Le macron-lepénisme : Emmanuel Todd

Emmanuel Todd, avec la collaboration de Baptiste Touverey : « Les Luttes de classes en France au vingt et unième siècle », 2 décembre 2019 (avant le conflit des retraites), édité en janvier 2020 par les éditions du Seuil, plus des interviews sur YouTube.

Les médias insistent sur l’opposition et les différences entre le macronisme et le lepénisme, deux mouvements qui structureraient et polariseraient la scène politique (sans tenir compte du fait qu’à eux deux, le macronisme et le lepénisme ne représentent que 45% de cette scène politique), mais en réalité le macronisme et le lepénisme partagent ensemble des options importantes : le refus du clivage gauche-droite, la désignation d’un ennemi intérieur, le programme flou et changeant. On peut d’ailleurs dire que le lepénisme est antérieur au macronisme qui n’en est ainsi qu’une imitation (rappelons le vieil UMPS du lepénisme).

 À l’heure actuelle, il y a de plus une collaboration et une complicité de fait entre les macronistes et les lepénistes dans la répression des mouvements sociaux (ces mouvements sociaux concernent aussi bien les manifestations de rue que les grèves, puisque la violence policière et celle des entreprises privées de « sécurité » interviennent non seulement dans les rues mais aussi dans les entreprises et les établissements publics en grève, sans parler des menaces de licenciement sur le personnel précaire par le patronat et l’administration, ce qui rend le droit de manifester et le droit de grève en France de plus en plus purement formels). La complicité implicite entre Macron et Le Pen se manifeste dans le fait que 50% des forces de l’ordre votent Le Pen, que Madame le Pen n’a jamais demandé à ses militants et à ses sympathisants engagés dans les forces de l’ordre d’éviter la violence, et que Macron, de son côté, délibérément, accepte que ces forces de l’ordre agissent sans leur identification et ignore les manifestants blessés.

On peut donc dire que les militants de la République En Marche incluent non seulement les membres et sympathisants de ce mouvement, mais aussi, sans que la plupart des militants et sympathisants de ce mouvement REM en aient conscience puisqu’ils se sont représentés Macron comme un rempart contre Le Pen, les membres et sympathisants du Rassemblement national présents dans l’appareil d’État répressif. D’un point de vue sociologique, il ne faut donc pas sous-estimer la puissance politique réelle du mouvement créé par Emmanuel Macron.

 En ce qui concerne les Blacks blocs, qui ont délégitimé médiatiquement le mouvement des Gilets Jaunes, il ne faut pas rejeter a priori l’hypothèse qu’ils sont protégés par les forces de l’ordre et que leur composition peut comporter des militants lepénistes et des membres des polices privées de type Benalla.

Cette collaboration implicite entre Macron et Le Pen et cette répression des mouvements sociaux sont inquiétantes.

Didier Fassin écrit en ce sens le 28 janvier 2020 : « le déni de réalité des pouvoirs publics révèle leur implication dans les violences policières…Le gouvernement fait ainsi des violences policières une violence d’État…La subordination administrative (de la police) se transforme de fait en allégeance politique. La police n’a pas de compte à rendre à la société, dont elle refuse tout regard extérieur, mais au pouvoir en place, quel qu’il soit. Ainsi se développe une relation pernicieuse dans laquelle le gouvernement accorde toujours plus à des forces de l’ordre dont il a besoin pour réprimer ses opposants, tandis que ces dernières se servent de lui pour obtenir des privilèges…Le gouvernement est ainsi à la fois le bénéficiaire de la répression policière, qui lui permet de restreindre la liberté de manifester, et l’otage du segment le plus radical des forces de l’ordre, qui exige d’être soustrait à la règle démocratique…(On a affaire à) un gouvernement qui, par faiblesse autant que par arrogance, croit que l’autoritarisme peut pallier sa perte d’autorité. »

En fait, la France n’est plus une démocratie représentative. La démocratie représentative se caractérise par le droit de parler, par le droit de voter, des droits qui existent actuellement en France, mais aussi par la capacité d’agir : depuis l’entrée dans l’euro, les Présidents de la République ne peuvent pas agir sur le plan économique, sinon à la marge, si bien que la République devient une comédie (Sarkozy met en avant le thème de l’immigration ; le thème de Hollande, c’est « je suis un président plus normal que Sarkozy »; le thème de Macron, c’est »je suis jeune »). La seule marge de liberté possible pour le Président est le degré, plus ou moins fort, plus ou moins sadique, plus ou moins habile, de manipulation médiatique et de répression de la population.

Avec le projet d’une quasi-suppression de la retraite engagé par un État fou et autonomisé qui pratique une mise au pas synchronisée, il est possible que les enseignants, qui ont voté en masse pour Maastricht, qui ont soutenu les politiques socialistes en défaveur des classes populaires et qui ont voté en masse pour Macron au premier tour, sortent de leur conscience d’être les gagnants (les winners) : cette prise de conscience pourrait être l’amorce d’un retournement révolutionnaire de l’ensemble des classes sociales contre l’aristocratie stato-financière.

La possibilité d’un coup d’État n’est pas à exclure (par exemple, si le projet de loi sur les retraites est anticonstitutionnel, alors, s’il passe, il s’agira d’un coup d’État, dans la mesure où les députés et le Président de la République sont tenus de respecter la Constitution).

La « rationalité » du Président de la république et de son gouvernement consiste non en une pensée mais en un interminable discours monologique et rhétorique. De ce point de vue du faible niveau de rationalité, notons qu’Édouard Philippe, le 31 janvier 2020, dit : « tout ceux qui iront chercher la responsabilité ailleurs, sur Muriel, en interne ou en externe, je leur dis merde ! », et que le député de la République en marche Bruno Questel qualifie le 2 février 2020 dans un tweet de « connard » Emmanuel Todd.

La baisse du niveau de vie ressentie par la population est confirmée par l’analyse empirique.

La France actuelle se caractérise par une baisse généralisée du niveau de vie : cette baisse concerne toutes les couches sociales, sauf les 0,1% de l’aristocratie stato-financière. C’est ce qui frappe un Anglo-saxon ou un Allemand qui vient en France : le retard industriel, le bas niveau de vie, par exemple le salaire des professeurs.

La baisse du niveau de vie est cachée par les statistiques de l’INSEE (qui deviennent aussi peu fiables que les statistiques de la défunte Union soviétique). L’indice du coût de la vie ne tient compte du logement que pour un pourcentage ridicule. Par toutes sortes de manipulations, la valeur des produits est diminuée : un ordinateur de 1000 euros aura pour valeur 50 euros.

L’inflation officielle ne correspond pas à la réalité. Les minima sociaux, le SMIC et les salaires perdent de leur pouvoir d’achat. Les hausses de prix ne sont pas documentées.

Parallèlement, certains revenus sont baissés explicitement : ainsi les retraites. À la suite des mesures des présidents précédents et dans une continuité aggravée, le projet de retraite par points va faire baisser toutes les retraites et reculer l’âge de départ à la retraite : la méthodologie gouvernementale est la mise au pas synchronisée de ce projet.

L’aristocratie stato-financière est dominée par les inspecteurs des Finances qui pratiquent non une politique néolibérale mais une politique étatiste de destruction des entreprises privées productives et des services publics.

Cette aristocratie comporte un peu plus de 300 inspecteurs des Finances et une trentaine de milliardaires. Elle est dominante depuis 1983, que ce soit sous Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande ou Macron. Il faut remarquer par exemple que le milliardaire Bernard Arnault ne s’occupe pas de l’industrie productive de haut niveau, mais surtout de l’industrie de luxe, c’est-à-dire qu’il est un milliardaire au service des riches de la planète, un larbin des riches.

Dans cette aristocratie, les inspecteurs des Finances jouent un rôle prépondérant. Or, un inspecteur des Finances est dressé à restreindre les finances publiques, à économiser : c’est leur déformation professionnelle. Ils sont aussi dressés à se faire de l’argent, et pour cela les inspecteurs des Finances pantouflent, c’est-à-dire qu’ils vont gérer des entreprises qui viennent d’être privatisées et qu’ils ont parfois eux-mêmes privatisées quand ils étaient au gouvernement ou dans les cabinets ministériels.

Cette gestion du privé par les Inspecteurs des Finances, qui n’ont qu’une perception très superficielle et abstraite du marché, est souvent catastrophique. Le résultat est là : la France est un désert industriel, ce qui explique l’appauvrissement généralisé.

 Alors que tous les pays européens et les États-Unis ont arrêté de délocaliser, la France est le seul pays qui continue les délocalisations.

 Avec tous les trucages des statistiques officielles, le chômage stagne à 10 pour cent, et s’il y a une baisse du chômage, c’est un mauvais signe dans la mesure où ce ne sont pas des créations d’emplois productifs, mais des créations d’emplois de service, et souvent des emplois précaires.

 L’aristocratie est censée appliquer une politique libérale ou néolibérale : en fait, selon le processus décrit par Marx d’autonomisation de l’État, c’est une politique étatiste qui détruit les entreprises privées, et c’est d’autant plus vrai que sa soumission à l’euro est bien le signe d’une mise au pas étatique du marché. Tous les observateurs extérieurs à la France font le constat de la catastrophe de l’euro pour la France et de la catastrophe de la politique étatique menée depuis 1983.

Un aspect important de la malfaisance de cette aristocratie est, outre la privatisation des services publics, la gestion managériale des services publics. Les inspecteurs des Finances dans les cabinets ministériels veulent gérer les services publics à la façon dont ils considèrent les entreprises privées, c’est-à-dire de façon erronée, sans conscience de ce qu’est le marché, selon un schéma économiste marxiste vulgaire : un tel type de gestion, qui fait couler les entreprises privées, mène les services publics à la catastrophe.

Il est à remarquer que les membres élus de cette aristocratie et de ses marges fidèles ne dépendent plus de leurs électeurs : s’ils ne sont pas réélus, ils trouveront des places rémunératrices dans les banques et les entreprises privatisées. C’est un aspect inquiétant de l’autonomisation de l’État.

La baisse du niveau éducatif se traduit par l’accumulation du crétinisme dans les classes supérieures et le réarmement intellectuel des classes populaires.

C’est ainsi que l’éducation doit se soumettre à la restriction du financement. La conséquence arrive maintenant : malgré la manipulation des concours et des statistiques, la chute du niveau éducatif devient évidente. Les enfants lisent de moins en moins. Cette chute est encore favorisée par la croissance de l’éducation privée. Les diplômes sans valeur et sans contenu se multiplient. On peut désormais obtenir les diplômes par l’argent ou par le conformisme, des diplômes qui permettent d’avoir un avantage sur le « marché du travail ».

Jusqu’à maintenant, la méritocratie dans l’enseignement avait pour conséquence une stratification entre les plus éduqués et les moins éduqués, un mépris des premiers pour les seconds et un ressentiment des seconds à l’égard des premiers. Désormais, l’intelligence s’accumule dans les couches inférieures de la société, tandis que le crétinisme, encouragé par des écoles et des examens sans contenu scientifique et par une formation au conformisme, commence à s’accumuler dans les hautes classes de la société. On a ainsi un réarmement intellectuel des classes populaires.

Il n’y a pas de creusement des inégalités entre les classes sociales autres que la classe de l’aristocratie stato-financière.

Si on met à part cette aristocratie, on ne constate aucun creusement des inégalités entre les couches sociales. Par contre les inégalités se creusent entre l’aristocratie stato-financière et l’ensemble des autres classes sociales. Ce n’est pas en contradiction avec le travail de Piketty.

