soi objectif, est encore une perspective d’avenir.

La différence entre l’essence et le phénomène dans l’être économique peut évoluer jusqu’à l’antagonisme radical, ainsi la différence entre le développement des forces productives, en particulier le développement des capacités humaines (l’essence) et la forme sous laquelle ces forces et capacités se manifestent dans le capitalisme comme abaissement et aliénation des hommes, antagonisme que les capitalismes ne reconnaissent pas.

  1. 80.     La manipulation, médiation entre la production de masse des produits de consommation et des services et la masse des consommateurs individuels, est censée informer sur la qualité des marchandises et des services pour que les millions d’acheteurs individuels puissent les consommer. Cette manipulation conduit à la destruction de toute vie privée et elle s’étend progressivement à tous les domaines de la vie, et avant tout à la politique. D’une part, la manipulation et la consommation de prestige qui lui est liée éliminent de la vie quotidienne les efforts dans le sens de la généricité, avant tout la tendance à surmonter sa propre particularité, l’objectif étant de figer, de rendre définitive le caractère particulier du produit, d’autre part, la manipulation donne à la particularité ainsi isolée un caractère abstrait, uniformisant, la particularité immédiate se dégradant en une abstraction superficielle, immédiate, statique, qui se transforme sans cesse dans le monde des apparences, si bien que, quand le produit s’échange, l’échange semble indépendant, extérieur, indifférent à la production. La manipulation, qui s’exerce constamment sur l’individu, bénéficie de son assentiment, mais cet individu pourrait non seulement la neutraliser, mais donner l’exemple et même participer à des résistances collectives amenant à un changement dans ce processus de manipulation

La manipulation n’est que de la nécessité d’amener des marchandises de consommation de masse à des millions d’acheteurs individuels, elle conduit à la destruction de toute vie privée. Elle est, en soi, une médiation entre la production de masse des produits de consommation et des services et la masse des consommateurs individuels.

À ce stade de la production, un tel système de médiation est du point de vue économique indispensable pour une information sur la qualité, etc. des marchandises.

La manipulation prend son origine dans ces informations, elle s’étend progressivement à tous les domaines de la vie, et avant tout à la politique.

Elle est parente à la méthode du néopositivisme.

On a un double mouvement, en lui-même unitaire, d’une part, la manipulation et la consommation de prestige qui lui est liée éliminent de la vie quotidienne les efforts dans le sens de la généricité, avant tout la tendance à surmonter sa propre particularité, l’objectif principal étant de figer, de rendre définitive le carafictère particulier de tout objet de l’activité humaine.

D’autre part, la particularité ainsi isolée acquiert un caractère abstrait, en dernier ressort uniformisant, la particularité immédiate, et immédiatement fondée au plan sensible de la vie quotidienne, se dégrade en une abstraction superficielle et immédiate, essentiellement pétrifiée et statique, qui se transforme sans cesse dans le monde des apparences.

Au dernier stade, quand le produit s’échange pour être directement consommé, l’échange semble indépendant, extérieur, indifférent à la production.

Les circonstances de la vie ont un caractère de nécessité, non de fatalité, puisqu’elles peuvent être changées par la société dans son ensemble.

Il y a donc une marge de manœuvre pour l’activité, y compris pour les individus.

La manipulation exerce bien sur l’individu une pression permanente, mais elle a les fondements de l’assentiment qu’elle reçoit dans les rapports interhumains.

L’action individuelle n’est pas insignifiante, d’une part parce que des actions individuelles peuvent s’additionner socialement de manière spontanée et devenir des facteurs de forces encore plus réels, d’autre part parce que l’exemple a une fonction sociale non négligeable, surtout dans la vie individuelle.

Un examen de complexes de faits particuliers liés à la manipulation, comme par exemple la mode, montre que le destin, la fatalité a des limites dans le vouloir ou le non vouloir des êtres humains.

  1. 81.     Le capitalisme reproduit en lui-même, par l’économie, ses propres présupposés. Une formation sociale dont les conditions de reproduction, les présupposés, sont donnés de l’extérieur ne peut que détruire ces conditions. Le capitalisme produit sans cesse ses propres présupposés, ses propres conditions de reproduction, l’ouvrier produisant la richesse pour le capital et pour la jouissance du capitaliste tout en étant étranger à sa propre production, séparé d‘elle. Pour le capitaliste, la production est une consommation d’une force de travail qui produit des marchandises, elles-mêmes transformées  en capital. L’individu du capitalisme n’est pas relié au processus de reproduction sociale par des systèmes de médiation comme celui des castes (qui génère la fausse conscience du caractère naturel de la caste, du caractère naturel de son appartenance à la  caste, une fausse conscience qui consolide la stabilité des modes de vie), mais par la médiation purement économique de la classe sociale. 

