La fin du consensus délirant ? Emmanuel Todd

Emmanuel Todd, interview dans Eleucid par Olivier Berruyer, 22 juin 2024.

Emmanuel Todd, comme nous tous, a vécu les insupportables bellicismes de Sarkozy et de Hollande et, en 2017, l’installation de Macron par le complexe militaire, financier et médiatique, dont il est un fidèle employé. Sous contrôle des États-Unis, c’est-à-dire de l’Europe, de l’OTAN et de l’euro, depuis le dernier girouettisme de 1983 de l’ancien pétainiste Mitterrand, nos dirigeants politiques et médiatiques ont instauré la censure et la pensée unique. Dans le cours médiocre de cette pensée unique, avec le sentiment qu’on ne pouvait pas s’exprimer, le sentiment qu’il était impossible de véritablement discuter, y compris à gauche, apparaît, comme une révélation de ce qu’on avait du mal à discerner, l’événement de la soirée des résultats des élections présidentielles de 2024. Lukacs, reprenant Aristote, parle de la péripétie, comme apogée de l’action dramatique, comme scène de reconnaissance, comme passage de l’ignorance à la connaissance.

L’annonce inopinée de la dissolution de l’assemblée et la convocation immédiate, dans un temps très court, d’une nouvelle assemblée, un événement qui met en question la stabilité du camp macroniste, déclenche le phénomène bienvenu de la rupture du consensus délirant dans lequel nous vivions depuis plusieurs années.

Avec ce consensus délirant, est normal tout ce qui est bizarre (une réforme des retraites désapprouvée par une majorité, la déclaration de guerre à la Russie, aux Kanaks et finalement au peuple français, le demi-coup d’État de la convocation d’une assemblée sans laisser le temps du débat, les pulsions de destruction et de dissolution, et on pourrait ajouter d’autres bizarreries, y compris les bizarreries précédentes de Hollande et de Sarkozy).

Dans ce consensus, le rapport à la réalité est renversé : les gens censés être raisonnables ne le sont pas. Les vieux qui commandent mettent en avant des très jeunes. On parle de pouvoir d’achat, de société de consommation, mais on ne parle pas de la balance commerciale, car on ne produit pas, prélevant un tribut sur le reste du monde. L’euro était un instrument de discipline, il devient un instrument de laxisme. On dit que c’est Macron qui a créé Le Pen, mais c’est Le Pen qui a créé Macron. Les ouvriers et employés, traditionnellement à gauche, votent en majorité extrême droite. L’extrême droite et la droite, de tradition antisémite, disent lutter contre l’antisémitisme de la gauche.

Cette péripétie du 9 juin 2024 entraîne le désarroi dans le camp macroniste et dans le camp de ceux qui l’ont mis au pouvoir, et une révélation pour nous tous qui sentions confusément ce consensus délirant de la pensée unique dont nous étions victimes, consensus explosant dans un arbitraire et un chaos tellement excessifs qu’ils ne peuvent décemment pas paraître normaux, d’autant plus que les hommes politiques et les journalistes qui constituaient ce consensus délirant, menacés dans leur existence concrète de tous les jours, à leur tour victimes, n’ont plus la motivation de continuer ce consensus.

Pour Macron, il y a d’abord le choc des résultats (le Rassemblement national en tête dans presque tous les départements), un résultat qu’il valide, un résultat auquel il accorde de l’importance, faisant ainsi le jeu du Rassemblement national : Macron décide de dissoudre l’assemblée, ce qu’il n’était pas obligé de faire, d’autant plus que l’enjeu des élections était européen et que l’abstention était élevée.

Macron et le Rassemblement national, du fait de la précipitation des élections, n’imaginaient pas que la gauche puisse s’unir en si peu de temps. Il y a donc eu un deuxième choc, pour Macron et le Rassemblement national, le choc de l’union de la gauche.

Nous avons désormais trois programmes économiques. Il y a, premièrement, l’absence habituelle de programme de Macron, qui n’est en réalité que la politique économique en faveur du capital anglo-saxon, une politique réellement et moralement inégalitaire, une politique en faveur de l’armement et de la guerre (le développement des armements et de la guerre sont actuellement les seules issues pour les actionnaires en difficulté).

Il y a, deuxièmement, deux programmes économiques, celui du Rassemblement national et celui du Nouveau front populaire. Ces deux programmes économiques ne seront pas applicables si la conflictualité entre l’extrême droite et la gauche persiste.

Les jeunes éduqués des Insoumis et les vieux éduqués du parti socialiste ont une attitude non compréhensive, parfois méprisante, à l’égard de l’électorat non éduqué du Front National. On pourrait parler de racisme social des éduqués à l’égard des non-éduqués. Cela doit évoluer. Les éduqués devraient accepter un certain contrôle aux frontières, comme première concession pour apaiser la conflictualité.

Les ouvriers et employés qui votent Rassemblement national ont à l’égard des immigrés et parfois à l’égard des personnes issues de l’immigration une attitude négative. Plutôt que de parler de racisme ethnique, il vaudrait mieux parler de conservatisme populaire. Le Rassemblement national amalgame les immigrés et les personnes issues de l’immigration : il devrait abandonner cet amalgame, qui constitue véritablement un racisme ethnique.

Comme je le disais dans mon dernier article, le Front populaire a dans son programme des engagements comportant des progrès très importants pour le prolétariat, à savoir le retour à la retraite à 60 ans (il est vrai qu’il n’est pas proposé 37,5 annuités) et surtout l’indexation des salaires sur les prix, l’augmentation du point d’indice de la fonction publique, avec, immédiatement, une augmentation du SMIC, des salaires, des minima sociaux et des pensions. Ce qui pose problème, c’est que les candidats du Front populaire sont rarement des ouvriers et des employés, si bien que ces aspects importants que sont les salaires et le pouvoir d’achat pour le prolétariat, ne seront pas mis suffisamment en avant par ces candidats, laissant en particulier l’électorat du Rassemblement national dans la méconnaissance des mesures du Front populaire qui sont dans son intérêt immédiat.