Il y a un effacement de la différence entre une France libérale et égalitaire dans le Bassin parisien et dans le Midi et une France autoritaire et inégalitaire : cette différence n’est plus géographique mais concerne la hiérarchie des classes. Le tempérament autoritaire et inégalitaire se concentre autour de l’aristocratie stato-financière (la fiscalité en faveur des très riches, les privatisations et les destructions des services publics, la baisse généralisée des pouvoirs d’achat, la mise au pas de la société pour la réforme des retraites, l’utilisation de militants d’extrême droite dans la répression des manifestations, répression visant à terroriser les manifestants, ce qui revient à interdire les manifestations qui ne sont pas en faveur du régime) tandis que le tempérament libéral et égalitaire a tendance à migrer vers les classes populaires.

Une typologie active décrit, autour de la masse centrale atomisée, en haut, l’aristocratie stato-financière, ses dépendants et la petite bourgeoisie, et en bas, le prolétariat, c’est-à-dire les ouvriers et les employés.

Le livre essaye de mettre en avant une typologie active des classes sociales. La typologie de Marx permet d’expliquer les événements. Une typologie, considérée comme une variable, doit être mis en relation avec les autres variables que sont les événements et l’histoire. Les classes sociales sont mises en correspondance avec les événements, avec les organisations politiques et les personnalités. La typologie est d’ailleurs doublement active dans la mesure où chaque classe sociale est présentée dans son devenir.

Autour de la masse centrale atomisée (50%), la plus importante et la plus instable, à l’image de la masse centrale atomisée paysanne de Marx (cette masse centrale atomisée, très féminisée, très adepte de la psychologie, de la révolution sociétale et de l’individualisme, est le centre de gravité des évolutions culturelles et sociales), nous avons au sommet l’aristocratie stato-financière avec en dessous les dépendants à son service (0,9%) et la petite bourgeoisie CPIS (20%).

Cette « petite bourgeoisie cadres et professions intellectuelles supérieures » a fait son coming out de droite en votant Macron au premier tour à 38%, après avoir voté massivement pour des socialistes qui menaient une politique défavorable au monde ouvrier. Depuis un certain temps, elle enseigne à la jeune génération la vision réactionnaire de l’histoire imposée par les dominants et fonctionne sans critique dans les entreprises selon un management inhumain, bien que son pouvoir d’achat diminue de manière importante, jusqu’à faire passer ses membres dans la masse centrale atomisée, en pleine croissance.

 En dessous de cette masse centrale atomisée dont les options politiques sont variables dans le temps, parfois de droite, parfois écologistes, parfois de gauche, il y a les prolétaires, avec des ouvriers qui votent pour le Rassemblement national en forte proportion et qui sont en déclin avec la désindustrialisation de la France.

Le prolétariat apparaît sous deux espèces, un prolétariat du passé qui vote de 40 à 50 pour cent pour Le Pen, qui a une conscience suicidaire dans la mesure où il a conscience du mal que lui fait l’aristocratie stato-financière tout en passant ses nerfs sur des immigrés fantasmés, et un prolétariat du futur qui entre dans la lutte des classes, contre les classes dirigeantes, et qui, contrairement au Rassemblement national qui ramasse contre lui les deux tiers de la société française, est soutenu par les deux tiers de cette société.

La fatigue dépressive, l’effondrement des individus deviennent des symptômes courants, avec l’anxiété, l’insatisfaction, le dérèglement, l’indiscipline, l’absence de morale, la perte des repères.

Du point de vue des mentalités qu’étudie l’école des Annales, on ne peut pas dire actuellement qu’il y a dans les classes populaires la persistance d’une décence, d’un sens de l’entraide, de la fraternité, du comportement moral, comme si on trouvait chez elles la santé morale et mentale, en opposition aux névroses du contexte social et des partis.

L’élitisme a une vision trop optimiste : l’élévation du niveau de vie conduirait à l’épanouissement individuel, à l’ouverture sur le monde, au rejet des frontières et à la tolérance sexuelle.

Le populisme, de manière trop pessimiste, dénonce le remplacement de l’individu introverti, sérieux, travailleur, responsable, par un individu dirigé par les autres, un individu mimétique qui sombre dans le narcissisme, dans l’intérêt pour sa propre personne, tandis que les individus des classes populaires sont épargnés par cette évolution.

Il est plus intéressant de dire que nous avons vécu une période où la personnalité de base comportait un surmoi répressif, développait le conflit intérieur et la culpabilité. Les névroses et les psychoses reflétaient l’expression collective de l’assujettissement disciplinaire et des conflits. Ces conflits donnaient du sens à la condition humaine, au rapport de soi à soi et à l’entre-soi collectif. Ces conflits dessinaient les lignes d’affrontement et d’accord. Ont été mis en place la sécurité sociale, l’assistance, la répartition des richesses, une certaine lutte contre les inégalités, permettant d’éviter la guerre civile et le recours à un dictateur.

La nouvelle personnalité de base est libérée des interdits et des disciplines, confrontée à ses insuffisances, à ses échecs et à ce que la nouvelle psychiatrie américaine appelle ses symptômes. L’effacement du conflit intérieur et de la culpabilité se traduit par une fatigue dépressive. L’effondrement de l’individu correspond à l’effondrement dans le monde social, à son apathie (c’est ainsi qu’on imagine des problèmes futurs auxquels on ne peut répondre).

Les individus sont isolés, atomisés, anxieux, insatisfaits, déréglés, indisciplinés, anomiques. Ils ne peuvent arrêter leurs appétits et leurs désirs, des appétits et des désirs qui ne peuvent pas être satisfaits. On constate une indéfinition des attentes, une perte des repères, parfois un état de panique et de fatigue, une incertitude sur l’avenir professionnel. Quand il n’y a plus d’espoir de mobilité sociale ascendante, on entre dans l’apaisement, dans la tranquillité d’esprit, dans l’insouciance, dans le repli sur soi et le mépris des gens de peu, dans l’absence de morale : nous n’avons pas de raison de regretter une vie qu’il était impossible d’avoir.

La fausse conscience des classes sociales doit déboucher sur des prises de conscience.

La fausse conscience traduit la difficulté pour un citoyen de penser la société indépendamment de sa position.

L’aristocratie stato-libérale se croit néolibérale alors qu’elle est étatiste.

La petite bourgeoisie, avec son sentiment de supériorité, se croit gagnante dans le jeu social alors qu’elle est perdante.

De la part de l’aristocratie stato-financière et de Macron, c’est la cascade du mépris et du sadisme : ils veulent faire du peuple un peuple de domestiques.

Avec Reagan et Thatcher, les classes supérieures anglo-saxonnes ont délocalisé les usines pour se débarrasser de leur prolétariat qui, selon elles, prenait trop de place sociale, qui avait un niveau de vie trop élevé et qui avait l’outrecuidance de se penser comme membre des classes moyennes. Ce rêve fou de délocalisation du peuple, d’un pays sans peuple ou d’un pays composé d’un peuple de domestiques, a fait long feu dans les pays anglo-saxons, avec Donald Trump et le Brexit, mais pas en France.

La France, à partir des années 1980, invente la cascade du mépris et du sadisme. Chaque classe méprise les classes inférieures. Ainsi, l’aristocratie stato-financière, qui perd le contrôle du pays en adhérant à l’euro, qui perd le contrôle de l’Europe, qui saborde les entreprises privées et l’industrie par incompétence, qui accélère les délocalisations, fait du peuple le bouc émissaire de ses échecs et de ses destructions.

En 2017, Macron est élu en vendant sa jeunesse, sa parole interminable et vide, sa croyance en l’Allemagne et son dépassement du clivage gauche-droite.

Macron se veut rassurant tout en proposant des idées anciennes. Il est libéré de la morale commune, sans limite, sans projet. Il se montre agressif à l’égard des pays étrangers sans en avoir les moyens, et agressif et méprisant à l’égard de la population.

Il s’agit d’une agressivité détournée, du fait de l’humiliation qu’il subit de la part de l’Allemagne et qu’il ne reconnaît pas distinctement. On pourrait parler d’autisme, de détachement de la réalité, de violence intérieure, de psychose paranoïaque ou maniaco-dépressive, de complexe d’infériorité et de soumission.

La petite bourgeoisie a une attitude ambiguë à l’égard de l’immigration.

Dans un monde de moi fatigués, la petite bourgeoisie n’a plus d’existence idéologique propre: Elle est vide de projet, vide d’idéologie, vide de croyance, se reconnaissant dans le discours vide et autiste du candidat Macron. Elle se définit contre, contre le populisme, toute au mépris du peuple qui vote Le Pen, ne se sentant en définitive aucune communauté avec les Français qui ont des problèmes. La petite bourgeoisie n’aspire qu’à être le contraire des lepénistes (les gens qui ont fait des études sont déterminés dans leur attitude politique et leurs problématiques par les gens qui n’ont pas fait d’études, de manière négative).

Comme le Pen rejette les immigrés, la petite bourgeoisie accueille les immigrés. Pour cette petite bourgeoisie, au mépris interne des gens qui ont des problèmes et qui votent le Pen, à l’absence de sentiment de communauté avec ces Français qui souffrent de la dégradation de leur emploi par les politiques qu’elle a soutenues, s’ajoute comme par compensation la générosité externe, l’altruisme en externe à l’égard des immigrés.

Il y a dans le dévouement aux réfugiés un altruisme sacrificiel, avec une absence de réflexion sur les conséquences pratiques d’une ouverture sans condition à l’immigration.

Il est en effet à remarquer que, beaucoup plus que le mur de Donald Trump, le taux de chômage en France dissuade de manière efficace l’immigration. Il faut aussi souligner que les Français refusent certains métiers non par ce qu’ils sont fainéants ou incapables, mais parce que ces métiers présentent des conditions de travail et de rémunérations inhumaines, par l’utilisation d’une main-d’œuvre étrangère privée de tout droit. Il y a là des objectifs essentiels de lutte que les petits-bourgeois altruistes ne devraient pas faire semblant de ne pas connaître, par simple cohérence militante, par exemple en votant massivement au premier tour pour Macron (50% des professeurs agrégés ont voté Macron au premier tour).

Le macronisme instrumentalise les immigrés et les Juifs comme boucs émissaires.

Par rapport à l’instrumentalisation de l’immigration par Sarkozy et par Hollande, il y a eu un aspect positif dans l’arrivée de Macron à la Présidence de la République : il nous a fait passer de la haine de l’étranger à la haine du peuple, nous réintroduisant enfin dans la réalité de la lutte des classes. Cependant, son impuissance économique le conduit peu à peu à reprendre la tactique de ses prédécesseurs, à parler comme des boucs émissaires des immigrés et, contrairement à ses prédécesseurs, des Juifs.

En accusant les Gilets jaunes d’antisémitisme, il se pose en philosémite défenseur des Juifs, des Juifs que personne n’attaque vraiment, ce qui permettrait d’étendre l’antisémitisme mythique des immigrés (dans la cascade du mépris et du sadisme inventée par le pouvoir, le Juif est considéré comme la catégorie sociale inférieure mythique que l’immigré peut mépriser) à l’ensemble de la strate des sous-éduqués (le Juif serait alors le symbole haï de l’éduqué supérieur).

La révolution est nécessaire.

Énumérons les conditions de la révolution : la fin de l’aliénation des petits bourgeois (la lutte des classes, c’est toutes les classes sociales contre l’aristocratie stato-financière), une véritable indépendance nationale qui exigera vraisemblablement une aide des États-Unis, un parti léniniste libéral (l’organisation est nécessaire), un capitalisme apprivoisé par un État raisonnable, une démocratie politique réconciliant les élites et les masses, loin de toute violence, un audit sur les exactions, les vols et les violences des élites actuelles, la libération de l’INSEE, le maintien des élèves des grandes écoles, l’arrêt de l’hémorragie des ingénieurs par un investissement dans la recherche qui prend des risques et par une augmentation des salaires de ces ingénieurs, une police républicaine qui mette la protection des hommes avant la protection des biens, le refus des débats ethniques et religieux, l’acceptation de la révolution sociétale et la reconstruction morale.