La production asiatique, l’esclavagisme et le féodalisme ont des conditions de reproduction dont les présupposés, du point de vue social, proviennent de l’extérieur, sont donnés ou trouvés achevés, si bien que leur processus de production ne peut pas reproduire ses propres présupposés, qu’il est au contraire voué à les détruire.

Le capitalisme produit sans cesse ses propres présupposés.

D‘un côté, le procès de production ne cesse de transformer la richesse matérielle en capital et moyens de jouissance pour le capitaliste, de l’autre, l’ouvrier, source de la richesse, mais dépouillé des moyens de la réaliser pour lui-même, sort du procès de production comme il y est entré, son propre travail, déjà aliéné avant son entrée dans le processus de travail comme propriété du capitaliste et incorporé au capital, ne cessant de s’objectiver durant le processus, mais seulement en produits étrangers à lui-même.

La production capitaliste étant en même temps consommation de la force de travail par le capitaliste, transforme sans cesse le produit du salarié en marchandise, mais aussi en capital, c’est-à-dire en valeur qui pompe la force créatrice, en moyens de production qui dominent le producteur, en moyens de subsistance qui achètent l’ouvrier.

Le travailleur produit constamment la richesse objective sous forme de capital, une puissance qui lui est étrangère, qui le domine et l’exploite, tandis que le capitaliste produit constamment la force de travail comme source de richesse subjective et abstraite, séparée de ses propres moyens d’objectivation et de réalisation, présente dans la simple existence corporelle de l’ouvrier comme travailleur salarié.

Dans les autres formations que le capitalisme, le processus de reproduction assigne également aux individus, en dernier ressort, leur place dans le système social, et comme l’homme est un être qui répond, la marge de liberté concrète laissée à sa pratique, à ses positions toujours concrètes, est donc déterminé dans chaque cas

Comme les positions ont toujours le caractère d’alternatives, il en résulte la richesse inépuisable de toute période, ce qui ne peut supprimer sa spécificité, déterminée en dernière instance par l’économie.

Le caractère spécifiquement social du capitalisme s’exprime en ce que le processus décrit ci-dessus se produit de manière purement économique, soit immédiatement, soit médiatement, c’est-à-dire que l’individu n’est pas relié au processus de reproduction sociale par des systèmes de médiation comme celui des castes, ou celui de la citoyenneté dans la cité grecque, ou celui de la noblesse, et le lien entre caste et individu est par essence différent de la relation avec une classe.

Pour l’individu, mais aussi pour le plus grand nombre et parfois pour toute la société, la formation revêt, en raison de la coutume, de la tradition, etc., un caractère de nécessité aussi irrévocable que la vie organique pour l’individu. De même que chaque individu doit accepter l’heure de sa naissance, le sexe auquel il appartient, sa taille, etc., comme donnés une fois pour toutes, de même il considère son appartenance à des formes sociales comme la caste, etc., due à sa naissance, comme un donné tout aussi naturellement immuable que son être propre tel qu’il a résulté de sa naissance.

Cette fausse conscience, dans son enracinement opiniâtre, socialement conditionné, dans son universalité durable, elle aussi socialement conditionnée, sous-tend et consolide, chez les hommes qui participent d’elle, la stabilité naturelle des formes de vie nées de la division du travail social.

L’antagonisme entre la croissance économique et une structure sociale qui se reproduit telle quelle prend une acuité d’autant plus grande que ces formes de fausse conscience peuvent survivre, certes déformées, même après la destruction de leur base sociale.