Par ailleurs et surtout, ce qui pose un grave problème, un problème essentiel et même prioritaire, c’est que toutes les forces candidates sont pour la guerre contre la Russie (et contre la Chine), toutes les forces sont bellicistes, sur la même longueur d’onde que Macron et que les forces réactionnaires des États-Unis et des pays européens. C’est pour cela que je disais dans mon dernier article que le peuple français devait intervenir sur le programme du Front populaire pour en changer le contenu belliciste et atlantiste. C’est le seul espoir qu’on peut avoir, dans le déchaînement actuel des pulsions financières et guerrières des forces capitalistes et de leurs soutiens.

Les communistes staliniens français ont été les principaux adversaires du fascisme et du nazisme. Jacques Duclos, un des dirigeants staliniens français de la Résistance, obtient en 1969 plus de 20 pour cent aux présidentielles. Avec Georges Marchais, secrétaire à partir de 1970, les résultats aux législatives du parti communiste descendent. Au vingt-deuxième congrès de 1976, Georges Marchais impose la suppression des notions de dictature de la bourgeoisie et de dictature du prolétariat, sans consulter la base des militants. Cette absence de débat qui s’instaure dans le parti communiste et l’abandon corrélatif du soutien des ouvriers et des employés sont caractéristiques de la lente social-démocratisation du parti communiste français et plus généralement du mouvement communiste, à la suite du coup d’État sanglant de Kroutchev en 1953. En 2018, il y a eu une discussion au parti communiste français qui a abouti à l’élection de Fabien Roussel. En janvier 2023, Fabien Roussel est réélu, mais, l’insuffisance de discussion, d’information et de théorie, et la bureaucratie aidants, Fabien Roussel est élu sur une base belliciste. Comme on ne discute pas entre les Congrès ou qu’on ne remet pas en question les décisions du Congrès – c’est très facile et cela permet de mettre en priorité l’électoralisme –, les votes et discours à l’Assemblée nationale et la campagne des européennes se feront sur une base elle aussi belliciste et atlantiste.

Un demi-coup d’État.

Au moment des résultats de l’élection européenne, avec le Rassemblement national en tête dans la plupart des départements, j’ai pensé au départ que Macron allait utiliser l’article 16, c’est-à-dire faire un coup d’État. J’ai pris la dissolution comme un acte modéré. C’est techniquement un demi-coup d’État, car si la lettre de la Constitution est respectée, le fait de provoquer dans ces circonstances des élections si rapidement, mettant tous les partis dans une situation impossible, peut être considéré comme non conforme à l’esprit des institutions.

Ce demi coup d’État consiste en un raccourcissement du temps, un jeu sur le temps, mettant les gens dans une contraction du temps impossible à gérer.

Les classes supérieures n’ont plus de morale démocratique.

C’est une caractéristique de nos démocraties libérales finissantes : la lettre des institutions est appliquée, mais l’esprit des institutions, la morale démocratique, n’est plus là. Si la morale démocratique avait été présente dans les catégories supérieures de la société, face à un président se comportant de façon violente et étrange, le président du Conseil constitutionnel Laurent Fabius aurait dû convoquer la présidente de l’Assemblée nationale et le président du Sénat pour constater que la dissolution était trop rapprochée, en particulier avec les jeux olympiques, avec des risques de désordre, accepter la dissolution mais exiger ou imposer des élections en septembre en laissant à tout le monde le temps de fonctionner correctement. Ce n’est pas étonnant que Laurent Fabius ne soit pas à la hauteur, ça lui est arrivé souvent dans sa vie. Si dans les classes supérieures et la haute administration il y avait un état d’esprit démocratique, Macron n’aurait pas pu s’y opposer.

Les classes supérieures projettent leur absence de raison sur les classes inférieures.

 Je vais voter pour le Front populaire, mais comme historien de la longue durée, j’essaye de replacer ce qui nous arrive dans la longue durée, j’essaye de comprendre, plutôt de réfléchir, parce que comprendre n’est pas encore possible.

J’essaye de m’éclairer moi-même et éclairer les citoyens sur ce qu’on affronte, un moment particulier dans un processus de longue durée qui est l’effondrement des démocraties libérales, qui se manifeste par des phénomènes bizarres, le phénomène Trump aux États-Unis, comme dégradation de la démocratie américaine, le Brexit en Angleterre, considérés dans les hautes sphères comme une aberration venue d’un peuple inexplicable faisant entrer les pays dans des aventures étranges, et maintenant la montée semble-t-il irrésistible en France du Front National.

 Mais je préférerais voir les comportements étranges du côté de l’établishment, du côté des gens qui sont censés être raisonnables, du côté du cercle de la raison. Hillary Clinton avait parlé de minables pour les électorats populaires américains. Joe Biden, qui mène la guerre de l’Occident contre la Russie avec des troupes ukrainiennes et des sanctions dont les Européens supportent le coût, est un vieillard sénile. Ces bizarreries sont l’équivalent de la situation folle dans laquelle on se trouve maintenant en France avec des gens censés être raisonnables qui ne le sont pas.

De la démocratie libérale à l’oligarchie libérale et maintenant à l’absence de projet, au n’importe quoi.

L’âge démocratique correspondait à une époque où tous les citoyens savaient lire et écrire et où très peu de gens avaient fait des études supérieures : il y avait une sorte de conscience générale d’être égaux et si les gens qui avaient fait des études supérieures voulaient exister socialement, ils devaient s’adresser à la population générale. C’est l’âge du suffrage universel dans lequel les élus du suffrage universel respectent les électeurs, associés par l’alphabétisation de masse. Il y avait des grandes idéologies politiques, les idéologies attachées à la nation comme le gaullisme, le socialisme, le communisme, et des équivalents dans les pays anglo-saxons.