L’euro est un désastre pour la France.

Ashoka Mody décrit en 2018 le désastre de la monnaie unique : la France est, après l’Italie, le pays qui a le plus perdu, tandis que l’Allemagne est la grande gagnante.

Des cycles économiques et sociaux de 50 ans se succèdent.

Nous sommes à la fin d’un cycle ouvert en 1968. Ce cycle de 50 ans fut admirable. Parmi ses acquis, définitifs, l’émancipation des femmes et de l’homosexualité. Mais il est clair que le nouveau cycle qui s’ouvre sera dominé par des problèmes économiques et donc par l’affrontement des classes.

En France, la baisse du niveau de vie et non l’augmentation des inégalités est le phénomène essentiel.

Depuis 1992, le principal problème n’est pas l’inégalité mais la baisse du niveau de vie qui touche tous les groupes sociaux ou presque.

Au Royaume-Uni, la part du revenu national accaparé par les 10 pour cent supérieurs à vue sa croissance s’arrêter, celle des 1 pour cent supérieurs aussi, mais pas celle des 0,1 pour cent. Cet arrêt de l’augmentation des inégalités s’accompagne d’une hausse du revenu moyen. Ce qui n’est pas le cas en France.

L’ « INSEE fumée » (il y a cependant une « INSEE sérieuse ») ne calcule plus que le produit intérieur brut et a abandonné le concept de produit national brut qui permet de distinguer l’activité des entreprises sur le territoire national selon leur nationalité, et l’activité des firmes françaises à l’étranger.

L’indice des prix de l’INSEE, qui joue un rôle crucial dans la vie économique puisque c’est en fonction de lui que le SMIC est réévalué et que les salaires l’étaient jusqu’à la désindexation de 1983 ainsi que toutes les retraites jusqu’à Macron, compte un ordinateur de 1000 euros pour 50 euros (« effet qualité »), ne compte pas le logement sinon pour six pour cent du budget total des ménages (le prêt aux consommateurs de crédits à bas taux nourrit la spéculation immobilière et fait monter les prix des logements), ni la mise en sous-effectif du système hospitalier (qui constitue pour les Français une baisse de leur niveau de vie et bientôt sans doute de leur espérance de vie) : la baisse du niveau de vie a commencé dès le tout début du vingt et unième siècle.

Le contact avec le réel, on le retrouve quand on s’intéresse aux statistiques démographiques qui confirment l’hypothèse d’une baisse du niveau de vie : baisse de la mobilité géographique, chute de la fécondité, augmentation du taux de mortalité infantile en 2018.

La perte des emplois industriels se fait au profit des services.

L’ensemble des « agriculteurs exploitants » et des « artisans, commerçants et chefs d’entreprise » a un revenu médian de 20 000 euros par an.

Les « cadres et professions intellectuelles supérieures » (33 000 euros de revenu médian) comprennent les cadres administratifs et commerciaux, les ingénieurs, les magistrats, les avocats, les médecins, les psychanalystes, les journalistes, les auteurs littéraires, les scénaristes, les professeurs agrégés et certifiés, les allocataires de la recherche publique, les artistes du cirque et des spectacles divers.

Les « professions intermédiaires » (24 000 euros de revenu médian) comprennent les instituteurs, les moniteurs d’école de conduite, les conducteurs de travaux, les infirmières, les professeurs d’enseignement général des collèges, le clergé séculier et régulier, les chefs de petites surfaces de vente, les ingénieurs de contrôle de navigation aérienne, les inspecteurs et officiers de police, les techniciens, des chargés de clientèle bancaire, les agents de maîtrise, les interprètes et les traducteurs.

Les « employés » (18 700 euros de revenu médian) comprennent par exemple les employés de la poste, les aides-soignantes, les hôtesses de l’air, les caissières, les serveurs dans les restaurants ou les agents de police.

Les « ouvriers » ont un revenu médian de 18 200 euros.

Les ouvriers concernaient 20,25 pour cent de la population active en France en 1990 et, en 2016, seulement 13,6 pour cent (la République tchèque a 30,6 pour cent d’emplois industriels). Les travailleurs qui restent continuellement sans emploi perdent peu à peu leur savoir-faire. Le capital social du pays ainsi inutilisé se déprécie et les entreprises réduisent leurs investissements dans la recherche et le développement. Cet état laisse des séquelles. La capacité de croissance à long terme de l’économie en souffre. Les économistes utilisent le terme d’hystérésis pour décrire ces dommages durables infligés aux perspectives économiques. Il s’agit d’une perte de compétitivité irrécupérable. La France importe entre 250 000 et 450 000 véhicules de plus qu’elle n’en exporte, soit une balance commerciale négative de 9,1 milliards d’euros sur un an, en 2018. Nous entrons dans un monde diminué qui renonce à l’industrie, qui se concentre sur les services. Or la richesse réelle d’une population dépend de ses exportations industrielles. Les emplois nouvellement créés sont inférieurs en qualité à ceux qui ont été détruits, requérant un niveau de qualification plus bas et offrant un niveau de vie plus bas. Nous sommes peut-être en train de tendre vers une société « serviciée » (comme on dit société « ruralisée »). Les services sans l’industrie, c’est le tiers-monde d’autrefois et c’est un avenir qui inclut un niveau de vie qui baisse.

Le marxisme vulgaire des responsables de l’éducation met en avant de l’éducation l’économie.

Dans la séquence causale du progrès humain, le développement éducatif précède le développement économique et non l’inverse. Nous vivons avec la domination idéologique d’une sorte de marxisme vulgaire, celui de Jean-Claude Trichet ou de Paul Krugman.

La chute du niveau d’éducation (en particulier de fait de l’abandon de la lecture) est dissimulée par des diplômes sans valeur, sans contenu, des diplômes qu’on obtient par l’argent et le conformisme, des titres de noblesse qui permettent de mieux se placer sur le marché du travail, si bien que l’intelligence s’accumule dans les strates inférieures de la société (il y a moins de stratification éducative par la méritocratie).

La proportion d’individus qui obtient le baccalauréat général chute de 37,2 à 31,6 pour cent entre 1995 et 2004. Après, nous n’avons plus le même bac. En primaire, le score en calcul passe de 250 points en 1987 à 176 en 2017. Le niveau baisse, mais cette baisse touche les enfants de toutes les catégories sociales.

La lecture complexifie la vie intérieure et transforme la personnalité de l’enfant qui la pratique de façon intensive, change son rapport au monde. Or cet apprentissage a été perturbé dès l’arrivée de la télévision, bien avant celle des tablettes et écrans de notre monde actuel.

Jusqu’en 1995, l’éducation supérieure conduisait à une crise de la démocratie, introduisant la stratification éducative qui favorisait le développement d’un subconscient inégalitaire qui expliquait l’acceptation de politiques économiques inégalitaires ou aux conséquences inégalitaires (le libre-échange et l’euro en ce qui nous concerne) : autrefois, les éduqués supérieurs producteurs de culture devaient s’adresser aux alphabétisés ordinaires dans leurs romans, leurs pamphlets, leurs chansons, alors que, avant 1995, non seulement ceux d’en haut se voyaient au-dessus des autres, mais ils pouvaient se permettre de vivre entre eux (31 pour cent de diplômés du supérieur, un tiers de la société), d’où une vision de l’art élitiste et narcissique, avec non Balzac, Zola ou Hugo, mais Catherine Millet, Philippe Besson, Christine Angot.

Après 1995, la situation change : certains diplômes ne valent plus grand-chose. 80 pour cent de l’accroissement du nombre des diplômés du supérieur provient du secteur privé, où certains diplômes s’achètent. Le diplôme est devenu un instrument de stratification en lui-même, un instrument de classement des étudiants, procurant des avantages tangibles sur le marché du travail. Autrefois on faisait des études supérieures certes peut-être pour gagner mieux sa vie, mais aussi et surtout parce que l’on poursuivait un idéal d’émancipation intellectuelle, par désir d’apprendre. On fait désormais des études pour survivre économiquement.

Les formations supérieures ne stratifient pas simplement, elles sont aussi stratifiées en interne : la mentalité inégalitaire va se loger dans le moindre détail, par exemple dans la hiérarchie qui existe entre les universités, entre les grandes écoles. Cette obsession de la distinction conduit les générations nouvelles à traîner dans le supérieur jusqu’à un âge avancé pour empiler les diplômes. Cette prolongation des études permet de sélectionner les plus endurants mais, parce qu’elle supprime la réflexion personnelle durant trop d’années décisives, et ne peut qu’aboutir à une baisse de l’intelligence créative, l’intelligence réelle. Les études supérieures trop longues et les concours répétés entament les facultés cognitives. Tout comme l’ennui forçait les enfants à la lecture, le désordre de la vie estudiantine traditionnelle contribuait à l’épanouissement intellectuel.

Le critère fondamental pour finir dans la botte de l’ENA, c’est-à-dire pour devenir inspecteur des Finances, auditeur à la Cour des Comptes ou au Conseil d’État, c’est le conformisme.

Même dépourvu de contenu intellectuel, le diplôme donne accès à des emplois, des fonctions, des privilèges, des titres de noblesse : une prolifération nobiliaire.

La sélection ne repose plus sur le mérite véritable comme c’était le cas jusqu’en 1995, où les milieux populaires ont été pompés de leurs individus scolairement doués, mais sur l’argent et le conformisme.

Pendant que les enfants de riches et les enfants de profs s’affrontent, les inégalités de classe dans l’accès aux études supérieures ont pour conséquence une accumulation d’une intelligence réelle, déconnectée de la stratification des diplômes, dans les strates moyennes et inférieures de la société.

Nous aboutissons au tableau d’une société de plus en plus stratifiée par le diplôme et de moins en moins par l’intelligence créative.

Les vies auxquelles les polytechniciens ont droit quand ils entrent sur le marché du travail aujourd’hui sont très dégradées qualitativement par rapport à celle de leurs aînés. Ces derniers pouvaient poursuivre une vie intellectuelle enrichissante, tout en étant correctement payé et en ayant les moyens d’élever une famille. Ils pouvaient faire de la recherche de haut niveau sans cesser d’être des bourgeois. Aujourd’hui, si un polytechnicien veut gagner correctement sa vie, il va devoir aller boursicoter dans les salles de marché, c’est-à-dire se livrer à une activité intellectuelle très en dessous de sa compétence. Et même s’il gagne des millions, il est devenu un prolétaire de l’esprit.

A l’avenir, nous devons faire l’hypothèse de classes supérieures surdiplômées mais intellectuellement diminuées (les idiots s’accumulent au sommet de la structure sociale) et d’un monde dominé en cours de réarmement intellectuel, après son désarmement par un demi-siècle de méritocratisme.

La typologie des classes sociales doit permettre d’expliquer les événements (la typologie est une variable qui doit être mise en relation avec les autres variables que sont les événements et l’histoire) : la typologie ne doit pas être inerte mais active en mettant en correspondance, avec audace, les classes sociales avec tel événement, avec telle personnalité politique, avec telle organisation politique.

Quand Bourdieu décrit la société comme la domination de ceux d’en haut sur ceux d’en bas, sa typologie, qui n’est qu’une variable, doit être mis en rapport avec d’autres variables : cette typologie doit permettre d’expliquer les événements, l’histoire, qui constitue une autre variable. La sociologie ne peut vivre indépendamment de l’histoire. Les typologies inertes conduisent à une sorte de fixisme structural qui affecte la typologie elle-même, qui d’inertie finit par être tout simplement en retard.