  1. 82.     Les deux aspects de l’homme et les choix  axiologiques. Du point de vue de la vie organique de l‘homme, sa position sociale comporte un hasard irréductible. Du point de vue de la vie sociale de l’homme, sa constitution biologique est un hasard irréductible. Est irréductible la contingence de la relation entre la spécificité des dispositions physiques de l’homme et la spécificité de la marge de liberté de sa personnalité, et cette contingence apparaît d‘autant plus que la formation sociale est plus socialisée. Cette antithèse ontologique est masquée par ceux qui considèrent les formes sociales comme naturelles (selon cette conception, il n’y a plus de formes sociales, la noblesse d‘une personne n‘est pas une caractérisation sociale de son appartenance à la noblesse mais une caractérisation biologique  innée de type don), comme par ceux qui considèrent les formes sociales comme de caractère métaphysique, religieux, s‘imposant à une nature définitivement soumise (le renoncement, pour une pure spiritualité s‘imposant au corps faible, aboutit à un échec, car toute chair est sociale, c‘est-à-dire incontrôlable). L’incidence de la société, de l’éducation, de l’environnement social, du mode de vie sur l’être biologique de l’homme, sur son développement corporel, sur sa prédisposition aux maladies, etc., ne peut supprimer le fait brut de cette contingence de la relation entre ces deux aspects  ontologiques hétérogènes bien qu’inséparables de l’homme.  Le caractère purement social des formations sociales produit une incarnation de l’association ontologiquement contingente de l’être biologique et de l’être social chez tout individu humain, ce qui ne brise pas l’unité de l’homme mais pose à l’homme la tâche de devenir une individualité. On ne peut sous-estimer l’aspect biologique de l’homme. Preuve en est, pour favoriser l’accession à l’individualité, pour faire valoir la socialité des individus, leur appartenance à l’espèce humaine qui se crée, la nécessité de l’existence d’organes sociaux instituant des préceptes sociaux, des principes ordonnateurs de la société, comme le droit, les coutumes, la tradition, la morale, qui s’adressent à chaque homme sans exception sous forme de postulat social. Pour l’homme agissant, il s’agit de choisir parmi toutes les exigences sociales, qui sont très diverses et antinomiques, celles qui dépassent la particularité vers la socialité et la généricité de l’espèce humaine, exigences sociales qui sont ainsi conformes au choix qu’il fait comme un devoir personnel, comme une exigence éthique, d’un développement de la personnalité propre qui dépasse sa propre particularité, autrement dit ces exigences sociales choisies sont intégrées à ce qui est considéré comme devoir personnel de tisser un lien entre un genre humain et des individus dépassant chacun leurs propres particularités, l‘évolution du simple individu vers l‘individualité étant telle que cet individu est en même temps porteur conscient du genre humain. Cette évolution ne se fait pas sans contradictions, dans la mesure où l’évolution du genre humain est un processus double qui se déroule aussi bien dans la reproduction générale, économique et objective, avec une lutte entre la particularité  et la généricité, que dans la reproduction de l’être humain individuel, avec, ici aussi, une lutte entre la particularité, la singularité  et la personnalité, l’individualité, l’homme, unité d’un être biologique et d’un être social en relation contingente, étant motivé par des valeurs et des options axiologiques très différentes, déterminant des choix entre conservation, reproduction ou dépassement (on oublie trop souvent que des facteurs décisifs de l’individualité de l’homme sont reliés à son être biologique, si bien  qu‘on sous-estime les réactions de l‘aspect biologique de l‘homme, comme si son évolution était toujours plus humaine, toujours plus sociale, sans contradiction). L’évolution de l’homme de la simple singularité jusqu’à l’individualité, dans le cadre du processus général de la reproduction de la société, est un moment d’une importance capitale dans la naissance du genre humain. Les alternatives et des choix axiologiques sont des composantes actives du processus général objectif, tout en étant nécessairement produites par ce processus général objectif. Ces composantes actives, composées des alternatives et des choix axiologiques, constituent les médiations à travers lesquelles les deux pôles de l’évolution de l’humanité, l’homme et la société, sont en symbiose réelle. Avec le capitalisme, le caractère contingent de la relation de l’individu avec sa place dans la société  se révèle crûment, son appartenance purement sociale à une classe sociale ne lui apparaît plus comme le prolongement direct de son être naturel, la place qu’il occupe dans la société par sa naissance lui apparaît comme le fait du pur hasard, avant que ne commencent ses interactions avec la société (les influences de la société peuvent avoir des effets inverses à  ce qui était visé, toute influence suscitant de toute façon  de la part de l’individu des décisions alternatives),  il est débarrassé de tout lien social de type « naturel », il est libre et autonome, il considère ses conditions d’existence comme contingentes, sans voir qu’il est subordonné à une puissance objective

Derrière ces phénomènes, il y a la relation entre l’être naturel biologique de l’homme et son être social.

Considéré à partir de la vie organique, la position sociale d’un homme quelconque comporte un hasard irréductible, de même que du point de vue de l’être social, sa constitution biologique est vouée à rester un hasard irréductible.

L’incidence de la société, de l’éducation, de l’environnement social, du mode de vie sur l’être biologique de l’homme, sur son développement corporel, sur sa prédisposition aux maladies, etc., ne peut supprimer le fait brut de la contingence dans la relation entre la spécificité de ces dispositions physiques et la spécificité de la marge de liberté sociale laissée à la personnalité sociale, une relation qui n’est pas simple juxtaposition de deux modes de d’être mais synthèse de deux modes d’être tellement hétérogènes qu’ils ne peuvent perdre leur contingence ontologique fondamentale.