Dans la phase suivante, après la guerre, se développe l’éducation supérieure, ce qui est en soi une très bonne chose, mais celle-ci a restratifié la population. Au début, on se comportait comme si tout le monde allait faire des études supérieures, mais on est arrivé à une situation de blocage où 30 à 40 pour cent d’une génération faisaient des études supérieures. Les gens qui avaient une formation supérieure, minoritaires dans la société, pouvaient se mettre entre eux pour exister, et on a vu se détacher une sorte de classe supérieure éduquée, vivant dans une sorte d’entre soi, et capable de se mettre à regarder de haut les gens qui ne les avaient pas suivis dans cette course à l’éducation supérieure.

C’est, au moment du traité de Maastricht, soutenu par les classes éduquées, la naissance de l’élitisme, avant le populisme. Les classes éduquées supérieures parlent de façon méprisante des misérables employés et ouvriers qui n’étaient pas d’accord pour renoncer à l’existence de leur nation au profit de l’Europe.

 Les démocraties libérales se sont retrouvées dans des situations étranges où la base de la démocratie était là, le suffrage universel était là, tout le monde savait lire, écrire et participer aux élections. Les gens d’en haut, de l’administration et de la députation (toutes les formes de représentation) ont commencé à se considérer comme appartenant à un monde différent du monde populaire, ne reconnaissant pas la légitimité du vote populaire.

 La vie politique est devenue une sorte de théâtre. Comme le gouvernement ne pouvait plus agir et comme les gens d’en haut se sentaient bien dans la contrainte européenne, dans le libre-échange et toutes ces choses, chaque élection devenait une sorte de comédie ou il fallait simplement trouver un thème.

Nous voyons Macron faire des choses de plus en plus invraisemblables : avant de dissoudre, il était en train de déclarer la guerre au peuple kanak et à la Russie, et en fait, avec cette dissolution, il s’est dit, je vais plutôt déclarer la guerre au peuple français, mettre le chaos en France, c’est encore plus marrant.

Il y avait donc la démocratie libérale. Puis, à cause de la stratification éducative, on a eu l’oligarchie libérale, puisqu’il y avait quand même encore un groupe dirigeant supérieur ou des catégories sociales supérieures qui avaient des volontés, des projets, des espoirs, des espoirs d’exploitation des populations, des espoirs d’organisation de la globalisation économique, en délocalisant toute l’industrie, en privant le pays de ses ressources productives et en construisant l’Europe.

 La période actuelle, c’est la dissolution du projet d’identité collective en haut de la société, c’est-à-dire le sentiment d’un échec général, qui rendent toutes les aberrations possibles.

Le consensus délirant, comme si tout est normal, et tout à coup le désarroi.

 Macron est un peu spécial. Avant les résultats de l’élection européenne, en haut on vivait dans l’idée que le monde était normal, les actes les plus dingues de Macron étaient réinterprétables comme des choses raisonnables. Ces gens d’en haut étaient adaptés à la mise en folie de la France, avec les taxes à l’époque des gilets jaunes où on continuait de parler de président jupitérien – Jupiter qui devient complètement cinglé, c’est drôle –, avec ses projets de bombarder directement le territoire russe. Il existait dans les niveaux supérieurs de la société française un consensus délirant qui permettait aux journalistes de faire comme si tout était normal, et même pour la Nouvelle-Calédonie, il y avait un gros effort de la part des journalistes. Mais avec la décision de dissolution, ce n’était plus possible, parce que les députés de Renaissance et les journalistes avaient le sentiment que c’était leur tour d’être attaqué et d’avoir leur existence mise en péril. Il y a eu un grand moment de désarroi. Ce qui apparaissait, c’était l’étrangeté du personnage Macron.

Au sommet, un état programmatique vide, un égarement.

Le dirigeant politique a un rôle dans l’histoire. Il y a la contrainte historique, mais il y a une certaine liberté d’action des exécutifs et des gouvernants. Il y a des capacités d’action, mais aussi des solutions négociées. Il faut donner à Macron sa part d’originalité, mais ce genre d’originalité ne serait pas concevable sans l’existence d’un état idéologique mental programmatique vide, d’un sentiment d’échec et d’égarement qui existe dans toutes les strates supérieures de la société. Il y a Macron qui est Macron et qui fait ce qu’il fait, mais il y a ce qui lui permet de faire ce qu’il fait, ce vide en haut qui explique que le Conseil constitutionnel et les présidents d’assemblée n’ont pas joué leur rôle, que sur les plateaux de télévision les gens essayent de s’adapter, font des efforts pour s’adapter.

Dissolution de l’assemblée car dissolution des politiques, des idéologies, du corps social.

Macron est vraiment étrange, il y a un élément autodestructeur ou destructeur de la France : veut-il détruire lui-même ou la France ? Cependant, il faut penser systémique, il faut être capable de penser la situation indépendamment de la personnalité de Macron. On est dans le stade de la dissolution du système politique qui renvoie à une dissolution générale des idéologies, du corps social jusqu’à l’atteinte d’un certain état de vide.

Une société française vieille qui se la joue jeune (rituel d’inversion).

La France est une société qui vieillit et qui s’arrête. L’âge médian de la population passe de 30 à 40 ans, c’est-à-dire un corps électoral actif autour de 50 ans. Il y a un rituel d’inversion : les grandes vedettes du processus électoral sont des gamins. C’est un processus électoral bizarre. Les jeunes ont en arrière-plan, dans leur famille ou leurs partis ou dans leur corps électoral, des vieux. Les vieux sont aux commandes, mais avec des acteurs visibles qui sont plus jeunes, jusqu’à avoir l’air d’enfants. C’est une société qui vieillit et qui se la joue jeune.

Le phénomène fondamental est la baisse de la fécondité. La condition économique des jeunes devient trop difficile.