L’histoire-problème inclut, explicitement ou implicitement, les notions de classe, de violence policière et populaire, de rétablissement ou de de restriction du suffrage universel, de coup d’État. On ne trouve pas chez Marx l’implacable esprit de sérieux de la bureaucratie intellectuelle française, la redondance structurale de Bourdieu, la minutie des classifications socioprofessionnelles de l’INSEE : on est plongé dans une description rapide, intuitive et féroce des groupes sociaux en lutte. La typologie de Marx (l’aristocratie financière, la bourgeoisie industrielle, la petite bourgeoisie, le prolétariat, la paysannerie, le lumpenprolétariat) n’est pas parfaite mais elle n’est pas inerte. C’est une typologie active qui permet un jeu instinctif et systématique de mise en correspondance des groupes sociaux avec l’événement ou telle ou telle figure politique.

Marx nous aide à retrouver, de manière instinctive, une perception plus juste du présent, d’un présent qui, par certains aspects, renvoie à des formes historiques du passé. Marx est le bon modèle parce qu’il n’a pas peur de son ombre : il suit son instinct, il a l’audace, le génie des coups d’œil ravageurs (les mœurs dépravées de l’aristocratie financière et du lumpenprolétariat et aussi : « la lutte de classe en France a créé des circonstances et des conditions qui ont permis à un médiocre et grotesque personnage de jouer le rôle de héros »). Marx est capable de ne pas être complètement sérieux et de se laisser emporter. Si on recherche la perfection statistique, si on n’en finit pas d’hésiter, si on s’interdit de trancher parce qu’on ne dispose pas de certitude, on doit renoncer à décrire et comprendre l’histoire. La statistique il en faut, mais il faut aussi apprendre à s’en passer.

La typologie sociale de Marx est active en un deuxième sens : les classes qu’il présente sont en devenir et pressentent leur destin. Pour les ouvriers, celui de peser de plus en plus lourd. Marx fait l’analyse cruelle d’une défaite (5000 insurgés tués, 1500 fusiliés sans jugement, 25 000 arrestations, 11 000 condamnations à la prison ou à la déportation) tout en sachant que les décennies qui s’annoncent appartiennent aux masses ouvrières.

Marx introduit les concepts d’autonomisation de l’État par rapport à la société et de masse centrale atomisée.

Marx nous offre deux concepts fondamentaux. Le premier est celui d’une autonomisation de l’État par rapport à la société : l’État semble s’être rendu indépendant de la société, l’avoir subjuguée. L’indépendance du pouvoir exécutif se révèle au grand jour lorsque son chef n’a plus besoin de génie ni son armée de gloire, ni sa bureaucratie d’autorité morale pour se justifier. La machine d’État s’est à tel point consolidée en face de la société civile qu’il lui suffit d’avoir à sa tête le chef de la Société du 10 décembre, ce chevalier de fortune accouru de l’étranger, élevé sur le pavois par une soldatesque ivre, qu’il a achetée avec de l’eau de vie et du saucisson, et à laquelle il lui faut sans cesse recommencer à servir du saucisson. La dissension au sein des classes dirigeantes, agraire, industrielle et financière, permet à l’autonomie de l’État de se déployer.

Le deuxième concept est celui d’atomisation, de masse centrale atomisée. Les petits paysans constituent une masse énorme, dont les membres vivent tous dans la même situation, mais sans avoir de contacts multiples les uns avec les autres. Leur mode de production les isole les uns des autres, au lieu d’établir entre eux un commerce mutuel. Chaque famille se suffit à elle-même. La nation est ainsi constituée par simple addition de grandeurs équivalentes, comme des pommes de terre dans un sac forment un sac de pommes de terre.

Actuellement, il y a la masse centrale atomisée en constante évolution (50 %), entre l’aristocratie stato-financière (0,1%), les dépendants (0,9%), la petite bourgeoisie CPIS (19%) et le prolétariat (30%).

Ainsi, les classes populaires ne sont plus actuellement le centre de gravité de la société, mais les catégories intermédiaires (en 1994 les ouvriers et les employés, c’est-à-dire les milieux populaires, représentaient plus de la moitié de l’électorat, même si le parti communiste s’effondrait et si la conscience de classe s’évanouissait). Le monde ouvrier ne joue plus de rôle directeur.

En 2019, les employés forment la catégorie la plus nombreuse (27,2 pour cent), les intermédiaires sont plus nombreux que les ouvriers (25,7 pour cent), les cadres et les professions intellectuelles supérieures (18,4 pour cent) pèsent presque aussi lourds que les ouvriers, qui représentent 20,4 pour cent du total (18 pour cent sans les immigrés naturalisés ou non).

Nous assistons à l’émergence d’une classe moyenne dominante dans un contexte d’appauvrissement. Les classes moyennes étaient riches quand les ouvriers allaient bien et qu’il y en avait beaucoup. Si on détruit les ouvriers, on finit par détruire le niveau de vie en général et celui des classes moyennes en particulier. Telle est la magie de la « globalisation économique » qui avait voulu nous faire croire qu’en délocalisant la classe ouvrière vers l’Asie on allait avoir enfin la prospérité et la paix sociale.

Nous avons une masse centrale atomisée et appauvrie, des classes moyennes atomisées et appauvries.

A l’heure actuelle, la défaite se manifeste, pour les classes populaires, par une baisse du niveau de vie et une disparition de toute capacité à influer sur la décision politique. Nous courons, depuis le milieu des années 1980, de micro-défaite en micro-défaite, processus cumulatif qui nous mène à une absence de perspective historique positive. Difficile de donner un sens optimiste à cette défaite.

Notre typologie sera doublement active en ce sens qu’elle tient compte du fait que certains des groupes décrits sont en régression, d’autres en expansion.

Les 0,1% d’en haut.

Nous avons l’aristocratie stato-financière, les 0,1 pour cent du haut de l’échelle. Il s’agit d’une classe qu’on peut supposer de droite, qui garde sa capacité de domination sur la société française, ainsi que sa capacité à s’enrichir peut-être, sans doute, mais qui, à l’échelle internationale, a tout simplement perdu son statut d’acteur libre. Elle n’est plus qu’un rouage dans un système impérial européen contrôlé par l’Allemagne : c’est une bourgeoisie compradore. Elle a des privilèges, mais aucun pouvoir à l’échelle internationale. Nous avons une situation de type colonial dans laquelle la bourgeoisie ex-nationale se retourne contre son peuple.

Les États-Unis comptent 600 milliardaires, l’Allemagne 125, la France 37, ce sont des milliardaires qui ne représentent pas grand-chose. Bernard Arnault doit sa position aux industries de luxe, situées bien loin des percées technologiques du vingt et unième siècle. Le succès de ce secteur en France découle de l’élévation du niveau de vie des classes privilégiées aux États-Unis, en Chine ou ailleurs. Bernard Arnault est donc le bon symbole d’une classe supérieure dominée, dérivée, serviteur en un sens, des classes supérieures d’ailleurs. Rien à voir avec le PDG d’Amazon ou de n’importe quelle GAFA, ni avec les riches Allemands dont la fortune vient pour beaucoup de la construction automobile. Ce n’est qu’un larbin planétaire.

Mais l’aristocratie stato-financière ne se réduit pas à la quarantaine de milliardaires. Elle comprend deux pôles : celui des ultrariches et celui de la très haute administration, avec en son cœur les 333 inspecteurs des Finances, dont la principale mission est de réduire les dépenses publiques, qui commencent leur carrière à Bercy puis vont dans le privé multiplier par 10, voire par 50, un salaire déjà confortable, quitte ensuite à retourner dans la fonction publique. Idéalement ils vont pantoufler dans les banques qu’eux ou leurs prédécesseurs ont nationalisé puis privatisé. Leur pouvoir sur l’économie française semble beaucoup plus significatif que celui de notre quarantaine de milliardaires. Ils sont presque 10 fois plus nombreux et fournissent des hommes politiques et des présidents de la République. L’idéologie de base de la classe dirigeante française, c’est réduire les coûts publics et accroître sa fortune personnelle.

La bourgeoisie industrielle est aujourd’hui soumise. Le Medef n’est plus qu’une modeste association qui ne peut que déposer d’humbles suppliques à ses maîtres.

Les 0,9% juste en dessous.

À cette aristocratie s’agglomèrent les 0,9 pour cent suivant des individus qui gagnent très bien leur vie mais ne peuvent prétendre dominer. L’archétype du dépendant, ce sera le polytechnicien qu’on a converti en machine financière dans une salle de marché. C’est aussi la frange supérieure des grands métiers du privé, de la banque, de ce qui reste d’industrie et des professions libérales..

Les 19% de la petite bourgeoisie CPIS.

Au-dessous des 1 pour cent, nous avons les 19 pour cent des pseudo-dominants. L’INSEE leur appose l’étiquette « cadres et professions intellectuelles supérieures ». Appelons cette classe sociale « petite bourgeoisie CPIS ». Cette classe est en train de s’éroder en raison du décrochage du revenu des générations de diplômés les plus récentes.

Les 50% de la majorité atomisée.

Au-dessous, il y a les 50 pour cent de la « majorité atomisée » qui regroupe les agriculteurs, les professions intermédiaires, les emplois qualifiés, les artisans et petits commerçants. À cette masse s’agrègent, par le bas, les strates supérieures du monde ouvrier et, par le haut, les jeunes paupérisés de la petite bourgeoisie éduquée.

Les 30% du prolétariat.

Tout en bas de l’échelle sociale, il reste les 30 pour cent du « prolétariat » (25 pour cent d’origine française ou européenne et cinq pour cent d’origine extra-européenne), qui comprend les ouvriers et les employés non qualifiés.

Il n’y a pas dans les classes populaires la persistance d’une décence, d’un sens de l’entraide, de la fraternité, du comportement moral, d’une santé mentale et morale à l’écart des névroses des partis.

La vision positive du changement psychosocial vers l’épanouissement personnel comme la vision négative dénonçant le narcissisme et idéalisant les couches populaires (David Riesman, Christopher Lasch) utilisent la notion de décence ordinaire, comme un sens inné de l’entraide, de la fraternité, du comportement moral et de l’éthique propre aux classes populaires, comme la persistance dans les milieux populaires d’une santé mentale et morale, à l’écart des névroses des partis. Mais l’enrichissement des milieux populaires et la consommation de masse s’accompagnent d’une évolution psychologique et morale désastreuse : l’époque a changé. Il faut parler plutôt d’une indécence commune à tous les milieux.

L’évolution des mœurs ne procède pas d’une simple diffusion du haut vers le bas de la structure sociale. Dans les années 1920, ce sont les bourgeois qui sont puritains, et non la classe ouvrière. L’augmentation des salaires fait certes pénétrer le puritanisme bourgeois dans le monde ouvrier.

L’élévation du niveau de vie et de l’éducation conduit ou bien à l’épanouissement de l’individu, à son ouverture au monde extérieur, à son rejet des frontières, à sa tolérance sexuelle (le point de vue de l’élitisme), ou bien à un individu non pas introverti, sérieux, travailleur et responsable, mais à un individu dirigé par les autres, un individu mimétique qui sombre dans le narcissisme, dans l’intérêt exagéré pour sa propre personne, un individu qui s’oppose à l’individu des classes populaires épargné par ces mutations délétères (le point de vue du populisme).

L’élévation du niveau de vie a libéré l’individu de nombreuses contraintes du passé comme la peur de la faim, l’enfermement dans le groupe local, les disciplines de la religion et des idéologies qui lui ont fait face (républicanisme, laïcisme, socialisme, communisme, nationalisme). Les technologies de contraception ont ouvert la possibilité d’une sexualité déconnectée de la procréation. Ce processus est considéré soit comme une émancipation soit comme conduisant un repliement narcissique de l’individu sur lui-même.