Cette antithèse ontologique est masquée par ceux qui considèrent les formes de l’être social comme naturelles, par ceux pour qui un noble reste toujours un noble, la noblesse étant une qualité indissociable de son individualité, l’appartenance purement sociale à une couche sociale déterminée revêtant l’apparence d’un prolongement direct de son être naturel, comme par ceux qui donnent aux catégories sociales comme la caste un fondement dans la religion, la philosophie, l’éthique, etc.

Le capitalisme révèle crûment le caractère purement contingent de la relation de l’individu avec la place qu’il occupe dans la société, débarrassant l’homme de ses liens sociaux « naturels » et mettant sur pied la conception de l’homme libre et autonome. Mais si l’individu paraît plus libre, car ses conditions d’existence lui sont contingentes, il est en fait moins libre, car plus subordonné à une puissance objective.

Dans une formation purement sociale, la contingence de la relation de l’être biologique et de l’être social apparaît au grand jour.

Du point de vue de l’individu, c’est le pur hasard qui décide de sa place dans la société où sa naissance le plonge, et après cela commence l’interaction incessante avec l’environnement social, toute influence exercée sur l’homme suscite de sa part des décisions alternatives, l’effet des influences pouvant aboutir à un résultat inverse de ce qu’elles visaient.

Le sujet de ces réactions est à la fois biologique et social.

Le caractère purement social des formations sociales ne peut produire une socialité pure de l’être de l’homme, mais seulement une incarnation de l’association ontologiquement contingente de l’être biologique et de l’être social chez tout individu humain, ce qui ne brise pas l’unité de l’homme mais pose l’homme devant la tâche de devenir une individualité.

Dire que le rôle formateur reviendrait aux tendances sociales, les tendances biologiques constituant le matériau ainsi mis en forme, est trop général, trop tranché, car, chez l’individu, le dualisme de ces pures données ontologiques deviendrait inconnaissable.

Même le renoncement concret, vers une pure spiritualité s’imposant sur le corps faible et peccamineux, ne peut prendre une forme concrète sur le terrain extra social, car même la chair la plus rétive est déjà sociale.

Mais aussi définir la contingence hétérogène des composants en soi de l’individu comme la relation entre la puissance formatrice et le matériau formé n’implique pas que l’individualité authentique doive rester en opposition avec ses possibilités biologiques données, et c’est même le contraire, quand l’enfant en bas âge résiste à ses éducateurs, manifestant que des facteurs décisifs de l’individualité sont reliés à son être biologique.

Le fait que des influences ordonnatrices essentielles de la société comme les coutumes, la tradition, le droit, la morale s’adressent à chaque homme sans exception sous forme de postulat social, montre que l’évolution ontologique de ce qui n’est à l’origine qu’un simple exemplaire de l’espèce jusqu’à l’individualité a besoin d’un organe social auquel soient référés tous les préceptes sociaux, afin de pouvoir, par l’intermédiaire de cet organe social et à partir de la réglementation morale de la société, favoriser l’accession à l’individualité.

Tous les principes ordonnateurs de la société ont pour fonction, face aux efforts privés des individus, de faire valoir la socialité des individus, leur appartenance à l’espèce humaine qui se crée au cours de l’évolution sociale.

La dualité ainsi posée par la société ne peut être surmontée que par l’éthique, où le dépassement de la particularité individuelle acquiert une tendance unitaire.

L’exigence éthique au cœur de la personnalité de l’homme agissant est le choix entre les exigences sociales qui deviennent antinomiques et l’option déterminée de reconnaître comme devoir personnel tout ce qui est conforme à sa personnalité propre, tissant ainsi le lien entre le genre humain et les individus qui dépassent leurs propres particularités, ce qui crée la possibilité objective d’un être social du genre humain.

Les contradictions internes de cette évolution sociale, qui s’objectivent dans les formes antinomiques de l’ordre social, constituent la base permettant que l’évolution du simple individu vers l’individualité fasse de cet individu en même temps le porteur conscient du genre humain.

L’être pour soi du genre humain est le résultat d’un processus qui se déroule aussi bien dans la reproduction générale, économique et objective, avec une lutte entre la simple particularité et la généricité, que dans la reproduction de l’être humain individuel.

La particularité de l’homme partage avec son être biologique le fait de ne pouvoir être supprimé, tous deux étant constamment reproduits en lien avec leur dépassement dans l’unité complexe qu’est chaque homme.