Consommer quand on ne produit plus (inversion dans le rapport à la réalité)

Ce qui frappe le plus dans la situation, c’est l’entrée du pays en déficit de production industrielle. La France a une balance commerciale équilibrée jusqu’à l’entrée dans l’euro. La combinaison du libre-échange de l’euro a permis l’émergence d’un déficit commercial de 190 000 000 000 en 2022, de 230 000 000 000 en 2023. C’est considérable. La France n’est plus capable de produire ce dont elle a besoin.

On retrouve une inversion dans le discours politique. On devrait être en train de parler de réindustrialisation. On ne fait pas grand-chose et de toute façon on ne peut pas le faire dans les conditions de libre-échange et dans les contraintes européennes. Mais la campagne électorale va se faire sur la question du pouvoir d’achat : tout le monde parle de donner plus dans un contexte où on produit moins. Une nouvelle inversion dans le rapport à la réalité.

L’immigration résulte essentiellement d’une pression qui vient de l’extérieur.

Le Front National fait l’amalgame entre les Français d’origine musulmane et l’immigration instantanée.

L’extrême droite fait l’amalgame entre l’importance croissante de la population d’origine musulmane (maghrébine, turque, subsaharienne) et l’immigration actuelle. Il y a donc les Français qui sont d’origine musulmane, qui sont nés en France, parfois même leurs parents sont nés en France, qui sont des citoyens français et qui votent, avec un comportement politique spécifique, et l’immigration instantanée des gens qui viennent d’ailleurs et qui ne sont simplement pas français.

C’est sur cette France-là qui affronte des problèmes démographiques, économiques et d’identité qu’intervient la crise politique. Mais il y a bien d’autres choses que ces données objectives dans la crise politique française.

Une société de consommation sans production et avec un racisme antipopulaire.

La crise de la démocratie a plein de dimensions. Avant de passer au plan religieux, si on prend le plan économique, ce n’est pas simplement des gens qui savent lire et écrire, c’est aussi un peuple qui est producteur de ce qu’il consomme. Les 30 glorieuses, sommet de la démocratie libérale et de la démocratie sociale, la consommation augmentait. On a vu apparaître la société de consommation. Mais cette société de consommation était à la base une société de production. L’introduction du libre-échange et l’accélération de la globalisation ont fait que les activités de production ont été délocalisées. La classe ouvrière qui nourrit la France est de plus en plus en Chine, au Bangladesh, enfin partout sauf ici, cela crée une situation qui est en fait très particulière. Les descriptions du corps électoral mettent en évidence une augmentation des antagonismes de classes.

La France est remplie de gens qui travaillent énormément dont on ne sait pas très bien ce qu’ils font ou ce qu’ils produisent, du fait d’une Comptabilité nationale défaillante dans la balance matière et emploi.

On ne réglera pas la question du Front National devenu Rassemblement national en méprisant les ouvriers ou les employés, c’est-à-dire en utilisant le racisme antipopulaire.

Une société qui prélève un tribut sur le reste du monde (on ne parle que de pouvoir d’achat, la balance commerciale est taboue).

Le monde populaire, dont les revenus sont menacés et qui est soucieux de son pouvoir d’achat, qui commence à avoir de grandes difficultés, a quand même un pouvoir d’achat élevé par rapport au reste du monde. Il vit largement de l’extraction d’un surplus économique qui vient d’ailleurs, d’un surplus qui est prélevé grâce à un échange favorable, grâce au mécanisme financier. On joue à la démocratie dans le contexte d’une situation économique qui dit qu’on est tous là à prélever un tribut sur le travail du reste du monde. Le débat politique parle éventuellement du déficit des comptes publics, mais ne s’intéresse pas à l’équilibre de la balance commerciale, où on voit que l’échange nous est très favorable. On ne parle que de pouvoir d’achat, de distribution du pouvoir d’achat, de modification du pouvoir d’achat : on se bat pour savoir qui va le mieux profiter de la part du gâteau qui est produit ailleurs et qui ne coûte rien. Ce n’est pas propice à la floraison d’une mentalité démocratique. Le pays glisse à droite. Les gens des milieux populaires savent que les jouets qu’ils achètent pour leurs enfants sont fabriqués en Chine, que les vêtements qu’ils achètent sont fabriqués au Bangladesh ou ailleurs. Il y a une semi conscience dans les milieux populaires, se sentant opprimés par les élites françaises ou autres, qu’ils font partie des profiteurs du monde, et qui dit profiteur dit de droite.

Conditions économiques et conditions religieuses.

Les causes économiques sont fondamentales et vont peut-être redevenir de plus en plus importantes. L’aggravation des conditions matérielles peut entraîner des évolutions idéologiques très importantes. Cependant, la clé du vide politique française actuelle, c’est l’évolution religieuse de très longue période.

Matrice religieuse, stade zombie, stade zéro de décomposition, de dissolution.

Une société, c’est effectivement des activités de production, des mécanismes d’exploitation ou d’externalisation de l’exploitation, mais c’est aussi la croyance des individus en une identité collective. Les individus doivent avoir le sentiment d’appartenir à un groupe qui fait société, certes avec des conflits internes. Cette matrice fondamentale était donnée par la religion. Les croyances catholiques organisaient la vie, donnaient le sentiment d’être les individus d’un même monde, quelle que soit la classe d’appartenance, un monde avec sa morale, sa capacité d’action collective, sa capacité de mobilisation, sa capacité à faire la guerre. Cette matrice a commencé à se fragmenter et à se décomposer à la veille de la révolution française.