Certains considèrent donc ce processus comme une émancipation. L’ « état d’esprit EFTIBE » (émancipation, féminisme, tolérance sexuelle, immigration, bio, écologie, l’immigration résumant l’idéal post-national) repose sur la pyramide des besoins : en bas, les besoins physiologiques élémentaires (boire, manger, respirer, se reproduire, etc.) et, tout en haut, le besoin d’accomplissement de soi – avec, entre les deux niveaux, les besoins de sécurité, d’affection et d’estime : peu à peu, l’homme parvient à satisfaire des besoins de plus en plus complexes et immatériels. C’est une vision psychosociale positive. Le développement de l’éducation secondaire et surtout supérieure, dans un contexte d’enrichissement généralisé, mène les individus à une culture d’épanouissement du moi : émancipation des femmes, tolérance sexuelle, mariage pour tous, ouverture au monde extérieur, rejet des frontières. Ce monde ouvert, postnational, qui n’est plus contraint par la matérialité des besoins primaires, doit tenir compte de l’écologie pour préserver cette liberté humaine et de l’alimentation bio pour protéger les corps des menaces de la chimie. Les éduqués supérieurs doivent être considérés comme des gens merveilleux, qui ont développé des compétences et une sensibilité les rendant réellement supérieurs.

Selon la vision négative, l’apprentissage de la lecture a produit un individu dirigé de l’intérieur, plongé dans les livres, introverti, sérieux, travailleur et responsable. Les éduqués supérieurs des nouvelles générations travaillent ensemble et deviennent dirigés par les autres, mimétiques. Il faut dénoncer l’intérêt grandissant exagéré des contemporains pour leur propre personne (le narcissisme). Les éduqués supérieurs sombrent dans le mimétisme ou le narcissisme, tandis que les catégories inférieures auraient été épargnées par ces mutations délétères.

Un champ théorique se dégage pour l’affrontement de l’élitisme et du populisme.

La personnalité de base dominée par un surmoi répressif, développant le conflit intérieur, la culpabilité de la névrose ou de la psychose (ce qui reflète une expérience collective de l’assujettissement disciplinaire et du conflit qui donnent leur sens à la condition humaine, au rapport de soi à soi et à l’entre-nous collectif, qui dessinent les lignes d’affrontement et d’accord, avec l’assurance, l’assistance, la répartition de la richesse produite, la lutte contre les inégalités, permettant d’éviter la guerre civile ou le recours à un souverain) est remplacée par une personnalité de base libérée de beaucoup d’interdits et de disciplines, mais du coup confrontée à ses insuffisances et à ses symptômes, ce qui engendre une fatigue dépressive, l’effacement du conflit intérieur et de la culpabilité (cet effondrement de l’individu correspond à l’effondrement du conflit intérieur à la société qui devient apathique, avec des individus qui imaginent des problèmes futurs auxquels ils n’auront pas la force de réagir).

Dans les années 1950, nous vivons le passage d’une personnalité de base dominée par un surmoi prédisposant à l’autorépression, au conflit intérieur, à la culpabilité, à laquelle s’appliquaient les concepts de névrose et de psychose, à une personnalité de base dont le moi est certes libéré de beaucoup d’interdits, mais qui doit faire face à cette dure réalité que, même quand rien n’est interdit, tout n’est pas possible. L’individu a le droit d’être lui-même, il est même sommé de le devenir, mais, s’il plonge au fond de ce moi libéré, il n’y trouve pas nécessairement des choses extraordinaires. Confronté à ces insuffisances, l’individu libéré aura tendance à sombrer dans un état de fatigue dépressive.

Cette fatigue mentale des populations est accompagnée par une fatigue des concepts, puisque les classifications psychiatriques se diluent, remplacées par l’inventaire des symptômes. Les antidépresseurs n’ont plus la prétention de guérir, à partir d’un diagnostic précis, mais d’effacer les symptômes, installant l’individu dans la chronicité. Les asiles psychiatriques se vident.

Il s’agit d’un basculement psychosocial, d’un changement de style du désespoir, d’un changement dans la subjectivité des modernes, avec la rencontre entre la dynamique d’émancipation qui libère l’individu de la discipline et de l’interdit, et les transformations internes à la psychiatrie qui fournissent des réponses pratiques aux problèmes créés par cette libération.

Le déclin de la névrose au profit de la dépression est bien la fin d’une psychiatrie, mais il indique également le déclin d’une expérience collective de la personne qui s’exprime à la fois par l’assujettissement disciplinaire et par le conflit. Le déclin de la névrose est le déclin d’une expérience du monde qui met le conflit au centre de la condition humaine et lui donne son sens. Ce conflit structure non seulement le rapport de soi à soi mais l’entre-nous collectif. L’invention du social (l’assurance pour les travailleurs et l’assistance pour les incapables de travailler), sa mise en forme par la représentation politique et les organisations de masse ont permis de surmonter le risque d’une transformation de la lutte des classes en guerre civile. Ce style de mise en forme offrait au conflit une scène politique qui lui donnait son sens en dessinant des lignes d’affrontement et d’accord entre les acteurs. Répartir plus justement la richesse produite et lutter contre les inégalités de chance entre classes sociales sont les deux grands compromis politique qui se sont imposés. La division sociale conditionne l’unité de la société. Le conflit permet de faire tenir un groupement  sans qu’il ait besoin de justifier son sens en se référant à un ailleurs et sans qu’un souverain décide pour tous. Tel est le noyau du politique en démocratie.

L’effondrement du conflit intérieur à l’individu correspond à l’effondrement du conflit intérieur à la société. La société sans conflit est une société apathique politiquement. La prolifération de ces moi fatigués pourrait expliquer la prolifération des modèles d’effondrements sociaux ou écologiques, si présent dans les librairies. Les hommes fatigués imaginent des problèmes futurs auxquels ils n’auront pas la force de réagir. Ces modèles accusent non de capitalisme mais l’homme. Il s’agit d’une dépression nerveuse collective.

Les déviances narcissiques – heureuses ou malheureuses – sont des pathologies importantes mais secondaires pour l’analyse de la population générale. Les concepts centraux doivent être ceux d’effondrement du surmoi, de libération du moi, d’effacement de la culpabilité et du conflit intérieur. La dépression, manifestation de la fatigue d’un moi confronté à une réalité non répressive mais qui reste difficile, est désormais la pathologie diffuse la plus importante.

L’épicentre de la fatigue du moi se situe dans la majorité atomisée.

L’anomie désigne des individus isolés, atomisés, anxieux, insatisfaits, déréglés, indisciplinés, avec des appétits et des désirs qu’ils n’arrivent pas à arrêter et qui ne peuvent être satisfaits, avec une indéfinition des attentes, une perte des repères, un état de panique et de fatigue, une incertitude sur ce qu’on peut espérer dans une société ayant une certaine mobilité ascendante, et quand la mobilité sociale est nulle, l’anomie est nulle, et c’est l’apaisement, la tranquillité d’esprit, l’insouciance, le repli sur soi, le mépris des gens de peu, l’absence de morale : les gens renoncent, savent qu’ils n’iront nulle part, qu’ils n’ont pas de raison de regretter de ne pas avoir une autre vie.

Les années 1968-1985 sont des années à fort taux de suicide. Le suicide anomique, plus que le suicide altruiste ou le suicide égoïste, constitue le moteur de la hausse du taux de suicide à la fin du dix-neuvième siècle. Parmi les facteurs causaux immédiats du suicide, il y a le divorce et l’effondrement religieux.

La population qui ne sait pas lire vit dans un certain état d’insouciance. Avec la lecture émerge une conscience de soi de niveau supérieur, une capacité d’introspection plus grande, une certaine anxiété aussi. Le suicide, l’alcoolisme et les maladies mentales progressent, avec en parallèle les idéologies modernes anxiogènes. L’anxiété diminue avec les antidépresseurs, avec les concepts déculpabilisants de la psychanalyse et le renoncement face à une situation économique bloquée : nous observons ainsi un apaisement des esprits, mais non l’émergence d’une conscience supérieure, d’une moralité sociale meilleure quand règnent le repli sur soi-même, l’élitisme, le mépris des gens de peu.

A partir du moment où les régions périphériques cessent de croire, on assiste à un effondrement des croyances collectives qui faisaient face au catholicisme et se définissaient en grande partie contre lui : le communisme, la nation au sens gaulliste, la social-démocratie. La disparation de ces croyances collectives qui encadraient l’individu laisse ce dernier tout seul, plus fragile et plus petit. C’est le chaos, l’absence de conscience de soi-même, un état de panique, l’effondrement des individus. L’atomisation individualiste produit un individu diminué dans ses capacités de faire, un individu fatigué, un individu anomique, c’est-à-dire perdu dans ses aspirations, un individu diminué moralement (si la morale est une attitude individuelle, il est difficile d’être moral tout seul, sans public : pour faire le bien, il est beaucoup plus encourageant d’avoir autour de soi des personnes qui approuvent : la morale est à la fois individuelle et collective).

L’anomie désigne un isolement général des individus, une collectivité atomisée. Il s’agit surtout de saisir l’état de dérèglement d’individus pris dans une société dont les règles changent et qui ne savent plus ce qu’ils doivent espérer ou attendre de la vie. Les appétits, n’étant plus contenus par une opinion désorientée, ne savent plus où sont les bornes devant lesquelles ils doivent s’arrêter. Comme la vitalité générale est intense, ces appétits sont dans un état d’excitation. Parce que la prospérité est accrue, les désirs sont exaltés. On offre aux désirs une proie plus riche, ce qui rend ces désirs plus exigeants, plus impatients de toute règle, alors justement que les règles traditionnelles ont perdu de leur autorité. L’état de dérèglement ou d’anomie est encore renforcé par le fait que les passions sont moins disciplinées. Les exigences des passions ne peuvent plus d’être satisfaites. Les ambitions surexcitées vont au-delà des résultats obtenus. Rien ne les contente. Toute cette agitation s’entretient perpétuellement elle-même sans aboutir à aucun apaisement.

L’enrichissement, l’ascension sociale sélective enclenchée par l’éducation et le processus méritocratique, signifient pour le monde populaire une indéfinition toute nouvelle des attentes sociales, une perte des repères, une incertitude sur ce que l’on peut espérer de la vie dans une société où une certaine mobilité ascendante s’installe. Une telle anomie explique assez bien la montée de l’anxiété et l’élévation du taux de suicide dans le monde populaire qui s’enrichit et accède à la société de consommation.

La libération du moi des contraintes extérieures mène à une continuelle insatisfaction.

Nous sommes entrés dans une phase où les gens se sont tellement habitués aux taux de chômage, à la stagnation ou à la baisse des revenus, et au gel de la mobilité sociale, qu’ils n’ont même plus l’espoir que cela change, ne sont donc plus déçus et se suicident moins. Avec une mobilité sociale nulle, l’anomie est nulle : les gens savent ce qu’ils sont, qu’ils n’iront nulle part, qu’ils n’ont pas de raison particulière de regretter de ne pas avoir une autre vie. On a affaire à une sorte de renonciation qui correspond à un retour à la tranquillité d’esprit de la société préindustrielle.

Macron vend sa jeunesse, sa parole vide, sa croyance en l’Allemagne et son idée du dépassement du clivage gauche-droite, reprise au Front National.

Le but fondamental du système politique français est d’organiser des pièces de théâtre successives qui doivent masquer l’absence de pouvoir économique réel du président. Avec Macron, ce qui nous a été vendu, c’est la jeunesse. Mais, Macron est comme les autres. Le passage par la banque n’y change pas grand-chose puisque les banques, en France, restent sous la dépendance de l’État.

Comment un personnage aussi insignifiant a-t-il pu devenir président ? Sa parole est vide, un enfilage de poncifs et de concepts creux. Un point d’excellence toutefois : une capacité extraordinaire à tenir interminablement son discours sans se laisser interrompre (faire des tunnels).