On ne doit pas oublier dans la particularité comme dans la généricité que l’homme est l’unité d’un être biologique et d’un être social, qu’il est motivé par des options axiologiques très différentes déterminant le choix entre la conservation, la reproduction et le dépassement, que son évolution est déterminée par des valeurs, et qu’à l’origine il y a la contingence de la relation entre son être biologique  et son être social.

Seule la reconnaissance de la contingence permet de comprendre l’évolution de l’homme de la simple singularité jusqu’à l’individualité dans le cadre du processus général de la reproduction de la société comme un moment d’une importance capitale dans la naissance du genre humain, et de cette façon on peut comprendre les alternatives et des choix axiologiques comme des composantes actives du processus général, des composantes nécessairement produites par l’évolution objective, composantes à travers lesquelles les deux pôles de l’évolution de l’humanité sont en symbiose réelle.

  1. 83.     La perspective. Tout d’abord, deux préalables. De manière utopique, toute figuration subjective de la généricité humaine sous forme élevée et exemplaire est très éloignée de la généricité réelle, même si elle a une grande valeur esthétique. De manière pragmatique triviale, toute satisfaction au sein du capitalisme est vulgaire, puisqu’elle s’accommode des limites faites à la socialité. La perspective qui est ici proposée n’est pas individuelle, dans la mesure où elle exige une certaine évolution économique  objective, une certaine tendance que l’histoire et l’économie peuvent identifier, évolution et tendance engendrant la possibilité d’un genre humain authentique, au développement autonome. Cette perspective n’est donc pas une attitude subjective de l’ordre de l’espoir, mais le reflet conscient, le complément et  le prolongement des tendances de l’évolution économique  objective, l’expression de la connaissance des orientations réelles de l’évolution économique objective. Comme la réalisation de ces tendances, de ces orientations dépend des actions des hommes, des décisions alternatives qu’ils sont désireux ou capables de prendre par rapport à cette tendance, comme cette réalisation est le résultat de la multiplicité  innombrable de toutes ces positions, il faut que la perspective soit le but posé dans toutes ces décisions,  les séries causales déclenchées par ces décisions peuvent ainsi devenir des facteurs objectifs de la réalisation de cette perspective. Plus précisément, cette perspective est concrète dans la mesure où seule sa réalisation en structure sociale permettra la naissance réelle du genre humain comme espèce  autonome et consciente d’elle-même, au niveau de l’individu comme au niveau de la société. Cette perspective est celle d’un être social où la question de la contingence de la relation de l’être biologique et de l’être social n’existe plus que comme tâche vitale individuelle de transformer le donné de sa simple particularité, de sa singularité  en personnalité authentique, en représentant et organe de la généricité.

La figuration subjective de la généricité humaine sous une forme élevée, exemplaire, est très éloignée de la généricité réelle, même si ces objectivations et ces apparences ont une grande valeur esthétique.

Toute satisfaction au sein du capitalisme est vulgaire, puisqu’elle est prête à s’accommoder des limites qu’offre la pure socialité dans le cadre capitaliste, prenant l’apparence pour la réalité.

Apparaît la perspective d’un être social où la contingence de l’être biologique et de l’être social n’existera que comme tâche vitale individuelle, n’existera que comme le problème vital de l’individu de transformer sa singularité en une personnalité authentique, de faire de soi, à partir du donné de sa simple particularité, un représentant, un organe de la généricité, une perspective qui ne peut être individuelle dans la mesure où elle exige que l’évolution économique objective engendre la possibilité d’un genre humain existant pour soi.

Cette perspective n’est pas un affect subjectif de l’ordre de l’espoir, mais le reflet conscient, le complément et le prolongement de l’évolution économique objective elle-même, une connaissance des orientations réelles de l’évolution économique dans le mouvement objectif de l’économie.

La réalisation de cette tendance que l’histoire et l’économie permettent d’identifier, tendance dont la perspective est le reflet et l’expression, dépend des actions des hommes, des décisions alternatives qu’ils sont désireux ou capables de prendre vis-à-vis de cette tendance.

Cette tendance, résultat d’innombrables positions, n’a aucune orientation.

Cette perspective, que Marx appelle communisme, comme deuxième stade du socialisme, ne peut être un but posé que pour les positions d’individus ou de groupes d’hommes, un processus au cours duquel les séries causales qu’ils déclenchent peuvent devenir des facteurs objectifs de la réalisation de cette perspective.

Cette perspective est concrète dans la mesure où seule sa réalisation en structure sociale permettra la naissance réelle du genre humain comme espèce cessant d’être muette aux deux pôles de l’être social.