Vers 1730 la pratique religieuse s’est effondrée au cœur du Bassin parisien et sur la façade méditerranéenne. Cet effondrement n’a pas mené à du vide, à des individus isolés, mais a donné naissance à des idéologies de remplacement, des idéologies religieuses. L’idée française de la nation est apparue à l’époque de la Révolution française : on a le sentiment d’être d’abord français. La différenciation sociale progressant, d’autres s’idéologies apparaissent à l’intérieur de la matrice religieuse : le radical socialisme, la division du socialisme en socialisme et communisme. Tout cela fonctionnait avec des règles d’appartenance de l’individu à la collectivité, des règles qui n’étaient pas si différentes des règles catholiques. Tout cela fonctionnait assez bien et on pourrait parler d’une société intégrée, malgré les conflits. C’est le stade zombie de la religion. C’est le remplacement de la religion intégrateur collectif par des idéologies nationales ou communistes ou socialistes ou radical-socialistes, des idéologies qui sont des intégrateurs de l’individu, où chaque parti politique correspondant est une machine avec des militants, des croyants quelque part, des électeurs, où la vie collective reste pleine et entière comme au temps de la religion active.

Le stade zéro, c’est quand il ne reste rien de la moralité ou des habitudes religieuses traditionnelles. Des gens cessent de faire baptiser leurs enfants. Les gens commencent à pratiquer la crémation. Le mariage au sens traditionnel disparaît. Apparaît le mariage pour tous en 2013, avec l’acceptation de la population. On sort de la matrice religieuse. Le stade zéro, c’est l’individu seul. Il n’y a plus de croyance collective. La vie politique atteint son stade de décomposition, un stade de dissolution. Ce qui caractérise la société politique française, c’est la disparition des forces politiques organisées intégratrices. En théorie, il y a des partis, des partis qui ont certes des chefs, mais très peu de militants.

La croyance en l’Europe n’existe plus et l’euro est un instrument de laxisme.

L’européisme qui a mené à Maastricht était typiquement une croyance zombie. Au stade zéro, l’européisme est mort en tant que croyance, un mot vide de sens, un mot qui reste de la période antérieure, un mot qui traîne dans la caste supérieure.

S’ajoute le fait que l’euro est toujours là, qu’on ne peut plus s’en débarrasser, qu’il aboutit à la destruction de l’industrie française, à la baisse du niveau de vie. Il n’y a même plus d’anti-européen. L’Europe n’existe plus.

L’euro devait être une monnaie de discipline, qui devait faire de nous des Allemands, avec la rigueur budgétaire. En pratique, l’euro, ce sont les déficits commerciaux qui ne sont plus sanctionnés. Avant, un déséquilibre des comptes extérieurs entraînait une crise monétaire qui était un rappel à l’ordre disciplinaire par l’effondrement de la monnaie nationale. L’euro est devenu un instrument de laxisme.

Aucune relation avec les années 30.

Le Front National est un parti raciste. Son électorat semble lié à un certain moment avec la proportion importante d’immigrés maghrébins, mais il existe aussi dans la partie républicaine de la France, le Bassin parisien et le bassin méditerranéen.

Le racisme nazi était un racisme de type différentialiste, qui refuse à l’autre le droit de prétendre qu’il est comme vous et qu’il peut s’assimiler.

 Dans les régions de tradition égalitaire, où il y a une attente d’homme universel, la confrontation avec des mœurs différentes et un statut de la femme différent, les gens qui ne sont pas comme nous ne sont pas des hommes, ce qui est une séquence logique dangereuse, dingue.

Il n’y a aucune relation avec les années 30. Le vote Front National apparaît dans des régions de tradition égalitaire, républicaine, laïque, des régions qui ont fondé la république, alors que l’extrême droite des années 30 fleurissait dans des régions de structures familiales inégalitaires.

 De plus, en termes de classes sociales, le vote Front National est caractéristique des milieux populaires, du monde des ouvriers et des employés, alors que l’extrême droite avant-guerre fleurissait de préférence dans les catégories moyennes supérieures et moyennes.

Le conservatisme populaire.

L’électorat du Front National, ce sont des gens qui sont menacés par le déclin, qui se sentent menacés par le déclin, qui vivent une baisse du niveau de vie, qui ont des préoccupations de pouvoir d’achat et de préservation des acquis sociaux, qui sont angoissés par l’apparition sur le territoire de nouveaux milieux populaires venus de l’extérieur de l’Europe, et puisqu’il y a un attachement à un passé révolu, je préférerais parler de conservatisme populaire plutôt que d’extrême droite ou de populisme, et dans ce conservatisme populaire, je mets la possibilité de la xénophobie. L’attachement au passé, c’est l’attachement au passé d’une France où les Français étaient entre eux.

Non-éduqués, ouvriers, employés, vieux pauvres.

Le vote Front National actuel est déterminé par la structure éducative et aussi la structure d’âge. Les gens qui n’ont pas fait d’études votent Front National (les gens du supérieur qui ont voté pour le Front National sont des gens de l’inférieur du supérieur). C’est la même structure que le vote pour Trump ou que le vote pour le Brexit. Il est aussi le vote de la catégorie Jeune non dominant. Dernièrement, il y a une poussée chez les vieux pauvres.

Une poussée de fièvre que Macron sacralise, jouant le jeu du Rassemblement national.

L’augmentation du score du Front National ne semble pas être durable. Certes, les vieux et les cadres, c’est important. Mais l’homogénéité de la croissance du vote peut faire penser que ça pourrait être l’effet d’une poussée de fièvre, qui peut retomber ensuite. Macron a décidé que c’était très important en procédant à une dissolution. D’une certaine manière, il sacralise la poussée du Front National, décidant que c’est un phénomène structurel : il a vraiment pleinement joué le jeu du Front National.

Pour un scrutin proportionnel sans démultiplication.

Le scrutin majoritaire à deux tours était adapté à la gestion du conflit droite gauche dans un contexte où les droites étaient plurielles et les gauches étaient plurielles. Cela permettait de se battre au premier tour à l’intérieur de la gauche ou à l’intérieur de la droite et puis au deuxième tour de faire l’union de la droite et l’union de la gauche. À partir du moment où le territoire français devenu indifférencié sur le plan des empreintes religieuses et où les notions de droite et de gauches ont perdu leur sens, ce système électoral est devenu dysfonctionnel. La pacification serait un scrutin proportionnel qui n’exerce pas de démultiplication mais au contraire produit des assemblées plurielles où on a le temps de négocier.