Son pragmatisme semble se définir comme une souplesse mise au service de l’absence de valeur. Il donne l’impression d’une personne susceptible de prendre n’importe quelle direction.

Deux idées se dégagent de son seul livre. Première idée, qu’il partage avec ses prédécesseurs : si nous respectons les critères européens, les Allemands vont nous prendre au sérieux et nous donner quelque chose en échange.

Deuxième idée, qui a été celle des fascistes et des centristes, qui est celle du Front National et celle de la haute fonction publique (qui est censée servir aussi bien à gauche que la droite) : le dépassement du clivage gauche-droite. L’extrême droite et l’extrême centre macroniste ont un logiciel commun. Une fois admis que le jeu partisan ne sert plus à rien, la haute administration peut s’imaginer qu’elle est tout. Macron est le représentant typique de la haute fonction publique, qui supervise et démolit ce qui nous reste d’économie privée. Le « ni droite ni gauche » macronien convient aussi aux juges, que leur fonction sociale place au-dessus des intérêts particuliers. Une telle conception pose un problème de taille : le dualisme gauche-droite est consubstantiel à la démocratie représentative. Sans lui, plus de démocratie au sens classique.

La petite bourgeoisie enseignante, qui se croit en haut, qui est passée à droite en 2007 et qui inculque à la jeunesse une idéologie de droite, fait un coming out macroniste après avoir soutenue la politique économique socialiste défavorable au monde ouvrier, et, non reconnue par Macron, fait partie des perdants du système.

La vacuité du président semble être entrée en résonance avec les aspirations, les besoins, les idées de certaines catégories sociales. Il est soutenu par la haute bureaucratie des Finances et de la justice, et par la petite bourgeoisie CPIS, (37 pour cent au premier tour), fascinée par sa sublime intelligence, car elle a besoin de croire en une intelligence supérieure, dans un monde vide de Dieu et de sens autre qu’économique (croire en l’Europe, croire en l’action magique du marché, croire en la création par le verbe, croire en Macron). La sublimation de Macron en génie de la pensée, sa divinisation en Jupiter, met sur la piste d’une situation réellement psychopathologique de cette petite bourgeoisie. En insistant sur l’intelligence de Macron, le monde médiatique, bain nutritif du sous-monde politique, ne fait que confirmer, croyant le compenser, l’état de déficience cognitive de la caste dont le président est l’émanation.

Macron a donc obtenu un soutien écrasant de la part de la catégorie du secteur public qui traditionnellement constitue l’un des socles électoraux du parti socialiste : les enseignants. Pour la première fois, les enseignants se réorientent à droite en 2007 : les maîtres auxiliaires et contractuels ont choisi Macron à 24 pour cent, les professeurs des écoles à 33 pour cent, les professeurs certifiés et assimilés à 45 pour cent, les professeurs agrégés à 50 pour cent, les professeurs des universités et les maîtres de conférences à 37 pour cent. Les enseignants sont passés d’une fausse conscience à une autre : les enseignants se pensaient de gauche et se penser de gauche consistait pour eux à voter socialiste, sous sa forme PS, PSU ou SFIO, cautionnant une politique économique défavorable au monde ouvrier. À travers les professeurs d’histoire, les enseignants ont inculqué chez les jeunes esprits une idéologie de droite, comme les instituteurs de la IIIe République avant 1914. Les enseignants admettent enfin qu’ils ne sont plus de gauche. Leur coming out macroniste est une bonne chose. Toute forme de désaliénation doit être encouragée. Le problème, c’est que cet abandon d’une fausse conscience se fait en plongeant tout droit dans une seconde fausse conscience.

Les petits-bourgeois se croient supérieurs. Ils s’imaginent d’en haut. Leurs privilèges ne représentent pas grand-chose. De toutes petites différences sont interprétées comme ayant énormément de signification. En réalité, les petits-bourgeois font partie des perdants du système. Ce sont les loosers d’en haut. Leurs enfants sont partis pour rejoindre le centre majoritaire atomisé. Les petits-bourgeois sont des cocus qui se croient à tort des winners.

Les pauvres, les paumés et les gendarmes sont les électeurs de Le Pen.

Les gendarmes ont voté 51 pour cent pour Le Pen : l’électorat du Front National ne se limite pas aux plus pauvres et aux plus paumés. Les gendarmes constituent un pôle de l’État, celui de l’application concrète, si nécessaire, de son monopole de la violence légitime.

Voter Macron et son vide programmatique, reflet du vide programmatique de Le Pen, c’est voter contre Le Pen, contre le populisme, contre le peuple.

Si on donne le vote Le Pen d’un département, on peut pratiquement dire ce que sera le vote Macron, comme si l’un déterminait l’autre ou inversement. Macron et Le Pen, qui nous sont présentés comme opposés l’un de l’autre, le sont tellement que, d’une façon mystérieuse qui reste à définir, ils sont la même chose. On peut aisément établir des oppositions : le Pen représenterait des sous-éduqués, la xénophobie et la méfiance envers les classes supérieures, Macron les suréduqués, l’indifférence aux questions ethniques et le mépris des classes supérieures pour le peuple français. Pour avancer dans la compréhension, situons les phénomènes Le Pen et Macron dans le temps. Le Pen a existé avant Macron. L’antériorité et la stabilité du lepénisme nous permettent de le considérer comme le facteur causal, le macronisme comme l’effet. Compte tenu de l’intensité du lien, on serait tenté de parler du macronisme comme d’un reflet du lepénisme. Voter Macron dès le premier tour, c’est donc voter contre le Pen. L’acte n’a pas d’autre contenu. Ce qui nous permet de comprendre pourquoi le vide programmatique de Macron n’a pas représenté un problème pour son électorat. Dans la mesure où le Front National n’a aucun projet national positif, nous pouvons affirmer que le macronisme, c’est désormais d’une certaine façon la négation d’un zéro, et que le macronisme signifie l’absence de projet dans la petite bourgeoisie pour laquelle le Pen semble être devenu un élément de restructuration idéologique et mental nécessaire : la lutte contre le populisme ou contre le peuple lui-même est devenue son seul projet.

Macron se veut rassurant tout en proposant le changement : il applique des idées anciennes, il est libéré de la morale commune, sans limite, sans projet, et agressif à l’égard des pays étrangers et à l’égard de la population, une agression détournée du fait de l’humiliation de la part de l’Allemagne : autisme, psychose paranoïaque ou maniaco-dépressive, complexe d’infériorité et de soumission, agressivité détournée.

Macron l’emporte parce que tout en lui suggère que rien ne va changer. Il a été le plus rassurant des candidats, une garantie de continuité, avec la prime d’une bonne conscience : je vote pour le changement. Du point de vue des idées nouvelles, le gouvernement a toutefois pu appliquer avec une vigueur toute nouvelle les idées anciennes : briser les syndicats de la SNCF, le code du travail, supprimer l’ISF.

Le plus important, sociologiquement, semble l’arrivée au sommet de l’État d’un groupe dépourvu de croyances, libéré de la morale commune, ne sachant plus s’il existe des limites, un groupe anomique, né du vide social (vide de projet, vide de morale et déficit cognitif).

La dynamique est là, produisant des effets puissants sur le plan national et une véritable sortie de réalité sur le plan des relations extérieures. Macron envenime les relations avec le Royaume-Uni. Il insulte les dirigeants de l’Italie « populiste ». Il s’attaque à Poutine puis au Brésil. Il se pose en rival de Trump, sans moyen économique : autisme, psychose paranoïaque ou maniaco-dépressive. Cette agressivité généralisée ne représente qu’une adaptation psychique perverse de l’humiliation permanente qu’est le fait de devoir concrètement obéir à l’Allemagne : un complexe d’infériorité et de soumission, une agressivité détournée.

La dynamique de l’agression est impuissante en politique extérieure : elle se tourne contre la population elle-même. Les Français ont perçu la violence de Benalla comme une violence venue d’en haut, importante sur le plan des principes. Il existe une plèbe d’en haut comme il existe une plèbe d’en bas : elles peuvent se rejoindre dans l’absence de valeur. Macron devient un personnage au comportement moral douteux. La violence latente du macronisme se révèle, une brutalité au-delà des grossièretés méprisantes adressées par le président à des gens ordinaires en toute occasion. Les premières violences du quinquennat viennent du pouvoir : la violence venue du bas de la société devient un mécanisme défensif.

Les classes supérieures américaines et anglaises veulent non seulement délocaliser les usines mais se débarrasser de leur prolétariat qui ont pris trop de place sociale, dont le niveau de vie est trop élevé et qui se pensent membres des classes moyennes : ce rêve de délocalisation du peuple, d’un pays sans peuple ou d’un peuple de domestiques, fait long feu.

Les luttes de classe reprennent des les années 1980 par une offensive des classes supérieures contre les classes populaires, avec Reagan et Thatcher. Le taux de profit est tombé trop bas. Mais il ne s’agit pas d’une légère correction de trajectoire : il s’agit d’une tentative globale de délocalisation de la classe ouvrière à l’échelle mondiale. La délocalisation n’est pas seulement celle des usines et la recherche d’un meilleur taux de profit par l’utilisation d’une main-d’œuvre étrangère à bas coût. C’est aussi et peut-être surtout le rêve inouï d’être débarrassé de son propre prolétariat, ces ouvriers qui avaient pris trop de place sociale, dont le niveau de vie était devenu trop élevé, qui se pensaient membres des classes moyennes. La défaite du monde ouvrier a été telle que les sociétés sont en crise démographique, avec des hausses de mortalité. Une partie des élites admet que le néolibéralisme est allé trop loin et que vivre sans peuple ou avec un peuple composé uniquement de domestiques n’est pas un projet tenable à long terme. Le Brexit et Trump marquent sans doute la fin du rêve grandiose de délocalisation des peuples américains et britanniques.

La France invente la cascade du mépris et du sadisme ; pour l’aristocratie, qui a perdu le contrôle du pays et de l’Europe, qui saborde les entreprises privées et l’industrie par leur incompétence, qui accélère les délocalisations, le peuple devient le bouc émissaire de l’échec et des destructions.

En France, le prolétariat, confronté à l’offensive des classes supérieures, réagit en se repliant sur un vote contestataire séparé pour le Front National. Il n’y a pas encore de défaite finale du monde populaire : on peut se faire soigner gratuitement, on a une école gratuite, grâce à l’accroissement de la dette publique.

Sur le plan idéologique, la France se distingue par son invention d’une cascade du mépris, chaque catégorie sociale regardant non plus vers le haut et vers l’avenir, mais vers le bas et vers le passé. Chaque classe développe une attitude agressive vis-à-vis de la classe qui lui est immédiatement inférieure ou de toutes les classes qui lui sont inférieures.

Le vote de la petite bourgeoisie est déterminé par du ressentiment envers les électeurs du Front National. Le vote de l’électeur du Front National est déterminé par du ressentiment envers les Arabes. Le petit-bourgeois macroniste est une sorte de petit Blanc au deuxième degré, qui déverse sur une catégorie supposée inférieure son désarroi et ses frustrations, cette catégorie-là ayant elle-même choisi son bouc émissaire encore plus bas. Le mépris est au cœur du macronisme : Macron est un gamin mal élevé. Si le vote Front National permet aux ouvriers de se sentir supérieurs aux immigrés, le vote Macron est une affirmation de supériorité, un moyen pour la petite bourgeoisie d’échapper au déclassement.