Le Pen a créé Macron comme anti-Le Pen.

Celui qui prétendrait savoir ce qu’est le macronisme serait fou, à enfermer. Par contre, ce qui est intéressant, c’est son électorat. On a une corrélation négative extraordinaire dès le premier tour entre le vote Le Pen et le vote Macron : si on vous donne pour un département le niveau du vote Le Pen, on peut prédire ce qu’est le niveau du vote Macron. Le vote Le Pen existe depuis longtemps : la corrélation entre le vote Le Pen de 2012 et le vote Le Pen 2017 est très élevée. Quand arrive Macron, le vote Macron est le contraire du vote Le Pen : être macroniste au départ, c’est être anti-Le Pen. Le lepénisme est le macronisme sont deux versions du vide de l’état zéro. Ce n’est pas Macron qui a fabriqué Le Pen et qui a mis le Rassemblement national au centre du débat, comme si Macron avait joué un rôle quelconque important dans ce qui s’est passé. C’est, au départ, le Front National qui a fabriqué Macron, ce qui veut dire qu’à l’époque les catégories supérieures qui ont choisi Macron n’avaient plus de croyances, ne croyaient pas en l’Europe, ne croyaient pas au néolibéralisme, ne croyaient plus au libre-échange, avec la conscience que tout avait foiré. La seule chose qui leur restait, c’était la détestation du Front National.

Le macronisme est, en haut de la société française, une du nihilisme destructeur, agresseur.

Il y a une impulsion nihiliste dans toute la politique de Macron, on sent une détestation des Français, une volonté de détruire, une volonté d’agresser, mais ce n’est pas le nihilisme supposé de Macron, c’est le nihilisme du haut de la société française. Compte tenu de l’existence de toutes ces pulsions de destruction qui existent en haut de la société française, compte tenu de la popularité extraordinaire qu’a eu Macron en haut de cette structure sociale, on pourrait dire que le macronisme est nihiliste, ou plutôt qu’il est la version française du nihilisme propre à la plupart des pays occidentaux.

Des individus rétrécis capables de n’importe quelle embardée, ainsi le Rassemblement national, ainsi le macronisme.

Les dérives de Macron, ce n’est pas sa faute. Un individu pour exister, pour être fort, a besoin d’une croyance collective. Ceux qui ont fait 68, ils étaient dans une illusion fondamentale, ils croyaient que la disparition des croyances collectives allait nous libérer, produire un individu plus grand. Mais si l’individu n’est pas dans un groupe qui valide une morale et qui, en vertu de cette morale, encourage au bien, l’individu n’augmente pas, malgré la vogue du développement personnel, l’individu rétrécit puisque le groupe lui donne des objectifs, des capacités d’action qui élèvent au-dessus de lui-même. On est dans cet état zéro des croyances, où il n’y a plus de morale qui aide l’être humain dans sa vie quotidienne, dans son action, qui donne du sens aux choses, même si c’est un sens absurde (un sens absurde est très bien pour vivre puisque la vie n’a pas de sens). On est dans une phase de contraction des individus. On est passé de l’individu existant et raisonnablement encadré par son appartenance à la nation, à des partis, à des groupes, à un individu libéré qui rapetisse sans cesse. En ce sens, Macron est un type qui rétrécit très très vite mais dans une situation de pouvoir extrême. Des individus comme Macron, mais aussi comme Hollande, comme Cahuzac, soutenu par Macron indirectement, cela montre que dans le genre tout est possible, n’importe quoi. C’est ça, l’état zéro des sociétés atomisées, complètement gazeuses, où on a l’impression que n’importe quelle embardée est possible.

Si on applique le terme d’état zéro des croyances, d’état zéro de la morale politique et du nihilisme, les gens du Rassemblement national sont des Français comme nous, donc aussi peu attachés à leur croyance et donc capables de toutes les embardées, de tous les accords et de tous les compromis. On sent déjà des évolutions. Quand on voit la campagne de Bardella, on sent déjà que le Rassemblement national lui-même pourrait aller n’importe où.

L’unification de la gauche – une insulte à Macron – montre la fluidité à gauche.

On ne peut pas dire que Macron ment, car un homme qui n’a pas de croyance ne peut pas mentir sur ses croyances. Pour Macron, il y a eu deux chocs successifs, le choc de la dissolution et le choc de la réunification de la gauche. Le choc de la réunification de la gauche a déjà produit des effets sur les discours du Rassemblement national, de Macron et du camp macroniste et fait apparaître une certaine vérité et même une certaine parenté. Quand Macron dénonce le programme du Nouveau Front populaire comme totalement immigrationniste, cela veut dire qu’il le considère comme une insulte personnelle. L’unification si rapide de la gauche a quelque chose d’impensable, qui a été rendue paradoxalement possible par certaines valeurs communes, des valeurs antiracistes, des valeurs positives, et aussi par le fait que les gens de gauche ne sont pas trop accrochés à des principes secondaires, et donc il y a une fluidité à gauche qui fait qu’on peut retrouver dans le même camp Poutou et François Hollande. C’est ça l’état zéro.

Macron est un homme de transgression.

Ce qui branche Macron, c’est la transgression, la transgression de dissoudre contre l’avis de tout son camp, même s’il y avait peut-être une part de calcul, quand il voyait la gauche éclatée, le chaos. L’unification de la gauche a créé une animosité d’enfant déçu contre la gauche, une posture qui semble le rapprocher du Front National. Mais Macron doit sa naissance au Front National. Pour Macron, la transgression ultime serait l’alliance avec le Front National.

La gauche veut éviter le déchaînement des passions inégalitaires.

On est confronté à la possibilité d’une majorité du Rassemblement national.

J’ai toujours compris l’électorat du Front National. Ce n’est pas le fascisme, ce n’est pas l’extrême droite, c’est quelque chose de complètement nouveau, c’est le résultat d’une situation d’oppression qui répond à un élitisme venu d’en haut, qui répond à une agression venue d’en haut. Les gens sont préoccupés par l’immigration, c’est-à-dire que les gens des milieux populaires sont attachés à leur mode de vie et n’aspirent en vérité à pas grand-chose d’autre qu’à garder leur mode de vie. Il vaut mieux parler de conservatisme populaire, un conservatisme populaire qui comprend, il est vrai, la virtualité d’un développement d’un racisme de type spécifique, qui est utilisé par les dirigeants venus de l’extrême droite classique. La question de l’égalité des hommes et du respect de leurs personnes indépendamment du groupe auquel ils appartiennent est une question fondamentale et explique pourquoi, pour des gens de traditions de gauche, quel qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national est quelque chose qui est inconcevable. Dans la victoire du Front National il y a la virtualité d’un déchaînement de passions inégalitaires, qui d’ailleurs se retournerait contre ses propres électeurs. Dans ce parti qui n’a pas tellement de forme, les dirigeants d’en haut n’ont pas un immense respect pour les milieux populaires français. Il y a beaucoup de gens de gauche qui sont raisonnablement mus par cette question d’un refus de la dimension xénophobe ou raciste, qui est quelque chose de fondamental et qui unifie au-delà de tous les discours et de toutes les compréhensions. Macron ne pouvait pas le prévoir.

L’antisémitisme est potentiellement dans le philosémitisme et dans l’anti-antisémitisme, et Zemmour semble en être victime.

Où se trouve le risque antisémite ? L’antisémitisme et le philosémitisme sont deux dimensions d’une même catégorie. Il y a le type qui déteste les juifs et il y a le type qui aime les juifs et qui ne parle que de ça. Le philosémite a l’air sympa en première approche, il pense que les Juifs sont des gens merveilleux, alors que les Juifs sont des gens comme tout le monde. Il va donc être déçu : rien n’est plus facile que la conversion d’un philosémite en antisémite. La meilleure façon de situer le vrai risque antisémite n’est pas la fixation sur telle ou telle citation, mais la fréquence de l’occurrence du thème juif dans le discours des gens. Le type qui dit tout le temps qu’il veut défendre les juifs ne fera aussi peur qu’un type qui dit toujours que les juifs sont malfaisants, parce que c’est quelqu’un qui prendra l’existence du peuple juif exagérément au sérieux et je me sentirais personnellement beaucoup plus en sécurité avec quelqu’un qui simplement ne pense jamais aux juifs. En ce sens, toutes les déclarations de droite ou venant du Rassemblement national, tout d’un coup complètement obsédés par l’antisémitisme, me paraissent beaucoup plus inquiétantes que deux ou trois âneries antisémites à un certain moment de troubles liés aux événements de Gaza. La conversion anti-antisémite de toute la droite française est hyper bizarre, parce que c’était des milieux qui étaient antisémites traditionnellement, historiquement. Je suis inquiet de l’émergence ou du retour de la question juive dans des partis qui risquent de s’allier et d’être majoritaires. Si la Wehrmacht revient dans Paris, je vais me cacher chez un militant LFI plutôt que chez un militant de la droite classique ou du Front National.

Le fait que le Front National ferme la porte à Zemmour m’a mis en alerte. Dans cette ambiance de triomphe, quand on triomphe en principe on pardonne, l’on est bienveillant, et quels que soient les agressions de Zemmour contre le Rassemblement national dans la campagne électorale, je trouve le niveau de ressentiment du Rassemblement national un peu élevé et je suis en train de me demander si Zemmour n’est pas en train de découvrir, au-delà de sa croyance personnelle en le fait qu’il représente la France éternelle, qu’il est pour certains de ses alliés un juif.

Une inversion de la réalité : les ouvriers et les employés votent Rassemblement national.

L’électorat de LFI, ce sont les jeunes éduqués. L’électorat du parti socialiste, ce sont les vieux éduqués. Le Front populaire ne mérite pas son nom : les ouvriers et employés français d’origine non musulmane ont voté à 57 pour cent pour le Rassemblement national et Reconquête, et à 23 pour cent seulement pour la gauche. On est toujours dans le jour des fous : c’est l’inversion de la réalité.

 Les ouvriers et employés musulmans ou d’origine musulmane vont voter à 77 pour cent pour le Front populaire. Compte tenu de la confusion qu’entretient le Rassemblement national entre l’immigration et les Français d’origine arabe ou musulmane, les Français d’origine musulmane ne peuvent pas faire autre chose que de voter pour la gauche.

La profession de journaliste en question.

Les journalistes, sans rechigner, argumentent contre le Front populaire, avec une préférence latente pour l’union de toutes les droites, les républicains, les macronistes et le Rassemblement national. C’est inquiétant pour la profession de journaliste. Ce qui se passe est tellement nouveau qu’il est exclu qu’on ait la solution.

Un parti en situation de demi-coup d’État et qui met en péril les institutions appelle à l’arc républicain !

Concernant l’arc républicain des macronistes et de la droite contre le Rassemblement national, on ne sait plus ce qu’est la droite, elle ne sait plus elle-même, on pourrait lui donner l’adresse d’un psychiatre si elle veut savoir. La posture macroniste se présente en lutte contre les extrêmes, comme parti centriste, alors qu’il est en situation de demi-coup d’État et qu’il est en fait le parti qui met plus que les deux autres partis en péril les institutions de la république. Là encore, c’est le jour des fous, ce sont les hystériques qui pensent qu’ils sont calmes. Ce qu’ils disent sur l’arc républicain doit être traité, s’ils sont sincères, comme un symptôme pathologique.