L’aristocratie stato-financière est humiliée dans son prestige et sa puissance par l’affaiblissement du système technologique, industriel et productif français. Sur le plan politique, elle a perdu le contrôle de l’Europe et de son propre pays. Les inspecteurs des Finances passent par le privé pour s’y enrichir et le saborder par leur incompétence technique et commerciale : le rêve néolibéral tourne court. Chacun des efforts pour favoriser le secteur privé au détriment du public n’aboutit en fin de compte qu’à accroître la puissance de l’État. Elle peut tout vendre, tout brader, tout voler à la nation : le rétrécissement du capitalisme industriel français nous garantit l’affaiblissement du secteur privé. Les politiques néolibérales, en détruisant le capitalisme industriel, en restreignant par l’euro l’initiative privée, ne peuvent que mener à un renforcement de l’État en tant qu’agent autonome. Les inspecteurs des finances retournent souvent en fin de carrière se remettre au chaud dans l’appareil d’État. Courant de fiasco en fiasco, notre aristocratie court à sa perte. Son pouvoir effectif interne à la société française s’accroît parce que, autour de l’État, les ruines s’accumulent.

Apparaît le mépris de cette strate contre la petite bourgeoisie et, en vérité, contre toute la société.

Alors qu’à l’étranger le mouvement de délocalisation s’arrête, le patronat français adopte une attitude antipatriotique en accélérant de manière radicale les délocalisations. Cette attitude antipatriotique est comme une vengeance. En échec partout, humiliée partout, notre classe supérieure se trouve le peuple français comme bouc émissaire en le traitant de fainéant allergique aux réformes.

Les classes supérieures, frustrées dans leurs attentes, donnent libre cours à un inutile sadisme social qu’on peut appeler « modèle aztèque » en hommage au cannibalisme sacrificiel de l’empire aztèque. Notre psychisme fondamental – ce dont l’homme est capable et donc ce qu’il est – ne peut nous être révélé par des psychologues ou des psychanalystes travaillant sur des individus. Le potentiel psychique de l’être humain nous est dévoilé par l’histoire : c’est ce qu’on fait les hommes à travers les siècles qui nous dit ce qui est « humain ». Lorsque les premières sociétés ont accumulé quelques surplus agricoles, ils ont marché à l’inégalité, pratiqué des guerres, institué l’esclavage, mis en place des rituels de sacrifice, inventé des mécanismes de sadisme institutionnel.

Dans la société française, menacée de régression, où les inégalités n’ont pas encore terriblement augmenté, mais où aucun groupe social n’a le sentiment de pouvoir faire quoique ce soit pour améliorer son destin, la motivation de certains individus pour l’action politique peut être une certaine forme de sadisme social. Le discours politique reste en France globalement bienveillant, un discours d’humanité et même humanitaire : il évoque une amélioration de la situation économique, le refus de principe de la violence. Nos dirigeants ne sont pas bêtes : c’est en pleine connaissance de cause qu’ils détruisent leur pays. Macron exprime la rage d’un groupe social qui entend désormais faire payer aux Français son échec total.

Le macronisme pourrait être une recherche du pouvoir. Mais le pouvoir lui-même doit avoir un but, soit pour le bien de la communauté, soit pour l’expansion de la communauté au détriment d’autres communautés : l’Union européenne et l’euro excluent ces deux modes d’expression du pouvoir. Le pouvoir, impuissant dans ces deux dimensions, ne peut donc s’exercer que négativement, contre ses propres sujets. Son impuissance le contraint, pour exister, au sadisme. Cette tendance au pouvoir négatif est bien antérieure à Macron, mais la victoire de Macron a comme libéré cette pulsion sadique et autodestructrice.

La petite bourgeoisie, qui n’a plus d’existence idéologique dans un monde de moi fatigués, n’aspire plus qu’à être le contraire d’un lepéniste, et donc, comme le lepéniste rejette les migrants, elle accueille les migrants ; il y a aussi dans le dévouement aux réfugiés un altruisme qui est plutôt de type sacrificiel, avec une absence de réflexion sur les conséquences pratiques d’une ouverture sans condition à l’immigration sur les immigrés potentiels et sur les travailleurs français.

On voit se développer chez la petite bourgeoisie toute sorte de sentiments tout à fait honorables concernant l’écologie, le féminisme et, de plus en plus, les réfugiés. Les réfugiés forment, pour une partie de cette petite bourgeoisie, le cœur des préoccupations socio-politiques, au moment où les classes populaires commencent à s’inquiéter des migrations planétaires, de l’augmentation de la population arabe et africaine sur le territoire (il faut rétablir la vérité et ne pas exagérer l’ampleur de l’immigration : le taux de chômage de 10 pour cent et le niveau de fécondité relativement élevé repoussent les réfugiés-immigrés vers des économies plus généreuses en emploi de façon plus efficace que n’importe quel mur). La petite bourgeoisie n’a plus d’existence idéologique en soi, dans notre monde de moi fatigués, et ce qui lui reste d’identité est négatif : il n’aspire plus qu’à être le contraire d’un lepéniste. Le lepéniste rejette les migrants, le petit-bourgeois les accueille donc à bras ouverts.

Ce début d’explication doit se conjuguer avec un autre phénomène, le besoin chez l’homme de faire le bien, qui est l’opposé du concept de sadisme socio-politique. Les motivations de la personnalité altruiste ne peuvent se comprendre sur la base de l’opposition entre un égoïsme défini exclusivement comme le souci de soi, indifférent à tout souci d’autrui, et un altruisme qui ne serait authentique – un souci absolument désintéressé d’autrui – qu’à condition d’exclure absolument tout souci de soi. L’homme a besoin d’être altruiste : se donner à autrui revient souvent à se faire du bien à soi-même. L’altruisme n’exige pas de chacun le sacrifice de soi, de ses aspirations, de ses désirs les plus profonds, y compris le désir du bonheur – sacrifice que réclament toujours les institutions aliénantes. L’altruisme conduit à l’épanouissement de soi, entendu comme accomplissement de l’une des plus hautes capacités de l’être humain : la capacité de prendre sur soi la souffrance d’autrui. Il n’est pas vrai que les hommes obéissent toujours en dernier ressort à des motivations égoïstes. L’altruisme non sacrificiel existe.

Le succès adaptatif d’un groupe dépend de l’altruisme réciproque de ses membres. Le besoin de faire le bien est un effet de la sélection naturelle. Cette nécessité du bien semble plus profonde que l’expérimentation sur le mal par les classes supérieures.

L’altruisme non sacrificiel enrichit. Si l’on reconnaît dans le dévouement de la petite bourgeoisie aux réfugiés des exemples d’altruisme sacrificiel, on constate aussi une absence de réflexion sur les conséquences pratiques pour d’autres d’un tel dévouement.

Une attitude ouverte vis-à-vis des passages en Méditerranée, avec la promesse d’une récupération totale par les O.N.G., fait monter le nombre de réfugiés noyés.

Et aussi, l’augmentation du nombre des réfugiés-immigrés a des conséquences pour le monde ouvrier et employé français : l’immigration en masse d’individus prêts à accepter n’importe quelles conditions de travail exerce une pression à la baisse sur les salaires ouvriers et employés : les ouvriers nationaux ne veulent pas de certains emplois parce que les salaires y sont dépréciés par la main-d’œuvre immigrée.

Les petits-bourgeois macronistes sont dans la fausse conscience, se croyant ouverts mais restant sourds à la souffrance des couches populaires, se pensant en winners alors qu’ils ne sont que des loosers d’en haut.

Les prolétaires lepénistes sont dans une conscience de classe suicidaire : ils ont une conscience aiguë du mal qui leur est fait, des politiques du libre-échange, de l’euro, d’une immigration corvéable à merci qui détériore leurs conditions de travail, mais ces prolétaires, en se pensant contre des populations elles aussi françaises mais d’origine maghrébine, se condamnent à l’isolement, au séparatisme social sans issue.

L’aristocratie vit dans une conscience de classe sadique : elle pense incarner la modernité néolibérale alors qu’elle personnifie la domination et la corruption étatique, tandis que sa vassalisation en Europe commence à créer en son sein une tension psychique, d’où émerge une tentation de sadisme social interne à la France comme dérivatif.

Le centre majoritaire atomisé (les patrons qui délocalisent avec jouissance, les petits-bourgeois qui votent Macron pour dire qu’ils ne sont pas devenus des prolétaires, les prolétaires qui votent le Pen pour dire qu’ils ne sont pas des Arabes, ensemble, ne représentent que 45 pour cent de la population) est dans la non-conscience d’être atomisé. Ce groupe intermédiaire s’aligne au moment de voter tantôt sur la petite bourgeoisie, tantôt sur le prolétariat et tantôt il est divisé dans son vote. Il faut noter son atomisation professionnelle et la puissance de l’individualisme d’un genre nouveau qui s’y déploie. Il s’agit d’une classe toute neuve. La catégorie des ouvriers rétrécit, mais elle est ancienne. La catégorie des cadres gonfle, mais elle est ancienne aussi. La majorité atomisée n’existait pas il y a peu. Son évolution, dans un monde qui s’appauvrit, est une question centrale pour la prospective.

Après le cycle sociétal de Mai 68, voici le cycle socio-économique du retour de la lutte des classes, avec une collaboration dans la répression de Macron, du Front National, de la gendarmerie, de la police, de la justice féminisée et des médias, répression caractérisée par la priorité donnée à la protection des biens sur la protection des personnes, et avec l’expression dominante du besoin d’ordre, du refus de l’anarchie.

Le cycle historique amorcé par les Gilets jaunes ressemble au cycle amorcé par Mai 68. Au départ le choc émotionnel et l’ampleur sociale du soulèvement. Puis la reculade du 10 décembre du gouvernement (les sondages ont eu une influence cruciale : 71 pour cent en faveur du mouvement en novembre 2018, le gouvernement est isolé). Ensuite, du fait du manque d’organisation, le mouvement retombe, tandis que se répand un discours conservateur-conformiste de normalisation avec le Grand Débat (le Grand Monologue), qui a quelque chose d’orwelien par sa logique d’inversion du réel. Un quatrième temps s’annonce pour les décennies qui viennent : les problèmes de niveau de vie et de représentation populaire, posés par les Gilets jaunes, prendront toute leur ampleur à mesure que des catégories sociales de plus en plus larges seront aspirées par l’urgence économique.

Les années 1968-2018 constituent un cycle sociétal de 50 ans : le niveau de vie s’est élevé, la priorité a été l’épanouissement de l’individu, même s’il y a en fin un parcours une certaine fatigue du moi libéré.

Le cycle qui s’ouvre correspond au début de la baisse du niveau de vie et marque le retour de la lutte des classes. Nous sortons du sociétal pour retrouver le socio-économique.

Mai 68 avait ouvert un cycle nouveau pour les forces de l’ordre, qui avaient fait de la police française l’une des plus civilisées du monde, une police française qui cherche à protéger les personnes plutôt que les biens.

La priorité est désormais donnée à la protection des biens sur la protection des personnes : 2448 blessés, 24 éborgnés, 5 mains arrachées, 13 000 tirs de LBD, 11 morts, avec des condamnations du Parlement et de l’ONU.

Le Rassemblement national, tout en affirmant soutenir le mouvement, entérine la répression. Si Marine le Pen avait été une femme d’État républicaine, comme la moitié des gendarmes et probablement des membres de la police ont voté pour elle, elle aurait appelé à faire cesser les violences policières. Elle ne l’a pas fait. C’est l’un des non-dits de la période. Durant cette crise sociale sans précédent, dirigeants lepénistes et macronistes ont collaboré contre les Gilets jaunes.

Quoique féminisée à 66 pour cent, la justice a infligé des peines ahurissantes pour des délits insignifiants.

Dans les médias, c’est le tunnel du Grand Débat.

Macron a survécu parce que la société avait besoin qu’il survive pour incarner l’État. Ce qui l’a sauvé, ce n’est pas son talent mais le besoin d’ordre qui existe en toute société : n’importe quel chef plutôt que l’anarchie. N’importe qui au pouvoir, même un enfant capricieux. Tout sauf l’absence de pouvoir.