Les programmes du Rassemblement national et du Front populaire sont compatibles, mais pour être applicables, il leur faut le soutien de l’autre camp.

Dans les programmes du Rassemblement national et du Front populaire, il y a la mise en avant de la reconstruction industrielle, de la limitation des accords de libre-échange, d’un protectionnisme écologique et social aux frontières, d’une limitation des importations de produits agricoles qui ne respectent pas nos normes, et il y a des différences sur les énergies renouvelables et l’énergie nucléaire. Tout ce qui considère l’Europe comme morte ou en train de mourir paraît raisonnable, de même tout ce qui est contestation du libre-échange et passage à un mode protectionniste de l’industrie nationale. Il n’y a de distinction entre les deux programmes que sur l’énergie nucléaire. Les deux programmes sont compatibles face à un groupe dirigeant qui a épuisé son programme et qui n’a plus aucune proposition. Le programme du Rassemblement national paraît légèrement plus réaliste. La question, c’est pourquoi est-ce qu’ils ne sont pas capables de voir ce qu’ils ont en commun. Le Rassemblement national entérine une situation de conflit ontologique, ce qui rend l’application de son programme impossible, puisque dans une situation de pareilles turbulences, de pareil chaos idéologique et moral, le programme du Rassemblement national ne peut pas passer sans le soutien des députés éventuels du Front populaire. C’est comme si le Rassemblement national n’avait pas l’intention d’appliquer son programme économique.

L’Europe n’est pas capable d’empêcher l’application d’un des deux programmes.

Aucun programme n’est applicable dans le cadre européen actuel, respectant les règles européennes. Dans la mesure où la gestion européiste de l’économie est en train de mener la France à la faillite, il est clair qu’il n’y a pas d’autre solution que de sortir des règles européennes. Dire que l’Europe va empêcher d’appliquer le programme, c’est comme si l’Europe existait. L’Europe n’est capable d’empêcher l’application du programme que si les dirigeants français ont fait le choix d’obéir à cette Europe. Si un pays de la taille de la France n’applique pas les règles de l’Europe, il n’y a plus de règles de l’Europe. Dans le contexte absurde d’une économie européenne extraordinairement affaiblie par les sanctions qui ont été décidées par les dirigeants européens contre la Russie, il est évident que l’Europe ne trouverait pas l’énergie de commencer à appliquer des sanctions contre la France. L’idéologie européiste est en train de mourir partout en Europe, ce qui ne veut pas dire que les pays ne veulent pas rester dans une union sympathique, coopérative. Mais à partir du moment où il sera clair dans l’esprit de tout le monde que le libre-échange est mort et que tout le monde pense désormais en termes de protectionnisme, que les règles européennes sont absurdes, ces règles mourront d’elle-même.

Pour éviter l’aggravation du conflit entre les composantes supérieures et inférieures de la société, entre le racisme social et le racisme ethnique, il faut la réconciliation, le souverainisme inclusif.

Plaçons-nous dans l’hypothèse d’une montée en puissance considérable du Rassemblement national, qu’il s’agisse d’une majorité relative ou absolue, puisque la majorité relative n’empêche pas l’idée d’une collaboration avec la droite et même d’une collaboration avec les macronistes, qui sont de droite. Je pensais qu’en Angleterre et aux États-Unis, le Brexit et la venue de Trump, amèneraient les acteurs à une prise de conscience et à faire une négociation entre le haut et le bas de la société. Quand la fracturation de la société devient trop grave, nous devons préserver ou reconstruire ce qui peut exister de cohésion nationale, parce qu’aucune société ne peut s’en sortir en luttant contre elle-même à ce niveau-là, par une hostilité viscérale entre la moitié supérieure et la moitié inférieure de la société. Ce n’est pas du tout ce qui s’est produit : les haines culturelles internes ont augmenté, la détestation mutuelle des deux camps est allée croissante. Donc, le risque fondamental dans le cas d’un pays comme la France, c’est que la menace du conservatisme populaire ne mène à une situation de type anglo-américain d’aggravation du conflit entre les deux composantes supérieures et inférieures de la société.

La sortie par le bas de cette situation, c’est l’axe Macron Le Pen, menant à l’instabilité économique permanente, à l’hostilité entre les groupes socioculturels. La sortie par le haut, c’est la réconciliation, le souverainisme inclusif. Comme l’idée européenne est en train de mourir, un pays ne peut s’en sortir que par lui-même. Les Français doivent penser en termes de production, d’orientation économique, en retroussant leurs manches, mais tous ensemble. Aucun programme politique d’un seul parti ne peut mener à ces résultats, dans des circonstances économiques si difficiles et sur le fond d’un affrontement ethnoculturel entre une gauche musulmanoimmigrationniste, dans les fantasmes, et un Rassemblement national, ramassis de petits blancs absurdes, dans les fantasmes. Le racisme social de la gauche contre l’électoral du Rassemblement national fait face à un racisme de type ethnique du Rassemblement national contre les immigrés. C’est ça la menace. Le Rassemblement national doit accepter de faire la distinction entre l’immigration ancienne et l’immigration nouvelle incontrôlée : il doit accepter que parmi les Français il y a les Français d’origine musulmane, qu’on est tout Français, selon un souverainisme inclusif qui est la seule posture idéologique et mentale qui permettrait l’effort nécessaire, rêvant d’une nouvelle Fête de la fédération. La gauche doit accepter le contrôle des frontières, que les Français ont le droit de vivre chez eux, et que les flics sont des êtres humains. Quand un groupe se réconcilie, il faut un bouc émissaire : on pourrait transformer Macron de Jupiter en agneau du sacrifice.

Macron parle d’utiliser l’article 16. Laurent Fabius va-t-il faire son devoir ? On ne sait pas comment les gens réagissent dans des situations extrêmes. Peut-être que, dos le mur, les gens réagiront bien. Le risque est grand pour tout le monde, et il est grand pour Macron. En conclusion, espérons la réconciliation.

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