Macron nous fait passer de la haine de l’étranger à la haine du peuple dans le cadre de la lutte des classes, mais son impuissance économique le conduit, à la suite de ses prédécesseurs, à parler comme boucs émissaires des immigrés et, contrairement à ses prédécesseurs, des Juifs.

Le macronisme a essayé d’identifier le mouvement au frontisme puis à l’antisémitisme.

En 2017, Macron avait bien démarré en ne parlant ni des Arabes ni des musulmans, uniquement d’économie – même s’il ne la comprend pas. Il nous a fait passer de la haine de l’étranger à la haine du peuple, pour nous ramener vers ce bon vieux fond français de la lutte des classes qui est notre véritable tradition nationale. En ce sens, il a été un vrai patriote.

Notons toutefois qu’à l’automne 2019, son projet une fois vaporisé, il a remit cyniquement l’immigration au cœur du débat politique. C’est le destin de nos présidents : l’impuissance économique les conduit irrésistiblement à parler des immigrés ou des musulmans.

Macron, dans une opération antisémite, se pose en philosémite défenseur des Juifs que personne n’attaque pour étendre l’antisémitisme mythique des immigrés à l’ensemble de la strate la moins éduquée de la population française (le Juif représenterait alors symboliquement l’éduqué supérieur).

Alors qu’il était évident que la révolte parlait de niveau de vie et de représentation politique des humbles, n’exprimant qu’un pur phénomène de lutte des classes, les macronistes en ont fait un mouvement antisémite. L’antisémitisme classique se contente de dire que les Juifs sont des êtres nuisibles, disposant non seulement d’argent mais surtout d’un pouvoir occulte et malfaisant. Avec le macronisme, nous sommes confrontés à un procédé plus subtil : on accuse les milieux populaires français, dont les préoccupations sont toutes autres, d’être antisémite. On se présente en défenseur des Juifs que personne n’attaque en réalité – en tout cas pas de ce côté-là. Ce faisant, on tente de remettre, de manière subliminale, le Juif au cœur des problèmes sociaux français. Il s’agit d’une opération authentiquement antisémite, revenant à désigner, d’une manière nouvelle, le Juif comme bouc émissaire.

Cette manœuvre est dangereuse parce que la recrudescence de l’antisémitisme est une réalité. Bernie Sanders n’a pas été élu aux primaires démocrates à cause des Noirs antisémites.

Le nouvel antisémitisme est un effet non de la situation au Proche-Orient mais de la nouvelle stratification éducative. Nous vivons dans un monde où la répartition des gens se fait en fonction du niveau d’études. Les exclus de ce système éprouvent du ressentiment envers les plus éduqués et, plus particulièrement, envers la part surreprésentée au sein de ces éduqués supérieurs : les Juifs. Le judaïsme fut, avant le protestantisme, une religion du respect de l’écrit et de la lecture, mieux, d’une certaine divinisation de la vie de l’esprit, arts visuels exclus. Les populations d’origine juive sont aujourd’hui comme hier particulièrement bien adaptées au progrès éducatif.

La population d’origine immigrée française est au plus bas du système social. Elle n’a plus personne à mépriser, à moins d’y ajouter une catégorie supplémentaire, aussi mythique que maléfique, les Juifs. Les immigrés se tournent contre un groupe symbolique et largement fantasmé, supposé cohérent, tout-puissant et responsable de leur malheur. L’obsession des macronistes pour l’antisémitisme des Gilets jaunes est une tentative pour étendre l’antisémitisme des banlieues à l’ensemble de la strate la moins éduquée de la population française, cette strate qui a sauvé 75 pour cent des Juifs en France pendant l’occupation allemande. Le macronisme, accoucheur dans un premier temps de la nouvelle lutte des classes, prend peur et désigne ensuite, à la vindicte populaire, plutôt que les riches, les Juifs, tout en prétendant les défendre.

Le philosémitisme et l’antisémitisme ont en commun l’obsession du Juif. Le philosémite, inévitablement déçu par le caractère simplement humain des Juifs concrets, mute spontanément en un antisémite actif. Seul est vraiment fiable celui qui ne s’intéresse pas, au fond, aux Juifs en tant que tels.

Avec les ouvriers et les forces de l’ordre qui soutiennent le Rassemblement national et la petite bourgeoisie publique qui soutient Macron, c’est le triomphe de l’État et de l’euro qui s’oppose aux forces de marché et sape l’activité marchande, c’est le déclin du capitalisme productif, de l’appareil industriel, de l’économie industrielle réelle, la contraction de la société civile, l’atrophie de l’industrie et du commerce.

Les médias nous parlent sans cesse d’une polarisation entre le Rassemblement national et la République en marche. C’est une fiction. Le cœur stable du vote Macron demeure la petite bourgeoisie, un pôle stable sur le plan politique qui correspond à un pôle clair sur le plan socio-économique. Il en va de même pour le Rassemblement national avec son électorat ouvrier (remarquons que le Rassemblement national est devenu le parti dominant d’un groupe social qui disparaît). Entre ces deux pôles règne un désordre total.

On parle du triomphe du capitaliste mondialisé : en France c’est le triomphe de l’État. Parmi les principaux soutiens de Macron, nous découvrons non les forces vives de l’entreprise privée, mais le secteur public et en particulier les enseignants qui ont, en le soutenant, achevé une sorte de coming out de droite.

Parmi les piliers du vote Rassemblement national, nous n’avons pas trouvé seulement les ouvriers d’un appareil industriel en décomposition, mais aussi et encore plus fortement, les forces de l’ordre.

Le fait que Macron soit passé par la banque ne doit pas faire illusion. Ce qu’on appelle la banque, en France, n’a que peu à voir avec la vie industrielle et l’économie réelle : pas peu de traces d’un capitalisme productif là-dedans.

L’euro, monnaie créée pour des raisons politiques et géopolitiques, est en lui-même intensément étatique. Il détruit l’économie industrielle réelle. Nos énarques fonctionnent avec la représentation d’un euro qui peut dominer la société et échapper aux lois du marché – conception ultra-étatiste.

L’effet global du mécanisme euro, pour la France, est une contraction de la société civile qui aboutit à la constante augmentation du poids socio-politique relatif de l’État. Parce que l’industrie et le commerce s’atrophient peu à peu, à la fin il ne reste que l’État. Le rôle contient en lui-même l’idée d’un État si puissant qu’il peut s’opposer aux forces du marché. Il est donc absolument logique qu’il ait eu pour effet de saper l’activité marchande. L’État menace de mort sociale, par des taxes, les plus fragiles, qui sont souvent du côté de l’entreprise, salariés ou tout petits entrepreneurs.

Si la production n’a plus d’importance, pourquoi s’intéresser encore aux histoires de monnaie ? L’euro est accepté parce qu’il a réussi à détruire l’économie, et en détruisant l’économie, l’euro détruit les raisons de sa contestation.

Les conditions de la révolution : la fin de l’aliénation des petits bourgeois, l’indépendance nationale avec l’aide des États-Unis, un parti léniniste libéral, un capitalisme apprivoisé par un État raisonnable, la démocratie politique et la réconciliation des élites et des masses, un audit sur les exactions, les vols et les violences des élites actuelles, la libération de l’INSEE, le maintien des élèves des grandes écoles scientifiques, l’arrêt de l’hémorragie des ingénieurs par un investissement dans une recherche qui prend des risques et par un financement des salaires, le retour à une police républicaine, le refus des débats ethniques ou religieux, l’acceptation de la révolution sociétale, la reconstruction morale.

Les choses changeront lorsque les jeunes éduqués supérieurs de la petite bourgeoisie échapperont à l’aliénation idéologique de leurs parents, comprendront qu’ils sont parmi les perdants du système et feront défection en masse pour passer à la révolte et lui fournir ses cadres.

Pour devenir indépendante, la France doit avoir l’aide des États-Unis.

L’émergence d’un nouveau parti est une nécessité, un parti avec un programme, des statuts et un organigramme simple. Sans organisation, sans un minimum d’esprit de système, sans la possibilité d’exclure les « mous » de cette organisation, toute tentative de reprise en main de notre destin est pure fiction. Il faut un léninisme libéral et non un léninisme narcissique et caudilliste.

Il faut un État raisonnable, un capitalisme apprivoisé par la démocratie politique, avec la réconciliation des élites et des masses.

La priorité est le rétablissement de la démocratie représentative, ce qui exige d’affronter des forces cyniques, violentes, des formes de sadisme socio-politique. Il faut donc de la dureté, mais une dureté défensive.

S’organiser, dans un contexte de répression, de comparution immédiate et de jugements expéditifs sans preuve, consistera d’abord dans la mise en place d’une section juridique du parti, non pas seulement pour défendre les individus injustement accusés, mais pour tenir le fichier des exactions commises, non par le pouvoir en général, mais par les individus qui l’exercent, ce qui devrait avoir rapidement des effets modérateurs sur les hommes et femmes en place, qui sauront ouverte la possibilité d’avoir à rendre des comptes.

Comme mesures urgentes, il faut la libération de l’INSEE, le maintien des élèves des grandes écoles scientifiques, l’arrêt de l’hémorragie de ses ingénieurs vers des activités financières improductives ou antiproductives ainsi que vers des nations concurrentes, un investissement dans la recherche avec mise en retraite anticipée d’une partie des bureaucrates de la science, des dépenses dans des secteurs dont le succès n’est pas assuré pour permettre les percées décisives qui rétabliront la position de la France et pour assurer de bons salaires pour les scientifiques et ingénieurs.

Un audit général devra être engagé avec pour but la restitution sans contrepartie du capital volé aux citoyens par leur haute fonction publique. Aucune mesure de prison de doit en revanche être envisagée : il s’agit d’être efficace et non sottement vindicatif. La réconciliation des Français est le but, non la stimulation d’une violence. Un examen détaillé des biens accumulés par les membres des grands corps issus de l’ENA est une nécessité.

Une enquête de police et de justice doit être menée sur les agissements des cercles dirigeants dans les années 2017-2019, de l’élection d’Emmanuel Macron à la répression systématique du mouvement des Gilets jaunes. Nous devons savoir si la montée de la violence a été encouragée par le pouvoir en place.

Il faut la mise au pas de l’aristocratie. La révolution, venue de l’ensemble du corps social, réunifiée – petite bourgeoisie, majorité centrale atomisée, prolétariat, enfants d’immigrés –, devra être restauratrice de la justice, sans se perdre dans les rêveries d’un futur impossible : nous ne sortirons pas du capitalisme.

Les gens qui nous gouvernent ont trahi leur pays, ils ont ramené la violence dans les rapports sociaux et dans les manifestations, mais la France rétablie devra être douce et civilisée. Il faut un retour à la tradition de protection des personnes inaugurée en 1968 par le préfet Grimaud et non la disparition de la police. Bref, une police démocratique.

La révolution sociétale des années 1968-2018 doit être pleinement acceptée, intégrée et dépassée. Les femmes sont libres. L’homosexualité est libre.

Le débat sur l’appartenance ethnique ou religieuse doit paraître comme un truc de vieux.

Il faut une reconstruction morale de notre pays. Le vide religieux est associé à l’état d’atomisation de la société, à l’immoralité des élites, à leur corruption, à leur amour de l’argent.

2 Réponses

  1. […] (Le Pen & Cie), ce qu’avait précisément prophétisé Emmanuel Todd via le concept de macron-lepénisme (Les Luttes de classes en France au XXIe siècle, Seuil, 2022), affirmant même, en février 2020, […]

  2. […] (Le Pen & Cie), ce qu’avait précisément prophétisé Emmanuel Todd via le concept de macron-lepénisme (Les Luttes de classes en France au XXIe siècle, Seuil, 2022), affirmant même, en février 2020, […]

Laisser un commentaire